3. L'Afrique à l'assaut de l'Europe ?
Le risque d'un chômage de masse pour les centaines de millions de jeunes Africains attendus d'ici à 2050 constitue une menace d'abord pour la stabilité d'une Afrique devenue plus urbaine et soumise aux pressions de migrations renforcées par la pression démographique, ensuite pour le Maghreb et l'Europe. Le changement d'échelle dans les prochaines décennies accentuera la mobilité de population qui sera d'autant plus forte qu'elle sera jeune.
Pour les candidats aux départs, la migration vers l'Europe paraît comme une fenêtre ouverte vers le monde, la liberté, l'accès à la modernité, vers une vie meilleure, et parfois vers la survie comme en témoigne le drame récent au large de Lampedusa.
Et il y a fort à parier que cela le restera, même si la croissance actuelle du continent africain pourrait limiter cette tendance voire, pour certaines catégories de la population, sonner l'heure du retour au pays natal.
Pour nombre de pays d'accueil, cela apparaît comme un facteur de flexibilité, de main-d'oeuvre bon marché, mais aussi de malaise face à une altérité rapidement considérée comme une menace. Le développement du populisme et de la xénophobie ces dernières années en Europe, alimenté par la crise économique et les effets de la mondialisation, s'est appuyé sur la question de l'émigration. Il est probable que cela restera un ressort d'autant plus puissant que la population européenne est en déclin et que l'économie européenne aura besoin, pour faire face à la diminution de sa population active, de faire appel à l'immigration.
Des deux côtés de la Méditerranée vont se faire face un continent européen dont la population va diminuer d'ici 2014 de 15 % et un continent africain dont la population va au moins doubler (+115 %).
Dans l'hypothèse où la pression migratoire rencontrerait de trop nombreux obstacles au sein du continent africain, il est probable que l'immigration intra-africaine s'orientera au-delà du continent. Dans quelle proportion ? Il est difficile de le savoir.
Un doublement des flux extra-africains ?
Le seul doublement de la population active, avec 900 millions de nouveaux entrants en 40 ans, est en soi un phénomène considérable. Le niveau de la migration venue d'Afrique vers l'Europe en 2050 est très difficile à définir tant les facteurs en jeu sont nombreux. Certains émettent l'hypothèse d'un doublement des flux extra-africains 17 ( * ) . Mais, en vérité, personne ne sait.
Les scénarios catastrophes ne manquent pas. En cas d'importantes modifications des écosystèmes dues au changement climatique, cette mobilité pourrait se grossir de réfugiés «environnementaux» : selon les estimations de l'ONU, le chiffre mondial des réfugiés climatiques pourrait ainsi, en fonction des scénarios du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC), varier de 50 millions à 1 milliard en 2050 dont la majeure partie proviendrait d'Afrique.
Tous ces scénarios alimentent une peur d'un péril noir où une Afrique exsangue et proche alimentera le déferlement de hordes d'affamés et de demandeurs d'asile africains vers l'Europe. Une même crainte demeurée sans lendemain avait été suscitée en son temps par les Européens de l'Est après la chute du mur de Berlin.
Si on ne peut ignorer les tendances de fond qui travaillent le continent africain, il faut les apprécier à leur juste mesure.
Aujourd'hui, à peu près la moitié des immigrants africains réside en dehors de l'Afrique, principalement en Europe.
Si l'on considère les pays d'arrivée, les principales destinations extrarégionales des migrants africains comprennent la France (9 % du total des émigrants), l'Arabie Saoudite (5 %) ainsi que les États-Unis et le Royaume-Uni (4 % chacun).
Le continent africain est cependant loin d'être celui qui exporte le plus d'immigrés. En effet, seulement 8,5 % des immigrés dans les pays de l'OCDE proviennent de l'Afrique, tandis que 16,8 % sont originaires d'Asie, 13,5 % d'Europe et 25 % d'Amérique Latine.
Comme l'a souligné devant le groupe de travail M. Luc Derepas, secrétaire général à l'immigration et à l'intégration au ministère de l'intérieur, « les 30 années à venir seront sans doute marquées par une montée en puissance de l'immigration africaine ».
Mais les premiers concernés seront les pays du Maghreb.
