PREMIÈRE PARTIE
LES DIRECTIONS
DÉPARTEMENTALES DE LA POLICE NATIONALE : DES
EXPÉRIMENTATIONS INÉGALES ET UNE GÉNÉRALISATION
CONTRARIÉE
I. LE CONSTAT : UNE ORGANISATION EN TUYAUX D'ORGUE DE LA POLICE NATIONALE UNANIMEMENT RECONNUE COMME INSATISFAISANTE
A. DES POLICES PLUTÔT QU'UNE POLICE
1. Une organisation ancienne de la police nationale
L'organisation de la police nationale dans sa forme actuelle est ancienne, puisque la dernière réforme organisationnelle d'ampleur de cette institution date de 1966 . La loi n° 66-492 du 9 juillet 1966 portant organisation de la police nationale , dite loi « Frey », a ainsi permis la création de la direction générale de la police nationale au sein du ministère de l'intérieur, rassemblant les personnels de la sûreté nationale et ceux de la préfecture de police de Paris.
Historiquement en effet, la construction et la structuration des forces de sécurité intérieure se sont réalisées au niveau municipal , le commissaire de police étant chargé de diriger la police municipale sous l'autorité du maire, afin d'« assurer le bon ordre, la sûreté et la salubrité publique ». À compter du début du XXe siècle, plusieurs villes connaissent une étatisation de leur police municipale en raison soit d'une administration insuffisante, soit des besoins de gestion de l'ordre public et de la sécurité : les polices des villes concernées sont alors placées sous l'autorité des préfets de département.
L'étatisation progressive des forces de police ne permet cependant pas de pallier les faiblesses liées à la multiplicité des commandements, à l'absence de coordination, à la diversité des personnels, des statuts et des rémunérations. Un débat en faveur d'une police d'État émerge alors.
Parallèlement, les premiers services de police judiciaire sont créés au début du XX e siècle à l'initiative de Georges Clemenceau, alors Président du Conseil et ministre de l'intérieur, et de Célestin Hennion, alors directeur de la sûreté générale. Ce projet visait à mieux armer les forces de l'ordre face à des bandes de malfaiteurs tirant parti du perfectionnement des moyens de communication et des outils de mobilité pour agir sur des aires géographiques de plus en plus importantes . C'est dans ce contexte de progression et de transformation de la criminalité qu'a été créé un contrôle général des services de recherches judiciaires 3 ( * ) , ancêtre de la direction centrale de la police judiciaire, avec comme bras armé douze brigades régionales de police mobile 4 ( * ) chargées de la lutte contre la criminalité à l'échelle nationale. Ces brigades, surnommées brigades du Tigre , avaient « pour mission exclusive de seconder l'autorité judiciaire dans la recherche et la répression des crimes et délits de droit commun » 5 ( * ) , cette exclusivité les distinguant des autres services actifs dont le champ de compétences intégrait notamment les missions de maintien de l'ordre public et de lutte contre la délinquance du quotidien.
Cette ambition est résumée par Georges Clemenceau dans une circulaire du 4 avril 1908, où il est indiqué que le Gouvernement a « voulu faire rechercher et poursuivre par des agents expérimentés se déplaçant rapidement, investis d'une compétence étendue, les malfaiteurs de toutes catégories auxquels l'extension et le perfectionnement des moyens de communication offrent de jour en jour des facilités plus grandes d'évasion et que trop souvent ne peuvent atteindre les polices locales, indépendantes les unes des autres, sans contact de commune à commune, enfermées dans d'étroites et infranchissables juridictions » 6 ( * ) .
La police nationale est créée par la loi du 23 avril 1941 dans l'ensemble des communes de plus de 10 000 habitants et dans les communes n'atteignant pas ce seuil désignées par le ministre de l'intérieur . La police nationale est alors organisée au niveau régional. Au moment de la Libération, l'ordonnance du 16 novembre 1944 met en place une direction générale de la sûreté nationale qui comprend l'ensemble des services de police de la France, à l'exception de ceux de Paris.
Paris dispose en effet d'un statut spécifique en matière d'organisation des forces de police . La loi du 28 pluviôse an VIII (17 février 1800) concernant la division du territoire français et l'administration a mis en place une préfecture de police à Paris. Dans cette ville qui n'aura pas de maire jusqu'en 1977 7 ( * ) , la préfecture de police est dirigée par un préfet et est chargée de la police criminelle de droit commun, de la police administrative et de la police de renseignement.
La création de la direction générale de la police nationale en 1966 permet ainsi de regrouper les personnels parisiens et les personnels exerçant sur le reste du territoire sous un même statut , les fonctionnaires de police étant alors répartis en cinq corps au sein de deux hiérarchies parallèles. Les fonctionnaires en tenue, chargés des missions de sécurité publique sur le terrain, étaient divisés entre le corps des gardiens de la paix et gradés et le corps des commandants et officiers. Les fonctionnaires en civil, chargés de la police judiciaire, étaient divisés en trois corps : les enquêteurs, les inspecteurs et les commissaires.
Cette division de la police nationale entre deux hiérarchies était cependant critiquée. C'est ainsi qu'en 1995, une réforme des corps et carrières est réalisée 8 ( * ) , permettant l'unification de la police nationale en trois corps, ce qui a eu pour effet de supprimer l'existence de deux chaînes hiérarchiques distinctes et autonomes pour les missions de police judiciaire et pour les missions de voie publique :
- le corps de maîtrise et d'application, réunissant les gradés et gardiens de la paix et les enquêteurs de police ;
- le corps de commandement et d'encadrement, unifiant les inspecteurs de police et les commandants et officiers ;
- le corps de conception et de direction, rassemblant les commissaires de police.
Ainsi, depuis les lois des 23 avril 1941 et 9 juillet 1966, l'organisation des directions et services de police nationale n'a pas été fondamentalement modifiée. Seules quelques créations ou fusions de services sont intervenues ponctuellement afin d'adapter l'organisation de la police nationale à l'évolution de la délinquance et de la criminalité. La logique sous-jacente d'exclusivité des missions reste ainsi encore aujourd'hui la règle dans le fonctionnement de la police nationale .
