EXAMEN EN COMMISSION
La commission des affaires européennes s'est réunie le mercredi 5 octobre 2022, sous la présidence de M. Jean-François Rapin, président, pour l'examen du présent rapport.
M. Jean-François Rapin, président. - Chers collègues, avant d'aborder l'ordre du jour prévu pour notre réunion, je tenais à vous faire part d'un courrier que m'a adressé le Président Larcher vendredi dernier pour confier à notre commission le soin de se pencher sur la conception, le contenu et l'intention de campagnes de communication comme celle récemment lancée par la Commission européenne pour promouvoir un « prix européen de l'enseignement innovant » en s'appuyant sur un visuel montrant une enfant portant le hijab. J'entends sans délai interroger à ce sujet la Commission européenne dont je viens de rencontrer la représentante à Paris et vous informerai de sa réponse.
Nous allons entendre maintenant nos collègues Pascale Gruny et Laurence Harribey, rapporteurs pour notre commission sur les questions sociales, au sujet d'une proposition de directive, publiée par la Commission en décembre dernier, qui concerne les conditions de travail des travailleurs de plateformes.
Il s'agit d'un texte très important, sur le plan politique, pour répondre à la demande d'Europe sociale des citoyens européens. Il est particulièrement ambitieux puisqu'il établit notamment une présomption réfragable de salariat des travailleurs de plateforme. S'il a trouvé le soutien de nombreux États membres (Espagne, Italie, Belgique, Allemagne notamment), il a également suscité des craintes de la part d'autres pays, dont la France.
L'approche par le « statut », souhaitée par la Commission dans cette directive, peut, en effet, sembler se heurter à l'approche « par les droits » mise en place en France depuis plusieurs années. Il semblerait toutefois qu'un compromis soit en passe d'être trouvé au Conseil, la présidence tchèque souhaitant aboutir sur ce texte avant la fin de l'année.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - La proposition de directive de la Commission européenne, publiée le 9 décembre 2021, concerne un sujet hautement d'actualité, en Europe et en France : les conditions de travail des travailleurs de plateformes.
Depuis plusieurs années, nous assistons à un essor impressionnant des plateformes en ligne, notamment celles de livraison et de mobilité. Parallèlement, les contentieux augmentent, et les « affaires » se multiplient : pas plus tard que la semaine dernière, la plateforme de livraison, Stuart, propriété du groupe La Poste, était jugée pour travail dissimulé et prêt de main-d'oeuvre illicite devant le tribunal correctionnel de Paris. La plateforme a fait l'objet d'une réquisition maximale de 375 000 euros d'amende, la procureure ayant conclu à « une dissimulation généralisée de l'emploi », considérant qu'un faisceau d'indices attestait l'existence d'un lien de subordination entre Stuart et les livreurs, pourtant sous statut d'autoentrepreneurs.
Cet exemple illustre parfaitement une des principales problématiques en jeu s'agissant des travailleurs de plateformes : la question du statut professionnel. Le développement de ces plateformes pose, en effet, la question du statut de ces travailleurs, au regard de la distinction fondamentale qu'opère le droit entre travail indépendant et travail salarié. Ces travailleurs de plateformes peuvent très souvent apparaître, en effet, comme des travailleurs indépendants « économiquement dépendants », ce qui interroge sur l'adéquation de leur statut d'emploi avec la réalité de leur situation.
C'est l'objet de la directive que propose la Commission européenne : qui entend qualifier correctement le statut d'emploi de ces travailleurs, et prévoit une présomption réfragable de salariat. L'autre volet, également essentiel, de cette directive vise à encadrer la gestion des algorithmes utilisés par les plateformes, non seulement pour réguler l'offre et la demande, mais également pour organiser les conditions de travail de ces travailleurs.
Sur ce sujet, la Commission européenne, tout comme chaque législateur national, est face à une équation complexe : encadrer juridiquement un modèle économique innovant - et répondant à une demande certaine -, sans en freiner le développement. Plusieurs de nos collègues ici même, au sein de la commission des affaires sociales et dans le cadre de missions d'information temporaires, se sont penchés sur cette question. Au Sénat, depuis 2019, la question du statut des travailleurs de plateformes a ainsi fait l'objet de cinq propositions de loi et de deux missions d'information.
Pour notre part, nous nous sommes efforcés de faire un état des lieux de la question à l'échelle de l'Union européenne et d'analyser les apports et les lacunes de la proposition de directive.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Nous avons mené une quinzaine d'auditions et rencontré les différentes parties prenantes : plateformes, représentants de travailleurs, avocats spécialisés et différents experts, universitaires, une députée européenne et les services de la Commission européenne.