L'immigration subsaharienne transite par le Maghreb et y reste souvent. On estime que seuls 20 à 40 % des migrants transsahariens parviennent en Europe. Le reste se fixe au Maroc, en Algérie ou en Libye.
A l'image des pays du sud de l'Europe, qui sont passés, dans la seconde moitié du XX e siècle, du statut de sociétés d'émigration à celui de sociétés d'immigration en provenance de la rive sud de la Méditerranée, le Maghreb est donc à son tour confronté à une immigration qui ne cesse d'augmenter. De ce point de vue, l'arrivée en masse de ressortissants africains dépendra largement de l'évolution économique des pays du pourtour sud de la Méditerranée.
Au-delà du Maghreb, la France est en première ligne. Le nombre des immigrés originaires d'Afrique subsaharienne a été multiplié par 40 depuis 1950.C'est à la fois une forte croissance et en même temps une proportion marginale par rapport à l'ensemble des immigrés africains dans le monde : sur les 15 millions d'Africains subsahariens qui vivent hors de leur pays d'origine, seulement 3% vivent en France. Mais, demain, la France sera la destination naturelle de l'Afrique francophone. En effet, deux Africains sur trois en France proviennent d'anciennes colonies françaises.
Or la population des pays francophones fera plus que doubler, voire tripler dans le cas du Niger. Ce pays dont la population est encore modeste (16 millions en 2010) et dont les flux migratoires vers la France sont encore restreints, connaît une croissance rapide sans que la transition démographique n'y soit sensible encore. Un groupe de quatre pays, Tchad, Mali, Niger et Burkina Faso, est actuellement peuplé de 57 millions d'habitants. Ils devraient compter ensemble 160 millions d'habitants en 2040 compte tenu des évolutions démographiques mais aussi économiques. Le phénomène d'accélération des migrations, déjà sensible pour le Mali, peut donc s'étendre à ces quatre pays.
Dans un premier temps, la phase de décollage économique n'est pas de nature à stabiliser les populations. Au contraire, un certain décollage permettra à une classe moyenne d'émerger, suffisamment riche pour migrer. Le prolongement tendanciel de la baisse du coût des transports et la constitution d'une diaspora facilitant l'accueil en France ne feront que soutenir le processus.
Les géants africains, Nigeria, Égypte et RDC (Congo), connaîtront une croissance absolue spectaculaire. L'effet de masse devrait être perceptible : bien que faible en proportion de la population nigériane, la population migrante vers la France pourrait être importante. La probabilité d'un fort accroissement de la pression démographique est bien plus forte dans le cas de la RDC.
Enfin, en Afrique orientale, Madagascar, qui est une origine bien représentée en France, verra sa population atteindre 50 millions de personnes contre 21 millions en 2010.
Migration et développement : des relations complexes entre fuite des cerveaux et transfert de fonds des migrants
Pour bien comprendre les enjeux de cette immigration, en France comme en Europe, il faut bien mesurer son rôle paradoxal dans le processus de développement du continent africain.
D'un côté, elle prive le continent d'une main-d'oeuvre dont elle ne manque pas, lui soustrait des compétences qui parfois lui font cruellement défaut et, de l'autre, lui assure une source de financement substantielle.
En effet, les rentrées d'envois de fonds en Afrique ont quadruplé au cours des 20 dernières années depuis 1990, en atteignant environ 60 milliards de dollars soit 3 % du PIB africain en 2012. Dans certains pays, ces fonds atteignent près de 15 % du PIB.
Ces envois constituent pour l'Afrique subsaharienne la source la plus importante de recettes étrangères. La réception de ces envois de fonds présente des avantages importants pour les pays d'origine des émigrants.
Si le coût des transferts formels a diminué au cours de la décennie, il demeure encore un frein important (il peut atteindre 25 % du montant transféré) et varie fortement selon l'origine géographique de l'envoi. C'est pourquoi, la baisse des coûts d'envoi d'argent est une priorité des pouvoirs publics africains comme des bailleurs de fonds de la coopération pour pouvoir en augmenter massivement les volumes et rendre formelle la partie «souterraine».
Les bailleurs de fonds et les pays partenaires de l'Afrique peuvent intervenir auprès des différents acteurs concernés : en contribuant à renforcer le rôle clé des intermédiaires bancaires et financiers et leur donner les moyens de répondre à cet enjeu, mais également en appuyant la définition et la mise en oeuvre de politiques publiques incitatives par les États d'origine des diasporas.