2. Un fonctionnement en silo des services exerçant des missions de police judiciaire au sein de la police nationale
La police judiciaire est chargée, comme en dispose l'article 14 du code de procédure pénale, « de constater les infractions à la loi pénale, d'en rassembler les preuves et d'en rechercher les auteurs ». Elle s'exerce sous l'autorité des magistrats, le rôle de l'autorité judiciaire en matière de contrôle et de direction de la police judiciaire ayant été consacré comme principe à valeur constitutionnelle 9 ( * ) .
L'exercice de la police judiciaire est attribué par la loi aux officiers de police judiciaire (OPJ), aux agents de police judiciaire (APJ), aux agents de police judiciaire adjoints (APJA), ainsi qu'aux fonctionnaires et agents auxquels sont attribuées par la loi certaines fonctions de police judiciaire 10 ( * ) . Il est majoritairement réalisé par la police et la gendarmerie nationales.
La direction nationale de la police nationale, composée de près de 15 000 personnels, traite environ 70 % de la délinquance générale et plus de 83 % de la grande criminalité . En dehors de la préfecture de police de Paris, deux directions couvrent l'essentiel des missions de police judiciaire : la direction centrale de la sécurité publique (DCSP) et la direction centrale de la police judiciaire (DCPJ).
La direction centrale de la sécurité publique (DCSP) 11 ( * ) traite quantitativement la part la plus importante des infractions enregistrées par les services de police, soit 98 % des faits constatés et 96 % des faits élucidés. Elle constitue une direction généraliste comptant 65 000 personnels dont 14 874 sont affectés à la filière judiciaire. Ces personnels sont répartis par départements, au sein de 92 directions départementales de la sécurité publique et 280 circonscriptions de sécurité publique (CSP). Ainsi, la DCSP compte 300 services d'investigation se composant de neuf sûretés départementales autonomes compétentes sur le ressort de leur direction départementale et de 280 sûretés départementales ou urbaines compétentes sur le ressort de leur circonscription de sécurité publique. Des directions zonales de la sécurité publique 12 ( * ) existent également dans chaque zone de défense et de sécurité, qui ont un rôle de conception, de coordination, d'orientation et de contrôle des directions départementales de la sécurité publique.
La DCSP a pour mission de lutter contre la petite et moyenne délinquance , en particulier la délinquance de voie publique, les violences contre les personnes, les violences intrafamiliales, les violences urbaines ainsi que la lutte contre le trafic local de stupéfiants. Elle s'est déjà réorganisée à plusieurs reprises afin de s'adapter à la massification du traitement de la délinquance. C'est ainsi qu'en 2020, une filière judiciaire unique a été établie au sein de cette direction, compétente de la prise de plainte jusqu'aux affaires criminelles, mettant fin au partage du judiciaire entre les sûretés départementales et les services de voie publique.
La direction centrale de la police judiciaire (DCPJ) 13 ( * ) , héritière des brigades du Tigre, est une direction spécialisée en charge de la lutte contre la criminalité organisée, le terrorisme, la cybercriminalité ainsi que les formes graves et complexes de la délinquance spécialisée , notamment financière ou relative aux atteintes graves aux personnes. Elle emploie 5 640 personnels dont 3 800 enquêteurs répartis entre les services centraux et territoriaux. Au niveau central, neuf offices centraux et quatre sous-directions opérationnelles sont chargés de lutter contre la criminalité de plus haut niveau. Le niveau central assure ainsi la centralisation des informations opérationnelles sur les menaces criminelles relevant de la compétence de la DCPJ, la conduite des enquêtes nécessitant une grande technicité ou la coordination de l'action d'une multiplicité de services d'enquête sur l'ensemble du territoire national, la gestion des outils français de coopération internationale en matière policière, la conception et la gestion des outils au service de l'investigation, et l'analyse de l'évolution des phénomènes criminels et des groupes criminels structurés. Le maillage territorial de la DCPJ s'articule autour de sept directions zonales ou régionales 14 ( * ) , 18 directions territoriales et 34 services de police judiciaire.
Source : direction générale de la police nationale
À ces deux directions s'ajoute la direction centrale de la police aux frontières (DCPAF) 15 ( * ) , à laquelle est rattaché l' Office de lutte contre le trafic illicite de migrants (OLTIM) 16 ( * ) , regroupant 70 enquêteurs. L'OLTIM est en charge du démantèlement des réseaux et filières en bande organisée favorisant l'immigration irrégulière, la fraude documentaire, ou l'emploi des étrangers sans titre. Au niveau territorial, la DCPAF dispose de 45 brigades mobiles de recherche (BMR) . Unités spécialisées à vocation judiciaire, les BMR sont chargées de lutter contre les filières d'immigration irrégulière, de démanteler les structures de travail illégal recourant à la main d'oeuvre étrangère, et de neutraliser les officines de fabrication et de falsification des documents de circulation ou de séjour ainsi que les formes organisées d'immigration irrégulière.
Enfin, le service national de la police scientifique est chargé de piloter l'ensemble de la police technique et scientifique de la police nationale et les laboratoires de police scientifique. Il comprend 1 245 personnels.
L'organisation des services exerçant des
missions de police judiciaire
dans la gendarmerie nationale
En matière de police judiciaire, la gendarmerie nationale est organisée en trois niveaux.
Au niveau central , la sous-direction de la police judiciaire (SDPJ) de la direction des opérations et de l'emploi est chargée de proposer une stratégie et de définir la doctrine d'emploi de la gendarmerie pour l'exécution des missions de police judiciaire. Cette sous-direction comprend également quatre offices centraux chargés de la coordination et des enquêtes de haut niveau dans leurs domaines de compétences.
Au niveau régional , des sections de recherche et des sections d'appui judiciaire, services spécialisés, sont placés sous l'autorité du commandant de la région de gendarmerie.
La majeure partie des unités réalisant des missions de police judiciaire sont cependant placées au niveau départemental , où les unités territoriales que sont les brigades territoriales autonomes (BTA) et les communautés de brigades, au plus près du terrain, peuvent bénéficier de l'appui de brigades de recherche (au niveau de chaque compagnie) ou de brigades départementales de renseignement et d'investigation judiciaire (au niveau du groupement de gendarmerie départementale). Toutes sont placées sous un commandant de groupement, lui-même placé sous l'autorité du préfet.