En préambule, nous tenons à préciser que le monde des plateformes n'est pas uniforme. Il existe en effet une diversité de plateformes, au regard de leur taille ou de leur secteur d'activité : à côté de Deliveroo et d'Uber - qui a d'ailleurs donné son nom au phénomène d' « ubérisation » de l'économie - existent de plus petites plateformes : nous en avons reçues certaines, comme la plateforme d'auto-école en ligne, En Voiture Simone et la plateforme Brigad, qui met en relation des professionnels de l'hôtellerie/restauration et du médico-social avec des entreprises pour des missions de courte durée. Cette dernière plateforme soulève d'ailleurs quelques questions au regard du modèle existant des agences d'intérim.
L'économie des plateformes est en plein essor comme le montrent quelques chiffres extraits de l'étude d'impact de la Commission. Près de 800 plateformes sont aujourd'hui actives dans l'Union européenne, principalement dans le secteur de la livraison (50%). Entre 2016 et 2020, les recettes de l'économie de plateformes ont presque été multipliées par cinq dans l'Union européenne, passant de 3 milliards d'euros estimés à environ 14 milliards d'euros ; la Commission européenne recense 28 millions de travailleurs de plateforme dans l'Union européenne, et estime qu'ils seront 43 millions en 2025. Sur ces 28 millions de personnes, 5,5 millions pourraient actuellement relever d'une qualification juridique erronée. C'est une des raisons pour lesquelles la Commission a publié cette proposition de directive, qui repose, comme Pascale vous le disait, sur une approche par le « statut ».
Ce texte s'inscrit dans un contexte particulier ; il intervient, en effet, alors que seul un petit nombre d'États membres de l'Union ont adopté une législation nationale visant à améliorer les conditions de travail et/ou l'accès à la protection sociale dans le cadre du travail via une plateforme. Il nous semble ainsi important que cette problématique qui concerne tous les États membres, soit traitée au niveau européen alors même que certains États membres commencent à légiférer.
La France figure parmi ces États : elle a opté, depuis 2016, pour une approche consistant à renforcer les droits des travailleurs indépendants des plateformes en matière de travail et de protection sociale, indépendamment de la question de leur statut. A contrario, l'Espagne a adopté, en 2021, une loi imposant une présomption de salariat pour les livreurs à vélo. Les pays nordiques, quant à eux, ont également tenté de réguler, non par la loi, mais par des accords collectifs, les conditions de travail de ces travailleurs. Au Danemark, par exemple, la plateforme Hilfr, spécialisée dans les services de nettoyage, et 3F, syndicat danois comptant le plus grand nombre d'adhérents, ont signé en avril 2018 un accord sur le sujet.
Parallèlement à ces tentatives de régulation par la loi ou les conventions collectives, les contentieux se multiplient, comme vous l'indiquait ma collègue Pascale Gruny, et la jurisprudence ne semble pas encore stabilisée. S'agissant de la France, il est intéressant de noter qu'un tournant a été pris en 2018, avec deux arrêts de la Cour de cassation ; dans le premier cas, la Cour a censuré une décision ayant rejeté une demande de requalification (arrêt « Take Eat Easy »), et, dans le second (arrêt « Uber »), elle a rejeté un pourvoi contre une décision ayant admis une demande de requalification. Dans ce second arrêt - devenu un arrêt de principe -, la Cour a considéré que le lien de subordination était établi car la plateforme Uber avait donné des directives au chauffeur, dont elle a contrôlé l'exécution, et l'avait sanctionné en désactivant son compte. Plusieurs décisions contraires ont toutefois été rendues depuis lors. Il en est de même au sein de l'Union européenne, bien que la majorité des décisions semblent aller dans le sens d'une requalification de ces travailleurs en salariés.
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - C'est dans ce contexte que la Commission a publié son texte en décembre dernier. Il a 4 objectifs principaux :
Le premier consiste à qualifier correctement le statut professionnel des travailleurs de plateforme en posant le principe d'une présomption réfragable de salariat.
