II. EXTENSION DU DOMAINE DE LA LUNE : L'IMPORTANCE STRATÉGIQUE ET ÉCONOMIQUE DES RESSOURCES SPATIALES

Le sujet des ressources spatiales illustre, voire cristallise, les grandes transformations à l'oeuvre depuis quelques années dans le secteur spatial, avec, d'une part, une rivalité entre la Chine et les États-Unis de plus en plus structurante, et d'autre part, une dimension de plus en économique et commerciale, incarnée par les entreprises privées du New Space.

Les développements qui suivent aborderont successivement les implications géopolitiques et stratégiques du sujet (II-A), ses conséquences sur le droit international (II-B), et son importance sur le plan économique et industriel (II-C).

A. ASPECTS STRATÉGIQUES : AU CoeUR DE LA RIVALITÉ ENTRE LA CHINE ET LES ÉTATS-UNIS

À en juger par les moyens techniques, juridiques et financiers mobilisés, l'importance stratégique des ressources spatiales n'a échappé ni à la Chine, ni aux États-Unis.

À l'échelle de l'histoire, d'ailleurs, la lutte pour les ressources spatiales n'est rien d'autre que la continuation, sur d'autres corps célestes, de la lutte pour les ressources terrestres, qui n'a jamais cessé de structurer l'ordre international. Ainsi le régolithe et l'eau pourraient-ils être demain dans l'espace ce que furent en leur temps sur Terre le charbon et le pétrole.

La dimension stratégique du sujet concerne à la fois :

- l'accès aux ressources, c'est-à-dire non seulement l'accès physique aux sites d'intérêt et aux matières premières elles-mêmes, mais aussi la connaissance préalable de leur existence, et la maîtrise des technologies permettant de les exploiter ;

- l'usage fait de ces ressources : les applications possibles vont au-delà de la seule réponse aux besoins directs d'une base et de son équipage, et pourraient inclure des usages à des fins militaires.

Quelques éléments de contexte doivent tout d'abord être rappelés, en particulier s'agissant de la rivalité entre la Chine et les États-Unis - la place de l'Europe sera pour sa part abordée en Partie III.

1. La géopolitique hors-la-Terre

Relativement préservé au cours des décennies précédentes, l'espace est aujourd'hui au coeur de la géopolitique mondiale, qui est de plus en plus structurée par la rivalité entre les États-Unis et la Chine.

En effet, pour être une grande puissance sur Terre, il faut être une grande puissance spatiale : la maîtrise de l'espace est un enjeu stratégique vital, qu'il s'agisse des télécommunications, des systèmes de géolocalisation, des satellites d'observation et de renseignement, de défense anti-missile et de dissuasion nucléaire - sans même parler de l'importance de l'espace sur le plan économique et scientifique.

À cet égard, les États-Unis restent la première puissance spatiale, que leur avance se mesure en termes de budgets civils et militaires, de maîtrise technologique, de recherche scientifique, de retombées économiques et bien sûr de leadership international. Le programme Artemis illustre tout cela à la fois, mais l'on pourrait aussi évoquer le dynamisme du New Space et le succès d'un acteur comme SpaceX, par exemple.

a) La Chine, une puissance qui se donne les moyens de ses ambitions

Pour autant, l'écart se resserre avec la Chine, qui est aujourd'hui une puissance spatiale complète, disposant d'un accès autonome à l'espace extra-atmosphérique avec sa gamme de lanceurs Longue Marche, de sa propre station spatiale, Tianong70(*), d'un projet de constellation de 13 000 satellites en orbite basse destinée à concurrencer Starlink et OneWeb, et de son propre programme d'exploration de la Lune et du Système solaire.

Comme l'explique Marc Julienne dans une note de l'Ifri71(*), « la doctrine spatiale chinoise repose sur trois piliers principaux : le développement national, l'autonomisation militaire et la compétition entre grandes puissances. (...) L'espace a été pleinement intégré dans le « rêve chinois de grande renaissance de la nation chinoise », cher au secrétaire général Xi Jinping. Il doit contribuer à faire de la RPC la « grande puissance technologique » mondiale d'ici 2049 ».

