Rapport d'information n° 337 (2019-2020) de MM. Philippe BAS , Mathieu DARNAUD , Jean-Luc FICHET , Mme Sophie JOISSAINS et M. Thani MOHAMED SOILIHI , fait au nom de la commission des lois, déposé le 19 février 2020

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N° 337

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 19 février 2020

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) pour une grande loi Guyane : 52 propositions ,

Par MM. Philippe BAS, Mathieu DARNAUD, Jean-Luc FICHET,
Mme Sophie JOISSAINS et M. Thani MOHAMED SOILIHI,

Sénateurs

(1) Cette commission est composée de : M. Philippe Bas , président ; MM. François-Noël Buffet, Jean-Pierre Sueur, Mme Catherine Di Folco, MM. Jacques Bigot, André Reichardt, Mme Sophie Joissains, M. Arnaud de Belenet, Mme Nathalie Delattre, MM. Pierre-Yves Collombat, Alain Marc , vice-présidents ; M. Christophe-André Frassa, Mme Laurence Harribey, M. Loïc Hervé, Mme Marie Mercier , secrétaires ; Mme Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Philippe Bonnecarrère, Mmes Agnès Canayer, Maryse Carrère, Josiane Costes, MM. Mathieu Darnaud, Marc-Philippe Daubresse, Mme Jacky Deromedi, MM. Yves Détraigne, Jérôme Durain, Mme Jacqueline Eustache-Brinio, MM. Jean-Luc Fichet, Pierre Frogier, Mmes Françoise Gatel, Marie-Pierre de la Gontrie, M. François Grosdidier, Mme Muriel Jourda, MM. Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Jean Louis Masson, Thani Mohamed Soilihi, Alain Richard, Vincent Segouin, Simon Sutour, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Catherine Troendlé, M. Dany Wattebled .

AVANT-PROPOS DU PRÉSIDENT

Ce rapport a pour ambition de proposer le regard croisé de sénateurs appartenant à plusieurs groupes politiques de la majorité comme de l'opposition sénatoriales, issus de départements représentatifs de la diversité de nos territoires, sur quelques-uns des grands enjeux auxquels est confrontée la Guyane.

Nous y exprimons des sentiments et une perception étayés par de nombreuses rencontres avec des personnalités guyanaises, notamment élus et responsables coutumiers, ainsi qu'avec les responsables civils et militaires de l'État et les plus hauts magistrats en fonction dans cette collectivité. Nous sommes toutefois conscients de ce qu'une partie des réalités guyanaises a pu nous échapper malgré la richesse, la variété et même la profondeur de nos échanges et en dépit de notre effort pour apprécier sur place la diversité des situations vécues par nos concitoyens d'Amérique amazonienne en nous rendant dans des parties très différentes du territoire.

Nous tenons à exprimer notre vive reconnaissance aux Guyanais, à leurs élus, aux chefs coutumiers et aux autorités administratives et juridictionnelles pour l'accueil que nous avons partout reçu et pour la confiance qui nous a été faite à travers les témoignages empreints de sincérité et très souvent d'une grande lucidité qui nous ont été apportés. Puisse notre rapport être à la hauteur de cette confiance !

Plutôt que de courir le risque de présenter ici des certitudes, nous voulons restituer des interrogations et proposer des pistes de réflexion pour servir le débat démocratique, en pensant que la Guyane est aujourd'hui à la croisée des chemins.

Nos compatriotes guyanais forment une société très attachante et à certains égards exemplaire. Elle est d'une étonnante richesse humaine, réceptacle de groupes venant d'Amérique, d'Europe, d'Afrique et, plus largement, de toutes les régions du monde : Amérindiens, Créoles, Bushinenges, Hmongs, mais aussi Libanais, et plus récemment, sous le coup d'une immigration massive qui n'est pas seulement illégale mais souvent aussi délinquante et parfois violente, Brésiliens, Surinamais, Haïtiens, Dominicains, auxquels s'ajoutent depuis peu des groupes de Syriens et de Palestiniens, sans oublier les nombreux métropolitains civils et militaires qui, pour être le plus souvent de passage, n'en occupent pas moins des fonctions de premier plan dans l'administration, l'enseignement et l'économie du territoire ainsi qu'au centre spatial de Kourou.

Ces femmes et ces hommes de toute origine sont plus que jamais exposés à la question vitale de leur coexistence durable, question rendue plus aigüe par un dynamisme démographique qui donne le vertige, alimenté par une natalité très élevée, elle-même stimulée par les ressources tirées des allocations familiales et par une très forte immigration que l'on pourrait qualifier d'immigration de voisinage, dans une Amazonie aux frontières fluviales si difficilement contrôlables. Cette immigration trouve dans les écarts énormes entre le revenu moyen de la Guyane et celui des régions limitrophes d'Amérique latine un puissant moteur, encore renforcé par la politique familiale très avantageuse dont les migrantes bénéficient elles aussi quand l'un de leurs enfants est reconnu, souvent frauduleusement, par un Français.

Selon les réponses concrètes qui seront apportées aux enjeux du développement guyanais et à la prise en compte des attentes de chaque groupe humain dans le respect de nos principes républicains, notamment l'indivisibilité du Peuple français, le rêve d'une société arc-en-ciel débouchera sur le renouveau d'un modèle harmonieux comportant une part importante de métissage, comme le veut la tradition de cette magnifique terre française d'Amérique, ou se brisera au contraire sur une fragmentation entre communautés qui menace de faire éclater le vivre ensemble exemplaire qu'ont forgé les Guyanais tout au long de leur histoire commune.

Comment faire pour, tout à la fois, assurer le développement économique et social de la Guyane en privilégiant les revenus du travail sur des transferts sociaux aujourd'hui massifs, prendre en compte les attentes identitaires et culturelles des uns et des autres, répondre aux besoins des populations des régions les plus périphériques, sans cesser pour autant de veiller aussi à l'unité, à l'équilibre, à la solidarité et au fonctionnement équilibré d'une société guyanaise déstabilisée par les évolutions sociales, l'immigration, l'insécurité, le chômage et l'essor des activités illégales (trafics de drogue et orpaillage) ?

Il serait présomptueux et même hasardeux que notre délégation prétende apporter une réponse définitive à cette question si complexe, et pourtant essentielle, qui semble tarauder tous nos interlocuteurs guyanais. Du moins pouvons-nous affirmer qu'il s'agit de la question matricielle à laquelle peuvent se rattacher toutes les problématiques rencontrées en Guyane.

L'État et les collectivités de Guyane perçoivent clairement l'ampleur, la difficulté et la gravité de ces défis. Saurons- nous leur donner les moyens de les relever en adaptant nos instruments et nos formes d'intervention à des réalités éloignées des réalités métropolitaines et même des autres réalités ultramarines ?

Il nous semble que des changements radicaux, de nouvelles approches, sont non seulement nécessaires mais aussi urgents si la France veut se montrer à la hauteur de ces défis extraordinaires que des moyens ordinaires ne permettront pas de relever.

La France s'épuise aujourd'hui à absorber un choc démographique et migratoire sans précédent dans l'histoire de la Guyane. Elle y consacre des moyens considérables, qu'il s'agisse des transferts sociaux ou des équipements scolaires et sanitaires. Mais c'est une course contre la montre qui est engagée et l'action publique semble constamment débordée, en dépit d'une forte mobilisation des acteurs. La France n'a pas le droit de laisser cette situation en l'état. Une prise de conscience est nécessaire. Elle doit se traduire par la mise en oeuvre de moyens exceptionnels, tant financiers que matériels, humains, juridiques et institutionnels. Il faut donner au préfet les pouvoirs nécessaires, y compris en dérogeant aux règles et procédures qui entravent l'action publique. Il faut donner au procureur de la République et aux forces de sécurité les moyens de faire respecter la loi et l'ordre.

La loi Guyane que nous appelons de nos voeux doit être une loi de programmation quinquennale des moyens que l'État doit mobiliser pour sortir de l'impasse guyanaise. Elle doit aussi être une loi de réforme des modes d'action de l'État et des collectivités locales en Guyane.

La crainte de créer des précédents, de faire tache d'huile, de déroger à nos principes, de sortir des sentiers battus serait mauvaise conseillère face à l'urgence de réponses adaptées. C'est toute l'action publique en Guyane qu'il faut revisiter pour pouvoir l'adapter, l'amplifier et trouver les voies de l'efficacité.

À l'issue de notre plongée dans les réalités guyanaises, nous ressentons le poids de la responsabilité qui pèse sur nous, parlementaires, pour contribuer à donner à la Guyane toutes ses chances d'avenir en lui permettant de jouer ses propres atouts.

Nous pensons que l'heure est d'abord à l'élargissement des pouvoirs d'action de l'État, au recentrage de ses missions sur les priorités de l'action publique, à l'adaptation des procédures qu'il applique pour mettre en oeuvre ces priorités. Il est nécessaire que l'État local puisse s'affranchir de rigidités qui résultent de l'application aux réalités guyanaises d'un logiciel administratif et normatif trop hexagonal. Bien des modes d'action hérités de notre tradition administrative n'ont pas de sens dans le contexte amazonien, même s'il faut veiller à maintenir et à observer les principes et les règles de base d'un État de droit impartial et incorruptible dont nous voyons bien qu'il est plongé à ses frontières dans un environnement international propice à la propagation de tous les dérèglements.

L'heure est encore à la formation et au recrutement de jeunes Guyanais, notamment par la voie contractuelle, pour renforcer le service de l'État dans leur propre collectivité. Le besoin se fait aussi sentir d'un fort développement de l'investissement public dans les infrastructures routières pour relier les communes de la forêt amazonienne au littoral. Enfin, une attente forte s'exprime en ce qui concerne l'intensification de la lutte contre l'immigration illégale. Pour répondre à cette dernière attente, des évolutions profondes des règles applicables aux étrangers, que ce soit en matière de droit au séjour, de droits sociaux ou d'acquisition de la nationalité française devront être examinées, même si un grand nombre de Guyanais, par fidélité à ce qui a fait l'histoire du peuplement de la Guyane, demeurent attachés à une tradition d'accueil dont leurs aïeux ont bénéficié. Mais c'est peut-être à ce prix que nous pourrons réorienter l'action publique pour surmonter l'embolie des services publics, rendre la santé, l'éducation et la sécurité accessibles à tous les habitants de la collectivité, maîtriser les coûts sociaux et les dépenses d'équipement qui submergent l'État et la collectivité territoriale, redéployer nos ressources financières afin de permettre le développement social et l'insertion dans les échanges des populations du fleuve en créant les infrastructures et les services nécessaires.

Notre délégation a par ailleurs pris la mesure des arguments développés par de nombreux élus sur les avantages attendus d'évolutions statutaires. Nous avons été sensibles aux raisons d'ordre économique, qui portent en grande partie sur la capacité de mieux mettre en valeur les ressources naturelles en dérogeant à la législation nationale par une législation du territoire. On pense à la forêt, dont l'exploitation appelle une meilleure mobilisation du foncier, actuellement détenu très majoritairement par l'État et géré par l'Office national des forêts. On pense aussi, bien sûr, aux gisements miniers, en particulier aurifères, et aux gisements d'hydrocarbures off shore . Dans tous ces cas, l'application de la législation nationale, souvent imprégnée des seules réalités métropolitaines, n'est pas sans soulever des obstacles que beaucoup de nos interlocuteurs voudraient voir atténués. Nous rappelons cependant qu'au-delà de la législation française, et cela quel que soit le statut de la Guyane dans la République, celle-ci ne saurait être exonérée ni des impératifs supérieurs du développement durable ni des obligations induites par nos engagements européens, notamment en matière de protection de l'environnement. La marge de manoeuvre existe certainement mais elle est étroite et, de ce point de vue, le changement de statut pourrait bien être un « miroir aux alouettes ». Chacun sait aussi en Guyane, pour avoir déjà eu à se prononcer par un vote lors d'une récente consultation, dont le résultat fut d'ailleurs négatif, que le changement de statut constitutionnel n'est possible qu'à la suite d'une décision de la population prise par referendum.

Beaucoup de changements peuvent cependant entrer en vigueur sans passer par une évolution du statut constitutionnel. La Constitution prévoit en effet que les lois et règlements peuvent faire l'objet d'adaptations tenant aux caractéristiques et contraintes particulières des collectivités ultramarines relevant comme la Guyane de l'article 73. En outre, les travaux engagés au Sénat sur l'extension des possibilités de différenciation et l'intérêt manifesté par le Gouvernement pour une réflexion allant dans le même sens ouvrent de nouvelles perspectives.

L'élaboration d'une grande « loi Guyane » concertée avec les élus de la collectivité et son adoption rapide permettraient donc sans aucun doute de lever une grande partie des obstacles qui peuvent l'être pour que soient apportées des réponses plus efficaces aux problématiques régaliennes comme aux défis éducatifs, économiques, sanitaires et sociaux du territoire.

L'intervention du législateur suppose que soit réalisé rapidement avec les élus, les forces vives et les chefs coutumiers de la Guyane un inventaire aussi complet que possible des facteurs de blocage ou d'inefficacité qui entravent l'action publique et donnent le sentiment d'une certaine impuissance de l'État comme des collectivités face aux problèmes qui submergent la Guyane, malgré les progrès accomplis ainsi que les efforts et l'engagement de tous, dont nous pouvons témoigner.

L'espoir repose dorénavant sur la capacité d'innovation des uns et des autres au service d'un avenir commun. Il appartient au Gouvernement de prendre les initiatives nécessaires après avoir réuni tous les partenaires du développement guyanais. Ce rapport et les propositions d'évolutions législatives qui pourront y faire suite constituent notre contribution à la préparation de cet avenir commun, dans une République française qui reste garante de l'unité du territoire guyanais.

LES PRINCIPALES OBSERVATIONS DE LA DÉLÉGATION DE LA COMMISSION DES LOIS

Une délégation pluraliste de la commission des lois s'est rendue en Guyane du 4 au 11 novembre 2019. Composée de Philippe Bas, président de la commission (Les Républicains - Manche), de Thani Mohamed Soilihi (La République en Marche - Mayotte), de Mathieu Darnaud (Les Républicains - Ardèche), de Jean-Luc Fichet (Socialiste et républicain - Finistère) et de Sophie Joissains (Union centriste - Bouches-du-Rhône), la délégation a parcouru le littoral et l'Ouest guyanais. Elle s'est rendue dans les communes de Cayenne, d'Awala-Yalimapo, de Mana, de Saint-Laurent-du-Maroni, de Maripasoula et de Papaïchton.

Au cours de son déplacement, la délégation s'est en premier lieu intéressée aux problématiques sécuritaires qui secouent aujourd'hui le territoire guyanais (première partie). Après avoir constaté l'importance de la délinquance en Guyane, qui sollicite fortement les forces de sécurité et les moyens judiciaires (I), la délégation s'intéresse à trois défis auxquels la Guyane est spécifiquement exposée : l'orpaillage illégal (II), le trafic de drogue (III), et l'immigration irrégulière (IV).

La délégation a par la suite examiné les différents moyens d'action permettant une réponse plus adaptée des acteurs publics aux aspirations de la population guyanaise (deuxième partie), en interrogeant les facultés offertes par la Constitution pour adapter les normes nationales et locales aux réalités guyanaises (I), en recommandant des ajustements pour mieux prendre en compte l'identité culturelle, notamment coutumière, de certains groupes de population (II), et en développant les voies permettant le développement des services publics et de la proximité de l'action publique sur le territoire (III).

Après avoir entendu plus de 90 personnes, la délégation de la commission des lois a émis 52 propositions , dont une partie relève du niveau législatif, qui constituent sa contribution à la préparation de cet avenir commun, dans une République qui reste garante de l'unité du territoire guyanais.

52 PROPOSITIONS POUR UNE LOI QUINQUENNALE
DE PROGRAMMATION ET D'ADAPTATION
DE L'ACTION PUBLIQUE EN GUYANE

PREMIÈRE PARTIE - RÉPONDRE AUX DÉFIS SÉCURITAIRES

Adapter les moyens de la justice et de l'administration pénitentiaire pour faire face à la délinquance

1. Renforcer les moyens à la disposition de la justice :

- augmenter les postes de magistrat afin que l'institution judiciaire puisse suivre l'augmentation des constatations et assurer l'accès au droit de l'ensemble de la population guyanaise;

- pour renforcer l'attractivité de l'institution, mettre en place des avantages en nature, lisser les primes sur l'ensemble de la période des fonctions, et permettre la perception de l'indemnité de sujétion pour les fonctionnaires et magistrats en provenance de Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Barthélemy ou de Mayotte, lorsque cette précédente résidence administrative n'a pas déjà donné lieu au versement de ladite indemnité ;

- pour, à terme, assurer la présence de magistrats connaissant le territoire et ses spécificités, favoriser le recrutement local par des dispositifs permettant d'attirer, de former et de recruter les jeunes Guyanais pour exercer des fonctions au service de la justice.

2. Renforcer, en lien avec le monde associatif et la collectivité territoriale de Guyane, les propositions d'activités et de formations au sein du centre pénitentiaire de Remire-Montjoly.

Accroître la coopération internationale des forces de sécurité

3. Transformer le centre de coopération policière de Saint-Georges de l'Oyapock en centre de coopération policière et douanière .

4. Créer un centre de coopération policière et douanière à Saint-Laurent-du-Maroni, en lien avec les autorités surinamaises.

Renforcer la lutte contre l'orpaillage illégal

5. Accroître les catégories de personnes habilitées à constater des infractions en matière d'orpaillage illégal, en veillant cependant à assurer leur sécurité. Pour ce faire, augmenter notamment le champ d'intervention des inspecteurs de l'environnement.

6. F ormer les forces de la lutte contre l'orpaillage illégal aux critères permettant de caractériser la complicité d'activités d'orpaillage illégal .

7. Permettre la saisie des bijoux réalisés par les orpailleurs à partir de l'or natif extrait illégalement.

8. Clarifier l'article L. 621-8-2 du code minier afin de préciser que la saisie par les agents de police judiciaire de tout bien, matériel ou installation lié à l'orpaillage illégal n'implique pas la présence effective d'un officier de police judiciaire au cours de l'opération.

9. Sécuriser juridiquement la possibilité de procéder à des visites de véhicules, à l'inspection visuelle des bagages ou à leur fouille pour prévenir l'orpaillage illégal.

10. Donner la possibilité au juge de prononcer une peine complémentaire d'interdiction du territoire national en cas d'exploitation de mine sans titre en bande organisée ou s'accompagnant d'atteintes graves à l'environnement.

11. Engager le Brésil à appliquer l'accord signé en 2008 et relancer les négociations en matière de coopération pénale.

12. Négocier un accord entre la France et le Suriname dans le domaine de la lutte contre l'orpaillage.

13. Proposer au Suriname d'engager des négociations en vue de définir un statut de fleuve international au Maroni.

Mieux lutter contre le trafic de stupéfiants

14. Adapter la campagne nationale de prévention contre le trafic de drogue aux réalités guyanaises, en la ciblant sur les risques de sanction pénale et les risques sanitaires que peuvent courir les personnes transportant clandestinement des produits stupéfiants, qualifiées de « mules ».

15. Envisager la mise en place de procédures administratives et judiciaires adaptées à la massification du trafic de drogue en Guyane, par exemple par le développement du recours à des transactions douanières.

16. Installer un scanner corporel à ondes millimétriques à l'aéroport Felix Eboué de Cayenne.

Améliorer la gestion de l'immigration irrégulière

17. Améliorer les contrôles sur le fleuve Maroni par :

- la construction d'un pont à Saint-Laurent-du-Maroni ;

- l'augmentation du nombre de points de passage officiels de la frontière entre la France et le Suriname ;

- le renforcement des contrôles fluviaux, notamment par la création de brigades de gardes-fleuve.

18. Créer un local de rétention administrative (LRA) à Saint-Laurent-du-Maroni.

19. Attribuer un avion aux services de l'État en Guyane qui serait utilisé par la police aux frontières pour réaliser des éloignements lointains.

20. Renforcer la lutte contre la fraude documentaire en :

- rétablissant au niveau législatif les possibilités de vérification des actes d'état civil étrangers en cas de doute de l'administration ;

- autorisant, en Guyane, une procédure particulière de vérification de l'authenticité des actes d'état civil étrangers par l'autorité judiciaire.

21. Autoriser le juge pénal à se prononcer, lors des condamnations pénales pour fraude documentaire, sur les conséquences de cette fraude en matière civile.

22. Pérenniser l'expérimentation en cours pour accélérer le traitement des demandes d'asile en Guyane.

23. Adapter les conditions d'acquisition de la nationalité française en Guyane en introduisant une condition de régularité du séjour des parents lors de la naissance de l'enfant sur le sol français.

DEUXIÈME PARTIE - RÉPONDRE AUX ASPIRATIONS DE LA POPULATION GUYANAISE, DANS LE RESPECT DES PARTICULARITÉS DU TERRITOIRE

Adapter les normes applicables en Guyane

24. Établir la programmation des moyens de fonctionnement et d'investissement nécessaires pour une mise à niveau de l'action de l'État et des collectivités territoriales en Guyane, en vue d'assurer au territoire les moyens et infrastructures nécessaires à son développement.

25. Procéder à un recensement exhaustif des blocages législatifs et réglementaires auxquels sont confrontés les acteurs publics et privés en Guyane, en vue d'adapter les lois et règlements aux spécificités du territoire dans le respect de la Constitution et des engagements européens de la France.

26. Demander une meilleure prise en considération des spécificités des régions ultrapériphériques dans le droit européen pour permettre les adaptations nécessaires aux contraintes locales.

27. Préciser les domaines dans lesquels la collectivité territoriale de Guyane pourrait, le cas échéant, se voir transférer des compétences supplémentaires.

28. Attribuer au préfet de Guyane un pouvoir de dérogation aux normes réglementaires nationales.

Mieux prendre en compte l'identité culturelle des populations composant la société guyanaise

29. Faciliter l'acquisition de la nationalité française par les Hmongs présents depuis quarante ans sur le territoire.

30. Pour mieux concilier apprentissage du français et reconnaissance des langues locales à l'école :

- favoriser l'immersion linguistique en français dès la classe de maternelle ;

- recruter des intervenants en langue maternelle (ILM) pour les écoles situées à l'intérieur du territoire guyanais ;

- renforcer la mise en place d'écoles bilingues dès le primaire.

31. Associer les autorités coutumières à la prise de décision publique dans les communes.

32. Faciliter les déplacements des chefs coutumiers dans l'exercice de leur mission.

33. Renforcer l'adéquation des moyens du grand conseil coutumier à ses missions.

34. Engager une réflexion en vue de renforcer le poids des avis du grand conseil coutumier.

35. Inclure des représentants des communautés amérindiennes et bushinenges dans les organes décisionnaires des établissements publics en charge de décisions ayant un impact sur leurs modes de vie.

36. Établir un cadastre couvrant l'ensemble du territoire guyanais.

37. Créer un établissement foncier en Guyane, en charge de procéder aux attributions foncières au profit des collectivités locales et des populations amérindiennes et bushinenges.

38. Repenser la notion de zone de droits d'usage collectifs (ZDUC) pour favoriser le développement économique des populations amérindiennes et bushinenges habitant sur ces territoires.

39. Engager un dialogue avec les autorités traditionnelles et coutumières en Guyane pour recenser les règles de droit coutumier.

40. Faire bénéficier les habitants du fleuve Maroni d'une « carte d'identité frontalière » favorisant leur passage entre la Guyane et le Suriname.

41. Engager une discussion avec le Suriname pour mettre en place des outils de coopération décentralisée entre les deux États.

Développer l'accès de la population aux services publics

42. Construire de nouvelles routes sur le territoire guyanais, prioritairement sur l'axe Saint-Laurent-du-Maroni - Maripasoula.

43. Légaliser et réguler l'activité des taxis marrons guyanais.

44. Faciliter la construction de logements sociaux adaptés aux réalités locales.

45. Réaliser des aménagements spécifiques des réseaux sur les habitats informels pour répondre à l'explosion démographique.

46. Faire évoluer les conditions d'octroi des subventions publiques pour faciliter la construction de groupes scolaires.

47. Faciliter le recrutement local sur des emplois répondant exactement aux spécificités et besoins locaux.

48. Renforcer l'appui en ingénierie des collectivités territoriales afin de favoriser les projets.

Assurer la proximité de l'action publique

49. Permettre la création de communes déléguées sur le modèle de celles existant dans les communes nouvelles dans les communes couvrant un vaste territoire.

50. Permettre le remboursement des frais de déplacement des élus locaux et des agents publics au sein d'une même commune couvrant un vaste territoire.

51. Construire un collège dans le Haut-Maroni.

52. Systématiser l'institution de référents de l'accès aux droits dans les communes de l'intérieur.

PREMIÈRE PARTIE
RÉPONDRE AUX DÉFIS SÉCURITAIRES

I. UNE IMPORTANTE DÉLINQUANCE SOLLICITANT FORTEMENT LES FORCES DE SÉCURITÉ ET LES MOYENS JUDICIAIRES

A. UNE DÉLINQUANCE QUI S'AGGRAVE

Lors de la crise de mars-avril 2017, les doléances des manifestants portaient certes sur l'accès aux services publics et la faible croissance économique du territoire, mais l'une des revendications majeures, notamment portée par le collectif « 500 frères contre la délinquance », concernait l'insécurité à laquelle les Guyanais sont quotidiennement confrontés.