La proposition de directive fournit ainsi une liste de cinq critères permettant de déterminer si la plateforme est un « employeur ». Si elle remplit au moins deux de ces cinq critères, elle est juridiquement présumée être un employeur. Il s'agit ainsi d'analyser si :
(critère a) la plateforme détermine le niveau de rémunération du travailleur ou son plafond ;
(critère b) la plateforme exige du travailleur qu'il respecte des règles impératives spécifiques en matière d'apparence, de conduite à l'égard du destinataire du service ou d'exécution du travail ;
(critère c) la plateforme supervise l'exécution du travail ou vérifie la qualité des résultats de celui-ci ;
(critère d) la plateforme limite, notamment au moyen de sanctions, la liberté du travailleur d'organiser son travail, en particulier sa liberté de choisir ses horaires de travail ou ses périodes d'absence, d'accepter ou de refuser des tâches ou de faire appel à des sous-traitants ou à des remplaçants ;
(critère e) la plateforme limite la possibilité pour le travailleur de se constituer une clientèle ou d'effectuer un travail pour un tiers.
Le texte prévoit également la possibilité de renverser la présomption de salariat, en prouvant que la relation contractuelle n'est pas une relation de salariat, un regard non pas de ces critères mais de la jurisprudence ou de la législation nationale.
Le deuxième objectif essentiel du texte est l'amélioration de la transparence, des droits des travailleurs et de la responsabilité des plateformes concernant la gestion algorithmique. Il impose ainsi aux plateformes de communiquer aux travailleurs des informations concernant le fonctionnement de leurs algorithmes, qui devront également faire l'objet d'une évaluation « humaine ». Par ailleurs, les travailleurs de plateformes auront le droit de contester des décisions automatisées.
Troisième objectif de la directive : l'amélioration du respect de la réglementation et la traçabilité du travail via une plateforme, y compris dans les situations transfrontières. Les plateformes devront ainsi déclarer le travail dans le pays où il est effectué et fournir aux autorités nationales des informations sur leurs conditions générales et sur les personnes qui travaillent par leur intermédiaire.
Quatrième et dernier objectif : le renforcement de la négociation collective et du dialogue social, rapporteur. La proposition de directive impose à la plateforme d'informer et de consulter les travailleurs des plateformes et leurs représentants sur les décisions de gestion algorithmique. Par ailleurs, elle demande aux plateformes de faciliter la mise en place de canaux de communication permettant aux personnes qui travaillent par leur intermédiaire de s'organiser et d'être contactées par les représentants des travailleurs.
Ce texte plutôt ambitieux de la Commission, notamment s'agissant du mécanisme de présomption de salariat, a suscité de vives réactions, comme vous pouvez l'imaginez.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - En effet, parmi les acteurs concernés, les plateformes, et notamment celles de livraison et de VTC - qui, au vu de leur fonctionnement, sont les plus concernées par la problématique du statut et les demandes en requalification- sont logiquement les parties prenantes les plus critiques vis-à-vis de ce texte. Toutefois, toutes les plateformes n'ont pas exactement le même discours, puisque certaines d'entre elles, comme Just Eat, que nous avons rencontré, ont misé, pour partie, sur la salarisation de leurs travailleurs. Pour autant, la plateforme continue à recourir à des travailleurs indépendants via notamment la plateforme Stuart déjà évoquée. Dans les faits, cette problématique du statut d'emploi n'est pas si évidente.
Côté représentants des travailleurs, des divergences existent également sur cette directive, et sur la présomption de salariat. L'Association des VTC de France et la Fédération nationale des auto-entrepreneurs (FNAE), qui sont arrivées en tête des dernières et premières élections professionnelles et que nous avons rencontrées, ont fait part de leurs inquiétudes à cet égard et se sont surtout exprimées en faveur d'une amélioration des droits des indépendants. Ce n'est pas la position de toutes les associations représentatives et notamment des syndicats traditionnels, qui défendent pour beaucoup d'entre elles la juste qualification et la présomption de salariat du travailleur comme le fait par exemple la Conférence européenne des syndicats.
Il est intéressant de noter que, d'après les sondages disponibles, notamment issus des plateformes, la majorité des chauffeurs VTC ne souhaitent pas devenir salariés. Concernant les livreurs, il est plus difficile de généraliser leurs aspirations, eu égard à la diversité des profils, mais il semblerait qu'une demande de salariat existe. Au-delà de la stricte question du statut, une chose est sûre : ces travailleurs souhaitent tous une amélioration de leurs conditions de travail.
