B. UNE EFFICACITÉ DIRECTEMENT LIÉE À L'INTRUSIVITÉ

D'une manière générale, entre efficacité sanitaire et respect des libertés individuelles, l'arbitrage des pays asiatiques a clairement penché en faveur de la première : leurs diverses stratégies reposent sur des mesures particulièrement intrusives , sans équivalent dans les pays occidentaux.

De fait, cette stratégie semble avoir porté ses fruits : ces pays ont la plus faible mortalité du monde rapportée à leur population .

Nombre de morts et de cas confirmés par pays au 5 mai 2021

Source : Johns Hopkins Coronavirus Resource Center

Ainsi, au 5 mai 2021, et avec 12 décès seulement, Taïwan comptait 3,5 morts par million d'habitants, au 3 e rang mondial , suivi de peu par la Chine (6 e rang) puis Singapour (10 e rang, avec 31 décès, soit 5,5 morts par million d'habitants). La France, quant à elle, se situe au 136 e rang mondial sur 156 (compte tenu des ex aequo ), avec 1 573 morts par million d'habitants, non loin des États-Unis (142 e ) et du Brésil (146 e ), deux pays qui ont notoirement refusé de s'appuyer sur des outils de contrôle intrusifs.

Si l'on peut douter des chiffres officiels de la Chine, on ne peut pas raisonnablement douter de ceux de Taïwan, de Singapour ou de la Corée du Sud. Corrélation, bien sûr, n'est pas causalité, et d'autres facteurs sont susceptibles de contribuer à ce résultat : l'insularité (Taïwan, Japon) ou la quasi-insularité (Corée du Sud, de facto ), le taux d'urbanisation et donc d'intensité des interactions sociales, la structure démographique et en particulier la pyramide des âges, des prédispositions génétiques ou une immunité acquise lors d'épidémies précédentes, etc. Toutefois, même en tenant compte de tous les autres facteurs possibles , il est impossible d'expliquer de tels résultats sans reconnaître le rôle majeur joué par les outils numériques, et leur caractère particulièrement intrusif.

Par ailleurs, si la stratégie de ces pays s'est appuyé sur un ensemble de mesures dont le numérique n'est qu'une partie, il convient de ne pas opposer outils numériques et restrictions « physiques » . Au contraire, ces mesures sont complémentaires : une stricte quarantaine, par exemple, n'a de sens que si elle peut être effectivement contrôlée. En contrepartie, ces mesures peuvent être plus ciblées et limitées dans le temps.

C. L'ASIE VICTIME DE SON SUCCÈS ?

La stratégie des pays asiatiques a toutefois, pour ainsi dire, les défauts de ses qualités. Forts du succès de leur stratégie d'élimination du virus, ces pays ont accumulé un retard important dans la campagne de vaccination , négligeant de commander suffisamment de doses, et au point même de dépendre aujourd'hui du mécanisme Covax de l'OMS (pour la Corée du Sud et Taïwan, notamment). Certains ont aussi fait de mauvais paris, à l'instar de la Thaïlande, qui avait misé sur le vaccin Astra Zeneca. Quant à la Chine, elle produit ses propres doses, mais en consacre la moitié à sa « diplomatie vaccinale ». D'une manière générale, la défiance de la population de ces pays à l'égard des vaccins y est très forte , comme symétrique de leur confiance envers les technologies numériques : seuls 14 % des Sud-Coréens et 22 % de Japonais se disaient prêts à se faire vacciner en janvier 16 ( * ) , et ils sont aujourd'hui respectivement 9,1 % et 6,4 % de la population à avoir reçu au moins une première dose.

Depuis peu, ces pays sont donc confrontés à un rebond de l'épidémie , qui avait pourtant presque disparu, si ce n'est totalement. Taïwan a ainsi connu 671 cas et 13 morts pour la seule journée du 27 mai. Le pays compte aujourd'hui près de 8 000 cas déclarés, soit sept fois plus que la totalité des cas (1 100) identifiés entre mars 2020 et avril 2021, et a dû se résoudre à de nouvelles restrictions, tout en évitant le confinement.

Car, et c'est le deuxième inconvénient de cette stratégie, ces pays sont très vulnérables aux cas « importés » depuis les pays qui, eux, n'ont pas été capables de contenir le virus - offrant ainsi un terrain propice à l'émergence de nouveaux variants, dont certains, à l'instar de celui récemment apparu en Inde, sont particulièrement inquiétants. Or les frontières ne peuvent rester indéfiniment fermées, et l'économie ne peut durablement être maintenue à l'arrêt.

Encore faut-il ne pas surestimer l'ampleur de ce retournement, pour l'instant modéré (malgré la hausse relative du nombre de cas, Taïwan compte seulement 5 morts par million d'habitants, Singapour 6 morts par million d'habitants), ni les ressources dont disposent ces pays pour réagir. Il ne faut pas non plus en conclure à l'inefficacité de leur stratégie initiale, mais plutôt que celle-ci aurait dû être mise en oeuvre de manière coordonnée par un maximum de pays, et surtout, qu'elle ne saurait en aucun cas dispenser d'une stratégie de vaccination ambitieuse, lorsqu'il existe un vaccin .

Surtout, le récent retournement plaide plutôt pour davantage de numérique, plutôt que pour moins de numérique : face à une situation qui se dégrade brutalement, ces outils sont le meilleur moyen de réagir à court terme sans revenir à des restrictions généralisées, pour filtrer les frontières plutôt que de les refermer, pour cibler les fermetures plutôt que de les imposer à tous, etc.


* 16 Selon une étude Ipsos citée par Le Monde du 29 mai :

https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/05/29/l-asie-en-retard-sur-les-vaccinations_6082019_3244.html

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