II. D'AUTRES APPLICATIONS QUE LES CRYPTOMONNAIES POUR LA BLOCKCHAIN ?
Le rôle de la blockchain en tant que technologie sous-jacente des nombreuses cryptomonnaies est aujourd'hui dominant. Cependant, ses protocoles se déclinent dans de nombreux secteurs et pourront donner naissance à des applications nouvelles variées, dépassant le cadre strict de la finance. Pour l'entrepreneur Dom Steil, « de même qu'internet a été la base de bien d'autres applications que le courrier électronique, la blockchain sera la base de bien d'autres applications qu'un réseau de paiement ».
Selon les personnes auditionnées par vos rapporteurs, l'idée de Jean-Claude Trichet selon laquelle on peut imaginer des utilisations de la blockchain tout en rejetant les cryptomonnaies et, en particulier le bitcoin, serait cependant en grande partie un mythe : d'autres usages sont possibles mais ils ne pourront que difficilement se déployer sans les cryptomonnaies . Selon Jean-Claude Trichet dans une interview au journal Le Monde en 2016, la blockchain serait en effet « une invention géniale, parce qu'elle repose sur une décentralisation complète de l'enregistrement des transactions. Au lieu d'avoir un système central qui enregistre et qui contrôle tout, on est en présence d'une technologie impressionnante testée sur beaucoup d'applications qui n'ont rien à voir avec le bitcoin ». Néanmoins affirmer que les applications possibles de la blockchain n'ont rien à voir avec les cryptomonnaies est imprécis : aujourd'hui les blockchains publiques ne se développent pas sans l'émission d'une cryptomonnaie 35 ( * ) .
Cette analyse contraste avec celle de Christine Lagarde, qui expliquait le 13 mars 2017, dans un article de la revue du FMI « que la valeur de Bitcoin augmente ou qu'elle diminue, tout le monde se pose la même question : quel est exactement le potentiel des crypto-assets ? La technologie derrière ces actifs, y compris la blockchain, constitue une avancée passionnante qui pourrait aider à révolutionner d'autres domaines que la finance [...] Il ne serait pas judicieux de rejeter les crypto-assets [...] Nous pouvons exploiter le potentiel des crypto-actifs tout en veillant à ce qu'ils ne deviennent jamais un refuge pour les activités illégales ou une source de vulnérabilité financière ». Pour elle, les applications autres que les cryptomonnaies pour la blockchain sont donc souhaitables et passeront par un développement de ces actifs financiers. Plus récemment, la directrice générale du FMI s'est voulue rassurante, à l'occasion d'une conférence organisée par la Banque d'Angleterre, en septembre 2017, par rapport aux défauts éventuels des cryptomonnaies : « les monnaies virtuelles [...] produisent leur propre unité de compte et leur propre système de paiement. Ces systèmes permettent des transactions de pair à pair, sans chambre de compensation, sans banque centrale. À l'heure actuelle les monnaies virtuelles comme bitcoin ne représentent pas encore de menace pour l'ordre existant des monnaies fiduciaires et des banques centrales. Pourquoi ? Parce qu'elles sont trop volatiles, trop risquées, trop énergivores, parce que les technologies sous-jacentes ne sont pas suffisamment scalables, que beaucoup d'entre elles sont trop opaques pour les régulateurs et que certaines ont été piratées. Mais beaucoup de ces défauts ne sont que des défis technologiques qui pourraient être surmontés avec le temps ».
En plus de la fonctionnalité puissante offerte en matière d'échanges financiers grâce aux cryptomonnaies, Stéphane Loignon explique que la blockchain offre deux autres usages majeurs : elle permet « d'enregistrer de l'information de manière immuable, des actes administratifs, des titres de propriété ou encore des diplômes peuvent y être inscrits sans pouvoir être modifiés par la suite, ce qui offre une garantie d'authenticité que fournissaient jusqu'ici les notaires » et elle donne la « possibilité d'héberger des programmes qui automatiseront des communications et des transactions entre des personnes et entre les milliards d'objets connectés du monde entier » à travers les smart contracts .