En matière d'exploration spatiale, la Chine n'a plus grand-chose à envier à ses rivaux. Son programme lunaire, Chang'e72(*), consiste en une série de missions robotiques qui ont déjà permis d'importants succès :

- les missions orbitales Chang'e-1 (2007) et Chang'e-2 (2010) ont permis à la Chine de cartographier la surface de la Lune avec une résolution sans précédent, permettant d'identifier les ressources, d'en évaluer la disponibilité, et de repérer de potentiels sites d'atterrissage ;

- après avoir démontré sa capacité à poser un rover à la surface de la Lune avec la mission Chang'e-3 (2013), la Chine est devenue, avec la mission Chang'e-4 (2018) et son rover Yutu-2, le premier pays au monde à réussir un alunissage sur sa face cachée, dans le Bassin Pôle Sud-Aitken, l'un des plus grands cratères du Système solaire ;

- Avec la mission Chang'e-5 (2020), la Chine est devenue le troisième pays à rapporter des échantillons lunaires sur Terre (environ 2 kg), une première depuis la mission soviétique Luna 24 de 1976.

Surtout, la Chine s'est fixé comme objectif d'envoyer une mission habitée sur la Lune à l'horizon 2030, puis d'y établir une base permanente d'ici 2035, se posant ainsi en concurrent direct des États-Unis et du programme Artemis. L'échéance de 2030 pour l'envoi des trois premiers taïkonautes vient même d'être officiellement avancée à 2029, sans doute pour célébrer le 80e anniversaire de la République populaire73(*), alors même que la date de 2025 pour la mission Artemis III n'est plus considérée comme réaliste.

À l'instar du programme CLPS de la NASA, la dernière phase du programme Chang'e est conçue pour préparer le futur programme habité74(*) :

- la mission Chang'e-6 (prévue pour 2025) effectuera de nouveaux relevés topographiques et géologiques dans le sous-sol du Bassin Pôle Sud-Aitken, et rapportera des échantillons de la face cachée ;

- la mission Chang'e-7 (prévue pour 2026) aura pour but la prospection des ressources du pôle Sud. Outre l'atterrisseur et son rover, elle emportera un drone similaire à l'hélicoptère martien Ingenuity, envoyé par la NASA avec le rover Perseverance ;

- enfin, la mission Chang'e-8 (prévue pour 2028) testera, en conditions réelles, différentes technologies d'ISRU, dont un mini-écosystème fermé (avec de l'air, des plantes et autres organismes) et le « Super maçon chinois » pour la construction (cf. supra).

C'est peu dire que les choses avancent vite, et que les ambitions de la Chine sont crédibles - afin d'épargner au lecteur européen une comparaison cruelle, on se contentera ici de le renvoyer à la Partie III du présent rapport. C'est peu dire, aussi, que la Chine a, comme les États-Unis, une conscience aiguë du caractère stratégique de l'accès aux ressources spatiales.

Par ailleurs, la CNSA mène un ambitieux programme d'exploration planétaire, Tianwen75(*), avec Mars pour premier objectif :

- la mission Tianwen-1 (2020) a permis à la Chine d'accomplir en une seule fois les trois objectifs d'une mission robotique, c'est-à-dire la mise en orbite, l'atterrissage et le déploiement d'un rover, Zhurong, qui explore le cratère d'Utopia Planitia, qui pourrait contenir de la glace d'eau sous forme de permafrost ;

- la mission Tianwen-2 (prévue pour 2025) vise quant à elle à prélever des échantillons sur un astéroïde, et à les rapporter sur Terre ;

- la mission Tianwen-3 (prévue pour 2028) est la mission chinoise de retour d'échantillons martiens, comparable à la mission menée par la NASA et l'ESA, avec la même date de retour annoncée (2031) ;

- la mission Tianwen-4 (prévue pour 2029) devrait être consacrée à l'exploration de Jupiter et de sa lune Callisto, ce qui n'est pas sans rappeler la mission européenne JUICE (cf. infra).

La Chine a également annoncé une mission d'exploration de Vénus, prévue pour 2026, et bien entendu un programme d'exploration humaine de Mars, avec de premiers lancements entre 2033 et 2041, même si ces dates doivent être prises avec précaution.

b) Quelle place pour les autres ?

