DEUXIÈME PARTIE
REPENSER LA RÉFORME DE LA POLICE NATIONALE EN LUI DONNANT DU TEMPS ET EN LA COMPLÉTANT PAR UNE RÉFLEXION PLUS LARGE SUR L'EFFICACITÉ DE CE SERVICE PUBLIC

La réforme organisationnelle proposée par le ministre de l'Intérieur ne peut réussir que si plusieurs conditions sont réunies, ce qui ne semble pas être actuellement le cas. De surcroît, si cette réforme est utile, elle n'est pas suffisante pour véritablement répondre aux problématiques de l'investigation dans la police nationale.

I. LES CONDITIONS DE LA RÉUSSITE D'UNE RÉFORME D'UNIFICATION TERRITORIALE DE LA POLICE NATIONALE

Réforme interne à la police nationale relevant du pouvoir réglementaire du ministre de l'intérieur dans un contexte d'augmentation importante des moyens budgétaires, la réforme de la police nationale aurait dû poser peu de difficulté de mise en oeuvre. Mais les difficultés de conduite du changement déjà soulignées ont mobilisé les oppositions internes à ce projet, auxquelles le ministre entend désormais répondre.

Mal engagée, la réforme prévue repose sur un constat établi de longue date et partagé sur les difficultés de la police. Elle offre, principalement par l'unification du commandement au niveau départemental, la possibilité de mettre fin aux difficultés d'organisation. Elle souffre cependant de deux limites intrinsèques. Elle ne peut agir sur l'augmentation des attentes en matière de sécurité publique et des plaintes. Dans le périmètre administratif qui est le sien, elle ne peut par ailleurs produire ses effets que si elle parvient à forger des méthodes de travail communes sans dégrader la capacité d'enquête.

A. DES GAINS POTENTIELS RÉELS MAIS FORCÉMENT LIMITÉS : L'OBJECTIF DE CRÉER UNE RÉFORME « GAGNANT - GAGNANT »

1. Un projet de réforme de la gouvernance de la police nationale plus que de l'institution elle-même

Les rapporteurs ont pu constater lors des échanges avec de nombreux magistrats des territoires d'expérimentation que plusieurs n'avaient pas constaté de différence dans leur relation avec les services de police alors même qu'une expérimentation avait été mise en oeuvre, sans qu'ils en aient été informés 59 ( * ) . Ce qui démontre l'objet limité de la réforme envisagée : bien que le ministre de l'intérieur ait insisté lors de son audition sur l'importance de cette réforme, comparant son ampleur à celle de la fusion de la Sûreté nationale et de la Préfecture de Police de Paris en 1966, elle vise essentiellement à améliorer l'adéquation du fonctionnement des déclinaisons déconcentrées de plusieurs directions relevant d'une même direction générale, celle de la police nationale.

L'enjeu principal de la réforme est l'attribution des responsabilités opérationnelles et la rationalisation des moyens après des années de spécialisation et de dispersion qui ont abouti au paradoxe, souligné lors de son audition par le directeur général de la police nationale, de directions obligées à définir leurs interactions par voie de protocoles. Nombre d'améliorations sont d'ailleurs possibles à droit constant. Au-delà de celles mises en oeuvre dans le cadre des expérimentations, comme la mission d'escorte confiée à la sécurité publique, d'autres auraient sans doute pu être envisagées , comme l'a montré le travail, finalement non repris, mené par les trois responsables de la police judiciaire, de la sûreté départementale et de la police aux frontières pour le département de l'Hérault.

L'attribution d'un pouvoir hiérarchique à un directeur unique de la police nationale sur l'ensemble des services de police de son ressort est au coeur de ce que le rapport des inspections décrit comme une réforme de l'organisation et de la gouvernance de la police nationale. Son succès repose sur le décloisonnement entre les différentes missions quand il s'agit de mener des opérations relevant de plusieurs compétences « métier », mais aussi entre directions quand des agents effectuant les mêmes missions sont répartis entre différentes directions. Ceci est particulièrement vrai pour la fonction de police judiciaire, répartie entre la direction de la sécurité publique et une direction qui porte le nom de cette mission mais ne l'exerce pas dans son intégralité.