Ces trois fonctionnalités, parfois combinées, pourraient conduire à d'importantes évolutions économiques et sociales. Par exemple, la possibilité de faire des transactions en ligne sans intermédiaire a des impacts sur l'ensemble du secteur financier. De même, la blockchain bouleverse l'économie numérique : un site commercial utilisé pour acheter un bien ou un service pourrait être réformé en version pair à pair.
La blockchain Ethereum offre une infrastructure adaptée à des outils tels que des codes informatiques qui peuvent s'exécuter après avoir été écrits dans une blockchain , qu'il s'agisse de smart contracts , d'applications décentralisées dites « Dapps » ou d'organisations autonomes décentralisées appelées « DAO » ( Decentralized Autonomous Organizations ), organisations collectives dont les règles de fonctionnement et les procédures sont inscrites sur la blockchain .
Les Dapps sont, quant à elles, des applications décentralisées, en réalité distribuées, qui fonctionnent grâce à des programmes inscrits sur la blockchain . Leur utilisation nécessite toutefois l'intervention d'un tiers. 819 projets sont ainsi recensés sur le site « state of the Dapps » (état des Dapps) et peuvent concerner les marchés prédictifs, l'assurance, les places de marché décentralisées, ou encore les jeux vidéo.
A. DES SERVICES D'ATTESTATION ET DE CERTIFICATION GRÂCE AUX BLOCKCHAINS
1. La plupart des applications ne conjuguent pas encore pertinence de l'usage et maturité technologique suffisante
Les services d'attestation et de certification ( proofs of existence ), pouvant concerner l'état civil, le cadastre, tous les contrats de type notarié ou encore des mécanismes de protection de la propriété intellectuelle , se développent. Mais peu d'applications conjuguent, à ce jour, pertinence de l'usage et maturité technologique suffisante.
Quelques exemples passés et actuels de ces applications peuvent être donnés :
- Namecoin est ainsi un système d'enregistrement de noms de domaine qui a cherché sans succès à se substituer au système actuel « DNS » ( Domaine name system ) ;
- Slock.it se veut la future infrastructure majeure de l'économie collaborative ;
- Arcade City ambitionne de détrôner Uber en tant que plateforme de services de transport ;
- Twister projette de devenir le réseau social concurrent de Twitter.
La Fédération française de l'assurance estime, par ailleurs, que la technologie de la blockchain pourrait permettre de simplifier l'identification et la preuve d'assurance , ainsi que d'automatiser les procédures d'indemnisation (l'un des exemples étant l'indemnisation automatique des voyageurs en cas de retard d'avion).
Les blockchains pourraient, en outre, être utilisées dans l'enseignement et la recherche (pour la mise en place d'un registre des publications académiques par exemple) ou dans l'action publique plus généralement (état civil, émission de titres d'identité et de passeports, contrats de mariage, cadastre 36 ( * ) , organisation d'élections...). Le monopole de la délivrance d'actes authentiques, assuré par des officiers d'état civil, des notaires ou des huissiers de justice, pourrait se trouver contesté par ces technologies.
L'application BlockchainYourIP vise ainsi à déposer sur un réseau de type blockchain des informations, sur le modèle du constat d'huissier, afin de pouvoir apporter la preuve de leur existence ou de leur antériorité. C'est, au final, toute propriété (matérielle ou immatérielle) qui pourrait être démontrée par son inscription dans un registre de ce genre. Les « contrats intelligents » ou smart contracts présentent eux-aussi un riche potentiel quant aux applications possibles : instruments financiers (obligations, actions et dérivés), contrats d'assurance, ventes aux enchères, crédit, loteries et jeux de hasard...
Stéphane Loignon indique que cette fonctionnalité de notarisation offre la possibilité de « sécuriser l'information, de la graver dans un registre qui conservera la vérité des données, elle est l'outil d'une réinvention complète de l'administration publique, qui pourra fonctionner de manière transparente et efficace, comme en Estonie ».