L'organisation des services exerçant des
missions de police judiciaire
à la préfecture de police de
Paris
L'organisation de la police à Paris est, on l'a vu, spécifique. La préfecture de police est compétente à Paris et dans les départements des Hauts-de-Seine, de la Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne, ainsi que sur les emprises des aérodromes de Paris-Charles-de-Gaulle, du Bourget et de Paris-Orly.
Au sein de la préfecture de police de Paris, la police judiciaire est essentiellement exercée par deux directions :
- la direction régionale de la police judiciaire (DRPJ) , chargée de la lutte contre la grande délinquance et les organisations criminelles. La DRPJ comprend trois services départementaux de la police judiciaire à Bobigny, Créteil et Nanterre, trois districts de police judiciaire à Paris, et quatre groupes interministériels de recherche (un par département). Elle comprend également 14 brigades centrales spécialisées intervenant sur l'ensemble du ressort de la préfecture de police ;
- la direction de la sécurité de proximité de l'agglomération parisienne (DSPAP) , chargée des affaires de petite et moyenne délinquance. Elle comprend 79 circonscriptions de sécurité de proximité (CSP) réparties au sein de quatre directions territoriales de sécurité de proximité implantées dans chacun des départements. Chaque CSP dispose d'un ser vice de l'accueil et de l'investigation de proximité (deux services pour la CSP de Bobigny). À l'échelon départemental, les directions territoriales de sécurité de proximité disposent d'une sûreté territoriale (ST) venant en appui des services de l'accueil et de l'investigation de proximité.
Au sein de la DSPAP, d'autres services exercent des missions de police judiciaire sur des thématiques spécifiques : c'est le cas de la sous-direction de la lutte contre l'immigration irrégulière , chargée d'enquêtes d'initiative en matière de démantèlement de filières d'acheminement et d'aide au séjour sur le territoire national ainsi que du traitement judiciaire des infractions de travail dissimulé et d'habitat indigne, ou de la sous-direction régionale de police des transport s qui dispose d'une sûreté régionale des transports chargée du traitement judiciaire de la délinquance commise sur l'ensemble des réseaux ferrés d'Ile-de-France et des faits commis dans les transports de surface lorsqu'ils résultent d'interpellations réalisées par ses services.
3. Le libre choix de l'autorité judiciaire dans la saisine des services exerçant des missions de police judiciaire
Comme l'indique l'article 12 du code de procédure pénale, la police judiciaire est exercée sous la direction du procureur de la République . Ainsi, si l'organisation des services de la police nationale relève des prérogatives du ministère de l'intérieur et de l'outre-mer et non du ministère de la justice, l'autorité judiciaire assure la direction, le contrôle et la surveillance de la police judiciaire .
Pour conduire ses enquêtes, l'autorité judiciaire a le libre choix de la formation saisie , en application de l'article 12-1 du code de procédure pénale.
La répartition des contentieux entre les différents services s'effectue cependant en pratique en fonction du lieu de commission des faits, de leur degré de complexité, de leur gravité ou encore de leur sensibilité . Globalement, les services de sécurité publique sont chargés de la lutte contre la petite et moyenne délinquance, des violences contre les personnes, des violences urbaines et du trafic local de stupéfiants tandis que la répression des formes spécialisées organisées ou transnationales de la criminalité et du terrorisme est toujours confiée à des services spécialisés , qu'il s'agisse des sections de recherche de la gendarmerie ou des services de police judiciaire dans la police nationale.
La frontière peut cependant être ténue entre le contentieux de masse et la criminalité organisée. C'est la raison pour laquelle deux protocoles cadres ont été conclus entre la direction des affaires criminelles et des grâces, dépendant du ministère de la justice, et respectivement la direction générale de la police nationale 17 ( * ) et la direction générale de la gendarmerie nationale 18 ( * ) , dépendant du ministère de l'intérieur. Ces protocoles envisagent les conditions de répartition des missions de police judiciaire entre les services d'investigation de la gendarmerie nationale et de la police nationale et, plus spécifiquement au sein de cette dernière, entre la DCSP et la DCPJ. Ils tiennent compte de l'organisation et de la représentation territoriale des services concernés : la sécurité publique a ainsi vocation à être plutôt saisie d'affaires de dimension locale tandis que les affaires nécessitant des investigations ou la coordination d'investigations d'ampleur nationale sont davantage du ressort des services de la police judiciaire.
Le niveau de saisine est cependant variable d'un territoire à l'autre , car il dépend tout à la fois des choix opérés par l'autorité judiciaire et des moyens capacitaires présents dans les territoires. Les protocoles-cadres nationaux ont ainsi parfois été déclinés au niveau local sous l'égide des parquets.
Ces protocoles constituent des cadres souples et adaptables, ne remettant pas en cause le libre choix du service enquêteur par l'autorité judiciaire . Les principes de répartition qu'ils contiennent sont seulement indicatifs et n'excluent pas la possibilité pour le magistrat de décider de la saisine d'un autre service, au regard de circonstances particulières. L'autorité judiciaire apprécie ainsi pour chaque saisine la nature et la sensibilité des faits, la complexité et l'étendue territoriale des recherches à entreprendre, ainsi que la charge pesant sur les services d'enquête avant de se prononcer sur la formation choisie. Elle peut aussi solliciter une co-saisine entre une pluralité de services d'enquête, peu important leur direction d'appartenance, lorsque l'ampleur ou la technicité des investigations à mener l'exige.
B. UNE ORGANISATION QUI N'EST PLUS TAILLÉE POUR RÉPONDRE AUX MUTATIONS DE LA CRIMINALITÉ
1. Une organisation complexe, cloisonnée et peu efficiente
Chacune des directions de la police nationale exerçant des missions de police judiciaire dispose d'une grande autonomie de fonctionnement , tant en termes opérationnel que de gestion des ressources humaines ou de gestion budgétaire. À titre d'exemple, la DCPAF et la DCPJ sont organisées aux niveaux interdépartementaux et zonaux, tandis que la DCSP est principalement organisée autour de l'échelon départemental, l'échelon zonal constituant un simple niveau de coordination.
Cette organisation fragmentée apparaît peu lisible et inadaptée . Cela s'ajoute à un mode de fonctionnement fortement centralisé et vertical , chacun des services déconcentrés ne rendant en pratique compte qu'à sa direction centrale sans qu'il y ait suffisamment d'interactions avec les autres services au niveau local, ce qui pèse sur l'efficience de l'action de la police nationale .
