Audition de Mme Agnès Van Zanten, directrice de recherche
au
Centre national de la recherche scientifique (CNRS),
Observatoire
sociologique du changement, laboratoire de recherche
de l'Institut
d'études politiques de Paris
(1 er février 2011)
Mme Agnès Van Zanten, sociologue, directrice de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Observatoire sociologique du changement, laboratoire de recherche de l'Institut d'études politiques de Paris. - Je me suis toujours beaucoup intéressée, depuis maintenant presque vingt ans, aux liens entre les dynamiques locales et les inégalités d'éducation, à travers différentes entrées. J'ai d'abord travaillé sur les zones d'éducation prioritaire (ZEP), dans les années 1980, puis sur les politiques municipales d'éducation, et notamment sur celle mise en oeuvre à Lyon, à l'époque où Michel Noir était maire de la ville. J'ai par la suite travaillé également sur les régulations territoriales, au rectorat de Créteil, notamment. J'ai alors mené plusieurs enquêtes dans le Val-de-Marne et en Seine-Saint-Denis, tant auprès des inspections d'académie que des conseils généraux. Mes études actuelles se focalisent sur la question de la carte scolaire. J'ai également beaucoup travaillé sur les établissements scolaires, principalement sur les plus défavorisés d'entre eux, ce qui m'a conduit à publier L'École et la périphérie , portant sur les collèges de la banlieue sud parisienne. Plus récemment, j'ai beaucoup travaillé sur les établissements très favorisés et je suis en train de rédiger un ouvrage sur la formation des élites, à l'autre bout de l'échelle sociale.
Tout ce parcours m'a conduit à m'intéresser de près à toutes les questions de dynamiques territoriales, qui suscitent chez vous beaucoup d'interrogations. A l'exception du travail réalisé sur les ZEP, j'ai essentiellement travaillé en zones urbaines, ce qu'il convient de prendre en considération dans l'analyse des résultats obtenus. Notons en outre que les rectorats de Créteil et de Lyon sont un peu exceptionnels, quant à leur taille et au nombre d'établissements gérés et qu'il conviendrait par conséquent de ne pas risquer de se lancer dans une quelconque généralisation des résultats obtenus sur ces territoires. Sans doute convient-il de souligner, enfin, qu'il existe malheureusement trop peu de travaux sur les administrations déconcentrées ou sur les collectivités territoriales dans le domaine de l'éducation, ce qui est évidemment regrettable.
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Comment définiriez-vous une expérimentation réussie ?
Mme Agnès Van Zanten . - Une expérimentation - entendue comme un moyen parfaitement encadré de constater l'évolution de certains paramètres préalablement et clairement définis - me paraît une bonne manière de procéder, à condition qu'elle soit limitée dans le temps et que les résultats produits soient soumis à une évaluation. Si une expérimentation est couronnée de succès, elle pourra donner lieu à une extension de la démarche.
Au cours des dernières années, nous avons assisté au développement de cette manière de procéder, qui est a priori assez étrangère au modèle français et qui est incontestablement plus répandue dans d'autres pays. Or, je ne pense pas qu'il s'agisse d'une configuration de travail optimale, car les expérimentations mises en oeuvre sur le terrain le sont très rarement à l'initiative de la base. Elles résultent en effet davantage d'une impulsion venue d'en haut et se conduisent très rarement en association avec les chercheurs spécialistes du domaine concerné, à la différence de ce qui se pratique dans les autres pays. Cela s'explique principalement par la faible confiance accordée, en France, à la recherche en éducation, au profit d'intellectuels au sens large, trop souvent considérés comme de meilleurs spécialistes que les chercheurs en sciences humaines et sociales, pourtant souvent très compétents. Or, si ces personnes ont certes beaucoup d'idées, elles sont bien souvent dépourvues de connaissances solides, fondées sur une démarche empirique portant sur le fonctionnement des systèmes.
La durée limitée des expérimentations pose également problème, dans la mesure où celle-ci se révèle souvent incompatible avec le temps particulièrement long qu'une action éducative peut mettre à produire ses fruits. A l'inverse, la sphère politique est plutôt impatiente, ce qui génère une incompatibilité forte entre ces deux dimensions, et les expérimentations ne durent bien souvent que le temps du mandat de la personne qui les a initiées, ce qui pose évidemment problème.
