C. À LA CROISÉE DU GOÛT, DU PRIX ET DES HABITUDES CULTURELLES, C'EST L'ACCEPTABILITÉ DU CONSOMMATEUR QUI DÉFINIRA IN FINE LE SUCCÈS OU NON DE CE PRODUIT
Pour Étienne Duthoit, directeur général de Vital Meat, l'acceptabilité des consommateurs est l'un des quatre grands défis du secteur.
Conscientes des fortes réserves qui entourent leurs produits dans la population, les entreprises développant des « aliments cellulaires » déploient d'importants efforts de communication afin de les faire connaître et d'en vanter les mérites.
À en croire Gilles Candotti, de Mosa Meat, « à la fin, le goût, le prix et les habitudes culturelles seront les facteurs déterminants » de la diffusion ou non des « aliments cellulaires ».
1. Les qualités organoleptiques intrinsèques du produit seront la condition sine qua non de son succès
Dans une étude de 2023, le chercheur Sghaier Chriki et ses collègues récapitulent dans le tableau suivant les différentes dimensions de la comparaison organoleptique entre « aliments cellulaires » et viande issue de l'élevage.
Source : Bourdrez et Chriki, 202375(*)
a) En l'absence d'échantillons suffisamment larges et fiables, il demeure difficile de se prononcer sur le goût du produit en tant que tel
Naturellement, les entreprises du secteur soulignent les qualités organoleptiques de leurs produits, en particulier pour les différencier de l'offre de substituts végétaux, et insistent sur les retours, d'après eux positifs, de chefs cuisiniers. La contrepartie de cette promesse, selon M. Chriki, est que « les attentes des consommateurs pour cette alternative sont plus fortes [que pour les analogues végétaux ou les insectes] puisqu'ils s'attendent à retrouver une copie identique de la viande ».
Or, lors de l'audition plénière du 8 février, le chercheur Jean-François Hocquette est allé jusqu'à dire qu'il pourrait y avoir « autant de différence entre le jus de raisin et le vin qu'entre la viande cultivée et la viande » car le processus de maturation propre à la viande76(*) ne serait pas pris en compte pour les aliments cellulaires, dans la mesure où la culture cellulaire conduit à la production de fibres musculaires, et non de viande maturée. En outre, un profil de gras déséquilibré entre acides gras saturés ou insaturés dans les « aliments cellulaires », au profit des omega-3, pourrait accélérer le rancissement du produit, dans la mesure où les antioxydants apportés par l'alimentation des animaux ne sont pas présents.
Il est difficile de se prononcer à cet égard sans avoir soi-même goûté le produit, en raison de l'adage selon lequel « des goûts et des couleurs, on ne discute pas » (de gustibus et coloribus non est disputandum).
Pour autant, des dégustations de leurs produits sont organisées par les entreprises à destination de chercheurs ou de journalistes. Spécialiste de la qualité sensorielle de la viande et, partant, habituée à ce type de tests, Mme Ellies a pu goûter le produit et admet « avoir éprouvé un certain plaisir » lors de la dégustation, ajoutant que « le goût de la viande était là ».
Elle attribue toutefois ce goût « grillé » à la réaction de Maillard77(*) qui a lieu lors de la cuisson, et précise que le produit était, comme souvent, intégré dans une recette. De ce fait, elle met en garde sur la difficulté à séparer le goût du produit de celui de la sauce.
M. Hocquette confirme le plaisir qu'il a lui-même éprouvé en dégustant le produit mais ajoute que ce plaisir provient aussi « du caractère exceptionnel de goûter un produit rare ».
Les dégustations sont autorisées dans certains pays sous certaines conditions
Le Good Food Institute recense dans son rapport annuel sur l'état du secteur de la « viande cultivée78(*) » les événements de dégustation (public tastings ou samplings) organisés dans le monde. On peut ainsi noter que, de façon symbolique, le Premier ministre et le président israéliens ont tous deux goûté des aliments cellulaires, que près des ¾ des participants à une dégustation du poulet cellulaire de SuperMeat en Israël ont préféré ce produit à du poulet conventionnel, ou encore qu'un client a trouvé le porc cellulaire de l'entreprise chinoise CellX « un peu fade79(*) ».