Les États-Unis et la Chine sont aujourd'hui les seuls pays capables de mener un programme visant à établir une base permanente sur la Lune, en exploitant les ressources locales : c'est donc par rapport à eux que les autres puissances spatiales doivent se positionner.

Seule, la Russie n'a plus guère les moyens de rivaliser avec les États-Unis comme l'URSS au temps de la Guerre froide. Puissance spatiale déclinante, elle n'est pas en mesure de mener un programme d'exploration autonome ni d'acquérir un avantage dans les technologies de rupture (lanceurs réutilisables, constellations, nouveaux services orbitaux, ISRU etc.). Elle conserve toutefois une place importante, ne serait-ce qu'en raison de son savoir-faire historique, de sa flotte de satellites et de la dépendance des autres pays envers ses lanceurs Soyouz (quoique l'essor d'entreprises comme SpaceX rende ce dernier point moins pertinent à présent). Coopérant avec les pays occidentaux sur certains programmes, à commencer par celui de la Station spatiale internationale (ISS), la Russie n'en contribue pas moins à la montée des tensions et à la militarisation de l'espace - la destruction volontaire de son ancien satellite Cosmos-1408 en novembre 2021 constituant à cet égard un épisode particulièrement regrettable76(*).

La Russie est peu concernée par le sujet des ressources spatiales, celui-ci étant directement lié à la relance des programmes d'exploration. Si le programme Luna (1959-1976) avait permis à l'URSS de remporter certains succès, avec notamment trois missions de retour d'échantillons réussies, son lointain successeur, le programme Luna-Glob, ne s'est jamais concrétisé.

Plusieurs missions robotiques restent cependant prévues, et elles visent elles aussi le pôle Sud et ses ressources : Luna 25 (atterrisseur, officiellement en 2024), Luna 26 (orbiteur, 2024), Luna 27 (atterrisseur, 2025) et Luna 28 (atterrisseur et retour d'échantillons, 2028). Toutefois, celles-ci devaient avoir lieu en partenariat avec l'ESA ; c'est par exemple elles qui devaient emporter les instruments PROSPECT de l'ESA (cf. infra), entre autres charges utiles confiées par la NASA, la CNSA et d'autres agences. La guerre en Ukraine ayant conduit l'ESA à suspendre sa coopération avec Roscosmos77(*), l'avenir de ces missions est désormais incertain.

Il en va de même, bien sûr, avec la mission ExoMars de l'ESA, dont la Russie devait fournir le lanceur et l'atterrisseur et la NASA le rover (Rosalind Franklin). Annulée par l'ESA en mars 2022, la mission devrait finalement être reprise sous forme de partenariat entre la NASA et l'ESA.

Si la Russie a perdu son autonomie en matière d'exploration spatiale, elle pourrait en revanche retrouver un rôle en tant qu'allié de la Chine : les deux pays sont, en effet, associés dans le cadre du projet ILRS (International Lunar Research Station) - même si le poids réel de la Russie au sein de cette alliance semble, à terme, incertain.

La station russo-chinoise ILRS

À l'instar des États-Unis, la Chine s'est fixé l'objectif d'établir une base humaine permanente à la surface de la Lune, à proximité du pôle Sud et de ses ressources. Il s'agit de l'ILRS (International Lunar Research Station). Elle doit permettre d'étudier la Lune (topographie, géologie, chimie, etc.) et son environnement, d'observer la Terre et l'espace lointain, de réaliser des expériences (biologie, médecine, etc.) et de tester des technologies d'ISRU.

Le 16 juin 2021, lors du sommet à Saint-Pétersbourg de la Global Space Exploration Conference (GLEX 2021), la CNSA et Roscosmos ont annoncé leur partenariat en vue de construire l'ILRS, et invité les pays volontaires à les rejoindre. À ce jour, le Pakistan, l'Argentine, l'Organisation de coopération spatiale Asie-Pacifique78(*) ont signé les accords, et la Chine indique être en discussion avec une dizaine d'autres pays, dont le Vénézuela.