Les chiffres de la délinquance en Guyane décrivent une situation extrêmement grave . Il s'agit du territoire ultramarin où le taux de vols violents est le plus élevé, bien au-dessus de la Guadeloupe et de Mayotte. Les crimes et délits de coups et blessures volontaires sont nettement plus nombreux en Guyane, qui compte huit victimes pour 1 000 habitants en 2018, que dans l'Hexagone 1 ( * ) et dans la quasi-totalité des territoires ultramarins. Ce chiffre est globalement stable, tandis que le nombre de violences sexuelles 2 ( * ) augmente depuis trois ans. Enfin, le taux d' homicides est également très élevé. En 2018 le ratio pour 10 000 habitants (1,3) était très supérieur à la moyenne de l'outre-mer (0,5) et de l'Hexagone (0,1). Après deux années de baisse relative (23 par an en 2017 et 2018), les homicides sont repartis à la hausse en 2019 (32 homicides). Cette hausse semble être corrélée avec l'augmentation des violences intrafamiliales 3 ( * ) .

Certes, la délinquance en Guyane s'avère inférieure à celle des pays voisins. Le ratio d'homicides pour 10 000 habitants est ainsi de 1,8 au Guyana, de 1,9 au Mexique, et de 2,9 au Brésil. Toutefois, comme l'indiquait à la délégation de la commission des lois les membres du conseil municipal de Maripasoula, la propagation des actes de délinquance dans l'ensemble de la société guyanaise est réelle et fortement ressentie par la population . Dans cette commune de l'intérieur, alors que des vols étaient généralement observés à des moments de l'année bien spécifiques 4 ( * ) , ils sont désormais monnaie courante.

Ce « tsunami permanent » de la délinquance, selon l'expression du procureur de la République, Samuel Finielz, rencontré par la délégation de la commission des lois, est d'autant plus inquiétant que l'âge de commission des faits diminue alors que, dans le même temps, la gravité des faits augmente.

À cette délinquance que l'on peut qualifier « de droit commun » s'ajoutent des défis spécifiques auxquels la Guyane est confrontée , les deux étant souvent liés. Il s'agit tout d'abord de l'immigration illégale, du trafic de drogue et de l'orpaillage illégal, trois thématiques qui étaient au centre du déplacement organisé par la commission des lois, mais également de la pêche illégale.

La lutte contre la pêche illégale en Guyane

La pêche est un secteur clef du développement guyanais. Il n'existe toutefois pas de filière de pêche structurée en Guyane et le nombre de navires pêchant illégalement est important. Parmi eux, les navires d'origine brésilienne sont majoritaires. Les ressources halieutiques seraient ainsi davantage exploitées illégalement que légalement.

La lutte contre la pêche illégale a pour objectif de protéger nos propres pécheurs, de garantir la souveraineté de la France sur les eaux placées sous sa juridiction, de permettre à cette dernière de respecter ses engagements en matière de préservation des ressources halieutiques, et de combattre les activités maritimes illicites.

Pour ce faire, les forces armées de Guyane sont mobilisées aux côtés de la gendarmerie et montent régulièrement des opérations combinant moyens maritimes et aériens pour contrôler et dérouter les navires illégaux. Les forces de sécurité engagent automatiquement des poursuites contre le patron du navire, mais également contre toutes les personnes qui font usage de la violence.

Arraisonnement d'un bateau de pêche illégal

Source : forces armées de Guyane

B. LE DÉPLOIEMENT MASSIF DES FORCES DE SÉCURITÉ INTÉRIEURE

Pour faire face à la délinquance, les forces de sécurité sont massivement déployées en Guyane et plusieurs dispositifs et expérimentations ont été mis en place.

Un effort significatif a tout d'abord été réalisé pour augmenter les effectifs permanents des policiers et des gendarmes depuis la crise sociale qui a secoué le territoire en 2017.

Évolution des effectifs de la gendarmerie et de la police nationales

2009

2015

2016

2017

2018

30/06/2019

Évolution sur 10 ans
(2009-2019)

Gendarmerie nationale

467

561

576

587

666

668

+ 43 %

Police nationale

649

679

734

778

789

791

+ 21,9 %

Source : commission des lois du Sénat,
à partir des informations transmises dans le cadre des questionnaires budgétaires

À ces effectifs fixes en Guyane s'ajoutent sept escadrons de gendarmerie mobile affectés au territoire 5 ( * ) , portant le nombre total de gendarmes présents à 1 200.

Les forces armées apportent leur concours à la sécurisation de la Guyane, sur réquisition du préfet. Les forces armées de Guyane , rassemblant 2 100 militaires , exercent des missions de soutien à l'action de l'État : elles garantissent la protection du territoire national dans le cadre de la zone de responsabilité permanente unique Caraïbe (ZRP), et participent à la sécurisation du centre spatial guyanais (opération Titan), à la lutte contre l'orpaillage illégal (opération Harpie), et à la lutte contre la pêche illégale.

L' organisation des forces vise également à atteindre la meilleure efficacité possible dans la lutte contre la délinquance.

Deux zones de sécurité prioritaire 6 ( * ) ont été mises en place : l'une, de longue date, à Cayenne et l'autre, plus récemment, à Saint-Laurent-du-Maroni . Elles permettent de développer des actions conjointes entre tous les services de l'État en Guyane . Les forces de sécurité de Saint-Laurent-du Maroni ont par exemple indiqué aux membres de la délégation de la commission des lois qu'elles avaient obtenu des services de l'éducation nationale qu'ils décalent les heures de départ en vacances des différents établissements scolaires, afin d'éviter les heurts entre collégiens et lycéens qui en résultaient habituellement. Des opérations ciblées rassemblant les différents services sont organisées régulièrement (contrôles d'identité, contrôles routiers, contrôles administratifs de commerces, etc .).

La création en janvier 2017 d'un détachement de l'Office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) 7 ( * ) en Guyane a permis aux autres services de concentrer leurs actions sur la lutte contre la délinquance, tandis que le détachement se focalise sur les réseaux organisant le trafic de stupéfiants sur le territoire guyanais.

Enfin, afin d'améliorer la coordination des forces de sécurité, un état-major de sécurité couvrant l'ensemble du territoire a été constitué, sous l'autorité du préfet. Ce même souci de coordination a conduit la police nationale à faire évoluer son organisation. Au 1 er janvier 2020 a été mise en place, sous l'égide du commissaire Friedman, une direction territoriale de la police nationale . Celle-ci devrait permettre un pilotage unifié de l'action de l'ensemble des services de police et un redéploiement des effectifs par une mutualisation des fonctions transverses. En parallèle, une réflexion sur la création d'un service de contrôle interne est en cours.

Au vu des enjeux auxquels elles sont confrontées, les forces de sécurité intérieure effectuent un travail qui mérite d'être salué . Selon les informations recueillies par la délégation de la commission des lois, la circulation des armes étant élevée en Guyane, les ouvertures de feu sont régulières et les forces de l'ordre connaissent plusieurs blessés par semaine. À cela s'ajoute la nécessité de s'adapter aux réalités guyanaises, alors même qu'une grande partie des forces ne sont là que pour une courte durée.

Les efforts menés, importants, ne sont toutefois pas suffisants pour répondre au besoin aigu de sécurité de la population , et ce malgré l'objectif affiché de démultiplier la présence des forces de l'ordre sur le terrain. Cela vient certes d'un déficit de communication sur les actions menées et les affaires élucidées, mais pas seulement. De l'aveu même de représentants des forces de sécurité intérieure rencontrées à Saint-Laurent-du-Maroni, leurs efforts ne leur permettent actuellement que de « tenir le couvercle ». Les membres de la délégation de la commission des lois les ont sentis inquiets de l'évolution future de la situation : avec la croissance de la population et l'urbanisation rapide, il est nécessaire de penser les constructions urbaines pour garantir la circulation des forces de sécurité dans l'ensemble de la ville.

C. LE NÉCESSAIRE RENFORCEMENT DES MOYENS DE LA CHAINE JUDICIAIRE

Les forces de l'ordre rencontrées par la délégation de la commission des lois ont loué la bonne coopération existant avec la justice. Unanimement, tous les acteurs s'accordent sur le fait que, dans un territoire tel que la Guyane et plus encore qu'ailleurs, il est nécessaire d'être pragmatique pour être efficace .

Toutefois, alors qu'un effort est fait depuis 2017 sur les effectifs des forces de l'ordre, tel n'a pas été le cas sur ceux de la justice. Les constatations d'infractions augmentent, mais les moyens de la justice ne lui permettent pas d'y donner une réponse rapide et forment un goulet d'étranglement . Le même constat peut être fait en ce qui concerne le centre pénitentiaire, qui souffre d'une surpopulation chronique. Or, tous les efforts que l'État met en oeuvre pour lutter contre la délinquance sont limités par l'incapacité de la justice à traiter ces affaires dans de brefs délais. Le risque est que l'image de la justice et de l'État se dégrade progressivement.

1. Les juridictions administratives et judiciaires sous tension

Les acteurs de la justice, qu'elle soit judiciaire ou administrative, s'accordent sur la nécessité d'un effort d'ampleur en termes de moyens. Problématiques immobilières, d'attractivité, de nombre de postes ouverts, le rattrapage nécessaire est important pour pouvoir faire face aux défis guyanais .

La prise de conscience de cet enjeu par les pouvoirs publics nationaux est désormais actée. Ainsi, une citée judiciaire devrait voir le jour à Saint-Laurent-du-Maroni d'ici 2024 . Cependant, on annonce 15 postes créés... mais 10 seraient supprimés à Cayenne. Déshabiller Cayenne pour habiller Saint-Laurent n'est pas satisfaisant. Un effort en personnel est indispensable pour permettre à la justice de répondre aux graves questions de traitement de la délinquance et d'accès au droit qui se posent en Guyane.

Cet effort est d'autant plus urgent que les procédures se sont raccourcies tandis que les recours se multiplient . Le nombre d'affaires civiles nouvelles a par exemple augmenté de plus de 60 % entre 2017 et 2018, alors même que la moyenne nationale montrait une diminution d'environ 5 %. Autre exemple : la multiplication des mesures privatives de liberté prononcées. Sur les huit magistrats du parquet en poste en Guyane, trois permanences sont organisées pour permettre le traitement en temps réel : une sur les mesures privatives de liberté (gardes à vue et retenues), une sur les réponses pénales, et une troisième sur les mineurs victimes. Au troisième trimestre 2018, 1 000 mesures privatives de liberté et 300 déferrements au parquet ont été traités par la permanence. L'augmentation des saisines ne se limite pas au parquet. L'on est ainsi passé en quelques années de moins de 500 saisines du juge des libertés et de la détention (JLD) à 1400 saisines. Un second poste de JLD a été ouvert en Guyane, mais aucun candidat ne s'est pour l'instant présenté. Au sein de la juridiction administrative, les recours sont principalement concentrés sur le contentieux des étrangers, qualifié par le président du tribunal administratif Laurent Martin de « contentieux de masse en Guyane ».

Effectifs du tribunal administratif de Cayenne

2015

2016

2017

2018

2019

Évolution depuis 2015

5

5

5

5

5

+ 0 %

Source : commission des lois du Sénat,
à partir des informations transmises dans le cadre des questionnaires budgétaires

Des difficultés de recrutement ajoutent à la tension permanente sur les effectifs de la justice en Guyane . Les interlocuteurs rencontrés par la délégation de la commission des lois se sont tous interrogés sur les moyens de renforcer l'attractivité des postes du territoire , notamment les postes intermédiaires, et de fidéliser les personnes présentes . Plusieurs pistes ont été avancées : des avantages en nature pourraient être envisagés, comme des logements réservés ou des billets d'avion vers l'Hexagone une fois par an ; les modalités de versement des primes pourraient être repensées pour permettre leur lissage sur la totalité de la durée du poste. Par ailleurs, le décret n° 2013-314 du 15 avril 2013 portant création d'une indemnité de sujétion géographique prévoit que l'indemnité de sujétion géographique ne peut être versée aux fonctionnaires de l'État et aux magistrats dont la précédente résidence administrative était située en Guyane, à Saint-Martin, à Saint-Pierre-et-Miquelon, à Saint-Barthélemy ou à Mayotte 8 ( * ) , même s'ils n'ont jamais bénéficié de cette indemnité 9 ( * ) . Cette interdiction interroge. Un magistrat mahorais venant exercer en Guyane ne fait-il pas face aux mêmes difficultés que ses collègues métropolitains ?

De manière plus générale et peut être plus durable, la commission est convaincue de la nécessité de renforcer le recrutement local . Les personnes ainsi recrutées représentent un atout pour la justice guyanaise, puisque qu'elles connaissent le territoire et les langues utilisées. Des contrats d'alternance avec l'université ont d'ores et déjà été institués. De même, la récente mise en place d'un master 2 de droit à l'université de Guyane a permis le recrutement d'assistants de justice. L'école nationale des greffes et l'université de Guyane ont signé, le 11 décembre 2018, une convention de partenariat qui vise à développer les stages étudiants dans les greffes des juridictions judiciaires de Guyane française, à Cayenne mais également à Saint-Laurent-du-Maroni. Ces premiers pas dans le monde de la justice pourraient susciter chez les jeunes guyanais l' envie de passer les concours correspondants. Il pourrait être envisagé d'aller au-delà, en mettant en oeuvre un dispositif de formation et de recrutement adapté, sous l'égide de l'université et des juridictions.

Proposition n° 1 :  Renforcer les moyens à la disposition de la justice :

1° Augmenter les postes de magistrat afin que l'institution judiciaire puisse suivre l'augmentation des constatations et assurer l'accès au droit de l'ensemble de la population guyanaise ;

2° Pour renforcer l'attractivité de l'institution, mettre en place des avantages en nature, lisser les primes sur l'ensemble de la période des fonctions, et permettre la perception de l'indemnité de sujétion pour les fonctionnaires et magistrats en provenance de Saint-Martin, Saint-Pierre-et-Miquelon, Saint-Barthélemy ou de Mayotte, lorsque cette précédente résidence administrative n'a pas déjà donné lieu au versement de ladite indemnité.

3° Pour, à terme, assurer la présence de magistrats connaissant le territoire et ses spécificités, favoriser le recrutement local par des dispositifs permettant d'attirer, de former et de recruter les jeunes Guyanais pour exercer des fonctions au service de la justice.

L'éloignement du territoire guyanais par rapport à l'Hexagone conduit également à d'autres difficultés, notamment matérielles . Il rend nécessaire la duplication des missions support existant dans l'Hexagone à l'échelle de la Guyane. Une solution pourrait être de mutualiser les missions support avec d'autres services de l'État. Selon les informations recueillies, une mission a été lancée au niveau central pour réfléchir à l'aménagement de la justice outre-mer.

En dehors de ces questions de moyens, tant humains que matériels, des difficultés inhérentes au fort recours par la population guyanaise à des pratiques informelles rendent plus difficile l'exercice par la justice de sa mission . Une grande majorité de la population guyanaise vit en effet dans l'informalité, et n'a ni adresse, ni état civil. Elle n'est donc pas connue des services fiscaux et sociaux. Cela complexifie les investigations menées ou, une fois le coupable identifié, la possibilité de le retrouver.

2. Une situation pénitentiaire dégradée en cours de redressement

La Guyane ne dispose que d' un seul centre pénitentiaire , situé à Remire-Montjoly. Créé en 1998, il dispose d'une capacité théorique de 616 places.

Le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) y a effectué une visite du 1 er au 12 octobre 2018 10 ( * ) . Elle a donné lieu au constat d'un nombre important de dysfonctionnements graves, dont la combinaison a amené le CGLPL à mettre en oeuvre la procédure d'urgence 11 ( * ) . La surpopulation de l'établissement, les conditions d'hébergement, les risques liés à l'hygiène, le climat de violence extrême, ainsi que certaines insuffisances dans les soins donnés aux détenus ont justifié de tirer la sonnette d'alarme.

La suroccupation de l'établissement pénitentiaire est en effet préoccupante . Combinée à la vétusté des bâtiments, elle rend les conditions de détention et les conditions d'exercice du métier de surveillant pénitentiaire particulièrement difficiles.

Effectifs du centre pénitentiaire de Remire-Montjoly

Date

Effectifs hébergés

Taux d'occupation

1 er janvier 2010

703

131,1 %

1 er janvier 2011

690

128,7 %

1 er janvier 2012

616

114,9 %

1 er janvier 2013

663

107,9 %

1 er janvier 2014

729

118,7 %

1 er janvier 2015

670

109,1 %

1 er janvier 2016

791

128,8 %

1 er janvier 2017

907

173,2 %

1 er janvier 2018

777

148,6 %

1 er janvier 2019

784

149,9 %

1 er janvier 2020

656

106,5 %

Source : Commission des lois, à partir des statistiques mensuelles de l'administration pénitentiaire

Au 1 er janvier 2020, 656 personnes étaient écrouées , soit un taux d'occupation de 106,5 %. Ce chiffre masque des situations différentes selon les quartiers : si en centre de détention, 309 détenus sont écroués pour 320 places (soit un taux d'occupation de 96,6 %), en maison d'arrêt, 347 détenus occupent les 296 places théoriques (ce qui correspond à un taux d'occupation de 117,2 %). La situation au 1 er janvier 2020 démontre une véritable amélioration par rapport à celle d'octobre 2019 : le taux d'occupation de l'établissement était alors de 118 % et celui de la maison d'arrêt de 148,6 %.

La proportion de détenus d'origine étrangère est particulièrement élevée et s'établit aux alentours de 52 %, alors que la moyenne française se situe à environ 18 %. Aucune convention de transfèrement ne lie toutefois la France avec le Brésil, le Suriname, et le Guyana . Aucun échange formalisé d'informations concernant les antécédents judiciaires des ressortissants de ces pays n'est par ailleurs mis en place.

La suroccupation de l'établissement pénitentiaire et l'absence de formations et d'activités proposées aux détenus, outre leurs incidences sur leur confort et leur qualité de vie et ceux des personnels, empêchent une bonne préparation à la réinsertion et contribuent à la hausse de la violence au sein de l'établissement. En Guyane, comme l'a souligné la directrice de l'établissement pénitentiaire Sylvette Antoine, la situation est un peu particulière : les détenus sont en effet généralement respectueux de l'autorité et les actes de violence envers les surveillants sont rares . À l'inverse, les détenus se rassemblent souvent par communautés d'origine et les violences entre celles-ci peuvent être élevées. Les détenus fabriquent fréquemment des armes, parfois même des sabres à partir de barreaux de lits. Les auteurs de violences ne sont généralement pas transférés dans d'autres établissements , par exemple dans l'Hexagone, où ils pourraient adopter un autre comportement, du fait de l'éloignement de la Guyane.

Le centre pénitentiaire de Remire-Montjoly met donc en oeuvre des solutions, qualifiées par l'administration pénitentiaire de mesures de « sécurité dynamique », pour faire face à l'importante violence . Un système de médiation par les détenus a vu le jour il y a quelques années : les médiateurs, formés par l'administration, sont chargés de recueillir des informations sur les sources de conflits et de les transmettre à l'administration. En faisant retomber les conflits par l'introduction d'une tierce personne et une réponse de l'administration aux questions soulevées par les détenus, ce système a permis une pacification relative de l'établissement .

Dans sa saisine, le CGLPL indiquait également que « le fonctionnement actuel de l'établissement semble être la conséquence d'un manque de personnel et d'un poids insuffisant de la direction ». Depuis, la direction de l'établissement a changé. La directrice du centre pénitentiaire semble avoir pris les choses en main pour améliorer la situation. Elle a notamment indiqué qu'un de ses objectifs premiers était la réduction des violences communautaires. La visite réalisée par les membres de la délégation de la commission des lois a montré un établissement propre et bien conçu, visant notamment à favoriser la circulation de l'air sous le climat tropical de la Guyane.

À terme toutefois, la situation ne pourra durablement s'améliorer qu'à la condition qu'un nombre suffisant d'activités et de formations soit proposé aux personnes écrouées. Cette problématique est d'autant plus prégnante que la population pénale en Guyane est fortement composée de récidivistes et de « petits délinquants », tombés par exemple dans le transport de drogue faute d'autres perspectives. Comme l'a souligné Sylvette Antoine, le tissu associatif est peu dense en Guyane , tandis que la formation professionnelle à destination des détenus s'est interrompue avec le passage de cette compétence au niveau de la collectivité territoriale de Guyane.

Proposition n° 2 :  Renforcer, en lien avec le monde associatif et la collectivité territoriale de Guyane, les propositions d'activités et de formations au sein du centre pénitentiaire de Remire-Montjoly.

L'ouverture d'une nouvelle maison d'arrêt à Saint-Laurent-du-Maroni , dont la livraison est prévue en 2024, devrait également permettre une amélioration de la situation pénitentiaire en Guyane. Dotée de 500 places, cet établissement permettra, d'une part, de réduire le taux d'occupation de l'établissement pénitentiaire de Remire-Montjoly et, d'autre part, étant situé sur une partie différente du territoire, de favoriser le rapprochement de certains détenus de leurs familles .

D. UN SUJET ESSENTIEL : LE RENFORCEMENT DE LA COOPÉRATION INTERNATIONALE

La résolution des difficultés rencontrées par la Guyane, territoire français en Amérique latine, repose en grande partie sur la coopération internationale.

Un officier de gendarmerie a été affecté depuis le 1 er septembre 2018 au sein du commandement de gendarmerie de Guyane pour renforcer la coopération internationale dans la zone , notamment avec le Suriname et le Guyana. De même, une conseillère diplomatique a récemment été placée auprès du préfet de Guyane . Son rôle est de soutenir les projets de coopération transfrontalière et internationale.

Ces deux initiatives traduisent une certaine prise de conscience de la nécessité de renforcer les contacts entre les différents acteurs de part et d'autre des frontières , afin de permettre une coopération opérationnelle à tous les niveaux. Si la coopération avec le Guyana semble au point mort, ce n'est pas le cas avec le Brésil et le Suriname, avec lesquels elle progresse à petits pas.

1. La coopération internationale avec le Brésil

La coopération avec le Brésil en matière de prévention de la délinquance et de défense est principalement fondée sur deux textes :

- un accord de sécurité relatif aux échanges d'informations protégées, conclu le 2 octobre 1974 ;

- un accord de partenariat et de coopération en matière de sécurité publique, signé le 12 mars 1997.

A ainsi été créée la commission mixte de coopération transfrontalière (CMT) franco-brésilienne , qui constitue l'instance privilégiée de dialogue politique bilatéral. Un conseil du fleuve sur l'Oyapock, instance locale consultative, a été créé ultérieurement 12 ( * ) .

Un protocole additionnel à l'accord de partenariat du 12 mars 1997, signé le 7 septembre 2009, a créé un Centre de Coopération Policière (CCP) à Saint-Georges de l'Oyapock. Ce centre a pour mission de recueillir et d'échanger des informations en vue de faciliter la lutte contre les trafics illicites. Les douanes ne sont à ce jour membres de ce CCP qu'à titre d'observateurs, la partie brésilienne ne souhaitant pas y intégrer son administration douanière.

L'ensemble des personnes rencontrées au cours du déplacement a salué les avancées de la coopération entre la France et le Brésil, puisque depuis 2013, une réunion mensuelle entre les différentes polices brésiliennes et les forces françaises a lieu. Quatre groupes de travail ont également été créés portant sur les produits stupéfiants, les armes, la traite des êtres humains et l'orpaillage illégal. Toutefois, l'absence des douanes au sein du CCP handicape la coopération transfrontalière , car une grande partie de la délinquance à laquelle la France et le Brésil sont confrontés a trait à des trafics exercés relevant de l'administration douanière.

Il semble donc nécessaire d'intégrer les douanes au centre de coopération policière pour en faire un centre de coopération policière et douanière (CCPD) et ainsi faire avancer le dialogue entre les deux pays.

Proposition n° 3 :  Transformer le centre de coopération policière de Saint-Georges de l'Oyapock en centre de coopération policière et douanière.

2. La coopération internationale avec le Suriname

La Guyane partage avec le Suriname une frontière de plus de 500 km, constituée essentiellement par le fleuve Maroni. La coopération avec le Suriname repose sur une déclaration sur la coopération transfrontalière signée le 24 novembre 2009 . Elle est là aussi organisée autour d'une commission mixte transfrontalière et d'un conseil du fleuve. Ce dernier s'est réuni à douze reprises depuis 2009, la dernière réunion s'étant tenue à Saint-Laurent-du-Maroni le 20 avril 2018.

Des accords de réadmission et de coopération policière ont été signés avec le Suriname, respectivement en 2004 et 2006 . Le premier accord n'a, à ce jour, pas été ratifié par le Suriname tandis que le second l'a été le 24 octobre 2017.

Par ailleurs, des coopérations opérationnelles entre les forces de l'ordre françaises et surinamaises sont effectives sur le terrain depuis plusieurs années, sous la forme de patrouilles fluviales conjointes.