En l'absence de produit commercialisé pour que les consommateurs se fassent leur propre opinion, les entreprises du secteur souhaitent pouvoir organiser des dégustations à destination du grand public, tant pour affiner leurs études de marché que pour « banaliser » le produit. Cette possibilité est toutefois variable d'une législation à l'autre. Il semble qu'elle soit autorisée en Allemagne, en Israël et en Chine, mais pas aux États-Unis et « dans une zone grise » en France.
Enfin, elle est en cours d'autorisation aux Pays-Bas. Une motion présentée par deux des partis de la coalition libérale au pouvoir aux Pays-Bas (Démocrates 66 et Parti populaire pour la liberté et la démocratie) a été adoptée à une très large majorité par la Chambre des représentants en mars 2022 « pour qu'un espace expérimental soit offert aux producteurs de viande cultivée80(*) ». En particulier, elle « demande au gouvernement d'entamer des consultations avec les producteurs néerlandais de viande de culture, pour permettre des dégustations dans des conditions contrôlées et sûres, comme c'est déjà le cas en France et en Allemagne81(*). » Même s'il n'est pas besoin de modifier la loi, l'autorité néerlandaise de sécurité alimentaire NWVA) doit encore définir les modalités de ces dégustations, pour les employés ou les personnes extérieures.
b) Les entreprises sont à ce stade incapables de reproduire la texture complexe d'une pièce entière de viande
La structuration des « aliments cellulaires » est l'un des principaux défis techniques du secteur.
De l'aveu de certaines des entreprises, qui n'ambitionnent pas plus que la production de matière première pour les industries agroalimentaires, la texture du produit serait, dans leur cas, proche de celle d'une pâte grumeleuse ou de celle d'un yaourt.
Même pour les entreprises visant l'élaboration de produits finis, le steak haché et les boulettes de boeuf, les nuggets de poulet ou encore le poisson sont le plus souvent visés, en raison de leur texture plus facile à reproduire. Il semble qu'un échantillon représentatif de ce que produisent les entreprises du secteur serait aujourd'hui proche du steak haché.
Il est toutefois possible de reproduire des fibres, le produit goûté par Mme Ellies-Oury étant même, d'après elle, « très filandreux, filamenteux, tellement élastique qu'il est difficile de le casser avec les dents ».
Toutefois, les preuves de concept s'apparentent aujourd'hui davantage à une lamelle de carpaccio (d'une épaisseur d'environ 5 mm), et les rares entreprises qui souhaitent imiter des pièces de viande entières - en particulier Mosa Meat et Aleph Farms - admettent qu'il leur faudra encore de nombreuses années avant d'envisager la production à grande échelle d'une entrecôte, d'une cuisse de poulet ou d'une côte de porc.
c) L'apparence du produit est proche de la viande conventionnelle, au prix d'une transformation du produit
La mission d'information a pu voir des lots réfrigérés de saucisses de porc cellulaire (hybrides avec du végétal) de Meatable et de protéines de poulet cellulaire de Vital Meat, qui ne présentaient pas de différence particulière avec des saucisses de porc ou des morceaux de filet de poulet.
Il faut toutefois rappeler qu'au premier steak d'aliments cellulaires présenté publiquement au monde, avant la création de Mosa Meat, avaient été ajoutés « de la chapelure, du jus de betterave, du safran ou encore de la poudre d'oeuf82(*) » pour colorer et texturer le produit.
Les entreprises du secteur s'efforcent de présenter leur produit parmi d'autres ingrédients, plus familiers des consommateurs, une étude menée au Portugal ayant permis de montrer que la désirabilité du produit augmentait dans ce cas.
Capture d'écran de la vidéo de présentation du premier steak haché de boeuf cellulaire en 2013
Poulet d'Upside Foods
Steak tartare de Mosa Meat
d) Les « aliments cellulaires » ne pourront répondre, par définition, aux attentes de naturalité
La critique selon laquelle les aliments cellulaires éloigneraient les consommateurs de la naturalité des produits a souvent été entendue au cours des travaux de la mission.