À l'instar du programme Artemis, l'accord ILRS est en fait un projet global qui, outre la base stricto sensu, comprend aussi le transport Terre-Lune, le transport à la surface, la réponse aux besoins de la mission (life support, énergie, etc.), les infrastructures de recherche ou encore les télécommunications.

Fin avril 2023, le concepteur du programme lunaire chinois, Wu Weiren, a annoncé79(*) qu'une version « basique » de l'ILRS serait assemblée dès 2028, avant une version améliorée avant 2040 et une version complète au plus tard vers 2050.

Vue d'artiste de la phase 3 de l'ILRS. Source : CNSA 2021.

Vue d'artiste de la phase 3 de l'ILRS. Source : CNSA 2021.

La feuille de route présentée en 2021 prévoyait quant à elle trois phases avec le calendrier suivant : reconnaissance (2021-2025), construction (2026-2035) et utilisation (à partir de 2036). Les missions Chang'e-4 (rover Yutu-2 sur la face cachée) et Chang'e-5 (retour d'échantillons) sont donc considérées comme ayant contribué à la phase de reconnaissance. Les phases suivantes correspondent à la suite du programme Chang'e et aux missions Luna-5, Luna-26 et Luna-27.

Il faut donc s'attendre à une révision de cette feuille de route, qui ne se fera sans doute pas dans le sens d'une plus grande influence de la Russie.

D'autres puissances spatiales sont également impliquées (au moins indirectement) dans des programmes d'exploration, et sont donc concernées par la question de l'utilisation des ressources. On se limitera ici à quelques rappels au sujet de trois pays (cf. Partie III pour les pays européens) :

- l'Inde : après les États-Unis et la Chine, c'est sans doute le pays dont les projets de base lunaire autonome sont les plus crédibles. Son agence spatiale, l'ISRO (Indian Space Research Organisation) s'en donne en tout cas les moyens, avec ses missions robotiques Chandrayaan et son projet de vaisseau habité Gaganyaan. Ceci dit, l'échec de la mission Chandrayaan-2, dont l'atterrisseur s'est écrasé en 2019 au pôle Sud (où son rover devait rechercher la présence d'eau), rappelle que l'Inde est encore loin de maîtriser toutes les technologies nécessaires ;

- le Japon : très impliqué dans les sujets liés à l'ISRU, via son agence spatiale (la JAXA) ou des acteurs privés (ispace), le Japon se positionne avant tout comme un partenaire des États-Unis. Le pays fait d'ailleurs partie des huit premiers signataires des accords Artemis, le 8 octobre 2020 ;

- les Émirats arabes unis : le pays, qui figure aussi parmi les premiers signataires des accords Artemis, ne s'interdit pas pour autant une coopération ouverte, considérée comme un outil d'influence régionale. Son agence spatiale, le Mohammed bin Rashid Space Centre (MBRSC), coopère donc aussi bien avec les États-Unis que la Chine (mission Chang'e-7) et le Japon (ispace).

c) De la guerre des étoiles aux tranchées sur la Lune ?

Pour finir, avant d'en venir à la question de l'accès aux ressources, il est utile de rappeler que celle-ci se pose dans un contexte plus général de militarisation de l'espace. Celle-ci n'est ni récente, ni spécifique au champ du présent rapport, mais elle s'accentue nettement et pourrait prendre, avec la course aux ressources spatiales, des formes nouvelles.

Tout d'abord, le principe d'utilisation de l'espace à des fins pacifiques n'a jamais constitué une garantie absolue contre la militarisation de l'espace extra-atmosphérique, ni en droit, ni dans les faits.

L'utilisation pacifique de l'espace :
une double fragilité

Sur le plan juridique, d'abord, la portée de ce principe est limitée.

Certes, l'article IV du Traité de l'espace de 1967 (cf. infra) dispose que « tous les Etats (...) utiliseront la Lune et les autres corps célestes exclusivement à des fins pacifiques », et interdit en conséquence les bases, manoeuvres et essais militaires (mais pas la présence de personnel militaire en tant que tel, ce qui est le cas de nombreux astronautes). Si la notion d'utilisation pacifique n'est pas précisément définie, il existe un consensus entre les États sur le fait qu'est pacifique toute utilisation qui n'est pas agressive - ce qui laisse, déjà, une certaine marge de manoeuvre quant à la définition d'une « agression ».