Comme le soulignait le livre blanc pour la sécurité intérieure publié le 16 novembre 2020 19 ( * ) , « la police nationale d'aujourd'hui s'est constituée progressivement par la création de structures spécialisées qui ont été conçues pour accomplir des missions particulières (police aux frontières, police judiciaire, police technique et scientifique, renseignement, maintien de l'ordre, protection des hautes personnalités, intervention spécialisée) ». Elle est ainsi « marquée par sa verticalité qui, au fil du temps, a juxtaposé des services aux compétences croisées ». Le livre blanc indiquait également que « l'état des lieux a confirmé une attente partagée d'un pilotage renforcé et affirmé, d'une plus grande lisibilité, de décloisonnement, de déconcentration et donc de conjuguer une fierté d'appartenance à une grande et puissante maison avec une agilité retrouvée ».
Le fonctionnement de la police nationale, souvent qualifié de fonctionnement en silos ou en tuyaux d'orgue , ne permet pas une approche globale et pluridisciplinaire dans la compréhension et le traitement des problématiques de sécurité intérieure. Ainsi, et comme l'indique Philippe Dominati dans son récent contrôle budgétaire de la Direction centrale de la police judiciaire, « la police nationale souffre ainsi d'un manque de cohésion et d'unité, qui génère des pertes d'information, d'efficacité et parfois même des logiques de concurrence et réduit finalement la possibilité de mettre en oeuvre une stratégie globale d'emploi des forces sur les différents territoires » 20 ( * ) .
Ces constats s'appliquent également aux services assurant l'exercice de la police judiciaire au sein de la police nationale . L'on constate des conflits de compétence, positifs ou négatifs, mais aussi des rivalités entre services. Plus largement, la faiblesse de la circulation de l'information ne permet pas l'appréhension globale d'un phénomène tant à l'échelle d'un territoire qu'à l'échelon national.
Ainsi, au quotidien, chacun des services de police travaille dans sa logique propre sur son territoire , sans nécessairement interagir avec les autres composantes de la police nationale, et ce d'autant plus que les échelons territoriaux ne sont pas identiques selon les directions.
Le renforcement des relations opérationnelles au niveau local entre les services de la DCSP et de la DCPJ constitue ainsi un axe de réflexion ancien au sein de la police nationale et des mécanismes ont progressivement été institués pour formaliser la coordination entre ces deux unités de la police nationale . À titre d'exemple, les services de sécurité publique élaborent des synthèses judiciaires et envoient des télégrammes afin d'informer les services de la police judiciaire de tous les faits de délinquance. Les services de la police judiciaire peuvent demander leur saisine pour tout fait les intéressant - avec l'accord de l'autorité judiciaire. Des co-saisines peuvent également être mises en oeuvre. Des structures de mise en commun des moyens d'enquête et de coordination ont également été instituées . C'est, par exemple, le cas des CROSS , les cellules de renseignement opérationnel en matière de stupéfiants, ou des groupes interministériels de recherche ( GIR ).
Il existe également un protocole entre les deux directions de la police nationale exerçant la majeure partie des missions de police judiciaire afin de fluidifier leur fonctionnement . Ainsi, le dernier protocole relatif à la doctrine de coordination de l'investigation entre les services territoriaux de la sécurité publique et de la police judiciaire a été conclu le 13 mai 2016. Ce protocole poursuit deux objectifs : le partage et la valorisation de l'information et du renseignement criminel par la mise en commun d'outils de collecte d'informations et de données, et le renforcement des relations opérationnelles avec la mise en oeuvre des moyens d'appui nécessaires.
En dépit de ce protocole, des conflits de compétence peuvent encore survenir . S'il peut s'agir de conflits positifs lorsque les deux directions souhaitent conserver la poursuite des investigations, comme dans le cas d'une découverte de quantités importantes de stupéfiants, il s'agit plus fréquemment de conflits négatifs. Dans ce cas, il revient au Parquet de trancher afin de contraindre tel ou tel service à prendre le dossier. Dans la police nationale, il s'agit fréquemment de dossiers économiques et financiers de moyenne complexité, dont la technicité rebute les enquêteurs de sécurité publique, mais que les services de police judiciaire estiment ne pas relever naturellement de leur champ de compétences. Dans la majeure partie des cas, il a été indiqué aux rapporteurs que le refus de la saisine par les services de police judiciaire conduisait les procureurs à se tourner vers la sécurité publique.
Plus dérangeant encore, un déficit de communication est majoritairement admis . À titre d'exemple, le directeur territorial de la police nationale de Martinique, entendu par les rapporteurs, a indiqué au cours de son audition que : « les conflits de compétence concernant les enquêtes judiciaires étaient peu fréquents entre l'antenne PJ et la DDSP, les critères de compétence des unités étant bien définis. En revanche, la circulation de l'information pouvait manquer de fluidité, aucun service n'ayant une vision globale sur les dossiers de l'autre service. »
2. Une organisation qui n'est plus adaptée à la criminalité du XXIe siècle
Cette organisation cloisonnée ne semble aujourd'hui plus adaptée à la criminalité qui affecte notre société.
L'on assiste en effet aujourd'hui à l'émergence de nouvelles formes de criminalité, marquées par l'internationalisation des phénomènes, l'individualisation de la société ou encore le développement des nouvelles technologies . La délinquance d'aujourd'hui se structure essentiellement autour des trafics de stupéfiants, d'armes ou des filières d'immigration clandestine mais, fait nouveau, les mêmes personnes s'immiscent désormais dans différents types d'actes de délinquance. Ainsi, l'on est désormais loin du grand banditisme où des gangs de braqueurs écumaient la France. C'est ce que le Service d'information, de renseignement et d'analyse stratégique de la criminalité organisée (SIRASCO) 21 ( * ) qualifie de « décloisonnement » des groupes criminels . Ainsi, l'association remplace l'opposition et la logique entrepreneuriale se développe .
