2. Une architecture de sécurité encore balbutiante.
Dès 2001, l'Acte constitutif de l'Union Africaine avait jeté les bases d'un changement de paradigme, le principe de « non-indifférence » se substituant à celui qui prévalait depuis 1963, dans un contexte de décolonisation, la « non-intervention ». En 2002, l'Union Africaine a adopté la création d'un Conseil de paix et de sécurité, ayant pour objectif la sécurité et la stabilité en Afrique, et mis en place les prémisses d'une architecture africaine de paix et de sécurité (APSA).
Le principe de « non-indifférence » s'est substitué au principe de « non-ingérence.
Cette architecture est conçue comme un ensemble d'outils fonctionnels qui s'articulent autour du Conseil de paix et de sécurité afin de répondre à des situations de crise. Elle est composée d'un Conseil des sages élu démocratiquement et d'un système d'alerte rapide à l'échelle du continent, mis en oeuvre par des analystes et des experts chargés de prévenir les autorités africaines lorsqu'un conflit se profile.
Par ailleurs, toutes les communautés économiques régionales se sont dotées de dispositifs de prévention des conflits et de maintien de la paix. Les plus achevés sont ceux de la CEEAC, la CEDEAO, l'EAC, la SADC, qui intègrent des mécanismes de prévention et gestion des conflits de démocratie.
La première réponse de l'Union Africaine face au conflit du continent a été une réponse normative et politique. Elle a adopté nombre de textes sur la gouvernance, la démocratie et les droits de l'homme témoignant de la reconnaissance de la part des dirigeants africains qu'une part importante des conflits sont liés à des déficits de gouvernance. C'est pourquoi l'accent a été mis sur ces textes qui visent à encadrer l'action des Etats et à les inciter à prendre un certain nombre de mesures qui visent à prévenir les conflits. Des textes sur les droits des femmes, des enfants, des entreprises, des mesures qui concernent les élections car beaucoup de pays ont connu des crises électorales à l'image du Kenya, lors des élections de 2007 qui ont entrainé plus d'une centaine de morts. L'un des textes les plus emblématiques est sans doute la charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance entrée en vigueur depuis 2007.
Ce corpus de normes est complété par un dispositif institutionnel avec un système continental d'alerte rapide qui vise à identifier les conflits potentiels avant qu'ils n'éclatent de manière à faciliter l'action de prévention et le groupe des sages composé de personnalités indépendantes qui ont la capacité de se prononcer de façon indépendante sur la situation d'un gouvernement sur le continent africain.
Comme nous l'a dit M. Ramtame Lamamra, Commissaire pour la Paix et la Sécurité de l'Union africaine : « la prévention est dans l'âme des Africains, elle correspond au symbole de l'arbre à palabre, mais il faut aussi du muscle ».
L'architecture africaine de paix et de sécurité est destinée à doter les Africains d'une capacité combinée de 15 000 à 20 000 militaires et ce grâce au projet ambitieux d'une Force africaine en attente (FAA), censée être opérationnelle en 2010 mais dont le déploiement a été repoussé à 2015. Cette force devait se décliner régionalement autour de cinq brigades en attente, prises en charge par les communautés économiques régionales.
La mutualisation par les États membres de l'UA de leurs moyens civils, militaires et policiers afin de participer à la résolution des conflits et au soutien de la paix à l'échelle régionale reste balbutiante comme en témoigne l'expérience du Mali.
Mais il faut toutefois considérer les progrès entrepris par une organisation particulièrement jeune. Comme nous l'a dit le Général Bruno Clément-Bollée, directeur de la coopération de sécurité et de défense : « il faut bien voir que les armées des pays membres de l'Union africaine ne se parlaient pas il y dix ans, aujourd'hui, certains organisent des exercices conjoints, d'autres interviennent ensemble avec succès comme en Somalie ».
Il est vrai que la difficulté à mettre en place les forces africaines en attente suscite une impatience à la hauteur des attentes.
L'annonce, lors du récent sommet d'Addis Abeba, de la création d'une Capacité africaine de réponse immédiate aux crises (CARIC) constitue un constat d'échec pour la Capacité de déploiement rapide prévue dans le cadre de la Force africaine en attente, censée répondre aux objectifs aujourd'hui assignés à la CARIC.
