EXAMEN EN COMMISSION
Lors de sa réunion du mercredi 18 septembre 2013 (ouverte aux membres de la commission des Affaires étrangères, de la défense et des forces armées), sous la présidence de M. David Assouline, président, la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois a examiné le rapport de Mme Corinne Bouchoux (Ecolo, Maine-et-Loire) et M. Jean-Claude Lenoir (UMP - Orne) sur l'application des dispositions de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français.
M. David Assouline, président . - L'ordre du jour appelle la présentation du rapport d'information de Mme Corinne Bouchoux et M. Jean-Claude Lenoir sur l'évaluation de la loi n° 2010-2 du 5 janvier 2010 relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires français.
Mme Corinne Bouchoux, co-rapporteure . - La loi relative à la reconnaissance et à l'indemnisation des victimes des essais nucléaires a été adoptée le 5 janvier 2010. Elle a été l'aboutissement d'un long combat mené par des associations et relayé par les politiques pour que soit reconnu officiellement par l'État le statut des victimes des essais nucléaires français, 14 ans après le dernier essai.
Je voudrais tout d'abord effectuer un petit rappel historique. La France a procédé, entre 1959 et 1996, à 210 essais nucléaires. Ceux-ci se sont en premier lieu déroulés en Algérie, au Sahara, au sud de Reggane. La première bombe a explosé le 13 février 1960, l'opération Gerboise bleue étant le premier essai atmosphérique d'une série de quatre au Centre saharien d'expérimentation militaire (CSEM). Puis treize autres essais ont suivi, en galerie, à In Ecker, au centre d'expérimentation militaire des oasis (CEMO). Sur ces essais, on estime que quatre n'ont pas été totalement confinés : les essais Béryl (1er mai 1962), Améthyste (30 mars 1963), Rubis (20 octobre 1963) et Jade (30 mai 1965).
Après l'accès à l'indépendance de l'Algérie en 1962, les essais nucléaires français sont déplacés en Polynésie française. Ce sont les sites de Moruroa et Fangataufa qui furent choisis, notamment parce qu'ils sont isolés et faiblement peuplés alentour. Environ 2 000 personnes, dont 600 enfants de moins de 15 ans, résidaient pendant les essais aériens en Polynésie, dans le secteur angulaire défini par la loi. 41 essais nucléaires aériens et 5 essais de sécurité ont été menés à partir du Centre d'expérimentation de la Polynésie (CEP), entre 1966 et 1974. Ensuite, les tirs sont devenus souterrains : 137 tirs et 10 essais de sécurité furent ainsi réalisés entre 1975 et 1996.
Les 41 essais ont eu des retombées radioactives parfois très importantes, en particulier à cause des conditions météorologiques, sur les îles alentour. L'essai Centaure, en 1974, a ainsi eu des répercussions jusqu'à Tahiti, où des retombées d'iode ont été constatées.
Avant chaque essai, des zones d'évacuation étaient définies par les militaires, et une modélisation des retombées visait à s'assurer, sur une base météorologique, que celles-ci ne se dirigeraient pas vers un secteur habité. L'efficacité des mesures d'évacuation était vérifiée avant que l'essai ne soit autorisé (contrôle par moyens terrestres et aériens) et la levée des mesures était prononcée après vérification que l'état radiologique de la zone le permettait. Néanmoins, malgré ces précautions, certains essais ont eu des retombées plus significatives et au-delà des zones de sécurité. L'exposition peut prendre la forme d'une contamination interne, c'est-à-dire par l'inhalation ou l'ingestion de produits contaminés, ou par contact avec une substance radioactive.
La mobilisation autour de la question des conséquences sanitaires des victimes des essais nucléaires, notamment par des recueils de témoignages polynésiens, émerge dans les années 1990. Au début des années 2000, des associations de victimes se constituent, qu'elles représentent des vétérans des essais ou des populations locales. Elles ont joué et continuent à jouer un rôle très important dans la prise en compte de cette question dans la sphère publique, et leur implication est très forte pour que les victimes des essais nucléaires soient reconnues dans leurs droits. Nous leur rendons hommage à travers ce rapport.
