Rapport d'information n° 101 (2016-2017) de Mme Chantal JOUANNO , fait au nom de la délégation aux droits des femmes, déposé le 3 novembre 2016

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N° 101

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2016-2017

Enregistré à la Présidence du Sénat le 3 novembre 2016

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur la laïcité et l' égalité femmes-hommes ,

Par Mme Chantal JOUANNO,

Sénatrice

(1) Cette délégation est composée de : Mme Chantal Jouanno, présidente , Mmes Corinne Bouchoux, Hélène Conway-Mouret, M. Roland Courteau, Mmes Joëlle Garriaud-Maylam, Brigitte Gonthier-Maurin, M. Alain Gournac, Mmes Christiane Kammermann, Françoise Laborde, Michelle Meunier, M. Cyril Pellevat, vice-présidents ; M. Mathieu Darnaud, Mmes Jacky Deromedi, Danielle Michel, secrétaires ; Mmes Annick Billon, Maryvonne Blondin, Nicole Bonnefoy, M. Patrick Chaize, Mmes Laurence Cohen, Chantal Deseyne, M. Jean-Léonce Dupont, Mmes Anne Émery-Dumas, Dominique Estrosi Sassone, Corinne Féret, M. Alain Fouché, Mmes Catherine Génisson, Éliane Giraud, Sylvie Goy-Chavent, Christiane Hummel, Mireille Jouve, M. Marc Laménie, Mme Claudine Lepage, M. Didier Mandelli, Mmes Marie-Pierre Monier, Patricia Morhet-Richaud, M. Philippe Paul .

AVANT-PROPOS

Très préoccupée par le constat de la remise en cause des droits et libertés des femmes, dans de trop nombreuses parties de notre territoire et dans certains discours, en lien avec des dérives extrémistes qui instrumentalisent la religion à des fins politiques , la délégation aux droits des femmes du Sénat a souhaité inscrire à son programme de travail une nouvelle réflexion sur cette situation incompatible avec les valeurs de notre République .

Qu'elles soient attribuées à des pratiques culturelles ou qu'elles relèvent du fait religieux, les attitudes ainsi identifiées vont bien au-delà des injonctions vestimentaires sur lesquelles s'est trop souvent crispé le débat public , qu'il s'agisse du voile , de la burqa ou, plus récemment, de la polémique suscitée par la mode dite « pudique » proposée par de grandes enseignes occidentales ( abayas , hijabs ...) ou des questionnements suscités, au cours de l'été 2016, par le « burkini ».

Ces agissements investissent des champs de plus en plus étendus de notre quotidien . Ils prétendent régenter le contenu des enseignements, limitent parfois l'accès des femmes aux soins médicaux et aux activités sportives. Ils contestent des droits essentiels des femmes, comme la libre disposition de leur corps. Ils légitiment parfois les violences faites aux femmes et les excluent de l'espace public pour les cantonner au foyer sous l'autorité de leur mari, de leur père et de leurs frères.

Le débat public investit désormais des questions, inenvisageables il y a encore 25 ans, comme la possibilité pour les femmes et les hommes d'accéder en même temps à la piscine ou même de se serrer la main, ce qui explique que le débat sur le fait religieux dans notre pays se soit progressivement étendu aux thèmes de la mixité et de l'égalité entre femmes et hommes.

Depuis plusieurs années, la délégation est alertée par les témoignages d'associations ou d'élus de terrain sur la situation faite aux femmes au nom d'un prétendu retour à la tradition . Plus encore, certains de ces témoignages relaient le sentiment d'abandon et d'injustice ressenti par celles qui se sentent négligées par des pouvoirs publics que la crainte d'être accusés de xénophobie semble empêcher de réagir face à l'inacceptable .

L'avenir de la mixité 1 ( * ) , en 2003, puis en 2010 les mariages forcés et les crimes d'honneur 2 ( * ) ont ainsi été inscrits au programme de travail de la délégation.

Le contexte actuel, international et national, est quelque peu différent :

- les attentats de janvier et novembre 2015 et de juillet 2016, le développement d'un terrorisme affichant des revendications religieuses , la révélation des atrocités barbares commises contre les femmes par Daech et par le « gangstéro-intégrisme » 3 ( * ) doivent nous inciter à nous élever avec détermination contre les dangers d'un message porteur des pires violences contre les femmes, motivées par le fanatisme et l'obscurantisme ;

- les agressions dont des femmes ont été victimes pendant la nuit du 31 décembre 2015 à Cologne imposent une prise de conscience urgente des limites de la démission devant des comportements scandaleux que ni la culture, ni la tradition ne sauraient justifier. Il est d'ailleurs inacceptable que la réplique à ces agressions ait pu être, comme cela été suggéré, d'inviter les femmes à adopter un comportement discret pour leur éviter de choquer des hommes incapables de comprendre que leurs croyances ou leurs pulsions ne font pas la loi ;

- dans le même temps, à l'intérieur de notre territoire, la menace que représentent des discours politiques extrémistes impose de ne pas encourager de tensions xénophobes , alors même que les attentats subis par notre pays depuis 2015 et l'ignoble assassinat du Père Hamel, le 26 juillet 2016, ont suscité - à juste titre - une très vive émotion et une indignation immense .

De tels actes pourraient conduire à des généralisations abusives et à une confusion regrettable entre religion et extrémisme . Or il est de notre devoir de républicains de faire confiance à ceux et celles qui, au sein des religions, combattent les dérives extrémistes et de ne pas avoir une approche subjective de ces questions.

Dans le même temps, il est impératif de faire acte d'autorité vis-à-vis de ceux et celles qui fragilisent notre « vivre ensemble » au nom de ce qu'ils considèrent comme le sacré et l'honneur, de traditions culturelles ou d'allégations religieuses incompatibles avec les droits et libertés des femmes inscrits dans notre loi fondamentale .

Faute d'un tel sursaut en faveur de l'égalité entre femmes et hommes, dont l'importance décisive au sein de nos valeurs aurait dû être affirmée et martelée dès les premières alertes, on assiste actuellement à des recompositions inédites telles que la récupération par l'extrême droite des notions de laïcité, voire de féminisme, dont l'ironie n'échappera à personne... Toute la classe politique porte la responsabilité de cette absence de fermeté dont notre pays risque de payer un prix très élevé.

Convaincue que tout recul de l'égalité entre femmes et hommes constitue une véritable atteinte aux valeurs de notre République et à la démocratie , la délégation s'inquiète donc des dangers liés aux extrémismes politiques et religieux , dont les influences combinées menacent dans notre pays la dignité des femmes .

Pour défendre l'égalité qui fait partie intégrante de notre projet de société, la délégation est convaincue qu'il faut se garder du déni et de l'angélisme .

Le fait que les droits des femmes soient parfois remis en cause par les femmes elles-mêmes , au nom de leur culture, voire de leur liberté, n'atténue aucunement le questionnement de la délégation et ne saurait être considéré comme une justification de cette situation contre laquelle nous nous élevons. Certains pourraient précisément être tentés de baisser les bras face à des injonctions limitant les droits et libertés des femmes, au motif que ce sont parfois aujourd'hui des femmes qui les défendent. Or il s'est toujours trouvé des paroles féminines pour conforter la prééminence des hommes, pour critiquer l'émancipation des femmes et pour cautionner le maintien de celles-ci dans un état d'infériorité, voire de soumission.

Dans un premier temps, la délégation a centré son travail sur les conséquences émancipatrices, en France, de la laïcité pour les femmes . Elle a ainsi, en mars et avril 2015, analysé le lien entre femmes et laïcité du point de vue de la philosophie, de l'histoire et de la science politique.

Cette approche a toutefois rencontré ses limites pour diverses raisons.

Tout d'abord, le débat sur la laïcité , notion désormais assortie d'adjectifs divers (« fermée », « ouverte », « inclusive »...), conduit parfois à se demander si ce principe, quant à sa définition et à ses conséquences, est encore capable de porter un véritable consensus face à l'ampleur et à la gravité des questionnements actuels. Or c'est d'unité que notre société a besoin .

Ensuite, la laïcité, bien qu'elle ait encouragé au fil du temps en France l'accès des femmes à de nombreux droits (droits civils, autonomie économique, égalité au sein du couple, maîtrise de la fécondité...), n'a pas été conçue à l'origine dans cette perspective . L'attitude envers les femmes constitue même un « impensé » de la loi de 1905 4 ( * ) , votée par des hommes soucieux, entre autres préoccupations, de limiter l'influence du clergé sur leurs compagnes... La laïcité n'est donc pas, par elle-même, porteuse de libération pour les femmes.

Enfin, la laïcité ne permet pas de comprendre la religion en tant que phénomène autonome et dynamique, « capable de donner une énergie sans limites à des témoins prêts à mourir pour leur cause » 5 ( * ) .

Or c'est cette énergie qui affecte aujourd'hui notre « vivre ensemble » à travers les menaces que les extrémismes font peser sur les droits des femmes, dans certains cas d'ailleurs avec leur consentement...

Faut-il, au nom de la liberté de conscience permise par la laïcité, tolérer des atteintes à l'égalité entre les femmes et les hommes qui se multiplient dans notre pays du fait de provocations utilisant parfois la religion dans un but politique ?

La délégation a donc jugé que, pour répondre à cette question, sa réflexion sur le thème « femmes et laïcité » impliquait aussi une réflexion sur la place des femmes dans les religions , sous l'angle de l'égalité entre femmes et hommes.

Ce sujet, il faut le souligner, n'avait à ce jour jamais été abordé dans cette logique dans le cadre d'un travail parlementaire. La délégation a choisi de ne pas éluder cette difficulté, consciente qu'« Une laïcité qui esquive s'ampute » 6 ( * ) , comme le soulignait Régis Debray dans son rapport L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque .

Elle est toutefois consciente que le contexte issu du meurtre inacceptable d'un prêtre catholique, le 26 juillet 2016, renforce la complexité du sujet et le rend encore plus sensible.

Le président du Sénat, dans le rapport remis au Président de la République intitulé La Nation, un héritage en partage 7 ( * ) , appelle dans un esprit comparable les pouvoirs publics à approcher les religions « sans rejet et surtout sans crainte » et à éviter de les cantonner « hors de la République » : « Tout au contraire, les pouvoirs publics doivent demander aux cultes de se situer moralement dans l'espace public tel que le définissent la Constitution et les lois de la République française » 8 ( * ) .

Cette nécessité s'applique tout particulièrement à la question de l'égalité entre femmes et hommes. C'est pourquoi la délégation aux droits des femmes a souhaité, à travers le présent rapport, s'intéresser à la religion et à son influence éventuelle, passée et actuelle, sur la situation des femmes dans notre société.

Ainsi que l'a souligné la rabbin Floriane Chinsky lors d'un colloque organisé par la Grande loge féminine de France le 12 mars 2016 9 ( * ) : « Notre vision de la société influence notre vision du spirituel et réciproquement ; nourrir le principe d'égalité femme-homme dans nos spiritualités contribue à l'égalité sociale ».

La religion serait-elle source de domination des femmes par les hommes ? À titre symbolique, rappelons-nous la dot exigée par Bilqis, Reine de Saba : « que le mariage la libère de la religion et du poids de la tradition. » 10 ( * )

Pourrait-elle au contraire, en participant à la lutte contre les extrémismes, contribuer à encourager une conception égalitaire de la société et l'émancipation des femmes, qui sont le plus souvent les premières victimes de ces dérives ?

Pour aborder ces questions, la délégation a, avec l'humilité qui convient et consciente qu'il ne lui incombe pas de porter une parole sur ces questions, décidé de s'intéresser aussi, dans une certaine mesure, aux contenus théologiques. Elle a souhaité comprendre comment l'interprétation de ceux-ci a pu, au fil du temps, évoluer et exercer une influence sur les droits des femmes et sur leur place dans la société.

Dans cette logique, elle a accueilli, le 14 janvier 2016, des femmes ministres du culte, universitaires, biblistes et théologiennes ainsi que des représentants d'associations qui défendent une plus grande place pour les femmes dans le domaine religieux et une interprétation des textes et des traditions dans un sens égalitaire . Elle a également associé à cette rencontre une représentante de la libre pensée et la présidente de la Grande loge féminine de France.

Une telle réunion était inédite, non seulement à la délégation aux droits des femmes, mais aussi au Sénat , même si dans le cadre des travaux préparatoires, le législateur entend généralement, quand le sujet s'y prête, les représentants officiels des principaux cultes présents sur notre territoire.

Bien évidemment, le propos de la délégation n'est ni de prendre parti sur l'organisation et le fonctionnement des cultes, ni de s'inscrire dans des débats théologiques qui sont étrangers à ses missions et qui dépassent largement ses compétences.

La table ronde du 14 janvier 2016 l'a toutefois conduite à estimer que les femmes ont leur place dans le domaine spirituel comme dans toutes les autres activités humaines , et que leur dénier cette place revient à priver l'humanité d'une richesse et d'une profondeur d'analyse dont tous ceux et celles qui ont assisté à ces échanges garderont toujours un souvenir particulièrement fort.

Ces échanges, et la connivence qu'ils ont fait apparaître entre les personnes auditionnées et des membres de la délégation, ont également fait prendre conscience que les engagements des personnes auditionnées le 14 janvier 2016 étaient, dans une certaine mesure, transposables aux combats que porte la délégation .

La rencontre du 14 janvier 2016 a par ailleurs mis en évidence que, dans le domaine des cultes comme ailleurs, la place faite aux femmes est un marqueur de la capacité d'un système à faire de la place à l'« autre », que cet « autre » diffère par son sexe, par son orientation sexuelle ou par son appartenance à une autre religion ou à la libre pensée : reléguer les femmes à l'infériorité, voire à l'invisibilité, montre en quelque sorte une incapacité à faire de la place, tout simplement, à celui qui est différent .

***

L'analyse à laquelle s'est livrée la délégation a confirmé que le principe de laïcité, par la multiplicité de ses acceptions, ne suffit pas en soi à garantir l'égalité entre les femmes et les hommes.

Quant aux messages religieux, les travaux de la délégation conduisent à observer qu'ils ont pu conforter un modèle social fondé sur la supériorité des hommes, mais qu'ils ne sont pas en eux-mêmes inégalitaires.

La France est actuellement confrontée, dans des activités et des lieux très divers (à l'école, dans l'espace public, à l'hôpital, à l'université, dans l'entreprise...), à des remises en cause de la mixité et des droits et libertés des femmes auxquelles la délégation ne peut être indifférente. Face à cette situation très préoccupante, elle a souhaité s'interroger sur la portée des messages extrémistes totalitaires qui sous-tendent, dans un but politique , des comportements menaçant les droits et libertés des femmes et mettant en danger les valeurs de notre République . Elle considère que la contestation de l'égalité entre femmes et hommes est en elle-même un marqueur de ces extrémismes .

Or, comme l'observait déjà le 17 décembre 2003 Jacques Chirac, Président de la République, après la remise du rapport de la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République 11 ( * ) : « Le degré de civilisation d'une société se mesure d'abord à la place qu'y occupent les femmes ».

La délégation estime qu'une réaffirmation vigilante et sans concession de l'égalité entre femmes et hommes est indispensable à la lutte contre l'obscurantisme et les extrémismes.

C'est sur le respect de l'égalité entre les femmes et les hommes, fondement non négociable de nos valeurs et de notre identité, qu'elle a centré ses propositions.

Elle pose à cet égard comme une exigence démocratique de mieux prévenir et sanctionner les atteintes à l'égalité entre femmes et hommes , qui se multiplient actuellement, par une application plus rigoureuse de la règle de droit , quand elle existe, et par une adaptation des textes juridiques , quand cela est nécessaire.

À la veille des échéances électorales majeures que connaîtra notre pays en 2017 , la délégation estime que les appels vibrants en faveur de l'égalité entre femmes et hommes , régulièrement entendus au cours de l'été 2016 de la part d'hommes politiques de toutes tendances soucieux de défendre cet aspect central de nos valeurs, doivent quitter la sphère incantatoire et prendre la forme d'engagements concrets.

Selon la délégation, c'est à l'aune de la place faite aux femmes, par tous les partis politiques, dans les listes de candidats et de la présence des femmes dans les assemblées parlementaires issues des élections de 2017 que pourra être appréciée la sincérité de ces déclarations.

La délégation a procédé à trois échanges de vues 12 ( * ) (les 30 juin, 29 septembre et 6 octobre 2016) sur le contenu du présent rapport et sur l'orientation de ses conclusions.

Chaque membre de la délégation a été invité-e à présenter des observations personnelles. Les textes de ces contributions sont publiés en annexe.

Le présent rapport a été examiné en deux temps.

Le 20 octobre 2016, la délégation a validé les conclusions du rapport et les orientations du contenu de celui-ci.

Puis le rapport a été adopté sans opposition le 3 novembre, à la majorité des présent-e-s et des représenté-e-s 13 ( * ) .

INTRODUCTION - LES ENSEIGNEMENTS DE LA TABLE RONDE DU 14 JANVIER 2016 : « L'ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES CONTRE LES INTÉGRISMES RELIGIEUX »

La table ronde du 14 janvier 2016 14 ( * ) a été introduite par la projection d'un passage du documentaire de Frédérique Bedos, Des femmes et des hommes 15 ( * ) , qui portait spécifiquement sur « la question des religions et de la place qu'elles font aux femmes » et sur « l'usage qu'en font certains pour priver les femmes de leurs droits et les rendre, en quelque sorte, « invisibles » ». La réalisatrice a choisi de recueillir les témoignages de « femmes de foi », « véritablement imprégnées par leur religion » 16 ( * ) .

Cette rencontre organisée par la délégation rassemblait, dans un esprit comparable, des femmes (théologiennes, biblistes, responsables d'associations, ministres du culte...) ainsi qu'un homme, tous très investi-e-s dans leur religion 17 ( * ) . L'objectif était en effet, d'entendre des points de vue qui ne soient pas nécessairement le reflet des positions des institutions officielles 18 ( * ) . La délégation a aussi souhaité associer à cette réunion des représentantes de la libre pensée et de la Grande loge féminine de France.

A. SYNTHÈSE DES TÉMOIGNAGES

Les témoignages recueillis le 14 janvier 2016 ont attiré l'attention de la délégation sur les points suivants :

1. Si l'intégrisme menace les droits des femmes, l'égalité est un barrage contre les extrémismes

La pensée intégriste est conçue « de façon monolithique, pure de toute contamination étrangère ». Or « l'incapacité d'un système à faire de la place au féminin est toujours révélatrice de son incapacité à faire de la place à l'« autre » en général. » « Tous les fanatismes mettent en garde contre l'impureté des croyances, des idées et, surtout, du corps des femmes » 19 ( * ) .

Le fondamentalisme et l' intégrisme menacent tout particulièrement les femmes : quand ces pensées l'emportent, « les modèles proposés sont ceux du passé, patriarcaux, où les femmes sont invisibles » 20 ( * ) . En d'autres termes, « l'intégrisme religieux favorise l'inégalité entre hommes et femmes » 21 ( * ) .

L'enjeu de l'égalité entre femmes et hommes, y compris au sein des religions, est donc de barrer la route à l'intégrisme : « Faire évoluer le statut des femmes et leur donner une voix », c'est inviter le système à évoluer en faisant une place à l'« autre » , c'est-à-dire, en ce qui nous concerne, aux femmes 22 ( * ) .

2. La dimension émancipatrice des textes fondateurs face à des traductions et interprétations inégalitaires

Les textes fondateurs ne sont pas porteurs d'inégalité : « Les textes bibliques sont certes nés [dans une culture patriarcale], mais ils sont annonciateurs, porteurs de la légitimité de l'égalité. [...] Ces textes patriarcaux portent en filigrane le trésor de l'égalité entre hommes et femmes » 23 ( * ) .

Mais les intervenants ont souligné que leurs traductions et interprétations avaient « forgé l'inégalité entre hommes et femmes pour correspondre à la culture ambiante » 24 ( * ) . Parmi les exemples cités, on peut en retenir deux :

- quand la Genèse évoque l'« aide » 25 ( * ) que représente la femme pour l'homme, le sens originel du mot souligne le besoin dans lequel se trouve une personne dont la force se révèle insuffisante mais ne signifie pas que la femme qui « aide » soit de ce fait inférieure ;

- de même, la « « côte » « est en fait une mauvaise traduction de l'hébreu qui n'a jamais parlé de « côte d'Adam, mais, en réalité, du « côté d'Adam » » 26 ( * ) .

Ces traductions et interprétations influencées par des « a priori sexistes » 27 ( * ) auraient donc, selon les intervenants, légitimé des constructions sociales inégalitaires :

- « On a de fait imposé une soumission de la femme , justifiant une inégalité entre hommes et femmes non seulement dans la sphère ecclésiale, mais aussi dans le couple, la famille, le monde professionnel, et en général dans la société » 28 ( * ) ;

- « Les monothéismes n'ont pas inventé le patriarcat et la domination masculine, mais les religions ont justifié, légitimé et sacralisé ce système hiérarchique fondé sur la supériorité des hommes » 29 ( * ) .

Une conception de la femme centrée sur « la prétendue vocation de la femme pour la maternité », encouragée par la religion, s'est traduite notamment en 1995, à Pékin, lors du sommet de l'ONU sur les femmes , par l'affirmation de cette conception « différentialiste » ayant pour conséquence que « l'égalité entre hommes et femmes au regard des droits humains universels ne permettait pas d'oublier les différences essentielles entre hommes et femmes liées à la maternité et aux devoirs qui en découlent ». De ce fait, « la femme est femme avant d'être un être humain », à la différence de l'homme qui, « au contraire, est libre, sans détermination » 30 ( * ) .

Dans cet ordre social inégalitaire, la femme est trop souvent réduite à son corps : « Le masculin se confond avec l'humain en général. La nature féminine, quant à elle, est toujours directement liée au corps et à la fonction reproductive. Avoir un corps qui produit des enfants aurait pu être considéré comme un privilège, mais c'est finalement devenu un handicap, puisque c'est ce qui définit le corps des femmes » 31 ( * ) .

3. Un appel lancé à la délégation pour mettre fin à des situations d'exclusion

Des intervenant-e-s ont regretté un accès limité des femmes aux responsabilités au sein de leur religion, sans se limiter au ministère du culte, et ont déploré que la mixité de l'espace sacré soit inégalement assurée 32 ( * ) .

« Pourquoi la synagogue, la mosquée, l'église, sont-elles les seuls lieux où l'on attendrait que rien ne bouge ? » 33 ( * ) .

Un appel a été adressé aux membres de la délégation par des participants 34 ( * ) pour encourager l'évolution de certains lieux de culte , qualifiés par deux intervenantes de « zones de non-droit » en raison de la situation d'exclusion qui y est faite aux femmes :

- « Il ne devrait pas exister de territoire dans la République où les citoyens ne peuvent pas saisir la justice pour défendre leurs droits » 35 ( * ) ;

- « Je regrette que la laïcité actuelle laisse faire sans intervenir, sous prétexte que le religieux relève du domaine privé. [...] Nous avons besoin de l'aide de la République ! » 36 ( * ) .

Dans un esprit comparable, un participant a affirmé : « Je ne suis pas favorable à une tutelle complète de l'État sur l'organisation du culte, mais il existe aujourd'hui une sorte de hiatus entre la loi de la République et la loi prônée par les leaders religieux. Délivrer des permis de construire pour des projets qui relèguent les femmes dans les sous-sols revient à trahir la loi de la République, et la valeur de l'égalité entre hommes et femmes qui les sous-tendent » 37 ( * ) .