Pour nombre d'observateurs, l'architecture africaine de paix et de sécurité a néanmoins montré une certaine efficacité au niveau de l'information : le travail fourni par les analystes du système d'alerte rapide a conduit le conseil à se réunir 365 fois depuis la mise en place du dispositif. Ce système de prévention est donc efficient et son poids politique est croissant. L'Union Africaine a ainsi pu intervenir dans cinq conflits (Burundi, Soudan et Soudan du Sud, Somalie, Comores) avec des succès notables.
Mais, l'architecture africaine de paix et de sécurité peine aujourd'hui à trouver des solutions efficaces aux types de conflits qui rongent le continent. De fait, les opérations de maintien de la paix sont encore largement prises en charge par l'ONU ou même menées par des puissances extracontinentales, comme en atteste l'exemple plus que cité de l'opération SERVAL.
Les FAA se font attendre et, malgré une formation militaire régionale croissante, l'Union Africaine a du mal à déployer des contingents militaires dans des délais pertinents, faute en partie de financements adaptés. La nécessité de réunir pour chaque crise des financements ad-hoc constitue notamment un frein majeur à la réactivité de l'Union Africaine.
Et lorsque des interventions militaires en réponse à des crises récentes ont pu avoir une base régionale (MICOPAX, MICECI, MISMA), elles n'en ont pas moins été conditionnées avant tout par les priorités nationales des Etats participants, et par les soutiens venus de l'extérieur de leurs régions respectives. La motivation première des Etats participant à une intervention militaire reste leur propre sécurité intérieure ou leur positionnement sur l'échiquier régional, plus qu'une réponse « automatique » à une crise.
Quand on relit les discours des années 2000, on ne peut que constater le décalage entre les scénarios d'intervention élaborés alors par l'Union Africaine et la réalité des moyens mis en oeuvre, mais aussi des types de conflits à laquelle l'Union Africaine a dû faire face : la corruption, les trafics en tous genres, la contrebande, la traite ou encore le terrorisme sont les principales menaces qui affectent aujourd'hui l'Afrique et qui sont autant de facteurs de déstabilisation non conventionnels des États.
Si les ambitions de l'Union africaine en matière de sécurité sont contrariées par son manque de moyens et son extrême dépendance financière à l'égard de ses partenaires en général et de l'Union européenne en particulier, elle a néanmoins réussi à s'imposer comme un partenaire incontournable.
Le Conseil de paix et de sécurité (CPS) est en effet l'organe de l'Union Africaine qui fonctionne le mieux. Il joue depuis 2004 un rôle croissant « d'unification » de la voix de l'Afrique et de prescription à l'égard des États-membres, comme l'illustre son rôle dans la médiation sur le Soudan et le Soudan du Sud, notamment s'agissant d'Abyei.
« C'est un partenaire incontournable encore très dépourvu de moyens » nous a dit M. Michel Foucher, directeur de la formation, des études et de la recherche de l'IHEDN.
Il est vrai que l'Union Africaine ne peut pas pallier les déficiences des pays membres, notamment la faiblesse des budgets consacrés à la défense et aux armées.
Les initiatives multilatérales aux niveaux régional et continental sont en effet vouées à l'échec sans capacités nationales.
La carte suivante montre bien la faiblesse des budgets de la défense africains. En effet, dans un contexte économique dynamique mais où le développement n'en est qu'à ses prémices, l'effort financier investi par les pays africains dans le domaine militaire, bien que proportionnellement très conséquent par rapport au PIB, reste très limité.
Un des défis majeurs du continent reste la mise en place de forces de sécurité et de défense fiables à la hauteur des menaces.
Le défi est de taille : car actuellement la situation des appareils de défense et de sécurité est très contrastée mais présente des carences communes.
Globalement, ils ne permettent pas aux Etats d'assurer pleinement la sécurité élémentaire de leurs propres espaces nationaux ainsi que le contrôle de leurs frontières. Les dirigeants sont confrontés à des armées vieillissantes en sureffectif chronique.
Mais les dirigeants politiques africains ont pour une large part contribué à cette situation. Comme l'a souligné Bertrand Badie lors de son audition, la faiblesse des armées africaines tient aussi de la défiance des pouvoirs politiques à l'égard des militaires qui souvent leur ont pris le pouvoir.