Leur combat a été relayé par des politiques qui ont déposé, entre 2002 et 2008, une quinzaine de propositions de loi. C'est lors de la discussion en séance publique à l'assemblée nationale de la PPL déposée par Mme Christiane Taubira que le ministre M. Hervé Morin a annoncé le dépôt prochain d'un PJL sur cette question.
La loi adoptée suite aux discussions parlementaires avait plusieurs objectifs :
- Réparer et reconnaître les souffrances de ceux qui, par leur travail ou du fait de leur présence à proximité des sites, ont développé une maladie radio-induite. En mettant en place un dispositif d'indemnisation, l'État reconnaît pleinement les souffrances des victimes, quel que soit leur statut ;
- Simplifier la procédure de demande d'indemnisation de ceux qui connaissent des dommages sanitaires suite à leur présence sur les sites contaminés en instaurant un interlocuteur unique quelle que soit la qualité du requérant ;
- Indemniser en mettant en oeuvre une réparation intégrale du préjudice et en ne faisant plus peser la charge de la preuve sur le demandeur.
Le dispositif se veut donc plus juste, plus rigoureux et plus équilibré. Pour ce faire, la loi prévoit :
- Des conditions de temps, lieu et maladie. Ainsi, le requérant doit justifier avoir séjourné dans un périmètre géographique déterminé, au moment des campagnes d'essais, et avoir déclenché une maladie radio-induite. La loi définit les zones dans lesquelles le demandeur doit prouver avoir séjourné, ces périmètres couvrent les sites des expérimentations et le périmètre ayant subi des retombées radioactives suite aux essais. La loi prévoit également les périodes pendant lesquelles le demandeur doit avoir séjourné dans les lieux déterminés et qui correspondent aux campagnes de tirs aériens au Sahara et en Polynésie. Enfin, le requérant doit souffrir d'une maladie radio-induite résultant d'une exposition à des rayonnements ionisants. La liste des maladies considérées comme telles a été établie en fonction des travaux de l'UNSCEAR.
- La création d'un comité d'indemnisation et d'une commission de suivi. Élément central de la procédure d'indemnisation, le CIVEN (comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires) est chargé de la réception, de l'instruction et de l'indemnisation des victimes. Il est composé notamment d'experts médicaux et présidé par un Conseiller d'État ou conseiller à la Cour de cassation. Il peut faire procéder à toute expertise médicale, scientifique, ou peut demander la communication de tout document utile à n'importe quel organisme. Il est appuyé par un secrétariat en charge notamment de la réception des dossiers. À compter de l'enregistrement, le CIVEN a 4 mois pour statuer et faire part au ministre de sa recommandation, celui-ci a ensuite 2 mois pour rendre une décision. La commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires, quant à elle, est consultée sur le suivi de l'application de la loi et sur toute demande de modification des conditions permettant le dépôt d'un dossier, comme la liste des maladies ou l'étendue du périmètre géographique.
- Une présomption de causalité. La loi ne met pas en place une présomption de causalité irréfragable à partir d'une dose d'exposition : l'idée de seuil a été rejetée après discussion. A contrario, elle établit une présomption de causalité avec limite. Aux termes de la loi, le demandeur n'a pas à prouver qu'il existe un lien entre la pathologie et les essais nucléaires, la présomption de causalité existe du moment où il justifie des conditions de lieu, période et maladie. Néanmoins, cette présomption peut être renversée s'il apparaît que le risque lié aux essais est « négligeable ».
- Une réparation intégrale du préjudice propre. La demande d'indemnisation déposée selon la procédure créée par la loi n°2010-2 est une demande sur le fondement du préjudice propre subi par le requérant. La réparation est intégrale, comprenant les préjudices patrimoniaux et extra-patrimoniaux.