Surtout, les seules armes expressément interdites en orbite terrestre et dans l'espace extra-atmosphérique sont les « armes nucléaires ou tout autre type d'arme de destruction massive », en vertu du même article IV. En d'autres termes : toutes les autres armes sont permises dans l'espace, et tout autre type d'activité militaire peut être mené en orbite terrestre.

Et dans les faits, les États ne s'en privent pas : c'est la deuxième fragilité.

Si les activités militaires menées dans l'espace relèvent pour l'essentiel du renseignement (satellites espions) ou du soutien aux forces conventionnelles (navigation), des projets d'armes offensives ou défensives existent depuis le début de l'ère spatiale (y compris en violation du traité de 1967, dans le cas des projets, certes non aboutis, d'armes nucléaires), et se multiplient depuis les années 2000 (satellites équipés de lasers pour détruire les missiles balistiques intercontinentaux, missiles antisatellites, etc.). Comme l'URSS pendant la Guerre froide, la Chine semble aujourd'hui être le seul pays capable de rivaliser avec les États-Unis en la matière - même si les moyens dont ces pays disposent sont, naturellement, tenus secrets.

Si aucun affrontement militaire n'a à ce jour eu lieu dans l'espace, les démonstrations de force, elles, n'ont pas manqué, de l'essai nucléaire Starfish Prime mené par les États-Unis en orbite basse en 1962 (qui détruisit alors un tiers des satellites existants) au laser Terra-3 pointé depuis une base soviétique sur la navette spatiale américaine en 1984.

Dans la période récente, les plus inquiétantes sont sans doute les destructions de vieux satellites par des tirs de missile - un exercice à l'intérêt tactique douteux mais à l'impact environnemental et politique majeur, dans lequel se sont illustrés la Chine (2007), les États-Unis (2008), l'Inde (2019) et plus récemment encore la Russie (2021), chacun s'offusquant bien sûr du comportement des autres.

Alors que la compétition entre les grandes puissances se fait chaque jour plus aiguë, il est peu probable que la nouvelle course à l'espace - on peut ici parler de « conquête spatiale » - échappe, comme par miracle, à la militarisation, ou du moins à la montée des tensions et des périls. On ne peut donc pas exclure que la bataille pour l'accès aux ressources spatiales prenne une tournure militaire ou qu'elle conduise à l'emploi de la force.

À ce stade, on ne peut rien prédire mais on peut tout imaginer, de la simple escarmouche à flanc de cratère au missile anti-rover, en passant par le brouillage des télécommunications ou la capture des dépôts de carburant. Il est aussi possible que tout se passe bien. Ou alors très mal : après tout, un cratère de plus ou de moins sur la Lune...

Tout ceci reste très spéculatif, mais pas pour autant absurde. En effet, si aucune arme nucléaire n'a jamais été utilisée en orbite autour de la Terre, c'est sans doute moins grâce à l'interdit moral posé par le Traité de 1967 que par crainte des effets indésirables, à commencer par les retombées radioactives - surtout si par malheur la fusée venait à exploser sur le pas de tir ou au-dessus du territoire national. Or sur la Lune, il n'y a ni population civile, ni atmosphère, et déjà beaucoup de radioactivité80(*).

À la fin des années 1950, les États-Unis, ébranlés par les premiers succès remportés par l'URSS dans la course à l'espace, en particulier la mise en orbite de Spoutnik 1 en 1957, avaient très sérieusement envisagé de faire exploser une bombe nucléaire à la surface de la Lune : l'explosion, visible depuis la Terre, devait constituer une démonstration de force et permettre de remonter le moral de l'opinion publique. Ce projet, à l'intérêt scientifique somme toute assez limité81(*), a finalement été abandonné en 1959 après la création de la NASA, au profit d'un ambitieux programme de vol habité qui allait déboucher sur les missions Apollo. L'URSS a développé un projet identique à peu près à la même époque.

Le voyage dans la Lune,
film de Georges Méliès (1902).