De nouvelles formes de criminalité ont également émergé , qui mêlent supra territorialité - voire déterritorialisation (avec la cybercriminalité, par exemple) et autonomisation des groupes à l'échelon local . Les réseaux peuvent ainsi être très structurés à l'échelon international, avec des ramifications au niveau local, mais également qualifiés d'artisanaux, dans le cas de certains trafics de drogue en provenance de Guyane. Les modalités de la criminalité ont évolué, puisque les nouvelles technologies de l'information sont désormais largement utilisées - ubérisation de la livraison de stupéfiants par exemple - et le niveau de violence a fortement augmenté.
Ces nouvelles formes de criminalité ont été qualifiées par le SIRASCO de « néo banditisme ». Il s'agit d'un « banditisme nouveau issu des cités sensibles, se différentiant d'un "milieu" traditionnel fort affaibli par le succès des investigations policières, et un changement de générations. Il recouvre des groupes criminels organisés divers, mais tous structurés autour du trafic de stupéfiants. Leur particularité est de privilégier les "circuits courts" au sein du réseau, limitant les intermédiaires, et conférant un sentiment de puissance démesuré à de petits malfaiteurs n'en ayant pas l'envergure » 22 ( * ) . Grand banditisme et crime organisé trouvent également leur source dans la petite et moyenne délinquance ainsi que dans le trafic de stupéfiants.
Ce lien très fort entre délinquance très locale et trafics d'envergure internationale nécessite une bonne circulation de l'information entre les services en charge de la « délinquance du quotidien » et ceux luttant contre la criminalité organisée afin de mettre en place des synergies et une stratégie globale de lutte contre la délinquance et la criminalité. Il existe en effet un continuum entre la délinquance de masse , traitée en majorité par les services de sécurité publique, et les groupes criminels organisés dont s'occupent ceux de la police judiciaire.
C. LE RÉSULTAT : UNE FILIÈRE JUDICIAIRE EN CRISE
1. Une perte d'attractivité continue de la filière judiciaire
À ces évolutions de la société s'ajoute une perte d'attractivité croissante de la filière judiciaire dans la police nationale .
Les causes de la « désaffection » de la police judiciaire sont multiples et relativement bien connues.
Il s'agit en premier lieu de la complexification de la procédure pénale , sous l'influence notamment du droit européen. Les obligations procédurales se sont ainsi accrues, sans que le temps alloué aux forces de sécurité intérieure pour réaliser ces actes ait augmenté en conséquence, en particulier au stade de la garde à vue. Le temps utile pour l'investigation a ainsi été largement réduit.
Il s'agit en second lieu de la responsabilité et de la charge mentale pesant sur les enquêteurs : un simple oubli procédural peut avoir pour conséquence la nullité de la procédure, ce qui entraîne chez les enquêteurs un sentiment d'insécurité juridique. Plus encore, la responsabilité administrative voire pénale de l'agent peut être mise en cause en cas d'erreur de jugement ou de retard de traitement d'un dossier. À titre d'exemple, la responsabilité administrative des agents est désormais systématiquement examinée en cas de décès d'une victime de violences intrafamiliales , sans que les effectifs aient été augmentés pour traiter ces dossiers malgré l'accent mis sur la lutte contre ces violences.
Troisième cause à cette désaffection, les enquêteurs estiment souvent que les décisions des tribunaux ne sont pas à la hauteur des investigations réalisées , soit parce que les suspects sont relaxés ou peu condamnés soit, en raison de l'allongement de la durée des enquêtes, parce qu'ils ne disposent pas de visibilité sur le résultat - c'est en particulier le cas pour l'instruction et en matière économique et financière. Cela entraîne un fort découragement chez les enquêteurs.
Quatrième cause : des cycles horaires et des régimes indemnitaires moins favorables dans l'investigation que pour les personnels affectés à la voie publique. Ainsi, alors que les policiers en tenue sont, dans leur majeure partie, passés à des régimes cycliques leur permettant de disposer d'horaires fixes de travail et surtout de repos, les enquêteurs travaillent majoritairement sous un régime hebdomadaire, avec des permanences organisées le weekend . Ils sont cependant également susceptibles d'intervenir la nuit et le weekend lorsqu'ils travaillent sur une enquête. Il s'agit donc d'un métier devant composer avec une certaine imprévisibilité (rappels, astreintes, permanences, dépassements horaires, etc .), pour lequel l'équilibre entre vie professionnelle et vie personnelle est moins bien assuré que dans la filière de la voie publique.
De l'avis général, le régime indemnitaire ne compense que peu ces sujétions . Ainsi, la prime OPJ s'élève depuis le 1 er janvier 2023 à 1 500 euros par an. Elle a été récemment - et heureusement - revalorisée et réservée aux postes demandant effectivement l'exercice de cette qualification. La loi n° 2023-22 du 24 janvier 2023 d'orientation et de programmation du ministère de l'intérieur dite « LOPMI » a cependant permis la création d'une prime dite de « voie publique » s'élevant à 1 200 euros par an, réduisant d'autant le bénéfice de la prime OPJ.
Enfin, la priorité affichée depuis quelques années en faveur des services de voie publique au détriment de ceux de l'investigation, afin de « mettre davantage de bleu sur le terrain » conduit également à un sentiment de manque de considération chez les enquêteurs et décourage les vocations. Les outils numériques des métiers de la voie publique se sont ainsi largement améliorés dans les dernières années, avec notamment l'arrivée des logiciels NEO ou des caméras piéton, tandis que les outils numériques des métiers de l'investigation comme le logiciel de rédaction des procédures de la police nationale (LRPPN) sont obsolètes et dysfonctionnels, alors même que la numérisation porte un espoir de simplification du métier.
Ainsi, perte de sens, complexification de la procédure et charge mentale forte conduisent à une désaffection pour le judiciaire qui entraîne, comme le soulignait auprès de la commission François Molins, procureur général près la Cour de cassation, un déficit des vocations et d'attractivité et, par suite, de nombreuses vacances de postes au sein de ces métiers augmentant d'autant la charge de travail sur les personnels en poste. Le rapport annexé à la LOPMI indique ainsi qu'il y avait 17 000 officiers de police judiciaire au niveau national, pour 19 262 cartographiés et un besoin estimé à 22 000.
2. Des services d'investigation en souffrance, en particulier du côté de la sécurité publique
La désaffection pour le judiciaire dans la police nationale, combinée aux évolutions de la société, conduit à une augmentation du stock d'affaires à traiter et à une situation de grande difficulté, en particulier au sein des services d'investigation de la sécurité publique.