- Un délai de 5 ans pour les ayants-droit. Un ayant-droit peut déposer une demande d'indemnisation pour une personne décédée avant la promulgation de la loi, à dater de celle-ci, dans un délai de 5 ans.
- La non-fiscalisation des indemnités et leur caractère non-cumulable. Les indemnités versées à ce titre sont affranchies de l'impôt, et ne sont pas cumulables avec d'autres versées au titre du même préjudice. Par ailleurs, l'acceptation de l'offre d'indemnisation rend irrecevable toute autre forme de demande de réparation juridictionnelle pour la réparation du même préjudice.
M. Jean-Claude Lenoir, co-rapporteur. - Après avoir vu le contenu de la loi, nous allons vous présenter son application. Pour cela, nous avons essayé de répondre à plusieurs questions :
- Tout d'abord, tous les textes réglementaires ont-ils été publiés et la loi est-elle aujourd'hui pleinement applicable ? Les différents acteurs chargés de sa mise en oeuvre sont-ils opérationnels, notamment au plan matériel, pour pouvoir mettre la loi en application ? La réponse est oui.
Les mesures d'application ont été prises dans les six mois qui ont suivi la promulgation de la loi, ce qui est conforme à la circulaire du 29 février 2008 relative à l'application des lois, qui fixe un objectif de publication de tous les textes d'application dans un délai de 6 mois à compter de la promulgation de la loi.
Un premier décret a été publié le 11 juin 2010, qui couvre l'essentiel des mesures nécessitant d'être prises. Sont ainsi définies par ce décret :
- Les conditions de temps, de lieu et de maladie devant être remplies pour pouvoir présenter une demande ;
- Les questions relatives à la mise en place du CIVEN : sa composition, son mode de nomination et de fonctionnement, ainsi que toutes les indications concernant la forme que doit revêtir la demande d'indemnisation et son traitement ;
- La création de la commission consultative de suivi des conséquences des essais nucléaires mentionnée et ses modalités de fonctionnement.
Ce décret a été complété par un décret du 23 juillet 2010 qui permet au CIVEN de collecter et traiter des données personnelles relatives à la santé et à la vie du demandeur en conformité avec les textes en vigueur concernant le traitement des données à caractère personnel.
Enfin, le 30 avril 2012, un décret modifiant celui du 11 juin 2010 a été pris, afin d'élargir la liste des maladies et le périmètre géographique définis par le décret initial. En effet, deux ans après l'entrée en vigueur de la loi, il apparaissait que ces éléments, un peu trop restrictifs, excluaient de fait un certain nombre de dossiers pourtant indemnisables au regard des autres conditions.
Concernant les opérateurs créés par la loi, eux-aussi ont été mis en place rapidement. Ainsi, le CIVEN a été nommé quelques jours après la publication du dernier décret le concernant ! La nomination de ses membres a été effectuée par arrêté du ministre de la défense le 03 août 2010, pour trois ans. Sa composition a été modifiée par arrêté du 21 mars 2011. Cette mise en place rapide a permis la tenue de la première réunion du CIVEN le 20 septembre 2010. Le mandat des membres du CIVEN arrivant à échéance en août 2013, un arrêté a été publié le 29 août 2013, portant nomination au comité d'indemnisation des victimes des essais nucléaires. Sa composition reste quasiment inchangée.
En termes de financement, une action nouvelle a été créée au sein du programme 169 « reconnaissance et réparation en faveur du monde combattant ». Chaque année, en loi de finances initiale, 10 millions d'euros sont inscrits au titre de cette action 6 « Réparation des conséquences sanitaires des essais nucléaires français ».
Enfin, certains éléments ont été déclassifiés afin de pouvoir être produits en appui des dossiers. Même si le ministère de la défense ne faisait aucune rétention d'information lorsque le CIVEN l'interrogeait sur certaines pièces ou documents nécessaires à l'instruction des dossiers, cette levée du secret-défense permet aussi de jouer la transparence et rétablir la confiance entre les différents acteurs de ce dossier.