L'émigration de travailleurs qualifiés comporte pour les pays africains des avantages non seulement par le biais d'envois de fonds, mais aussi par les contacts avec les marchés étrangers, les transferts de technologie, et l'amélioration des connaissances des émigrants de retour au pays.
Cependant, l'émigration hautement qualifiée peut aussi nuire au développement en limitant la contribution de ces travailleurs au développement de leur pays.
La perte de travailleurs éduqués aux frais de l'État représente une perte substantielle, et de nombreux émigrants africains de niveau universitaire, qui ne peuvent pas obtenir d'emplois qualifiés dans leurs pays, représentent en Afrique comme ailleurs une perte d'investissement, « une fuite des cerveaux ».
Les taux de migration hautement qualifiée sont particulièrement élevés en Afrique. En 2000, un Africain sur huit avec un niveau universitaire vivait dans un pays de l'OCDE, le taux le plus élevé parmi les régions en développement hormis les Caraïbes, l'Amérique centrale et le Mexique. Dans une enquête sur les cinq meilleurs étudiants diplômés des 13 meilleurs lycées du Ghana entre 1976 et 2004, les trois quarts d'entre eux avaient émigré à un moment entre l'école secondaire et l'âge de 35 ans 18 ( * ) .
Le manque d'offres de travailleurs qualifiés dans les économies africaines révèle les limites des opportunités d'éducation et, dans de nombreux pays, les faibles retours de ceux qui ont poussé loin leurs études résultent de conditions de travail difficiles, d'un climat d'investissement défavorable ou d'une économie à petite échelle.
Les diasporas grandissantes dans les pays de destination offrent des opportunités pour l'amélioration du développement des pays d'origine en augmentant les investissements directs, en améliorant l'accès au marché des capitaux étrangers par le biais de fonds d'investissements, en fournissant des aides pour le développement, en établissant des contacts afin de promouvoir les échanges et les investissements, en augmentant la demande des exportations d'un pays et en transférant de la technologie .
Le groupe de travail l'a constaté en Éthiopie où l'ambassadeur américain a souligné le poids de la diaspora africaine aux USA, dont l'effectif dépasse le million. Ces ressortissants éthiopiens investissent en Éthiopie, parfois reviennent pour y lancer des affaires et suivent de près la politique américaine à l'égard du gouvernement éthiopien.
Le dialogue sur les questions migratoires entre les pays et l'Europe est un enjeu majeur des prochaines décennies
Pour l'ensemble des pays partenaires de l'Afrique, politique de coopération et régulation des flux migratoires ont partie liée puisque le but de la première est d'aider à l'amélioration des conditions de vie des populations des pays en développement, contribuant par-là à réduire les migrations subies pour des raisons économiques, sociales, politiques ou écologiques.
Un des enjeux est de coordonner la politique de développement et la politique migratoire afin de profiter au développement des pays et des régions d'origine des migrations, en visant à maximiser et partager les effets bénéfiques des flux de personnes entre pays d'origine et de destination.
A cet égard, la France souscrit à l'approche globale adoptée en 2005 par l'Union européenne et organisée autour de trois axes : promotion de la mobilité et de la migration légale, prévention et lutte contre l'immigration clandestine et optimisation du lien entre migration et développement.
La mise en oeuvre de cette approche globale appelle une double cohérence qui fait parfois encore défaut : entre régulation migratoire et aide au développement dans le cadre de partenariats entre pays d'origine et pays d'accueil des migrants et en matière d'harmonisation entre pays de destination des migrations.
D'une part, l'Europe a encore dans la pratique des politiques très disparates. D'autre part, le dialogue avec les pays africains sur ce thème central des migrations est encore balbutiant.
* 17 Ces arrivées sont estimées à 14 millions de personnes au début des années 2000 et à 27 millions au début des années 2030. Benoît FERRY (dir.), L'Afrique face à ses défis démographiques : un avenir incertain, Karthala, CEPED, AFD, Paris, 2007.
* 18 Optimisation du phénomène migratoire pour l'Afrique, Rapport de la Banque Mondiale