Les interlocuteurs rencontrés par la délégation de la commission ont toutefois souligné la difficulté à coopérer avec le Suriname , alors que ce pays constitue la principale zone de transit de stupéfiants ainsi qu'une zone de repli des délinquants. Cette situation est aggravée par les différends frontaliers existant entre les deux États. De manière générale, il a été indiqué que les rapports entre les acteurs de terrain de la sécurité se passaient bien, mais qu'il était plus compliqué d'impliquer les autorités.

Un premier pas pour faire avancer la coopération dans un lieu où la frontière semble stabilisée serait de créer un centre de coopération policière et douanière (CCPD) à Saint-Laurent-du-Maroni.

Proposition n° 4 :  Créer un centre de coopération policière et douanière à Saint-Laurent-du-Maroni, en lien avec les autorités surinamaises.

La question de la délimitation de la frontière a par ailleurs fait l'objet d'évolutions récentes : une patrouille commune s'est récemment rendue sur le Maroni pour distinguer les îles françaises des îles surinamaises. Sur fond de tensions liées à la lutte contre l'orpaillage illégal, la question risque toutefois de rester entière un certain temps avant qu'un accord entre les deux États ne soit trouvé.

*

II. FOCUS 1 : L'ORPAILLAGE ILLÉGAL

A. UN FORT DÉVELOPPEMENT DE L'ORPAILLAGE ILLÉGAL AUX GRAVES CONSÉQUENCES HUMAINES, ENVIRONNEMENTALES ET ÉCONOMIQUES

L'Amérique du Sud est l'un des plus gros bassins d'extraction d'or , représentant environ 20 % de la production mondiale. La production d'or se concentre dans les Andes, dans le sud-est du bassin amazonien et sur le plateau des Guyanes. La Guyane possède une forte tradition aurifère , puisque les premiers gisements ont été découverts au XIXe siècle, initiant un premier essor de l'orpaillage. De nombreuses localités, comme Saül, Mana et Regina, sont fortement liées à l'exploitation aurifère de cette époque. Depuis les années 1990, la hausse du cours de l'or rend compétitive l'exploitation de gisements pauvres ou déjà partiellement exploités.

La législation française en matière d'encadrement de l'exploitation aurifère est l'une des plus exigeantes d'Amérique latine . De nombreuses obligations viennent limiter les impacts, notamment environnementaux, de l'activité minière : interdiction de l'usage du mercure depuis 2006, gestion de l'eau en circuit fermé, obligation de revégétalisation, obligation, pour chaque négociant, de remplir un livre de police.

Toutefois, la grande majorité des exploitations d'or en Guyane est aujourd'hui illégale : on estime que l'orpaillage illégal représente une production de 10 à 12 tonnes par an menée par 6 000 à 10 000 orpailleurs illégaux, tandis que la production annuelle déclarée oscille entre 1 et 2 tonnes.

Au cours de leurs rencontres avec les acteurs de la lutte contre l'orpaillage illégal, les membres de la délégation ont été à plusieurs reprises alertés sur la grande porosité entre exploitation légale et orpaillage illégal . Tous les opérateurs légaux n'acceptent pas de marquer leurs engins, tandis que la coopération avec les forces de l'ordre n'est pas nécessairement évidente, notamment dans la lutte contre les bandes armées. Par ailleurs, dès lors qu'une exploitation légale s'installe, celle-ci est rapidement entourée de petits sites illégaux qui entendent tirer parti de la présence prouvée d'or dans le périmètre. Enfin, le marché du travail est fluide entre opérateurs légaux et illégaux. Le recrutement des « garimpeiros » (orpailleurs clandestins) s'effectue pour l'essentiel parmi une population brésilienne pour laquelle l'orpaillage constitue un mode de vie .

L'orpaillage illégal, outre le manque à gagner considérable sur le plan économique et fiscal , a des conséquences graves dans un grand nombre de domaines. Il entraîne tout d'abord d' importantes répercussions écologiques (déforestation sauvage, pollution des sites 13 ( * ) , etc. ), ainsi que de nombreuses questions de sécurité publique (vols de véhicules, aide au séjour irrégulier et proxénétisme sur les lieux d'extraction clandestins). Ses effets se font aussi sentir en matière de santé publique (transmission de maladies infectieuses comme le paludisme, intoxication au mercure, ou encore saturation des infrastructures de santé).

La population, qu'elle soit amérindienne, bushinenge ou créole, est exaspérée par le développement de l'orpaillage illégal. Les populations du fleuve craignent pour la durabilité de leur mode de vie . Comme l'indiquent les chefs coutumiers à Papaïchton, « toutes les espèces que nous mangeons sont contaminées par le mercure » et cela peut avoir « de graves conséquences sur la formation des bébés », « il y a de moins en moins de gibier dans la forêt », et « les femmes ont désormais peur d'aller dans les abatis pour cultiver, car il y a beaucoup de violence » 14 ( * ) . Dans ces conditions, la population attend de l'État une action résolue et efficace contre le développement de l'orpaillage illégal .

Alors que le Brésil a organisé, voire éradiqué, l'orpaillage illégal et que le Suriname poursuit une politique de régularisation des exploitations illégales, la France peine à trouver un dispositif satisfaisant et agit essentiellement en démantelant les sites clandestins . Une réorientation de la politique de lutte contre l'orpaillage illégal est aujourd'hui en cours, afin de se concentrer sur la désorganisation des flux logistiques .

B. ACCROÎTRE LES MOYENS DE LUTTE CONTRE L'ORPAILLAGE

1. La lutte contre l'orpaillage illégal : d'une politique de destruction des sites à une politique de désorganisation de la logistique

La stratégie poursuivie dans la lutte contre l'orpaillage consiste à rendre l'exploitation d'or non rentable . Cela dépend toutefois des fluctuations du cours de l'or, qui a augmenté de près de 400 % en 20 ans, passant de 9 euros à 45 euros le gramme.

Cours de l'or, en euros par gramme, sur les 20 dernières années

Source : https://www.bullionbypost.fr/cours-de-lor/20ans/grammes/EUR/

Les opérations Anaconda , menées depuis 2002 par la gendarmerie et notamment l'antenne du groupe d'intervention de la gendarmerie nationale (GIGN) en Guyane, ont pour objectif la destruction de pompes ou de groupes électrogène sur les sites d'orpaillage clandestins. Elles aboutissent à des saisies d'or et de matériels, ainsi qu'à des destructions ayant pour ambition de désorganiser l'adversaire. La régénération des sites peut toutefois aller très vite.

Instituée en 2008, l' opération Harpie est venue restructurer la lutte contre l'orpaillage illégal autour de quatre volets : sécuritaire, diplomatique, économique et social, le premier étant à la base des trois autres. L'opération Harpie permet un vaste contrôle de zone et ajoute aux opérations Anaconda un travail sur les flux logistiques, un contrôle des points clefs de passage comme par exemple certains affluents du Maroni tels que l'Inini, ainsi que des patrouilles de différentes formes et durées pour détruire le matériel utilisé sur les sites d'orpaillage et saisir l'or extrait.

Poste de contrôle fluvial sur l'Inini

Source : commission des lois du Sénat

L'objectif est de désorganiser les flux logistiques, en reconduisant systématiquement à la frontière les orpailleurs en situation irrégulière, et en saisissant ou détruisant les matériels nécessaires à l'exploitation aurifère illégale . Quand ces opérations sont suffisamment nombreuses, les coûts d'exploitation des sites d'orpaillage illégal s'envolent, réduisant le bénéfice escompté. La hausse des cours de l'or peut cependant tenir ce calcul en échec.

Les résultats de la lutte contre l'orpaillage illégal sont tangibles. Le nombre de sites d'exploitation clandestins en activité, bien qu'encore élevé, a été réduit de manière importante, passant d'environ 500 fin 2013 à 200 fin 2015. Au niveau du territoire du parc amazonien de Guyane, 177 sites avaient été dénombrés en août 2017, 132 en janvier 2019 et 145 en octobre 2019.

En 2019, 70 millions ont été engagés dans la lutte contre les activités minières illégales, pour 25,4 millions d'euros d'avoirs criminels saisis. 519 sites ont été détruits. Le préfet de Guyane a indiqué que les priorités pour 2020 sont la décrue générale de l'orpaillage illégal, suivant un objectif d'éradication dans les réserves biologiques jugées prioritaires d'un point de vue environnemental.

Pour être efficace et permettre d'assécher réellement l'approvisionnement, la pression exercée sur la logistique doit être puissante, constante et ne pas permettre la reconstitution des stocks . Les interlocuteurs de la délégation ont souligné la résilience de l'orpaillage illégal , du fait notamment de la présence de comptoirs chinois sur les berges du Maroni, côté Suriname. Des moteurs construits en Chine en juillet 2018 ont par exemple été saisis dès septembre de la même année en Guyane ! Par ailleurs, les logisticiens sont extrêmement bien organisés et fonctionnent suivant un système de sonnettes, permettant d'avertir l'ensemble des acteurs de l'orpaillage d'une opération en cours ou à venir.

Organisation de la lutte contre l'orpaillage illégal

Source : État-major de lutte contre l'orpaillage et la pêche illégale

2. Augmenter le nombre de personnes habilitées à mener des opérations de lutte contre l'orpaillage illégal

Pour mener à bien les opérations de lutte contre l'orpaillage illégal, d'importants moyens humains sont mobilisés . Avec le lancement du plan Harpie 2 en octobre 2017, une compagnie d'infanterie supplémentaire a été déployée et un état-major dédié au suivi des actions de lutte contre l'orpaillage mis en place auprès du préfet (État-major de lutte contre l'orpaillage et la pêche illégale - EMOPI). De nombreux services sont engagés dans ce combat : forces armées de Guyane (FAG), gendarmerie, parc amazonien de Guyane (PAG), office national des forêts (ONF), direction de l'environnement, de l'aménagement et du logement (DEAL), et douanes.

La commission salue le travail important qui est réalisé par les militaires, les gendarmes et les autres acteurs impliqués dans la lutte contre l'orpaillage, dont elle a pu se rendre compte sur les lieux mêmes de leur action. Entre 150 et 250 agents sont engagés quotidiennement. Leur action est indispensable dans la lutte contre l'orpaillage.

Équipement utilisé par les patrouilles de lutte contre l'orpaillage
pour dormir en forêt

Source : commission des lois du Sénat

Les patrouilles des forces armées de Guyane associent désormais systématiquement un « agent destructeur » pour rendre inutilisables les engins, matériels et produits saisis. Celui-ci est un officier ou un agent de police judiciaire, qui peut procéder à des interpellations ou à la destruction de matériel 15 ( * ) . Les forces armées de Guyane ont cependant souligné qu'ils se trouvaient parfois dépourvus d'officiers ou d'agents de police judiciaire, notamment au moment des relèves des brigades de gendarmerie mobile, ce qui nuisait à leur capacité d'action, car elles ne peuvent, sans lui, ni interpeller les orpailleurs ni procéder à la destruction ou à la confiscation des matériels d'orpaillage.

Au vu de l'ampleur du phénomène de l'orpaillage illégal, qui s'accroît avec le cours de l'or, et de la nécessité d'une pression forte et constante pour assurer l'efficacité de la lutte contre ce phénomène, il serait nécessaire de renforcer encore les moyens humains qui y sont consacrés . Plus particulièrement, il faudrait augmenter le nombre d'« agents destructeurs » en Guyane, afin de pouvoir monter suffisamment de dossiers pour pouvoir désorganiser les filières logistiques de l'orpaillage.

Un point d'attention toutefois : la mobilisation des agents peut avoir des implications très fortes sur leur vie et celle de leurs familles . Cette problématique, majeure, a été soulignée à la délégation de la commission par le directeur du Parc amazonien de Guyane, Pascal Verdon. Les gendarmes et les militaires ne passent que peu de temps en mission. Leurs familles ne sont, dans leur grande majorité, pas présentes sur place. À l'inverse, les agents du Parc amazonien de Guyane sont des agents locaux . Lorsqu'ils participent à la lutte contre l'orpaillage, ils peuvent être reconnus par les orpailleurs et leurs familles identifiées. Plusieurs d'entre eux ont ainsi d'ores et déjà fait l'objet de menaces et de pressions. Il importe d'assurer leur protection.

Accroître le nombre d'agents habilités à constater des infractions en matière d'exploitation aurifère illégale ne devra donc pas se faire au détriment de leur sécurité .

Lors du déplacement, la possibilité de permettre aux inspecteurs de l'environnement de constater aussi des infractions d'orpaillage en dehors du parc amazonien de Guyane a été proposée. Cette mesure semble respectueuse de l'exigence de sécurité des agents et recueille l'assentiment de la commission.

Proposition n° 5 :  Accroître les catégories de personnes habilitées à constater des infractions en matière d'orpaillage illégal, en veillant cependant à assurer leur sécurité. Pour ce faire, augmenter notamment le champ d'intervention des inspecteurs de l'environnement.

3. Adapter les moyens législatifs et réglementaires aux réalités du territoire

La nécessité d'adapter les procédures législatives et réglementaires aux spécificités de la lutte contre l'orpaillage illégal en Guyane a été reconnue de longue date . La loi n° 2009-594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des outre-mer , puis la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique , dite loi EROM sont venues développer les outils de répression de l'orpaillage illégal, en étendant les mesures de confiscation et de destruction.

Une des difficultés dans la lutte contre l'orpaillage illégal reste toutefois de caractériser l'infraction . L'infraction d'orpaillage n'existe en effet pas en tant que telle. Les infractions les plus utilisées relèvent du code minier (exploitation de mine sans titre 16 ( * ) , notamment), du code des douanes (détention et transport d'or natif 17 ( * ) ), et du code monétaire et financier (infractions à la règlementation du commerce de l'or 18 ( * ) ). Depuis 2009, des circonstances aggravantes ont été définies pour l'exploitation de mine sans titre 19 ( * ) . Elles concernent les atteintes à l'environnement (qui accompagnent de manière systématique les activités d'orpaillage illégal en Guyane) et la commission de l'infraction en bande organisée.

D'autres infractions , comme des crimes et délits de blanchiment, d'association de malfaiteurs, de vol commis en bande organisée, d'extorsion, de proxénétisme, de trafic de stupéfiants ou d'aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour d'un étranger en situation irrégulière sont susceptibles d'être connexes à l'activité d'orpaillage illégal .

Les difficultés soulignées devant la délégation de la commission des lois ne concernent toutefois pas la constatation d'infractions sur les sites illégaux, mais plutôt celles en lien avec la logistique de l'orpaillage en dehors de ces sites. Les gendarmes ont indiqué qu'il leur était aujourd'hui très difficile de caractériser la complicité d'exploitation de mine sans titre alors que, s'ils croisent une pirogue remplie de bidons de carburant dans un lieu reculé de la forêt sans lieu d'habitation connu à proximité, il est probable que le carburant ainsi transporté a vocation à alimenter les pompes des orpailleurs. Les gendarmes indiquent qu'en application du droit actuel, il leur est nécessaire, pour caractériser la complicité d'une infraction, de connaître l'infraction principale. Or, les forces de sécurité ne connaissent pas nécessairement le lieu de la mine ainsi alimentée.

Il semble cependant que la cour d'appel de Cayenne d'abord, mais également la Cour de cassation, reconnaissent la possibilité de caractériser la complicité aux activités d'orpaillage illégal par le biais d'un faisceau d'indices , sans nécessairement connaître tous les éléments constitutifs de l'infraction principale.

À titre d'exemple, la Cour de cassation a, dans un arrêt du 23 octobre 2018, considéré que l'implication d'une personne dans le milieu de l'orpaillage illégal était confirmée « par les objets transportés [(des bidons d'essence et des cylindres moteurs)], par l'analyse de ses communications téléphoniques , par la connaissance de nombreux individus qui y étaient liés et par le lieu de l'interpellation proche de plusieurs sites d'orpaillage » 20 ( * ) .

Il serait donc souhaitable, plutôt que de créer une infraction supplémentaire, de mieux faire connaître aux forces de sécurité la possibilité de caractériser la complicité d'exploitation de mine sans titre par un faisceau d'indices 21 ( * ) .

Proposition n° 6 :  Former les forces de la lutte contre l'orpaillage illégal aux critères permettant de caractériser la complicité d'activités d'orpaillage illégal.

Une deuxième difficulté réside dans les stratégies poursuivies par les garimpeiros pour se soustraire aux saisies d'or . Des évolutions récentes de la législation ont permis de développer la traçabilité de l'or , qui est un élément clef de la lutte contre l'orpaillage clandestin. Depuis 2011, les ouvrages d'or produits en Guyane sont soumis au poinçon de garantie qui permet leur traçabilité. Cela a permis d' empêcher la vente légale sous forme d'ouvrage d'or de l'or provenant de l'orpaillage illégal .

La législation prévoit par ailleurs un délit d'exportation et un délit de détention de l'or natif en Guyane 22 ( * ) . Ces deux délits sont à la base des saisies d'or extrait illégalement. Ils sont passibles d'un emprisonnement de trois ans, de la confiscation de l'objet de fraude, et d'une amende comprise entre une et deux fois la valeur de l'objet de fraude. Toutefois, sur tous les sites d'orpaillage, des bijoutiers fabriquent des bijoux à partir de l'or extrait illégalement . Une fois l'or natif transformé, il ne peut plus être saisi par les forces de sécurité intérieure, qui ne peuvent pas saisir les biens personnels.

Proposition n° 7 :  Permettre la saisie des bijoux réalisés par les orpailleurs à partir de l'or natif extrait illégalement.

Parallèlement, les forces chargées de la lutte contre l'orpaillage illégal ont exprimé devant la délégation des difficultés liées à l'immensité du territoire guyanais. Des adaptations de procédure ont été réalisées pour tenir compte des conditions particulières d'intervention en Guyane . Ainsi, en matière de garde à vue, il est prévu que si le délit d'exploitation minière sans titre s'accompagne d'atteintes graves à l'environnement 23 ( * ) ou est commis en bande organisé, le point de départ du délai légal de la garde à vue peut être reporté à l'arrivée dans les locaux de la garde à vue, sans toutefois que ce report ne puisse excéder vingt heures 24 ( * ) .

Par ailleurs, la loi EROM précitée habilite les agents de police judiciaire, sous le contrôle des officiers de police judiciaire, à saisir dans le cadre de leurs opérations tout bien, matériel ou installation ayant servi, directement ou indirectement aux opérations d'orpaillage illégal, ainsi que les produits provenant de celle-ci, et à procéder à la destruction de matériel 25 ( * ) . Les différents intervenants rencontrés ont unanimement demandé une modification de l'article L. 621-8-2 du code minier pour remplacer « sous le contrôle de » par « sur l'ordre et sous la responsabilité de » , considérant que le premier terme nécessite la présence d'un officier de police judiciaire, et que ce n'est pas le cas du second. Lors de la discussion parlementaire de la loi EROM , le rapporteur de ce texte pour le Sénat et membre de la délégation de la commission des lois s'étant rendu en Guyane avait indiqué que l'expression « sous le contrôle de » n'impliquait pas la présence de l'officier de police judiciaire . Toutefois, l'expression « sur l'ordre et sous la responsabilité de » est utilisée dans d'autres endroits du corpus législatif sur la procédure pénale. Une harmonisation permettrait donc de clarifier le droit en vigueur.

Proposition n° 8 :   Clarifier l'article L. 621-8-2 du code minier afin de préciser que la saisie par les agents de police judiciaire de tout bien, matériel ou installation lié à l'orpaillage illégal n'implique pas la présence effective d'un officier de police judiciaire au cours de l'opération.

L'état-major de lutte contre l'orpaillage et la pêche illégale (EMOPI) a également déploré que les acteurs de la lutte contre l'orpaillage ne puissent pas procéder à des visites des véhicules, à l'inspection visuelle des bagages ou à leur fouille . Ces mesures, prévues à l'article 78-2-2 du code de procédure pénale, sont très encadrées pour prévenir les atteintes à la liberté individuelle et à la vie privée. Elles ne sont possibles que pour la recherche d'un nombre d'infractions limitativement énumérées, qui ne comptent pas l'exploitation de mine sans titre 26 ( * ) . L' article 78-2-4 du même code élargit toutefois la possibilité de recourir à ces mesures dans les cas où elles s'avèrent nécessaires pour prévenir une atteinte grave à la sécurité des personnes et des biens . Il pourrait être considéré que la prévention de l'orpaillage illégal entre dans ce cadre . Si cette interprétation n'était pas partagée, la commission serait favorable à inclure l'exploitation de mine sans titre, dans sa forme aggravée, parmi les infractions dont la liste figure à l'article L. 78-2-2 précité pouvant justifier de telles mesures.

Proposition n° 9 :   Sécuriser juridiquement la possibilité de procéder à des visites de véhicules, à l'inspection visuelle des bagages ou à leur fouille pour prévenir l'orpaillage illégal.

Concernant les peines encourues pour des infractions d'orpaillage, l'article L. 512-3 du code minier dispose que les personnes physiques coupables d'exploitation de mine sans titre dans sa forme aggravée encourent une interdiction de séjour comme peine complémentaire. La possibilité de prononcer une peine d'interdiction du territoire national n'est toutefois pas prévue . Cette peine serait toutefois justifiée dans certains cas, puisque les orpailleurs sont majoritairement des ressortissants étrangers en situation irrégulière qui reviennent sur le territoire français exploiter une autre mine illégale peu de temps après leur expulsion.

Proposition n° 10 :   Donner la possibilité au juge de prononcer une peine complémentaire d'interdiction du territoire national en cas d'exploitation de mine sans titre en bande organisée ou s'accompagnant d'atteintes graves à l'environnement.

C. RENFORCER LA COOPÉRATION INTERNATIONALE

La coopération avec les États voisins devrait être une composante essentielle de la lutte contre l'orpaillage illégal, car cette activité est principalement organisée depuis le Brésil et le Suriname. Or, celle-ci est encore balbutiante.

1. Le Brésil : la lutte contre les réseaux ?

Le Brésil mène une politique de répression très dure de l'orpaillage illégal sur son territoire. De ce fait, nombre d'orpailleurs brésiliens viennent exercer leur activité sur le sol guyanais et de nombreux avoirs criminels venant de Guyane sont régulièrement saisis côté brésilien.

Construction sur la rive surinamienne du fleuve Maroni indiquant,
en portugais « nous faisons des ordres de paiement pour le Brésil »
et « Supermarché, on achète de l'or »

Source : commission des lois du Sénat

Un accord dans le domaine de la lutte contre l'exploitation aurifère illégale dans les zones protégées ou d'intérêt patrimonial a été conclu entre la France et le Brésil le 23 décembre 2008 . Il prévoit un contrôle renforcé des mines, un durcissement des sanctions contre les activités illégales relatives à l'orpaillage, et une coopération accrue entre les deux pays. Cet accord n'a toutefois jamais été réellement mis en oeuvre , faute de volonté politique du côté brésilien.

Malgré cela, les contacts sont réguliers entre les forces de sécurité brésiliennes et françaises, les premières informant leurs homologues des opérations mises en oeuvre contre l'orpaillage et le trafic d'or, sans toutefois les y associer.

Proposition n° 11 :  Engager le Brésil à appliquer l'accord signé en 2008 et relancer les négociations en matière de coopération pénale.

2. Le Suriname : base arrière de l'orpaillage illégal en Guyane

En matière d'orpaillage illégal, la principale problématique à laquelle est confrontée la France est l'absence de coopération avec le Suriname.

Le fleuve Maroni est bordé, du côté surinamais, de villages rassemblant de nombreux commerces dénommés « libres-services » qui servent de base arrière aux orpailleurs agissant côté français . Majoritairement tenus par des ressortissants chinois, ils fournissent aux orpailleurs du mercure, des pompes et de l'essence. Selon les informations recueillies au cours du déplacement, plus de 75 % des sites illégaux d'orpaillage situés dans le parc amazonien de Guyane se trouvent proches du Suriname car l'approvisionnement en matériel est plus aisé.

New Albina, en face de Maripasoula

Source : commission des lois du Sénat

La coopération avec le Suriname est faible. L'État surinamais n'a pas ou peu d'administration au sud de la bande littorale, et les différends frontaliers rendent plus difficiles l'avancée de la coopération en matière d'orpaillage illégal. À ce titre, la négociation d'un accord entre la France et le Suriname dans le domaine de la lutte contre l'orpaillage, sur le modèle de celui qui a été conclu entre la France et le Brésil, pourrait être une avancée majeure dans la lutte contre l'orpaillage illégal s'il était effectivement appliqué 27 ( * ) .

Proposition n° 12 :  Négocier un accord entre la France et le Suriname dans le domaine de la lutte contre l'orpaillage.

3. La question du fleuve Maroni

Le fleuve Maroni constitue la frontière entre la France et le Suriname . Dès 1915, un accord prenait en compte le caractère frontalier du fleuve et le fait que des activités réalisées d'un côté pouvaient avoir un impact sur la vie des populations de l'autre État. Cet accord, toujours en vigueur, indique ainsi en son article 3 qu'« aucun ouvrage d'utilité publique ou privée susceptible de modifier le régime hydrographique ou d'entraver la navigation ou le halage dans les eaux de la partie du fleuve Maroni [...] ne pourra être entrepris sans l'entente préalable des deux Gouvernements » 28 ( * ) . L'accord est cependant contesté par le Suriname, du fait notamment de la délimitation de la frontière qu'il détermine. Une solution serait donc de dissocier la délimitation de la frontière de la régulation des activités sur le fleuve Maroni .