B. RÉACTIONS DE LA DÉLÉGATION

Les témoignages des personnes auditionnées le 14 janvier 2016 ont, avec les précautions qu'impose le principe de laïcité, suscité trois séries d'observations de la délégation.

1. L'égalité entre femmes et hommes, un combat essentiel contre les extrémismes

Ainsi que la table ronde du 14 janvier l'a mis en exergue, le message religieux n'est pas en soi porteur d'inégalités entre femmes et hommes. Ce sont ses interprétations - construction humaine - qui ont accompagné, voire justifié, le maintien des femmes dans un statut social inférieur. C'est en raison de certaines interprétations, auxquelles ne saurait être réduit le message religieux, que les extrémismes menacent aujourd'hui la place des femmes dans notre société.

Un document de l'ONU sur la condition de la femme au regard de la religion et des traditions le relevait déjà en 2002 : « Si on a des griefs à adresser, il faut blâmer l'homme ne n'avoir pas su, ou pu, ou voulu changer les traditions culturelles et les préjugés, qu'ils aient ou non un fondement religieux » 38 ( * ) .

Cette table ronde a validé l'intuition de la délégation : c'est par le renforcement de l'égalité , à tous les niveaux, que l'on peut faire obstacle aux extrémismes qui menacent les droits des femmes et tout notre « vivre ensemble ».

2. Une nécessaire vigilance contre toute remise en cause du droit des femmes à disposer de leur corps

Lors de son audition le 12 novembre 2015, dans le cadre de la préparation du rapport de la délégation sur les femmes victimes de la traite des êtres humains, Patrizianna Sparacino-Thiellay, ambassadrice pour les droits de l'homme, évoquait « un mouvement de fond bien réel » qui s'était traduit par un recul des droits des femmes « depuis une vingtaine d'années ». Elle observait « dans les enceintes des Nations Unies une pression pour remettre en cause leurs acquis » au nom de « revendications relativistes liées à la religion et à la tradition , y compris au sein du bloc occidental ».

Comme l'a souligné Laurence Rossignol, ministre des familles, de l'enfance et des droits des femmes lors de son audition par la délégation, le 27 octobre 2016 : « Il s'agit de savoir si les droits des femmes sont, ou non, relatifs et soumis à des accommodements en fonction des cultures et des traditions respectives des pays. La bataille de l'universalité des droits des femmes se mène à l'ONU , mais aussi en France et partout dans le monde ».

Au cours de sa réunion du 20 octobre 2016, la délégation a souhaité à cet égard rappeler l'importance de la convention du Conseil de l'Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l'égard des femmes et la violence domestique de 2011 (entrée en vigueur en 2014), dite convention d'Istanbul, dont l'article 5 (point 5) stipule : « Les Parties veillent à ce que la culture, la coutume, la religion, la tradition ou le prétendu « honneur » ne soient pas considérés comme justifiant des actes de violence couverts par le champ d'application de la présente Convention » 39 ( * ) .

Les remises en cause des droits des femmes concernent tout particulièrement leur droit à disposer de leur corps, parfois menacé au nom du relativisme culturel dans les discussions internationales.

S'agissant plus particulièrement des droits sexuels et reproductifs, on peut mentionner l'appel aux dirigeants politiques et responsables d'organismes internationaux lancé par des évêques africains à Accra (Ghana) en juin 2015, dans la perspective du sommet onusien des 25-27 septembre 2015 40 ( * ) .

Les auteurs de cet appel se sont élevés contre la diffusion des « préservatifs, contraceptifs, programmes d'éducation sexuelle fabriqués ailleurs [...], avortement prétendument sans risque », qu'ils ont estimés « imposés comme condition d'aide au développement » dans un « esprit colonialiste », « sous l'euphémisme de « santé et droits sexuels et reproductifs » ». Ils regrettent que « la Campagne pour l'accélération de la réduction de la mortalité maternelle, néonatale et infantile en Afrique [promeuve] activement la contraception comme moyen de réduire la mortalité maternelle ». Ils estiment que les mesures liant développement et programmes de santé sexuelle et reproductive n'ont comme objectif que « le contrôle et la réduction drastique de la population africaine, la démolition planifiée du mariage et de la famille ».

On remarque aussi une intervention de l'évêque aux armées, en février 2015, pour comparer les pertes subies du fait des attentats de janvier 2015 et le nombre annuel d'IVG 41 ( * ) :

« L'idéologie islamique vient de faire 17 victimes en France. Mais l'idéologie de la bien-pensance fait chaque année 200 000 victimes dans le sein de leur mère. L'IVG devenue droit fondamental est une arme de destruction massive » 42 ( * ) .

Il est plus que probable que les catholiques, dans leur très grande majorité, ne se reconnaissent pas dans l'outrance de cette comparaison entre IVG et attentats. De tels propos sont néanmoins très contestables et il faut se féliciter que cette assimilation de l'avortement à une « arme de destruction massive » ait eu pour conséquence la suppression du logo du ministère de la défense de la publication ayant servi de support à ces affirmations.

La délégation rappelle que les cultes n'ont pas à mettre en cause les lois de la République et à inciter à leur non-respect, a fortiori quand ces interventions reviennent à contester le principe d'égalité entre femmes et hommes.

Les récentes tentatives de limiter encore l'accès à l'IVG en Pologne et l'émotion internationale qu'elles ont suscitée auprès de nombreuses femmes montrent combien les menaces contre les droit des femmes à disposer de leur corps sont d'actualité en Europe 43 ( * ) .

La délégation est convaincue que le droit des femmes à disposer de leur corps est une dimension non négociable de la liberté et de l'émancipation des femmes.

Elle estime que toute remise en question de ce droit conduit fatalement à un recul inadmissible des droits des femmes.

Elle appelle donc les autorités françaises à la plus grande vigilance dans les instances diplomatiques internationales pour que la politique étrangère française :

- défende les droits sexuels et reproductifs ;

- combatte avec détermination toute tentative de mettre en cause ces droits, de quelque pays qu'elle vienne, par exemple au nom du relativisme culturel.

Elle formulera une recommandation dans ce sens.

3. Femmes et religions

La délégation a été interpellée, le 14 janvier 2016, par certains participants à la table ronde qui considèrent que la loi de la République, et plus particulièrement l'égalité entre femmes et hommes, ne doit pas s'arrêter à la porte des lieux de culte.

Elle est convaincue que la question du rôle des femmes fait partie des plus grands défis auxquels est confrontée la religion aujourd'hui.

Si le compromis établi par la loi du 9 décembre 1905 interdit au législateur d'interférer avec le fonctionnement interne des cultes, qui ne relève pas des compétences de la délégation, celle-ci a pris acte du souhait de certaines femmes d'exercer davantage de responsabilités au sein de leur religion , voire d'avoir accès au sacerdoce.

La délégation a remarqué qu'une femme avait brigué la présidence du Consistoire central israélite pour la première fois lors des élections de 2016 44 ( * ) .

Elle a constaté que, le 14 septembre 2016, lors de la rencontre interreligieuse organisée lors de la visite du Dalaï-Lama, le président du Conseil supérieur du culte musulman avait appelé à une réflexion des responsables religieux sur la place des femmes dans chaque religion, le président de la Fédération protestante de France ayant pour sa part parlé de « fraternité » et de « sororité » 45 ( * ) .

La délégation espère que la problématique de l'égalité entre femmes et hommes sera perçue comme prioritaire par des structures telles que l'instance de dialogue mise en place entre les Français de confession musulmane et les pouvoirs publics, qui a tenu en mars 2016 sa deuxième réunion et que cette question pourrait être inscrite à l'ordre du jour d'une prochaine session.

Elle exprime le même espoir à l'égard de la nouvelle Fondation pour l'islam de France 46 ( * ) , instance laïque à laquelle sera adossée une association cultuelle. Cette fondation financera des projets dans les domaines éducatif, social et culturel (comme par exemple des études d'islamologie) visant à mieux faire connaître l'islam. La délégation espère que la fondation sera en mesure d'encourager des projets concernant les femmes.

La délégation est convaincue que la question du rôle des femmes fait partie des plus grands défis auxquels est confrontée la religion aujourd'hui.

Consciente qu'il ne lui appartient pas d'interférer avec le fonctionnement interne des cultes, elle a entendu le témoignage de femmes qui aimeraient pouvoir, dans leur religion, exercer davantage de responsabilités et l'appel qui lui a été adressé par certains pour que les valeurs de la République, et plus particulièrement le principe d'égalité entre femmes et hommes, ne s'arrêtent pas à la porte des lieux de culte.

Elle souhaite qu'une proportion significative de femmes soit nommée dans les instances de dialogue avec les cultes parmi les représentants des pouvoirs publics et que la question de l'égalité entre femmes et hommes soit abordée par ces structures.

I. UN FAIT RELIGIEUX QUI MET EN CAUSE EN FRANCE L'ÉGALITÉ ENTRE FEMMES ET HOMMES

Le fait religieux affecte dans des proportions préoccupantes l'égalité entre femmes et hommes dans notre pays, par le biais de messages extrémistes revenant à mettre en cause les droits et libertés des femmes, notamment en ligne, et par l'expansion en France, dans des activités et des lieux très diversifiés (enseignement, sport, santé, travail, espace public), de revendications fragilisant l'égalité entre femmes et hommes ainsi que la mixité, qui sous-tendent les valeurs de notre République.

Bien que les constats ci-après ne soient pas, à ce jour, susceptibles d'être généralisés, il est important d'attirer l'attention sur ces situations afin d'éviter la banalisation des comportements qui en sont la cause.

A. LA DIFFUSION SANS FRONTIÈRES DE MESSAGES AUX CONSÉQUENCES NÉGATIVES SUR LES DROITS ET LIBERTÉS DES FEMMES

On assiste actuellement, plus particulièrement en ligne, à la diffusion de messages inspirés par l'extrémisme religieux qui ont en commun une conception rétrograde du rôle des femmes et la négation de l'égalité. Ce constat concerne des espaces géographiques divers ; ils ne sont pas réservés à un culte. Évoluant dans un ensemble mondialisé ignorant des frontières, ces messages ne peuvent être dénués d'influence sur la situation des femmes dans notre pays.

1. Une morale en ligne visant particulièrement les femmes

Les femmes semblent directement concernées par la diffusion en ligne de messages inspirés par l'extrémisme, par exemple quand Internet 47 ( * ) est utilisé pour valider une conception préoccupante des relations entre hommes et femmes et du rôle des femmes dans la société.

Comme le souligne le rapport de l'Institut Montaigne intitulé Un islam français est possible , publié en septembre 2016, qui recense « l'offre idéologique sur support vidéo », « l'immense majorité de ces productions proposent des contenus difficilement compatibles avec les valeurs républicaines » 48 ( * ) . Or les questions traitées en ligne par les prêcheurs, relève ce rapport, concernent notamment l'amour, les conflits de couple et les relations sexuelles. Elles peuvent donc exercer une influence sur la situation des femmes 49 ( * ) .

Le cas de l'imam de Brest 50 ( * ) , dont la presse française a beaucoup parlé lors du Salon de la femme musulmane de Pontoise de septembre 2015, illustre ce qui précède.

On se rappelle la polémique suscitée, au moment de ce salon, par les discours de cet imam (« Si la femme sort sans honneur, qu'elle ne s'étonne pas que les hommes abusent de cette femme-là ») qui demandait aux « soeurs » de porter le voile sous peine d'encourir les feux de l'Enfer dans l'au-delà et de risquer des agressions sexuelles sur cette terre.

La menace implicite est assez claire : ne pas se soumettre à ces injonctions vestimentaires expose les femmes à des agressions...

On observera que, si le personnage a des détracteurs, plus de 230 000 personnes suivraient sa page Facebook 51 ( * ) . L'influence de ce prédicateur, via les réseaux sociaux ou sur Internet, semble considérable.

Dans le même esprit, un autre prédicateur 52 ( * ) expose sur Youtube les devoirs de la femme selon le Coran : « Les femmes vertueuses sont celles qui obéissent à leur mari. [...] Elles ne sortent de la maison qu'avec la permission de leur mari . » Celle qui se refuserait à son mari « sans raison valable », qu'elle sache que « les anges la maudissent ».

Il s'adresse aux « soeurs » pour justifier l'obligation de pudeur s'imposant aux femmes par la menace que constituerait pour elles le désir des hommes : s'habiller trop court, trop serré, trop transparent, peut « attirer certains loups qui circulent ». Les hommes sont « faibles », il faut les « protéger » par le « vêtement pudique » ; celles qui portent des vêtements suggestifs ne se font pas « respecter ». Et de prôner le port du hijab ...

Le prédicateur recourt à la technique bien connue de la valorisation des femmes, qui d'ailleurs n'est pas propre à une religion : « la femme est un bijou » tellement précieux qu'on le garde pour soi et qu'on ne l'expose pas aux yeux d'autrui. Ainsi est justifié le refus de la mixité .

La valorisation des femmes passe aussi par le discret mais très explicite rappel de ce qui est considéré comme leur avilissement en occident : la femme est une « pierre précieuse que l'on doit protéger, pas une marchandise qu'on expose ».

Il n'est pas nécessaire de procéder à une longue recherche en ligne pour trouver des vidéos concernant les violences conjugales.

Une vidéo édifiante explique en langue arabe, avec sous-titres anglais et français, pourquoi et comment battre sa femme 53 ( * ) . Les coups doivent n'intervenir qu'après divers avertissements (ne pas parler à sa femme, quitter le lit conjugal...), ils doivent être « légers », « ne pas toucher la figure » ; il est dit que certains savants préconiseraient l'utilisation à cette fin d'un bâton d'arak : le conférencier fait en battant l'air avec cette baguette une petite démonstration de l'application de ce précepte.

On trouve un exposé comparable, sous-titré en français et daté du 24 décembre 2008, de la part d'un prédicateur égyptien. On y apprend : « L'un des droits du mari est de corriger sa femme si elle se montre désobéissante. La désobéissance, c'est sortir de la maison sans la permission du mari, lui parler impoliment, de refuser de lui obéir au lit . La Charia a établi plusieurs mesures visant à discipliner une épouse désobéissante. Ces mesures doivent être appliquées dans l'ordre. La première mesure consiste à lui faire des remontrances et lui explique que si elle veut aller au paradis, elle doit lui obéir. [...] Quelle est la mesure suivante ? « ... battez-les. » Les coups . Le Prophète Mahomet a dit que les coups doivent être légers et qu'il faut éviter le visage ou les endroits sensibles , car cela pourrait causer des fractures ou des cicatrices qui gâteraient sa beauté » 54 ( * ) .

Certes, les vidéos commentées ci-dessus peuvent être utilisées autant à des fins de propagande que dans un but d'information et de prévention contre des dérives , d'autant que l'on trouve aussi en ligne des sources permettant de relativiser ces interprétations 55 ( * ) .

Néanmoins, en fonction de celui ou celle qui les perçoit, ces messages posent problème s'ils sont compris au pied de la lettre par des personnes ignorantes ou incapables de tout recul. Cela ne peut qu'inquiéter la délégation.

L'expansion du fait religieux et son développement sur Internet soulignent l'importance d'un regard critique sur les injonctions diffusées au nom de la religion , par-delà les croyances et les convictions - religieuses et non religieuses - de chacun et chacune, qui passe par la lutte contre l'ignorance religieuse.

L'enjeu, comme le soulignait très justement la rabbin Delphine Horvilleur après les attentats de janvier 2015, est que chacun-e puisse « refuser à des radicaux de penser la religion en [son] nom » 56 ( * ) , à un moment où « l'identité religieuse prend toute la place » 57 ( * ) et où il faut absolument apprendre à donner plus d'importance à ce qui nous rassemble qu'à ce qui nous divise et nous différencie . L'objectif est de permettre à l'identité de chacun et de chacune de s'épanouir dans sa diversité, sans que cette identité soit limitée à des appartenances religieuses qui sont parfois aujourd'hui envahissantes.

La délégation s'alarme du développement de messages extrêmement préoccupants qui, livrés sur Internet en « prêt à penser » à des fidèles en mal de repères et parfois incapables de regard critique, remettent en cause les droits et libertés des femmes.

2. L'expansion de l'extrémisme religieux et ses conséquences pour les femmes
a) Le leurre d'un retour à la tradition : l'exemple des normes vestimentaires visant les femmes

Bien que la délégation ne souhaite pas limiter son approche aux injonctions vestimentaires, celles-ci sont malheureusement une dimension importante des manifestations actuelles du fait religieux et de ses implications pour les femmes. Elles ne sont pas spécifiques à un culte.

Notre collègue Bariza Khiari a ainsi commenté, lors de son audition par la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France, le 3 février 2016, l'influence exercée sur les habitudes vestimentaires par les chaînes arabophones, qui peuvent être captées partout en France et qui ont inspiré dans notre pays une sorte de « mimétisme ». Ce point est commenté par la journaliste Claude Guibal, qui évoque dans son enquête Islamistan - Visages du radicalisme 58 ( * ) l'étonnement que lui a inspiré au Caire, en 1997, l'apparition encore très inhabituelle d'une « silhouette noire, étrange fantôme dans les rues jaunies par la tempête » 59 ( * ) .

La journaliste montre aussi comment, en « une poignée d'années à peine », en Égypte, le voile est devenu « la norme chez les musulmanes, et le niqab , presque une banalité ». Elle impute cet aspect de la « réislamisation du pays » à l'influence des travailleurs partis pour le Golfe, qui sont rentrés en Égypte au début des années 1990, « pétris par les normes wahabbites en vigueur en Arabie saoudite et dans les Émirats ». La surenchère de religiosité qui s'est alors manifestée a été selon elle encouragée par l'État égyptien. Il semblerait que l'effet de mode ait fait le reste : « Il suffisait qu'une femme se mette à porter un hijab pour que ses proches, des amies, s'y mettent à leur tour » 60 ( * ) .

Le développement du niqab , qui s'est répandu très rapidement, notamment en Égypte où cette pratique était devenue rare, doit être commenté. Selon Dounia Bouzar, auditionnée par la délégation le 24 mars 2015, cette pratique « correspond à des traditions ancestrales de quelques tribus isolées en Afghanistan , que seule la fameuse mouvance wahabbite d'Arabie saoudite [...] a sacralisé » à partir des années 1930 61 ( * ) . L'expansion de ces usages semble liée à l'influence, relativement récente, de l'Arabie saoudite. Il ne s'agit donc pas véritablement d'un retour à la tradition, contrairement à la présentation qui en est parfois faite...

Préconiser des normes vestimentaires destinées aux femmes n'est pas propre à l'islam. En 2011, le responsable des relations entre l'Église et la société au Patriarcat de Moscou appelait ainsi à l'adoption d'un code vestimentaire qui, s'il concernait en théorie les deux sexes, se focalisait dans les faits sur les femmes . « Le comportement des femmes dans l'espace public, à l'université, au travail, ne concerne pas qu'elles seules. [...] Nous connaîtrons bientôt une ère où les personnes vêtues de manière indécente seront chassées des lieux comme il faut. [...] De nombreuses normes du droit islamique sont en vigueur en Tchétchénie, en Ingouchie ou au Daghestan, et il serait erroné [...] de dire que c'est forcément un mal ». 62 ( * )

L'auteur de l'article (paru en 2011) mentionnant cette citation observe que l'on a vu se développer en Russie une industrie de la mode féminine orthodoxe dont le style est caractérisé par des « robes tombant jusqu'à terre » et par des « foulards ternes ». Il remarque qu'« il n'y a qu'en Corée du nord que l'on trouve ce genre de directive, ou dans les zones contrôlées par les fondamentalistes islamiques ».

b) Les femmes effacées et ostracisées par les extrémismes religieux

Les discours fondamentalistes, qui promeuvent la soumission à une tradition religieuse figée dans un passé idéalisé , ont en commun de défendre un modèle de société dont l'une des composantes déterminantes est la domination et la mise à l'écart des femmes .

Delphine Horvilleur, rabbin, a fait observer, lors de la table ronde du 14 janvier 2016, que dans une pensée fondamentaliste « L'identité se conçoit toujours de façon monolithique, pure de toute contamination étrangère . Toute altérité est perçue comme une menace qui risque de fissure le système. C'est la raison pour laquelle tous les fanatismes mettent en garde contre l'impureté des croyances, des idées, et, surtout, du corps des femmes » .

Delphine Horvilleur évoque ainsi, au début de son ouvrage En tenue d'Ève - féminin, pudeur et judaïsme , la montée d'un discours ultra-orthodoxe qui ostracise les femmes , cantonnées par exemple dans les autobus à des places réservées . Elle décrit les pancartes qui se multiplient en pleine rue dans des quartiers de Jérusalem : « Femme, ne t'attarde pas ici ! », « Change de trottoir ! ». En dépit de la ferme dénonciation de ce phénomène par les plus hautes autorités de l'État israélien, Delphine Horvilleur constate qu' « à Jérusalem, les visages de femmes disparaissent de nombreuses affiches publicitaires, sous la pression affichée par les communautés ultra-orthodoxes. En image ou en chair et en os, les femmes s'éclipsent, invitées à s'éloigner pour ne pas gêner les hommes » 63 ( * ) .

Le « marché de vêtement pudique pour femmes pratiquantes » dont Delphine Horvilleur commente le développement sur Internet en Israël 64 ( * ) et dont l'apparition récente dans des commerces en France a suscité une polémique, semble donc s'inscrire dans une tendance générale. Delphine Horvilleur évoque également les« lunettes de pudeur » préconisées par des religieux ultra-orthodoxes, en fait des autocollants devant être appliqués sur les verres pour brouiller la vision et empêcher celui qui les porte de remarquer les femmes qui croisent son chemin 65 ( * ) .

Dounia Bouzar, anthropologue, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), estime pour sa part que le niqab, présenté par certains comme une obligation religieuse, relève de l'idéal de non-mixité car il revient à « élever des murs » 66 ( * ) autour des femmes qui doivent pouvoir passer incognito « si elles s'aventurent par mégarde à l'extérieur » : les femmes sont réduites « à des tentatrices dont il faut à tout moment se protéger » 67 ( * ) .

Elle estime que le refus de serrer la main des femmes s'inscrit dans la logique qui, en réduisant les femmes à leur réalité biologique, revient en réalité à nier leur existence : dans la logique radicale , la femme n'est plus seulement un objet, mais un « objet diabolique » dont on se protège en proscrivant tout échange : « Le radicalisé ne la regarde plus comme un être qui lui ressemble. La femme ne fait plus partie de ses semblables » 68 ( * ) . L'objectif est de mettre en place une sorte d'« apartheid » pour éloigner les femmes : « les radicaux rêvent d'un univers sans femmes, hormis quelques minutes la nuit, parce que la survie de l'espèce les y oblige. Partager le même espace que les femmes les angoisse terriblement » 69 ( * ) .

Claude Guibal, dans son enquête Islamistan - Visages du radicalisme , rapporte aussi le récit de l'interview de ce jeune couple de Français convertis, établis en Égypte, qui avait dû être effectuée dans deux pièces séparées, pour éviter tout contact entre la visiteuse et le mari , celui-ci participant à la conversation derrière la cloison 70 ( * ) .

Dans le même ouvrage, la journaliste mentionne aussi les enseignements par vidéo d'un cheikh saoudien parlant d'« ablutions annulées par une poignée de main , si ce contact avait généré une « émission de liquide intime » » 71 ( * ) . Les risques liés à la diffusion de tels enseignements ne sont pas à démontrer.

Ainsi se trouve favorisé par les extrémismes religieux un idéal de société non mixte où les femmes sont invitées à s'éloigner de la vue des hommes.