Enfin, les conditions de généralisation d'une expérimentation sont souvent peu, voire pas analysées, ce qui est là encore regrettable, d'autant que la réflexion engagée sur toutes ces questions est actuellement très pauvre.
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Comme vous venez de nous l'expliquer, ces expérimentations ont, de par leur nature même, une durée limitée et sont étroitement liées aux politiques en poste, qui en sont à l'initiative. Quid du bilan des expérimentations lancées au cours de la période récente ? Quelles réussites et quels échecs pouvez-vous évoquer devant nous ? Est-il par ailleurs possible de passer directement de l'expérimentation, à la généralisation de celle-ci ou faut-il préalablement transiter par une phase intermédiaire ?
Mme Agnès Van Zanten . - Il n'existe pas de bilans, à proprement parler, des expérimentations lancées dans le domaine de l'éducation, qui aient été largement diffusés. Il existe sans doute des bilans partiels, diffusés en interne. Pour autant, ni la direction de l'évaluation et de la prospective du ministère, ni l'inspection générale, ni la confrérie des chercheurs dont je fais partie n'ont été saisis d'une mission spécifique consistant à évaluer toutes les expérimentations mises en oeuvre, sur le terrain.
M. Yannick Bodin . - L'éducation nationale en France fait largement penser à l'église catholique romaine. J'en veux pour preuve que, comme vous venez de le rappeler, les expérimentations sont le plus souvent impulsées d'en haut et qu'il est très difficile de parvenir à faire émerger les initiatives émanant de la base. Prenons l'exemple de Célestin Freinet, qui a dû être excommunié plusieurs fois de l'éducation nationale pour qu'enfin on considère que l'expérimentation qu'il avait initiée pouvait réussir.
Quel regard portez-vous sur ces expérimentations venues d'en bas, au premier rang desquelles celle des micro-lycées, dont j'ai récemment eu l'occasion de rencontrer l'un des fondateurs ? Certaines de ces expérimentations ont-elles été prises en compte, à une plus grande échelle, une fois couronnées de succès ?
Mme Françoise Laborde . - Si les critères de généralisation d'une expérimentation donnée sont si difficiles à déterminer, c'est parce que ce n'est pas dans notre culture ou d'autres raisons peuvent-elles l'expliquer ? N'y a-t-il pas notamment un problème de moyens ? Il arrive en effet trop souvent que des expérimentations portent leurs fruits, au niveau local, mais que celles-ci soient progressivement mises à mal, par des réductions incessantes d'effectifs. Je l'ai personnellement vécu au niveau des crèches et des écoles maternelles et je peux vous assurer que l'on n'invente plus rien lorsque l'on se retrouve tout seul ; et, plus inquiétant encore, on n'arrive même plus à assumer ce que l'on a créé.
Mme Maryvonne Blondin . - Avez-vous connaissance, au sein de l'Observatoire sociologique du changement ou du CNRS, des expérimentations conduites sur le terrain, dans les établissements scolaires notamment, lesquelles peuvent se dérouler sur plusieurs années, tant que les équipes pédagogiques en poste continueront à se porter volontaires ? Avez-vous les moyens de favoriser le développement de ces petites expérimentations locales ? Êtes-vous par ailleurs à même de les recenser de manière exhaustive, étant entendu qu'elles fonctionnent souvent tant bien que mal ?
Mme Françoise Cartron - J'aimerais avoir votre sentiment sur le sens des expérimentations qui sont initiées sur le terrain et pour lesquelles nous ne disposons d'aucune évaluation scientifique, si ce n'est des indices de satisfaction renvoyés à l'opinion publique. La portée de toutes ces expérimentations est en outre limitée par l'impossibilité de passer au stade de la généralisation, et ce même si certaines d'entre elles ont démontré leur efficacité sur le terrain. Je pense notamment à l'expérience menée, dans l'académie de Bordeaux, autour du collège Clisthène et j'aimerais comprendre ce qui nous empêche de « passer à la vitesse supérieure », lorsque les dispositifs mis en oeuvre, à l'échelle locale, fonctionnent bien.
Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - Comment peut s'opérer l'évaluation d'une expérimentation, en vue d'une généralisation, et quel lien pourrait-on établir avec la recherche ?
Mme Agnès Van Zanten . - Si l'on entend expérimentation au sens large, et non comme un projet extrêmement cadré dès le départ, force est de constater que les politiques éducatives se sont largement inspirées, depuis les années 1980, d'initiatives en provenance de la base. Les ZEP, notamment, ont ainsi repris à leur compte un certain nombre de recettes expérimentées dans les années 1970 dans les écoles des bidonvilles.
La circulaire sur le travail en équipe s'est également largement inspirée de ce que faisaient déjà beaucoup d'enseignants sur le terrain. Et il en va de même de la plupart des lois d'éducation, qui sont en fait, le plus souvent, des synthèses de ce qui se pratique déjà sur le terrain. J'ajoute que l'innovation se développe logiquement plutôt dans les zones rencontrant des difficultés et non dans les établissements plus calmes et plus routiniers, où aucun problème particulier ne se pose.
En tout état de cause, certains aspects des expérimentations menées, sur le terrain, sont liés aux personnes qui les conduisent. Pour autant, j'estime qu'il y a, en France, une trop forte croyance dans un modèle charismatique de l'action, qui se manifeste aussi bien dans le champ politique que dans le domaine pédagogique ; comme si les actions initiées ça et là, par un individu donné, ne pouvaient se généraliser, dans un cadre professionnel strict. Dans ce même registre, nombre d'enseignants déclarent que l'autorité ne peut s'apprendre parce qu'elle présente un caractère immanent. Une telle conception est évidemment problématique dans la mesure où cela reviendrait à dire que certains individus sont nés pour enseigner, tandis que d'autres resteront mauvais quoi qu'ils fassent, compte tenu de l'impossibilité à opérer une certaine rationalisation des pratiques à l'oeuvre dans le face-à-face avec les élèves.
L'extrême mobilité des personnels en poste, dans les établissements scolaires, pose également problème, dans la mesure où elle implique une remise en cause constante des processus à l'oeuvre sur le terrain. A cet égard, je déclare souvent que mon travail de recherche relève davantage de l'archéologie que de la sociologie, dans la mesure où je visite très souvent des établissements dont aucun individu n'est capable, sur place, de me restituer la mémoire. Une telle situation est évidemment dommageable car elle contrarie toute possibilité de tirer parti des expériences passées et de capitaliser sur celles-ci, pour continuer à avancer.
Je souhaiterais par ailleurs souligner qu'il serait opportun, selon moi, de consentir des dépenses pour accompagner les établissements sur la voie du progrès. Nombre d'enseignants cherchent en effet à innover tous seuls dans leur classe, parfois en petits groupes, plus rarement entre plusieurs établissements ; ils ont alors du mal à savoir si ce qu'ils entreprennent est porteur d'avenir ou au contraire voué à l'échec. L'éducation nationale pâtit ainsi clairement d'un manque de personnel compétent en matière d'encadrement ou de formation, qui pourrait accompagner les enseignants sur la voie de l'innovation.
Tout continue à être traité de manière extrêmement bureaucratique, ce qui conduit à certaines aberrations. Au cours de l'année que j'ai consacrée à l'évaluation de tous les projets d'établissements du département du Val-de-Marne, j'ai ainsi pu constater que même lorsqu'une évaluation conduite, sur le terrain, démontrait que le projet initié au niveau local posait quelques problèmes, la hiérarchie n'hésitait pas à recommander sa reconduite l'année suivante.
Le traitement et l'accompagnement qualitatifs des réformes mises en oeuvre, sur le terrain, pose donc problème, comme en atteste notamment la mauvaise organisation des rectorats et de l'ensemble des organisations déconcentrées, au sein desquels les acteurs sont livrés à eux-mêmes. Il arrive ainsi encore trop souvent que l'évaluation d'une expérimentation soit confiée aux enseignants qui l'ont initiée, sur le terrain, ce qui induit un biais évident dans la conduite de cette évaluation.