Outre les réactions des principales parties prenantes de ce texte, la position des États membres sur le texte est intéressante, car nous sommes sur des lignes de fractures qui ne sont pas tout à fait habituelles en matière sociale. En effet, certains États comme les Pays-Bas, d'habitude plutôt réfractaires aux textes sociaux, se sont montrés favorables au mécanisme de présomption légale. A contrario, la France, pourtant fer de lance de l'Europe sociale, s'était montrée au départ très réticente à l'égard de la présomption de salariat. Sa position a toutefois évolué depuis peu. Se sentant certainement isolée parmi les autres États membres, la France a fait volte-face et soutient désormais le mécanisme de présomption de salariat proposé par la Commission. Nous y reviendrons. Une grande majorité des États semble ainsi favorable au texte, y compris à la présomption de salariat. Parmi ceux qui restent réfractaires, on trouve certains pays de l'Est qui semblent craindre pour leur avantage comparatif en matière sociale, ou certains pays scandinaves comme la Suède qui revendiquent leur modèle de négociation collective. .
Mme Pascale Gruny, rapporteur. - En parallèle des négociations au sein du Conseil, la rapporteure italienne socialiste, Mme Gualmini, a présenté son rapport sur le texte en commission de l'emploi et des affaires sociales du Parlement européen. Ce rapport - encore « plus ambitieux » si l'on peut dire que la proposition de la Commission européenne - a apporté des modifications importantes au texte sur la question des algorithmes, mais surtout sur celle du statut : la liste des 5 critères a été élargie à 11 et a été transférée d'un article vers un considérant, rendant ainsi beaucoup plus large le champ des situations susceptibles d'être requalifiées en salariat. Cette position a suscité de vives inquiétudes chez plusieurs eurodéputés, notamment du Parti populaire européen (PPE) et de Renew. Des négociations sont actuellement en cours : la rapporteure socialiste semble prête à faire des concessions, mais toutes les conditions ne semblent pour le moment pas réunies pour aboutir à un texte de compromis. Le vote sur les amendements en commission devrait avoir lieu fin octobre, pour un vote en plénière avant la fin de l'année 2022.
En l'état de la proposition de texte et des amendements de compromis, que nous avons pu consulter, le texte du Parlement nous semble effectivement « aller trop loin ». Le texte de la Commission, modifié par les présidences française puis tchèque, nous semble être plus raisonnable. Nous allons vous en expliquer les raisons.
Bien qu'imparfait, le cadre juridique que la Commission propose nous semble effectivement nécessaire et essentiel pour réguler le développement des plateformes et encadrer les conditions de travail de leurs travailleurs. En effet, les dérives constatées, la multiplication et la diversité des jurisprudences et des législations sur ce sujet qui concerne tous les pays de l'Union européenne, nous paraissent justifier une action au niveau européen.
Selon nous, il ne s'agit pas, avec ce texte, de critiquer le statut d'indépendant mais son détournement par les plateformes. Ce texte et les critères qu'il établit - certainement perfectibles, comme ma collègue Laurence Harribey vous l'indiquera - devraient conduire les plateformes à s'adapter et à supprimer les éléments de subordination dans leur relation avec les travailleurs. Cette directive est essentielle en ce qu'elle devrait inciter les plateformes à des pratiques plus vertueuses. Le but est que les travailleurs, s'ils sont indépendants de par leur statut le soient réellement dans les faits.
Cette directive peut donc constituer un moyen de revoir le rapport de force entre travailleurs et plateformes. Le renversement de la charge de la preuve est à cet égard très important ; de même que les dispositions visant à rendre les algorithmes plus transparents et accessibles.
Il est à noter qu'une partie des travailleurs, notamment les plus précaires, devraient voir leur revenus augmenter grâce au rééquilibrage opéré par la directive.
Par ailleurs, cette directive vise un objectif légitime et essentiel : créer des conditions de concurrence équitables entre les plateformes et les entreprises traditionnelles qui emploient des travailleurs salariés. La Commission européenne estime, sous toutes réserves, que les États membres percevront entre 1,6 et 4 milliards d'euros de recettes annuelles supplémentaires (cotisation sociales et impôts), dont 328 à 780 millions pour la France.
Nous soutenons donc le principe de cette directive. Mais nous voyons aussi certains axes d'amélioration possibles.
Mme Laurence Harribey, rapporteure. - Ces améliorations concernent notamment le champ d'application du texte ainsi que la question des critères, un de ses enjeux principaux. La définition du champ d'application est un exercice délicat puisqu'il doit être assez large pour éviter que certaines plateformes qui devraient légitimement en relever y échappent, mais suffisamment circonscrit pour ne pas y inclure des plateformes dont l'activité n'engendre pas les difficultés que la directive veut régler.