Fondamentalisme, intégrisme, radicalisme, salafisme :
quelques définitions

Le fondamentalisme 72 ( * ) s'est développé à l'origine, au début du XX e siècle, dans le contexte évangélique nord-américain, en réaction à l'exégèse critique qui s'était développée au XIX e siècle. Il peut s'appliquer à de nombreux courants, quelles que soient les religions.

Le fondamentalisme est un « radicalisme religieux qui se réfère à une lecture littérale des textes sacrés » ; il « exclut toute approche critique, pourtant nécessaire, des textes fondateurs » 73 ( * ) . Il vise à un retour à ce qui est considéré comme fondamental, originel, intangible dans les textes sacrés et s'appuie sur une lecture de ceux-ci pris au premier degré, sans autoriser d'interprétation historique ou scientifique. Dans cette optique, l'obéissance à la loi divine est sans nuance. Le fondamentalisme implique le respect aveugle des fondements d'une religion, y compris parfois quand ils vont à l'encontre des lois humaines. Les fondamentalismes s'opposent au libéralisme, à l'oecuménisme, à la théorie de l'évolution, excluent toute autonomie du croyant dans son rapport au spirituel et coïncident en général avec un discours politique conservateur.

L'intégrisme catholique, pour sa part, vise à l'origine un courant opposé à l'ouverture du catholicisme à la société moderne. Dans les années 1960, l'intégrisme, qui défend un modèle de société traditionnel, s'est focalisé autour du refus de Vatican II et du maintien intransigeant de la liturgie traditionnelle.

On trouve sur le site Civitas - pour une cité catholique 74 ( * ) un dossier relatif aux droits de l'homme intitulé « Les droits de l'homme, outil de destruction de la civilisation chrétienne », selon lequel fonder la société « sur la seule volonté des hommes » est une « chimère » : le dossier rappelle que seule l'Église catholique est « mère et maîtresse de vérité en matière de théologie et de morale ». De même, on peut lire dans ce dossier que « l'autonomie de la loi humaine par rapport à la loi divine, sous couvert de droits de l'homme, entraîne la destruction de la famille et de la paix publiques, base des sociétés humaines ». Ce dossier dénonce ainsi « tous les sophismes du droit à disposer librement de son corps ».

Le radicalisme, qui s'applique actuellement pour l'essentiel à l'islam, suppose quant à lui une volonté de rupture politique en vue d'une réforme profonde de la société destinée à retourner à une tradition idéalisée.

L'islamisme désigne « les courants les plus radicaux de l'islam, qui veulent faire de celui-ci non plus essentiellement une religion, mais une idéologie politique par l'application rigoureuse de la charia et la création d'États islamiques intransigeants ». 75 ( * )

Le salafisme se réfère au retour à l'islam tel qu'il était censé être pratiqué lors des premiers temps. « L'obligation de mise à distance du mode de vie occidental joue un rôle primordial dans l'attrait que le salafisme exerce sur des jeunes en révolte [...] » 76 ( * ) .

c) Les femmes, cibles de la radicalisation

Au cours de son audition par la délégation, le 24 mars 2016, Dounia Bouzar, anthropologue, directrice générale du Centre de prévention contre les dérives sectaires liées à l'islam (CPDSI), a présenté les aspects spécifiques de la radicalisation des jeunes filles , qui représentent 60 % des 1 000 saisines reçues directement des familles par le CPDSI.

Elle a expliqué cette surreprésentation par le caractère plus détectable des signes de radicalisation des filles, via le port du jilbab (elle a mentionné parmi les autres symptômes de radicalisation la baisse des résultats scolaires et l'interruption de toute pratique sportive ou artistique).

Il est significatif qu'une proportion non négligeable des jeunes filles attirées par Daech soit, selon certaines estimations, diplômées de l'université. Beaucoup de ces jeunes filles auraient l'« espoir fou de faire un beau mariage romantique en épousant un soldat, un « croisé » du califat rencontré, souvent, sur Internet » 77 ( * ) .

La proportion de femmes parmi les personnes parties rejoindre Daech serait de 10 %, les Françaises constituant apparemment le contingent le plus important des femmes djihadistes en Iraq et en Syrie, selon le Centre international des études sur la radicalisation de King's College .

Le réseau déconcentré des droits des femmes fait d'ailleurs partie des acteurs de la prévention de la radicalisation et a été mobilisé à cet effet, une formation ayant été proposée dès décembre 2015 aux déléguées régionales, par ailleurs associées aux cellules de suivi pour la prévention de la radicalisation et l'accompagnement des familles 78 ( * ) .

Dounia Bouzar a, lors de son audition, attiré l'attention de la délégation sur la nécessaire prise de conscience du fait que les techniques d'embrigadement, qui s'appuient généralement sur Internet et les réseaux sociaux , concernent un nombre croissant de jeunes issus des classes moyennes (48 %), voire supérieures (10 %), et qu'elles s'étaient affinées pour cibler les jeunes filles qui, nées en France, n'ont pas vécu l'immigration .

Elle a ainsi défini une typologie des jeunes filles ciblées par Daech en fonction des profils psychologiques suivants :

- celles que leurs valeurs altruistes poussent à chercher à se dévouer à la société pour lutter contre les injustices ;

- celles à qui l'on fait miroiter un monde utopique ;

- celles qui ont subi violences ou traumatismes, que l'obligation de non-mixité rassure de ce fait et qui voient dans les combattants de Daech les héros protecteurs dont elles ressentent le besoin.

Ces jeunes filles, dont certaines sont recrutées dès l'âge de douze ans, ont en commun d'être destinées à procréer pour Daech et de mettre au monde les futurs soldats de l'État islamique. Selon Dounia Bouzar, leur déconvenue serait grande quand, à leur arrivée, on leur confisque leur téléphone portable et leurs papiers et qu'elles découvrent que leur sort est d'être mariées de force après une période de réclusion destinée à vaincre leur résistance. Un précédent rapport de la délégation l'a souligné après un entretien avec une rescapée yézidie auquel a participé Gérard Larcher, président du Sénat, le 18 février 2016 : Daech participe à la traite des êtres humains et les femmes sont leurs premières victimes 79 ( * ) . Cet entretien a confirmé que les viols, l'esclavage sexuel, les avortements forcés et les mariages forcés que subissent les victimes de Daech sont perpétrés au nom de la religion.

Pour les proies de Daech, le niqab est perçu, selon Dounia Bouzar, « comme une armure , une carapace contre le monde extérieur, voire comme un « doudou » ». Il permet aussi de « détruire les contours identitaires des jeunes femmes » pour mieux dissoudre leur identité dans le groupe de leurs « soeurs » radicalisées, avec lesquelles elles ont des relations fusionnelles . C'est d'ailleurs, a souligné Dounia Bouzar, la « nostalgie de cette fusion au sein du groupe » qui rend fragile leur déradicalisation et qui, par la suite, « peut les faire replonger ».

Ces jeunes femmes recrutées par Daech ont aussi en commun, au terme de leur processus de radicalisation, un fanatisme qui les fait basculer dans une déshumanisation « tout aussi forte que celle des hommes » : Dounia Bouzar a évoqué le cas de jeunes femmes que leur altruisme attirait vers Daech, mais que l'on retrouvait sur des vidéos apprenant à leur bébé à jouer au ballon avec des têtes coupées, « arborant des sourires comme si elles étaient au septième ciel ».

De fait, les femmes tentées par le djihad n'ont pas pour objectif de devenir les esclaves sexuelles des combattants de Daech : si nos représentations peinent à voir dans les femmes des combattantes, les hommes, on le sait bien, n'ont pas le monopole de la violence terroriste, comme l'a rappelé, le 18 novembre 2015, la mort d'une femme kamikaze à Saint-Denis. L'État islamique a même mis en place une brigade de police en niqab et kalachnikov , exclusivement féminine et dont la « mission hautement symbolique » est de « maintenir les soeurs dans le droit chemin de cet islam dicté par les hommes de Daech » 80 ( * ) . Cette brigade servirait même à la propagande de l'État islamique pour mieux attirer des « recrues d'un nouveau genre qui se rêvent en héroïnes du terrorisme moderne » 81 ( * ) .

À cet égard, le procureur de Paris, interviewé par le journal Le Monde du 2 septembre 2016, soulignait le nombre croissant de jeunes filles mineures, « parfois à l'origine de projets terroristes qui [...] commencent à être très aboutis », alors que l'on pouvait penser à l'origine que les femmes « suivaient leur mari et se cantonnaient à des tâches ménagères en Syrie ».

Dounia Bouzar a par ailleurs commenté, le 24 mars 2016, l'engagement de nombreuses jeunes filles dans les mouvements salafistes piétistes , en théorie non violents. Elle estime toutefois que les deux processus d'embrigadement présentent des points communs : isolement de la victime, désocialisation, rupture avec le monde réel, dissolution de son identité au sein d'un groupe et non-mixité. A ces points s'ajoute la volonté de faire disparaître l'identité de la jeune fille et de l'isoler de sa famille par le port du niqab, que Dounia Bouzar considère non pas comme un attribut religieux, mais comme un « vêtement sectaire, totalitaire ». Elle a estimé que le salafisme pouvait, comme Daech, concerner des filles très différentes, qui partagent non seulement le besoin d'être rassurées par le groupe, mais aussi un « fantasme de pureté et de régénération, de purification personnelle ».

Dounia Bouzar a déploré que des politiques, tant de droite que de gauche, considérant à tort les salafistes comme non-subversifs, les aient laissés « réinterpréter l'islam sur la base des principes de non-mixité et de communautarisme ».

3. Deux aspects problématiques pour les droits des femmes

Les auditions auxquelles la délégation a procédé ont conduit au constat d'évolutions problématiques pour les femmes à travers deux exemples : la participation des athlètes féminines aux compétitions sportives internationales ; le financement des lieux de culte et de la formation des cadres religieux.

a) La participation des femmes aux compétitions sportives

Lors de son audition le 28 janvier 2016, Annie Sugier, présidente de la Ligue du droit international des femmes, a commenté l'influence sur le sport féminin d'approches fondées sur un relativisme culturel autorisant, pendant les compétitions internationales, le port apparent de signes d'appartenance religieuse.

En contradiction selon elle avec les valeurs universelles portées par le sport, une interprétation différente de la neutralité politique et religieuse prévue par la règle 50 de la Charte olympique serait faite selon que les autorités s'adressent à des athlètes femmes ou à des hommes .

Annie Sugier a rappelé que l'obligation de neutralité avait jusqu'à présent été rigoureusement appliquée à l'égard des aumôniers admis à exercer leur activité aux Jeux olympiques, auxquels est interdit tout insigne comportant des signes religieux distinctifs. De même, lors des JO de Londres en 2012, il avait été décidé de ne pas accéder aux demandes formulées par certains pays pour qu'il soit tenu compte du Ramadan. Dans le même esprit, a-t-elle précisé, les signes d'appartenance religieuse sont interdits aux footballeurs .

La même rigueur ne semble toutefois pas s'appliquer aux femmes.

Des athlètes voilées ont ainsi été admises à participer aux JO d'Atlanta en 1996. Les conditions posées à la participation des deux athlètes saoudiennes aux JO de Londres par leur pays étaient qu'elles demeurent voilées et qu'elles ne participent pas à des compétitions mixtes.

Lors des JO de Rio en 2016, le cas de l'escrimeuse Ibtihaj Muhammad, première athlète américaine participant à des JO en portant le voile, a été abondamment commenté. Dans une interview publiée sur le site de la chaîne France 24 le 3 août 2016, elle déclare espérer que son engagement pourra contribuer à « changer l'image que les gens peuvent avoir de la femme musulmane ». D'autres athlètes ont d'ailleurs concouru voilées à Rio, affirmant ainsi leur appartenance religieuse et apportant la confirmation que l'article 50 de la Charte olympique n'a en réalité pas été appliqué aux femmes.

Selon Annie Sugier, cette différence d'interprétation entre athlètes en fonction de leur sexe revient à admettre qu'il existe « une loi supérieure à la loi olympique pour les femmes ». Parmi les conséquences de cette appréciation différenciée de l'article 50 de la Charte olympique, elle a mentionné, lors de son audition, le maillot intégral imposé dans son pays à une nageuse iranienne : ce maillot pèserait, une fois mouillé, quelque six kilos...

Dans le même esprit, Annie Sugier a estimé que des organisations internationales comme le Conseil de l'Europe et l'Unesco proposaient, au nom de l'égalité entre femmes et hommes dans le sport, des « bonnes pratiques » excluant la mixité (horaires séparés d'entraînement, entraîneurs de sexe féminin...) et préconisaient l'acceptation de tenues adaptées aux spécificités « culturelles » pour les femmes et les filles.

Ces renoncements à la neutralité dans le sport, qui partent d'une intention apparemment louable puisqu'il s'agit de ne pas priver les femmes de pratique sportive, ne sont pas sans conséquences dans notre pays.

Le fait qu'à la FIFA se soient élevées des voix promouvant le voile islamique dans le football féminin aura nécessairement des effets sur le football féminin français. De même pour la pratique du karaté, puisque la fédération mondiale de karaté a autorisé le voile dans les compétitions internationales, à la demande de l'Iran.

Lors de son audition du 28 janvier 2016, Annie Sugier a ainsi commenté les jeux de 1993 organisés par des pays islamiques et réservés aux femmes. Il faut d'ailleurs noter que cela n'aurait probablement pas été accepté s'il s'était agi d'hommes... Les jeux réservés aux femmes ont donné lieu à une recommandation de la délégation dans le cadre du rapport de Michèle André Égalité des femmes et des hommes dans le sport , en 2010-2011 82 ( * ) .

Un autre modèle de pratique sportive ayant ainsi été validé pour éviter les risques prétendus liés à la mixité dans le sport, Annie Sugier a estimé que l'on ne devait pas s'étonner que dans certains quartiers de nos villes, les filles soient privées de pratique sportive ou que des municipalités soient confrontées à des exigences telles que des horaires d'entraînement spécifiques pour les filles, par exemple dans les piscines.

Il est donc important que la délégation s'inscrive dans ce débat.

Au cours de la réunion du 6 octobre 2016, Corinne Bouchoux a fait observer que la neutralité des athlètes prévue par la Charte olympique ne saurait s'appliquer au sport amateur, sauf à priver, dans certains quartiers, les jeunes filles de pratique sportive 83 ( * ) .

De manière générale, la délégation rappelle, comme elle le recommandait dans un précédent rapport intitulé Égalité des femmes et des hommes dans le sport , la nécessité :

- de condamner fermement, au nom du principe de non-discrimination dans le sport, toute organisation de jeux séparés pour les femmes qui serait prétextée par des motifs religieux ;

- de réaffirmer que le principe de neutralité dans le sport s'oppose au port de signes religieux par les sportives participant aux compétitions olympiques et internationales. Il convient donc d'appeler les autorités françaises en charge du sport à relayer cette préoccupation auprès du Comité international olympique, par le biais du Comité national olympique et sportif français, et auprès de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association), par le biais de la fédération française. Cette préoccupation doit également être relayée auprès des athlètes composant les délégations françaises aux compétitions internationales et auprès des représentants français dans des instances sportives internationales.

La délégation est d'avis que, dans la perspective de la candidature de Paris aux Jeux olympiques, la France affirme l'exigence de neutralité politique et religieuse des athlètes, conformément à la Charte olympique.

Elle estime que ce principe ne saurait s'accommoder d'aucune exception quand il s'agit de femmes, au nom d'une volonté d'inclusion qui revient à nier l'égalité entre les femmes et les hommes.

b) L'enjeu du financement des lieux de culte et de la formation des cadres religieux

Les conséquences, sur la situation des femmes en France, de la formation des imams et du financement des mosquées ont été abordées spontanément par certains participants à la table ronde du 14 janvier 2016.

Hanane Karimi, co-fondatrice du collectif Les femmes dans la mosquée , a ainsi déploré que la France ait recours à des pays étrangers pour la formation des imams , selon elle « dommageable pour l'égalité entre hommes et femmes et pour la cohésion sociale » car la transmission des valeurs religieuses de l'islam est « intimement liée à la culture du pays et au contexte sociopolitique ».

Nassr Edine Errami a pour sa part fait valoir que la ségrégation spatiale des hommes et des femmes dans des mosquées en France est « imposée par les pays qui « exportent » leurs imams vers la France ».

Il a estimé que « délivrer des permis de construire pour des projets qui relèguent les femmes dans des sous-sols revient à trahir les lois de la République et la valeur d'égalité entre hommes et femmes qui les sous-tendent ».

Selon Hanane Karimi, « les mosquées en France constituent une zone de non-droit , car les imams sont « importés » et ne sont pas en cohérence avec la culture française ». Elle a rapporté que l'imam ayant, en octobre 2013, jugé illicite pour des femmes de prier dans la Grande mosquée de Paris avec des hommes, ce qui avait conduit à la création du Collectif Les femmes dans la mosquée , s'était appuyé sur les règles en vigueur dans son pays, en l'occurrence l'Algérie , règles qu'il a estimées devoir s'appliquer en France 84 ( * ) .

Nassr Edine Errami a également observé au cours de la table ronde du 14 janvier 2016 que l'Arabie saoudite avait contribué au financement de la Mosquée de Strasbourg . Il a à cet égard jugé que la France « faisait preuve d'incohérence en souhaitant lutter contre l'intégrisme religieux et la radicalisation des jeunes, tout en permettant aux imams d'exprimer avec tant de liberté des valeurs qui ne correspondent pas à celles de la France ».

Tout se passe donc comme si la France déléguait à des pays étrangers, dont les valeurs ne correspondent pas nécessairement aux nôtres, deux aspects essentiels du fonctionnement de l'islam .

Ces sujets ont été abordés par la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France. Ainsi Antoine Sfeir, spécialiste de l'islam et du monde musulman, remarquait-il le 3 février 2016 devant la mission d'information que la France avait fait venir « des prêcheurs saoudiens chez nous et, avec eux, l'islam radical ».

Le recours à des financements étrangers s'explique par la combinaison de deux facteurs :

- la loi de 1905 exclut le financement par l'État de la construction de lieux de culte 85 ( * ) et de la rémunération comme de la formation des ministres du culte ;

- quant aux départements où s'applique le Concordat, la religion musulmane n'y est pas reconnue.

Selon le directeur des libertés publiques, auditionné le 27 janvier 2016 par la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France, 10 % des projets de construction de mosquée auraient recours à des financements étrangers ; environ 300 imams sont détachés par des pays étrangers et rémunérés par eux (150 par la Turquie, 120 par l'Algérie et 30 par le Maroc qui envoie en France par ailleurs plus de 220 imams pendant le Ramadan) 86 ( * ) .

Le Maroc assure la formation d'imams français à l'Institut Mohammed V de Rabat créé en 2015, cette formation de trois ans étant entièrement prise en charge par ce pays, comme l'a confirmé l'ambassadeur du Maroc lors de son audition par la mission d'information, le 23 mars 2016.

Certes, l'importance du fait que des imams exerçant leur mission en France aient été formés à l'étranger peut être relativisée, puisque comme l'a relevé notre collègue Bariza Khiari lors de son audition par la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France, le 3 février 2016, « d'une certaine façon l'islam [libéré de l'emprise des États d'origine] existe déjà : c'est celui des imams autoproclamés, de ceux qui sont financés par des organisations caritatives du Moyen-Orient ».

Le recours à des formations par des pays étrangers a cependant pour conséquence une connaissance trop souvent limitée, par les imams, de la société française 87 ( * ) , voire la diffusion de valeurs plus ou moins compatibles avec celles de la République française, comme cela a été relevé à plusieurs reprises au cours des auditions de la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France 88 ( * ) .

Il pose également des problèmes de compréhension des imams par les fidèles , puisque tous les imams exerçant en France ne parlent pas français et font parfois semble-t-il appel aux services de traducteurs.

Même si la question de la langue française peut être relativisée (l'imam de Brest qui a beaucoup fait parler de lui en octobre 2015, lors du Salon de la femme musulmane de Pontoise, parle très bien notre langue ; la seule chaîne francophone parlant de l'islam que l'on capte en France est saoudienne 89 ( * ) ), le fait que des imams exerçant leur mission en France ne parlent pas notre langue peut être de nature à favoriser le recours à Internet, par des croyants en manque de repères, avec tous les dangers que comporte le marché religieux en ligne, comme cela a été vu plus haut.

Compte tenu de l'incidence potentielle, sur les droits des femmes dans notre pays, non seulement de l'intervention de certains pays à travers la rémunération et la formation des imams, mais aussi de l'influence de prédicateurs douteux exerçant leur influence sur les réseaux sociaux, en ligne ou sur les chaînes de télévision, la délégation estime nécessaire de réagir.

La délégation partage le jugement des rapporteurs de la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France qui ont qualifié, dans leurs conclusions, de « palliatif » 90 ( * ) le fait que des imams soient détachés des pays d'origine, et qui se sont également déclarés défavorables au fait que des imams français soient formés à l'étranger 91 ( * ) .

Selon la délégation, tant qu'il sera nécessaire de recourir à des États étrangers pour la formation des imams exerçant sur le sol français, il convient que ces personnes soient formées aux valeurs qui fondent notre République, et plus particulièrement à l'égalité entre femmes et hommes.

Le directeur des libertés publiques a évoqué devant la mission d'information, le 27 janvier 2016, la renégociation des accords bilatéraux sur la formation des imams conclus avec les pays qui envoient des ministres du culte en France, « pour prévoir en particulier une clause de connaissance de la langue française, ou encore le passage d'un des diplômes universitaires dispensés en France ».

Ces diplômes universitaires sur le fait religieux et la laïcité 92 ( * ) , parmi lesquels le DU « Interculturalité, laïcité, religions » créé en 2008 par l'Institut catholique de Paris en partenariat avec le ministère de l'Intérieur, sont ouverts à des publics variés 93 ( * ) . Ils comportent des modules juridiques 94 ( * ) , historiques, sociologiques qui permettent de compléter la formation théologique des cadres religieux pour permettre à ceux-ci de mieux connaître la réalité juridique et institutionnelle française.

La délégation considère ces formations avec intérêt.

Elle a abordé cette question au cours de sa réunion du 6 octobre 2016. Chantal Deseyne a estimé que si l'État ne saurait s'immiscer dans la formation théologique des ministres du culte, ce n'était pas le cas en revanche s'agissant des formations profanes qui leur sont proposées dans le cadre de ces diplômes universitaires. Corinne Féret a considéré que les cadres religieux de tous les cultes devaient être encouragés à suivre ces formations, au sein desquelles peuvent être organisés des modules relatifs à l'égalité entre femmes et hommes. Chantal Deseyne a également souligné l'importance de telles formations non seulement pour les ministres du culte, mais aussi pour les aumôniers et aumônières.

Par ailleurs, la délégation estime que les accords bilatéraux sur la formation des imams conclus avec des États étrangers devraient intégrer, outre la connaissance de notre langue qui semble un prérequis, l'engagement des pays partenaires à procéder à une sensibilisation systématique de ces personnes à l'égalité entre femmes et hommes en France et pour prévoir que les imams envoyés en France s'engagent à respecter, dans le cadre de leur mission, l'égalité des sexes.

Enfin, ainsi que Gérard Larcher, président du Sénat, le faisait observer dans son rapport précité au Président de la République, il semble souhaitable de « contrôler plus étroitement les financements des lieux de culte et la prise en charge financière des imams et des cadres religieux musulmans, par des États étrangers ou des entités qui leur sont liés. » 95 ( * ) .