Lorsqu'une expérimentation est mise en place, le degré de satisfaction est souvent très élevé car les personnes qui l'initient s'impliquent beaucoup. Il faut donc tenir compte de ce paramètre lorsque l'on entreprend la généralisation d'une expérimentation, quelle qu'elle soit.
S'agissant du modèle d'expérimentation actuellement privilégié au sein de l'éducation nationale, le modèle popularisé par Esther Duflo, consistant à opérer une comparaison entre un groupe témoin et un groupe d'expérience, est souvent revendiqué. Cette méthode est néanmoins souvent très compliquée à mettre en place dans des expérimentations sociales car les individus se plaignent d'être dans le groupe témoin. Il n'est, qui plus est, nullement indispensable de recourir systématiquement à une telle méthode, dans la mesure où l'on peut très souvent se contenter d'analyser la situation des élèves avant et après la mise en oeuvre d'une expérimentation.
Le modèle de l'expérimentation médicale ne peut pas non plus s'appliquer tel quel à des expérimentations menées dans un cadre scolaire, sur des groupes humains sur lesquels le contrôle ne peut, par définition, pas être total. Il semble néanmoins tout à fait possible de mettre en place, à terme, des expériences contrôlées, suivies et susceptibles d'être généralisées dans l'éducation nationale. Dans l'état actuel du fonctionnement de l'institution, je suis toutefois assez pessimiste concernant les possibilités que nous avons de faire entendre la voix de la recherche.
Pas plus tard que ce soir, je m'apprête à rencontrer l'une de mes anciennes étudiantes, qui travaille maintenant à la DEGESCO et qui m'a invitée à participer à une expérimentation sur la carte scolaire. Or, j'ai constaté, à la lecture de la documentation qu'elle m'a adressée, que l'un des volets de cette expérimentation consistait à donner plus d'informations aux parents. La recherche a pourtant depuis longtemps démontré que le problème était loin d'être aussi simple et que ce n'était pas tant le déficit d'information des parents qui posait problème, que le fait que ceux-ci aient une vision très hiérarchisée des établissements scolaires.
Mme Françoise Cartron . - Ne faudrait-il pas revoir le rôle des inspecteurs de circonscription, dont l'emploi du temps est aujourd'hui largement grignoté par des tâches administratives ? Ne faudrait-il pas les réorienter vers des missions d'accompagnement pédagogique ?
Mme Agnès Van Zanten . - De fait, ces personnels ne sont pas bien formés ni à la recherche ni à l'innovation et il ne serait pas inutile de favoriser la mise en place d'un travail qualitatif d'accompagnement des expérimentations menées, sur le terrain. Ainsi, des équipes de chercheurs pourraient notamment venir en appui dans le cadre de l'évaluation des expérimentations conduites, au niveau local.
Il me semble qu'il faudrait presque arrêter d'initier de nouvelles réformes, afin de se concentrer sur l'application effective, sur le terrain, de celles déjà mises en oeuvre. Il conviendrait en outre de mettre l'accent sur la nécessité de favoriser un accompagnement qualitatif de toutes les évolutions à l'oeuvre, comme cela a récemment été le cas en Angleterre ou dans certains états des États-Unis, où des sommes colossales ont été investies dans ce personnel d'encadrement, posté à proximité et au sein des établissements scolaires.
M. Yannick Bodin . - Notre commission en charge de la culture, de l'éducation et de la communication a publié un rapport, en 2007, sur le manque de diversité sociale dans les classes préparatoires aux grandes écoles. Dans le cadre de cette étude, nous avons cherché à identifier les dispositifs qui étaient mis en oeuvre, sur le terrain, pour que les enfants des milieux défavorisés aient davantage accès à ce type d'institutions. Nous avons notamment identifié l'admission parallèle, proposée par l'institut d'études politiques de Paris (Sciences Po), ainsi que le dispositif mis en place par l'ESSEC, visant à favoriser le « chaperonnage », par des étudiants de cette école, d'élèves de lycées défavorisés, afin de permettre notamment à ces derniers d'acquérir les codes culturels qui leur faisaient défaut pour s'intégrer dans le milieu des grandes écoles. Nous avons également mis en exergue le tutorat scolaire exercé par les étudiants de l'École Polytechnique auprès d'élèves en difficulté ou la mise en place d'une « pré-prépa » au sein du lycée Henri IV.