Ces points positifs d'application de la loi conduisent donc à nous poser d'autres questions : la loi a-t-elle été déjà appliquée ? Quelles ont été les dispositions mises en oeuvre et dans quelles circonstances ? In fine, quels sont les résultats ?
La réponse est beaucoup plus nuancée. Trois ans après la mise en place des structures nécessaires à la mise en oeuvre pratique de la loi, celle-ci se heurte à des difficultés importantes.
Tout d'abord, très peu de dossiers sont déposés, et la plupart sont rejetés. Lors des discussions parlementaires précédant le vote de la loi, et lors des auditions menées par vos rapporteurs, l'idée selon laquelle on allait devoir faire face, dès publication des mesures d'application, à un afflux massif de dossiers, semblait partagée par tous. Les projections estimaient le nombre de dossiers déposés de l'ordre de 20 000, et le nombre d'indemnisables entre 2 000 et 5 000.
Aujourd'hui, où en est-on ? Les derniers chiffres disponibles, au 24 juin 2013, de 840 demandes d'indemnisation reçues et 11 indemnisations accordées !
Ce faible nombre de dossiers déposés interroge. Non seulement cela ne correspond pas aux projections, qui pourtant se rejoignent, de tous les acteurs du dossier, mais en plus diverses mesures ont été mises en oeuvre lors de la promulgation de la loi pour lui assurer une certaine publicité : pleine participation des associations de victimes à tous les stades de la procédure, publicité volontaire du ministère par la publication de dépliants sur la loi, mise en place d'un centre de suivi médical en Polynésie et forte reprise médiatique.
De fait, budgétairement, sur les 10 millions inscrits en loi de finances initiale chaque année, une part minime seulement est consommée au titre de ladite action. Lors de la discussion du projet de loi de finances pour 2013, il était annoncé qu'entre le 20 septembre 2010 (première réunion du CIVEN) et le 6 septembre 2012, seuls 290 000 € avaient été alloués au titre de l'indemnisation.
La deuxième limite concerne les deux structures mises en place par la loi. Le CIVEN, tout d'abord, est confronté à un manque de moyens. Sa structure est légère et son secrétariat a été réduit de moitié, conséquence du peu de dossiers déposés. En outre, il possède une double base géographique, puisqu'une partie a été délocalisée à La Rochelle ! La communication est difficile entre les deux pôles, la base de données rochelaise, par exemple, n'étant pas consultable depuis Paris ... Enfin, le CIVEN peine à recruter des experts médicaux spécialistes de l'indemnisation du dommage corporel, pourtant nécessaires pour réaliser les expertises préalables aux indemnisations.
La commission de suivi, quant à elle, est confrontée à la difficulté d'application de la loi, puisque les débats portent sur les mêmes thèmes d'une fois sur l'autre : la méthodologie retenue, les critères, ...
La troisième limite n'est pas la moindre, il s'agit même du coeur du problème. Il s'agit de la présomption de causalité avec limite. Je vous rappelle l'article 4-II de la loi, précisé par l'article 7 du décret du 11 juin 2010 : lorsque les conditions de l'indemnisation sont réunies, « l'intéressé bénéficie d'une présomption de causalité à moins qu'au regard de la nature de la maladie et des conditions de son exposition le risque attribuable aux essais nucléaires puisse être considéré comme négligeable ». De fait, la charge de la preuve a été renversée et c'est à l'État de prouver l'absence de lien, ou du moins son caractère négligeable.
Néanmoins, en pratique, cela n'est pas si simple ! C'est un point de tension important entre d'un côté les défendeurs des requérants, qui estiment que la méthode employée, consistant à calculer la probabilité que le cancer soit la conséquence de l'exposition au regard notamment des relevés dosimétriques, ne suffit pas à apprécier les conditions d'exposition du demandeur, et d'un autre côté le CIVEN, qui considère que le calcul ainsi établi, et qui prend en compte d'autres éléments comme l'âge, le sexe, la nature de l'exposition, permet d'obtenir une probabilité de causalité avantageuse pour le demandeur.