La délimitation exacte de la frontière n'est en effet pas entièrement reconnue par les deux parties, ce qui peut engendrer des tensions dans la lutte contre l'orpaillage . À titre d'exemple, les autorités françaises ont, au début de l'année 2019, procédé à des contrôles sur une barge d'orpaillage qu'ils considéraient située sur la partie française du fleuve Maroni. Ce n'était toutefois pas l'avis des autorités surinamaises qui ont dépêché leur police sur place très rapidement. Cet incident n'a heureusement pas dégénéré en accident diplomatique.

En vue de délimiter la frontière entre la France et le Suriname , une mission conjointe a récemment eu lieu afin de visiter les ilots faisant l'objet d'un différend frontalier. Elle devrait permettre d'aboutir à une délimitation frontalière commune sur une partie du Maroni.

Il est indispensable, à terme, que les deux États s'accordent sur les conditions d'utilisation du fleuve Maroni .

Les activités d'orpaillage réalisées du côté surinamais ont en effet un impact direct sur la qualité de vie des populations vivant du côté français. Les autorités coutumières de Papaïchton ont ainsi indiqué aux membres de la délégation que « s'il n'y avait que l'orpaillage côté français, le problème aurait déjà diminué. Le plus gros problème aujourd'hui vient du côté surinamais ». « Il suffit d'observer l'eau : avant, elle était propre et l'on pouvait la boire et s'y laver. Aujourd'hui, elle est sale, et devient de plus en plus sale avec l'orpaillage ».

De nombreuses barges d'orpaillage sont en effet installées sur le fleuve Maroni, et creusent les berges du Suriname. Ce faisant, elles troublent les eaux du fleuve et déplacent les bancs de sable, mettant en péril la navigation et la santé des populations par les rejets de déchets dans l'eau.

Survol d'une barge d'orpaillage sur le fleuve Maroni

Source : commission des lois du Sénat

Chantier d'orpaillage, en face de Papaïchton

Source : commission des lois du Sénat

Berges côté surinamais après le passage de barges d'orpaillage

Source : commission des lois du Sénat

Une solution avancée à la délégation au cours de son déplacement serait de donner au fleuve Maroni un statut international . Si ce statut se justifie, il ne constituerait toutefois pas une solution immédiate car les conditions d'utilisation du fleuve resteraient conditionnées à un accord conclu entre la France et le Suriname... Initier le débat permettrait néanmoins de proposer au Suriname de définir conjointement les activités qu'il est possible de réaliser sur le fleuve Maroni.

Proposition n° 13 :  Proposer au Suriname d'engager des négociations en vue de définir un statut de fleuve international au Maroni.

*

III. FOCUS 2 : LE TRAFIC DE DROGUE

A. LA GUYANE : PORTE D'ENTRÉE DE LA DROGUE VERS L'EUROPE

1. Des caractéristiques propices au développement du trafic de cocaïne
a) Une situation géographique à la croisée entre production et consommation

Les Caraïbes ont toujours constitué une zone stratégique pour les trafiquants de cocaïne, car les lieux de production de cette drogue sont majoritairement situés en Amérique latine. Les territoires français de la zone Antilles-Guyane sont ainsi pleinement touchés et l'Organisation des Nations-Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) indique que, sur les 250 tonnes de cocaïnes destinées au marché européen, 30 % transiteraient par les Caraïbes.

Le trafic de cocaïne en provenance de Guyane est principalement aérien, et peut être qualifié de « trafic de fourmis » : la plupart des saisies sont réalisées sur des « mules » transportant les produits stupéfiants in corpore ou dans leurs bagages dans des vols commerciaux. Selon les autorités de l'État en Guyane, il y aurait entre 20 et 30 « mules » sur chacun des vols commerciaux, et jusqu'à 50 « mules » les weekends. Selon l'office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) de la direction centrale de la police judiciaire, le transport de cocaïne par l'intermédiaire des « mules » depuis la Guyane représenterait environ 15 % des importations de cocaïnes dans l'Hexagone .

La Guyane dispose en effet d'une situation géographique propice au trafic de stupéfiants . Territoire français en Amérique latine, elle constitue une porte d'entrée naturelle vers l'Europe. La porosité de ses frontières , avec le Brésil mais surtout avec le Suriname, où des milliers de pirogues traversent chaque jour le fleuve Maroni, constitue un atout supplémentaire pour les trafiquants.

Les flux de cocaïne en mer des Caraïbes et vers la Guyane

Source : Observatoire français des drogues et des toxicomanies

Modèle économique du trafic de cocaïne vers l'Europe par la Guyane

Le kilo de cocaïne se négocie autour de 3 500 euros au Suriname et 5 000 euros en Guyane, et a une pureté de près de 90 %. En Hexagone, le kilo de cocaïne coûte environ 30 000 euros, et n'est pur qu'à 30 %. À cela s'ajoute la combinaison actuelle d'une augmentation de la production, qui permet de diminuer les prix de production, et d'une hausse des prix de revente.

Le modèle économique du trafic via la Guyane est donc extrêmement rentable pour les trafiquants, cette rentabilité leur permettant d'absorber les potentielles pertes en cas de saisies.

Les caractéristiques de la population guyanaise en font une cible privilégiée pour les recruteurs et les trafiquants. Très jeune, la population guyanaise est également marquée par un faible niveau de vie et des conditions de vie souvent difficiles. Un contexte de grande pauvreté, une situation de surendettement ainsi que l'absence de perspectives d'insertion professionnelle sont des facteurs pouvant déclencher le passage à l'acte 29 ( * ) .

Le trafic de cocaïne en Guyane

Source : Agence Phare,
La prévention du phénomène des mules en Guyane , 12 avril 2019

b) Un tournant au début des années 2000 : le renforcement des contrôles sur la route entre Paramaribo et Amsterdam

La route entre Paramaribo, la capitale du Suriname, et Amsterdam, aux Pays-Bas, constituait initialement la principale porte d'entrée de la cocaïne en Europe . Au début des années 2000, les autorités néerlandaises se sont fortement mobilisées pour lutter contre les trafics de stupéfiants transportés par des « mules ». Comme l'a indiqué l'ambassade de France aux Pays-Bas à la commission des lois, une importante politique de prévention et de dissuasion a été mise en place 30 ( * ) , tandis qu'un dispositif de « 100 % contrôle » a été institué : les avions en provenance de pays à risques sont arrêtés et tous les segments du vol sont contrôlés 31 ( * ) . Pour ne pas submerger les services judiciaires, un complexe judiciaire au sein même de l'aéroport a été inauguré en 2003 . Là, les affaires relatives à des saisies de stupéfiants sont traitées à juge unique lorsque la quantité de drogue saisie est inférieure à 1,5 kilogramme, ce qui inclut la quasi-totalité des affaires concernant les « mules ». Les prévenus comparaissent dans la majorité des cas avant la fin du délai de détention provisoire qui est de 14 jours maximum. Cette procédure, rapide et souple, a permis une diminution substantielle des quantités de drogue transportées sur la route Paramaribo-Amsterdam.

Conséquence indirecte de ce succès, le trafic a progressivement basculé sur la ligne Cayenne-Paris, considérée comme moins risquée . Il semble que la position géographique de la communauté bushinenge, située sur les deux rives du fleuve Maroni, ait facilité cette transition. Le trafic est aujourd'hui conséquent. Selon l'OCRTIS, 1 349 passeurs ont été interpellés sur la ligne Cayenne-Paris en 2018, contre 608 en 2017 32 ( * ) . Un certain nombre d'entre eux souhaitent rejoindre in fine les Pays-Bas. Un renforcement de la collaboration policière, douanière et judiciaire entre les autorités françaises et néerlandaises pourrait donc être bénéfique.

c) Des réseaux de trafiquants encore peu structurés

L'intensification du phénomène de trafic de stupéfiants se traduit par sa banalisation , notamment dans l'Ouest guyanais. Les acteurs locaux rencontrés par les membres de la délégation à Maripasoula ont indiqué que le bracelet électronique devenait dans leur commune un accessoire de mode que les anciennes « mules » affichaient fièrement. Le trafic de drogue touche désormais toutes les communautés guyanaises , y compris les Hmongs, et le nombre de « mules » progresse de manière exponentielle. Le trafic est devenu, selon les personnes rencontrées, un projet de vie pour une partie de la population. L'expression « le boulevard de la cocaïne en Guyane » a ainsi été employée à plusieurs reprises, Saint-Laurent-du-Maroni étant qualifié de « porte d'entrée de la drogue ».

Aujourd'hui, les réseaux de trafiquants se caractérisent par leur faible structuration . Cette organisation aléatoire fait leur force : l'absence de structure pyramidale rend plus difficile leur démantèlement, tandis que les segments logistiques sont pour la plupart situés au Suriname.

À terme toutefois, la structuration des réseaux devrait prendre le pas sur les trafics que l'on peut qualifier d'artisanaux. Cette structuration future fait craindre le développement de phénomènes de gangs, porteurs de nombreux risques pour la sécurité en Guyane.

2. Une stratégie de saturation des acteurs de la lutte contre le trafic de drogues

L'explosion organisée du nombre de « mules » a des conséquences sur le traitement des trafiquants par les forces de sécurité.

Lorsque la gendarmerie, la police ou la douane ont affaire à des individus soupçonnés d'avoir introduit dans leur corps des ovules de cocaïne, une procédure longue et mobilisant des effectifs importants est enclenchée : l'individu doit être amené dans un hôpital, où est réalisée un scanner ou une échographie pour vérifier la présence d'ovules dans l'organisme. Si tel est bien le cas, l'individu doit rester à l'hôpital pour rejeter les ovules par voie naturelle, en présence de trois membres des forces de l'ordre (pendant 24 à 96 heures).

Les autres missions des forces de sécurité pâtissent de leur mobilisation dans les hôpitaux. Comme l'ont exprimé les responsables de la sécurité publique de Saint-Laurent-du-Maroni, lorsque des gendarmes doivent passer la nuit devant la porte des cellules en attendant que les « mules » rejettent la drogue, il y a moins de patrouilles dans la ville.

Au vu de cette situation, les réseaux de trafiquants ont développé une stratégie de saturation des forces de sécurité , visant à sacrifier certains passeurs pour que les autres puissent assurer le trafic. Cette stratégie est rentable, car la drogue passant les contrôles permet de compenser la perte du peu de drogue saisi par la douane.

Face à ces difficultés, les acteurs de la lutte contre le trafic de stupéfiants ont réagi. Ils privilégient désormais les interpellations de passeurs ne transportant pas la drogue in corpore , car elles sont moins coûteuses en ressources humaines et les saisies sont généralement plus importantes. En 2019, 379 « mules » ont ainsi été interpellées en Guyane, contre 577 l'année précédente. La masse de drogue saisie était toutefois en moyenne de 3,2 kg, contre 2,1 kg en 2018. Les saisies de cocaïne ont donc représenté 1 072 kg de cocaïne en 2019, proche du chiffre de 2018 (1 024 kg).

Ces stratégies constituent toutefois, aux dires des personnes rencontrées, la réaction d'un État qui tente de consolider les digues pour ne pas se faire submerger .

Drogue saisie à l'aéroport Felix Eboué

Source : commission des lois du Sénat

B. LUTTER PLUS EFFICACEMENT CONTRE LE TRAFIC DE STUPÉFIANTS

Deux variables contradictoires déterminent la lutte contre le trafic de drogue en Guyane, que l'on peut aujourd'hui qualifier de phénomène de masse au vu de la densité des flux à traiter. La première : pour être efficace, les contrôles doivent se faire les plus nombreux possible afin d'envoyer un signal fort aux trafiquants . La seconde : les personnels qu'il est possible de consacrer à cette lutte sont limités du fait des autres problématiques auxquelles sont confrontées les forces de sécurité intérieure en Guyane.

1. Améliorer la prévention et la lutte contre les réseaux

La lutte contre le trafic de stupéfiants, pour être réellement efficace, ne doit donc pas se limiter au traitement répressif. Pour permettre une lutte globale, il est nécessaire d'agir plus en amont, tant dans la lutte contre les réseaux que dans la prévention en direction des personnes susceptibles de servir de « mules ».

Pour tenter de remonter les filières de trafiquants , un détachement de l'office central pour la répression du trafic illicite des stupéfiants (OCRTIS) a été créé à Cayenne en 2017. Il se concentre sur les réseaux organisant le trafic de stupéfiants sur le territoire guyanais et assume aujourd'hui plus de 80 % du volume total des arrestations des passeurs par les douanes et la police aux frontières, ainsi que l'intégralité du contentieux relatif au trafic de stupéfiants.

L' OCRTIS est devenu l'OFAST , office antistupéfiants, depuis le 1 er janvier 2020 33 ( * ) . Cette agence a pour mission de permettre une plus grande collaboration entre tous les services acteurs de la lutte contre le trafic de stupéfiants , en vue d'adopter une stratégie globale commune à tous les services. En Guyane, il semble nécessaire que l'OFAST soit présent sur l'ensemble du territoire et non seulement à Cayenne, afin de mieux prendre en compte la route suivie par la drogue depuis Saint-Laurent-du-Maroni.

Le Gouvernement a annoncé vouloir renforcer la prévention , en lançant une campagne nationale de prévention sur les risques sanitaires et les risques pénaux liés au trafic de stupéfiants. La commission souhaite dans ce cadre engager le Gouvernement à adapter sa campagne en Guyane, pour la cibler non pas sur la consommation de drogue mais sur les risques encourus par les personnes acceptant de servir de mule. Les collectifs rencontrés par la délégation de la commission des lois ont déploré le fait qu'ils sont quasiment les seuls acteurs de terrain à se rendre dans les quartiers sensibles pour sensibiliser sur les risques. La commission considère que la multiplication des actions de prévention est impérative, au vu de la vitesse de diffusion du phénomène des « mules » en Guyane.

Proposition n° 14 :  Adapter la campagne nationale de prévention contre le trafic de drogue aux réalités guyanaises, en la ciblant sur les risques de sanction pénale et les risques sanitaires que peuvent courir les personnes transportant clandestinement des produits stupéfiants, qualifiées de « mules ».

2. Développer des stratégies répressives moins coûteuses en personnel

Le volet répressif reste néanmoins important dans la lutte contre le trafic de stupéfiants. La stratégie adoptée doit permettre de faire face à l'objectif de saturation des forces de sécurité intérieure poursuivi par les trafiquants.

En amont de l'arrivée à l'aéroport , les services de l'État en Guyane travaillent depuis février 2019 sur un dispositif consistant à notifier des interdictions de vols à l'encontre de certains passagers , sur la base d'un faisceau d'indices laissant à penser qu'il existe un risque réel et sérieux qu'ils participent à un trafic de stupéfiants. Un arrêté a été annulé par la justice en mai 2019, considérant que le faisceau d'indices retenu ne permettait pas de privilégier « la prévention d'atteintes à l'ordre public » sur la « liberté d'aller et venir » 34 ( * ) , et que le préfet de Guyane ne pouvait se prévaloir du seul contexte général du trafic de cocaïne pour interdire à un individu de monter à bord d'un aéronef pendant trois jours. Mais sur plus de 1 000 arrêtés pris suivant le même modèle, seuls deux ont fait l'objet d'un recours.

Les services de l'État ont depuis retravaillé leur modèle d'arrêté pour le cibler sur les caractéristiques des personnes , indiquant dans le corps de l'arrêté ses justifications au regard de la situation personnelle du passager se voyant interdire de prendre l'avion. Cet arrêté individualisé intervient après que les personnes soupçonnées ont été entendues par la police aux frontières.

Ces arrêtés sont , aux dires des fonctionnaires rencontrés, efficaces dans la lutte contre le trafic de stupéfiants . Les services de la douane ont vu le nombre de « mules » sur les routes de l'Hexagone baisser depuis leur entrée en vigueur, et les trafiquants commencent à regarder à nouveau vers le Suriname. Cette stratégie permet donc de limiter la quantité de drogue arrivant dans l'Hexagone par la Guyane sans engorger la chaîne pénale. Elle n'autorise toutefois pas les saisies.

Pour pallier cette difficulté tout en évitant la saturation de la chaîne répressive (forces de sécurité, personnels judiciaires puis centres pénitentiaires), il est parfois proposé de passer d'une logique de répression des passeurs de cocaïne à une logique plus globale visant à rendre le passage par le vol Cayenne-Paris moins attractif pour les trafiquants. L'objectif serait de parvenir à saisir suffisamment de drogue sur chaque vol pour que l'utilisation de cette route ne soit plus rentable pour les trafiquants.

Pour ce faire, la mise en place d'une stratégie de contrôles systématiques est nécessaire . Le protocole de mise en oeuvre du plan d'action interministériel de lutte contre le phénomène des mules en provenance de la Guyane, signé le 27 mars 2019, prévoit de renforcer les contrôles dès la frontière du Suriname. En bout de chaîne, le protocole prévoit qu'une politique pénale de fermeté soit mise en oeuvre par les parquets de Cayenne et de Créteil, tant pour les poursuites que pour les réquisitions à l'audience 35 ( * ) . Le renforcement des contrôles depuis la frontière avec le Suriname jusqu'à l'Hexagone produit des résultats : entre le 1 er avril et le 1 er août 2019, 751 kg de cocaïne ont été saisies et 324 personnes interpellées, soit une hausse de 53 % des saisie et de 42 % des interpellations par rapport à la même période en 2018. Il faut cependant être prudent dans l'interprétation de ces chiffres, compte tenu de l'augmentation continue des volumes transportés par les trafiquants au cours des dernières années.

Atteindre l'objectif de contrôles systématiques ne pourra toutefois se faire, à moyens humains constants, sans concevoir des solutions permettant d'accélérer les procédures , l'objectif de la sanction judiciaire passant après l'impératif de tarissement des trafics. Certaines procédures pourraient être allégées. Le législateur pourrait ainsi réfléchir à l'opportunité d'attribuer aux officiers de douanes judiciaires une compétence propre en matière de recherche et de constatation d'infractions à la législation sur les stupéfiants. Il a également été suggéré à la délégation l'idée de réaliser des transactions douanières 36 ( * ) aux lieu et place d'une procédure judiciaire. Les transactions douanières constituent en effet une alternative aux poursuites tant pénales que fiscales 37 ( * ) , dès lors que la loi en dispose expressément 38 ( * ) . La possibilité de réaliser des transactions douanières en matière de trafic de stupéfiants existe , mais cette possibilité a semblé méconnue par les acteurs de la lutte sur place : un travail d'information gagnerait à être réalisé, qui pourrait se doubler d'une réflexion sur les seuils de drogue jusqu'auxquels ces transactions sont possibles. Sans cela, les transactions douanières ne seront que peu effectives du fait des quantités de drogue transportées par les « mules » depuis la Guyane. Par ailleurs, l'insolvabilité des délinquants ainsi que leur état de santé (lorsqu'ils transportent de la drogue in corpore ) réduit encore le champ possible des infractions douanières.

La possibilité de recourir à des transactions douanières
en matière de trafic de stupéfiants

La législation permet de recourir à des transactions douanières dans le domaine du trafic de stupéfiants.

Les faits constatés font en effet généralement l'objet de deux incriminations distinctes, l'une relevant du droit douanier (importation sans déclaration ou contrebande de marchandises prohibées - délit sanctionné par l'article 414 du code des douanes), l'autre du droit commun (infraction à la législation sur les stupéfiants) : les auteurs d'infractions sont donc susceptibles de faire l'objet de poursuites judiciaires tant au regard du droit pénal douanier qu'au regard du droit pénal commun.

Le II de l'article 28-1 du code de procédure pénale permet d'associer des agents des douanes habilités à exercer des missions judiciaires à la recherche et la constatation d'infractions à la législation sur les stupéfiants. Dans ce cas, l'article 343 du code des douanes ouvre la possibilité de confier l'exercice de l'application des sanctions fiscales à l'administration des douanes. L'article 350 du même code, portant sur les transactions douanières, est alors applicable.

En pratique, le recours à la transaction douanière est privilégié lorsque le parquet ne souhaite pas exercer l'action publique. À l'inverse, il n'y a généralement pas de transaction douanière lorsque les infractions de droit commun correspondantes font l'objet de poursuites judiciaires.

Proposition n° 15 :  Envisager la mise en place de procédures administratives et judiciaires adaptées à la massification du trafic de drogue en Guyane, par exemple par le développement du recours à des transactions douanières.

De manière plus immédiate, il est hautement souhaitable d'installer un scanner corporel à ondes millimétriques à l'aéroport Felix Eboué . Certes, contrairement à un échographe 39 ( * ) ou à un scanner à rayons X, cet instrument ne permet pas de voir sous la peau et donc de distinguer les ovules ingérés ou introduits dans le corps. Pour autant, son utilisation ne demande pas la présence d'une équipe médicale. Il pourrait donc être complémentaire aux autres modes d'action de la douane et de la police aux frontières en leur permettant de détecter la drogue transportée sur la peau (dans les sous-vêtements ou dans les chaussures par exemple) 40 ( * ) .

Surtout, la présence d'un tel appareil serait fortement dissuasive . Ainsi, lorsqu'un scanner a été mis en place pour test au sein des aéroports franciliens, une vidéo a circulé dans toute la Guyane pour avertir les trafiquants et les « mules » du danger.

Proposition n° 16 :  Installer un scanner corporel à ondes millimétriques à l'aéroport Felix Eboué de Cayenne.

Il pourrait également être envisagé de construire à proximité immédiate de l'aéroport Felix Eboué des locaux adaptés aux contrôles et parfaitement sécurisés, avec des équipements performants comme des caméras et des toilettes spéciales permettant la récupération des boulettes de cocaïne.

À plus long terme, le renforcement de la coopération internationale doit être poursuivi pour éviter de simples phénomènes de report entre les différents pays du plateau des Guyanes .

*

IV. FOCUS 3 : L'IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE

« Guyane, terre d'immigration ». « Guyane, nation arc-en-ciel » : l'immigration a été un élément constitutif de l'identité guyanaise, revendiqué par les Guyanais . En Guyane, selon les estimations officielles, une personne sur trois est étrangère. Les nationalités les plus représentées sont les Haïtiens, les Surinamais et les Brésiliens. Pour autant, l'immigration est telle qu'elle finit par poser des questions quant à la capacité de la société et des infrastructures guyanaises à l'absorber .

A. UNE FORTE PRESSION MIGRATOIRE POSANT DE NOMBREUX DÉFIS AUX INFRASTRUCTURES GUYANAISES

1. Un territoire attractif pour de nombreux candidats à l'immigration

La Guyane, seul territoire de l'Union européenne à disposer d'une frontière terrestre avec l'Amérique du Sud, est un territoire très attractif pour les candidats à l'immigration . Cette situation s'explique par des facteurs :

- économiques , le niveau de vie en Guyane étant largement supérieur à celui des pays voisins (15 813 euros par an et par habitant en 2016 en Guyane 41 ( * ) , contre 734 dollars à Haïti, 5 871 dollars au Suriname et 8 639 dollars au Brésil 42 ( * ) , mais beaucoup moins dans les régions voisines de la Guyane) ;

- familiaux , liés notamment à la présence de communautés surinamiennes, brésiliennes et haïtiennes installées de longue date en Guyane ;

- conjoncturels , liés à la situation régionale : les arrivées en provenance d'Amérique latine hispanophone (Colombie, Pérou, Venezuela, etc. ) peuvent varier en fonction des crises politiques ou économiques.

À cela s'ajoute la perméabilité des frontières : les fleuves Maroni et Oyapock sont considérées par la population comme des voies de communication, ce qui rend les contrôles difficiles.

La Guyane connaît donc une forte pression migratoire : au 31 décembre 2017, pour une population estimée à 281 612 habitants, le nombre d'étrangers en situation régulière était de 47 463 , dont plus de 18 000 Haïtiens, 10 000 Brésiliens et 10 000 Surinamiens.

L'immigration brésilienne est la plus ancienne, et s'est développée dès les années 1960. Les flux en provenance du Suriname ont fortement augmenté à compter de la guerre civile dans ce pays (1986-1992). L'immigration a été telle à cette période que le préfet de Guyane a pu qualifier 1986 de l'an I de la nouvelle histoire guyanaise . L'immigration haïtienne est plus récente : débutée dans les années 1980 avec les premiers troubles politiques, elle s'est accrue dans les années 1990 par le biais des regroupements familiaux.

Immigration régulière et immigration irrégulière se mêlent sur le territoire guyanais . Ainsi en 2016, plus de 4 titres de séjour sur 5 ont été délivrés à des étrangers entrés irrégulièrement. La population présente irrégulièrement en Guyane ne fait évidemment pas l'objet d'un recensement officiel. Il est toutefois possible de l'estimer à un nombre au moins égal à celui de la population en situation régulière .

2. Des services publics sous tension

L'afflux constant de populations étrangères, migrantes ou transfrontalières déséquilibre le fonctionnement de certains services publics. L'exemple du secteur médical est significatif. Les structures sanitaires, déjà déficitaires sur le territoire 43 ( * ) , peinent à apporter les soins suffisants à l'ensemble de la population guyanaise.