En septembre 2007, nous avions conclu notre rapport en nous interdisant de porter une quelconque appréciation sur l'une de ces quatre expérimentations. Nous soulignions toutefois la nécessité de procéder, à plus ou moins longue échéance, à une évaluation de ces dispositifs. Or, trois années se sont écoulées depuis la publication de ce rapport et aucune évaluation n'a encore été entreprise, ce que nous ne pouvons évidemment que déplorer. A quoi bon, en effet, mettre en oeuvre des expérimentations, si les effets de ces dernières ne sont jamais évalués ?
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - De fait, nombre d'expérimentations font intervenir un certain nombre de partenaires mais celles-ci ne font malheureusement quasiment jamais l'objet d'une évaluation sérieuse. Si une telle évaluation était conduite, par qui devrait-elle l'être ?
Mme Brigitte Gonthier-Maurin , présidente . - Et comment diffuser les résultats de ces évaluations ?
Mme Agnès Van Zanten . - Je me suis beaucoup intéressée ces derniers temps à toutes ces questions et nous avons conduit nous-mêmes un certain nombre d'évaluations, dans le cadre des travaux menés récemment sur les politiques d'ouverture sociale, notamment.
Pour le cas que vous évoquez, nous nous situons dans une configuration un peu particulière dans la mesure où aucun ministère n'est pleinement compétent sur la question des grandes écoles. Celles-ci ne dépendent pas toutes, en effet, du ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche et le ministère de l'éducation nationale est encore moins compétent sur toutes ces problématiques. Certaines de ces institutions se montrent en outre très réticentes lorsqu'il s'agit de communiquer sur certains types de résultats, portant notamment sur les élèves qui échouent, tandis que d'autres font l'objet d'une importante médiatisation. Les grandes écoles ont en effet entrepris un important travail de légitimation, au regard des critiques de fermeture sociale dont elles font souvent l'objet, et ne sont donc pas très enclines à fournir des chiffres susceptibles d'apporter de l'eau au moulin de leurs détracteurs.
J'estime pourtant que certaines de ces écoles ont su mettre en place des dispositifs efficaces, comme le modèle de dissémination expérimenté par l'ESSEC, apportant par là même leur contribution à l'amélioration du management des réformes. Le nouveau modèle d'intégration proposé par Sciences Po a lui aussi démontré son efficacité. Néanmoins, dans la mesure où ces initiatives suscitent généralement une forte attention médiatique, il me semble que l'on est en train de glisser vers l'idée que l'on ne peut pas s'attaquer aux difficultés du plus grand nombre et que l'on doit se contenter d'extraire les meilleurs éléments des établissements les plus défavorisés pour les sauver. Les tentatives de contournement de la carte scolaire pour les élèves boursiers les plus méritants, ou la mise en place d'internats d'excellence, participent également à un tel glissement.
Tous ces dispositifs reposent sur l'idée d'une « contamination positive » possible, au sein d'une même famille ou d'un même lycée. Néanmoins, s'il n'est pas exclu que la réussite de quelques-uns ait des effets favorables sur le plus grand nombre, on peut également recenser, dans le même temps, une foule d'effets négatifs sur le thème du « pourquoi pas moi », impliquant un découragement des individus qui n'auront pas été sélectionnés dans le cadre d'une première vague d'expérimentation.
La problématique de renouvellement des élites est tout à fait différente de celle consistant à lutter contre les inégalités d'éducation. Aux États-Unis notamment, nous avons assisté à un grand mouvement de renouvellement des élites, grâce aux politiques d'affirmative action, et ce alors même que la situation des élèves noirs dans les lycées les plus défavorisés n'a fait que se dégrader au fil des ans.