Cette différence d'interprétation est un véritable nid à contentieux !
Plusieurs décisions du ministre ont été annulées par le juge administratif sur cette base, le juge estimant que les conditions d'exposition, notamment, n'avaient pas assez été étudiées et prises en compte lors de l'examen du dossier.
La dernière limite découle de ce point, il s'agit du retour devant le juge administratif. Un des objectifs de la loi était de simplifier la demande d'indemnisation, dont la procédure variait en fonction du statut du demandeur en instituant un interlocuteur unique et en permettant ainsi de décharger le juge administratif, qui connaissait auparavant de la plupart des demandes. Or, les décisions de rejet, qui sont l'essentiel des décisions rendues, sont portées devant le juge administratif pour annulation. Lorsque celui-ci rend une telle décision, le dossier est renvoyé une nouvelle fois devant le CIVEN ... Divers tribunaux administratifs ont déjà statué et abouti à des conclusions différentes. Tous les interlocuteurs attendent désormais que le débat soit clarifié par les cours administratives d'appel, voire le Conseil d'État.
J'en viens désormais aux préconisations que nous souhaiterions émettre. Nous en avons identifiées plusieurs :
- Tout d'abord, il est pour nous essentiel de conserver la loi initiale comme socle et de n'effectuer que des modifications d'ordre réglementaire. Plusieurs interlocuteurs, dans ce domaine, souhaitent une nouvelle loi, pour notre part nous estimons que l'esprit de la loi étant bon, il ne faut pas repartir dans un processus législatif long et incertain ;
- Ensuite, la loi doit être adaptée aux informations nouvelles susceptibles d'apparaître. Les critères, en particulier, peuvent évoluer en fonction des connaissances ou révélations. Il est nécessaire, pour conserver ou gagner la confiance portée par les victimes dans le dispositif d'indemnisation, que les critères soient bien en adéquation avec la réalité. Ainsi, la levée du secret-défense sur certains documents a pu faire apparaître des retombées radioactives au-delà des zones circonscrites par les textes. Il faut en tenir compte si l'on veut une loi crédible, sans pour autant, bien sûr, élargir inconsidérément le périmètre d'application. Également, nous encourageons la levée du secret-défense pour les informations personnelles n'ayant pas trait à la sécurité de la nation, pour permettre la constitution des dossiers de demande d'indemnisation;
- Troisième piste, le CIVEN doit avoir des moyens adaptés à ses missions et ambitions. Les effectifs doivent être consolidés, tout en gardant une possibilité de les revoir à la hausse, et doivent avoir accès mutuellement aux informations des deux pôles actuels. Dans l'idéal, bien sûr, il serait préférable et beaucoup plus efficace que le secrétariat ne soit pas scindé. Son organisation pourrait également être revue. Ainsi, nous proposons d'intégrer au sein du CIVEN des experts médicaux désignés par les associations de victimes. Cela permettrait une procédure médicale contradictoire dans l'examen des dossiers, tout en conservant le caractère d'expertise du CIVEN et, surtout, le secret médical. De même, il serait judicieux d'élargir le collège à d'autres spécialités médicales, comme des épidémiologistes ou des toxicologues.
Enfin, nous souhaitons que l'examen des dossiers se fasse conformément à l'esprit de la loi, c'est-à-dire un traitement individuel des dossiers. Il n'est pas de notre ressort de nous interroger ou remettre en cause la méthode statistique employée pour définir si le risque attribuable aux essais est, ou non, négligeable au sens de la loi. D'autant plus que celle-ci est en conformité avec les travaux de la communauté scientifique et que le modèle est approuvé par l'AIEA. Néanmoins, ces situations sont souvent difficiles pour les victimes et il est dommageable qu'elles se voient analysées à la seule lumière d'un logiciel.