Nous estimons ainsi que le champ d'application pourrait être quelque peu précisé. La directive ne concerne pas les plateformes de simple mise en relation (Doctolib, blablacar, le bon coin, etc.) mais se concentre sur les plateformes qui organisent le travail des travailleurs. Dans cet esprit, il nous semble que devraient également être exclus de son champ d'application d'autres types d'acteurs, comme les plateformes à but non lucratif (les plateformes d'entraide par exemple) et les agents commerciaux.
A contrario, pour éviter tout risque de contournement par les plateformes, il nous semble nécessaire d'inclure explicitement les entreprises intermédiaires qui mettent des travailleurs à disposition des plateformes.
Par ailleurs, nous demandons une clarification du sort des centrales de réservation de taxi, afin que le mécanisme de présomption de salariat ne s'applique pas à elles car la plupart des taxis tiennent à rester indépendants.
Sur la question sensible des critères, nous estimons qu'ils doivent être précisés et proportionnés, afin que des travailleurs réellement indépendants ne soient pas abusivement requalifiés en salariés.
La proposition faite par la présidence tchèque nous semble intéressante : le texte de compromis reprend, en effet, les 5 critères retenus par la Commission mais propose que, par dérogation, les deux premiers critères qui concernent la détermination de la rémunération et le respect de règles d'apparence, ne suffisent pas à déterminer la présomption : à notre avis, un autre critère serait nécessaire. Par ailleurs, nous soutenons également la proposition tchèque qui prévoit que les obligations visant à assurer la sécurité et la santé d'un travailleur, comme le port d'un casque pour un livreur à moto par exemple, ne soient pas prises en compte dans la détermination de la présomption. Il s'agit de ne pas décourager les efforts des plateformes en cette matière.
Par ailleurs, ce sera notre dernier mot : outre la question du statut, il nous semble possible de renforcer certaines dispositions concernant la gestion algorithmique, bien que ces chapitres soient plutôt satisfaisants et que les acteurs que nous avons auditionnés y soient globalement tous favorables. Nous faisons à ce sujet quelques propositions.
De manière générale, nous vous proposons que notre commission considère cette directive comme un premier pas important pour réguler ce travail de plateforme.
M. Jean-François Rapin. - Merci Mesdames les Rapporteures. Je comprends donc que vous approuvez le compromis tchèque s'agissant de la question des critères.
Mme Laurence Harribey. - Effectivement. Pour être tout à fait honnête sur le plan intellectuel, la position que nous défendons ne reflète pas exactement les dernières propositions de la France sur le sujet. La position de la France - qui n'est pas encore une position officielle - serait de faire rentrer un troisième critère dans le champ des dérogations. Nous avons considéré qu'aller dans ce sens revenait à renoncer aux efforts de la Commission concernant le mécanisme de présomption de salariat. Nous avons estimé que la position tchèque était plus courageuse ou du moins plus consensuelle et qu'elle permettrait également de réels progrès dans l'encadrement des plateformes. Néanmoins, la position française n'est à ce jour pas encore arrêtée.
Mme Christine Lavarde. - Du point de vue du code de travail, les travailleurs de plateforme n'ont pas les mêmes obligations en termes de temps de travail. Par exemple, un chauffeur dans une entreprise de poids lourds pourra travailler au maximum 9 heures par jour avec la possibilité de faire 10 heures un jour dans la semaine alors qu'un autoentrepreneur travaillant pour plusieurs plateformes peut cumuler plusieurs contrats avec ces plateformes et travailler 10 à 14 heures par jour. Est-ce que cette directive vient apporter des réponses à ce type d'inégalité ?
Mme Pascale Gruny. - Non, car il s'agit ici d'une question qui relève du droit des États membres. L'Union européenne vient principalement en appui des États membres, ne disposant en matière sociale que d'une compétence partagée pour certains aspects définis par les traités. J'ai été rapporteur, au Parlement européen, sur un texte concernant le temps de travail des conducteurs routiers indépendants, la législation européenne étant déjà établie pour les routiers salariés. Sur ce point-là nous avons rencontré des difficultés dans les pays de l'Est où des routiers indépendants pouvaient travailler jour et nuit sans limites. Désormais, un cadre européen existe qui laisse néanmoins la latitude aux États membres de l'adapter à leurs contraintes.