Ainsi, comme l'a indiqué la direction des affaires criminelles et des grâces aux rapporteurs, les stocks de procédures sont aujourd'hui très importants et ils concernent tant les contentieux de masse (comme les infractions routières ou les atteintes aux biens) que les infractions délictuelles et criminelles graves, telles les infractions en matière économique et financière ou les atteintes aux personnes. Ainsi, au 31 mai 2021, 2 638 979 procédures étaient dénombrées par les parquets généraux et les parquets, tous services confondus 23 ( * ) . Cet engorgement des procédures, s'il peut être constaté dans l'ensemble du territoire, est toutefois particulièrement prégnant dans les grandes agglomérations et les services de police plutôt que dans les ressorts ruraux et les services de gendarmerie.
Si l'on aurait pu considérer que ces stocks étaient directement issus de deux phénomènes concomitants, la pénalisation croissante de la société et l'orientation actuelle de prise de l'ensemble des plaintes par les services de police et de gendarmerie, il s'avère que le nombre de procédures enregistrées chaque année est globalement stable depuis 2012 (hors crise sanitaire). L'on constate cependant parallèlement une diminution du nombre d'affaires traitées par les parquets depuis 2006, ce qui confirme la constitution de stocks au sein des services de police et de gendarmerie .
Nombre de procédures enregistrées par les services d'enquête
Sources : Direction des affaires criminelles et des grâces, à partir de PULSAR Registre (STSI²) pour la gendarmerie nationale et de l'« État 4001 » (SSMSI) pour la police nationale
Affaires pénales traitées annuellement
par les parquets
depuis 2001 selon l'orientation
Sources : Direction des affaires criminelles et des grâces - Cadres des parquets pour la période 2001-2013 et SDSE/SID-Cassiopée pour les années suivantes, traitement DACG-PEPP
La constitution de stocks au sein des services de police et de gendarmerie s'explique principalement par la désaffection pour le judiciaire mentionnée ci-dessus et par le manque d'effectifs dans les services d'investigation.
Si tous les contentieux semblent concernés par la constitution de ces stocks , à l'exception depuis peu des violences intrafamiliales qui sont désormais traitées en priorité - mais au détriment des autres affaires -, la constitution de stocks est particulièrement massive au sein des services de la sécurité publique , la DCSP ayant évalué son stock de procédures à 1 552 696 au 30 juin 2022. Ses services font en effet face à des problématiques croissantes liées, d'une part, à la multiplication des saisines, les magistrats ayant à coeur de laisser aux policiers de la direction de la police judiciaire suffisamment de temps pour mener les enquêtes complexes qui leur sont confiées, et, d'autre part, à la diminution préoccupante du taux d'encadrement intermédiaire.
Les rapporteurs considèrent indispensables, avant toute réflexion sur le mode de fonctionnement de la filière investigation dans la police nationale, de réaliser un état des lieux précis, objectif et fiable du nombre de procédures en attente de traitement par domaine et par service, en fonction de leur ancienneté .
Proposition n° 1 : Établir un état des lieux précis, objectif et fiable du nombre de procédures en attente de traitement par service et de leur ancienneté.
La diminution du taux d'encadrement est due en premier lieu à la réforme des corps et carrières, votée en 1995, et au protocole d'accord sur les corps et carrières de la police nationale signée le 17 juin 2004, qui a prévu une diminution du corps des officiers de 14 000 personnels en 2004 à 9 000 à l'horizon 2012. À ces évolutions règlementaires ayant conduit à la suppression d'une hiérarchie spécifique dans l'investigation et à la diminution du nombre d'encadrants intermédiaires, s'ajoute la fai ble attractivité de la filière investigation, particulièrement prégnante pour les officiers .
Ainsi, le taux d'encadrement des effectifs en sécurité publique est passé de 9,5 % en 2015 à 5,1 % en 2020, tandis qu'il est resté plus élevé en police judiciaire (30,9 % en 2020 contre 43,5 % en 2015) . Cela conduit les personnels du corps des gradés et gardiens de la paix à devoir faire face au traitement des affaires judiciaires sans véritable encadrement de la hiérarchie intermédiaire.
Cette faiblesse de la hiérarchie intermédiaire dans les services de la sécurité publique exerçant des missions de police judiciaire est particulièrement préjudiciable : la transmission de savoir et la priorisation des dossiers incombent en effet à cette strate, qui joue par ailleurs un rôle fondamental dans la qualité des procédures. Elle explique également en partie la constitution de stocks au sein des services de la sécurité publique.
Les conséquences de ce phénomène d'engorgement des procédures sont de deux ordres pour les policiers :
- morales, avec un métier d'enquêteur qui est de plus en plus négativement perçu et un découragement croissant des personnels en poste . En conséquence, les services d'investigation et en particulier ceux de sécurité publique font face à de nombreuses vacances de postes et à un volume d'enquêteurs insuffisant pour traiter les stocks et les flux entrants de dossiers . Ainsi, en septembre 2022, 3,6 % des postes du corps de conception et de direction, 19 % des postes du corps de commandement et 15 % des postes du corps d'encadrement et d'application étaient vacants dans la sécurité publique ;
- opérationnelles , car le nombre de dossiers par enquêteurs est désormais déraisonnable pour permettre une conduite sereine des enquêtes. La moyenne nationale est de 104 dossiers par enquêteur dans les services de la sécurité publique. Le ratio de procédures par enquêteur peut cependant être bien plus élevé, comme à Beauvais où il atteint 261. Les services d'investigation en sécurité publique ne disposent ainsi plus du temps nécessaire pour réaliser une activité d'initiative, ni même pour traiter dans des conditions correctes leurs dossiers.
3. En bout de chaîne, un traitement dégradé des affaires judiciaires
À ces conséquences pour les enquêteurs s'ajoutent les conséquences pour la société . Tous les magistrats font ainsi le constat d'une dégradation constante de la qualité des procédures pénales . Sont en particulier déplorés la faible qualité des comptes rendus dans le cadre des permanences téléphoniques des services de traitement en temps réel des parquets, la méconnaissance de certaines règles procédurales pouvant entraîner des irrégularités, par exemple en matière de contrôles d'identité ou de garde à vue, ou encore des difficultés lors de l'établissement de convocations en justice.