Tel était d'ailleurs le sens de la recommandation formulée par notre collègue Hervé Maurey, au nom de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriales 96 ( * ) : il s'agissait de promouvoir la transparence en matière de financement des lieux de culte à travers l'obligation faite aux maîtres d'ouvrage de produire un plan de financement pour chaque projet de construction d'édifice cultuel.

La délégation soutient, dans cette logique, les initiatives qui visent à favoriser la transparence du financement des lieux de culte, à travers par exemple le projet actuellement à l'étude de création d'une nouvelle association cultuelle dont le statut imposerait la production de comptes certifiés.

En conclusion, la délégation considérerait comme une évolution positive que les cadres religieux, de tous les cultes, soient encouragés, parallèlement à la formation théologique propre à chaque culte, à suivre les diplômes universitaires sur le fait religieux et la laïcité, et que ces diplômes comportent un enseignement sur l'égalité entre femmes et hommes, valeur fondamentale de notre République.

B. LA MIXITÉ EN QUESTION AUJOURD'HUI EN FRANCE

Des observations de terrain font état d'évolutions inquiétantes pour l'avenir de la mixité, dans notre pays, dans l'espace public et dans des activités aussi diversifiées que les soins, plus particulièrement à l'hôpital public, dans l'entreprise et dans l'enseignement, tant supérieur que primaire et secondaire.

De semblables remontées de terrain sont dénoncées depuis une quinzaine d'années. À bien des égards, le diagnostic effectué par des rapports publics élaborés au début des années 2000, à commencer par celui de la « Commission Stasi », semble encore d'actualité.

L'heure n'est pas à la généralisation de ces alertes à l'ensemble du territoire ni à une dramatisation excessive . Les situations qu'évoque le présent rapport sont toutefois la manifestation de tendances préoccupantes qui doivent donner lieu à une réaction énergique des pouvoirs publics, précisément pour éviter la généralisation de ces difficultés.

Comme le recommande le philosophe Abdenour Bidar, il convient de se garder du piège tendu par ceux et celles qui, au nom de la liberté de conscience et du « dialogue entre les différences » 97 ( * ) , instrumentalisent les principes démocratiques pour demander toujours plus de tolérance et qui revendiquent des « droits spéciaux » tels que des « consultations médicales des femmes assurées spécialement par un personnel médical féminin ou des horaires réservés aux femmes dans les piscines », mais qui en privé, dissimulent une pratique religieuse conservatrice, voire obscurantiste « sous les dehors de la respectabilité » 98 ( * ) .

1. La question de l'espace public et les interrogations suscitées par le voile

La question de la mixité de l'espace public est liée à celle du voile. Ces derniers mois, la polémique sur la mode dite « pudique » puis, au cours de l'été 2016, sur le « burkini », maillot de bain présenté comme respectant la pudeur des femmes, a conféré à ce débat récurrent, souvent passionné, une dimension quelque peu renouvelée.

a) La mixité remise en cause dans l'espace public

Ce point impose de tenter de définir l'espace public : il s'agit d'un endroit « accessible à tous et ayant la capacité de refléter la diversité des populations », de « tout espace de rencontre, qu'elle soit fortuite ou programmée, où l'on peut faire l'expérience de l'Autre et où la différence, même sa propre différence, est protégée par l'anonymat » 99 ( * ) . En d'autres termes, on peut définir l'espace public comme un lieu où peuvent se rencontrer des personnes qui ne se ressemblent pas. L'espace public suppose la libre allée et venue de personnes pouvant se déplacer sans contrôle , ce qui semble exclure l'existence d'espaces publics dans des sociétés non démocratiques.

Quelle est la conséquence de cette définition sur la présence des femmes dans l'espace public ?

Selon la philosophe Catherine Kinztler, auditionnée par la délégation le 25 mars 2015, la liberté, fondamentale pour les femmes, de « pouvoir sortir sans être sommée à chaque instant de rentrer, s'entendre dire qu'on n'a rien à faire là, ou que si on est là sans avoir rien à faire, c'est qu'on se prostitue », est rendue possible par le régime laïque qui permet aux femmes non seulement de sortir de chez elles - question dont elle rappelle qu'elle ne s'est jamais posée pour les hommes - mais aussi de « sortir [... de leur] propre condition ».

Il semble malheureusement que se produise, dans certains quartiers, une exclusion progressive des femmes et des petites filles qui ne peut que préoccuper la délégation.

Ainsi les auteurs du rapport de juin 2004 (dit « rapport Obin ») intitulé « Les signes d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires » rapportaient-ils le constat de la « disparition des filles des activités sportives et des centres sociaux » 100 ( * ) . Ils soulignaient aussi l'enfermement des filles, empêchées de sortir de chez elles pendant les week-ends : « Dans telle cité, on nous dit que les filles doivent rester le week-end en pyjama afin de ne pouvoir sortir ne serait-ce qu'au pied de l'immeuble » 101 ( * ) .

« Il n'y a plus aucune petite fille qui joue en bas des tours [...]. C'est réservé aux petits garçons » : ainsi témoignait, en 2014, une institutrice du Rhône 102 ( * ) .

Cette remise en cause de la mixité a atteint le secteur du commerce de proximité et notamment celui des auto-écoles (une polémique a ainsi concerné, en août 2016, une auto-école de la région lyonnaise proposant des formations à l'épreuve du code dans des salles séparées 103 ( * ) ).

En juin 2015, la polémique causée par la révélation de la fixation d'horaires d'ouverture séparés pour hommes et femmes dans une épicerie de la banlieue bordelaise a illustré l'ampleur d'un phénomène qui semble désormais très visible dans certains quartiers. Le gérant, converti à l'islam en 2012 de même que son épouse, pensait en collant « sur la porte de son commerce une affichette manuscrite indiquant les jours et les heures où le magasin était ouvert aux « frères » ou aux « soeurs » [... s'adapter] à la demande de sa clientèle » 104 ( * ) . Il a été condamné en avril 2016 à une peine de deux mois de prison avec sursis et à 500 euros d'amende pour discrimination à raison du sexe et refus d'un bien ou d'un service dans un lieu accueillant du public.

Cette question rejoint, entre autres exemples, la demande d'horaires séparés dans les piscines municipales 105 ( * ) , qui préoccupe certains élus locaux 106 ( * ) .

Toutes ces demandes ne tiennent pas à des préoccupations d'ordre religieux. Certaines sont motivées par des considérations liées à la santé (cas de groupes de femmes atteintes d'un cancer ou souffrant de troubles de l'alimentation) et n'appellent pas de commentaire particulier.

Certaines en revanche sont formulées pour des motifs que l'on peut qualifier de culturels ou de religieux. Elles sont contestables car elles portent atteinte à l'égalité entre femmes et hommes et au principe de mixité qui sous-tend notre projet de société. Elles contribuent de surcroît à limiter de manière injustifiée la liberté des autres usagers.

L'exclusion des femmes de l'espace public rejoint la question des prescriptions vestimentaires et de l'usage consistant à cacher le corps des femmes, autorisées à sortir en dehors du domaine privé de la maison si elles portent une tenue qui les dérobe aux regards.

Le témoignage des membres du collectif Femmes sans voile d'Aubervilliers , reçues le 25 mars 2016 par Chantal Jouanno, présidente, en présence d'autres membres de la délégation, a mis en valeur le rapport entre l'exclusion des femmes de l'espace public et l'obligation du port du voile.

Elles ont décrit l'exclusion progressive des femmes de la rue et des cafés où, dans leur commune d'Aubervilliers, elles ne sont plus les bienvenues. Parallèlement s'est opérée l'expansion du voile, qui conditionne l'acceptation par les hommes de la présence des femmes en dehors de leur domicile. Elles jugent inquiétante cette présence croissante du voile puisqu'il s'étend selon elles à des fillettes de plus en plus jeunes . Elles demandent donc l'interdiction du voile pour les mineures , y compris en dehors des établissements d'enseignement primaire et secondaire où la loi française l'interdit depuis 2004.

Elles s'alarment des pressions parfois violentes que subissent les femmes non voilées à Aubervilliers et dénoncent la peur qui conduit un nombre croissant de femmes d'origine maghrébine à adopter un comportement vestimentaire conformiste, par craintes de représailles, pour elles ou leurs enfants.

Le témoignage de Nadia Remadna, qui a créé la Brigade des mères en 2014 pour « remettre la République dans les banlieues », rejoint celui des Femmes sans voile d'Aubervilliers . Parmi les revendications des « brigadières », mentionnons cette demande éclairante : « que les mères aient le droit de sortir librement dans les quartiers », alors-même que ceux-ci sont désertés par les femmes 107 ( * ) .

Face au sentiment d'abandon qu'éprouvent ces femmes, la délégation considère que les pouvoirs publics doivent réinvestir l'ensemble du territoire de la République afin d'y garantir le respect des règles de notre vivre ensemble. Aucune injonction vestimentaire faite aux femmes, aucune limitation de leurs droits et libertés, qu'elles soient motivées par l'appartenance communautaire ou par des réflexes identitaires, ne sont acceptables.

Les pouvoirs publics se doivent, dans ces territoires, d'accorder une attention particulière à la situation des femmes et des jeunes filles pour réprimer toute tentative d'intimidation liée à leur sexe, à leur comportement ou à leur apparence. La proposition de la délégation consistant à créer un délit autonome d'agissement sexiste 108 ( * ) vise précisément les comportements de cet ordre.

S'il est compréhensible qu'il ne puisse y avoir de forces de sécurité présentes en tout temps et en tout lieu, à tout le moins la réaffirmation systématique des valeurs de la République est-elle un impératif.

b) Le voile : un débat récurrent ravivé par la « mode pudique » et par les questionnements sur le « burkini »

Récurrent dans notre pays, le débat sur le voile semble encore plus présent depuis quelques mois.

Un sondage de Figaro-Ifop réalisé entre le 14 et le 18 avril 2016, publié dans Le Figaro du 29 avril 2016, révèle que le nombre de personnes opposées au voile progresse en France .

En 1989, à la question : « Êtes-vous favorable au port du voile ou du foulard dans la rue pour les musulmanes qui le souhaitent ? », la part des réponses négatives était de 33 %. Elle est aujourd'hui de 63 % (on compte actuellement 9 % de réponses favorables seulement et 28 % d'indifférents) 109 ( * ) .

En février-mars 2016, la polémique suscitée par la mise en vente et la promotion, par de grandes enseignes de prêt à porter, de voiles et de tenues telles que des maillots de bain très couvrants 110 ( * ) (question sur laquelle ce rapport revient ci-après), a confirmé l'importance centrale des questions concernant les femmes au sein des interrogations suscitées par le fait religieux. Elle a rappelé aussi combien les vêtements féminins pouvaient investir le champ politique.

Il faut tout d'abord souligner ce qu'implique le terme de mode « pudique » 111 ( * ) qualifiant ces produits : serait-ce pour signifier que les femmes qui ne suivent pas cette mode seraient « impudiques » ?

Le fait que ces vêtements féminins puissent être considérés comme conformes aux codes vestimentaires islamiques ne fait pas de doute, si l'on se réfère au nom choisi pour les maillots de bain ( burkinis 112 ( * ) ) et pour la ligne ( Abaya) d'une marque de luxe italienne 113 ( * ) . Le débat de l'été 2016 devait d'ailleurs faire entrer dans le vocabulaire courant le mot « burkini », néologisme constitué à partir de « burqa » et « bikini ».

Selon un sociologue spécialiste des questions relatives à la mode, « On assiste à un véritable tournant. Que des grandes marques s'intéressent au marché du Moyen- Orient , cela existe depuis les années 1970. Elles lui ont toujours proposé des vêtements en les modifiant à la marge. La grande nouveauté est que, pour la première fois, elles créent des tenues islamiques » 114 ( * ) .

Cette offensive commerciale venue du Royaume Uni, d'Espagne, du Japon et d'Italie, encouragée sans aucun doute par les enjeux financiers d'un marché considérable, dont le chiffre d'affaire mondial a été évalué à 230 milliards de dollars en 2014 (320 milliards en 2020) 115 ( * ) , a suscité des réactions très vives en mars-avril 2016 .

Ainsi Danielle Bousquet, présidente du Haut conseil à l'égalité, a-t-elle souligné la « question politique » posée par la mode pudique, cette « mode religieuse » constituant un « instrument de plus au service d'un projet de société non seulement sexiste [...] mais d'enfermement et de contrôle du corps des femmes » 116 ( * ) .

Dans le même esprit, plusieurs associations féministes, parmi lesquelles la Ligue du droit International des Femmes , la Coordination Française pour le Lobby Européen des Femmes , EGALE Égalité Laïcité Europe , Femmes sans voile d'Aubervilliers , Femmes Solidaires , Féminisme et géopolitique , Les Libres Mariannes et Regards de femmes ont réagi ensemble, le 31 mars 2016, pour dénoncer dans un communiqué commun « la banalisation du port du voile islamique, qui veut se faire beau et élégant à travers des défilés de mode visant un immense et juteux marché mondial. [...] Ni l'élégance, ni la couleur, ni la taille, ni la richesse des tissus, ni leur texture, ne sauraient changer le sens de ce symbole » 117 ( * ) .

Selon l'historienne Christine Bard, auteure d' Une histoire politique du pantalon 118 ( * ) , ce débat passionné évoque « la longue controverse nationale sur le voile islamique et le voile intégral (le burqini rappelant la burqa ), qui se déploie aujourd'hui dans un contexte très tendu lié au traumatisme des attentats » 119 ( * ) . L'historienne a rappelé le lien entre l'émancipation des femmes et l'évolution de leur tenue vestimentaire , qu'il s'agisse du droit de porter le pantalon, de la « liberté de supprimer les entraves, comme le corset », ou de la faculté de « dénuder certains parties du corps comme les bras et les jambes ». Ce lien met en évidence la portée politique - dont témoigne par exemple l'appel au boycott des marques concernées - d'un débat loin, en réalité, d'être futile .

c) Le débat juridique sur le « burkini »

Le débat causé, en août 2016, quelques jours après l'émotion immense due à l'assassinat d'un prêtre catholique célébrant la messe, par la présence sur des plages françaises de femmes portant le burkini et par les arrêtés d'interdiction pris par quelque 31 communes dans le cadre des pouvoirs de police du maire 120 ( * ) , illustre la complexité de questions touchant aux libertés fondamentales combinées à la laïcité, à la définition de l'espace public, à l'égalité entre femmes et hommes et à la portée - politique et religieuse - des usages vestimentaires.

Tenue ostentatoirement religieuse, suscitant le rejet de certains dans le contexte issu des attentats de juillet 2016, élément de libération pour des femmes qui, sans cet accessoire, n'auraient pas la possibilité de profiter de la plage et de se baigner ou, au contraire, symbole de leur soumission à des préjugés enjoignant aux femmes de cacher leur corps ? Les interprétations de cet accessoire vestimentaire sont multiples.

Pour le président du Conseil supérieur du culte musulman, « la question du burkini n'est pas d'ordre religieux. Quelques femmes le choisissent, peut-être par provocation, mais la plupart le font par pudeur. [...]. Le débat [...] pose la question des libertés » 121 ( * ) .

Selon un sondage mené par l'Ifop entre le 22 et le 24 août 2016, 64 % des personnes interrogées seraient opposés au port du burkini sur les plages, 30 % s'affirmant indifférentes 122 ( * ) .

Ces arrêtés municipaux ont donné lieu à des réactions diverses. Pour le Premier ministre, le burkini est la « traduction d'un projet politique, de contre-société, fondé notamment sur l'asservissement de la femme » 123 ( * ) . Des points de vue comparables se sont exprimés dans la majorité comme dans l'opposition. Des voix se sont élevées pour demander qu'une norme claire soit élaborée, à l'échelle nationale, dans les espaces publics de baignade et sur les plages publiques. Mais des jugements critiques ont émergé, au sein même du Gouvernement : la ministre de l'Éducation nationale s'est demandé « jusqu'où [on pourrait aller] pour vérifier qu'une tenue est conforme aux bonnes moeurs ».

Ainsi les images de cette femme sommée par la police municipale de Nice de se dévêtir sur la plage, et verbalisée pour avoir porté une tenue de bain couvrante, ont-elles à juste titre été jugées choquantes par de très nombreuses personnes ; la délégation partage cette émotion.

À cet égard, force est de relever le paradoxe de cette polémique : alors que l'évolution du vêtement féminin, parallèlement à une tendance historique à la conquête de nouveaux droits, est allée dans le sens d'un allègement des contraintes, à la plage comme dans les autres aspects de la vie quotidienne, c'est en quelque sorte au nom des bonnes moeurs que l'on a rejeté des tenues de bains qui auraient été considérées comme correctes il y a cent ans.

Tel est le sens de la remarque du journaliste Edwy Plenel sur le site de Mediapart , une photo de baigneuses de la Belle époque, couvertes de la tête aux pieds, servant à relativiser la portée de la polémique sur le burkini . Pourtant, le parallèle ainsi établi fait fi de décennies de combats pour l'émancipation du corps des femmes .

Les auteurs des recours contre les arrêtés municipaux ont argumenté sur le terrain des atteintes aux libertés fondamentales (d'opinion, de religion, d'aller et venir, de se vêtir) et sur la définition de la laïcité qui, ont-ils rappelé, n'impose pas la neutralité religieuse dans l'espace public. Ils ont estimé que le burkini ne saurait contrevenir à la loi de 2010 car il ne dissimule aucunement le visage ; il convient donc selon eux de le considérer comme un voile, autorisé à ce titre dans l'espace public.

De manière très éclairante, les décisions de justice auxquelles ont donné lieu les arrêtés antiburkini s'appuient sur des appréciations diverses de la signification de ce maillot de bain.

Seul le tribunal administratif de Nice, en rejetant le 22 août 2016 les recours contre l'arrêté de Villeneuve-Loubet, a intégré dans son raisonnement la question de l'égalité entre hommes et femmes. Il a explicitement considéré que « même si certaines femmes de confession musulmane déclarent porter, selon leur bon gré, le vêtement dit burkini , pour afficher simplement leur religiosité, ce dernier, qui a pour objet de ne pas exposer le corps de la femme comme il était dit à l'audience, peut toutefois être analysé également comme l'expression d'un effacement de celle-ci et un abaissement de sa place qui n'est pas conforme à son statut dans une société démocratique ».

Le Conseil d'État, le 26 août 2016, n'a pas retenu ces arguments et s'en est tenu, pour annuler l'arrêté de Villeneuve-Loubet, à l'absence de trouble à l'ordre public, considérant que l'arrêté litigieux porte « une atteinte grave et manifestement illégale aux libertés fondamentales ».

On peut néanmoins observer, comme certains juristes éminents 124 ( * ) , que le Conseil d'État a fondé sa décision sur la seule protection de l'ordre public matériel, qualifiée par l'un de ces commentateurs de « conception étroite de l'ordre public », sans prendre en considération la notion d'atteinte à la dignité de la personne humaine qui avait fondé des décisions plus anciennes 125 ( * ) et qui aurait peut-être permis de donner à sa décision une dimension protectrice pour les femmes.

En tout état de cause, le burkini peut être considéré comme l'illustration symbolique d'une conception du corps de la femme et de sa place dans la société à laquelle ne saurait souscrire la délégation.

Faut-il pour autant légiférer sur cette question complexe ? Il semble qu'une proposition de loi antiburkini , si elle se borne à réglementer la tenue des femmes, ne puisse pas être soutenue par la délégation.

La délégation considère qu'il n'appartient pas au législateur de réglementer les tenues vestimentaires, à l'exception des risques d'atteinte à l'ordre public et de l'exigence de neutralité des agents publics.

La délégation constate que le débat sur la laïcité ou le fait religieux se focalise systématiquement sur la tenue vestimentaire des femmes. Elle déplore vivement les agressions dont sont victimes des femmes pour ce motif. Elle s'étonne que l'apparence des hommes ne fasse pas l'objet des mêmes questionnements et exclut toute intervention du législateur pour réglementer les tenues vestimentaires, des femmes comme des hommes, en dehors de toute considération d'ordre public et de l'exigence de neutralité des agents publics.

2. La mixité en question dans le domaine des soins médicaux

Dans le domaine des soins, plus particulièrement dans le service public hospitalier, le fait religieux est présent à travers une connaissance parfois imparfaite, par certains personnels, du devoir de neutralité auxquels ils sont soumis et par les demandes de certains malades qui perturbent parfois l'organisation des services.

a) La neutralité de certains personnels parfois en question

On observe ainsi le refus de certains personnels soignants de respecter l'obligation de neutralité qui incombe à tout agent public. Parmi les manifestations d'appartenance religieuse évoquées par Isabelle Lévy, auteure de Menaces religieuses sur l'hôpital 126 ( * ) , certaines sont communes aux femmes et aux hommes, comme par exemple les demandes d'aménagement du temps de travail. S'agissant spécifiquement des femmes , Isabelle Lévy, lors de son audition en avril 2016, a évoqué le cas de femmes membres du personnel demandant à pratiquer leur métier voilées , en dépit de la règle de neutralité qui s'impose aux agents du service public.

Une étude intitulée La « diversité » à l'hôpital : identités sociales et discriminations , réalisée en 2010 par le Centre Migrations et citoyenneté de l'IFRI atteste une connaissance insuffisante, de la part des personnels hospitaliers, de l'obligation de neutralité religieuse propre aux agents publics dans l'exercice de leur mission puisqu'il mentionne « des règles qui ne concernent pas l'hôpital (comme la loi de 2004) [...] invoquées pour interdire le port de signes religieux par le personnel » ainsi que le « port de la charlotte comme substitut au voile ou à la kippa » 127 ( * ) .

Les règles auxquelles sont soumis les personnels des établissements publics de santé semblent mal connues des professionnels et des futurs professionnels puisque, selon une enquête citée par la Fédération hospitalière de France, 70 % des étudiants en médecine et 64 % des médecins hospitaliers souhaiteraient recevoir un enseignement spécifique sur la laïcité 128 ( * ) . Ce constat souligne l'intérêt de la commission « Laïcité et fonction publique » installée le 7 juin 2016, à laquelle est précisément associé un représentant de l'AP-HP et dont les conclusions doivent être rendues en novembre 2016.

Le respect de la neutralité par les soignants est primordial pour les patients car, comme l'a relevé Isabelle Lévy lors de son audition, la manifestation de l'appartenance religieuse d'un soignant ne garantit pas au patient le respect d'une parfaite neutralité dans l'administration des soins : « Va-t-il proposer tous les antalgiques, toutes les interventions » 129 ( * ) que sa religion pourrait éventuellement réprouver ? Isabelle Lévy a confirmé, lors de cet entretien, le besoin d'une formation des personnels hospitaliers ce domaine .

b) Des soins à « négocier » face aux demandes de certains malades

L'étude précitée de l'IFRI intitulée La « diversité » à l'hôpital : identités sociales et discriminations , parle aussi  de « mieux négocier la réalisation du soin » et affirme que « L'adaptation des pratiques professionnelles aux pratiques culturelles ou religieuses du patient est considérée par les soignants comme un aspect important de leur métier » 130 ( * ) .

La Fédération hospitalière de France a estimé, au terme d'une enquête menée entre janvier et mai 2015 auprès de 172 établissements publics (de santé et médico-sociaux) sur la difficulté de mise en oeuvre du principe de laïcité, qu' un tiers des établissements étaient confrontés à des situations problématiques avec des patients ou leur famille 131 ( * ) .

Les principales difficultés ont trait, selon Isabelle Lévy, auteure de Menaces religieuses sur l'hôpital 132 ( * ) , à l'exigence, commune aux hommes et aux femmes, d'être examinés et soignés par une personne du même sexe.