Cette situation a été particulièrement mise en lumière lors de la visite du centre hospitalier de l'Ouest Guyanais (CHOG) par la délégation de la commission des lois. Le CHOG est submergé par les naissances , à tel point qu'a été installé en son sein, à l'instar d'autres grandes maternités dans l'Hexagone, un bureau d'état civil pour faciliter les déclarations de naissance. En parallèle, les orpailleurs de l'Ouest du territoire, dans leur grande majorité Brésiliens en situation irrégulière, viennent s'y faire soigner. Ils arrivent généralement tard à l'hôpital, une fois les maladies infectieuses développées. Enfin, la plupart des personnes soignées sont en situation irrégulière. La situation financière de l'établissement est donc régulièrement critique .

À ces problématiques sanitaires liées à l'immigration s'ajoute le comportement constaté parmi les étrangers venant de certains pays en particulier . Plusieurs des interlocuteurs rencontrés ont ainsi indiqué que parmi les Haïtiens existe une forte propension à voler des objets et à détruire des équipements, et des actes de violence extrême parmi les Guyaniens ont aussi été rapportés. Ces comportements font naître un fort ressentiment mêlé de crainte à l'égard des immigrés clandestins. La Guyane se revendiquant comme une nation arc-en-ciel, il s'agit d'une véritable nouveauté.

B. ADAPTER LES MOYENS DES SERVICES DE L'ÉTAT DANS LA LUTTE CONTRE L'IMMIGRATION IRRÉGULIÈRE

1. Accroître les moyens à disposition de la police aux frontières pour réaliser des éloignements

Les services de l'État, et plus particulièrement la police aux frontières (PAF), sont confrontés dans leur mission de lutte contre l'immigration irrégulière à plusieurs défis spécifiques à la Guyane : un territoire vaste et peu peuplé, sans infrastructure permettant un accès aisé à toutes les parties du territoire, et des frontières poreuses et difficilement contrôlables.

À Saint-Laurent-du-Maroni, les 70 fonctionnaires de la police aux frontières sont chargés de contrôler 540 km de frontière fluviale. Leur capacité est sans rapport avec le volume des flux quotidiens de pirogues (plus de 1 000 pirogues par jour).

L'une des premières adaptations nécessaire aux spécificités locales est donc celle des moyens de la police aux frontières . En 2019, il a ainsi été décidé de doter la PAF de moyens fluviaux répondant aux normes européennes et de véhicules de type pick-up répondant à la nature de leurs missions.

Pour réussir à appréhender les personnes en situation irrégulière, la police aux frontières travaille également sur les filières d'immigration et les filières d'exploitation . En Guyane, selon les personnes entendues par la délégation, il est en effet plus lucratif de participer au trafic de migrants qu'au trafic de drogue. Les actions menées par les services de l'État semblent porter leurs fruits . En 2018, 15 filières d'immigration irrégulière ont été démantelées.

a) Les contrôles

Pour accroître l'efficacité de la lutte contre l'immigration irrégulière et au vu de la porosité des frontières, il a été permis dès 1997 de procéder à des contrôles d'identité dans les zones frontalières 44 ( * ) . Il pourrait désormais être envisagé de réorganiser les points de passage de la frontière sur le côté ouest du territoire guyanais .

Aujourd'hui en effet, le seul point de passage officiel de la frontière du côté surinamais se trouve à Saint-Laurent-du-Maroni . Cette situation est toutefois entièrement théorique : l'on ne compte pas le nombre de pirogues traversant le fleuve en amont et en aval de cette ville. À titre d'exemple, Awala-Yalimapo situé du côté français et Galibi, village situé en face du côté surinamien, rassemblent la même communauté amérindienne. Pour passer officiellement d'un côté à l'autre, il faudrait renoncer à traverser en pirogue au plus court, aller d'Awala-Yalimapo à Saint-Laurent-du-Maroni, traverser le fleuve jusqu'à Albina, puis remonter d'Albina vers Galibi. Or, il n'existe pas de route sur cette dernière partie du trajet ! De même pour les passages entre Maripasoula et New Albina.

Il serait donc pertinent d'augmenter le nombre de points de passage officiels de la frontière, ce qui permettrait de renforcer les contrôles sur le fleuve. Ces contrôles seraient également facilités par la construction d'un pont entre Saint-Laurent-du-Maroni et Albina , qui pourrait justifier de limiter les traversées en pirogues. Outre les moyens financiers à consacrer à un tel projet, cela nécessiterait des négociations avec le Suriname.

Enfin, il devrait être envisagé de créer une brigade de gardes-fleuve sur le Maroni .

Proposition n° 17 :  Améliorer les contrôles sur le fleuve Maroni par :

1° La construction d'un pont à Saint-Laurent-du-Maroni ;

2° L'augmentation du nombre de points de passage officiels de la frontière entre la France et le Suriname ;

3° Le renforcement des contrôles fluviaux, notamment par la création de brigades de gardes-fleuve.

b) La rétention

Une fois les personnes en situation irrégulière appréhendées, d'autres difficultés se posent aux forces de police. Il n'existe en effet qu'un seul centre de rétention administrative (CRA) en Guyane , à Matoury (près de Cayenne), ainsi qu'un seul local de rétention administrative (LRA), à Saint-Georges de l'Oyapock.

Un local de rétention administrative existait jusqu'en avril 2008 à Saint-Laurent du Maroni. Il a toutefois été supprimé car il était non conforme aux normes d'accueil imposées par la législation 45 ( * ) .

Or, une grande partie de l'immigration irrégulière passe par la frontière avec le Suriname, à l'Ouest du territoire guyanais. Une personne appréhendée à Saint-Laurent-du-Maroni doit donc être escortée jusqu'à Cayenne, ce qui a pour effet de diminuer les effectifs des patrouilles et de limiter le temps possible de rétention 46 ( * ) . La création d'un local de rétention administrative à Saint-Laurent-du-Maroni permettrait de répondre à ces problématiques, et se justifie d'autant plus qu'une grande partie de l'immigration irrégulière passe par cette ville.

Proposition n° 18 :  Créer un local de rétention administrative (LRA) à Saint-Laurent-du-Maroni.

Visite des membres de la commission des lois au
centre de rétention administrative de Guyane

Source : commission des lois du Sénat

c) L'éloignement

Une fois les personnes en situation irrégulière appréhendées et retenues, la police aux frontières est en charge de leur éloignement . La tendance à la baisse du nombre d'éloignements observée depuis 2012 s'est inversée en 2017, année où le nombre d'éloignements réalisés à partir de la Guyane a augmenté de 6,7 %. Par rapport à 2010, le nombre d'éloignements en 2017 est néanmoins en diminution de 44 %.

Éloignements effectués en Guyane

2005

2006

2007

2008

2009

2010

2011

2012

5 942

8 145

9 031

8 085

9 066

9 458

9 410

9 757

2013

2014

2015

2016

2017

2018

Évolution 2016-2017

Évolution 2010-2017

6 824

5 867

5 475

4 935

5 268

4 368 47 ( * )

+6,7%

-44%

Source : DCPAF et PAF de Guyane

L'enjeu pour la Guyane consiste à augmenter le nombre des éloignements dits « lointains » , à destination de zones non frontalières 48 ( * ) . Les efforts en la matière portent leurs fruits : les éloignements lointains ont augmenté de 20 % en 2019 par rapport à 2018.

Aujourd'hui, les distances et l'insuffisance des moyens aériens commerciaux classiques ne permettent toutefois pas de projections dans les zones isolées . Par ailleurs, le fait que la police aux frontières en Guyane ne dispose pas en propre d'un avion rend les coûts d'éloignement prohibitifs.

À titre d'exemple, un individu à éloigner en Haïti est escorté de deux ou trois policiers. La police aux frontière doit donc acheter quatre billets aller et trois billets retour sur un avion de ligne régulière. L'opération revient ainsi à environ 6 000 euros par personne éloignée. Pour les Guyaniens, souvent très violents, il n'existe aucune liaison directe entre la France et le Guyana. La seule solution est d'affréter un hélicoptère jusqu'à Paramaribo, capitale du Suriname, avant d'y prendre un avion de ligne vers le Guyana. Cela revient à environ 7 500 euros par personne éloignée.

Les coûts importants ainsi exposés sont accrus par la pratique de certaines associations qui engagent parfois des procédures dilatoires consistant à former un recours à la dernière minute ce qui, en empêchant l'éloignement, conduit la police aux frontières à perdre tous les billets d'avion précédemment payés.

L'arrivée d'une nouvelle compagnie aérienne en Guyane depuis octobre 2019 constitue une lueur d'espoir. Des affrètements spécifiques devraient devenir possibles et les coûts d'éloignement seraient ainsi moins élevés . Un aller-retour par affrètement revient en effet à 30 000 euros pour six personnes éloignées, soit environ 5 000 euros par individu.

Attribuer un avion aux services de l'État en Guyane , que la police aux frontières pourrait utiliser pour réaliser ses éloignements lointains, constituerait sans doute la solution la plus pertinente pour lui permettre de remplir ses missions. Les autres services de l'État pourraient également s'en servir de manière occasionnelle, par exemple lors des opérations de lutte contre l'orpaillage.

Proposition n° 19 : Attribuer un avion aux services de l'État en Guyane qui serait utilisé par la police aux frontières pour réaliser des éloignements lointains.

2. Lutter contre la fraude documentaire

Thématique fortement liée à l'immigration, la fraude en matière d'état civil est élevée en Guyane . De fait, de nombreuses personnes situées sur le sol guyanais n'ont pas d'état civil ni donc de nationalité. On les appelle les « ni-ni » car elles sont ni régularisables, ni expulsables. Ces personnes sont le plus souvent prises en charge par la protection judiciaire de la jeunesse jusqu'à leurs 18 ans. Elles essaient généralement de régulariser leur situation pour obtenir un certificat de nationalité. Pour ce faire, certaines d'entre elles produisent des pièces falsifiées.

Deux autres cas de fraude documentaire liés à l'immigration sont constitués par les demandes frauduleuses de jugements déclaratifs de naissance et les fausses reconnaissances de paternité. Le parquet de Cayenne a été saisi en 2018 de 35 procédures de fausse reconnaissance concernant 129 enfants. L'année 2019 a vu une augmentation sensible de ces dossiers 49 ( * ) . C'est une question essentielle, qui a des pris des proportions inadmissibles.

La nationalité française d'un enfant, qu'il soit né en France ou non, dépend en effet principalement de la nationalité de ses parents. La reconnaissance d'un enfant par un père français conduit à reconnaître à cet enfant la nationalité française, quelle que soit la nationalité de la mère. La mère, qui devient ainsi « parent d'enfant français », peut alors demander la régularisation de son séjour en France et prétendre à des prestations familiales, au titre de son enfant français mais également au titre de ses autres enfants. Une reconnaissance frauduleuse de paternité a donc des conséquences importantes, non seulement pour la consolidation de l'immigration irrégulière, mais aussi pour les finances publiques.

Le Sénat s'est depuis longtemps prononcé en faveur du renforcement des moyens de lutte contre la fraude documentaire 50 ( * ) , afin de rendre plus effectif le contrôle de la validité des actes de l'état civil des Français et ceux des étrangers établis par une autorité étrangère. Devraient ainsi être rétablies au niveau législatif les possibilités de vérifications des actes d'état civil étrangers en cas de doute de l'administration . En outre, une procédure particulière de vérification de leur authenticité par l'autorité judiciaire pourrait être autorisée en Guyane.

Proposition n° 20 :  Renforcer la lutte contre la fraude documentaire en :

1° Rétablissant au niveau législatif les possibilités de vérification des actes d'état civil étrangers en cas de doute de l'administration ;

2° Autorisant, en Guyane, une procédure particulière de vérification de l'authenticité des actes d'état civil étrangers par l'autorité judiciaire.

Les effets de la condamnation pour fraude documentaire pourraient être renforcés en matière civile . Les fausses reconnaissances de paternité, par exemple, conduisent à une condamnation pénale mais doivent également faire l'objet d'une assignation au civil pour faire annuler l'acte de reconnaissance frauduleux. Il pourrait donc être envisagé d'autoriser le juge pénal à se prononcer également à cette occasion sur les conséquences de la fraude en matière d'acte d'état civil 51 ( * ) .

Le pouvoir conféré à la juridiction pénale de se prononcer sur l'annulation de la reconnaissance volontaire d'un enfant 52 ( * ) aurait pour effet d'annuler purement et simplement la filiation de cet enfant à l'égard de l'auteur de la reconnaissance frauduleuse. Cela permettrait d'exempter le ministère public de la nécessité de contester la filiation selon les voies classiques de la contestation de la filiation pour tirer les conséquences de la décision pénale 53 ( * ) .

Proposition n° 21 : Autoriser le juge pénal à se prononcer, lors des condamnations pénales pour fraude documentaire, sur les conséquences de cette fraude en matière civile.

3. Renforcer l'efficacité du traitement des demandes d'asile

La Guyane est exposée à une forte pression en matière d'asile . La demande d'asile a crû de manière exponentielle depuis 2015, passant de 1 035 demandes en 2014 à 5 227 demandes en 2017, soit une multiplication par cinq. Elle représente 82 % de la demande d'asile présentée dans les territoires ultramarins. L'essentiel relève de personnes de nationalité haïtienne (près de 89 %), qui n'attestent que marginalement d'un besoin de protection internationale 54 ( * ) .

Demandes d'asile en Guyane

Guyane

2012

2013

2014

2015

2016

2017

Demandes (hors mineurs accompagnés)

1 369

1 018

1 035

2 540

5 164

5 227

dont 1 ères demandes

1 236

922

969

2 511

5 122

5 180

(dont Haïtiens)

927

594

564

2 005

4 534

4 607

réexamens

133

96

66

29

42

47

Décisions Ofpra

1 419

1 407

960

1 466

3 982

6 371

dont accords

96

15

40

86

173

259

rejets

1 323

1 392

920

1 380

3 809

6 112

Source : OFPRA

NB : Les décisions ne correspondent pas forcément à des demandes déposées la même année, mais peuvent porter sur des demandes formulées au cours des années antérieures.

Cette situation particulière a conduit à l' ouverture d'une antenne de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) à Cayenne en septembre 2017, afin d'assurer une activité en continu. Comme l'indiquait le directeur de l'antenne Mathieu Le Bloas lors du déplacement de la commission des lois, l'installation de cette antenne a permis d'apurer le stock de demandes en cours.

La demande d'asile a commencé à diminuer et s'est chiffrée à 2 500 demandes en 2018 . Plusieurs facteurs ont été avancés aux membres de la délégation pour expliquer la décrue :

- l'apurement du stock des demandes, qui a conduit à ce que les délais de traitements (et donc la possibilité pour les demandeurs de rester régulièrement sur place pendant de nombreux mois) aient été largement diminués ;

- la « démonétisation » de l'allocation pour demandeurs d'asile (ADA) 55 ( * ) , qui permet, en la versant sur une carte de paiement, de mieux maîtriser son usage et de limiter les risques de dépenses de l'allocation à l'étranger ou au bénéfice de réseaux ;

- la fin de la possibilité pour les Haïtiens d'arriver par le Suriname, avec l'arrêt de la liaison aérienne entre Paramaribo et Port-au-Prince.

Ces éléments démontrent que la demande d'asile en Guyane est largement une demande abusive, utilisée par des migrants en situation irrégulière pour se donner le temps de s'installer sur le territoire : une majorité des demandeurs sait qu'elle n'a aucune chance d'obtenir l'asile, mais déposer une demande permet de percevoir l'allocation demandeurs d'asile (ADA) 56 ( * ) et de résider régulièrement en Guyane le temps d'organiser son existence clandestine sur place.

Peu après la création d'une antenne de l'OFPRA sur le territoire guyanais, le décret n° 2018-385 du 23 mai 2018 portant expérimentation de certaines modalités de traitement des demandes d'asile en Guyane a prévu des mesures dérogatoires au droit commun .

Pris sur le fondement de l'article 37-1 de la Constitution, selon lequel « la loi et le règlement peuvent comporter, pour un objet et une durée limitée, des dispositions à caractère expérimental », pour une durée de 18 mois, l'expérimentation prévoit notamment de réduire à 7 jours au lieu de 21 le délai dans lequel le demandeur d'asile doit déposer sa demande d'asile à l'OFPRA une fois qu'elle a été enregistrée à la préfecture .

Ce décret modifie également les conditions de recours contre les décisions de l'OFPRA devant la Cour nationale du droit d'asile en Guyane : le délai de recours est désormais d'un mois en Guyane, aligné sur l'Hexagone, alors qu'il est augmenté d'un mois (soit un total de deux mois) dans les autres territoires ultramarins.

Plusieurs facteurs permettent à l'antenne de l'OFPRA de tenir les délais qui lui sont demandés :

- la nature de la demande haïtienne et dominicaine, qui ne donne que très rarement lieu à l'octroi d'une protection mais constitue la grande majorité de la demande ;

- le fait que cette antenne ne soit pas autonome : en cas de demandes très spécifiques comme, depuis quelques temps, des Palestiniens réfugiés au Liban arrivant en Guyane par le Brésil 57 ( * ) , celles-ci peuvent être traitées au siège, à Fontenay-sous-Bois, par visio-conférence.

L'ensemble des acteurs rencontrés sur place a loué les résultats atteints grâce à cette expérimentation, et a recommandé sa pérennisation. La commission des lois approuve cette demande, considérant que la pérennisation de cette expérimentation sur le seul territoire guyanais se justifie par ses spécificités.

Proposition n° 22 :  Pérenniser l'expérimentation en cours pour accélérer le traitement des demandes d'asile en Guyane.

C. DURCIR LES CONDITIONS D'ACQUISITION DE LA NATIONALITÉ FRANÇAISE EN GUYANE

À plus long terme, réduire l'immigration irrégulière en Guyane nécessite de restreindre les conditions d'acquisition de la nationalité française sur ce territoire .

L'accès à la nationalité constitue en effet l'une des principales motivations de mères étrangères venant mettre au monde leur enfant en France 58 ( * ) . Aux termes des articles 21-7 et 21-11 du code civil en effet, tout enfant né en France de parents étrangers peut acquérir la nationalité française, soit de plein droit à partir de ses dix-huit ans, soit sur réclamation à partir de treize ou seize ans, à condition d'avoir sa résidence en France et d'y avoir eu sa résidence habituelle pendant une période d'au moins cinq ans depuis, selon le cas, l'âge de huit ou onze ans

En 2016, pour la première fois, le nombre d'enfants nés d'une mère étrangère en Guyane était supérieur au nombre d'enfants nés d'une mère française 59 ( * ) . Cette année-là, 44% des bébés avaient des parents de nationalité française, 29 % un père français et une mère étrangère, et 27 % deux parents étrangers 60 ( * ) . Cette proportion est à mettre en relation avec le nombre de naissances sur le sol guyanais, qui s'envole depuis 2010 61 ( * ) .

Cette situation conduit à des situations parfois difficiles pour les forces de sécurité intérieure . Le chef de services de la police aux frontières de Saint-Laurent-du-Maroni a ainsi expliqué à la délégation de la commission des lois qu'il demandait désormais des kits d'accouchement pour ses agents , car ceux-ci sont souvent confrontés à des situations d'urgence lorsqu'ils interpellent des pirogues transportant des personnes sans visa vers la France.

Plusieurs acteurs rencontrés sur le territoire guyanais ont plaidé pour une adaptation des conditions d'acquisition de la nationalité française . Il a été ainsi soutenu l'extension à la Guyane du dispositif instauré à Mayotte à l'initiative du Sénat lors de l'examen en 2018 de la loi n° 2018-778 du 10 septembre 2018 pour une immigration maîtrisée, un droit d'asile effectif et une intégration réussie . Une telle modification ne semble pas poser de question d'ordre constitutionnel : le Conseil constitutionnel a admis que les circonstances rencontrées en Guyane « constituent, au sens de l'article 73 de la Constitution, des

caractéristiques et contraintes particulières" de nature à permettre au législateur, afin de lutter contre l'immigration irrégulière en Guyane, d'y adapter, dans une certaine mesure, les lois applicables sur l'ensemble du territoire national . » 62 ( * ) .

Le régime spécifique du droit du sol à Mayotte

Pour l'acquisition de la nationalité française, l'article 2493 du code civil impose à la personne née à Mayotte de parents étrangers de justifier en outre que l'un de ses parents résidait en France à la date de sa naissance, de manière régulière, sous couvert d'un titre de séjour et de manière ininterrompue depuis plus de trois mois . La loi ménage également un régime transitoire pour les enfants mineurs déjà nés et présents sur le territoire mahorais avant l'entrée en vigueur de ces nouvelles dispositions.

Ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution 63 ( * ) et sont entrées en vigueur le 1 er mars 2019.

La commission considère que la pression migratoire exceptionnelle en Guyane justifie une adaptation similaire à celle prévue pour Mayotte. Symboliquement très forte, cette adaptation devra être discutée avec les représentants de Guyane qui l'avaient refusée en 2018 .

Proposition n° 23 :  Adapter les conditions d'acquisition de la nationalité française en Guyane en introduisant une condition de régularité du séjour des parents lors de la naissance de l'enfant sur le sol français.

* *

*

DEUXIÈME PARTIE
MIEUX RÉPONDRE AUX ASPIRATIONS
DE LA POPULATION GUYANAISE,
DANS LE RESPECT DES PARTICULARITÉS DU TERRITOIRE

I. MIEUX CONSIDÉRER LES SPÉCIFICITÉS GUYANAISES : QUELLE VOIE INSTITUTIONNELLE ?

A. LA RÉCENTE MISE EN PLACE DE LA COLLECTIVITÉ TERRITORIALE DE GUYANE

En 1946, à l'instar de la Martinique, de la Guadeloupe et de La Réunion, la Guyane devient un département d'outre-mer. La départementalisation a clos, pour cinquante ans, la question institutionnelle dans ces territoires . Elle répondait, en instaurant une pleine égalité de droits entre tous les citoyens des outre-mer et de l'Hexagone, à une aspiration forte de la population des anciennes colonies.

En Guyane toutefois, des réflexions autour du statut du territoire s'engagèrent dès le début des années 2000 . Celles-ci faisaient suite à la création en 1982 d'une région au périmètre identique à celui du département 64 ( * ) . La superposition institutionnelle était accusée de générer des rivalités et des doublons, ainsi qu'une faible coordination des décisions mises en oeuvre. La revendication d'une assemblée unique , rendue possible par la révision constitutionnelle du 28 mars 2003, se doublait de réflexions relatives au potentiel guyanais et aux modalités les plus adaptées pour le développer.

Le 2 septembre 2009, le congrès des élus départementaux et régionaux de Guyane se prononça en faveur d'une évolution statutaire vers l'article 74 de la Constitution, et demanda à ce que les électeurs soient consultés comme le permet l'article 72-4 de la Constitution.

Lors du référendum du 10 janvier 2010, la proposition de transformer la Guyane en collectivité régie par l'article 74 de la Constitution fut rejetée par 70,22 % des votants 65 ( * ) . En revanche, le 24 janvier 2010, les Guyanais approuvèrent à 57,49 % la création d'une collectivité unique.

La loi n° 2011-884 du 27 juillet 2011 relative aux collectivités uniques de Guyane et de Martinique a donc défini l'organisation et le fonctionnement institutionnel de la collectivité territoriale de Guyane, mise en place le 1 er janvier 2016 à l'issue des élections de décembre 2015.

La collectivité territoriale de Guyane exerce les compétences attribuées à un département d'outre-mer et à une région d'outre-mer, sous réserve des ajustements législatifs réalisés pour tenir compte de ses caractéristiques et contraintes particulières. La mise en place d'une collectivité unique avait pour objet de rationaliser et de rendre plus efficace l'action publique locale.

Spécificité de la collectivité territoriale de Guyane, la loi n° 2011-884 précitée a maintenu auprès d'elle le congrès des élus . Créé par la loi n° 2000-1207 du 13 décembre 2000 d'orientation pour l'outre-mer , dite LOOM , le congrès des élus départementaux et régionaux rassemble les élus départementaux et régionaux ainsi que les parlementaires avec voix consultative. Cette instance a pour vocation de délibérer « de toute proposition d'évolution institutionnelle, de toute proposition relative à de nouveaux transferts de compétences de l'État vers le département et la région concernés, ainsi que de toute modification de la répartition des compétences entre ces collectivités locales » 66 ( * ) .

Depuis la création de la collectivité territoriale unique, le congrès des élus rassemble les conseillers de l'assemblée de Guyane et les maires de la collectivité, ainsi que les députés et sénateurs élus en Guyane. Il se réunit à la demande de l'Assemblée de Guyane, et peut être saisi par cette dernière de toute proposition d'évolution institutionnelle ou de toute proposition relative à de nouveaux transferts de compétences de l'État vers la collectivité .

Quatre ans après sa création, la fusion entre le département et la région semble désormais pleinement absorbée . La collectivité territoriale de Guyane s'est imposée comme un interlocuteur incontournable de la société guyanaise. Le congrès des élus a toutefois pris, dans les derniers mois, une importance croissante.