Mme Laurence Harribey. - La question de notre collègue Christine Lavarde est très importante, et doit être mise en relation avec celle de la base juridique de cette directive. La Commission a choisi de légiférer sur les conditions de travail, en s'appuyant sur une approche par le statut via la présomption de salariat, pour améliorer les conditions de travail des travailleurs des plateformes par le biais du droit européen. Elle a fait preuve de courage. Le choix de l'article 153 (1), point (b), du TFUE comme base juridique permet ainsi au Conseil de statuer à la majorité qualifiée. Ce n'est pas une directive sur le travail indépendant, mais un texte qui a pour but d'encadrer les dérives des plateformes, en visant la juste qualification du statut professionnel de ces travailleurs. La directive n'entrave pas la capacité d'indépendance des travailleurs, un principe essentiel du marché unique.
L'exercice juridique n'est pas si facile que cela, c'est toute la question de l'Europe sociale. Néanmoins, cette directive permet de grandes avancées sur quatre axes : (1) elle encadre juridiquement ce modèle des plateformes au niveau européen ; (2) elle pose le principe de la présomption de salariat avec une approche par le statut ; (3) elle prévoit que ce mécanisme de présomption soit réfragable avec renversement de la charge de la preuve en direction des plateformes et non plus des travailleurs ; et (4) elle vise à réguler les dérives des plateformes sans supprimer le travail indépendant en Europe.
Mme Pascale Gruny. - Le temps de travail des taxis en région parisienne est très encadré, ce qui n'est pas le cas en province. Déjà, à l'échelle nationale, nous voyons donc des disparités. La directive permettra également d'améliorer les conditions de travail des travailleurs indépendants.
Mme Florence Blatrix Contat. - Je félicite les rapporteurs pour leur travail et me réjouis de ce texte qui matérialise cette Europe sociale tant attendue et qui a souvent déçu. C'est un texte très important pour l'Union Européenne, une réelle avancée. La question des algorithmes est essentielle - nous le voyons dans de nombreux domaines - : lutter contre l'opacité de ces algorithmes est important. Bien entendu, la protection de la partie faible est toujours pour nous une priorité, et je trouve que la directive a su trouver ici un compromis en permettant le travail indépendant quand il est souhaité et la protection de la partie faible dans d'autre cas. J'aurai cependant une question sur les auditions que vous avez réalisées auprès de plateformes coopératives : quelles sont les différences de pratique ? Le salariat est-il systématique ?
Mme Laurence Harribey. - Les plateformes coopératives sont une forme de réponse mais l'objet de la directive est de mettre fin aux détournements et aux déviances des grandes plateformes. Les plateformes coopératives ne sont pas opposées à cette directive mais se sentent peu concernées. Ces plateformes permettent aux indépendants d'être co-opérateurs et de devenir salariés de la coopérative. La mécanique de mise en relation existe mais la prestation est payée à la coopérative et les travailleurs sont salariés. L'objectif de cette directive n'est pas d'inclure dans son champ d'application les plateformes de simple mise en relation, mais vise les grandes plateformes, qui entretiennent la confusion.
M. Pierre Ouzoulias. - Je vous remercie pour la qualité de ce rapport qui permet de saisir les avancées de l'Europe dans ce domaine. On y constate la voie favorable prise par la Commission en matière de protection sociale. Cependant, une question fondamentale demeure : est-ce que le travail tel que nous le connaissons pourra perdurer ? L'entreprise aura-t-elle encore de la valeur ou ne risque-t-elle pas d'être totalement dissoute dans une mise en relation des uns avec les autres qui ferait que le lien social indispensable entre employeurs et salariés disparaîtrait totalement ? Si nous perdons ce lien, nous perdrons non seulement la notion de salarié mais aussi d'entrepreneur. Il est fondamental pour notre démocratie, et pour notre économie, de montrer les risques si nous allons trop loin dans cette économie des plateformes. Il serait terrifiant d'imaginer demain des usines qui soient le rassemblement de travailleurs indépendants, à l'intérieur desquelles il n'y aurait plus aucun lien social.
Mon groupe émet une légère réserve. Nous pensons qu'il aurait été très intéressant de réintroduire dans cette proposition les demandes très fortes de nos collègues Florence Blatrix Contat et Catherine Morin-Desailly sur la transparence des algorithmes présentées dans leur rapport d'information n° 274 sur le projet de règlement sur les services numériques (Digital Services Act - DSA). La culture algorithmique infiltre des champs de relations sociales immenses. Il faut garantir la transparence de ces algorithmes et la capacité d'acteurs tiers à les vérifier pour des personnes qui ne possèdent pas toutes les compétences requises pour comprendre tout ce que ces algorithmes impliquent. Il faut réintroduire de la décision et de la critique citoyenne en la matière.