Exprimées par le sénateur Laurent Duplomb lors de l'audition plénière, ce sont des aspirations culturelles fortes : « durant ma jeunesse, dans les années 1970-1980, on nous expliquait que, après l'an 2000, nous mangerions tous des cachets et que l'alimentation ne serait plus un plaisir. Or il s'est passé l'inverse : les consommateurs français ont exigé des circuits courts, des AOP, une traçabilité des produits, une forme de bien manger... »
Il est vrai que la production d`aliments cellulaires est un processus impliquant par nature un degré important de transformation, des cellules animales étant prélevées, placées dans un bioréacteur et « nourries » avec un milieu de culture composé de plusieurs dizaines de macro et micronutriments. Cette étape de quelques semaines en usine contraste avec l'image bucolique évoquée par le sénateur Laurent Duplomb « de la viande de bovin vivant, courant dans les prés et étant élevé par des agriculteurs. »
De façon contestable, certaines entreprises du secteur considèrent que ces nutriments ne seraient pas des additifs, assimilant la production d'« aliments cellulaires » à une simple reproduction, en dehors de l'animal, de la croissance musculaire ayant lieu, dans le cas de l'élevage, au sein de l'animal. Elles cherchent en outre à relativiser l'ampleur de cette transformation, en comparant leurs procédés de fabrication à des processus de transformation plus familiers, comme la fermentation par des levures, et promeuvent un vocabulaire moins connoté (« fermenteurs » au lieu de « bioréacteurs », « croissance » au lieu de prolifération, « culture » au lieu de in vitro).
Il y a tout lieu de croire que la dissonance cognitive existant actuellement dans la consommation de viande issue de l'élevage83(*) existerait aussi dans le cas du processus de production d'« aliments cellulaires », qui évoque davantage le laboratoire que la ferme.
En revanche, les effets négatifs de l'ultra-transformation en tant que telle sur la santé appellent des démonstrations supplémentaires84(*), ses effets délétères semblant davantage attribuables à l'usage de tel ou tel additif qu'à la transformation alimentaire en tant que telle.
Les entreprises rappellent enfin qu'il entrerait vraisemblablement moins d'ingrédients et d'additifs dans la production d'« aliments cellulaires » que dans la fabrication d'analogues végétaux cherchant à imiter la viande.
2. Le baisse des coûts de production des aliments cellulaires sera déterminante pour la viabilité économique du secteur
a) Un produit qui restera nécessairement « haut de gamme » lors de son lancement en raison de ses coûts de production élevés
La première « preuve de concept » de steak haché de boeuf cellulaire présentée au grand public85(*) a coûté environ 300 000 € le steak de 80 g, un coût de production qui ne permet pas, en tout état de cause, d'envisager sa commercialisation, même à très petite échelle. La plupart des nouvelles technologies connaissent toutefois des courbes de baisse de coût de production rapide.
Ainsi, comme l'indiquent les chercheurs MM. Hocquette, Chriki et Mme Ellies-Oury, « une boulette de `viande in vitro' coûtait86(*) en 2016 `seulement' 36 000 euros le kg et le steak développé par la société Aleph Farms coûtait 46 euros pour une tranche de 5 mm d'épaisseur en 2018. Selon le Good Food Institute, les coûts actuels de production resteraient 100 à 10 000 fois plus élevés » que dans le cas de la viande d'élevage.
Interrogée par la mission sur l'évolution de ces coûts de production depuis cinq ans, la société Aleph Farms a seulement indiqué que « lors de son lancement le `steak' aura un prix de vente similaire à celui du boeuf très haut de gamme (autour de 100-150 $/kg), avec l'objectif d'atteindre la parité des prix avec un steak de boeuf conventionnel quelques années après le lancement ».
À ce stade, le niveau de prix est une information confidentielle, sur laquelle les entreprises ne souhaitent pas communiquer. La production étant encore en phase de recherche et développement et de quelques centaines de kg par an seulement, les prix au kg ne soutiennent manifestement pas la concurrence des produits d'origine animale disponibles sur le marché.
Le cabinet CE Delft87(*) a estimé dans une analyse économique88(*) parue en février 2021 qu'aux prix actuels du marché, les coûts de production de la viande de culture, si elle devait être immédiatement commercialisée, seraient selon les hypothèses retenues89(*) de 149 $/kg à 22 423 $/kg, et de 1 707 $/kg dans le scénario central.