B. DES ÉVOLUTIONS INSTITUTIONNELLES EN RÉFLEXION

1. La crise sociale de 2017 et ses suites

Alors que la collectivité territoriale de Guyane était tout juste installée, une crise sociale aigue a éclatée en Guyane au printemps 2017. La hausse du sentiment d'insécurité ainsi que la détérioration du contexte économique ont conduit de nombreux Guyanais dans la rue entre le 20 mars et le 21 avril 2017.

Pour répondre aux revendications guyanaises, les accords de Guyane ont été signés le 21 avril 2017 . Ils ont pris acte de deux types de documents que l'État et les collectivités territoriales se sont engagés à mettre en oeuvre : le plan d'urgence pour la Guyane et quinze accords thématiques signés dans la nuit du 1 er au 2 avril 2017. Le plan d'urgence pour la Guyane 67 ( * ) , entériné par le conseil des ministres du 5 avril 2017, comprend 30 mesures engageant l'État, tandis que les accords thématiques comprennent au total 141 mesures engageant l'État, les collectivités territoriales et les autres signataires.

2. La recherche d'une plus grande adaptation aux spécificités guyanaises

Les évènements du printemps 2017 en Guyane ont relancé les réflexions sur l'évolution institutionnelle de la Guyane .

Les accords de Guyane signés le 21 avril 2017 prévoient en effet que « le Gouvernement fera l'objet d'une saisine par le Congrès des élus de Guyane dans les conditions prévues par l'article 72-4 de la Constitution ». Il s'agit donc d'une demande par la collectivité d'une consultation des électeurs guyanais pouvant porter soit sur un changement de statut vers l'article 74 de la Constitution, soit sur une question relative à l'organisation, les compétences ou le régime législatif de la collectivité.

À la suite de la signature des accords de Guyane en avril 2017, la collectivité territoriale de Guyane a lancé des États généraux qui ont abouti à la rédaction d'un Livre blanc, transmis par la collectivité aux membres de la délégation lors de son déplacement en Guyane.

Lors de ces États généraux, une partie des élus guyanais a exprimé la volonté que soient transférées à la collectivité de nouvelles compétences sur des secteurs stratégiques, et que les compétences dévolues à la collectivité en matière d'aménagement du territoire et de développement économique soient renforcées .

Aucun consensus vers le passage à l'article 74 n'est cependant apparu , une partie des élus guyanais estimant que celui-ci n'apporterait pas plus d'autonomie. Il a cependant été considéré comme souhaitable qu'une nouvelle consultation soit organisée pour que la population puisse s'exprimer sur un changement de régime constitutionnel et, plus largement, sur un nouveau projet de société et de nouveaux transferts de compétences.

La clôture des États généraux a été prononcée par le congrès des élus de Guyane le 27 novembre 2018. Par une résolution adoptée à cette occasion, ce dernier a demandé à la collectivité territoriale de Guyane de saisir le Premier ministre :

- « pour l'organisation d'une consultation populaire en vue d'une évolution statutaire » (article 3 de la résolution) ;

- « pour un renforcement des compétences de la collectivité territoriale de Guyane au travers d'une loi pour la Guyane » (article 4 de la résolution).

Une commission dénommée « projet Guyane » a été chargée par le congrès des élus d'élaborer un projet pour la Guyane, sur la base des propositions issues des États généraux de la Guyane. Celui-ci prône la création de cinq districts , correspondant au périmètre actuel des établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre ainsi que le transfert de nouvelles compétences aux collectivités territoriales guyanaises. La commission « Projet Guyane » donne comme exemples la gestion des ressources naturelles, l'agriculture, la pêche, la forêt, la fiscalité des activités économiques, la culture mais également des compétences dans des domaines régaliens comme la conduite de la politique étrangère, la sécurité et l'immigration. La commission « projet Guyane » souhaite également que la collectivité territoriale de Guyane puisse voter des « lois pays » et adapter les lois et règlement de la République.

La collectivité territoriale de Guyane réfléchit elle aussi à une adaptation des dispositions législatives et réglementaires en vigueur en Guyane, et à de nouveaux transferts de compétences vers les collectivités guyanaises . L'assemblée de Guyane peut en effet, en vertu de l'article L. 7152-1 du code général des collectivités territoriales, « présenter au Premier ministre des propositions de modification ou d'adaptation des dispositions législatives ou réglementaires en vigueur ou en cours d'élaboration ainsi que toutes propositions relatives aux conditions du développement économique, social et culturel de la collectivité territoriale de Guyane ».

Ces différentes positions ont été présentées devant le congrès des élus le 14 janvier 2020. Trois options ont été discutées :

- l'adoption d'une loi relative à la Guyane, dans le cadre de l'article 73 de la Constitution ;

- le passage de la Guyane à l'article 74 ;

- la rédaction d'un nouvel article de la Constitution spécifique à la Guyane, sur le modèle de la Nouvelle-Calédonie.

Après de longs débats, le congrès des élus a décidé de la mise en place d'un groupe de travail , qui aura pour mission d'amender et de finaliser le « projet Guyane » . À la suite de cela, le congrès des élus a proposé que « le président de la collectivité territoriale de Guyane saisisse le chef du Gouvernement pour un statut « sui generis », sur la base du projet Guyane, amendé ».

3. Article 73 versus article 74 : les enjeux d'un débat mal posé

La question du changement de statut a fait l'objet de débats nourris lors du déplacement en Guyane , mais uniquement dans l'Est guyanais. Personne, dans l'Ouest, n'a abordé spontanément la question.

Un grand nombre d'acteurs dans l'Est plaide pour un passage à l'article 74 de la Constitution, vu comme un moyen d'obtenir plus d'autonomie. La collectivité territoriale de Guyane s'est plutôt positionnée en faveur d'un maintien de la Guyane au sein de l'article 73 de la Constitution, avec toutefois le vote d'une « loi Guyane » venant conférer de nouvelles compétences à la collectivité.

Les membres de la délégation ont été interpellés par la place qu'avait prise la question du statut dans les discussions de tous les jours à Cayenne, comme si le passage à l'article 74 constituait une solution permettant de régler l'ensemble des problématiques guyanaises. Ce n'est toutefois pas le cas .

Le passage d'une collectivité de l'article 73, régie en principe par le principe de l'identité législative, à l'article 74 permet de soumettre cette collectivité au principe de la spécialité législative , c'est-à-dire dans laquelle les lois et règlements s'appliquent dans les conditions prévues par le statut de la collectivité. Les conditions de l'autonomie doivent toutefois être définies par une loi organique spécifique portant statut de la collectivité. Le régime de l'article 74 permet toutes les combinaisons possibles, d'une quasi-assimilation 68 ( * ) à une grande autonomie 69 ( * ) , en fonction des collectivités et des matières concernées. Article 74 ne signifie donc pas nécessairement plus d'autonomie pour la collectivité .

Parallèlement, la Constitution autorise , depuis la révision constitutionnelle de 2003, des adaptations des lois et règlements dans les collectivités régies par l'article 73 « tenant aux caractéristiques et contraintes particulières de ces collectivités ». Plus largement, et c'est cette disposition qui réduit la différence entre article 73 et article 74, « pour tenir compte de leurs spécificités, les collectivités régies par [l'article 73] peuvent être habilitées [...] à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire, dans un nombre limité de matières pouvant relever du domaine de la loi ou du règlement ».

Le passage d'une collectivité de l'article 73 vers l'article 74 revêt toutefois un caractère symbolique fort , même s'il peut ne pas avoir de réelles conséquences pratiques. Les membres de la délégation ont pu constater que le passage de la Guyane sous le régime de l'article 74 ne faisait pas l'unanimité au sein de la population guyanaise 70 ( * ) .

Or, aucun changement d'une collectivité de l'article 73 à l'article 74 de la Constitution ne peut se faire sans l'assentiment de la population . L'article 72-4 de la Constitution dispose en effet que le consentement des électeurs devra être recueilli avant tout changement de régime constitutionnel. Cette consultation est décidée par le Président de la République sur proposition du Gouvernement ou sur proposition conjointe des deux assemblées.

Au demeurant, et sous réserve des résultats d'une potentielle consultation sur le sujet, il semble aux rapporteurs que l'article 73 peut suffire à répondre au besoin d'adaptation des normes nationales en Guyane.

C. POUR UNE LOI QUINQUENNALE DE PROGRAMMATION ET D'ADAPTATION DE L'ACTION PUBLIQUE EN GUYANE

Comme l'indiquait lors du déplacement le président de la collectivité territoriale de Guyane, Rodolphe Alexandre, la Guyane est un « territoire en développement, dans un pays qui pense à la post-industrialisation ». Une programmation des moyens et une adaptation des lois et règlements semble donc nécessaire pour permettre la prise en compte les spécificités du territoire.

1. La programmation des moyens

Assurer au territoire les moyens et infrastructures nécessaires à son développement nécessite un effort en termes de moyens . Les défis auxquels est confrontée la Guyane sont tels qu'il ne sera possible d'y faire face que par un effort budgétaire conséquent. Dans le contexte actuel des finances publiques, la délégation a conscience qu'une mobilisation de financements supplémentaires constitue un effort exceptionnel de la nation qu'elle demande au titre de la solidarité nationale : la déstabilisation actuelle de la société et de l'économie guyanaise le rend nécessaire.

À ce stade, la délégation ne peut proposer une évaluation chiffrée de la programmation des moyens. Cela exige de réaliser un inventaire aussi complet que possible des besoins, en concertation avec les élus locaux, les forces vives du territoire et avec les représentants des services de l'État en Guyane. D'ores et déjà, il est important de :

- chiffrer les besoins de la justice en Guyane ;

- évaluer le coût de l'installation à l'aéroport Felix Eboué de Cayenne des équipements permettant de lutter efficacement contre le trafic de stupéfiants (scanner à ondes millimétriques, notamment) ;

- évaluer les besoins de renforcement du nombre d'agents de la police aux frontières - 70 agents ne peuvent matériellement pas contrôler 540 kilomètres de frontière avec le Suriname ;

- estimer le coût de la construction d'un local de rétention administrative à Saint-Laurent-du-Maroni ;

- définir les besoins en matière d'aménagement et de désenclavement du territoire, comme une route reliant Maripasoula à Saint-Laurent-du-Maroni ;

- chiffrer les coûts de la construction de groupes scolaires et de collège à un rythme correspondant à l'explosion démographique du territoire.

Proposition n° 24 : Établir la programmation des moyens de fonctionnement et d'investissement nécessaires pour une mise à niveau de l'action de l'État et des collectivités territoriales en Guyane, en vue d'assurer au territoire les moyens et infrastructures nécessaires à son développement.

2. L'adaptation des règles de l'action publique, dans le cadre de l'article 73

Le constat selon lequel il est nécessaire d'adapter les règles en Guyane pour renforcer l'efficacité de certaines politiques est un constat partagé . Dès 1960, Charles de Gaulle s'adressait aux Guyanais rassemblés sur la place des Palmistes à Cayenne en ces termes : « il est conforme à la nature des choses qu'un pays, qui a son caractère aussi particulier que le vôtre et qui est en somme éloigné, ait une sorte d'autonomie proportionnée aux conditions dans lesquelles il doit vivre » 71 ( * ) . Le président de la République actuel indiquait quant à lui, en octobre 2017 lors des assises des outre-mer : « nous devons repenser les règles, adapter les règles pour la lutte contre l'orpaillage clandestin, la lutte contre l'immigration clandestine, la lutte contre les trafics de stupéfiants ; nous ne pouvons pas demander à nos fonctionnaires de police, à nos gendarmes, à nos militaires, de travailler avec des contraintes procédurales et des délais qui sont ceux de l'Hexagone. Ça n'est pas vrai parce que les réalités ne sont pas celles de l'Hexagone ».

L'application des règles nationales peut en effet aboutir à des réalités absurdes. C'est notamment le cas de :

- l'impossibilité de saisir les bijoux des orpailleurs réalisés à partir d'or natif extrait illégalement ;

- la difficulté de procéder à la fouille des pirogues soupçonnées de transporter du matériel d'orpaillage à destination d'exploitations illégales ;

- le délai de rétention administrative parfois trop court au vu de l'immensité du territoire et de la localisation des locaux de rétention administrative ;

- l'impossibilité de rembourser les frais de déplacements des élus locaux et des agents publics au sein d'une même commune, alors que les communes guyanaises peuvent couvrir un territoire équivalent à celui de plusieurs départements métropolitains ;

- l'absence de souplesse dans le recrutement des agents publics, notamment dans l'éducation nationale, qui doit s'inscrire dans des cadres d'emplois généralement définis pour l'Hexagone ;

- l'impossibilité d'accorder de nouveaux permis de recherche de mines hydrocarbures au large de la Guyane 72 ( * ) , alors que des gisements d'hydrocarbures sont exploités par certaines entreprises françaises au large du Suriname.

Les membres de la délégation sont convaincus que les règles inadaptées aux réalités guyanaises sont bien plus nombreuses que celles qu'ils ont pu entrevoir au cours de leur déplacement en Guyane. Il est donc nécessaire de réaliser un recensement de tous les blocages législatifs et réglementaires afin que les futures adaptations des normes soient, sinon exhaustives, à tout le moins les plus complètes possible.

Une fois ce travail de recensement effectué, un second travail devra débuter, afin d' identifier l'origine des blocages et de voir s'il est possible de leur apporter une solution par une adaptation des normes législatives et réglementaires, dans le cadre posé par la Constitution.

Une loi spécifique à la Guyane pourrait en découler, reprenant les propositions formulées par le présent rapport, mais également les adaptations qui se seront avérées nécessaires au vu du travail de recensement réalisé. L'article 73 de la Constitution permet en effet que les lois et règlements soient adaptés pour tenir compte des « caractéristiques et contraintes particulières » des collectivités ultramarines concernées.

Proposition n° 25 :  Procéder à un recensement exhaustif des blocages législatifs et réglementaires auxquels sont confrontés les acteurs publics et privés en Guyane, en vue d'adapter les lois et règlements aux spécificités du territoire dans le respect de la Constitution et des engagements européens de la France.

Il importe toutefois de préciser que, dans certains domaines régis par le droit communautaire , comme par exemple en matière de droit de l'environnement, la marge d'adaptation de la législation française est quasi nulle . La Guyane est en effet une région ultrapériphérique au regard du droit de l'Union européenne 73 ( * ) . La spécificité des régions ultrapériphériques est toutefois reconnue par le droit européen, qui prévoit l'adaptation du droit primaire (les traités) ou secondaire (les règlements ou directives communautaires, ou les politiques communes) en fonction des contraintes liées à leur éloignement, à l'insularité, à leur faible superficie, au relief et aux aléas climatiques, ainsi qu'à l'exiguïté des marchés locaux et à la faible diversification de l'économie. Il revient au Conseil de l'Union européenne, sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, d'arrêter des mesures spécifiques 74 ( * ) .

Proposition n° 26 : Demander une meilleure prise en considération des spécificités des régions ultrapériphériques dans le droit européen pour permettre les adaptations nécessaires aux contraintes locales.

3. Des transferts de compétences supplémentaires aux collectivités territoriales ?

La collectivité territoriale de Guyane demande des compétences supplémentaires, notamment en matière d'exploitation des ressources, énergétiques, de transport transfrontalier, ou encore de valorisation de l'histoire, des langues et de la culture guyanaise. Elle plaide pour une décentralisation de la décision afin d'en garantir l'adaptation au territoire .

L'article 73 de la Constitution permet d' habiliter les collectivités relevant de cet article à fixer elles-mêmes les règles applicables sur leur territoire , soit dans les matières où s'exercent leurs compétences, soit dans un nombre limité de matières relevant du domaine de la loi 75 ( * ) . La durée maximale d'habilitation a été allongée par la loi organique n° 2011-883 du 27 juillet 2007 relative aux collectivités régies par l'article 73 de la Constitution . Initialement de deux ans, elle peut désormais courir jusqu'à l'expiration du mandat de l'assemblée qui en a fait la demande.

À ce titre, le conseil régional de Guadeloupe a demandé le 27 mars 2006 à être habilité à fixer des règles spécifiques en matière de maîtrise de la demande d'énergie, de régulation thermique pour la construction de bâtiments et de développement des énergies renouvelable. L'habilitation a été adoptée par le législateur en 2009 76 ( * ) et une règlementation thermique propre à la Guadeloupe a été adoptée le 19 avril 2011 77 ( * ) .

L'exemple de la Guadeloupe démontre que les possibilités d'habilitations données par l'article 73 de la Constitution peuvent fonctionner. Il revient donc à l'assemblée de Guyane d'adopter une demande d'habilitation par une délibération motivée de l'assemblée prise à la majorité absolue de ses membres . La délibération doit exposer les spécificités locales justifiant la demande et préciser la finalité des mesures que l'assemblée envisage de prendre 78 ( * ) .

Autre possibilité, la loi peut attribuer de nouvelles compétences aux collectivités guyanaises si cela est justifié par des spécificités locales 79 ( * ) , sur l'exemple de la Corse ou de l'Alsace. Cette possibilité est toutefois moins large que la précédente, car elle repose nécessairement sur l'existence de particularités fortes, qu'il faut pouvoir justifier. Les compétences ainsi attribuées le sont cependant de manière permanente.

Quoi qu'il en soit, il revient à la collectivité territoriale de Guyane de préciser ses demandes , en prenant en considération le fait qu'un transfert de compétences supplémentaires ne permettra pas à la collectivité de s'affranchir du respect du droit de l'Union européenne . L'utilisation de ces prérogatives permettra toutefois à la collectivité territoriale de Guyane d'exercer progressivement de nouvelles compétences, avant d'envisager des transferts définitifs.

Proposition n° 27 : Préciser les domaines dans lesquels la collectivité territoriale de Guyane pourrait, le cas échéant, se voir transférer des compétences supplémentaires.

4. Donner un pouvoir d'adaptation des normes réglementaires au préfet

De manière plus générale, et une fois les principaux blocages législatifs levés par l'adoption d'une loi relative à la Guyane, un pouvoir d'adaptation complémentaire est nécessaire et justifié par l'éloignement du territoire et les problématiques spécifiques auxquelles est confrontée la Guyane . La commission des lois considère que le préfet de Guyane est le plus à même de faire le lien entre normes de la République et réalité locales . Ce pouvoir de dérogation des normes pourrait se fonder, en l'élargissant, sur l'expérimentation actuellement en cours permettant au représentant de l'État, dans certains territoires et dans des matières limitativement énumérées, de prendre des décisions dérogeant à la règlementation nationale 80 ( * ) .

Cette proposition s'inscrit dans la droite ligne du rapport de la délégation sénatoriale aux collectivités territoriale intitulé « Réduire le poids des normes en aval de leur production : interprétation facilitatrice et pouvoir de dérogation aux normes » 81 ( * ) et la résolution relative à la consolidation du pouvoir de dérogation aux normes attribué aux préfets, adoptée par le Sénat le 24 octobre 2019 82 ( * ) .

Proposition n° 28 : Attribuer au préfet de Guyane un pouvoir de dérogation aux normes réglementaires nationales.

*

II. LA PRISE EN COMPTE DE L'IDENTITÉ CULTURELLE : RÉPONDRE À LA QUESTION COUTUMIÈRE

A. UNE HÉTÉROGÉNÉITÉ SOCIO-CULTURELLE MARQUÉE, DONT LA RICHESSE DOIT ÊTRE RECONNUE EN ÉVITANT L'ÉCUEIL DU COMMUNAUTARISME

1. Une population riche et diverse

Si la Guyane est un territoire si spécifique, elle le doit d'abord à sa population. Cette dernière se caractérise en effet par une forte diversité et une constante mobilité des communautés frontalières .

La population guyanaise est composée de plusieurs groupes . La Guyane ayant en effet de tout temps constitué une terre d'immigration, aujourd'hui y coexistent Créoles, Bushinenges, Amérindiens, Hmongs mais également métropolitains et populations issues de l'immigration plus récente.

Les Hmongs, arrivés il y a 40 ans en Guyane, travaillent la terre et sont extrêmement respectueux des institutions françaises. Accueillant les représentants de la commission des lois à Javouhey dans leur communauté, ils se sont montrés très reconnaissants de ce que la France leur avait apporté. Seules deux attentes ont été exprimées : disposer de plus de terres pour pouvoir étendre leurs cultures agricoles, et que l'ensemble des Hmongs présents sur le sol guyanais puissent acquérir la nationalité française. La commission a bien conscience que les seuls Hmongs qui n'ont pas pu se voir attribuer la nationalité sont ceux qui n'ont pas une connaissance jugée suffisante de la langue française. Elle estime toutefois qu'ils ont largement démontré leur attachement à la France ainsi que leur contribution au développement de la Guyane, notamment par leur insertion, leur sens patriotique, et leurs activités économiques, et qu'il devrait être accédé à leur demande.

Cérémonie d'hommage aux Hmongs morts pour la France

Source : commission des lois du Sénat

Proposition n° 29 : Faciliter l'acquisition de la nationalité française par les Hmongs présents depuis quarante ans sur le territoire.

2. La prise en compte de chaque culture sans accepter le communautarisme

La diversité de la société guyanaise constitue à l'évidence une richesse, mais l'hétérogénéité socio-culturelle comporte des risques de tensions inter-ethniques . La reconnaissance et le respect de l'identité de chacun, dans ses spécificités, sont donc fondamentaux 83 ( * ) .

« Ici, on se tolère », « les gens se côtoient, mais ne se mélangent pas », « il ne faudrait pas grand-chose pour déclencher une crise », « les gens n'élisent pas une miss Guyane, mais une miss Hmong, une miss Brésil, une miss Haïti, etc. », « les tensions interethniques sont sous-jacentes à de nombreux sujets », « le risque, c'est évidemment celui de bouffées violentes », « le communautarisme est le seul sujet qui peut empêcher la Guyane de décoller ». Ces citations, entendues au fur et à mesure du déplacement en Guyane, proviennent de toutes les parties du territoire, de la part de tous types d'acteurs.

Chaque groupe de population en Guyane dispose en effet d'une identité marquée et d'une culture bien identifiée. La question qui se pose aujourd'hui en Guyane est celle de la manière de faire un construire le vivre ensemble avec cette diversité des cultures .

La situation est jugée particulièrement tendue dans l'Ouest guyanais .

Les rapporteurs en sont convaincus, permettre la conciliation des différentes identités doit être une priorité pour faire vivre l'unité guyanaise .

Des actions sont d'ores et déjà mises en oeuvre par les collectivités territoriales . La collectivité territoriale de Guyane tente ainsi de développer une identité et une culture guyanaise pour éviter la fragmentation de la société . À titre d'exemple, une maison des cultures et des mémoires sera inaugurée à la fin du premier trimestre 2020, tandis que la collectivité lutte pour faire reconnaitre le carnaval guyanais par l'Unesco. À Mana, le maire Albéric Benth a mis en avant la nécessité de composer avec les différentes cultures dans la conduite de l'action publique. Les collectivités ont par exemple accepté de fermer temporairement des groupes scolaires en vue de les « désenvoûter » à la suite de crises collectives de Baclou 84 ( * ) .

De manière générale, réfléchir à l'intégration de ces populations et à leur mieux-être implique de favoriser le dialogue entre tous par l'intermédiaire de médiateurs , de prendre en considération les langues et d'adapter l' éducation dispensée dans les écoles.

Dans le cadre des accords de Guyane, l'accord thématique « Communautés amérindiennes et bushinenges » prévoyait la mise en place d'un enseignement des langues autochtones et de l'histoire des communautés amérindiennes et bushinenges, ainsi que la création d'un module de droit des peuples autochtones à l'université de Guyane. L'université de Guyane a organisé un colloque intitulé « littérature, patrimoine culturel et mémoire d'Amazonie » le 14 novembre 2019. Ce type d'initiative doit être encouragé afin de développer et de diffuser la connaissance de ce qui constitue la Guyane.

En matière d'éducation, concilier apprentissage du français et reconnaissance des langues locales est bénéfique pour l'ensemble des publics. Favoriser l'apprentissage du français permet de développer une culture commune à l'ensemble de la population guyanaise . Sur le fleuve, et selon les informations recueillies par la délégation, les deux tiers de la population environ ne parlent pas français. Un besoin d'immersion linguistique se fait donc sentir dès la classe de maternelle car les enfants n'ont généralement pas l'occasion d'entendre parler français dans leur cercle familial. L'apprentissage ultérieur de la lecture en est rendu plus difficile, ce qui pénalise les enfants dans la suite de leur scolarité. Dans le même temps, il importe de ne pas nier les différentes cultures guyanaises . Pour ce faire, des écoles bilingues pourraient plus fréquemment être mises en place afin d'affirmer la reconnaissance de la richesse que constituent ces différentes cultures.

Un dispositif a d'ores et déjà été développé pour adapter l'enseignement aux spécificités et aux langues locales par la formation de médiateurs culturels et bilingues, aujourd'hui appelés intervenants en langue maternelle (ILM). Une quarantaine d'ILM supplémentaires ont été recrutés à la suite de la crise du printemps 2017. Un effort semble toutefois encore nécessaire, notamment en direction des communes de l'intérieur. Ce dispositif doit être largement étendu.