Cependant, l'ambition de la réforme est limitée . Elle porte sur le fonctionnement de la police au niveau territorial à missions constantes, pour mieux lutter contre des phénomènes identifiés par les pouvoirs publics, comme la délinquance du quotidien ou les violences intra-familiales. Mais elle n'est pas porteuse d'une ambition nouvelle pour la police nationale ou d'une réflexion sur ses missions. Le maintien de l'ordre ou les relations police-population ne seront affectés qu'indirectement par la réforme envisagée.

Le périmètre et les ambitions assumées de la réforme ne sont pas contestables et doivent être évaluées à leur aune. Elle doit changer les méthodes de travail et faciliter la prise de décision, mais il s'agit d'une réforme tendant plus à l'efficacité de l'institution qu'à une réflexion sur sa nature. Un travail plus approfondi sur ce qui constitue l'unicité de la police nationale au-delà de la juxtaposition de tâches de polices spécialisées confiées à des agents recrutés par un même concours pourrait cependant être engagé comme prolongement de la création des directeurs départementaux de la police nationale .

2. La fin des tuyaux d'orgues dans l'investigation

Si la création d'une filière investigation unique suscite tant d'inquiétudes, c'est non seulement du fait du changement dans la hiérarchie des personnels relevant de l'actuelle direction centrale de la police judiciaire, mais aussi parce qu'elle touche à la conception même que ces enquêteurs et les magistrats peuvent avoir de leur rôle en matière d'investigation . Comme cela a été rappelé et inscrit, à l'initiative du Sénat, dans le rapport annexé à la loi d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur du 24 janvier 2023, la réforme ne saurait avoir pour effet de remettre en cause l'action en matière de lutte contre la criminalité organisée, complexe ou présentant un particulière gravité.

Mais la réforme repose également sur le constat que le partage des tâches entre la police judiciaire en sécurité publique et les services de police judiciaire n'est pas évident et conduit en pratique à des pertes d'efficacité . La création d'une filière d'investigation unique offre la possibilité de remédier à une partie au moins de ces difficultés.

La meilleure communication entre services est le premier point positif relevé par les inspections dans leur évaluation des expérimentations. Le partage d'information est une première nécessité de l'efficacité de l'action et l'intégration au sein d'une filière avec commandement unique fluidifie naturellement ces échanges.

À moyen terme, en unifiant la filière investigation, la réforme est également porteuse de deux types de rationalisations . La première est l'élimination de doublons pointés à de nombreuses reprises entre la filière judiciaire en sécurité publique et les services de police judiciaire, notamment dans la lutte contre les stupéfiants. La seconde est de nature technique, en suscitant l'harmonisation des logiciels permettant à tous les agents de disposer d'un même outil métier. Ces logiciels pourraient par ailleurs être mieux adaptés aux spécificités des métiers de l'investigation, leur inadéquation aux besoins des investigateurs ayant été unanimement décriée par les utilisateurs et reconnue par le ministre de l'Intérieur lors de son audition.

La réforme est également porteuse d'un meilleur recours aux compétences . L'appui apporté aux enquêteurs en charge de la délinquance du quotidien par ceux disposant de l'expertise sur le haut du spectre deviendra plus simple à organiser. Parallèlement, la répartition des tâches chronophages incombant souvent aux enquêteurs eux-mêmes, comme les escortes, pourra être opérée plus rationnellement, notamment par le recours aux effectifs en charge de la sécurité publique.


* 59 Le fait que dans le cadre d'une expérimentation à droit constant les adjoints au DDPN en charge de la filière judiciaire aient généralement continué d'occuper leurs fonctions classiques, souvent en tant que chef d'un service de police judiciaire, en plus de leurs nouvelles fonctions au sein de la préfiguration de la DDPN, n'a pas contribué à la visibilité de la réforme.

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