Mme Corinne Bouchoux, co-rapporteure. - Une autre prise pourrait être de chercher à encourager le dépôt des dossiers. Cela passe par la mise en oeuvre de nouvelles campagnes d'information à destination des populations locales. Outre les campagnes d'information et d'affichage, nous suggérons que les médecins soient les premiers vecteurs d'information. Par leurs questions visant à retracer le parcours de la personne qui les consulte, ils peuvent, si le doute leur parait suffisant, les aiguiller vers des spécialistes, des associations de victimes ou les coordinateurs en place en Polynésie française et à l'ambassade de France en Algérie.
Également, il pourrait être engagé une démarche active de recherche des militaires ou travailleurs civils en poste dans les zones déterminées aux périodes des essais aériens. Bien sûr, une information générale en croisant les fichiers, est impossible à mettre en oeuvre, mais il y a d'autres solutions : une information aux pensionnés lors de l'envoi d'un relevé ou décompte ; une information auprès des associations d'anciens militaires pour qu'elles relayent l'information auprès de leurs membres ; une sensibilisation des médecins civils, en particulier les oncologues, afin qu'ils ajoutent dans l'entretien préalable avec leur patient des questions pour savoir s'ils ont été en poste en Algérie ou en Polynésie française ; une mise à disposition de plaquettes d'information, dans les salles d'attente, pour informer de l'existence du dispositif ... Tout en gardant une grande prudence dans la gestion de l'information et les mots employés, car il ne s'agit ni de créer de l'anxiété, ni de susciter de faux espoirs.
- Concernant la gestion globale de l'indemnisation, nous sommes favorables, compte-tenu du caractère interministériel du dossier, à ce que le CIVEN soit placé sous l'autorité du Premier Ministre. Également, nous appelons à sanctuariser l'architecture financière. Celle-ci a été créée pour être en mesure de répondre à un vivier de dossiers indemnisables de l'ordre de 2000 à 5000, elle doit être sanctuarisée tant que la réponse n'est ni complète, ni satisfaisante.
- Enfin, - mais peut-être sortons-nous du cadre de la mission que vous nous avez confiée - une donnée est revenue très souvent lors des auditions : la question de la reconnaissance et de la fierté des personnels d'avoir participé aux essais nucléaires. Une reconnaissance officielle de cette participation, qui pourrait prendre la forme d'une distinction honorifique, se doit d'être mise en place. Nous encourageons le Ministre de la Défense à porter au plus haut niveau cette demande.
M. David Assouline, président . - Merci pour ce travail très complet, qui révèle une distance entre le consensus sur l'esprit de la loi, ses objectifs, et les résultats ! Comment a-t-il été possible d'afficher des projections comme celles-ci, 20 000 dossiers déposés, 2000 à 5000 indemnisables ? Où est la faille ?
Mme Michelle Demessine. - Je remercie la commission sénatoriale pour le contrôle de l'application des lois, et ses deux rapporteurs, d'avoir travaillé sur ce sujet. Je partage totalement l'analyse qui a été faite.
Je suis membre de la commission consultative de suivi, toutes les questions que vous avez soulevées sont aussi sur la table. Le Ministre nous prête une oreille attentive et est prêt à recevoir des propositions. Il a conscience que le texte, dans ses dispositions actuelles, est un échec. La prochaine réunion devrait se tenir début octobre.
Les chiffres annoncés sont également ceux auxquels se réfèrent les associations de victimes et leurs représentants.
Les problèmes sont bien identifiés. J'ai demandé à participer à une séance du CIVEN, et ça ne peut continuer ainsi : les outils sont montés de telle façon qu'il est impossible de passer à travers le tamis. Il n'y a aucune procédure contradictoire, la situation n'est pas tenable !
Enfin, compte-tenu de la période des faits et des caractéristiques des maladies, il faut être conscient que, malheureusement, une grande majorité des victimes a disparu.
M. David Assouline, président . - Vous avez parlé d'une distinction honorifique, ce serait un geste fort, d'autant plus si les victimes sont déjà pour la plupart décédées !
Mme Dominique Gillot. - Au-delà des pistes évoquées, l'élargissement du collège du CIVEN pourrait aussi aider à enrichir et améliorer la recherche sur les maladies radio-induites.