Source : CE Delft [échelle logarithmique]
Le milieu de culture (en vert et en rouge dans le graphique, dans les catégories « prolifération » et « différenciation et maturation »), représente de façon très majoritaire le principal poste de dépense. Plus de 99 % du coût de ce milieu de culture correspond aux protéines recombinantes (albumine, insuline et transferrine) et aux facteurs de croissance (facteurs de croissance des fibroblastes, et facteurs de croissance transformants) qui correspondent.
Dans les trois scénarios les plus optimistes, le coût de production chuterait aux alentours de 6 $ à horizon 2030, grâce à une réduction drastique du coût du milieu de culture, qui serait obtenue par une baisse des volumes et du prix de ces composants, un défi technique. Dans cette hypothèse, la maintenance et la main-d'oeuvre resteraient les principaux postes de dépenses.
Dans cette étude, « la ventilation des résultats pour les différents types de viande n'a pas été effectuée, afin d'assurer la confidentialité des données. » Or, les coûts de production des aliments cellulaires seraient tout juste comparables au prix de vente des productions animales.
Cela tend à confirmer l'idée selon laquelle les aliments cellulaires seraient cantonnés à un statut de produits « de niche », réservés par leurs caractéristiques et notamment leur coût à une population aisée, à l'instar du boeuf de Kobe ou du foie gras.
MM. Hocquette, Chriki et Mme Ellies-Oury notent en dix ans une inflexion dans le discours promotionnel des entreprises développant des « aliments cellulaires », la « révolution alimentaire » promise s'étant muée en innovation complémentaire. Selon les chercheurs, ce changement de discours s'expliquerait autant par une stratégie de communication liée à la recherche d'une meilleure acceptabilité socio-économique de ces produits, que par le constat d'obstacles techniques et économiques.
Pour ces raisons de coûts, il est très plausible que les produits commercialisés seront des hybrides.
b) L'insertion dans le patrimoine culinaire de la France : un destin d'éternel second similaire à la margarine ?
L'insertion des « aliments cellulaires » dans les circuits de distribution classiques sera un aspect clé de leur « banalisation » et, partant, de leur intégration régulière, par les consommateurs, dans leur régime alimentaire.
À cet égard, la restauration hors foyer pourrait jouer dans les premières années un rôle crucial, pour deux raisons.
D'une part, s'agissant d'un nouvel aliment, l'intermédiation de professionnels de l'alimentation tout au long de la chaîne alimentaire serait de nature à rassurer le consommateur sur le produit ingérer. Le cuisinier jouerait en quelque sorte le rôle de tiers de confiance, autant par sa maîtrise de la sécurité sanitaire des produits que par sa capacité à cuisiner ces derniers de la meilleure des façons.
D'autre part, la restauration est dépositaire d'un patrimoine gastronomique et, souvent, d'une certaine excellence. Par association à son image de marque, la restauration est en mesure de rendre le produit plus désirable qu'il ne l'est actuellement et de légitimer sa place dans nos assiettes.
Les entreprises développant le produit ne s'y sont pas trompées, la plupart d'entre elles comptant des cuisiniers dans leurs équipes ou ayant, à tout le moins, développé des partenariats avec des cuisiniers, en ciblant en particulier des chefs étoilés.
Le cofondateur et président de Gourmey, Nicolas Morin-Forest, a ainsi voulu souligner lors de l'audition plénière, que « l'expérience gustative de [son] produit s'inscrit dans une forme de savoir-faire et de nouvelle tradition ; il a été développé avec des chefs et des personnalités du monde culinaire, qui ont reconnu des propriétés sensorielles proches du foie gras ». De même, l'entreprise Vital Meat organise des dégustations avec le chef étoilé breton Jean-Marie-Baudic.
Pour autant, l'insertion des « aliments cellulaires » dans le patrimoine gastronomique reste un défi pour le secteur, tant elle reste associée à « la massification de l'industrialisation de notre nourriture, à la mondialisation et à l'appauvrissement culturel », selon les mots du chef étoilé Thierry Marx, entendu lors de l'audition plénière du 8 février 2023.