Isabelle Lévy, qui effectue régulièrement des formations à la laïcité pour les personnels hospitaliers, observe que le fait religieux à l'hôpital est tellement présent que des malades précisent quelle est leur religion avant même d'aborder leur problème de santé : « les soignants sont quasiment contraints à parler de religion plus que du soin » 133 ( * ) . Ce constat était déjà présent dans le rapport remis au Président de la République le 11 décembre 2003 par la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République : « Des personnels hospitaliers s'épuisent dans des négociations avec les usagers, au détriment des soins qu'ils devraient prodiguer en urgence » 134 ( * ) .

Les difficultés exposées par Isabelle Lévy concernent tant les personnels soignants que les malades et montrent que, depuis la publication du rapport de la « Commission Stasi », en 2003, la situation à l'hôpital n'a pas évolué favorablement.

On peut d'autant plus s'étonner de cette attitude que dans son enquête Islamistan , Claude Guibal fait intervenir le témoignage d'une ophtalmologiste d'Arabie saoudite, première femme médecin nommée au King Faisal Hospital et admise à « franchir les portes du palais royal ». Jamais un homme n'a refusé d'être examiné par elle : « Ici, même pour un ultrareligieux, je ne suis pas une femme, mais un médecin » 135 ( * ) . Pourquoi ce qui est possible en Arabie saoudite pose-il problème en France ?

Selon les remontées de « terrain » évoquées par Isabelle Lévy dans son livre précité, des femmes demanderaient des ordonnances sans examen clinique préalable si le médecin est un homme, des pancartes « interdit aux hommes » seraient affichées sur certaines portes de chambres d'hôpital, des femmes intégralement voilées refuseraient de se déshabiller, voire de se déganter, pour des examens ou des soins, y compris parfois pour passer au bloc opératoire 136 ( * ) .

Évidemment, il est compréhensible que, dans certaines circonstances, il soit plus facile pour un patient d'avoir affaire à un soignant du même sexe. On le comprend a fortiori s'agissant notamment des soins gynécologiques. Mais cette exigence de choix du praticien , parfaitement légitime dans le contexte des soins médicaux ordinaires, devient source de désordres quand elle s'exprime dans le contexte des urgences dont font souvent partie les accouchements.

c) Des constats préoccupants en gynécologie-obstétrique

Le rapport remis au Président de la République le 11 décembre 2003 par la Commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République mentionnait, déjà, le « refus, par des maris ou des pères, de voir leurs épouses ou leurs filles soignées ou accouchées par des médecins de sexe masculin. Des femmes ont ainsi été privées de péridurale. Des soignants ont été récusés au prétexte de leur confession supposée » 137 ( * ) .

Le Collège national des gynécologues et obstétriciens français (CNGOF) a publié, le 17 octobre 2006, un communiqué pour défendre les femmes contre l'intégrisme, afin de protester contre les agressions dont des membres du personnel hospitalier avaient été victimes et pour marteler que l'hôpital « n'a pas à plier son organisation aux pratiques religieuses quelles qu'elles soient » :

« Nous le disons fermement, nous continuerons à avoir des services où les médecins hommes ou femmes apporteront les soins aux patients quel que soit leur sexe. Les hommes peuvent examiner les femmes et inversement. Nous défendrons la liberté des femmes à se déterminer sur la contraception, l'avortement, la stérilisation sans l'avis de leur mari . [...] Il y a trente ans, les femmes musulmanes venaient dans nos hôpitaux sans l'appréhension d'être prises en charge par des médecins généralement hommes, et il n'y avait pas ces difficultés, ces violences. Pourquoi cette régression ? Devons-nous nous laisser faire et régresser nous aussi ? » 138 ( * ) .

Quelque dix années plus tard, on constate que des incidents similaires n'ont pas disparu. Entre autres exemples, le journal Sud-Ouest a fait état, le 9 août 2015, de l'agression d'un aide-soignant, dans une maternité de Bordeaux, par un mari qui exigeait que sa femme enceinte soit examinée par une femme 139 ( * ) .

La situation n'a donc pas véritablement changé et il semble que des femmes paient encore actuellement le prix de cet obscurantisme : « Des maris s'opposent aux soins pour leurs épouses, mettant ainsi en danger la vie de leur enfant à naître et de sa mère, au nom de la sacro-sainte pudeur » 140 ( * ) . Des parturientes ne peuvent ainsi bénéficier d'une péridurale si l'anesthésiste est un homme.

Isabelle Lévy évoque aussi, dans le même ouvrage, les conséquences négatives de l'allaitement « parallèlement à une observance stricte du jeûne » 141 ( * ) et déplore que des femmes enceintes « refusent de cesser le jeûne au risque de compromettre leur grossesse en cours » 142 ( * ) .

D'après son témoignage, les exigences de non-mixité des soins s'étendent, de manière très surprenante, aux soins pédiatriques administrés à des enfants de quelques mois : « Des mères récusent des pédiatres de sexe masculin pour leur petite fille parfois âgée de quelques jours » 143 ( * ) . Des hommes préfèrent avoir affaire à un interne quand le seul médecin chevronné disponible est une femme, au mépris des compétences de celle-ci : « Ces patients font plus confiance à des internes, si ce sont des hommes, qu'à des femmes qui sont chef de service ! », a précisé Isabelle Lévy au cours de son audition.

Toutefois, selon les informations transmises à la délégation par le professeur Nisand le 5 septembre 2016, la situation s'est apaisée au CHU de Strasbourg depuis que des règles strictes , clairement affichées, et le rejet sans concession de toute exigence sur le sexe des soignants susceptible de compromettre la qualité des soins en urgence ont permis de décourager certaines attitudes. Selon le professeur Nisand, l'absence de fermeté a pu encourager par le passé des exigences inacceptables et récurrentes, mais l'affirmation d'une rigueur non négociable a eu des résultats certains.

Un autre sujet a retenu l'attention de la délégation : il s'agit de l'enjeu médical que peut être en France la nécessité de préserver la virginité des jeunes filles au nom de la religion . Dans son ouvrage Menaces religieuses sur l'hôpital 144 ( * ) , Isabelle Lévy 145 ( * ) cite une lettre ouverte de gynécologues-obstétriciens intitulée « Gynécologues-obstétriciens, laïques et fiers de l'être ! », publiée en 2004 par laquelle ces médecins s'indignaient de la pratique des réfections chirurgicales d'hymen : « Dans certaines cultures, les hommes ont placé leur honneur entre les cuisses des femmes pour mieux les ramener au rang d'objet . Un médecin n'a pas à prêter la main à cette démarche » 146 ( * ) .

Le Conseil national de l'Ordre des médecins avait recommandé, en décembre 2003, de ne plus répondre aux demandes de certificats de virginité . Le Collège national des gynécologues et obstétriciens français, par un communiqué du 17 octobre 2006 intitulé « Les gynécologues-obstétriciens défendent les femmes contre l'intégrisme musulman », s'est déclaré favorable à cette recommandation et s'est élevé contre ce qu'il assimile avec raison à « une atteinte à la dignité de la jeune femme dont nous devrions attester de « la qualité », comme d'un objet » 147 ( * ) .

Le Professeur Nisand témoignait, dans un article du journal Le Monde paru le 27 janvier 2007, avoir été appelé « en urgence pour délivrer un certificat de virginité à une gamine de onze ans » 148 ( * ) . Le fait que des certificats de virginité puissent parfois être demandés pour de très jeunes filles par leurs parents, à des fins de contrôle et en dehors de présomption de violences sexuelles, paraît inacceptable.

Le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens français, contacté par la délégation, a estimé que, d'après les informations dont il disposait, ce type de demandes était désormais plus rare, ce qui peut s'expliquer par le refus le plus souvent opposé par les médecins à de telles demandes. Il n'en demeure pas moins que le guide Soins et laïcité au quotidien, publié en octobre 2015 sur le site du conseil départemental de l'ordre des médecins de la Haute-Garonne, consacre précisément une fiche aux certificats de virginité 149 ( * ) .

La délégation, au terme d'un échange de vues sur les réfections d'hymen et les certificats de virginité qui a eu lieu lors de sa réunion du 6 octobre 2016, s'indigne que les contraintes sociales qui pèsent sur certaines femmes les obligent à formuler de telles demandes.

d) Trois perspectives d'évolution à encourager
(1) Renforcer la formation des personnels à la laïcité

Une première perspective d'évolution concerne la formation à la laïcité et la présence de référents laïcité dans les hôpitaux.

La Fédération hospitalière de France juge en effet « primordial » le renforcement de la formation des acteurs du soin et de l'accueil des patients et des familles à la laïcité, sans oublier la formation initiale .

Dans le même esprit, la commission des usagers de la Fédération hospitalière de France suggère, ce que soutient la délégation :

- la mise en place systématique , dans les établissements sanitaires publics, de référents laïcité , alors que, selon les résultats de son enquête précitée, seuls 22 % des hôpitaux en sont aujourd'hui pourvus 150 ( * ) ;

- une rencontre annuelle de tous les référents laïcité et des référents laïcité des agences régionales de santé et la réalisation d'un bilan annuel de ces rencontres, afin de favoriser une meilleure connaissance des réalités du terrain 151 ( * ) (la délégation estime que l'un des points d'entrée de ce bilan annuel pourrait être la question de l'égalité entre femmes et hommes et la mixité).

Par ailleurs, l'une des conclusions du rapport de l'IFRI précité, intitulé La « diversité » à l'hôpital : identités sociales et discriminations , concerne la systématisation et le renforcement de « formation professionnelle sur les thématiques de la diversité socioculturelle et religieuse » 152 ( * ) .

La délégation considère que ce type de formation peut contribuer à favoriser la sérénité de l'hôpital et pourrait concerner tant les soignants que les cadres administratifs des hôpitaux, pour autant :

- qu'elle ne transforme pas ces personnels en arbitres de la théologie, mais qu'elle leur permette de comprendre et d'anticiper certains comportements de la part des patients et de leurs proches et, peut-être, d'apaiser la situation de l'hôpital ;

- qu'elle soit associée à une formation à la laïcité .

La délégation formulera une recommandation en ce sens.

(2) Disposer d'un système spécifique de remontée d'incidents concernant les refus de mixité des soins et les atteintes aux droits des femmes

En tout état de cause, il semble important de disposer d'un état des lieux précis de ces incidents mettant en cause l'accès des femmes aux soins , à partir d'un système direct de remontée d'informations 153 ( * ) .

La délégation recommande donc la mise en place, dans le service public hospitalier, d'un système de remontée d'incidents concernant spécifiquement les atteintes aux droits des femmes et à la mixité , selon une grille d'analyse commune à tous les établissements et à toutes les catégories de personnels, afin que ceux-ci soient en mesure de communiquer sans filtrage hiérarchique sur les difficultés qu'ils rencontrent dans l'accomplissement de leurs missions.

La ministre chargée des droits des femmes devrait être, avec le ministre chargé de la santé, destinataire de ce système d'alertes, qui permettrait de disposer d'un état des lieux des incidents observés afin d'élaborer une stratégie pour lutter contre ces dysfonctionnements inacceptables et d'en sanctionner les auteurs .

(3) Favoriser la mise en place d'équipes pluriconfessionnelles d'aumôniers et d'aumônières

Un autre axe de réflexion concerne les aumôniers 154 ( * ) présents dans les hôpitaux 155 ( * ) .

Isabelle Lévy a estimé, lors de son audition, que la plupart des refus opposés par les malades étaient généralement levés quand ceux-ci peuvent avoir un contact avec un ministre du culte qui rappelle aux patients la possibilité d'interpréter les obligations religieuses sans mettre en péril leur vie ou leur santé, ce qui confirme (si c'était nécessaire) que la religion n'a d'autre souci que la santé et le soin des personnes.

Isabelle Lévy a regretté que les choses n'aient pas beaucoup évolué depuis que le rapport de la « Commission Stasi » du 12 décembre 2003 pointait l'insuffisance d'aumôniers musulmans dans les hôpitaux .

Ainsi que le souligne Régis Debray dans La laïcité au quotidien , « Même si l'hôpital public cherche à maîtriser ses dépenses, ces postes [d'aumôniers] ne peuvent servir de variables d'ajustement pour des économies sur la masse salariale car la présence d'aumôniers, en particulier musulmans, aiderait à la régulation des conflits. C'est une obligation de l'État que dans des lieux où la maladie, la souffrance et la mort se côtoient, chacun puisse bénéficier de l'assistance spirituelle de son souhait. Il peut y avoir un aumônier pour plusieurs hôpitaux. » 156 ( * ) .

Le Conseil français du culte musulman, créé en 2003, a nommé en 2006 un aumônier général musulman des hôpitaux ; l'Institut musulman de la Grande mosquée de Paris a mis en place une formation d'aumôniers. Une circulaire du 20 décembre 2006 relative aux aumôniers dans les hôpitaux publics prévoit dans ces établissements l'existence de chapelles ou de lieux de prières ainsi que de locaux où les aumôniers peuvent recevoir malades et familles ; elle prévoit aussi le recrutement des aumôniers sur proposition des autorités cultuelles dont ils relèvent.

À ce jour, il semblerait toutefois que les équipes pluriconfessionnelles d'aumôniers et d'aumônières dans les établissements hospitaliers tardent encore à être mises en place, s'agissant plus particulièrement du culte musulman 157 ( * ) .

Or il est important que ces équipes soient en état de fonctionner pour que les soignants puissent recourir à des aumôniers (laïcs ou ministres du culte, rémunérés ou bénévoles) susceptibles de lever les doutes de certains malades sur la compatibilité des soins qu'exige leur santé et leur pratique religieuse, quand un tel arbitrage est nécessaire. L'objectif est d'éviter aux personnels toute intervention dans des débats théologiques.

La délégation considère que ces équipes doivent comprendre une proportion significative d'aumônières.

La délégation encourage donc la présence d'aumôniers et d'aumônières , de tous les cultes, dans les établissements hospitaliers.

Elle souhaite également que la formation 158 ( * ) des aumôniers et aumônières appelés à exercer leur mission à l'hôpital s'étende à l' égalité entre femmes et hommes et que les aumôniers et aumônières s'engagent, dans l'accomplissement de leur mission, à respecter cette valeur essentielle du droit français.

3. La mixité en question au travail
a) Des difficultés dont la perception dans les entreprises semble croissante

Selon un rapport récent de l'Association française du droit du travail (AFDT) intitulé Le fait religieux en entreprise , de plus en plus de managers se disent aujourd'hui en attente de réponses sur le fait religieux en entreprise, qu'il s'agisse de leurs doutes sur le droit applicable ou la conduite à tenir, ou qu'il s'agisse de la crainte de poursuites éventuelles pour discrimination 159 ( * ) .

La perception de ces difficultés diffère, c'est bien compréhensible, selon la localisation géographique de l'entreprise : un sondage cité par le rapport précité de l'Association française du droit du travail montre que la question paraît davantage préoccupante dans les grandes métropoles comme Lyon ou Marseille et que 43 % des responsables des ressources humaines d'Ile-de-France disent connaître ou avoir connu des problèmes liés au fait religieux, contre moins de 5 % des responsables RH des entreprises bretonnes 160 ( * ) .

La troisième étude de l'Observatoire du fait religieux en entreprise, publiée en avril 2015, constate également une progression du ressenti, par les cadres, du fait religieux (12 % en 2014 ; 23 % en 2015) et estime que le nombre de cas problématiques , bien que peu nombreux, semble en augmentation. Selon le rapport de l'AFDT précité, il apparaît que « le nombre d'incidents liés à l'expression du fait religieux en entreprise [est] en définitive limité. Cependant, lorsque des problèmes surgissent, ils sont aujourd'hui particulièrement explosifs - ce qui était nettement moins le cas auparavant » 161 ( * ) .

La plupart des demandes formulées par les salariés se résolvent cependant sans véritable conflit, même si le directeur de l'Observatoire du fait religieux en entreprise estime qu'un peu plus de 10 % des cas recensés « posent de sérieux problèmes aux managers et aux entreprises » 162 ( * ) .

Selon le rapport précité de l'Association française du droit du travail, 42 % des managers de proximité déclarent que les questions religieuses, lorsqu'ils y sont confrontés, influencent leurs pratiques managériales.

Le fait que le ministère du travail ait décidé d'élaborer un guide pratique du fait religieux dans les entreprises privées, pour donner des éléments de réponse afin d'aborder dans les meilleures conditions des situations très concrètes, montre combien ce sujet est actuel 163 ( * ) .

Le droit du travail pose en effet le principe de la liberté de manifester sa religion ou ses conviction sur son lieu de travail (à l'exception des agents soumis par le statut général des fonctionnaires à la neutralité et au respect du principe de laïcité) : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature des tâches ni proportionnées au but recherché . » (article L. 1121-1 du code du travail).

Cette liberté est protégée par l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l'enseignement, les pratiques et l'accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet d'autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l'ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d'autrui » 164 ( * ) .

Dans le respect de cette convention internationale, la jurisprudence a toutefois permis certaines restrictions à la libre manifestation de leurs convictions religieuses par les salariés pour des raisons liées à la santé et à la sécurité, au respect des obligations contractuelles, à l'interdiction du prosélytisme, à des préoccupations tenant à l'image de l'entreprise (par exemple pour les salariés en contact avec la clientèle), aux obligations incombant aux salariés du fait de dispositions légales ou réglementaires (comme la visite médicale annuelle), ou quand l'intérêt de l'entreprise s'oppose à l'absence d'un-e salarié-e.

Dans ce contexte, il est significatif que, selon la troisième étude de l'Observatoire du fait religieux en entreprise, d'avril 2015, 84 % des personnes interrogées déclarent connaître la religion de leurs collègues (cette proportion n'était que de 70 % environ en 2013-2014). Cette hausse rapide confirme la présence croissante du fait religieux dans l'entreprise. Il faut noter aussi que pour 38 % des répondants, cette connaissance aurait aujourd'hui des effets négatifs sur les rapports entre collègues et sur le travail.

De manière éclairante également, un rapport du Conseil économique, social et environnemental (CESE) sur Le fait religieux dans l'entreprise 165 ( * ) , publié en novembre 2013, fait état d'un avis du Haut conseil à l'intégration de 2011 favorable à une modification de la législation pour intégrer le cas échéant aux règlements intérieurs des entreprises des clauses encadrant le port de tenues vestimentaires et de signes religieux pour des raisons tenant aux « impératifs de sécurité, au contact avec la clientèle ou à la paix sociale interne ».

Dans cet esprit, une proposition de loi « relative au respect de la neutralité religieuse dans les entreprises et les associations » avait été déposée en avril 2013 par des députés UMP à l' Assemblée Nationale pour introduire dans le code du travail la possibilité de « réglementer le port de signes et les pratiques manifestant une appartenance religieuse », quand ces restrictions « sont justifiées par la neutralité requise dans le cadre des relations avec le public ou par le bon fonctionnement de l'entreprise et proportionnées au but recherché ».

La charte de la laïcité adoptée « au nom du meilleur vivre ensemble » par l'entreprise Paprec Group, qui emploie 4 000 employés de 56 nationalités différentes, s'inscrit dans cette tendance à privilégier la neutralité dans l'entreprise. Le PDG estime ainsi que « la laïcité est la protection des croyants modérés » 166 ( * ) .

Selon la troisième étude de l'Observatoire du fait religieux en entreprise, d'avril 2015, 64 % des répondants se prononcent en faveur d'une interdiction des signes religieux au travail (cette proportion s'élève à 75 % pour les non-pratiquants, elle n'est en revanche que de 20 % pour les pratiquants).

La polémique causée en mars 2016 par une disposition de la version initiale du projet de loi visant à instituer de nouvelles libertés et de nouvelles protections pour les entreprises et les actifs confirme combien la libre expression de convictions religieuses sur le lieu de travail est devenu un sujet sensible pour de nombreuses personnes favorables au principe de neutralité .

La disposition contestée était ainsi rédigée : «La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché.» 167 ( * ) Cette rédaction semble pourtant proche de l'esprit de l'article 9 de la Convention européenne des droits de l'homme ci-dessus reproduit 168 ( * ) .

Ces multiples interrogations expliquent que dans le cadre de la discussion du projet de loi de modernisation du droit du travail ait été adoptée la possibilité d'inscrire le principe de neutralité dans le règlement intérieur de certaines entreprises, à l'initiative de notre collègue Françoise Laborde, au cours de la première lecture de ce texte. Cette modification, devenue l'article 2 de la loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, a introduit dans le code du travail la disposition suivante :

« Art. L. 1321-2-1.- Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. »

La rédaction retenue reprend la notion de « restrictions proportionnées au but recherché » prévue par l'article L. 1321-3 du code du travail relatif au règlement intérieur, qui exclut à la fois :

« 2° Des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ;

« 3° Des dispositions discriminant les salariés dans leur emploi ou leur travail, à capacité professionnelle égale, en raison de leur origine, de leur sexe, [...] de leurs convictions religieuses [...]. »

La faculté définie par le nouvel article L. 1321-2-1 devra se combiner avec d'autres dispositions du code du travail définissant les principes concernant la liberté de conscience et la libre manifestation des convictions religieuses dans l'entreprise :

- le principe général de liberté : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature des tâches ni proportionnées au but recherché . » (article L. 1121-1) ;

- la définition des discriminations : « Aucune personne ne peut être écartée d'une procédure de recrutement ou de l'accès à un stage ou à une période de formation en entreprise, aucun salarié ne peut être sanctionné, licencié ou faire l'objet d'une mesure discriminatoire, directe ou indirecte [...] en raison de son origine, de son sexe [...], de ses convictions religieuses [...]. » (article L. 1132-1) ;

- l'encadrement des différences de traitements : « L'article L. 1132-1 ne fait pas obstacle aux différences de traitement, lorsqu'elles répondent à une exigence professionnelle essentielle et déterminante et pour autant que l'objectif soit légitime et l'exigence proportionnée. » (article L. 1133-1).

On peut donc s'interroger sur la possibilité que des règlements posant le principe de la neutralité deviennent la règle générale.

Une autre difficulté juridique concernant la neutralité au travail vient d'une frontière parfois difficile à percevoir entre secteur public - soumis à l'obligation de neutralité - et secteur privé - régi par le principe de liberté religieuse .

L'affaire Baby Loup , qui avait posé la question de la légitimité du licenciement de l'employée d'une crèche privée travaillant au contact des enfants et ayant souhaité porté le voile, a illustré les conséquences concrètes de cette complexité.

CRÈCHE BABY LOUP - RAPPEL

Fondée en 1991, la crèche Baby-Loup (établissement associatif privé fondé par un collectif de femmes de Chanteloup-les-Vignes) accueillait des enfants de familles défavorisées, dont les parents travaillent en horaires décalés. Elle fonctionnait 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Le règlement intérieur de l'établissement prévoyait l'obligation de neutralité politique, confessionnelle et philosophique pour le personnel.

L'une de ses salariées, de retour d'un congé parental en 2008, s'est présentée voilée et a refusé de retirer son voile malgré les demandes de la directrice. Elle a donc été licenciée.

Le Conseil des prudhommes puis la Cour d'appel de Paris ont estimé le licenciement justifié. La salariée a formé un pourvoi devant la Cour de Cassation : le 19 mars 2013, un arrêt de la Chambre sociale a cassé la décision de la Cour d'appel (voir infra ) au motif que la crèche était un établissement privé dans lequel le principe de neutralité ne s'appliquait pas. Elle a considéré que le licenciement constituait une discrimination pour motifs religieux.

