B. LES OBJECTIFS À SE FIXER
1. Redonner sa place au service public de télévision
Avec plus de 400 millions d'euros d'investissement, France Télévisions est à l'origine de plus de la moitié des sommes consacrées aux oeuvres audiovisuelles (voir supra ).
Aujourd'hui, et c'est assumé par l'État, France Télévisions joue un rôle d'amortisseur pour la production audiovisuelle indépendante .
On peut comprendre cet impératif pour notre tissu industriel mais du point de vue du groupe de travail, cette mission ne peut pas être la priorité du groupe.
Le groupe de travail pense quant à lui que le service public doit :
- disposer des droits lui permettant de mieux exposer les programmes créés tant sur ses antennes que sur les nouveaux supports . En effet, il est fondamental que le service public puisse promouvoir et exposer les oeuvres qu'il finance ;
- être donc en capacité de maîtriser les déclinaisons éditoriales, notamment numériques, des programmes de qualité qui sont la marque du service public. L'une des missions qui est confiée au service public est, dans le cadre du « média global », de mettre en valeur son offre numérique, sur le modèle britannique. Or, cela ne sera pleinement possible que s'il dispose de droits larges, tant sur les nouveaux supports que sur les différents canaux. Comme le note le rapport précité de M. Pierre Lescure « dans le domaine de l'audiovisuel, alors qu'Internet permettrait une distribution mondiale à un coût faible, la disponibilité en ligne des programmes de France Télévisions bute, à l'étranger, sur une problématique de droits. Les auteurs et producteurs sont incités à commercialiser leurs droits territoire par territoire, afin de les valoriser au mieux et ne délivrent que très rarement, et à un prix élevé, d'accord d'exploitation exclusive pour le monde entier. Ainsi France Télévisions dispose, pour les programmes n'ayant pas été produits en interne, des droits d'exploitation en ligne uniquement pour la France métropolitaine, Andorre, Monaco et les collectivités françaises d'outre-mer » .
- être associé aux recettes issues de l'exploitation des oeuvres (notamment les droits dérivés) et contribuer, avec les producteurs, à leur valorisation. Le système appliqué aujourd'hui est celui d'une socialisation des risques avec une privatisation des bénéfices . L'investissement dans les oeuvres étant réalisé avec de l'argent public, il parait impératif qu'en contrepartie de ce financement soit constitué un patrimoine corporel, dont le public serait propriétaire à travers France Télévisions .
- être relativement protégé de la concurrence , si celle-ci n'a pas participé au préfinancement de l'oeuvre, pendant la période d'exclusivité de la chaîne, et au-delà pour certains programmes particulièrement identitaires, comme les séries. Parallèlement, le service public devra aussi être exemplaire en termes de circulation des oeuvres moins identifiantes, en respectant des périodes d'exclusivité assez courtes. Son intéressement à la revente des programmes ne pourra que favoriser ce comportement.
La recherche de ce nouvel équilibre passe par deux éléments majeurs :
- la possibilité de conclure des contrats de coproduction dans le cadre de ses obligations, ce qui lui est aujourd'hui totalement impossible. En effet la coproduction apporte à la fois plus d'informations sur les réels bénéfices liés à l'exploitation de l'oeuvre (possibilité d'accès aux comptes de la production) et la garantie d'un pourcentage de droit à recettes proportionnel à la part de producteur de chacun, dès le 1er euro .
- et une capacité à négocier les droits au cas par cas dans le cadre d'un dispositif réglementaire plus souple . La constitution d'un catalogue permettrait en effet à France Télévisions de diversifier ses sources de revenus et de mieux gérer les retournements de cycle, notamment dans le domaine de la publicité.
Ces conditions sont en effet nécessaires pour que France Télévisions joue son rôle en matière de structuration du marché et d'audace éditoriale , notamment via la mise en place de séries longues et originales.
2. Assurer un bon fonctionnement de la chaîne de valeur
Dans son rapport datant du 21 février 2008, le Conseil supérieur de l'audiovisuel appelait à « une modification de la réglementation encadrant les relations entre producteurs et éditeurs de services » , laquelle pourrait donner lieu à plusieurs évolutions parmi lesquelles :
- « une simplification du cadre juridique permettant de résorber le décalage de compétitivité qui menace les éditeurs de services face aux nouveaux médias et à la concurrence internationale » . Ce dispositif simplifié devrait garantir la capacité des acteurs à satisfaire aux obligations qui leur incomberont ;
- et une « meilleure proportionnalité entre l'apport des diffuseurs au financement des oeuvres et les droits qu'ils acquièrent » .