Du reste, d'aucuns ont affirmé à la mission que ce défi serait d'autant plus difficile en Europe du Sud, où l'alimentation conserverait une dimension culturelle plus forte, par opposition aux « pays anglo-saxons ». Cette région ne semble pas, en effet, représenter le terreau le plus fertile à l'expansion des « aliments cellulaires », des recherches récentes tendant à montrer que les consommateurs britanniques auraient une propension plus forte que les consommateurs français et espagnols à payer un prix élevé pour consommer un burger contenant un steak d'« aliments cellulaires90(*) ».
Entrevoyant, avec les « aliments cellulaires », « l'industrie agroalimentaire qui veut du low cost pour les plus modestes », M. Thierry Marx a déploré que l'on « ramène tout à la consommation et au prix, et plus assez à la culture. Savoir manger, c'est savoir être, redonner du sens à son alimentation. Se restaurer a du sens en matière de lien social. Sinon, on peut aussi se nourrir par perfusion à la Pitié-Salpêtrière ! » Interrogé par la sénatrice Évelyne Renaud-Garabedian, il a confirmé, sans surprise, qu'il ne mettrait pas le produit à sa carte.
Finalement, c'est peut-être par les vecteurs de la restauration hors foyer (RHF) et de l'industrie agro-alimentaire que l'acceptabilité des « aliments cellulaires » pourrait être la plus naturelle. C'est en effet en RHF et dans les produits transformés que se concentre aujourd'hui la consommation de viande, sous une forme que plusieurs rapports désignent comme des « viandes cachées91(*) ».
En effet, comme l'a indiqué M Eienne Duthoit, directeur général de Vital Meat, une bonne partie de la production serait destinée à l'industrie agro-alimentaire, et viendrait s'insérer dans des préparations comprenant différents ingrédients, notamment des protéines végétales apportant la texture, et auxquelles une « pâte » d'aliments cellulaires apporterait le goût et les valeurs nutritionnelles faisant défaut, pour aboutir à des produits peu onéreux tels que des pizzas, cordons bleus ou encore nuggets.
Dilués dans une vaste liste d'ingrédients, les « aliments cellulaires » pourraient ainsi rentrer dans les habitudes alimentaires des consommateurs, mais sans accéder au statut auquel certaines entreprises prétendent, de viande à part entière.
La « viande cellulaire » : un destin d'éternel second similaire à la margarine ?
« En 1869, le chimiste Hippolyte Mège-Mouriès invente le premier substitut industriel d'un produit alimentaire, la margarine. Meilleur marché que le beurre (ce que la publicité souligne), cette émulsion de graisse de boeuf - et bientôt d'huile végétale - est autorisée à la vente en 1872. Immédiatement affublée du nom de `beurre du pauvre', un publicitaire juge futile la réclame pour la margarine dans les quartiers aisés. Les lobbies agricoles visent à limiter la commercialisation du `beurre artificiel'. La compétition est rude et va jusqu'à des manifestations paysannes contre la vente du `beurre du fraudeur'. L'opprobre ne colle pas : face aux beurres frelatés, la margarine apparaît comme une denrée hygiénique ; face à la stigmatisation, les politiciens de gauche s'opposent à sa taxation en vertu de son importance dans les paniers des ménages modestes. Finalement, c'est au droit de trancher. La loi mandate, à travers le monde, une identification claire des deux produits sur les étiquettes et elle interdit leur mélange. »
Extrait d'Histoire de l'alimentation. De la préhistoire à nos jours, Florent Quellier (dir.), Belin, Passés composés, 2021.
3. Les « aliments cellulaires » resteraient au moins dans un premier temps cantonnés à un marché de niche, même s'il demeure difficile d'évaluer a priori le comportement des consommateurs
De même qu'il est difficile d'évaluer a priori l'impact environnemental d'une industrie encore à naître, évaluer la sensibilité de la demande à une offre non disponible en France et en Europe est un exercice nécessairement complexe. De nombreuses études et enquêtes ont été réalisées, que ce soit par des acteurs économiques soucieux de s'aménager des débouchés et de convaincre des financeurs, que par des organismes de recherche publique comme l'INRAE ou encore des instituts de sondage comme l'Ifop.