En janvier 2016, le Government Office for Science , l'organisme de conseil scientifique du gouvernement britannique, publiait ainsi un long rapport précurseur sur les possibilités offertes par la blockchain pour l'économie et l'État. Les auteurs y recensaient notamment les innombrables applications possibles de cette technologie pour améliorer l'action publique : « les registres distribués peuvent aider les gouvernements à collecter les taxes, distribuer les allocations, émettre des passeports, enregistrer des titres de propriété, assurer l'approvisionnement de biens et plus généralement garantir l'intégrité des fichiers et services du gouvernement. Pour la Sécurité sociale (National Health Service - [NHS]), cette technologie permet de faire progresser les soins en améliorant et en authentifiant les services dispensés et en partageant des fichiers de manière sûre selon des règles précises. Pour les bénéficiaires de ces services, cette technologie permet, selon les circonstances, de contrôler l'accès à ses données personnelles et de savoir qui les a consultées ».
Ce rapport préconisait aussi des expérimentations de la blockchain par des collectivités locales pionnières et certains services publics.
2. Les cas de l'Estonie et de Zoug
Dans cette perspective, le cas de l'Estonie est intéressant : la construction de cette administration numérique s'est faite en trois temps. En 2002, l'État a émis une carte d'identité électronique , utilisée aujourd'hui par 94 % de la population. Ce document d'identité est équipé d'une puce qui contient des clés cryptographiques permettant à son possesseur de s'identifier pour accéder à l'ensemble des services administratifs en ligne, pour voter, mais aussi pour acheter un ticket de transport ou pour récupérer une prescription à la pharmacie. La seconde étape a été l'interconnexion progressive , grâce à l'entrée commune offerte par cette carte d'identité numérique, de toutes les bases de données numériques des différents services de l'État.
Cette réforme, lancée dès 2001, a donné naissance au système « X road » (ou « carrefour ») : l'intersection de 170 bases de données publiques, offrant plus de 2 000 services à plus de 900 organisations (institutions, ministères et entreprises privées). À la demande du gouvernement, l'entreprise Guardtime a installé, en avril 2008, une infrastructure cryptographique équivalente à la blockchain , même si elle n'en portait pas à l'époque le nom. Baptisé KSI ( Keyless Signature Infrastructure ), ce registre public distribué permet de vérifier, de manière indépendante, si une donnée a été consultée ou changée. D'après certains experts, la numérisation de ses services ferait économiser à l'Estonie 2 % de son PIB par an.
Il faut relever qu'en Suisse, depuis avril 2016, la ville de Zoug est devenue la première au monde à accepter les paiements en bitcoin pour ses services municipaux (certificats de naissance, acte de décès, etc.). Cette décision fait partie intégrante de la stratégie de visibilité de la ville. Cette communication vise à faire de ce territoire une sorte de Silicon Valley des cryptomonnaies, appelée « cryptovalley ». En réalité, seulement une dizaine d'administrés avaient réglé la mairie en bitcoins dans les six mois qui ont suivi la mise en place du service.
* 35 Le rapport de France Stratégie « Les Enjeux des blockchains » , partage cette analyse : « on a voulu instaurer une sorte de cordon sanitaire entre les cryptomonnaies, considérées avec une certaine suspicion, et la blockchain, considérée comme très prometteuse. Utile dans un premier temps pour laisser se déployer l'innovation malgré les problèmes de fraude que posent certains usages des cryptomonnaies, cette séparation commence à poser problème. De fait, les protocoles de consensus qui sont au coeur des blockchains publiques reposent tous sur des mécanismes d'incitation économique qui requièrent l'émission d'un actif numérique. Cet actif permet d'inciter les différents acteurs à participer à la sécurisation du réseau - le protocole attribuant automatiquement un certain nombre de « jetons » aux validateurs des nouveaux blocs. Ce fonctionnement fait des actifs numériques une des pierres angulaires des blockchains publiques. Pour séparer le bon grain de l'ivraie et bénéficier des seuls effets souhaités des blockchains, il ne suffira donc pas d'essayer d'interdire ou de contrôler le bitcoin ».
* 36 Le Ghana a ainsi expérimenté un tel stockage des titres de propriété.