Cinq ans après, le Conseil faisait exactement le même constat ! Ainsi, « s'agissant des pistes d'amélioration » , le Conseil constate-t-il « que les chaînes, soumises à une fragmentation de plus en plus importante des audiences, sont dans la nécessité de disposer de droits étendus sur les oeuvres qu'elles financent afin de garantir leur exploitation dans le temps et sur des supports multiples. Cette volonté de l'ensemble des éditeurs apparaît d'autant plus légitime que c'est grâce aux productions nationales et inédites qu'elles financent que les chaînes pourront continuer à se différencier des offres délinéarisées » .
Ce constat fait l'objet d'une quasi-unanimité . En fait, seule l'Union syndicale des producteurs audiovisuels s'oppose nettement à cette proposition, et encore ses membres sont-ils officieusement un peu divisés sur le sujet.
Mme Catherine Tasca, dont on connaît la maîtrise du sujet, auditionnée par votre groupe de travail, estime ainsi que le fait d'autoriser les « parts de coproduction permettrait de donner un intérêt commun à la seconde vie de l'oeuvre » et « qu'en fonction du montant fourni par le diffuseur, il faudrait qu'il y ait un partage des droits » .
Votre rapporteur considère que le caractère vertueux des obligations de production doit absolument être conservé .
À cette fin, la réglementation doit permettre que le partage de la valeur entre les différents financeurs corresponde le plus possible à la réalité du marché . C'est dans cette perspective que votre groupe de travail fera des suggestions d'évolution de la législation en vigueur.
Il considère au demeurant, comme de nombreuses personnes auditionnées, que ce partage équitable sera le meilleur moyen d'assurer la circulation des oeuvres , puisque chacun y sera intéressé (voir infra ).
3. Favoriser l'émergence d'acteurs puissants
Au-delà de la question du juste partage des droits, se pose celle de la structure du marché de la production.
Les producteurs français, notamment ceux qui sont indépendants des chaînes, sont des éléments essentiels de la créativité et doivent à cet égard être préservés. Mais deux interrogations peuvent légitimement nourrir notre réflexion :
- que recouvre exactement la notion d'indépendance ?
Le concept a été longuement discuté lors des auditions menées par le groupe de travail. Il a tout d'abord été noté que l'indépendance était une notion relative, il s'agit pour les producteurs de ne pas dépendre des chaînes de télévision , ce qui leur permettrait d'être plus créatif, car moins directement orientés par des critères d'audience.
Votre rapporteur soutient cette vision de l'indépendance et notre politique de protection de cette production. Néanmoins, il estime que son importance peut être en partie relativisée.
Ainsi, de nombreux observateurs ont considéré que « les mécanismes de l'indépendance sont faussés dans une économie où le producteur ne peut pas financer lui-même le développement » . Dès lors l'atomisation du secteur va en partie contre les objectifs initiaux puisqu'elle crée des acteurs affaiblis, qui finalement sont dépendants économiquement des diffuseurs .
D'autres évoquent encore une certaine connivence entre le monde de la production et les chaînes, qui rendrait là encore illusoire l'idée que la production autonome serait plus libre que les filiales des grands groupes. Du point de vue éditorial, il est au demeurant intéressant de constater qu'une émission comme Les guignols de l'info , dont l'indépendance n'est plus à démontrer, est produite en interne par la chaîne.
Le Conseil supérieur de l'audiovisuel lui-même, protecteur de l'indépendance de la production aux termes de la loi, considère que « de fait, il existe un certain nombre de sociétés censées être indépendantes au regard des critères réglementaires mais qui dans les faits sont dépendantes économiquement d'éditeurs de service » 42 ( * ) .
D'après le CSA, certaines organisations professionnelles considèrent au demeurant que la réforme des décrets « production » a trop fortement assoupli la définition de la production indépendante : la suppression du critère lié au volume horaire ou financier cumulé de production audiovisuelle entre un éditeur et une société de production aurait un impact négatif sur le tissu de PME indépendantes 43 ( * ) .