De fait, il est beaucoup plus facile de travailler avec un petit groupe d'élèves très motivés et bien encadrés, issus de milieux sociaux pas nécessairement très défavorisés, plutôt que de s'attaquer aux difficultés du plus grand nombre. A cet égard, les enseignants très militants que j'ai connus dans les ZEP dans les années 1980 sont aujourd'hui ceux qui enseignent dans les lycées partenaires de Sciences Po ou qui participent activement à toutes ces expériences plus ciblées et dont le retour sur investissement est plus directement visible. Pour intéressantes qu'elles soient, toutes ces expériences n'en sont pas moins problématiques dans la mesure où elles ont tendance à se substituer à une réelle politique de lutte contre les inégalités.
M. Yannick Bodin . - Il serait pourtant tout à fait envisageable de mener parallèlement ces deux types d'expériences.
Mme Agnès Van Zanten . - Tout à fait.
S'agissant des modalités d'évaluation de toutes ces politiques, sans doute faudrait-il comprendre qui coordonne aujourd'hui la territorialisation de tous ces dispositifs, avant d'envisager de pouvoir désigner un responsable de ces évaluations. Force est de reconnaître, en effet, qu'il est loin d'être évident d'identifier, à ce stade, la personne la plus à même d'endosser une telle responsabilité, dans la mesure où celle-ci devrait, dans le même temps, consentir à assurer la coordination des politiques éducatives à l'échelle locale.
Une telle coordination fait aujourd'hui cruellement défaut et j'ai pu constater, au cours de mes récents travaux sur la carte scolaire, qu'il avait fallu près de trois ans pour que le conseil général et l'éducation nationale consentent à partager leurs informations. En Seine-Saint-Denis, notamment, les municipalités participent activement à la définition de la carte scolaire, car elles se sentent évidemment concernées par toutes ces questions, alors qu'elles ne sont, dans les faits, nullement censées le faire. Les associations de parents d'élèves, les syndicats d'enseignants ou de chefs d'établissements prennent également une part active à tous ces débats, sans qu'aucune tentative de coordination de l'ensemble de ces mouvements ne soit initiée.
Dans le même ordre d'idée, lors d'un entretien récent avec l'une des personnes en charge de toutes les politiques territoriales mises en oeuvre par l'éducation nationale, celle-ci m'a déclaré avoir tenté, pendant près de quinze ans, d'évaluer l'impact de ces politiques éducatives locales sans y parvenir, faute de coordonnateur compétent...
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Ne pourrions-nous pas confier ces évaluations au Haut conseil de l'éducation ? Nous verrons cela avec M. Racine, que nous auditionnerons tout à l'heure.
J'aimerais à présent que nous abordions notre deuxième sujet, concernant le rôle dévolu aux rectorats, dans un contexte d'augmentation de leurs prérogatives, suite à la politique de déconcentration menée par le gouvernement. A ce titre, j'aimerais notamment que vous m'indiquiez s'il existe, à l'heure actuelle, autant de politiques académiques que de recteurs. Le ministère dispose-t-il aujourd'hui des outils de pilotage et d'évaluation lui permettant de mener à bien le dialogue ou la concertation avec les différents échelons déconcentrés ?
Mme Agnès Van Zanten . - J'aurais du mal à répondre de manière générale à une telle question, dans la mesure où j'ai surtout travaillé avec le rectorat de Créteil, lequel cumule un grand nombre de difficultés. Outre sa très grande taille, la mobilité des recteurs y est notamment extrêmement aiguë, ce qui entrave sensiblement la continuité des politiques mises en oeuvre, sur le terrain. Plus les rectorats sont grands, plus ils fonctionnent sur un mode bureaucratique classique, où le cloisonnement des services est de rigueur. Le nombre d'interlocuteurs par établissement scolaire est par conséquent très élevé et peu d'établissements ont une vision d'ensemble du fonctionnement global de cette institution. A l'inverse, aucun service, au sein même du rectorat, ne dispose d'une vision d'ensemble de la diversité des problèmes rencontrés au sein d'un même établissement scolaire.