La filière judiciaire de la police nationale apparaît donc aujourd'hui dans une crise profonde, constat partagé tant par la hiérarchie policière que la hiérarchie judiciaire, qui ne permet plus aux services concernés de faire face au flux des procédures. Les stocks constitués obèrent la capacité de traitement des nouveaux dossiers et accroissent les délais de traitement des procédures de manière incompatible avec les attentes des justiciables .
Plus encore, en raison des priorités de traitement, certains types d'affaires sont moins bien traités , car ils demandent de nombreux actes de procédure ou davantage de temps - c'est en particulier le cas des affaires en matière économique et financière, en grande souffrance aujourd'hui.
Le traitement judiciaire et la réponse pénale sont donc dégradés . Plusieurs instruments sont mis en place pour remédier à cette situation.
Pour faire un état des lieux des stocks au niveau des directions départementales de la sécurité publique, une dépêche conjointe des ministères de l'intérieur et de la justice du 31 mai 2021 relative au traitement des procédures judiciaires dans les services de police prescrivait un objectif de réduction des stocks et la transmission des inventaires de dossiers aux procureurs de la République.
Pour réduire les stocks de procédures, les parquets ont développé les orientations suivantes :
- l'organisation régulière d'opérations de « traitement en temps réel sur site » : elles consistent pour les magistrats du parquet à se rendre dans les commissariats de police pour y examiner les procédures et prendre une décision d'orientation. Il s'agit le plus souvent d'une décision de classement sans suite, en raison de la prescription de l'affaire ou de l'absence d'éléments ou d'actes d'enquête ;
- la mise en place de procédures alternatives aux poursuites ou de jugements plus rapides ou sans audience (comparutions sur reconnaissance préalable de culpabilité, comparutions immédiates, ordonnances pénales, etc .).
Ces choix conduisent à des incompréhensions légitimes des victimes et à une image dégradée de l'institution et de la chaîne pénale.
En conséquence, un questionnement se fait jour sur la sortie d'un certain nombre d'actes délictueux d'un traitement judiciaire, avec le développement de la contraventionnalisation et des amendes forfaitaires délictuelles . En témoigne la volonté de généralisation de cette procédure à tous les délits punis d'une simple peine d'amende ou de moins d'un an de prison annoncée par le président de la République lors de son déplacement à Nice le 22 janvier 2022. Cette généralisation, proposée par la LOPMI, a été heureusement restreinte à l'initiative du Sénat. Elle pose cependant question quant aux solutions possibles face à cet engorgement du judiciaire.
II. LE PROJET D'UNE DÉPARTEMENTALISATION DE LA POLICE NATIONALE, SELON UNE ORGANISATION EN FILIÈRES
A. L'HISTORIQUE DE LA RÉFORME
La réforme aujourd'hui proposée n'est pas nouvelle. Elle a été plusieurs fois envisagée mais jamais conduite à son terme .
L'actuel projet de départementalisation de la police nationale porté par le ministère de l'intérieur s'apparente davantage à une nouvelle version d'une réforme défendue antérieurement par différents ministres de l'intérieur.
L'idée remonte en réalité au début des années 1990 et au deuxième passage au ministère de l'intérieur de Pierre Joxe (mai 1988 - janvier 1991) 24 ( * ) . Sur proposition du DGPN de l'époque 25 ( * ) , le ministre lança dès le mois d'avril 1990 un ambitieux projet de territorialisation de la police nationale, avec le département comme échelon de référence. L'objectif affiché était, d'une part, d'être plus efficace dans la lutte contre la petite et moyenne délinquance et, d'autre part, d'unifier des services dont le morcellement était perçu comme une entrave à l'efficacité des politiques de sécurité. Une expérimentation a d'abord été lancée dans cinq départements 26 ( * ) , avant d'être progressivement étendue 27 ( * ) puis généralisée à partir du premier semestre 1993.
Concrètement, cette expérimentation s'est traduite par la création de directions départementales de la police nationale, dont le directeur, placé sous l'autorité du préfet, commandait, de manière organique et opérationnelle, les services des polices urbaines, des renseignements généraux et de la police de l'air et des frontières . En miroir de cette réforme a été créée, au niveau central, une direction centrale de la police territoriale (DCPT) qui a récupéré les prérogatives des trois anciennes directions centrales « métiers » concernées par la réforme. En revanche, les services de la police judiciaire n'étaient pas concernés par l'expérimentation 28 ( * ) .
La réforme n'a pas rencontré le succès espéré . Avant même sa généralisation, le syndicat des commissaires et hauts fonctionnaires de la police nationale (SCHFPN) avait par exemple alerté sur une « uniformisation des structures et des procédures » inachevée dans les départements d'expérimentation et sur l'absence d'organisation claire de la DCPT 29 ( * ) . Au Sénat, l'expérimentation avait également rencontré un certain scepticisme , le rapporteur pour avis de la commission des lois sur les crédits du ministère de l'intérieur ayant notamment regretté l'absence d'une réflexion d'ensemble sur la territorialisation et d'association du Parlement dans le processus 30 ( * ) .
Au vu des remontées négatives des préfets, Charles Pasqua décida en avril 1993, un mois après son arrivée place Beauvau, d'un moratoire dans la mise en oeuvre de la départementalisation. L'expérience initiée par Pierre Joxe et poursuivie par ses successeurs Philippe Marchand et Paul Quilès, fut finalement définitivement clôturée par une lettre du ministre de l'intérieur aux préfets en date du 14 juin 1993 . Il y est fait mention de « correctifs » qui s'apparentaient de facto à un retour à la situation antérieure : la dimension départementale de la police nationale y repose sur de nouvelles DDSP en charge de la sécurité publique et sur l'établissement de plans départementaux de sécurité 31 ( * ) .