Membre de l'Académie vétérinaire de France, Mme Anne-Marie Vanelle sur la « fiabilité relative des enquêtes auprès des consommateurs potentiels étant donné qu'aucune viande in vitro n'est actuellement autorisée en Europe ». Ces études portent sur des échantillons variés et aboutissent nécessairement à mettre en avant des facteurs d'acceptabilité également variés : prix, qualités gustatives, niveau d'éducation et de connaissance des nouvelles technologies, sexe, nationalité, niveau de revenu, lieu d'habitation (urbain ou rural). La protection de l'environnement et le bien-être animal, pour non négligeables qu'ils soient, ne semblent pas être au coeur de la décision d'achat des personnes interrogées92(*).
En revanche, il est possible d'analyser plus finement le degré d'attachement des consommateurs à la viande. Selon une étude Ifop réalisée pour le compte de FranceAgrimer en 202093(*), l'attachement à la viande reste fort chez les Français. Portant plus précisément sur les végétariens et les fléxitariens, cette étude souligne que « la population végétarienne demeure marginale, mais la portée des idées s'étend sur d'autres catégories qui limitent plutôt qu'elles n'excluent la viande ». L'étude montre que d'une part les Français demeurent très attachés à la viande (89 % aiment la viande), tout en étant de plus en plus sensibles aux débats sociétaux relatifs à l'environnement, à l'impact d'une consommation excessive sur la santé, ou encore au bien-être animal. C'est bien en s'appuyant sur ces réflexions qui parcourent une part non négligeable du corps social, notamment les jeunes et les catégories urbaines et aisées, que le discours sur les aliments cellulaires auprès des consommateurs pourrait s'appuyer.
Source : enquête Ifop de 2020
Comme le souligne le chercheur M Jean-François Hocquette dans sa contribution écrite, « si, d'après de nombreuses enquêtes, les sondés se disent en majorité prêts à gouter la « viande de culture », c'est surtout par curiosité et cela ne préjuge en rien de leur souhait de la consommer régulièrement ». Particulièrement dans un pays attaché à certaines valeurs gastronomiques, cette viande « est généralement perçue comme non naturelle et en rupture avec nos valeurs gastronomiques ».
Au-delà de son prix et de ses qualités intrinsèques, l'enjeu communicationnel n'est pas à éluder. Comme l'a souligné Jocelyne Porcher, le public n'est pas donné, mais construit, notamment par la publicité et les slogans : « mangez du boeuf », « buvez du lait ». De la même manière, les acteurs économiques, ainsi que certaines ONG, tentent de construire leur public. Ainsi, une étude montre que les consommateurs avaient des dispositions plus positives vis-à-vis de la viande artificielle au contact de slogans tels que « viande propre » ou « viande sans animaux ». À l'inverse, la mise en avant de l'aspect technologique de cette production serait de nature à éloigner davantage le consommateur94(*). Une autre étude souligne en revanche que la connaissance du public de ces technologies ainsi que la perception des risques sanitaires afférents influencent l'attitude de rejet ou d'acceptation des « aliments cellulaires95(*) ».
Ainsi, s'il est peu probable que les aliments cellulaires révolutionnent les rayons des supermarchés en France, en admettant qu'ils soient proposés à un prix abordable, il n'y a aucune raison de penser qu'ils ne parviennent pas à trouver un public de niche, mais de nature à assurer les premiers débouchés d'une industrie naissante. Si les consommateurs déclarant adopter un régime sans viande ne représentent que 2,2 % de l'ensemble, il s'agit tout de même de plus d'un million de consommateurs potentiels, à ajouter aux 24 % se déclarant flexitariens et dont une part impossible à quantifier a priori pourrait se montrer intéressée par l'émergence d'une nouvelle alternative à la viande d'élevage.
Par ailleurs, certaines productions agricoles fortement critiquées telles que le foie gras, pourraient pâtir de l'émergence d'une alternative permettant de solutionner le dilemme « plaisir versus question éthique ».
La concurrence avec les autres alternatives à la viande déjà bien installées sur le marché, et proposant des produits en progrès constants96(*), pourrait en revanche affecter directement cet éventuel débouché.
