INTRODUCTION

« Parmi les peines et la manière de les infliger, il faut donc choisir celle qui, proportion gardée, doit faire l'impression la plus efficace et la plus durable sur l'esprit des hommes et la moins cruelle sur le criminel . »

Cesare Beccaria, Des délits et des peines (chapitre XII), 1764

Mesdames, Messieurs,

Au 1 er juillet 2018, le nombre de personnes incarcérées a atteint un nouveau record : 70 710 personnes étaient détenues alors que la capacité des établissements pénitentiaires n'est que de 59 870 places , portant ainsi le taux de densité carcérale à 118 %, tous établissements confondus, et à 141 % dans les maisons d'arrêt.

Si la prison symbolise pour une grande majorité des citoyens la sanction de référence, efficace et visible , elle n'est cependant qu'une possibilité parmi un éventail de peines qui n'a cessé de s'étoffer et de se diversifier ces dernières années afin de mieux individualiser la peine et de prévenir la récidive : le travail d'intérêt général, les jours-amende, les stages, la sanction-réparation, la contrainte pénale, etc . Au 1 er janvier 2018, 163 719 personnes étaient ainsi suivies en milieu ouvert par les services pénitentiaires d'insertion et de probation.

De plus, les peines d'emprisonnement peuvent être aménagées, sous un régime de semi-liberté, de placement sous surveillance électronique, ou déplacement à l'extérieur : ainsi, au 1 er juillet 2018, en sus des 70 710 personnes détenues 1 ( * ) , 12 233 personnes étaient écrouées mais non détenues, soumises à un placement sous surveillance électronique ou faisant l'objet d'un placement à l'extérieur.

En principe, depuis la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, la peine d'emprisonnement n'est prononcée et exécutée qu'en ultime recours lorsqu'aucune autre peine ne peut utilement être prononcée ou lorsqu'aucun aménagement de la peine d'emprisonnement n'est envisageable 2 ( * ) .

Cette volonté du législateur de développer les alternatives à l'emprisonnement n'a jamais été véritablement confirmée par un changement des pratiques judiciaires .

Près de la moitié des peines principales prononcées en 2016 par les juridictions judiciaires étaient des peines d'emprisonnement 3 ( * ) : 287 511 peines d'emprisonnement pour 582 142 peines prononcées. Outre 203 300 peines d'amende, seulement 63 362 peines « alternatives » ou de substitution ont été prononcées à titre principal au cours de cette même année, qu'il s'agisse de travaux d'intérêt général, de jours-amende ou encore de suspensions du permis de conduire.

La place centrale accordée à l'emprisonnement apparaît paradoxale au regard de la saturation de la chaine pénale et carcérale qui conduit à aménager de nombreuses peines d'emprisonnement ferme et donc à ne pas les exécuter sous la forme prononcée par les juridictions ; cette déconnexion croissante, et illisible, entre le prononcé et l'exécution des peines d'emprisonnement avait déjà été dénoncée en 2017 par le rapport de la mission d'information de votre commission sur le redressement de la justice « Cinq ans pour sauver la justice ! ».

La place de l'emprisonnement dans le référentiel des sanctions pénales n'a cependant jamais été autant remise en question , au regard des conditions actuelles d'exécution des peines d'emprisonnement qui compromettent les chances de réinsertion des personnes condamnées : après les conclusions de la conférence de consensus sur la prévention de la récidive de 2013, le rapport « Pour une refonte du droit des peines » de la commission présidée par M. Bruno Cotte de décembre 2015, le rapport au Parlement sur l'encellulement individuel « En finir avec la surpopulation carcérale » de l'ancien garde des sceaux M. Jean-Jacques Urvoas de septembre 2016, le rapport de la commission du livre blanc sur l'immobilier pénitentiaire présidée par notre ancien collègue Jean-René Lecerf remis le 4 avril 2017, le Gouvernement a lancé en octobre 2017 cinq chantiers de la justice , dont le cinquième et dernier, confié à M. Bruno Cotte et à Me Julia Minkowski, avait pour objectif de renforcer le sens et l'efficacité des peines. Les conclusions de ce rapport, remis le 15 janvier 2018 à Mme la garde des sceaux, ont inspiré les grands axes du projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice , déposé sur le bureau du Sénat le 20 avril 2018.

Dans ce contexte, afin d'approfondir la réflexion sur cette question, votre commission des lois a créé, lors de sa réunion du 12 février 2018, une mission d'information sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en oeuvre, composée de vos deux rapporteurs.