Mme Pascale Gruny. - Sur la question des algorithmes, cette proposition de directive vient en complément d'autres textes déjà publiés par la Commission, mais dont certains sont encore en cours de discussion. Effectivement, nous avons inclus toutes ces réserves dans notre rapport. La proposition de directive comporte des dispositions obligeant les plateformes à transmettre des informations aux travailleurs sur les algorithmes utilisées. Nous proposons de renforcer cette transparence de la gestion algorithmique. L'application de ces obligations prendra du temps et nécessitera évidement du contrôle.
S'agissant du lien social, il est essentiel mais nous voyons qu'il évolue énormément. Nombre de jeunes préfèrent créer leur entreprise et ne souhaitent plus travailler dans des entreprises telles que nous les connaissions. Ce sont des éléments que nous devons avoir à l'esprit dans nos réflexions sur le modèle économique et social du monde du travail de demain.
M. André Reichardt. - Je voudrais à mon tour saluer la qualité du travail des rapporteurs et l'intelligence de leurs réflexions en la matière, ainsi que le courage de la Commission. Proposer dans une directive une présomption de salariat est un acte fort, inattendu. On est certes ici dans l'amélioration des conditions de travail dans le cadre du travail via une plateforme mais je voudrais tout de même faire le lien avec la réflexion qui a lieu dans notre propre pays concernant le statut d'autoentrepreneur.
Ce statut - innovation française d'un ministre qui émet désormais des réserves - a pu donner lieu à toute une série de dérives. La Chambre de commerce et d'industrie (CCI France), la Chambre des métiers et de l'artisanat (CMA France) ou l'U2P (Union des entreprises de proximité) ont fait des constats sévères sur l'utilisation du statut d'autoentrepreneur dans notre pays. Certains évoquent même l'utilisation de l'auto-entreprenariat pour blanchir le travail au noir. Certains estiment que 70 % des autoentrepreneurs ne déclarent aucun chiffre d'affaires ; on se demande à quoi sert encore le contrôle. Il y a là une piste de travail visant à améliorer les conditions de travail, pas seulement dans le cadre des plateformes mais dans un cadre plus général. Il faut du courage pour faire face aux dérives auxquelles nous assistons à l'heure actuelle. La Commission a publié une directive qui va dans le bon sens et nous pouvons, à partir de là, réfléchir plus largement à la question des conditions de travail dans notre pays.
Mme Pascale Gruny. - C'est un sujet compliqué. Quand je disais que beaucoup de jeunes veulent créer leur entreprise, ils démarrent en fait souvent avec un statut d'autoentrepreneur, ce qui peut être une solution temporaire intéressante pour démarrer une activité. Ce statut a quand même évolué, bien qu'il puisse toujours donner lieu aux dérives qui viennent d'être évoquées. Aujourd'hui, il y a ceux qui ne gagnent rien du tout avec leur statut, et ceux qui travaillent beaucoup et qui, par conséquent, atteignent les plafonds de chiffre d'affaires autorisés sous ce statut et sont ainsi contraints de passer dans des modèles de société différents. Ces modèles sont néanmoins d'une complexité telle qu'ils ne sont pas favorables à la création initiale d'une entreprise.
Parmi ceux qui contestent le statut d'autoentrepreneur, figurent essentiellement des professionnels du secteur du bâtiment. La question du travail non déclaré est bien évidemment à prendre en compte mais cette semaine à la Chambre des métiers, nous sommes convenus qu'il n'est pas normal d'utiliser à long terme ce statut d'autoentrepreneur, bien qu'il soit utile pour démarrer une activité.
M. Victorin Lurel. - A l'instar de mes collègues, je remercie les rapporteurs. Pouvez-vous nous dire quel est le rapport de force politique sur cette proposition de directive ? Je comprends que la France a fait volteface sur la question du mécanisme de présomption de salariat : est-ce une position stabilisée ? J'ai cru comprendre que le groupe des socialistes et démocrates (S&D), au Parlement européen, considérait cette proposition comme un recul, tandis que le Parti populaire européen (PPE) est divisé. Quel est l'avenir de ce texte ? Y a-t-il des chances raisonnables que la proposition tchèque soit suivie par les autres États membres ?