Quant au délai de cinq ans, estimez-vous qu'il est à revoir ? Toujours dans l'idée de faire bénéficier la recherche et la science des analyses, peut-être faudrait-il permettre à un ayant-droit de déposer un dossier au-delà de ce délai ?
Enfin, je souscris totalement à votre proposition d'entamer une démarche auprès des médecins.
M. Marcel-Pierre Cléach. - J'étais le rapporteur de ce texte pour le Sénat. Nous voulions un examen individuel des dossiers, or c'est le fond du problème. J'approuve vos conclusions, notamment l'intégration d'experts médicaux désignés par les associations de victimes, car même si ça n'améliore pas les résultats, au moins cela rétablira la confiance !
Les chiffres donnés, à l'époque, résultaient des divers entretiens que nous avions pu avoir, autant pour les agents de la défense que pour les populations locales, mais les estimations étaient assez vagues.
Concernant les dossiers déposés, ils sont très peu nombreux, et même si un certain nombre de bénéficiaires potentiels sont décédés, j'ai été très surpris par le peu de demandes et d'indemnisations accordées, compte-tenu des informations recueillies lors des travaux préparatoires.
M. Marc Laménie. - Je m'associe pleinement à votre travail sur ce sujet sensible et très souvent évoqué lors des rassemblements de vétérans. J'ai d'ailleurs reçu dernièrement une personne dont le père, militaire, était décédé d'une maladie radio-induite. Les chiffres que vous avez produits m'interpellent ! Il convient de donner un second souffle à cette loi.
Mme Corinne Bouchoux, co-rapporteure. - Les estimations sont le résultat de croisements de données, parmi lesquelles les personnes présentes sur les sites, les personnes présentes lors des accidents ...
Pour nous, il faut véritablement travailler sur ce sujet, il en va de la crédibilité du Parlement, de la loi et de la République. Nos personnels, pourtant fidèles à l'Etat, à la hiérarchie et à l'armée, sont meurtris et demandent une reconnaissance. On a longtemps tenu le discours « d'essais propres », cela jette rétrospectivement le discrédit sur la parole publique.
Nous devons être collectivement capables de nous demander pourquoi cela bloque. De mon point de vue, le logiciel de traitement statistique est en cause : quand on multiplie des données par un coefficient de pratiquement zéro, il ne faut pas être surpris que le résultat soit zéro !
M. Jean-Claude Lenoir, co-rapporteur. - A l'époque, je siégeais à l'Assemblée nationale, j'ai voté cette loi : le consensus justifiait un examen ouvert et respectueux. Aujourd'hui, la situation est paradoxale : nous devrions nous réjouir qu'il n'y ait pas de victimes qui se manifestent, car cela voudrait dire que les chiffres étaient surévalués ... sauf que ce n'est pas le cas, nous savons que les victimes existent. L'étude d'impact annexée au projet de loi faisait état de 150 000 personnes ayant travaillé sur les sites, et quelques milliers de personnes pour la population locale.
Il aurait pu être intéressant d'effectuer une comparaison internationale, notamment avec les essais américains dans le Pacifique et ailleurs ou les essais britanniques effectués en Australie.
Les discussions parlementaires ont montré une réelle volonté politique d'être large dans les estimations, la loi avait une ambition. Le problème est aussi que les cancers sont des maladies sans signature, donc comment faire le lien avec les essais ?
Enfin, oui, la demande de reconnaissance est très forte et portée par les associations de vétérans.
M. Marcel-Pierre Cléach. - J'avais aussi demandé cette reconnaissance, je n'ai reçu qu'une quasi fin de non-recevoir. Il faut relancer cette idée.
M. David Assouline, président. - Le législateur a donc vu large, néanmoins les filtres sont trop restrictifs. Nous devons faire bouger les choses !
Mme Dominique Gillot. - Nous pouvons aussi faire avancer la connaissance en matière de santé publique par ce travail.
À l'issue de ce débat, la publication du rapport est autorisée à l'unanimité.