Vos rapporteurs ont circonscrit leur analyse aux peines privatives ou restrictives de liberté ou de droits applicables aux personnes physiques majeures en matière correctionnelle . Ainsi, bien que très étroitement liée à la question de la surpopulation carcérale, la détention provisoire, qui n'est pas une sanction, ne fait pas l'objet de développements particuliers ; il en est de même pour les mesures de sûreté.

S'interroger sur la nature des peines, leur efficacité et leur mise en oeuvre exige en préalable de réfléchir au sens des peines prononcées.

« Sanctions infligées au nom de la société (...) en réaction à un trouble causé à l'ordre social 4 ( * ) », les peines ont, selon les écoles de pensée, plusieurs fonctions sociétales .

Si, historiquement, les peines visaient essentiellement à punir et non à corriger, les travaux de l'école utilitariste, représentée par Cesare Becarria ou Jeremy Bentham, ont fait émerger l'idée d'un « traitement pénal de la délinquance » visant autant à punir qu'à prévenir, et affirmer la nécessité d'individualiser des peines censées être proportionnées au trouble causé . « Pour que le châtiment soit suffisant, il faut seulement que le mal qui en résulte surpasse le crime ; encore doit-on faire entrer dans le calcul de cette équation la certitude de la punition et la perte des avantages acquis par le délit » écrivait Cesare Beccaria. Jeremy Bentham poursuivait ce calcul en affirmant que « la peine doit être économique, c'est-à-dire n'avoir que le degré de sévérité absolument nécessaire pour remplir son but (...). »

Le droit pénal français repose désormais largement sur cette vision commune qui conçoit les peines comme devant être utiles à la société , et donc répondre aux objectifs multiples qui leur sont assignés : sanctionner en rétribution du trouble causé à la société, dissuader tant le condamné de réitérer que le reste de la société de commettre un acte délictuel ou criminel, empêcher un condamné de nuire par son éloignement temporaire ou non (privation de liberté) ou sa mise au ban de la société (interdiction de territoire, interdiction de séjour, inéligibilité), réparer ou dédommager la partie lésée mais également réhabiliter ou « réadapter » les condamnés (privation de liberté, mesures thérapeutiques, etc .)

Depuis la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénale s, une première définition des fonctions de la peine est posée par l'article 130-1 du code pénal : « afin d'assurer la protection de la société, de prévenir la commission de nouvelles infractions et de restaurer l'équilibre social, dans le respect des intérêts de la victime, la peine a pour fonctions : 1° de sanctionner l'auteur de l'infraction ; 2° de favoriser son amendement, son insertion ou sa réinsertion . »

Inspiré de l'article 1 er de la loi pénitentiaire de 2009, l'article 707 du code de procédure pénale précise que « le régime d'exécution des peines privatives et restrictives de liberté vise à préparer l'insertion ou la réinsertion de la personne condamnée afin de lui permettre d'agir en personne responsable, respectueuse des règles et des intérêts de la société et d'éviter la commission de nouvelles infractions . »

S'appuyant sur les réflexions précédentes de votre commission, vos rapporteurs ont privilégié, au cours de sept mois de travaux, les rencontres avec les acteurs du terrain, magistrats, greffiers, conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation, surveillants pénitentiaires, tout en examinant également sur les bonnes pratiques des pays étrangers.

Souhaitant présenter un diagnostic transpartisan de notre système pénal, ils se sont également inspirés des sages préconisations de l'abbé Bluteau lors de l'enquête parlementaire de 1873 sur le régime pénitentiaire : « Dans une cause si importante, toute prévention, tout esprit de parti, doivent être mis de côté pour ne consulter que la saine raison, l'expérience la mieux établie et le bien général plutôt que l'intérêt privé ».

Ils ont ainsi formulé conjointement 25 propositions articulées autour de cinq objectifs : défendre une vision commune et dépassionnée de l'exécution des peines, simplifier l'architecture des peines, remettre les juridictions de jugement au coeur du prononcé des peines, rendre crédibles les mesures probatoires et individualiser les prises en charge des personnes condamnées.


* 1 Parmi ces 70 710 personnes détenues, 1 767 sont des personnes condamnées placées en régime de semi-liberté.

* 2 Ce principe de subsidiarité de la privation de liberté a été renforcé par la loi n° 2014-896 du 15 août 2014 relative à l'individualisation des peines et renforçant l'efficacité des sanctions pénale s.

* 3 Aux fins de clarté de l'exposé, le terme général d'emprisonnement sera utilisé pour qualifier la détention, qu'ils s'agissent de peines d'emprisonnement prononcées en matière correctionnelle ou de peines de réclusion criminelle.

* 4 Selon la définition issue de l'ouvrage « Droit pénal général », de Frédéric Desportes, Francis Le Gunehec, page 11.

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