L'explosion d'une « grosse » bombe - nucléaire ou non - sur la Lune aurait certes des effets indésirables (et pas seulement pour ses destinataires immédiats) : poussières endommageant les équipements et brouillant les communications, contamination d'une zone d'intérêt et de ses ressources, débris en orbite lunaire, etc. Mais ses effets seraient incomparablement moins sévères que sur Terre ou en orbite terrestre : c'est moins intéressant pour une « vraie » guerre, mais idéal pour une démonstration de force à peu de frais - autrement dit, c'est Cosmos-1408 sans les débris et Mururoa sans les dégâts.

Dans une perspective militaire, les « ressources spatiales » sont à la fois un objectif (dont il faut s'emparer), une cible (à détruire ou à protéger), et potentiellement une arme (défensive ou offensive). Nul besoin pour cela de savoir enrichir de l'uranium sur Mars (même si le sol en contient) : on peut aussi fabriquer un bunker en régolithe et une bombe avec les ergols82(*). Cela dit, la fabrication d'armes ou de munitions à partir des ressources spatiales n'aura pas d'intérêt tant qu'il sera plus facile, moins coûteux ou plus efficace d'utiliser des armes terrestres. De ce point de vue, on peut être rassuré.

2. « Premier arrivé, premier servi »
a) Sur la Lune, la course vers le pôle Sud a commencé

Pour le profane, le spatial est un domaine où l'on s'habitue vite à l'idée d'infini, tant les distances, le temps, la matière ou l'énergie s'expriment en des ordres de grandeur peu comparables avec la réalité quotidienne.

Rien de tel, pourtant, avec les ressources : celles qui sont à la fois connues, utiles et accessibles sont extrêmement limitées, et sauf à ce que l'état de nos connaissances et de nos technologies change radicalement, elles devraient le rester pendant encore longtemps. C'est particulièrement vrai des ressources lunaires, les seules que l'on puisse raisonnablement considérer comme accessibles à court terme, et non sans de fortes incertitudes.

Sur la Lune, c'est donc le pôle Sud qui concentre toutes les attentions, suscite les convoitises et nourrit les rivalités. Comme évoqué précédemment, c'est là que devraient se trouver les réserves d'eau les plus importantes, piégées au fond des cratères plongés dans l'obscurité. Mais c'est aussi là, sur la crête de ces mêmes cratères, que se trouvent les sites offrant l'ensoleillement le plus important, et donc les meilleurs emplacements pour installer des panneaux solaires, indispensables pour alimenter une base permanente. Ces conditions permettent aussi d'échapper à la longue nuit lunaire (14 jours) et aux écarts de température extrêmes des latitudes plus proches de l'équateur.

Or tous ces points d'intérêt se concentrent dans une région qui n'est pas plus grande que l'Île-de-France83(*) :

Source : NASA / Spartan Space.

Aucun lieu n'illustre mieux cette concentration des ressources et des tensions potentielles que le cratère de Shackleton, représenté en vue oblique sur la photo ci-dessous. Situé exactement au pôle Sud (« SP »), il a une profondeur de 4,2 km mais seulement 21 km de diamètre - ce qui lui donne à peu près trois fois la superficie de Paris intra-muros. Sur sa crête, une mince bande de terrain bénéficie d'un ensoleillement quasi-permanent (80 % à 90 % du temps), le plus élevé de toute la Lune. Le fond du cratère pourrait quant à lui contenir de l'eau glacée et plusieurs minéraux utiles, même si l'obscurité dans laquelle il est plongé rend les estimations incertaines.

Le cratère de Shackleton

Source : David A. Kring et al., 2022, données LRO.

Sans surprise, le caractère de Shackleton fait donc partie des 13 sites d'alunissage potentiels sélectionnés par la NASA en août 2022 pour la mission Artemis III (« site 001 » et « site 004 »), mais aussi par la Chine pour ses futures missions habitées. D'une manière générale, tous les sites envisagés par les États-Unis et par la Chine se situent à moins de six degrés de latitude du pôle Sud.

b) L'enjeu de la prospection

Bien entendu, la course aux ressources lunaires ne débutera pas avec l'arrivée des premiers équipages humains : elle est d'ores et déjà engagée, avec pour enjeu principal la prospection des ressources lunaires, et d'abord des ressources en eau.