La Cour d'appel de Paris, siégeant en tant que juridiction de renvoi, a confirmé la validité du licenciement le 27 novembre 2013, estimant que la crèche pouvait être considérée comme une « entreprise de conviction » (concept inspiré de la notion plus ancienne d'« entreprise de tendance »), ce qui autorisait des prescriptions particulières comme l'obligation de neutralité.

Saisie à nouveau par la salariée, la Cour de cassation en Assemblée plénière, le 25 juin 2014, a rejeté son pourvoi et validé le licenciement, mais a écarté le fait que la crèche puisse constituer une « entreprise de conviction ».

Elle a considéré que les dispositions du règlement intérieur étaient justifiées par la nature des tâches, proportionnées au but recherché et rédigées en termes suffisamment précis.

On peut s'interroger sur les frontières malaisément compréhensibles aujourd'hui entre agents soumis à l'obligation de neutralité et agents soumis au droit commun de la liberté religieuse , tracées par la jurisprudence en fonction de la notion de service public .

Ce principe revient en effet à permettre l'expression apparente de leurs convictions religieuses à des personnes qui travaillent au contact de publics fragiles (jeunes enfants, personnes âgées ou en situation de handicap) , si leur mission s'exerce dans des institutions sociales et médico-sociales associatives.

Or le port de signes d'appartenance religieuse peut faire douter de la capacité de ces employé-e-s à surmonter, pour effectuer leur travail, des restrictions religieuses , par exemple alimentaires, ce qui n'est pas sans conséquences pour les personnes dont elles s'occupent. Les pratiques vestimentaires que ces personnes sont susceptibles de revendiquer peuvent aussi, dans une certaine mesure et dans certaines circonstances, s'apparenter à du prosélytisme, a fortiori quand elles s'occupent de jeunes enfants ou de personnes en situation de handicap. C'est d'ailleurs en considération de ce risque que la convention collective de la branche de l'aide, de l'accompagnement, des soins et des services à domicile de 2010 prévoit que « Les salariés sont tenus de respecter la plus stricte neutralité politique, religieuse, philosophique et syndicale pendant leur activité professionnelle ».

Dans cet esprit, la Cour d'appel saisie de l'affaire Baby Loup avait justifié le licenciement de l'employée de la crèche par le fait que « ces enfants, compte tenu de leur âge, n'ont pas à être confrontés à des manifestations ostentatoires d'appartenance religieuse ».

Un avis du Haut conseil à l'intégration de septembre 2011 visait d'ailleurs à étendre le principe de neutralité régissant les services publics aux « structures privées des secteurs social, médico-social ou de la petite enfance chargées d'une mission de service public ou d'intérêt général ». Tel était également le sens d'une résolution adoptée par l'Assemblée nationale le 31 mai 2011 .

L'avis de l' Observatoire de la laïcité sur la définition et l'encadrement du fait religieux dans les structures privées qui assurent une mission d'accueil des enfants, publié le 15 octobre 2013, estimait que si le droit positif suffisait à régler ce type de difficulté, ce droit était en revanche « profondément méconnu ». Il appelait à la nécessité d'intervenir par « circulaire interministérielle explicitant la jurisprudence de la Cour de cassation et rappelant clairement, à destination de tous les acteurs concernés, ce que le droit positif permet et ne permet pas selon la catégorie juridique à laquelle appartient le gestionnaire ». Il soulignait aussi le besoin de guides pratiques pour aider les acteurs de terrain, confirmé par le premier rapport d'étape remis au Gouvernement le 25 juin 2013 par le président de l' Observatoire de la laïcité .

Le rapport précité du CESE constatait pourtant, en novembre 2013, qu'« aucune réponse de nature juridique adaptée » 169 ( * ) n'avait été trouvée pour régler les difficultés posées par la définition malaisée de la frontière entre personnels soumis à l'obligation de neutralité et personnels autorisés à exprimer leurs convictions religieuses. L'une de ses recommandations consistait donc à inviter les organismes concernés à rédiger des guides de bonnes pratiques à destination de leurs salarié-e-s.

b) L'égalité entre femmes et hommes en question ?

En quoi la situation des femmes est-elle affectée au travail par le fait religieux ?

Le rapport précité de l'Association française du droit du travail rapporte de manière significative les « comportements qui conduisent à considérer les collègues féminines différemment (refus de serrer la main ; refus d'autorité etc...) » 170 ( * ) . Il constate que « La friction entre respect des convictions religieuses et principe d'égalité entre les femmes et les hommes est souvent évoquée » 171 ( * ) lors des remontées de terrain faites par les managers.

Selon la troisième étude de l'Observatoire du fait religieux en entreprise, datée d'avril 2015, les faits les plus fréquemment rencontrés sont, en ce qui concerne spécifiquement la situation des femmes, le port d'un signe d'appartenance religieuse, le « refus de travailler avec une femme » et le « refus de travailler sous les ordres d'une femme ».

De même le guide publié en juillet 2015 par l'Observatoire de la laïcité pour « rappeler les réponses, encadrées par le droit, aux cas concrets relevant du fait religieux dans le monde du travail » 172 ( * ) mentionne-t-il, parmi les difficultés pratiques qui se posent aux managers, le refus de l'autorité d'une femme ou de la visite médicale en raison du sexe du médecin.

D'autres alertes peuvent également donner à réfléchir.

Il s'agit aussi des pressions parfois insistantes dont font l'objet des salariés, hommes et femmes, d'origine maghrébine notamment, de la part de collègues revendiquant une observation stricte des rites, pour les inciter à respecter, eux aussi, les rites de leur religion supposée.

Ces agissements relèvent du prosélytisme et sont susceptibles de s'apparenter à une forme de harcèlement ou de discrimination . Ils ne sauraient être tolérés.

Le PDG de Paprec Group, cité par Le Monde des religions en avril 2014, a ainsi fait état de l'hostilité au port du voile dans son entreprise exprimée par des « employées musulmanes d'origine maghrébine » , « car elles n'en portent pas personnellement et n'ont pas envie d'être discriminées en tant que mauvaises musulmanes » sur leur lieu de travail 173 ( * ) . Cette remarque fait partie des considérations qui ont conduit à l'adoption, dans cette entreprise, de la charte de la laïcité précédemment évoquée.

Un autre précédent appelle un commentaire : en mars 2016, la compagnie Air France a demandé aux hôtesses de l'air d'adopter sur la ligne Paris-Téhéran , alors en voie de réouverture, une tenue vestimentaire conforme aux règles en vigueur en Iran .

Selon un article du quotidien en ligne LeMonde.fr du 3 avril 2016, intitulé « Des hôtesses d' Air France refusent de se voiler lors des escales en Iran », « la direction d' Air France a diffusé une note interne obligeant le personnel navigant féminin à « porter un pantalon durant le vol, une veste ample et un foulard recouvrant les cheveux à la sortie de l'avion ». Cette demande a été contestée par des hôtesses refusant l'obligation qui leur était faite de se conformer à cet usage, obligation de surcroît limitée aux femmes. Devant la vigueur des réactions inspirées par une requête estimée à la fois sexiste contraire à la liberté des personnels, la direction a finalement décidé que seules des hôtesses volontaires seraient affectées à cette nouvelle ligne » 174 ( * ) .

Ces difficultés n'ont toutefois pas été véritablement résolues et l'on en est resté à cet égard à un règlement au cas par cas, seule formule envisageable, mais pas pleinement satisfaisante, dans ce contexte particulièrement sensible.

Les guides de bonnes pratiques élaborés par certaines entreprises 175 ( * ) pour aider leurs cadres à résoudre les litiges susceptibles de survenir du fait de « l'émergence d'une plus grande visibilité religieuse » 176 ( * ) sont par ailleurs très éclairants des questions pouvant au quotidien se poser aux managers de terrain en lien avec la situation des femmes .

Les questions-type, très comparables d'un guide à l'autre, concernant certaines attitudes à l'égard des femmes , relèvent de comportements que l'on pourrait simplement qualifier d'incivils ou de grossiers, mais qui constituent aussi des agissements discriminatoires. Pour celles qui les subissent, il s'agit incontestablement d'humiliations. Ils peuvent sans aucun doute être cause de souffrance au travail .

Les exemples ci-après s'appuient sur les guides publiés par EDF ( Repères sur le fait religieux dans l'entreprise à l'usage des managers et des responsables RH ), La Poste ( Fait religieux et vie au travail - quelques repères ) France télécom Orange et la RATP ( Laïcité et neutralité dans l'entreprise ). Ces guides ont pour objet de donner des repères aux managers pour leur permettre de résoudre les difficultés susceptibles de résulter de « demandes ou de situations relatives à l'expression du fait religieux » 177 ( * ) à partir du « recensement de situations concrètes rencontrées sur le terrain » 178 ( * ) . Ces situations concrètes sont significatives des questions que pose le fait religieux dans le monde du travail aujourd'hui dans ses manifestations mettant en cause la place des femmes et les relations entre collègues des deux sexes.

En règle générale, ces guides suggèrent à raison de ne pas placer le débat sur le terrain religieux ou théologique, mais de se référer aux interdictions légales (par exemple discrimination ou harcèlement) et au souci du bon fonctionnement de l'équipe et de l'entreprise.

S'agissant du port de signes religieux et plus particulièrement du voile , les manuels d'EDF et de France télécom Orange appellent les managers à la tolérance et à la recherche de compromis ; EDF suggère d'inciter les intéressées, pour la bonne cohésion des équipes, à adopter un « petit foulard de couleur » plutôt qu'un « grand foulard gris » ; France télécom Orange mentionne l'hypothèse d'un « foulard discret au lieu d'un voile islamique » et précise que tout refus de recrutement ne saurait être fondé sur le port d'un voile lors de l'entretien d'embauche.

Le manuel de la RATP renvoie en revanche « au principe de neutralité s'appliquant de plein droit à la RATP en tant qu'entreprise publique » 179 ( * ) .

Le guide de La Poste distingue les emplois en contact avec la clientèle, qui supposent la neutralité de l'agent, de ceux situés en « service arrière », dont les titulaires sont libres de porter un signe religieux visible. Toutefois le guide rappelle que l'obligation de neutralité faite à certains agents au contact avec le public n'implique pas la possibilité de refuser à un candidat ou une candidate de se présenter à une procédure de recrutement en portant des signes religieux apparents (sous réserve que son visage soit découvert), car quel que soit le poste un tel refus constituerait une discrimination .

L'hypothèse d'une salariée refusant de se rendre à la visite médicale obligatoire, au motif que le médecin est un homme (qui pourrait d'ailleurs concerner un homme refusant le contact avec un médecin de sexe féminin) est évoqué dans les guides de France télécom Orange, de La Poste ainsi que dans le projet de la RATP. La réponse-type proposée par le manuel de France télécom Orange invite le manager à saisir la DRH, ces refus pouvant donner lieu à des sanctions, voire justifier un licenciement ; la rédaction de la RATP rappelle que cette visite est obligatoire pour le salarié et que ce refus exposerait celui-ci à une sanction, voire à la rupture du contrat de travail.

L'attitude à adopter face au refus de serrer la main des femmes est détaillée dans le guide de la RATP et dans le guide d'EDF.

À cet égard, la presse a largement relayé, en novembre 2015, l'émotion suscitée par l'attitude de certains chauffeurs de bus de la RATP (refus de serrer la main de collègues femmes ou de toucher le volant quand ils leur succèdent dans le planning) 180 ( * ) . Un article du magazine en ligne Le point.fr du 28 mars 2013 présentait par exemple une liste de faits conduisant à s'interroger sur certains comportements : « Un chauffeur de bus qui refuse de s'asseoir à son poste parce que celui qui l'a précédé était une conductrice. Qui interrompt son service pour prier. Un autre qui, au contraire, refuse l'accès à une femme voilée intégralement. » 181 ( * )

En ce qui concerne spécifiquement le refus de serrer la main des femmes, le guide de la RATP estime sur ce point que si chacun est libre de saluer les autres comme il le souhaite, l'entreprise ne pouvant « codifier les marques de salut » (ni la « bise » ni le serrement de main ne sont obligatoires) il faut néanmoins rappeler à l'agent que son attitude ne doit ni discriminer, ni stigmatiser, ni constituer une « forme d'exclusion manifestement délibérée » 182 ( * ) .

Le guide d'EDF relativise l'importance de ce type d'agissement, qui semble acceptable pour les personnels travaillant seuls. À la question « Est-ce que refuser de serrer la main entrave l'aptitude [du salarié] à réaliser sa mission ? », ce guide propose les axes de réflexion suivants, fondés sur la nature de la mission confiée au salarié : « Si ce dernier est en relation avec d'autres personnes pour réaliser sa mission : le fait de ne pas serrer la main peut entraver la réalisation de sa mission. En effet, serrer la main fait partie, dans le contexte culturel de l'entreprise, des moyens d'entrer en communication. Or les aptitudes professionnelles comprennent les qualités nécessaires à une tâche technique que l'on évalue avec des repères globalement fiables (CV, diplôme, etc.) et les qualités nécessaires aux relations annexes à cette tâche technique (compétences ou aptitudes relationnelles). Si ce dernier travaille seul et/ou uniquement par téléphone, le fait de ne pas serrer la main ne met pas en cause son aptitude. »

Le guide admet toutefois que le refus de serrer la main « peut affecter la cohésion de l'équipe » et considère que cette attitude :

- ne relève pas du prosélytisme mais « s'apparente plutôt à une attitude d'exclusion » ;

- peut poser des problèmes si le salarié est en contact avec la clientèle et « occupe un poste en lien avec la signature de contrats » : « les impératifs commerciaux s'en trouveraient entravés » ;

- en revanche, pour un salarié occupant un poste de maintenance à l'heure de la fermeture des bureaux, « ce motif ne peut être invoqué » contre le salarié.

Le manuel invite donc les cadres à rappeler l'obligation faite aux salariés de ne pas avoir un « comportement discriminatoire et ségrégatif ».

Le guide France télécom Orange, qui récapitule les questions fréquemment posées par les managers, mentionne l'hypothèse de salariés refusant de travailler en équipe avec des femmes et de leur serrer la main Un de mes collaborateurs refuse de travailler en équipe avec des femmes, voire même de leur serrer la main, au motif que sa religion s'y oppose, cela provoque d'énormes tensions dans l'équipe, que puis-je faire ? »).

La réponse-type évoque la nécessité de « rappeler à l'ensemble de l'équipe l'égalité entre femmes et hommes doit être strictement respectée dans le cadre professionnel, et que son non-respect pourra entraîner une sanction disciplinaire ». Le guide invite le manager à saisir la DRH car ce type de comportement peut conduire à des « sanctions disciplinaires pouvant aller jusqu'au licenciement ». Le document d'EDF attire l'attention des managers sur l'impossibilité d' « autoriser des hommes à refuser que des femmes s'attablent à leurs côtés » au restaurant d'entreprise.

La Poste exclut pour ses employé-e-s toute « modification de comportement en fonction du sexe de [leurs] interlocuteurs(trices) ou de [leurs] collaborateurs(trices) », et souligne que ces comportements sont passibles de sanctions quand de tels agissements, qui pourraient être qualifiés de harcèlement, sont la cause de « troubles dans l'organisation et le fonctionnement du service ».

L'éventualité de revendications exprimées par des hommes au sujet de la tenue (vêtements, maquillage) estimée incorrecte de collègues féminines qui ne se conformeraient pas aux préceptes de leur confession (« Certains de mes collaborateurs se plaignent de ce que leurs collègues féminines n'ont pas une tenue correcte selon les préceptes de leur confession (en matière vestimentaire, de maquillage, de respect du jeûne...)... Cela suscite des tensions, quelle attitude adopter ? ») figure dans le guide de France télécom Orange. Celui-ci observe que « la religion et son expression reposent sur des choix individuels pour lesquels l'entreprise n'a pas à intervenir » et qu'« un salarié n'a pas à émettre de remarques, commentaires de quelque nature qu'il soit concernant la tenue ou le comportement de collègues de travail ».

Le guide France télécom Orange mentionne également les difficultés causées aux managers quand les clients refuseraient d'être servis par des femmes.

La réponse type rappelle, fort heureusement, que l'entreprise ne peut souscrire à ces demandes car « l'égalité entre femmes et hommes est inscrite dans la loi française et Orange, comme toute entreprise, se doit de la faire respecter » et parce qu'elles « offensent la dignité » de ses collaboratrices. Le guide condamne ce type d'exigence de la clientèle « qui s'appuie sur des arguments pseudo-religieux, contraires aux lois de la République ».

Par ailleurs, le guide de la RATP prévoit la question type « Un(e) salarié(e) peut-il(elle) refuser l'assistance à une personne en danger ? » 183 ( * ) , qui appelle le commentaire suivant : « Pour exemple, un(e) salarié(e) qui refuserait de porter secours à une personne du sexe opposé étant tombée sur les voies s'exposera non seulement à une sanction disciplinaire de la part de l'entreprise, mais sera aussi passible de sanctions pénales ».

Que cette question figure dans ce document à titre préventif ou qu'elle réponde à des précédents, le fait qu'elle ait été insérée dans ce guide semble permettre de supposer l'existence de tels questionnements au sein du personnel, ce qui ne laisse pas d'inquiéter.

De manière générale, les comportements mettant en cause la mixité au travail et la dignité de la personne, comme le refus de serrer la main ou la récusation d'autorité peuvent, il faut le souligner, être vécus comme une souffrance au travail par ceux et celles qui les subissent. Ils vont au-delà de l'insulte et de l'humiliation.

Il convient donc de se féliciter que ces comportements puissent être pris en compte en tant qu' agissements sexistes , interdits par l'article L. 1142-2-1 du code du travail et par l'article 6 bis de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires 184 ( * ) , dispositions sur lesquelles le présent rapport reviendra ci-après.

4. La mixité en question dans l'enseignement

Les difficultés concernent tant l'enseignement supérieur que l'enseignement primaire et secondaire.

a) Une situation préoccupante dans l'enseignement supérieur

Selon un projet d'avis de 2013 du Haut conseil à l'intégration intitulé Expression religieuse et laïcité dans les établissements publics d'enseignement supérieur en France , qui n'a pas donné lieu à publication officielle, mais que l'on trouve aisément sur Internet 185 ( * ) , « L'expansion de revendications communautaristes, le plus souvent à caractère religieux », a donné lieu depuis plusieurs années à des litiges « qui concernent tous les secteurs de la vie universitaire » 186 ( * ) . Ce rapport fait état de « contentieux nombreux », qui « concernent tous les secteurs de la vie universitaire », même si, précise-t-il, tous les établissements, fort heureusement, ne sont pas touchés 187 ( * ) ; les cas qu'il présente ne sauraient donc être généralisés.

Selon ce document, certains de ces agissements tendent à faire passer pour une expression de la liberté religieuse « ce qui s'avère souvent relever de la contestation publique des valeurs fondatrices de notre culture et de notre société », et s'apparentent parfois à « des attitudes de provocation qui instrumentalisent le religieux et qui constituent des troubles délibérés de l'ordre public » 188 ( * ) . Les auteurs estiment que ces attitudes mettent à mal l'article L. 141-6 du code de l'éducation qui garantit l'indépendance du service public de l'enseignement supérieur de « toute emprise politique, économique, religieuse ou idéologique » afin qu'il puisse tendre à l'« objectivité du savoir ».

Certaines des difficultés soulevées par ce rapport affectent particulièrement la situation des femmes , même si, c'est une évidence, tous les établissements ne sont pas touchés dans les mêmes proportions par ces dérives.

Le rejet de la mixité se traduit par exemple par la difficulté qu'éprouvent parfois les professeurs à « organiser des binômes d'étudiants des deux sexes pour des travaux de groupe » 189 ( * ) et par la récusation d'examinateurs de l'autre sexe . Ces attitudes inacceptables représentent une discrimination sexiste intolérable et contraire à la loi française .

Le rapport mentionne aussi - mais ce fait remonte à 2008 - la création de locaux séparés pour hommes et femmes dans un lieu de culte installé à la demande d'une association dans un local collectif aménagé dans la résidence universitaire d'Antony 190 ( * ) .

Le Haut conseil à l'intégration a donc préconisé que toute occupation d'un local, au sein d'un établissement public d'enseignement supérieur, par une association étudiante, fasse l'objet d'une convention d'affectation des locaux.

La délégation estime que toute occupation d'un local, au sein d'un établissement public d'enseignement supérieur, par une association étudiante, devrait faire l'objet d'une convention d'affectation des locaux mentionnant, parmi les critères d'attribution, le respect de l'égalité entre femmes et hommes, du principe de non-discrimination entre hommes et femmes et de la mixité.

Le développement de l'ostentation vestimentaire est également mentionné par le rapport (cas d'étudiantes de Paris 13 refusant d'ôter leur voile en sport pour cause de mixité du groupe). De fait, si le voile a été interdit dans les établissements primaires et secondaires par la loi du 15 mars 2004 191 ( * ) , il est licite dans l'enseignement supérieur.

Ce point fait aujourd'hui l'objet d'un débat.

Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'Éducation nationale, entendu le 5 mars 2015 par la commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement du service public de l'éducation, s'exprimait à cet égard de manière très claire : « Je prends le pari [...] que d'ici dix ans le Gouvernement devra étendre aux universités la loi de 2004 sur les signes ostentatoires religieux » 192 ( * ) .

Le rapport du Haut conseil à l'intégration a préconisé l'interdiction de signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse dans les établissements publics d'enseignement supérieur, dans les espaces dédiés à l'enseignement et à la recherche (mais pas dans les lieux dédiés à la vie étudiante), afin de préserver « la liberté d'expression, l'autorité du professeur et la transmission du savoir dans un cadre serein » 193 ( * ) .

La délégation a écarté l'extension, à l'enseignement supérieur, de l'interdiction des signes ou tenues manifestant une appartenance religieuse opérée par la loi de 2004 dans l'enseignement primaire et secondaire, considérant que s'opposent à une telle mesure les spécificités de l'enseignement supérieur, s'agissant notamment de l'âge des étudiant-e-s et de leur maturité supposée.

Néanmoins, certains témoignages font état de pressions exercées sur des étudiantes, en raison de leur appartenance supposée à la religion musulmane, pour qu'elles portent le voile dans les locaux universitaires , comme l'a mentionné à propos de l'université de Saint-Denis Antoine Sfeir, spécialiste de l'islam et du monde musulman, lors de son audition par la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France, le 3 février 2016 : « J'ai vu l'une de mes étudiantes sortir un voile de son sac en arrivant à Saint-Denis : une bande se trouvait là ; en passant devant eux, m'a-t-elle dit, je me ferais insulter si je ne portais pas de voile. C'est très grave ! ».

Ces intimidations, contraires à la liberté de conscience, devraient pouvoir être sanctionnées car elles relèvent de comportements discriminatoires , et même doublement discriminatoires puisqu'elles sont liées à la fois au sexe des personnes et à leurs convictions religieuses supposées.

Le rapport du Haut conseil à l'intégration précité rappelle par ailleurs que la présence d'étudiantes voilées lors des examens peut poser des problèmes d'identification des candidates et empêcher le contrôle d'éventuelles fraudes : peu de surveillants oseraient, selon le rapport, demander à voir les oreilles des jeunes filles devant le nombre de refus d'obtempérer 194 ( * ) . À cet égard, le rapport cite la Charte des examens adoptée par l'Université de Toulouse 1 Capitole 195 ( * ) , par laquelle tout étudiant s'engage à permettre le contrôle de son identité et à accepter de découvrir ses oreilles, avant le début de l'épreuve et à tout moment pendant celle-ci 196 ( * ) .