Proposition n° 30 :  Pour mieux concilier apprentissage du français et reconnaissance des langues locales à l'école :

1° Favoriser l'immersion linguistique en français dès la classe de maternelle ;

2° Recruter des intervenants en langue maternelle (ILM) pour les écoles situées à l'intérieur du territoire guyanais ;

3° Renforcer la mise en place d'écoles bilingues dès le primaire.

B. ADAPTER LES STRUCTURES DE REPRÉSENTATION DES POPULATIONS AMÉRINDIENNES ET BUSHINENGES

La volonté de mieux prendre en compte les intérêts des populations amérindiennes et bushinenges s'est très tôt traduite par une reconnaissance du rôle joué par les autorités coutumières et traditionnelles .

1. Consolider les autorités coutumières et traditionnelles

Dès la départementalisation, l'organisation traditionnelle et coutumière a subsisté aux côtés de l'administration et des collectivités mises en place par la République : chefs et grands chefs coutumiers du côté des Amérindiens, capitaines et Gran Man pour les Bushinenges. L'objectif initial était de permettre à l'administration à l'époque du territoire de l'Inini 85 ( * ) de disposer de représentants chargés de l'application de certaines mesures. Aujourd'hui, les autorités coutumières et traditionnelles sont chargées de représenter le village, qui ne doit pas être confondu avec la commune, et leur rôle peut s'articuler avec celui du maire. Les contours de leur mission sont toutefois largement indéfinis, ceux-ci pouvant d'ailleurs différer suivant les communautés.

Les fonctions des autorités traditionnelles et coutumières sont donc souvent tributaires des personnalités qui les assument et du contexte dans lequel elles s'exercent . Comme l'indique Bruno Apayou, vice-président du collège bushinenge du grand conseil coutumier, ils sont à la fois « juge, policier et autorité spirituelle » dans leur village 86 ( * ) . Les chefs coutumiers interviennent notamment dans les domaines relevant habituellement de la sphère étatique ou de la compétence des maires. Une certaine concurrence entre élus locaux et chefs coutumiers peut ainsi parfois être observée. Dans les territoires où la population coutumière est nombreuse, il pourrait donc être de bonne administration d'organiser son association , organisant ainsi la coexistence de deux légitimités .

La commune d'Awala-Yalimapo a par exemple mis en place une commission mixte rassemblant des élus, des personnes désignées par les autorités coutumières et des représentants des familles. Cette commission donne des avis sur les projets de la commune. Comme l'indiquait au cours du déplacement le maire d'Awala-Yalimapo, Jean-Paul Fereira, il s'agit par ce moyen « d'appréhender le territoire dans sa réalité ».

Proposition n° 31 :  Associer les autorités coutumières à la prise de décision publique dans les communes.

Nommées selon les usages reconnus par la coutume, les autorités coutumières et traditionnelles voient par la suite leur désignation reconnue par l'autorité administrative 87 ( * ) . L'attribution d'indemnités aux autorités traditionnelles et coutumières ne relève pas d'une obligation juridique . Les indemnités sont librement consenties, hier par le département de Guyane 88 ( * ) et aujourd'hui par la collectivité territoriale de Guyane. La base législative fondant la compétence de la collectivité territoriale de Guyane pour attribuer des indemnités se situe à l'article L. 7124-18 du code général des collectivités territoriales, qui dispose que « la délibération de l'assemblée de Guyane fixant le montant des indemnités versées aux autorités coutumières et traditionnelles et les modalités d'attribution est soumise à la consultation du grand conseil coutumier ». Les membres du grand conseil coutumier, lors de leur audition par la délégation de la commission des lois, ont indiqué craindre pour la pérennité des indemnités des autorités coutumière au vu des réflexions actuelles sur l'évolution statutaire de la Guyane. Ils souhaiteraient que le paiement de ces indemnités soit désormais assumé par l'État.

Par ailleurs, les chefs coutumiers rencontrés ont à plusieurs reprises indiqué que le lien avec la population était essentiel à leur mission. Selon Amaipoti, grand man de la communauté Wayana, « sans voiture ni pirogue, les chefs coutumiers ne peuvent exercer leurs fonctions ». Faciliter leurs déplacements au sein de communes souvent vastes pourrait passer par une réflexion sur le remboursement de leurs frais lorsqu'ils vont à la rencontre de la population .

Proposition n° 32 : Faciliter les déplacements des chefs coutumiers dans l'exercice de leur mission.

2. Permettre au grand conseil coutumier de répondre au mieux aux attentes de la population

Le souci de renforcer la place accordée en Guyane aux populations amérindiennes et bushinenges s'est traduit par la transformation dans la loi n° 2017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l'égalité réelle outre-mer et portant autres dispositions en matière sociale et économique , dite loi EROM , du conseil consultatif des populations amérindiennes et bushinenges (CCPAB) en un grand conseil coutumier 89 ( * ) .

Le grand conseil coutumier des populations amérindiennes et bushinenges (GCCPAB) a dorénavant pour objet d'assurer la représentation des populations amérindiennes et bushinenges et de défendre leurs intérêts juridiques, économiques, sociaux, culturels, éducatifs et environnementaux. Il constitue un organe consultatif dont les possibilités de saisines ont été élargies. Sa prise en charge financière et matérielle est assurée par l'État. Il est composé de représentants des autorités coutumières et traditionnelles. Il lui appartient désormais de constater la désignation des autorités coutumières et traditionnelles et de la notifier au représentant de l'État et au président de la collectivité territoriale de Guyane.

Ces modifications traduisent la consécration législative des autorités coutumières et traditionnelles des populations amérindiennes et bushinenges .

Au cours de ses rencontres avec les autorités coutumières, la délégation de la commission des lois a pu constater que l'institution du grand conseil coutumier doit encore être consolidée , en répondant à deux thématiques principales.

En premier lieu, les modalités de prise de décision interrogent. Préalablement à chaque réunion du grand conseil coutumier, les chefs coutumiers rassemblent généralement leurs observations pour les transmettre au grand conseil 90 ( * ) . Les autorités coutumières rencontrées souhaitent cependant qu'en retour le grand conseil coutumier puisse davantage rendre compte de ses décisions . Lors de son audition par la délégation de la commission des lois, le grand conseil coutumier a indiqué avoir un lien permanent avec les autorités coutumières 91 ( * ) qu'il voudrait pouvoir renforcer.

Les membres de la délégation considèrent que les modalités d'une association plus étroite de l'ensemble des chefs coutumiers aux décisions du grand conseil coutumier relèvent de la décision de ce dernier et qu'il est important d' assurer la participation et la bonne information de l'ensemble de la population sur les délibérations du grand conseil.

Comme l'ont indiqué les autorités coutumières de Maripasoula, le grand conseil coutumier rassemble en effet des groupes qui gagneraient à se connaître davantage. Cette instance de représentation s'inscrit pleinement dans les institutions de la République et c'est ainsi qu'elle utilisera tout son potentiel au service des populations qu'elle représente .

Afin de resserrer les liens entre leur institution et la population, les membres du grand conseil coutumier estiment qu'il est nécessaire de leur allouer davantage de moyens d'action . Ces moyens supplémentaires, qui concernent tant l'enveloppe financière attribuée que le personnel affecté au fonctionnement du grand conseil coutumier, leur permettraient d'assurer un meilleur fonctionnement de leur institution 92 ( * ) . Par ailleurs, à l'inverse des membres du conseil économique, social, environnemental, de la culture et de l'éducation de Guyane, les membres du grand conseil coutumier exercent leurs fonctions à titre gratuit et ne bénéficient ni d'autorisations d'absence, ni de crédits d'heure.

Les membres du grand conseil coutumier ont particulièrement insisté sur le fait qu'ils souhaiteraient se rendre plus fréquemment dans les villages afin de dialoguer avec la population 93 ( * ) . La délégation considère que le lien de représentation qui unit le grand conseil aux habitants de villages amérindiens et bushinenges ne pourrait que se distendre si cette demande n'était pas suffisamment prise en compte.

Proposition n° 33 :  Renforcer l'adéquation des moyens du grand conseil coutumier à ses missions.

En second lieu, le grand conseil coutumier, institution relativement récente, ne dispose aujourd'hui que d'un rôle consultatif . Ainsi, à Maripasoula, les chefs coutumiers ont indiqué que « le grand conseil coutumier ne prend pas de réelle décision. Mais il sert de relais aux attentes de la population auprès des institutionnels, et c'est très positif ». Christophe Pierre, vice-président du collège amérindien du grand conseil coutumier, a indiqué aux membres de la délégation qu'il s'agissait d'un « canal visant à articuler le fonctionnement d'une société traditionnelle et centenaire voire millénaire avec celui de la société actuelle ».

Certaines populations coutumières souhaitent obtenir un droit de véto sur les sujets qui les concernent. Sans aller nécessairement jusque-là, car ces décisions concernent généralement également d'autres populations, il pourrait être envisagé de renforcer le poids des avis du grand conseil coutumier . Le système en vigueur en Nouvelle-Calédonie constitue un exemple : dans un nombre limitativement énuméré de domaines, la délibération du Sénat coutumier est soumise à la délibération du Congrès qui, s'il n'adopte pas un texte identique à celui adopté par le Sénat coutumier, transmet son texte à ce dernier qui délibère à nouveau. Le dernier mot appartient au Congrès 94 ( * ) . Il pourrait également être envisagé d'obliger la collectivité territoriale de Guyane à une seconde délibération en cas d'avis défavorable du grand conseil coutumier.

Le grand conseil coutumier revendique également l'obtention de la personnalité morale. Accéder à cette demande ne se justifierait toutefois que par un changement de la nature du grand conseil coutumier pour en faire un opérateur ou une autorité administrative indépendante.

Proposition n° 34 :  Engager une réflexion en vue de renforcer le poids des avis du grand conseil coutumier.

3. Renforcer l'association des populations amérindiennes et bushinenges à la prise de décision dans les domaines impactant leurs modes de vie

Les populations amérindiennes et bushinenges sont présents dans 45 % du territoire de la Guyane . À ce titre, elles souhaitent prendre part aux décisions qui impactent parfois lourdement leurs modes de vie, qu'il s'agisse des atteintes portées à la forêt ou de l'installation de sociétés d'exploitations minières. Outre le rôle du grand conseil coutumier en la matière, plusieurs initiatives ont été prises pour organiser l'association de ces populations à la prise de décision .

Dans le domaine minier par exemple, des représentants des communautés amérindiennes et bushinenges siègent au sein de la commission des mines, afin de leur permettre de suivre l'impact environnemental des projets miniers et de garantir leur consultation sur les projets aurifères 95 ( * ) .

De la même manière, le conseil d'administration de l'établissement public du parc amazonien de Guyane comprend cinq représentants des communautés coutumières 96 ( * ) . Au-delà et de manière plus générale, 44 % du personnel du parc amazonien de Guyane est recruté localement, ce qui permet un brassage culturel et une meilleure prise en compte des spécificités des populations amérindiennes et bushinenges vivant dans le parc 97 ( * ) . Par ailleurs, le parc a recruté de jeunes médiateurs issus du territoire, ce qui présente l'intérêt à la fois de former des jeunes et d'accueillir des volontaires en service civique, mais aussi de renforcer l'association des populations aux décisions prises par le parc.

La commission considère que ces initiatives vont dans le bon sens et doivent être étendues à tous les établissements publics dont les décisions sont de nature à affecter le mode de vie des populations amérindiennes et bushinenges. Cela pourrait notamment être le cas des deux unités territoriales de l'office national des forêts de Guyane.

Proposition n° 35 :  Inclure des représentants des communautés amérindiennes et bushinenges dans les organes décisionnaires des établissements publics en charge de décisions ayant un impact sur leurs modes de vie.

C. PRENDRE EN CONSIDÉRATION CERTAINES DEMANDES PRIORITAIRES DES POPULATIONS COUTUMIÈRES ET TRADITIONNELLES

En dehors d'une meilleure reconnaissance de l'institution coutumière en Guyane et de son association à la prise de décision de la collectivité territoriale de Guyane, il importe également que les acteurs publics prennent en considération les spécificités de ces populations, quitte à parfois inventer des dispositifs juridiques innovants.

1. Adapter le droit au mode de vie traditionnel des populations amérindiennes et bushinenges
a) Renouveler les droits d'usage collectif en Guyane

Les populations amérindiennes et bushinenges ont un mode de vie qui n'est pas fondé sur la même logique individuelle que celle sur laquelle est bâtie une grande partie du droit français. Une manifestation de cette distinction se retrouve dans la gestion du foncier .

En Guyane, entre 90 et 95 % du foncier appartient à l'État. Or, l'une des revendications portées par la crise du printemps 2017 était le transfert de terres de l'État aux collectivités et aux populations autochtones . L'État s'est ainsi engagé à transmettre 250 000 hectares aux collectivités territoriales et 400 000 hectares aux populations autochtones. Trois ans après, la mise en oeuvre de ces deux engagements tarde à se concrétiser.

Plusieurs caractéristiques du foncier en Guyane s'opposent en effet à une réalisation aisée de ces transferts . En premier lieu, seuls 3 380 hectares de foncier de l'État sont urbanisables, car la Guyane se singularise par l'étendue de la forêt amazonienne sur son territoire. En deuxième lieu, et c'est là la principale objection à un transfert rapide, il n'existe pas de cadastre complet en Guyane. Répertorier les parcelles constitue donc un préalable à toute évolution foncière , qu'il s'agisse de gestion des terres ou de transfert de la propriété.

Proposition n° 36 :  Établir un cadastre couvrant l'ensemble du territoire guyanais.

Proposition n° 37 : Créer un établissement foncier en Guyane, en charge de procéder aux attributions foncières au profit des collectivités locales et des populations amérindiennes et bushinenges.

Par ailleurs, certaines terres habitées par les populations amérindiennes et bushinenges, appartenant à l'État, disposent aujourd'hui d'un statut spécifique . Ces populations se caractérisent en effet par un mode de vie mobile sur de vastes espaces. Elles pratiquent une agriculture itinérante, défrichant régulièrement de nouveaux abatis lorsque les anciens sont épuisés.

Un abatis récemment défriché pour laisser place
à de nouvelles cultures à Papaïchton

Source : commission des lois du Sénat

Dès la fin des années 1980, l'État a institué un régime foncier original pour que soient octroyés des droits d'usage collectifs et mises en place des procédures de concession ou de cession des terrains domaniaux au profit des « communautés tirant traditionnellement leurs moyens de subsistance de la forêt » 98 ( * ) . Ces dispositions ont été élevées au niveau législatif en 2005 et sont désormais codifiées aux articles L. 272-4 à L. 272-6 du code forestier. Il existe aujourd'hui 15 zones de droits d'usage collectifs (ZDUC), 9 concessions et 3 cessions collectives , qui couvrent environ 8 % du territoire guyanais (700 000 hectares).

Si les concessions peuvent aboutir à une cession, seul moyen d'obtenir un transfert de propriété, les ZDUC ne permettent pas d'envisager un transfert individuel ou même collectif de la propriété. Pour autant, c'est ce dispositif qui est privilégié par les populations amérindiennes et bushinenges . Leur création obéit en effet à une procédure relativement simple. Les ZDUC sont considérées comme « l'espace utile » de la communauté et sont définies par arrêté préfectoral, le préfet ne faisant que constater l'utilisation de la terre par une communauté. La gestion au sein des ZDUC repose sur une base coutumière, le chef du village distribuant la terre et donnant l'autorisation de construire.

Lors du déplacement, ont émergé à plusieurs reprises des interrogations sur la pérennité de la notion de ZDU ainsi que sur son adaptation au monde actuel. Comme l'exposaient déjà deux des membres de la délégation ainsi que le sénateur Robert Laufoaulu, « une interprétation trop restrictive de la notion de “ subsistance ” empêche toute exploitation économique des ressources , même limitée ou respectueuse de l'environnement » 99 ( * ) .

A minima , une nouvelle définition de la notion de subsistance est donc nécessaire . Comme l'indique le maire d'Awala-Yalimapo, Jean-Paul Fereira, « les activités des populations amérindiennes ont changé aujourd'hui. Il faut adapter le droit des ZDUC pour qu'il corresponde aux activités actuelles ».

Deux orientations pourraient être envisagées pour faire évoluer la gestion des terres collectives en Guyane . En 2016, la délégation sénatoriale aux outre-mer préconisait de « s'inspirer d'exemples sud-américains : au Brésil, sur les terres indigènes, dès lors qu'il s'agit d'une consommation propre, la communauté s'organise comme elle l'entend. À l'inverse, dès lors que le but est de vendre à l'extérieur, il faut impérativement que la communauté élabore, en concertation avec un organisme étatique, un plan de gestion qui prenne en compte notamment l'état de la ressource et les méthodes de prélèvement » 100 ( * ) .

Une autre possibilité serait de s'inspirer de l'exemple néo-calédonien , qui a su combiner la reconnaissance des droits fonciers kanaks et les impératifs de développement économique et de mise en valeur. Une structure juridique originale, le groupement de droit particulier local (GDPL), a vu le jour en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980. Cette structure, qui dispose de la personnalité morale, est propriétaire de la terre et peut conclure des contrats de droit commercial pour son exploitation, dès lors qu'il n'y a pas transfert de propriété. C'est un établissement foncier de l'État, l'agence de développement rural et d'aménagement foncier (ADRAF), qui procède à des attributions de terres au profit des GDPL.

Proposition n° 38 : Repenser la notion de zone de droits d'usage collectifs (ZDUC) pour favoriser le développement économique des populations amérindiennes et bushinenges habitant sur ces territoires.

b) Conjuguer pratiques coutumières et protection des espèces dans le parc amazonien de Guyane

Les règles régissant l'exploitation des ressources naturelles au sein du parc amazonien de Guyane sont strictes afin de permettre la protection des richesses de la faune et de la flore. Les autorités du parc sont toutefois conscientes que ce dernier est habité et ne souhaitent pas faire disparaître les différents usages des communautés amérindiennes et bushinenges. Plusieurs initiatives ont donc été lancées afin de concilier pratiques coutumières et traditionnelles et protection de la biodiversité et de l'environnement au sein du parc .

Source : commission des lois du Sénat

Deux exemples permettent d'appréhender les réflexions actuelles :

- un premier travail en cours consiste à mettre en place des dérogations pour permettre le prélèvement d'animaux et de végétaux protégés en vue d'usages locaux ;

- un programme visant à identifier les sujets sur lesquels les populations amérindiennes et bushinenges vivant au sein du parc sont volontaires pour bâtir des plans de gestion concertés des ressources a été lancé en 2019.

La commission salue ces initiatives, qui doivent être poursuivies et renforcées afin d'assurer la conciliation entre le mode de vie des populations amérindiennes et bushinenges et l'accomplissement par le parc amazonien de Guyane de ses missions de protection de l'environnement et de la biodiversité.

c) Concilier droit coutumier et droit écrit

Il est aujourd'hui difficile de prendre la mesure du droit coutumier en Guyane et de définir clairement ce qu'il recouvre dès lors qu'il est principalement oral et transmis de chef coutumier à chef coutumier.

Il serait utile de concrétiser un travail de recensement du droit coutumier et des traditions coutumières des populations amérindiennes et bushinenges en Guyane , en vue d' adapter les pratiques aux traditions coutumières . Par exemple, en matière de violences sexuelles, il est d'usage en droit français d'éloigner la victime du domicile familial pour la mettre en sécurité. Dans la tradition amérindienne toutefois, celui qui s'en va est celui qui a tort. De nouvelles solutions doivent donc être trouvées pour ne pas mettre la victime dans une situation d'autant plus difficile que non conforme aux modes de pensée traditionnels.

Proposition n° 39 : Engager un dialogue avec les autorités traditionnelles et coutumières en Guyane pour recenser les règles de droit coutumier.

2. La question frontalière

Les populations amérindiennes et bushinenges se distinguent également par leur appréhension des limites frontalières . Il s'agit en effet de communautés qui se sont originellement installées sans considération des frontières, parfois avant même que les frontières actuelles ne soient déterminées. Elles sont donc souvent réparties de part et d'autre des fleuves Oyapock et Maroni et ont entre elles des échanges permanents.

À cette situation de fait est toutefois venue se superposer l'existence de frontières, et donc de nationalités et de systèmes administratifs distincts de chaque côté des fleuves. Deux systèmes de pensées se heurtent ici : l'un traditionnel, où le fleuve n'est pas vécu comme une frontière mais comme un point de passage, à tel point que certains ont pu parler du fleuve comme de la « place du village », et l'autre reconnaissant l'existence et la matérialité d'une frontière entre deux États distincts. Les contraintes administratives peuvent rapidement apparaître incompréhensibles aux habitants du fleuve, qui depuis des siècles naviguent d'un côté à l'autre. Les modes de vie n'ont d'ailleurs pas changé. Mais sans visa, sans passage de la frontière par un point de passage officiel, les habitants du fleuve sont en permanence en marge de la légalité.

La reconnaissance d'un statut de « frontalier » constitue une solution à cette problématique . Il permet aux personnes habitant de part et d'autre du fleuve de se déplacer d'un côté à l'autre sans avoir à demander de visa. Celles-ci bénéficient, dans une zone restreinte à quelques kilomètres de part et d'autre de la frontière, d'une sorte de visa permanent. Ce système de « carte frontalière » existe sur l'Oyapock entre la France et le Brésil . Il semble désormais nécessaire de négocier avec le Suriname pour la mise en place d'un système équivalent sur le Maroni .

À défaut, les magistrats rencontrés en Guyane ont évoqué la possibilité d'aménager le droit français afin de reconnaître unilatéralement un statut de frontalier, et d'éviter la multiplication des procédures alors que les frontaliers viennent non pas s'installer en France, mais simplement faire les démarches de leur vie quotidienne avant de retourner au Suriname. La diplomatie étant toutefois régie par le principe de réciprocité, la préférence de la commission va à la première solution.

Proposition n° 40 :  Faire bénéficier les habitants du fleuve Maroni d'une « carte d'identité frontalière » favorisant leur passage entre la Guyane et le Suriname.

Plus largement, les populations du fleuve côté français fondent leur développement sur leurs échanges avec le reste de leur communauté, côté surinamais ou brésilien . L'exemple d'Awala-Yalimapo est à ce titre parlant. La commune, composée à 70 % de membres de la communauté kali'na, a de nombreux projets visant à faire reconnaître la culture amérindienne. Elle a notamment souhaité être labellisée village d'art et d'histoire, ce qui fut fait en 2013, et a cherché à intégrer à ce projet le village surinamais situé sur la rive opposée, Galibi. Malgré la validation du projet par le conseil du fleuve, instance de coordination entre la France et le Suriname, de nombreuses difficultés se sont élevées dans sa déclinaison : visas, financements, infrastructures de transport...

Les obstacles s'expliquent par le fait que le village de Galibi n'a quasiment aucune autonomie administrative car le Suriname est très centralisé. Les évolutions envisagées nécessitent donc l'approbation de l'État surinamais. Or, la commune française n'a ni les compétences, ni le dimensionnement nécessaire pour négocier avec un État. Il est toutefois inenvisageable pour cette commune de conduire des projets sans inclure les membres surinamais de leur communauté. Comme le souligne le maire de la commune, Jean-Paul Fereira, « Nous ne pouvons pas renoncer. Il s'agit de notre bassin de vie depuis des millénaires, à la base de notre développement. Il faut donc imaginer de nouvelles possibilités pour permettre aux entités de cohabiter et d'exister ». A par exemple été évoquée la possibilité de mettre en place entre la France et le Suriname une structure sur le modèle des groupements européens de coopération territoriale, qui peuvent exister entre les collectivités territoriales de deux États de l'Union européenne.

Tout ceci dépend toutefois des avancées de la collaboration entre la France et le Suriname, seules à même de permettre une coopération décentralisée souple et aisée.

Proposition n° 41 :  Engager une discussion avec le Suriname pour mettre en place des outils de coopération décentralisée entre les deux États.

*

III. DÉVELOPPER LES SERVICES PUBLICS SUR LE TERRITOIRE

A. UN DÉFI POUR LES PERSONNES PUBLIQUES : UNE POPULATION JEUNE ET EN FORTE CROISSANCE

1. Une croissance importante de la population guyanaise

La Guyane est le deuxième département français en termes de croissance démographique , seulement dépassé par Mayotte. Depuis le début des années 1970, la population guyanaise croît en effet à un rythme très soutenu, qui a conduit à sa multiplication par presque cinq en 40 ans. L'accroissement démographique est essentiellement porté par la natalité 101 ( * ) , tandis que le solde migratoire est également légèrement positif 102 ( * ) . La croissance démographique est particulièrement forte dans l'Ouest du territoire et sur le Maroni. À Saint-Laurent-du-Maroni, la population est ainsi passée en 40 ans de 5 000 habitants (et 250 accouchements par an) à 70 000 habitants (et plus de 3 000 accouchements par an). À Mana, 30,3 % des familles avaient plus de quatre enfants âgés de moins de 25 ans en 2016.

Ces chiffres, qui sont ceux de l'INSEE, sont toutefois contestés car ils reposent sur des estimations pour la population vivant à l'intérieur des terres et ne prennent pas en compte la population en situation irrégulière. La population guyanaise effective est donc largement supérieure à celle ici présentée.