Les perceptions sont variables d'une société à l'autre, même si les réticences sont partout très marquées. L'étude du comportement des consommateurs au sein des pays les plus avancés en matière d'autorisation de mise sur le marché, tel que Singapour ou les États-Unis, permettra sans doute d'anticiper davantage la réception de ces produits en France et en Europe.
* 75 https://productions-animales.org/article/view/7265
* 76 Après l'abattage, la consommation de glycogène, la rigor mortis et l'acidification contribuent à lui conférer son goût. L'entreprise Gourmey a indiqué à la mission travailler en partenariat avec une université irlandaise sur ce phénomène de maturation.
* 77 Une réaction chimique entre les sucres et les acides aminés assimilables à une forme de « caramélisation ». On peut noter une contradiction sur ce point entre les propos de Mme Ellies-Oury et le tableau de son collègue M. Chriki.
* 78 https://gfi.org/wp-content/uploads/2022/04/2021-Cultivated-Meat-State-of-the-Industry-Report-1.pdf pp. 14-15
* 79 https://www.reuters.com/world/china/chinese-firm-serves-up-lab-grown-pork-worlds-top-meat-market-2021-09-03/
* 80 En 2018, une dégustation organisée par Eat Just avait été interdite par l'Autorité néerlandaise de sécurité alimentaire (NVWA), les produits ayant été confisqués.
* 81 https://www.tweedekamer.nl/kamerstukken/moties/detail ?id=2022Z04 324&did=2022D08 835
* 82 Chriki et al., 2023.
* 83 Les consommateurs cherchent de plus en plus à mettre à distance l'abattage des animaux en dissociant la viande et l'animal. Cela se traduit, notamment chez les femmes, les jeunes et les urbains (Benningstad et Kunst, 2010) par la pratique de la « sarcophagie », c'est-à-dire « une alimentation dans laquelle les produits carnés ne rappellent en rien l'animal dont ils sont tirés, par opposition à la zoophagie, qui accepte les produits aisément identifiables » (Wiktionnaire).
* 84 Note scientifique de l'OPECST n° 35, « L'alimentation ultra-transformée », janvier 2023. https://www.senat.fr/rap/r22-290/r22-2901.pdf
* 85 À Londres, en 2013, par le chercheur néerlandais Mark Post, cofondateur par la suite de la société Mosa Mea.
* 86 Il s'agit là bien des coûts de production et non des prix de vente.
* 87 Cabinet de conseil néerlandais spécialisé dans les questions environnementales, qui a répondu à une commande du Good Food Institute, et pu accéder aux données de 16 entreprises du secteur. Ce même cabinet est l'auteur de l'analyse en cycle de vie.
* 88 https://cedelft.eu/wp-content/uploads/sites/2/2021/02/CE_Delft_190 254_TEA_of_Cultivated_Meat_FINAL_corrigendum.pdf
* 89 Scénarios avec respectivement l'hypothèse d'un faible recours au milieu de culture et de prix bas des ingrédients du milieu de culture.
* 90 Asioli et al., Consumers' valuation of cultured beef Burger : A Multi-Country investigation using choice experiments, 2022
* 91 https://www.i4ce.org/consommation-viande-climat/
* 92 Gomez-Luciano et al., Consumers' willingness to purchase three alternatives to meat proteins in the United Kingdom, Spain, Brazil and the Dominican Republic. Food Quality and Preference, 2019.
* 93 Synthèse de l'étude disponible ici : https://www.franceagrimer.fr/content/download/66 749/document/SyntheseVegetariensFlexitariensEnFrance2020.pdf
* 94 « Viande in vitro - Intérêts, enjeux et perception des consommateurs », Chriki et al., 2020
* 95 Pakseresht et al., Review of factors affecting consumer acceptance of cultured meat, 2022
* 96 Une étude Kantar de fin 2021 souligne que les ventes de substituts de viande à base de végétaux ont augmenté de 16 % entre novembre 2020 et novembre 2021, avec des ventes sur la période s'établissant à 105 millions d'euros, témoignant d'un marché modeste, mais en construction, et soutenue par l'arrivée de nouveaux acteurs tel que l'entreprise américaine Beyond Meat.