Le rapport du Haut conseil à l'intégration cite par ailleurs 197 ( * ) un article du règlement intérieur du CNAM intitulé « obligations des usagers » renvoyant à l'interdiction suivante, dont la formulation constitue à elle seule un catalogue des difficultés rencontrées dans ce domaine dans l'enseignement supérieur : « Aucune raison d'ordre religieux, philosophique, politique ou considération de sexe ne pourra être invoquée pour refuser de participer à certains enseignements , empêcher d'étudier certains ouvrages ou auteurs, refuser de participer à certaines épreuves d'examen, contester les sujets, les choix pédagogiques ainsi que les examinateurs ».

Il est fort regrettable que le comportement de certains étudiants ait rendu nécessaire l'adoption de textes comme la charte des examens précitée et l'article du règlement intérieur du CNAM .

La délégation préconise donc d'inviter les établissements publics d'enseignement supérieur, dans le respect de leur autonomie :

- à intégrer, dans leurs règlements intérieurs, des dispositions inspirées du passage du règlement intérieur du CNAM ci-dessus reproduit pour que soient absolument proscrits tout rejet de la mixité, tout refus de participer à certains enseignements et toute récusation d'enseignant ou d'examinateur ;

- à adopter une charte des examens rappelant l'exigence liée au contrôle de l'identification des candidats, notamment en vue de la prévention de fraudes éventuelles ;

- à assortir toute procédure d'inscription d'un engagement écrit de l'étudiant-e à respecter ce règlement et cette charte.

b) L'enseignement primaire et secondaire : quels citoyens et citoyennes pour demain ?

S'il est un lieu où l'influence des cultes peut être préoccupante, c'est bien l'école, car les déviances qui y sont observées depuis une quinzaine d'années, plus particulièrement peut-être dans l'enseignement secondaire, ne semblent pas garantir qu'y soient formés de futures citoyennes et citoyens attachés à l'égalité entre femmes et hommes.

(1) La condition féminine dans l'enseignement : un sujet de préoccupation

Une enquête de terrain réalisée entre avril et juin 2015 auprès de 9 000 collégiens des Bouches-du-Rhône, commentée par L'Obs , confirme qu'à l'école comme ailleurs, la religion est devenue un « marqueur social fort », qui détermine « un certain nombre d'attitudes, d'opinions et de comportements spécifiques » 198 ( * ) . La commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement du service public de l'éducation, présidée par notre collègue Françoise Laborde, l'a parfaitement exprimé dans son rapport : les « valeurs religieuses [...], aux yeux d'un nombre croissant d'élèves, sont la première, parfois la seule vraie source de légitimité » 199 ( * ) .

Qu'il s'agisse du catholicisme, de l'islam ou du judaïsme, cette influence se traduit, selon l'enquête précitée effectuée en 2015 dans les Bouches-du-Rhône, par un « conservatisme certain, et une plus grande intolérance en matière de moeurs » 200 ( * ) . Le commentaire fait état de comportements qualifiés de « néo-puritains » et observe le renversement opéré par rapport à la génération des jeunes des années 1960-1970 qui militaient pour l'amour libre. Les élèves d'aujourd'hui, dont la rigueur préoccupe d'ailleurs souvent les parents qui ne se reconnaissent pas dans ce conservatisme moral, prônent selon cette enquête la pureté (pour les filles comme pour les garçons), la virginité avant le mariage et la séparation des univers féminins et masculins 201 ( * ) .

Peut-on vraiment voir dans cette tendance l'« effet de mode » identifié par Tareq Oubrou, grand imam de Bordeaux 202 ( * ) ?

Cette enquête révèle que, en cas de contradiction entre la loi et leurs principes religieux , les élèves interrogés feraient passer la religion en premier pour 68 % de ceux qui se présentent comme musulmans et 40 % de ceux qui se présentent comme catholiques. Elle confirme aussi une certaine défiance envers les professeurs, que ceux-ci imputent aux « redoutables concurrents » que constituent Internet « et sa farandole de prédicateurs 2.0 » 203 ( * ) .

À bien des égards, le diagnostic effectué par le rapport Les signes d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires , présenté en juin 2004 au ministre de l'Éducation nationale, de l'enseignement supérieur et de la recherche par une équipe d'inspecteurs généraux, paraît toujours valable 204 ( * ) . Selon le rapport de la commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement du service public de l'éducation (que présidait notre collègue Françoise Laborde), publié en juillet 2015, « L'enterrement du rapport Obin par les responsables de l'Éducation nationale en 2004 a fait perdre dix années à l'école » 205 ( * ) .

Il est donc regrettable que les conséquences des constats posés il y a plus de dix ans, et plus particulièrement la dégradation de la mixité et les atteintes à l'égalité entre femmes et hommes, n'aient pas pu être tirées plus tôt.

Les remontées de terrain que ce rapport présentait sont en effet inquiétantes s'agissant des femmes et des jeunes filles, enseignantes ou élèves , victimes les unes et les autres de l'expansion d'un puritanisme qui exerce des effets particulièrement graves quand il se combine à un message extrémiste .

Ce rapport ne s'appuyait que sur un petit nombre de structures (61 collèges, lycées et lycées professionnels répartis dans une vingtaine de départements), choisis précisément parmi des établissements « à problèmes » et à ce titre, non représentatifs de la majorité. Ce document présentait toutefois un inventaire éclairant des domaines dans lesquels la laïcité soulevait des difficultés.

Plus particulièrement, les cas qu'il pointait concernant la situation des jeunes filles et des femmes peuvent encore aujourd'hui sembler significatifs , même si fort heureusement ils ne paraissent pas généralisables .

Dénonçant les « régressions de la condition féminine » 206 ( * ) observées dans les établissements scolaires, ce document commentait le refus de la mixité et la récusation de l'autorité exercée par les femmes, l'expansion de codes vestimentaires pudiques et la contestation de certains enseignements et activités (sport et éducation sexuelle particulièrement) :

- il soulignait que les personnels féminins étaient victimes d'agissements discriminatoires , impensables en France , de la part de pères ou de frères d'élèves (refus de leur serrer la main, voire de leur adresser la parole) ;

- il évoquait aussi des refus de mixité se traduisant par des cas de discrimination à l'encontre de professeurs de sexe masculin : « On a vu également un père refuser que sa fillette soit laissée dans la classe d'un instituteur (homme) remplaçant l'institutrice. » 207 ( * ) ;

- il constatait également de « nombreux cas d'enseignantes du second degré ayant fait l'objet de propos désobligeants ou sexistes de la part d'élèves ». Des faits tels que le refus de certains parents d'être reçus par une personne de l'autre sexe , de la regarder , de se trouver dans la même pièce , voire de « reconnaître sa fonction » étaient également mentionnés ;

- il relevait aussi de tels agissements de la part d'hommes membres du personnel, vis-à-vis de collègues ou de supérieures hiérarchiques femmes ;

- il déplorait le contrôle des moeurs des jeunes filles , de même que la surveillance exercée sur elles par leurs frères ;

- il constatait l'omniprésence de codes vestimentaires stricts : tenues sombres et amples, interdiction des jupes et des robes..., et évoquait des jeunes filles « [enfilant] leur manteau avant d'aller au tableau afin de n'éveiller aucune concupiscence » 208 ( * ) ;

- il dénonçait des cas de violences graves dont certaines jeunes filles auraient été victimes dans l'enceinte de collèges, au nom de ce contrôle moral (« gifles, coups de ceinture, tabassages » 209 ( * ) ) ;

- il faisait état, par ailleurs, de l'influence des préjugés des familles et des élèves sur certaines activités scolaires et, tout d'abord, sur l'éducation physique et sportive, visée au premier chef dans l'enseignement secondaire, un nombre croissant de jeunes filles en étant dispensées pour préserver leur pudeur, le recours à des certificats de complaisance étant massif dans certains quartiers 210 ( * ) et des enseignants étant contraints de renoncer aux séances de natation 211 ( * ) , a fortiori parce que, au nom d'une « obsession de la pureté » 212 ( * ) qui ne connaît parfois pas de limites , certains garçons refusaient de se baigner dans « l'eau des filles » ;

- il faisait état aussi des conséquences de ces attitudes sur les sorties scolaires et les classes transplantées du secondaire, auxquelles « il arrive de plus en plus souvent aux professeurs de renoncer » 213 ( * ) ;

- il observait aussi une contestation fréquente des séances d'information et d'éducation à la sexualité prévues par l'article L. 312-16 du code de l'éducation 214 ( * ) , les raisons invoquées pour refuser de participer à ces séances, pourtant obligatoires, étant l'impudeur des propos, la mixité des séances (qui n'est d'ailleurs pas la règle, car les formateurs constituent régulièrement des groupes de filles et de garçons séparés) et leur caractère superflu puisque « les musulmanes restent vierges » 215 ( * ) .

Dans un esprit comparable, l'enquête précitée réalisée dans les Bouches-du-Rhône en 2015 évoque aussi des difficultés en sciences de la vie et de la terre : « Plusieurs jeunes filles ont refusé de réviser les cours de sciences de la vie et de la terre (SVT) avec des animateurs de sexe masculin » 216 ( * ) . Il semble pourtant que l'injonction très forte de pureté faite aux filles pourrait les rendre particulièrement vulnérables, si l'on se réfère aux pratiques sexuelles auxquelles elles pourraient être incitées dans certains collèges, de manière à préserver leur virginité. Un précédent rapport de la délégation avait fait état sur ce point, en 2014, de comportements préoccupants relayés par des infirmières scolaires 217 ( * ) .

Les témoignages recueillis par la commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement du service public de l'éducation en 2014-2015 confirment l'actualité de l'état des lieux effectué par le rapport dit Obin de 2004. Les observations faites par nos collègues montrent, dix ans après, dans le domaine qui intéresse la délégation, que :

- « les comportements sexistes tendent à se multiplier » : « plusieurs directrices d'école, enseignantes et conseillères principales d'éducation ont rapporté des refus d'adresser la parole, de regarder ou de serrer la main d'une femme de la part de parents d'élèves, voire d'élèves eux-mêmes » 218 ( * ) ;

- ces comportements s'observent aussi entre élèves : des directrices d'école, enseignants et conseillères principales d'éducation font état d'un « refus croissant de la mixité entre filles et garçons » 219 ( * ) ; la question : « Pourquoi les filles et les garçons ne sont-ils pas séparés en sport ? » fait partie des remarques les plus fréquemment adressées aux enseignants 220 ( * ) (l'enquête effectuée dans les Bouches-du-Rhône en 2015 précédemment évoquée confirme également que la mixité en éducation physique et sportive, et plus particulièrement à la piscine , pose problème 221 ( * ) ) ;

- s'agissant du sport, et plus particulièrement de la natation , le recours aux certificats médicaux de complaisance semble parfois relever d'une pratique extrêmement courante : « dans la classe d'un collège de l'académie de Besançon, plus de la moitié des jeunes filles se prétendent allergiques au chlore, certificat médical à l'appui » 222 ( * ) .

Le rapport de la commission d'enquête du Sénat révèle par ailleurs que l'interdiction des signes ostentatoires d'appartenance religieuse , plus de dix ans après l'adoption de la loi de 2004 , donne lieu à des « attitudes de petite résistance au quotidien qui démontrent une contradiction non résolue entre deux systèmes de valeur » 223 ( * ) .

Le « port du voile par les jeunes filles de confession ou de culture musulmane au sein des établissements scolaires relevant du service public de l'éducation » est ainsi une « question récurrente » 224 ( * ) , les enseignants et conseillers d'éducation faisant face « quasiment tous les jours à des stratégies de contournement (port de vêtements dits « culturels » ou « ethniques ») » 225 ( * ) . La directrice générale de l'enseignement scolaire a évoqué, le 19 février 2015, la « prolifération de tenues vestimentaires revendiquées comme culturelles et non pas religieuses telles que les grandes robes ou les djellabas du vendredi » 226 ( * ) . Abdennour Bidar, philosophe, chargé de mission sur la pédagogie de la laïcité au ministère de l'Éducation nationale, a pour sa part considéré, le 21 mai 2015, comme « très sensible » la question des jupes longues 227 ( * ) .

De manière plus préoccupante, le rapport de la commission d'enquête cite un témoignage faisant état de comportements déplacés envers des enseignantes en jupe, qui ont donné lieu à la mise en place d'une surveillance policière pour permettre aux professeures harcelées d'entrer et de sortir du collège 228 ( * ) .

Ce rapport mentionne aussi des témoignages recueillis dans l'académie de Créteil faisant état de « pressions à caractère prosélyte » exercées par certains enseignants « sur des collègues en salle des professeurs, et notamment à l'égard des femmes » 229 ( * ) .

La délégation soutient la recommandation de la commission d'enquête sur le fonctionnement du service public de l'éducation, consistant à mettre en place dans l'enseignement public un système de remontée directe des incidents, sans filtrage hiérarchique et jusqu'au ministère.

Elle demande donc que tous les signalements concernant les atteintes à la mixité et à l'égalité entre filles et garçons ou femmes et hommes soient systématiquement adressés à la ministre chargée des droits des femmes, afin que l'on puisse disposer d'un recensement et d'une cartographie aussi complets que possible des dysfonctionnements observés .

La délégation appelle par ailleurs tous les établissements scolaires à élaborer ou intensifier une stratégie de lutte contre les dérives inacceptables portant atteinte, dans les établissements scolaires, à la mixité et à l'égalité entre filles et garçons, afin que l'école ne soit pas le lieu d'expansion de formes d'obscurantismes, aux dépens des droits des femmes et des filles.

Elle formulera une recommandation en ce sens.

Les conséquences du fait religieux à l'école sont particulièrement importantes pour les femmes, car c'est l'avenir de notre société qui se joue. Il est regrettable que dans notre pays l'école, au lieu d'être le creuset d'égalité garanti par la République, puisse devenir un lieu où s'expriment des préjugés obscurantistes qui menacent tout particulièrement les femmes.

« Quand [les petites filles] jouent à la dinette dans le coin de la classe, elles mettent leur veste sur la tête pour aller promener le bébé dans la poussette... », observait en octobre 2014 une institutrice en ZEP, à Bron dans le Rhône, lors d'un colloque organisé à Lyon par l'association Regards de femmes 230 ( * ) . Qui aurait pu imaginer une telle scène dans une école de la République il y a trente ans ?

Le fait religieux a des conséquences non seulement au sein de l'école, mais aussi parce qu'il encourage le développement d'écoles hors contrat où le dogme, dans sa version la plus littérale, est respecté à la lettre. Le reportage précité, publié par L'Obs , rapporte que dans une école de la banlieue parisienne gérée par la Fraternité sacerdotale de Saint Pie X, créée par Mgr Lefevre, l'enseignement de la théorie de l'évolution est proscrit, de même que toute éducation sexuelle.

Lors de son audition par la mission d'information sur l'organisation, la place et le financement de l'islam en France, le 14 mars 2016, le président de la Fédération nationale de l'enseignement privé musulman a évoqué le refus opposé à sa demande de visite dans une école de filles de Roubaix, « sous prétexte que l'établissement n'accepte pas les hommes ». Il a observé qu'il s'agissait d'un cas « extrême » et que la fédération n'acceptait pas les exigences de certains parents « qui souhaiteraient que leur fille ne soit pas assise à côté d'un garçon ». Les contrôles du contenu de l'enseignement et de l'organisation de la scolarité ne semblent donc pas pleinement garantis dans ce type d'établissement, ce qui est alarmant.

Quant à l'enseignement à domicile, il fait l'objet d'un coaching en ligne, par exemple sur le site « ummacademy.fr » auquel on accède à partir du site « avenuedessoeurs.com » 231 ( * ) .

Le site « ummacademy.fr » définit la formation proposée aux femmes qui souhaiteraient devenir le professeur d'école de leurs enfants : 90 cours destinés à permettre un « quotidien apaisé, rythmé et un foyer paisible ».

Les dangers de ce type d'enseignement sont évidents et se passent de commentaire. Ils ne sont d'ailleurs pas propres à un culte.

(2) L'importance de l'enseignement du fait religieux pour lutter contre les préjugés sexistes

Quel visage offrira notre société quand arriveront à l'âge adulte ces enfants et ces jeunes habitués dès le plus jeune âge à refuser tout contact avec des personnes de l'autre sexe, à récuser l'autorité exercée par les femmes, à juger légitime la violence exercée à leur encontre et à se référer à la loi divine plutôt qu'à celle de la République ?

Face aux dérives ci-dessus dénoncées, la formation des enseignants doit évidemment faire l'objet d'une attention particulière, même s'il ne faut pas se leurrer sur la capacité des professeurs à conjurer à eux seuls les dangers du fanatisme et de l'obscurantisme ...

Il est toutefois important de faire en sorte que les enseignants, en formation initiale comme en formation continue , disposent des connaissances nécessaires pour faire face à un fait religieux qui peut menacer à la fois leur autorité et le contenu de leur enseignement et dont les conséquences à terme sur notre société, au premier chef sur la situation des femmes, sont potentiellement dévastatrices .

Cette formation s'inscrit dans l'enseignement laïque des faits religieux qui, à la suite du rapport de Régis Debray, L'enseignement du fait religieux dans l'école laïque , remis au Président de la république en février 2002, a été mis en place en lien avec la création de l'Institut européen en sciences des religions (IESR) où sont proposés des stages de formation initiale et continue au personnel de l'Éducation nationale. La mise en place de cet enseignement est partie du constat que « les extrémistes, les hystéries de l'absolu, résultent non d'un excès mais d'un déficit de transmission, d'une panne de courant, d'une rupture de la chaîne éducative » 232 ( * ) . Il a donc été jugé souhaitable, dans ce contexte, que se développe un « savoir profane du religieux » 233 ( * ) , distinct de ce que l'on peut aborder quand on étudie la laïcité.

Cet enseignement, qui « n'est pas un enseignement religieux » 234 ( * ) et qui ne vise pas à transformer les enseignants en arbitres de débats théologiques , s'appuie sur les disciplines existantes et sur les « contenus d'enseignement, par une convergence plus raisonnée entre les disciplines existantes » 235 ( * ) (philosophie, lettres, histoire).

Les témoignages recueillis par la commission d'enquête sur le fonctionnement du service public de l'éducation montrent le grand désarroi des professionnels devant le comportement de certains élèves et du besoin de formations très concrètes , à partir de mises en situations et de cas pratiques .

L'enseignement du fait religieux, qui s'inscrit dans la formation des futurs citoyens, doit pouvoir contribuer, par le développement de l'esprit critique, à déjouer l'incompréhension qui fait le lit de l'exclusion et de la haine .

Il ne saurait toutefois exister sans une formation des enseignants à la laïcité. Il faut rappeler que le ministère de l'Éducation nationale, après les attentats de janvier 2015, a mis en place un programme de formation de 1 000 formateurs, chargés de former à leur tour 300 000 enseignants à la laïcité.

Parallèlement à cette formation à la laïcité a été instauré un enseignement moral et civique, dans le primaire et le secondaire, en remplacement de l'éducation civique, juridique et sociale .

Une note du réseau national des ÉSPÉ de juillet 2016 effectuant un « État des lieux sur la formation des enseignants à la laïcité et aux valeurs de la République » confirme le besoin de ce type de formation en faisant état du « manque de connaissance minimum des religions et du fait religieux, ainsi que d'autres options spirituelles (agnosticisme, humanisme athée...), de la part des étudiants ».

Or selon le rapport de la commission d'enquête sur le fonctionnement du service public de l'éducation, il semble que les formations reçues dans le cadre du module « Transmission des valeurs de la République », malgré l'évidente bonne volonté des responsables, diffèrent sensiblement d'une ÉSPÉ à une autre 236 ( * ) , ce qui tient notamment aux exigences multiples auxquelles ces établissements sont confrontés et à des programmes et des emplois du temps très chargés. La parution, prévue pour l'automne 2016, d'un livre blanc sur la formation des enseignants à la laïcité et aux valeurs de la République dans les ÉSPÉ, rédigé par les référents laïcité des ÉSPÉ , devrait clarifier le contenu de cet enseignement décisif pour l'avenir de la mixité et des droits des femmes .

À ce stade, le processus mis en place par le ministère de l'Éducation nationale paraît rencontrer des limites :

- compte tenu de la complexité et de la sensibilité du sujet, on peut s'interroger sur la pertinence de l'enseignement dispensé en deux jours seulement par l'Institut européen en sciences des religions (IESR) aux 1 000 formateurs initiaux ;

- un sujet aussi sensible ne saurait s'accommoder de ce modèle (1 000 formateurs pour 300 000 professionnels) sans « perte en ligne » ou altération du message au fur et à mesure de sa transmission ;

- la complexité des questions posées pourrait rendre pertinent le recours à des formations en ligne ou MOOC 237 ( * ) , qui semblent adaptées à la diffusion d'un message cohérent et homogène sur tout le territoire et au traitement de cas pratiques (conformément aux besoins exprimés par certains professionnels), tant dans le cadre de la formation continue que dans celui de la formation initiale .

En revanche, la délégation estime positif que l'enseignement moral et civique prévu dans le primaire et le secondaire s'appuie sur un module « Connaissance de la République et de ses valeurs » qui comporte la sensibilisation « à l'élaboration et à la promotion de principes nouveaux comme la liberté d'union et de mariage, l'égalité filles-garçons ou la parité dans le monde politique ou professionnel » 238 ( * ) .

Convaincue que l'égalité entre femmes et hommes commence par l'égalité entre filles et garçons, la délégation recommande :

- le renforcement de l'éducation à l'égalité et de la lutte contre les stéréotypes masculins et féminins, dès le plus jeune âge ;

- que soit prioritaire, au sein de l'enseignement moral civique, la mise en valeur de l'égalité entre filles et garçons et entre femmes et hommes, élément essentiel et non négociable des valeurs de la République.

5. Vers une extension de l'exigence de neutralité ?

La délégation estime que l'obligation de neutralité, prévue par la loi de 1983 portant statut des fonctionnaires, pourrait s'étendre à des catégories de personnes dont la situation n'est à ce stade pas clairement définie.

a) Aux étudiants des ÉSPÉ et aux fonctionnaires stagiaires

Il semble en tout état de cause souhaitable d'appliquer l'interdiction de signes ostentatoires d'appartenance religieuse à un public particulier : les étudiants des ÉSPÉ (écoles supérieures du professorat et de l'éducation), qui sont sur le point d'exercer une profession imposant une stricte neutralité que d'ailleurs, dans une certaine mesure, ils exercent déjà à l'occasion de stages.

Une note du Réseau national des ÉSPÉ de juillet 2016 présentant un « État des lieux sur la formation des enseignants à la laïcité et aux valeurs de la république dans les ÉSPÉ » pose très justement la question : comment des étudiants qui affichent leur identité religieuse de manière ostentatoire « peuvent-ils se transformer, une fois recrutés, en défenseurs de la laïcité et en promoteurs de la neutralité religieuse auprès de leurs élèves ? ».

Au cours de sa réunion du 6 octobre 2016, la délégation a débattu de l'extension, aux élèves des ÉSPÉ, de l'obligation de respecter le principe de neutralité.

Corinne Féret a jugé que cette obligation ne devrait s'appliquer que pendant les périodes de stage dans les établissements scolaires, et non pendant leurs périodes de formation, que ces élèves suivaient « comme n'importe quel étudiant ».