Une double dynamique perverse semble s'être instaurée : les armées sont tentées de s'inscrire dans le jeu politique, entraînant les pouvoirs politiques à ne pas investir dans leurs forces armées qui trouvent dans la carence de l'appareil de défense un prétexte pour intervenir dans le champ politique.
Résultats : les déploiements des troupes africaines sur le terrain, comme au Mali, se heurtent aux problèmes de financement, d'équipements (soutien de l'homme, véhicules blindés, SIC...) et de transport, à des besoins opératifs et tactiques en matière de renseignements, de logistique, qui se traduisent par la difficulté à concevoir et commander au-delà du niveau bataillonnaire.
A l'origine de la faiblesse des armées africaines il y a la défiance des pouvoirs politiques à l'égard des militaires qui leur ont souvent pris le pouvoir.
Dans de nombreux pays africains en sortie de crise, la constitution d'une armée au service de la nation passe par un processus d'intégration de différentes factions armées.
Pour cela, les « Réformes du système de sécurité » (RSS) et les programmes Désarmement, Démobilisation, Réinsertion (DDR) en cours dans de nombreux pays sont particulièrement sensibles.
En Côte d'Ivoire, nous avons pu constater qu'entre novembre 2012 et mars 2013, 6 300 ex-combattants ont été désarmés et 5 900 armes récupérés tandis que 8 000 ex-combattants ont été réintégrés et réinsérés à travers une assistance financière.
Ce processus de réhabilitation, qui s'inscrit dans le cadre du programme de sensibilisation au désarmement, à la paix et à la cohésion sociale, suite à la crise qui a secoué le pays en 2010-2011, est cependant loin d'être achevé.
Les processus RSS et DDR en Afrique constituent un passage obligé pour les pays africains qui doivent aujourd'hui moderniser leurs systèmes de sécurité pour ancrer leurs États dans le concret des nations démocratiques et concevoir des mécanismes de sortie de crise adaptés à leurs réalités.
Quant aux moyens propres des organisations régionales et de l'Union africaine, ils sont encore limités.
Des missions comme celles de l'Union africaine en Somalie, l'AMISOM, est financièrement complètement dépendante de l'ONU et de l'Union européenne.
Au-delà de la question financière, la question de l'articulation entre l'Union Africaine, l'ONU et les organisations régionales sera un enjeu majeur des années à venir.
L'ONU est depuis 2002 le premier partenaire institutionnel de l'Union africaine pour le développement de ses capacités et la conduite de ses opérations. De ce fait, l'Union africaine occupe une place inégalée au sein de l'ONU : 70 % du travail du Conseil de sécurité concerne l'Afrique et 70 % des opérations de maintien de la paix y sont déployées.
Malgré une coopération politique très forte entre les deux organisations, certaines incompréhensions subsistent : l'Union africaine souhaite s'affranchir de la tutelle onusienne sans pour autant en avoir les moyens. De leur côté, les États membres de l'ONU, revenus d'un certain nombre d'expériences, sont de plus en plus réticents à soutenir financièrement les opérations déployées et commandées par l'Union africaine. La préparation des opérations au Mali a ainsi été révélatrice de ces tensions qui risquent de perdurer tant que les États africains ne se seront pas résolus à rechercher des financements internes et à mieux s'organiser pour gérer les différentes crises qu'ils ont en charge.
Car c'est bien la gestion autonome des crises et des conflits qui est désormais au coeur des enjeux de sécurité et de développement sur le continent. Si le partenariat stratégique qui lie l'ONU à l'Union africaine a été renforcé depuis 2007 avec la mise en place d'une batterie de réunions conjointes, il s'agit bien d'apporter des solutions africaines aux problèmes africains.
C'est pourquoi la coopération entre l'Union africaine et les organisations régionales doit être améliorée. Il faut sortir du clivage entre le panafricanisme porté par l'Union africaine et le régionalisme prôné par les communautés économiques régionales (CER) afin de mettre en place des dispositifs de déploiement efficaces. En effet, tous les experts militaires africains le disent : l'appropriation de la réforme du système de sécurité (RSS) par les acteurs locaux est primordiale en Afrique.