Charles Pasqua estima en effet que la départementalisation avait montré de trop importantes limites, notamment en ce qu'elle « a[vait] entraîné un important gonflement des effectifs d'état-major et suscité de réelles frustrations et une certaine démotivation sans que pour autant ses effets, en termes de sécurité, puissent être évalués » . Le rapporteur pour avis des crédits budgétaires « police et sécurité » au Sénat ne dressa pas un constat différent et indiqua dans son avis que, « en pratique, la départementalisation a[vait] multiplié les échelons de commandement, a[vait] provoqué une certaine démobilisation - notamment ceux des Renseignements généraux, isolés du préfet, leur interlocuteur naturel - et a[vait] abouti à une opacité croissante des services, érigés en directions départementales trop autonomes pour voir réellement fonctionner de concert » 32 ( * ) .
* 3 Décret du 4 mars 1907.
* 4 Décret du 30 décembre 1907.
* 5 Décret du 30 décembre 1907.
* 6 Alors que les services de police dépendaient dans leur grande majorité des communes, plusieurs villes connaissent cette époque une étatisation de leur police municipale, en raison d'une administration insuffisante (Marseille en 1908, Toulon en 1918, Nice en 1920) ou pour les besoins de la gestion de l'ordre public et de la sécurité (Strasbourg, Mulhouse et Metz en 1925, région parisienne en 1935).
* 7 Et dans lequel le maire n'exerce aucun pouvoir de police municipale jusqu'en 2002.
* 8 Par la loi n° 95-73 du 21 janvier 1995 d'orientation et de programmation relative à la sécurité .
* 9 Voir par exemple la décision du Conseil constitutionnel n° 2011-625 DC du 10 mars 2022 sur la loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure (considérant 59) ou la décision n° 2021-817 DC du 20 mai 2021 sur la loi pour une sécurité globale préservant les libertés (considérant 6).
* 10 Article 15 du code de procédure pénale.
* 11 Article 21 du décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l'administration centrale du ministère de l'intérieur et du ministère des outre-mer et arrêté du 1 er février 2011 relatif aux missions et à l'organisation de la direction centrale de la sécurité publique.
* 12 Créées le 1 er janvier 2021 par le décret n°2020-1736 du 29 décembre 2020 portant création des directions zonales de la sécurité publique.
* 13 Article 22 du décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l'administration centrale du ministère de l'intérieur et du ministère des outre-mer et arrêté du 5 août 2009 relatif aux missions et à l'organisation de la direction centrale de la police judiciaire .
* 14 Six directions zonales et la direction régionale de la police judiciaire de Versailles.
* 15 Article 20 du décret n° 2013-728 du 12 août 2013 portant organisation de l'administration centrale du ministère de l'intérieur et du ministère des outre-mer et arrêté du 1 er février 2011 relatif aux missions et à l'organisation de la direction centrale de la police aux frontières .
* 16 Créé par le décret n° 2022-1704 du 27 décembre 2022 portant création d'un office de lutte contre le trafic illicite de migrants . L'OLTIM a remplacé l'Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi des étrangers sans titre (OCRIEST) créé par le décret n° 96-691 du 6 août 1996 portant création d'un Office central pour la répression de l'immigration irrégulière et de l'emploi d'étrangers sans titre .
* 17 Protocole cadre du 20 décembre 2007 de répartition des compétences judiciaires entre les services des directions centrales de la sécurité publique et de la police judiciaire.
* 18 Protocole cadre du 24 juillet 2006 entre la direction des affaires criminelles et des grâces et la direction générale de la gendarmerie nationale, sur l'exercice de la police judiciaire par la gendarmerie nationale.
* 19 Le livre blanc est consultable à l'adresse suivante : https://www.interieur.gouv.fr/actualites/actu-du-ministere/livre-blanc-de-securite-interieure .
* 20 Sénat, Rapport d'information n° 302 (2022-2023) de M. Philippe Dominati sur la Direction centrale de la police judiciaire , fait au nom de la commission des finances et publié le 1 er février 2023. Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : https://www.senat.fr/notice-rapport/2022/r22-302-notice.html .
* 21 Créé par l'arrêté du 27 août 2010 modifiant l'arrêté du 5 août 2009 relatif aux missions et à l'organisation de la direction centrale de la police judiciaire , le SIRASCO est « chargé notamment de l'identification et du suivi des organisations criminelles dont l'activité a une incidence sur le territoire national, de l'analyse stratégique et opérationnelle relative à ces organisations et de l'échange de renseignements avec les services français et étrangers. »
* 22 Rapport de 2019 du SIRASCO tel que résumé par la revue Conflits. L'article est consultable à l'adresse suivante : https://www.revueconflits.com/sirasco-delinquance-crime-organise-police-nationale-gendarmerie/ .
* 23 Source : audition de la direction des affaires criminelles et des grâces par les rapporteurs.
* 24 Les informations mentionnées dans cette partie sont majoritairement extraites de la chronique de sécurité intérieure (juillet 1991- décembre 1992) de Christian Vallar, publiée au recueil Dalloz en 1999.
* 25 Ministère de l'Intérieur, directeur général de la police nationale (J. -Y. Paulot), note à l'attention de Monsieur le Ministre, 14 déc. 1989.
* 26 Arrêté du ministre de l'intérieur du 20 avril 1990 (n° 1563).
* 27 L'expérimentation est ensuite étendue à 18 départements supplémentaires à partir du 25 avril 1990, avant une nouvelle vague de 24 départements à partir du 1 er septembre 1992.
* 28 Par une circulaire en date du 24 juin 1992, le garde des sceaux s'est même opposé à l'octroi de la qualité d'OPJ aux DDPN en ce qu'ils « n'exercent pas à titre personnel et habituel des missions de police judiciaire ». Il est revenu aux procureurs de déterminer en lien avec les préfets l'opportunité de la création de services départementaux de police judiciaires placés auprès du DDPN, « sous réserve toutefois du maintien des compétences spécifiques et exclusives du Procureur de la République ». De fait, le refus d'habilitation est resté la norme.
* 29 SCHFPN, Enquête de départementalisation, 1992.
* 30 Paul Masson, avis présenté au nom de la commission des lois du Sénat sur les crédits « police et sécurité » du projet de loi de finances pour 1992 (n° 97).
* 31 Élaborés par les responsables de la police et de la gendarmerie nationales, ainsi que des douanes, avec une association des services de police judiciaire, le tout sous l'autorité conjointe du préfet et du procureur de la République.
* 32 Paul Masson, avis présenté au nom de la commission des lois du Sénat sur les crédits « police et sécurité » du projet de loi de finances pour 1994 (n° 106).