Les rectorats fonctionnent en effet encore selon un modèle taylorien et les fonctionnaires en poste ignorent jusqu'à la nature de l'activité de leurs voisins de bureaux. Une telle situation débouche sur une importante perte d'informations et sur une débauche de temps et d'énergie totalement dépourvue d'efficacité.
Il conviendrait sans nul doute de remédier à cette situation, en veillant à conférer davantage d'efficacité à ces institutions, qui sont censées travailler pour les établissements scolaires, lesquels sont au coeur de toutes les actions éducatives mises en oeuvre, sur le terrain. Il semblerait également bienvenu d'établir un véritable dialogue, au niveau national, entre le rectorat et les services centraux, lequel fait aujourd'hui encore trop souvent défaut.
M. Jean-Claude Carle , rapporteur . - Qu'entendez-vous par l'autonomie des établissements ? S'agit-il d'une autonomie pédagogique ? D'une autonomie budgétaire ? D'une autonomie de recrutement des personnels ? Quelles en sont les bornes et comment les effets pourraient-ils en être évalués et contrôlés ? Comment concilier la liberté pédagogique des enseignants, inscrite dans la loi Fillon de 2005, et la nécessité d'élaborer un projet d'établissement ? Comment faire des collectivités territoriales des membres à part entière de la communauté éducative ?
Mme Agnès Van Zanten . - Les établissements en difficulté jouissent, de facto, d'un niveau élevé d'autonomie, justement parce qu'ils sont dans une situation difficile. C'est ainsi que certains d'entre eux consacrent notamment les fonds théoriquement alloués au soutien des élèves en difficulté à la création de classes de niveaux destinées à accueillir les bons élèves, afin d'enrayer l'hémorragie vers des établissements plus prestigieux. Deux tiers des collèges accueillent ainsi des classes de niveaux, alors qu'une telle pratique est théoriquement interdite.
Les chefs d'établissements et les enseignants sont souvent réticents concernant la notion même d'autonomie, lorsque celle-ci leur est imposée, car ils la perçoivent comme un renforcement potentiel du contrôle auquel ils sont soumis. Lorsque j'avais travaillé avec Michel Rocard sur la refondation de la condition enseignante, il y a deux ans de cela, je m'étais battue pour que l'on parle de l'autonomie de l'établissement et non de l'autonomie du chef d'établissement, appréhendée par les enseignants comme une forme d'arbitraire.
En tout état de cause, il conviendrait de renforcer l'autonomie collective, au sein des établissements, laquelle aurait vocation à surpasser largement l'expression de la liberté individuelle des enseignants, qui est aujourd'hui très peu contrôlée, ce qui peut déboucher sur un certain nombre d'effets pervers lorsque les enseignants font mal leur travail.
Un enseignant est inspecté cinq fois en moyenne au cours de toute sa carrière, ce qui a un impact extrêmement faible sur ses pratiques pédagogiques. Il y a en, outre, très peu de régulation collégiale entre enseignants, contrairement à ce qui se pratique dans d'autres professions. Il conviendrait par conséquent de remédier à cet état de fait en créant des collectifs d'enseignants, qui seront davantage en mesure de dialoguer, tant avec les parents qu'avec les chefs d'établissements, que chaque individu pris séparément.
Mme Maryvonne Blondin . - Avez-vous pu étudier les modalités de mise en oeuvre, au sein des établissements, des programmes définis au niveau national ? Et si tel est le cas, avez-vous pu observer des différences, d'un établissement à l'autre ?
Mme Agnès Van Zanten . - Les programmes nationaux sont nécessaires mais ne constituent pas un bon élément de régulation car ils sont pléthoriques. Leur application est en outre très variable, d'un établissement à l'autre. Ainsi, alors que les enseignants sont très souvent contraints de « sabrer » dans le programme dans les établissements défavorisés, ils prennent au contraire de l'avance sur le programme de l'année à venir, dans les établissements très favorisés. Je serai pour ma part partisane d'un socle commun à tous les établissements, même si j'avoue être assez pessimiste compte tenu de la bureaucratisation à l'extrême de cet outil, à laquelle nous assistons à l'heure actuelle.