Françoise Laborde a pour sa part estimé que les étudiants des ÉSPÉ devraient être considérés, s'agissant de l'obligation de neutralité, comme des enseignants. Elle a fait valoir qu'il était important de soutenir les responsables des ÉSPÉ pour que ces établissements soient neutres au regard de l'ostentation religieuse, certains jeunes étant selon elle « dans le déni de la laïcité ».

L'article 25 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires impose l'« obligation de neutralité » au fonctionnaire « dans l'exercice de ses fonctions ». Il dispose aussi que « le fonctionnaire exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s'abstient de manifester, dans l'exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ». Si l'article 32 inséré dans la loi de 1983 par la loi n° 2016-483 du 20 avril 2016 a étendu ces obligations aux agents contractuels , aucune disposition ne porte clairement sur les élèves fonctionnaires .

La question des fonctionnaires-stagiaires ne semble jamais avoir fait l'objet de décision du juge administratif, mais l'extension de l'obligation de neutralité à cette catégorie semble cohérente avec la jurisprudence du Conseil d'État. Si l'on se réfère à l'avis Melle Marteaux du 3 mai 2000, le principe de laïcité et de neutralité des services publics s'applique à tous les agents, quelles que soient leurs fonctions et quelle que soit la nature des services publics concernés , et le fait pour un agent du service public de « manifester dans l'exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion, constitue un manquement à ses obligations ».

La délégation estime donc que l'obligation de respecter le principe de neutralité et la laïcité, prévue par le statut des fonctionnaires, devrait s'appliquer aussi aux fonctionnaires stagiaires ou élèves-fonctionnaires et que cette exigence devrait être précisée par la loi de 1983.

Elle juge souhaitable que la neutralité exigible des agents publics soit applicable aux étudiants des ÉSPÉ se destinant à l'enseignement.

La délégation formulera une proposition en ce sens.

b) Aux candidats aux concours de la fonction publique

Le même raisonnement devrait, en bonne logique, s'appliquer aux candidats aux concours de la fonction publique lors des épreuves de recrutement, tant écrites qu'orales . On peut en effet considérer que le « candidat fonctionnaire [...] doit également démontrer sa volonté de respecter les principes du service public, car il n'y a pas de raison de penser qu'un candidat qui refuse de quitter avant son recrutement un signe religieux ostensible s'astreindrait à le faire en cas de recrutement » 239 ( * ) .

La délégation est d'avis d'étendre l'obligation faite aux fonctionnaires de respecter le principe de neutralité et la laïcité à tous les candidats aux concours de la fonction publique lors des épreuves de recrutement, tant écrites qu'orales.

Elle souhaite que la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires soit modifiée sur ce point et formulera une proposition en ce sens.

c) Aux élu-e-s

Au lendemain des élections municipales de 2014, le fait que des élues voilées siègent dans des conseils municipaux nouvellement constitués a suscité une certaine émotion. L'édition de Seine-et-Marne du journal Le Parisien a ainsi évoqué, le 29 mars 2014, à propos de la commune de Montereau, la « première femme voilée élue d'Ile-de-France », notant que cette élue, voilée depuis « l'âge de 22 ans » en raison d'un « choix personnel et profondément intime », se déclarait par ailleurs « profondément laïque », engagée dans le « combat de tous les jours » que constitue selon elle le port du voile, et avait annoncé qu'elle siégerait au conseil municipal avec son voile, puisque la loi l'y autorise car elle est « une élue, pas une fonctionnaire de l'État » 240 ( * ) . Le fait qu'une élue d'Argenteuil figure voilée sur le trombinoscope du conseil municipal a, lui aussi, fait débat 241 ( * ) .

Selon une note du Courrier des maires et des élus locaux publiée en février 2015, le port de signes religieux par des conseillers municipaux n'est pas contraire à la loi et ne s'oppose pas au principe de neutralité car celui-ci ne s'applique qu'aux agents publics, dans le cadre de leur mission de service public, ainsi qu'aux maires et à leurs adjoints en tant qu'officiers de police judiciaire et officiers d'état-civil. Il ne concerne pas non plus les candidats aux élections :

« Aucune disposition législative ne permet au maire dans le cadre des séances du conseil municipal d'interdire aux élus de manifester publiquement leur appartenance religieuse . [...] En effet, si le principe de neutralité du service public fait obstacle à ce que les agents disposent dans le cadre du service public du droit de manifester leurs croyances religieuses, aucun texte, ni aucune jurisprudence n'étend ce principe aux élus .

« En l'occurrence, le Conseil d'État considère qu'un agent ne peut sans méconnaître ses obligations, manifester dans l'exercice de ses fonctions ses croyances religieuses, notamment en portant un signe destiné à marquer son appartenance à une religion.

« Or ce raisonnement ne saurait être transposable aux élus , notamment aux conseillers municipaux qui ne sont pas des agents publics . En revanche, le principe de neutralité devrait s'appliquer au maire et à des adjoints en leur qualité d'officiers de police judiciaire et officier d'état civil .

« Plus largement, cette question rejoint celle de la possibilité pour un candidat de porter un signe distinctif religieux. Elle s'était posée pour une candidate aux élections cantonales qui portait un voile islamique ainsi qu'une candidate aux élections municipales qui portait une croix de façon très distincte.

« Le Conseil d'État a apporté une réponse très claire en affirmant que « la circonstance qu'un candidat à une élection affiche son appartenance à une religion est sans incidence sur la liberté de choix des électeurs ; qu'aucune norme constitutionnelle, et notamment pas le principe de laïcité, n'impose que soit exclues du droit de se porter candidates à des élections des personnes qui entendraient, à l'occasion de cette candidature, faire état de leurs convictions religieuses »» 242 ( * ) .

Selon la délégation, il appartient au législateur de se prononcer sur l'extension de l'exigence de neutralité aux élu-e-s. En effet, comme le relève l'Observatoire de la laïcité dans son guide Laïcité et collectivités territoriales , « Les élus de la république ont la charge de faire respecter la laïcité ». Il est important également de garantir aux citoyens la neutralité des élu-e-s , ce que ne permet pas le port de signes d'appartenance religieuse .

Dans cette logique, l'obligation de respecter le principe de laïcité et l'exigence de neutralité devraient donc être étendus aux membres des conseils locaux (municipaux, départementaux et régionaux) dans l'exercice de leur mandat 243 ( * ) .

La délégation estime donc que la Charte de l'élu local , qui figure à l'article L. 1111-1-1 du code général des collectivités locales , devrait prévoir que 244 ( * ) :

« 1. L'élu local exerce ses fonctions avec impartialité, diligence, dignité, probité et intégrité et dans le respect du principe de laïcité.

« 2. Dans l'exercice de son mandat, l'élu local s'abstient du port de signes ou tenues susceptibles de constituer une manifestation d'appartenance religieuse. Il poursuit le seul intérêt général, à l'exclusion de tout intérêt qui lui soit personnel, directement ou indirectement, ou de tout autre intérêt particulier. »

Elle formulera une proposition dans ce sens.

d) La question des parents accompagnateurs de sorties scolaires

La question du voile s'est manifestée une nouvelle fois lors du débat sur l'accompagnement de sorties scolaires par des « mamans voilées », qui a suscité une interrogation sur la neutralité de personnes intervenant auprès des enfants dans le cadre de l'école publique et sur la possibilité, pour ces personnes, de porter des signes ou tenues d'appartenance religieuse.

Dans un premier temps, le tribunal administratif de Montreuil avait estimé, le 22 novembre 2011, que les parents d'élèves participant volontairement au service public de l'éducation devaient respecter, dans leur tenue comme dans leurs propos, le principe de laïcité, et que le règlement intérieur d'une école élémentaire pouvait imposer cette règle aux parents car ils participaient, lors des sorties, au service public de l'éducation.

L'importance de la polémique et la divergence d'opinions qui se sont alors manifestées ont conduit à la saisine du Conseil d'État dont l'avis, non publié, du 23 décembre 2013 observe que les parents accompagnateurs de sorties scolaires ne sont ni des agents ni des collaborateurs du service public mais des usagers du service public , de ce fait non soumis à l'obligation de neutralité . Toutefois, le Conseil d'État admet que « les exigences liées au bon fonctionnement du service public de l'éducation peuvent conduire l'autorité compétente, s'agissant des parents d'élèves qui participent à des déplacements ou des activités scolaires, à recommander de s'abstenir de manifester leur appartenance ou leurs croyances religieuses » 245 ( * ) .

Ainsi le tribunal administratif de Nice a-t-il, le 9 juin 2015, donné raison à l'auteure du recours contre la décision de l'école qui lui refusait de garder son voile pendant une sortie qu'elle accompagnait en considérant que « les parents d'élève autorisés à accompagner une sortie scolaire à laquelle participe leur enfant doivent être regardés, comme les élèves, comme des usagers du service public de l'éducation ».

En l'absence de règle claire s'appliquant à tous les établissements, sur tout le territoire, ces situations sont appréciées au cas par cas, ce qui conduit nécessairement à des différences d'appréciation selon les écoles.

La délégation a évoqué le sujet des parents accompagnateurs au cours de ses réunions du 29 septembre 2016 et du 6 octobre 2016. Après débat, elle a décidé, faute de consensus, d'écarter toute proposition de modification législative visant à étendre l'obligation de neutralité aux parents accompagnateurs de sorties scolaires.

II. UNE PRIORITÉ : RÉAFFIRMER L'ÉGALITÉ ENTRE FEMMES ET HOMMES

La délégation estime souhaitable, pour contribuer à la lutte contre les menaces qui affectent aujourd'hui les droits et libertés des femmes, de réaffirmer dans tout notre système juridique le principe d'égalité entre femmes et hommes , qui constitue une dimension essentielle de la laïcité.

A. L'ÉGALITÉ ENTRE FEMMES ET HOMMES, CONDITION DE LA LAÏCITÉ

La laïcité est devenue un enjeu du débat politique en France et est revendiquée aujourd'hui, pour des raisons diverses, par la plupart des courants politiques.

Des controverses passionnées opposent aujourd'hui des conceptions différentes de la laïcité, à tel point que la notion est désormais assortie d'adjectifs qualificatifs : il existerait ainsi une laïcité « ferme », « fermée », « intransigeante », voire « nouvelle », et une laïcité « ouverte », « libérale », « tolérante »... Selon le spécialiste Jean Baubérot, la laïcité « historique » s'opposerait actuellement à une laïcité « falsifiée » 246 ( * ) ...

À cette liste d'adjectifs, il en manque un : égalitaire . Serait-ce parce que cette dimension va de soi ?

En effet, selon Élisabeth Badinter, la laïcité est la « condition sine qua non de la libération des femmes car elle les soustrait à l'oppression qui pèse sur elles dans les trois religions monothéistes » 247 ( * ) . Pour Jean Baubérot, « la laïcité se trouve engagée dans un combat essentiel : celui de l'égalité des sexes » 248 ( * ) .

Le lien entre laïcité et émancipation des femmes n'est pourtant pas évident, si l'on se réfère aux circonstances de l'adoption de la loi de 1905 249 ( * ) .

De fait, l'égalité entre femmes et hommes a fait son entrée récemment dans le débat sur la laïcité ; elle est désormais régulièrement présentée par de hautes autorités de notre pays comme un aspect important de la lutte contre des extrémismes qui, en niant les droits des femmes, sont considérés comme des menaces contre nos valeurs républicaines.

L'égalité entre femmes et hommes est donc non seulement l'une des valeurs fondamentales de la laïcité aujourd'hui, mais aussi, selon la délégation, l'une des conditions de son existence-même.

LA LOI DU 9 DÉCEMBRE 1905 - REMARQUES DIVERSES

La loi du 9 décembre 1905 pose le principe de liberté de conscience et de religion (article premier : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ») et de séparation des Églises et de l'État (article 2 : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte »).

Il en résulte deux obligations symétriques :

- pour l'État : assurer la liberté de conscience et garantir le libre exercice des cultes tout en restant neutre à l'égard des religions ; la laïcité est ainsi la condition d'un État que Ferdinand Buisson qualifie d'« indépendant de tous les clergés, dégagé de toute conception théologique » 250 ( * ) ;

- pour les citoyens : ne pas invoquer les pratiques religieuses « pour se soustraire aux exigences de l'ordre public 251 ( * ) ». Le Conseil constitutionnel a considéré que l'article premier de la Constitution « interdisait à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s'affranchir des règles régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers » 252 ( * ) .

Philippe Portier, directeur d'études à l'École pratique des hautes études et directeur du Groupe sociétés, religions, laïcités (GRSL), auditionné le 9 avril 2015, a rappelé que la loi de 1905 avait été conçue avant tout comme une « loi de liberté », prolongeant sur ce plan celles de 1881 sur la liberté de la presse, de 1884 sur les syndicats et de 1901 sur les associations. Ainsi repose-t-elle sur une conception de la laïcité différente de celle que défendait, par exemple, Émile Combes. La loi de 1905 suppose, selon Philippe Portier, une « conception large et ouverte de l'accueil des religions dans la société politique ».

Dans le même esprit, Jean Baubérot estime que c'est « une laïcité de liberté et de raison qui s'est imposée en 1905 » : cette loi, observe-t-il, n'a pas relégué la religion à une « sphère intime » « ne pouvant pas s'exprimer dans l'espace public » 253 ( * ) . Il observe par ailleurs que, dirigée à l'origine contre le cléricalisme d'une religion majoritaire et dominante », elle a désormais pour « enjeu dominant » le « refus du communautarisme » 254 ( * ) .

1. L'influence de la laïcité sur l'égalité entre femmes et hommes : un lien récent à relativiser

La loi de 1905 ne comportait évidemment à l'origine aucune dimension d'égalité entre femmes et hommes; son application n'a fait obstacle, pendant des décennies, ni à l'absence de droits civils pour les femmes, ni à une citoyenneté réservée aux hommes .

a) Des conséquences émancipatrices pour les femmes : une évolution récente

Selon Philippe Portier, auditionné le 9 avril 2015, la laïcité a pu accompagner la reconnaissance des droits des femmes quand cette notion, qui renvoyait initialement à la séparation entre religion et institutions , a pris « une autre valeur dans le débat public français » en accompagnant le « mouvement général de réduction des contraintes » qui s'est traduit, dans les années 1960-1970, par la reconnaissance de nouveaux droits pour les femmes .

Philippe Portier a également fait observer qu'une autre mutation s'était produite parallèlement à une « reconfiguration » de la notion d'ordre public , qui borne la liberté religieuse et qui est étendu aujourd'hui à une « conception immatérielle [faisant référence] aux conditions minimales du « vivre ensemble », au principe de dignité du sujet et au principe aussi de l'égalité hommes-femmes ».

Ce tournant est relativement récent : ainsi que l'a rappelé Florence Rochefort, historienne, lors de son audition par la délégation le 19 mars 2015, le lien entre la laïcité et l'égalité entre femmes et hommes n'était pas mentionné dans l'avis du Conseil d'État de 1989 sur le voile à l'école, qui abordait le sujet sous l'angle de la liberté religieuse et de la neutralité du service public.

En revanche, le Rapport sur l'application du principe de laïcité dans la République ou « Rapport Stasi » observait en 2003 combien l'évolution des termes du débat sur la laïcité, en quinze ans, avait permis de « mesurer la montée en puissance du problème » 255 ( * ) posé par les discriminations contre les femmes .

Selon le philosophe André Comte-Sponville, la laïcité, « indissociable de la souveraineté du peuple (ce sont ses représentants qui gouvernent, non ceux de Dieu) comme de l'autonomie des individus (auxquels l'État ne saurait imposer quelque religion que ce soit » [...] n'est qu'un autre nom de la liberté » 256 ( * ) .

Cette remarque convient tout particulièrement à la situation des femmes, car la laïcité leur garantit, ainsi que le soulignait Catherine Kintzler, auditionnée par la délégation le 19 mars 2015, le fait que les religions et les communautés ne fassent pas la loi 257 ( * ) .

Dans cet esprit, Houria Abdelouahed, psychanalyste et auteure de Les femmes du Prophète , constate que, s'agissant de l'islam, « Seule la laïcité pourrait nous garantir une interprétation libre et une lecture libre de notre corpus » 258 ( * ) , ce que permet selon elle la séparation entre la loi des hommes et la loi divine.

Ainsi que l'a souligné Marie-Thérèse Besson, présidente de la Grande loge féminine de France, lors de la table ronde du 14 janvier 2016, la laïcité « ne représente peut-être pas le support unique de l'émancipation des femmes, mais elle y contribue, car elle fait obstacle aux pressions du religieux » et plus particulièrement des « groupes intégristes » pour lesquels la loi religieuse est parfois « supérieure à la loi de la République ».

Martine Cerf, secrétaire général de l'association Égale Égalité, Laïcité, Europe , a elle aussi, au cours de la même réunion, constaté que « toutes les conquêtes récentes pour les femmes [avaient] rencontré l'opposition d'autorités religieuses » et que la laïcité avait été un « facteur d'émancipation pour les femmes, car elle affirme la suprématie de loi civile sur toute loi religieuse ».

Selon Élisabeth Badinter, c'est précisément dans cette logique que la loi de 1905 a permis par la suite l'adoption de législations favorables aux droits des femmes, car cette loi a permis une laïcisation des moeurs dont les conséquences émancipatrices pour les femmes sont selon elle évidentes : indépendance financière, maîtrise de la fécondité, divorce par consentement mutuel, IVG, autorité parentale partagée, sans oublier l'accouchement dit sans douleur auquel elle rappelle que l'Église catholique s'est initialement opposée 259 ( * ) ...

Dans une approche similaire, Catherine Kintzler a estimé devant la délégation que la laïcité permettait aux femmes d'échapper à l'uniformisation, au « déni d'autonomie et de singularité » que supposait selon elle l'appartenance à une communauté religieuse. Elle a évoqué la notion de « respiration laïque », seule selon elle susceptible de libérer les femmes en faisant en sorte que leur place dans la société ne soit plus limitée à leur « fonction de reproductrice ».

b) Laïcité et droits des femmes : un questionnement
(1) À l'origine de la laïcité : un « pacte de genre » contre les droits des femmes

Le chercheur Olivier Roy commente dans son ouvrage La sainte ignorance - Le temps de la religion sans culture 260 ( * ) la convergence qui s'était établie, au XIX e et au début du XX e siècle, entre morale laïque et morale chrétienne. Cette convergence s'est manifestée par exemple dans le code civil de Napoléon, qui selon lui reflète une « vision chrétienne de la famille ».

Dans la « culture dominante de la III e République », le concept de « bonne moeurs », observe-t-il, faisait consensus ; personne ne mettait en question « l'idée d'une nature féminine différente de celle de l'homme et qui se réalise dans la maternité ». Olivier Roy observe à cet égard que le vote d'une législation hostile à l'avortement, dans les années 1920, n'avait pas été contesté par les laïcs et qu'il y avait eu sur ce point une certaine convergence entre ces derniers et les catholiques 261 ( * ) .

L'inégalité entre hommes et femmes faisait ainsi partie, selon Olivier Roy, d'un socle de valeurs commun , la loi religieuse et la loi commune se rejoignant pour considérer la femme comme « égale en dignité et inégale en statut social » 262 ( * ) .

Ainsi que l'a noté l'historienne Florence Rochefort lors de son audition le 19 mars 2015, le « pacte laïque » s'est accompagné d'un « pacte de genre », « ciment de la laïcité » conduisant à « des compromis et des alliances » entre forces politiques et religieuses travaillant ensemble « autour de la restriction de l'égalité des sexes ».

Il faut rappeler que l'objectif des auteurs de la loi de 1905 n'était pas de promouvoir les droits et libertés des femmes.

Ce constat s'applique aussi aux lois républicaines de la III e République encourageant l'instruction des filles : il s'agissait, selon le député Camille Sée, à l'origine de la loi du 21 décembre 1880 sur l'enseignement secondaire des jeunes filles, de « fournir des compagnes républicaines aux hommes républicains ». L'exposé des motifs de la proposition de loi pose clairement les termes du débat : « Il ne s'agit ni de détourner les femmes de leur véritable vocation , qui est d'élever leurs enfants et de tenir leur ménage, ni de les transformer en savants , en bas-bleus, en ergoteuses. Il s'agit de cultiver les dons heureux que la nature leur a prodigués , pour les mettre en état de mieux remplir les devoirs sérieux que la nature leur a imposés . »

Dans le même esprit, c'est à Jules Ferry, dont l'historienne Florence Rochefort a pourtant rappelé, le 19 mars 2015, l'engagement féministe dès la fin du Second Empire, que l'on doit ces propos édifiants : « Les évêques le savent bien : celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d'abord parce qu'il tient l'enfant, ensuite parce qu'il tient le mari. [...] Il faut choisir, citoyens : il faut que la femme appartienne à la Science, ou qu'elle appartienne à l'Église. » 263 ( * ) Comme le relève Jean Baubérot, « Ferry n'envisage pas que les femmes puissent s'appartenir à elles-mêmes » 264 ( * ) ...

Dans cette logique, la loi républicaine a reflété l'idéal d'une société inégalitaire qui n'était pas propre aux républicains de l'époque. Il a fallu attendre la loi du 18 février 1938 portant modification des textes du code civil relatifs à la capacité de la femme mariée pour que le législateur mette fin à la puissance maritale, à l'incapacité juridique de la femme mariée et à son devoir d'obéissance ; jusqu'à cette date l'article 213 du code civil disposait : « Le mari doit protection à sa femme, la femme obéissance à son mari ». La loi de 1938 a toutefois préservé la qualité de « chef de famille », reconnue au seul mari jusqu'à la loi du 4 juin 1970 qui a créé la notion d'autorité parentale conjointe.

Quant à la citoyenneté politique, on sait que l'une des motivations de l'exclusion des femmes du droit de vote était l'influence supposée qu'exerçait sur elles la religion catholique.

En d'autres termes, ainsi que Philippe Portier l'a souligné le 9 avril, « la laïcité, dans la première phase de son histoire, laisse donc les femmes à l'écart du projet d'émancipation porté par la République ». Comme l'a relevé Florence Rochefort lors de son audition, « la laïcité ne génère pas automatiquement de dimension égalitaire ».

(2) Féminisme et laïcité

Florence Rochefort a fait observer, le 19 mars 2015, que le féminisme avait dès l'origine inclus « une forme de laïcité », même si au XIX e siècle, le « tabou de la question religieuse » s'est selon elle « installé » au sein du féminisme . L'historienne a ainsi mentionné l'opposition des féministes françaises, par exemple, à l'inscription à l'ordre du jour de congrès internationaux du sujet de la question de l'accès des femmes au pastorat, dont des féministes américaines souhaitaient débattre...

Florence Rochefort, lors de son audition, a commenté l'importance des théologies féministes . Elle a estimé que les courants féministes chrétiens, juifs et musulmans qui ont émergé dans les années 1980 étaient devenus « parties prenantes du changement égalitaire » et « acteurs du féminisme ». Considérant que leur action pouvait s'exercer à la fois à l'intérieur des religions, « pour réformer la théologie », et à l'extérieur, « à travers le soutien à certaines lois », elle a estimé que la parole féministe musulmane devait être « entendue » car elle pouvait contribuer à transformer l'islam. Selon elle il ne convenait pas de rejeter par principe une parole s'exprimant au nom de l'islam à propos des femmes au motif qu'elle serait « forcément anti-laïque ».

La loi de 2004 encadrant le port de signes ou tenues d'appartenance religieuse à l'école est ainsi parfois contestée au nom de l'égalité entre femmes et hommes : selon ce point de vue, l'obligation faite aux jeunes filles de quitter leur voile pour fréquenter l'école s'apparenterait à une interdiction faite aux filles d'aller à l'école.