Les acteurs locaux rencontrés en Guyane lient l'explosion démographique, notamment dans l'Ouest, à l'accès aux prestations sociales . Le maire de Mana Albéric Benth a ainsi affirmé qu'il n'était pas dans la tradition bushinenge d'avoir autant d'enfants, et qu'il s'agissait d'un phénomène récent du fait des incitations de la caisse d'allocations familiales (CAF). En cumulant aides sociales et prestations familiales, des familles d'une dizaine d'enfants peuvent en effet prétendre à plusieurs milliers d'euros par mois. Ainsi, en Guyane, sept familles sur dix et deux tiers des personnes isolées sont prises en charge par la CAF 103 ( * ) .

Cet état de fait a des effets pervers indéniables, dont le premier est une désincitation à travailler : les emplois disponibles en Guyane rapportent dans leur grande majorité bien moins que ce à quoi peuvent prétendre de jeunes femmes décidant d'avoir de nombreux enfants. Les grossesses précoces sont donc nombreuses en Guyane. Selon le maire de Mana, il y a en moyenne dix grossesses par an dans un collège. Selon le centre hospitalier de l'Ouest guyanais, le taux de grossesse des personnes de moins de 15 ans est 40 fois plus élevé que le taux métropolitain . Les jeunes femmes interrogées indiquent sans s'en cacher que plus tard, elles souhaitent être « cafeuses », c'est-à-dire avoir de nombreux enfants pour percevoir des allocations familiales. Cet état d'esprit constitue un lourd handicap pour le développement guyanais.

2. Encourager les acteurs publics à mettre en place des dispositifs permettant une bonne insertion professionnelle des Guyanais

La population guyanaise est une population jeune 104 ( * ) qui vit à 40 % sous le seuil de pauvreté. L'action publique, dans un contexte économique aujourd'hui favorable à la création d'entreprises, est donc fondamentale pour assurer un avenir à l'ensemble de ces jeunes et les empêcher de se projeter dans les deux « carrières » qui offrent le plus de facilités : « mules » et « cafeuses ».

Des initiatives existent et fonctionnent cependant pour proposer d'autres horizons aux jeunes Guyanais sans ressources ni formation .

Il faut en particulier saluer l'action remarquable réalisée par le régiment du service militaire adapté (RSMA) de la Guyane. Il propose 21 formations d'une durée de 6 à 12 mois aux jeunes du territoire entre 18 et 25 ans, et est articulé autour d'une formation militaire initiale, d'une remise à niveau dans les savoirs de base, d'une éducation citoyenne, d'une formation de sauveteur secouriste au travail, et d'une formation professionnelle qualifiante et/ou certifiante.

Visant à développer l'employabilité du jeune, ce dispositif est aujourd'hui bien ancré dans le territoire . Le RSMA de Guyane accueille en permanence environ 700 volontaires. Alors que la proportion de jeunes en situation d'illettrisme s'est renforcée au cours des dernières années et constitue l'une des problématiques du territoire, le RSMA parvient à insérer 76 % des volontaires stagiaires, le taux d'insertion dans l'emploi durable étant de 60 % . Il permet donc de redonner des perspectives à un grand nombre de jeunes initialement éloignés de la formation et du marché du travail.

De même, la commune de Maripasoula a mis en place depuis quelques années une clause d'insertion dans ses marchés publics. Cette mesure contribue à favoriser la formation d'une main d'oeuvre locale, conduisant parfois des jeunes à être embauchés définitivement dans l'entreprise qui a accepté de les prendre en formation.

La collectivité territoriale de Guyane a depuis deux ans installé un agent de développement à Maripasoula, qui accompagne le développement des entreprises. Les opportunités sont en effet nombreuses sur la commune où l'agriculture est en train de se structurer et où de nombreux services, comme un coiffeur ou un salon de beauté, n'existent pas encore malgré la demande. Le lancement récent d'une salle de sport dans la commune a démontré que ce type d'initiative pouvait réussir. Comme l'indiquait les conseillers municipaux de Maripasoula, « nous avons besoin de proposer autre chose que la drogue et les prestations sociales en aidant nos jeunes à créer de l'activité ».

Le potentiel économique de la Guyane est énorme . À titre d'exemple, le tourisme vert et l'éco-tourisme sont aujourd'hui en plein développement. La commission considère donc nécessaire que l'ensemble des personnes publiques se rassemblent pour soutenir les initiatives permettant de développer l'économie guyanaise, notamment dans les communes de l'intérieur.

3. Développer les infrastructures de transport pour désenclaver le territoire

La Guyane est un territoire enclavé et fracturé . Enclavé au niveau international , car seules sept destinations sont desservies depuis l'aéroport de Cayenne 105 ( * ) . Enclavé et fracturé au niveau du territoire guyanais également. Couvrant 84 000 km 2 , la Guyane ne comprend que 500 kilomètres de route nationale. Huit communes guyanaises ne sont accessibles qu'en pirogue ou en avion. Les transports aériens sont quant à eux limités : les cinq liaisons intérieures à la Guyane sont soumises à obligations de service public et connaissent un système d'aides au passager, principalement financé par la collectivité territoriale de Guyane (9 millions d'euros par an) aidée par l'État (1,4 million d'euros par an).

L'arrivée en octobre 2019 d'une nouvelle compagnie aérienne en Guyane devrait permettre d'améliorer la situation. Il est ainsi prévu d'ouvrir une desserte aérienne de Camopi dans le courant de l'année 2020.

Le transport aérien ne peut toutefois suffire, car il ne permet pas le transport de matériel en volume suffisant. Les membres de la délégation sont convaincus de la nécessité de construire de nouvelles routes pour permettre le développement des communes, notamment de celles de l'intérieur. Un des projets prioritaires serait de construire une route longeant le Maroni afin de désenclaver les communes situées le long du fleuve.

Conscient de la difficulté pour la collectivité territoriale de Guyane de se lancer seule dans la construction de routes sur son territoire, l'État a annoncé vouloir jouer un rôle d'impulsion . Il envisage ainsi de construire des tronçons de routes avant de les céder à la collectivité.

Une action unilatérale de l'État ne permettra toutefois pas de répondre aux enjeux de désenclavement . Une action conjointe de toutes les personnes publiques est nécessaire sur l'ensemble du territoire. Aujourd'hui par exemple, la commune de Maripasoula ne dispose officiellement pas de route. Les voitures sont toutefois nombreuses, et les pistes ont été réalisées. Or, il n'y a pas de station essence sur place et les habitants se fournissent donc par pirogue au Suriname. Remédier à cette situation par la construction de véritables routes et l'installation d'une station-service constitue une priorité.

En outre, le matériel d'orpaillage saisi , comme les concasseurs par exemple, pourrait être réutilisé pour préparer les matériaux nécessaires à la construction de ces routes. Il s'agirait d'un bel exemple de recyclage pour le service public !

Proposition n° 42 :  Construire de nouvelles routes sur le territoire guyanais, prioritairement sur l'axe Saint-Laurent-du-Maroni - Maripasoula.

Outre les infrastructures, penser la mobilité des habitants guyanais nécessite de s'interroger sur les solutions de transports proposées . Il existe peu de transport en commun à l'intérieur des communes ou de leurs groupements. La principale solution de mobilité est constituée par les taxis marrons , véhicules offrant leurs services de manière informelle en tant que taxis collectifs au sein d'une commune ou entre les communes. La ville de Saint-Laurent-du-Maroni a engagé des discussions avec les chauffeurs de ces taxis en vue de légaliser leur activité. Ceux-ci sont volontaires, mais il n'existe pas de formation disponible sur place.

Les chambres des métiers et de l'artisanat étant compétentes depuis 2017 pour organiser les examens de taxi-VTC, une discussion pourrait être engagée avec celle de Guyane pour organiser cet examen, le cas échéant après qu'il ait été adapté au vu des spécificités locales.

Proposition n° 43 :  Légaliser et réguler l'activité des taxis marrons guyanais.

D'autres solutions de transport en commun pourraient être mises en place par les établissements publics de coopération intercommunale . Une réflexion préalable est toutefois nécessaire pour que l'offre proposée corresponde aux attentes des citoyens : Saint-Laurent-du-Maroni avait en effet mis en place un transport urbain entre 2008 et 2011, mais le service a dû s'arrêter car il était déficitaire faute de correspondre aux habitudes des usagers. La communauté de communes de l'Ouest guyanais réfléchit désormais à la mise en place d'un bus électrique de 9 places pouvant être arrêté à la demande.

B. DONNER AUX COLLECTIVITÉS TERRITORIALES LES MOYENS D'ASSURER LEURS MISSIONS

1. Modifier les normes afin de garantir une offre de services publics adaptée aux spécificités du territoire

À de nombreuses reprises, les membres de la délégation ont pu constater l'existence en Guyane de normes qui freinent l'action des collectivités territoriales . Sans pouvoir être, là encore, exhaustifs, il leur a semblé qu'une attention toute particulière devrait être portée à certaines problématiques majeures.

En matière d'habitat informel tout d'abord . Le besoin de logements en Guyane est estimé entre 4 400 et 5 200 nouveaux logements par an 106 ( * ) , alors que le rythme de construction actuel est de 800 logements par an. Les personnes sont donc amenées à trouver d'autres solutions pour se loger et se rabattent sur l'habitat informel. À Saint-Laurent-du-Maroni par exemple, 60 % de l'habitat est informel.

Le problème posé est double. Dans un premier temps , les personnes construisent des maisons dans des zones sans réseau ni voirie, et sont donc amenées à pirater les réseaux d'eau ou d'électricité. Puis, une fois installés, le délai de prescription acquisitive de trente ans 107 ( * ) commence à courir à leur profit. Une fois cette prescription acquise et la pleine propriété sur ce terrain reconnue, l'habitant vient généralement réclamer à la collectivité locale la construction d'infrastructures routières ou de réseaux, sans que celle-ci n'ait pu définir la zone concernée par la construction.

Plusieurs solutions peuvent être avancées pour répondre à cette difficulté. La première est celle du logement social , dont la construction doit être accélérée en Guyane. Le plan pour le logement outre-mer 2019-2022 prévoit d'au moins doubler le rythme de construction de logements sur le territoire guyanais. Pour ce faire, des assouplissements législatifs pourraient être nécessaires. Un premier pas a été réalisé dans la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 dite Engagement et proximité 108 ( * ) . Il convient, par ailleurs, de veiller à l'adaptation des logements ainsi construits aux habitudes des populations . Les logements sociaux sont aujourd'hui construits selon un modèle hexagonal, c'est-à-dire plutôt à la verticale. Or, les modes de vie des populations guyanaises, surtout dans l'Ouest, nécessitent l'accès à un morceau de terrain que la famille pourra cultiver. De la même manière, la construction massive de T2 ne permettra pas de répondre aux besoins des familles ayant de nombreux enfants.

Proposition n° 44 : Faciliter la construction de logements sociaux adaptés aux réalités locales.

La seconde évolution consiste à donner aux collectivités territoriales des solutions permettant de fournir certains services publics essentiels aux personnes occupant des habitats informels , de manière simplifiée et donc efficace. La commune de Saint-Laurent-du-Maroni a ainsi commencé à installer trente bornes fontaines pour pallier le manque de réseau d'eau potable dans certaines zones et éviter les raccordements sauvages. Les habitants viennent chercher de l'eau munis d'une carte personnelle. Il serait également utile d'autoriser les aménagements a minima sur les squats, en termes de voirie, d'eau et d'éclairage. Il pourrait en ce sens être envisagé d'installer des compteurs d'électricité simplifiés, affectés à la personne et non à la maison.

Proposition n° 45 : Réaliser des aménagements spécifiques des réseaux sur les habitats informels pour répondre à l'explosion démographique.

En matière de traitement des déchets ensuite , question prégnante sur l'ensemble du territoire guyanais. Lors du déplacement de la délégation, début novembre 2019, une décharge brûlait depuis le 10 septembre à Maripasoula, sans que le feu puisse être totalement éteint. Des écoles ont dû fermer durant 15 jours du fait des fumées émanant de l'incendie. Cette problématique n'est pas nouvelle : en 2012, l'ensemble des décharges du Maroni a dû fermer car aucune n'était aux normes. Il existe également de nombreuses décharges sauvages, notamment sur la piste reliant Maripasoula et Papaïchton, et un grand nombre de voitures hors d'usage au bord des routes.

Les élus locaux rencontrés ont indiqué que les difficultés rencontrées provenaient d'abord de l' efficacité de la collecte : les camions poubelles, dans l'Ouest guyanais, font environ 100 kilomètres de collecte par jour. Les dépôts informels sont nombreux, sans que les élus locaux ne parviennent à y mettre fin.

Le financement du traitement des déchets est une autre source de difficultés : au vu de l'immensité du territoire, le ramassage des déchets est très coûteux : sur le fleuve, il revient à 7 millions par an. Or, dans la communauté de communes de l'Ouest guyanais, la taxe d'enlèvement des ordures ménagères (TEOM) ne couvre que 30 % du coût du service. Ceci s'explique par le faible coût des loyers sur ce territoire, ainsi que par l'absence de cadastre permettant de recenser les habitations et donc d'imposer les habitants.

Il n'existe par ailleurs qu' un seul centre de véhicules hors d'usage (casse automobile) en Guyane . Situé à Kourou, il n'est pas en mesure de répondre à l'ensemble de la demande du territoire malgré la parution d'un décret en 2017 visant à la mise en oeuvre d'un plan d'actions pour résorber et prévenir la reconstitution d'un nombre trop élevé de véhicules hors d'usage (VHU), notamment dans les collectivités d'outre-mer 109 ( * ) .

En matière d'éducation enfin . L'explosion démographique exige la construction de nombreux groupes scolaires dans les prochaines années, principalement dans l'Ouest guyanais. Tant les communes, pour le primaire, que la collectivité territoriale de Guyane, pour les collèges et les lycées, sont concernées. À Mana, trois groupes scolaires devront être construits dans les 10 prochaines années. À Saint-Laurent-du-Maroni, un groupe scolaire doit être construit tous les huit mois .

Le rythme de construction réclame l'utilisation de solutions innovantes. La commune de Saint-Laurent-du-Maroni a ainsi recours à des constructions modulaires pour répondre aux besoins immédiats. La construction d'un groupe scolaire avec des bâtiments classiques revient en effet à 6 millions d'euros, tandis que le recours à des bâtiments modulaires revient à moins de la moitié de ce montant. La commune a toutefois indiqué aux membres de la délégation avoir des difficultés à obtenir des subventions pour ce type de dépenses 110 ( * ) . Ces difficultés ainsi que celles liées à la maintenance des équipements handicapent fortement la commune, submergée par des besoins exponentiels.

Proposition n° 46 : Faire évoluer les conditions d'octroi des subventions publiques pour faciliter la construction de groupes scolaires.

À l'inverse, dans certaines communes isolées, le nombre d'élèves est faible. À Saül par exemple, l'école élémentaire accueille 9 élèves, rassemblés dans une classe unique. Selon les informations recueillies lors du déplacement, l'institutrice de cette école était assistée d'une personne, et se chargeait de la préparation au baccalauréat des élèves. Ces derniers réussissaient ainsi à obtenir l'examen avec mention. L'assistante n'a toutefois pas été reconduite car son statut ne correspondait à aucun des cadres d'emplois prévus par l'éducation nationale, et l'institutrice a dû cesser ses activités de préparation au baccalauréat. Un tel gâchis constitue une puissante incitation à adapter les normes nationales aux besoins de la Guyane.

Cette situation très spécifique met en lumière la problématique du recrutement local . Il apparaît indispensable de faciliter des recrutements locaux pour des fonctions réinventées par rapport à l'Hexagone 111 ( * ) . Des postes, comme par exemple celui de cette assistante, sont à imaginer pour répondre au mieux aux besoins locaux. La souplesse apportée par la loi n° 2019-828 du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique devrait permettre de répondre à certaines de ces questions, à condition que les administrations ne paralysent pas les dossiers.

Proposition n° 47 :  Faciliter le recrutement local sur des emplois répondant exactement aux spécificités et besoins locaux.

2. Encourager l'effervescence de projets : l'aide en ingénierie aux collectivités territoriales

De nombreux projets initiés par les collectivités guyanaises, et plus particulièrement les communes et leurs groupements, n'aboutissent pas faute d'un suivi suffisant dans le temps. Cela se traduit notamment par une sous-exécution récurrente des crédits de la mission « outre-mer » à destination de la Guyane.

Or, il n'existe aujourd'hui pas , en dehors de l'aide apportée par l'agence française de développement, de réel dispositif de soutien à l'ingénierie des collectivités territoriales en Guyane . La collectivité territoriale de Guyane ne dispose pas de service d'aide à la maîtrise d'ouvrage à destination des communes, tandis que les établissements publics de coopération intercommunale à fiscalité propre n'ont pas la capacité technique ni les moyens humains et financiers d'exercer ce rôle.

Sans aller à l'encontre de la libre administration des collectivités territoriales, les rapporteurs sont donc favorables à l'accroissement du soutien à l'ingénierie à destination des collectivités . La préfecture leur a présenté son projet « OSE » visant à réorganiser entièrement les services de l'État sur le territoire. Ce projet a permis la mise en place, au 1 er janvier 2020, d'une plateforme de soutien aux collectivités territoriales .

En dehors de ce nouvel outil, en lequel la commission fonde de réels espoirs, d'autres dispositifs pourraient être imaginés. À l'exemple de la Nouvelle-Calédonie, les communes et groupements de communes guyanais pourraient mettre en place un système de tutorat entre collectivités , permettant de repérer les compétences existant dans chacune des collectivités , en vue de les mettre ponctuellement à disposition d'autres collectivités en fonction des besoins.

Proposition n° 48 :  Renforcer l'appui en ingénierie des collectivités territoriales afin de favoriser les projets.

C. ADAPTER L'ORGANISATION TERRITORIALE DE LA GUYANE POUR RENFORCER LA PROXIMITÉ

1. Assurer la proximité au sein des communes

Alors que la commune constitue la cellule de base de la démocratie, assurer la proximité au sein des communes guyanaises peut s'avérer difficile du fait de l'immensité du territoire . Certaines communes sont à l'échelle d'un voire de plusieurs départements métropolitains 112 ( * ) . Les moyens des communes guyanaises doivent donc être adaptés pour pouvoir mieux répondre aux attentes de leurs citoyens.

Communes guyanaises les plus étendues

Commune

Superficie (km 2 )

Maripasoula

18 761

Régina

11 470

Camopi

10 454

Mana

6 634

Saint-Élie

5 680

Saint-Laurent-du-Maroni

4 830

Saül

4 475

Roura

3 902

Source : commission des lois, à partir des informations
recueillies sur le site Internet de la collectivité territoriale de Guyane

S'il est possible d'ériger une portion de commune en commune distincte 113 ( * ) , il n'existe aujourd'hui aucun outil dans le droit français pour créer ex nihilo des communes déléguées ou des sections de communes . Celles-ci ne sont que la survivance d'anciennes communes s'étant regroupées pour créer une nouvelle commune. Or, il serait utile, dans les communes couvrant une vaste superficie, de bénéficier de représentants territoriaux, comme un maire délégué ou un conseil de la commune déléguée 114 ( * ) . Ces outils fonctionnent et ont prouvé leur utilité.

Plus généralement, il pourrait être envisagé de réfléchir à la création de nouvelles communes par scission des communes très étendues . Lors de la signature des accords de Guyane, la création d'une commune du Haut-Maroni avait à ce titre été évoquée.

Proposition n° 49 : Permettre la création de communes déléguées sur le modèle de celles existant dans les communes nouvelles dans les communes couvrant un vaste territoire.

Afin de couvrir l'ensemble de leurs territoires, les élus locaux et les agents publics sont amenés à réaliser de très longs déplacements . Ces déplacements se faisant à l'intérieur d'une même commune, ils ne peuvent généralement pas prétendre à une compensation financière . Hervé Freichel, inspecteur de l'éducation nationale dans la circonscription du Maroni, a fait part à la délégation de l'exemple d'enseignants de Pidima, village de la commune de Maripasoula, dont le déplacement requiert trois heures en période de basses eaux pour descendre le fleuve jusqu'à Maripasoula, et trois heures trente au retour. Le format des animations pédagogiques, auxquelles tout enseignant est obligé d'assister, leur impose en conséquence un déplacement qui ne peut s'effectuer que sur deux jours. Celui-ci ne peut être pris en charge financièrement, car il est entièrement réalisé dans une même commune. Les rapporteurs considèrent que l'interdiction de rembourser les frais de déplacement au sein d'une même commune est élaborée pour un modèle de commune hexagonale , couvrant une faible superficie. Elle devrait pouvoir être assouplie en fonction de la superficie de la commune et de la distance couverte par le déplacement.

Proposition n° 50 :  Permettre le remboursement des frais de déplacement des élus locaux et des agents publics au sein d'une même commune couvrant un vaste territoire.

2. Engager la collectivité territoriale de Guyane et tous les acteurs publics à rééquilibrer leurs actions sur l'ensemble du territoire

Lors de leur déplacement en Guyane, les membres de la délégation ont pu relever que Cayenne se sent oubliée de Paris, Saint-Laurent-du-Maroni de Cayenne, et Maripasoula du monde entier... Un sentiment de déshérence prédomine dans l'Ouest guyanais . Longtemps moins dynamique que l'Est sur le plan économique, l'Ouest est désormais en pleine explosion démographique et nécessite un effort important et global de tous les acteurs.

La collectivité territoriale de Guyane l'a bien compris, et son action est actuellement en cours de rééquilibrage , afin d'être aussi bien à destination des habitants de l'Est et du littoral que de ceux de l'Ouest. Cet effort doit être poursuivi. Trois chantiers sont prioritaires.

Le premier est celui de l'éducation . Aujourd'hui, les habitants de Maripasoula peuvent effectuer leur scolarité sur place jusqu'à la troisième seulement. La formation au lycée se fait nécessairement à Saint-Laurent-du-Maroni ou à Cayenne. Pour ce faire, les jeunes partent en famille d'accueil dans un milieu qu'ils ne connaissent pas. Des parents d'élèves ont ainsi indiqué que beaucoup décrochaient et devenaient des cibles faciles pour les trafiquants. Une solution devrait être apportée à cette problématique, puisque la construction d'un lycée à Maripasoula est prévue et devrait s'achever pour la rentrée de l'année 2022-2023. La problématique est toutefois la même au niveau du collège, puisqu'il n'existe qu'un seul collège sur l'ensemble du territoire gigantesque de la commune de Maripasoula, situé sur le village de Maripasoula. Les chefs coutumiers Wayana ont indiqué qu'à partir de 12 ans, leurs enfants étaient placés en famille d'accueil ou en internat pour pouvoir poursuivre leur scolarité. Ils ont exprimé la volonté qu'un collège soit construit dans le Haut-Maroni.

La commission considère que les écoles doivent, dans la mesure du possible, être situées au plus près des populations afin d'éviter le déracinement de jeunes. La demande des autorités coutumières Wayana semble donc de bon sens au vu de l'étendue de la commune de Maripasoula.

Proposition n° 51 :  Construire un collège dans le Haut-Maroni.

Le deuxième chantier prioritaire est celui de la desserte du territoire, notamment et principalement la desserte routière .

Le troisième est celui de la prévention en matière de santé . Il est aujourd'hui impossible d'offrir une offre de santé comparable à celle de l'Hexagone en Guyane du fait de l'insuffisance des équipements et du peu d'implantations existantes. La prévention en est d'autant plus importante. Toutefois, il n'existe pas de planning familial dans l'Ouest - alors même que la démographie est galopante - et l'assistance en matière d'aide sociale à l'enfance est largement insuffisante.

3. Favoriser l'accès au droit et aux institutions

Face à l'immensité du territoire, les collectivités territoriales ne sont pas les seules à se trouver en difficulté. C'est également le cas de l'État qui peine à assurer l'accès de l'ensemble des citoyens guyanais au droit et aux droits, ainsi qu'aux services publics qu'il gère.

Afin de rapprocher la justice des habitants, les audiences foraines , qui existent d'ores et déjà, pourraient être développées. Le tribunal administratif a ainsi organisé sa première audience foraine à Saint-Laurent-du-Maroni en décembre 2019, tandis que les représentants du monde judiciaire ont indiqué tenir régulièrement des audiences foraines à Saint-Laurent-du-Maroni et à Maripasoula. Par ailleurs, un magistrat du tribunal de grande instance 115 ( * ) a la qualité de « référent pour les relations avec les autorités coutumières en matière culturelle et juridique ». Il est chargé d'une double mission : rapprocher les justiciables du droit et de la justice ordinaire, et comprendre les modes traditionnels de régulation sociale.

En matière d'accès aux droits , la préfecture a mis en place depuis quelques années des « pirogues administratives », qui ont pour objectif de se déplacer sur le territoire guyanais pour répondre aux questions des administrés. Afin d'élargir les services apportés, il pourrait être envisagé de les remplacer par des maisons de services au public itinérantes en pirogue . Elles pourraient également, en lien avec le conseil départemental de l'accès au droit de Guyane, permettre d'informer les citoyens de leurs droits et de leurs moyens d'action en justice.

Il importe également de désigner et de former des référents dans chaque village , notamment de l'intérieur, qui serviraient de