Mme Laurence Harribey. - La situation politique n'est pas complètement stabilisée, c'est le jeu de l'Europe. C'est normal que le S&D soit rétif car la position de leur rapporteure au Parlement allait très au-delà de la proposition de la Commission. La Commission a fait une proposition courageuse, mais on voit au Parlement européen - c'est le jeu - une surenchère pour sécuriser et aboutir à un texte final de compromis.
La volteface du gouvernement français est très positive. Tout n'est pas stabilisé mais on devrait arriver à une solution de compromis. La rapporteure socialiste du Parlement européen a déclaré être ouverte aux discussions. Initialement, elle avait proposé de transférer les critères vers les considérants.
Mme Pascale Gruny. - Au-delà du rapport de force politique, il y a le rapport de force entre États membres. Au sein du groupe PPE, il y a également des divisions. Le rapporteur fictif du texte - un député allemand du PPE - est accusé d'être trop à gauche. Avec le Président Rapin et notre collègue Florence Blatrix Contat, nous sommes allés à Madrid la semaine dernière et nous avons pu interroger nos collègues espagnols sur cette proposition de directive. Ils considèrent que le texte ne va pas encore assez loin, étant donné qu'ils sont en avance sur cette question dans leur législation nationale.
M. Didier Marie. -Je salue l'initiative de la Commission de mettre un texte de cette nature sur la table pour encadrer cette ubérisation de l'économie qui ne fait que s'accroître. Cette directive devra être transposée en droit national et nous aurons à notre niveau l'opportunité d'améliorer certaines dispositions. J'ai deux interrogations. La première concerne les conséquences de cette forme de travail sur l'accès et le financement de la protection sociale en France. Manifestement, l'encadrement des algorithmes devrait permettre d'éviter l'exploitation des failles qui existent dans ce système. Quelles sont les possibilités nouvelles en matière de protection sociale qui seraient offertes aux travailleurs qui seraient rétablis dans un statut de salarié ? Quelles conséquences sur le financement de notre modèle social à l'échelle nationale et à l'échelle européenne ?
Ma deuxième question concerne les travailleurs étrangers. Sait-on si les travailleurs étrangers des plateformes ont un statut de travailleur indépendant ? S'ils l'ont, sait-on si cela leur ouvre des droits de séjour ? Considérez-vous que la requalification potentielle en travailleur des plateformes soit susceptible d'améliorer leurs conditions de vie et de leur ouvrir des perspectives de régularisation ? Aujourd'hui, il y a une véritable exploitation de filières de travailleurs étrangers par ces plateformes.
Mme Pascale Gruny. - Sur la question de la protection sociale, c'est le droit national qui s'applique une fois que le travailleur sera requalifié en salarié. Concernant les travailleurs indépendants, le renforcement du dialogue social est essentiel. Sur la question des travailleurs étrangers, ils doivent évidemment être en règle pour pouvoir travailler en France.
Mme Laurence Harribey. - A partir du moment où il y a requalification en salariat, la sous-location de compte est illégale. Or la question des travailleurs étrangers est souvent liée aux sous-locations illégales de comptes. La proposition de directive devrait contribuer à la diminution de ce phénomène. S'agissant de la protection sociale, le renversement de la charge preuve concernant la présomption de salariat est fondamental, d'autant que le recours initié par la plateforme n'aura pas d'effet suspensif. Cette absence d'effet suspensif est essentielle, bien que des problèmes de remboursement - par exemple de cotisations sociales - risquent de se poser. Certaines plateformes souhaitaient conserver un effet suspensif à la procédure pour gagner du temps mais l'effet non-suspensif permet de garantir l'effectivité du mécanisme de présomption de salariat. En prévoyant cette présomption réfragable de salariat, la proposition de directive va conduire à faire un tri entre les plateformes, en particulier celles dont le modèle économique n'est pas viable.
Mme Pascale Gruny. - J'étais plus réservée sur la question de l'effet non-suspensif au vu des conséquences en cas de changement de qualification à l'issue de la procédure, mais je comprends son intérêt. La proposition de directive vise, avant tout, à contrôler les dérives de ces plateformes, et leur utilisation abusive du statut d'indépendant ainsi qu'à protéger les travailleurs vulnérables.
La commission autorise la publication du rapport d'information et adopte la proposition de résolution européenne, disponible en ligne sur le site du Sénat, ainsi que l'avis politique qui en reprend les termes et qui sera adressé à la Commission européenne.