Votre rapporteur estime que cette réflexion est effectivement intéressante et que le fait de réaliser plus de 80 % de son chiffre d'affaires avec une seule et même chaîne peut faire douter de la réelle indépendance dudit producteur.
Certains éditeurs semblent quant à eux regretter que l'indépendance des sociétés de production s'apprécie à l'égard de chaque chaîne (indépendance relative) et non à l'égard de tout groupe audiovisuel (indépendance absolue). Les sociétés de production dépendantes du groupe Lagardère, qui possède Gulli, sont donc considérées comme indépendantes lorsqu'elles produisent un programme pour d'autres chaînes.
Ainsi sur les 136,3 millions d'euros investis en 2011 auprès de sociétés de production dépendantes, 65,1 millions d'euros ont été dépensés par les chaînes pour des oeuvres produites par des sociétés de production dépendants d'autres éditeurs .
Votre rapporteur est assez sceptique sur cette analyse et estime que l'indépendance de la société de production doit effectivement être considérée à l'aune du groupe qui commande l'oeuvre.
En revanche, il est très dubitatif sur la notion d'oeuvre indépendante, qui conduit à ranger dans le champ de la production dépendante de nombreux programmes fabriqués par des producteurs indépendants, parce que les chaînes détiennent des parts de coproduction ou des droits trop longs sur cette oeuvre.
Même la notion d'indépendance d'un oeuvre cinématographique (sur laquelle une chaîne peut avoir des parts de coproduction) définie par l'article 71 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, ne lui paraît pas pouvoir être transposée de manière équivalente.
L'oeuvre audiovisuelle est intrinsèquement liée au primo-diffuseur . Lorsqu'elle est coproductrice avec une société de production indépendante, une chaîne de télévision ne doit évidemment pas être producteur délégué ni producteur exécutif, ni intervenir de manière trop précise dans les choix artistiques réalisés, sans quoi le critère d'indépendance est mis à mal. Mais, hors de cette pratique, qui doit relever de la normalité, votre rapporteur estime que l'indépendance de l'oeuvre doit être simplement rattachée à celle du producteur.
Cette volonté de simplifier la définition de l'indépendance est fortement renforcée dans un contexte où les oeuvres françaises peineront globalement de plus en plus à émerger ;
- comment rendre plus efficace le marché français de la production dans un monde audiovisuel globalisé ?
Dans leur rapport rendu le 19 décembre 2007 44 ( * ) , MM. Kessler et Richard indiquent avec justesse que « c'est notamment par rapport à cette domination américaine que les groupes français doivent se positionner et chercher les moyens de se développer. Et c'est par rapport à cette domination américaine que des groupes audiovisuels français plus forts pourront donner aux producteurs, aux auteurs français et à toute la filière les moyens d'être davantage présents à l'échelle mondiale. Au-delà d'un défi économique, il s'agit d'un enjeu pour la diversité culturelle ».
Plus simplement, les auteurs soulignent que la recherche la diversité au sein des oeuvres françaises est un impératif mais que la présence de la création française au niveau mondial est aussi une manifestation de la diversité culturelle. Or cette présence nécessite une réelle politique industrielle , qui favorise enfin, comme le prescrivait les décrets Tasca, l'émergence d'une production solide .
Cet objectif doit être placé au tout premier plan, au même rang que celui de maintenir une production indépendante : votre rapporteur considère au demeurant qu'ils ne sont absolument pas incompatibles .
Les producteurs « forts » ne doivent en effet pas forcément être les filiales des chaînes de télévision. Il serait en effet tout à fait conforme à l'objectif de disposer d'un tissu solide de production qu'outre les deux/trois producteurs aujourd'hui susceptibles de produire des séries longues sur plusieurs années émergent de nouvelles sociétés indépendantes d'envergure.
* 42 CSA, Deux années d'application de la réglementation de 2010 relative à la contribution des éditeurs de services de télévision au développement de la production audiovisuelle, janvier 2013.
* 43 Dans l'accord signé par M6, les investissements pour des oeuvres produites par des sociétés de production de plus de 7 millions d'euros de chiffre d'affaires , dont 80 % sont réalisés avec un même éditeur, sont considérés comme relevant de la production dépendante à l'égard de cet éditeur.
* 44 Mission sur les rapports entre les producteurs et les diffuseurs audiovisuels , MM. David Kessler et Dominique Richard, 19 décembre 2007.