On dispose aujourd'hui d'une carte géologique unifiée de la surface lunaire, notamment grâce aux relevés effectués depuis 2009 par la sonde Lunar Reconnaissance Orbiter (LRO), et plus généralement d'une assez bonne connaissance d'ensemble de la surface et de la composition du régolithe, dont les missions Apollo avaient rapporté des échantillons.

Extrait de la carte géologique unifiée de la Lune

Source : United States Geological Survey (USGS). Données LRO et Kaguya.
Auteurs : Fortezzo, C.M., Spudis, P. D. and Harrel, S. L., 2020

En revanche, notre connaissance des ressources du pôle Sud reste à ce jour très insuffisante, car au fond des cratères, l'absence totale de lumière du soleil rend les satellites aveugles. Or aucune mission robotique ni a fortiori humaine n'a pour l'instant exploré cette région difficile d'accès. Depuis plusieurs années, d'importants efforts sont donc engagés par les agences spatiales en vue de cartographier, quantifier et caractériser ces ressources, notamment par des prélèvements sur place, ceux-ci constituant un préalable indispensable à la sélection des futurs sites d'alunissage et au choix puis à la validation des différentes technologies d'ISRU.

C'est précisément l'objectif du rover VIPER (Volatiles Investigating Polar Exploration Rover) de la NASA qui devrait être envoyé en 2024 au fond du cratère Nobile, dans le cadre du programme CLPS (Commercial Lunar Payload Services, cf. infra). Ce rover, à la mission particulièrement complexe et ambitieuse, sera équipé de trois spectromètres et d'un bras capable de forer jusqu'à un mètre de profondeur dans un sol composé, du moins comme on l'espère, de régolithe et de glace d'eau.

La Chine poursuit les mêmes objectifs avec sa mission Chang'e-7, prévue pour 2026 dans le cratère de Shackleton. Elle n'est pas pour autant en retard sur les États-Unis, puisque le seul rover actuellement présent sur la Lune est chinois. Elle est même en avance en ce qui concerne les retours d'échantillons, avec près de 2 kg rapportés en 2020. Les derniers échantillons rapportés par les États-Unis datent de 1972 (Apollo 17), et par l'URSS de 1976 (Luna 24) et sont largement « périmés » (car contaminés par des éléments terrestres au fil du temps). Sur Mars et sur les astéroïdes, les ambitions et les échéances sont similaires.

Disposer d'échantillons de régolithe est crucial pour la préparation des prochaines missions, qu'il s'agisse d'en étudier la composition, de valider les technologies d'ISRU ou de tester la résistance et la fiabilité des rovers, combinaisons et autres équipements. C'est pourquoi, à défaut de disposer de « vrai » régolithe lunaire ou martien en quantités suffisantes, l'accès au régolithe de synthèse (regolith simulant, ou regolith analog) constitue un enjeu majeur pour la R&D en matière d'ISRU (cf. infra).

Sur Mars, la « prospection » est plus simple, compte tenu de la relative abondance de la glace d'eau à faible profondeur. La compétition n'en est pas moins rude, notamment pour les missions de retour d'échantillons, avec d'un côté la mission Mars Sample Return (MSR), menée par la NASA en collaboration avec l'ESA, et de l'autre la mission Tianwen-3 de la CNSA, toutes deux ayant pour objectif de récupérer les échantillons en 2031.

c) Un travail d'équipe ?

Les instruments ProSEED et ProSPA du programme PROSPECT. Source : ESA.

La prospection est un domaine où l'Europe est bien positionnée, notamment grâce au programme PROSPECT de l'ESA (Package for Resource Observation and in-Situ Prospecting for Exploration, Commercial exploitation and Transportation)84(*). Celui-ci comprend deux instruments destinés à extraire et à analyser des échantillons des régions du pôle Sud : un outil de forage (ProSEED) capable de percer un sol très dur car très froid (-150 °C à -200 °C) et un laboratoire d'analyses chimiques (ProSPA) permettant de chauffer les échantillons à 1 000 °C pour en extraire l'eau et les autres volatiles piégés dans le régolithe. S'y ajoute l'EMS-L (Exospheric Mass Spectrometer L-band), un spectromètre spécifiquement conçu pour analyser la - très - fine atmosphère de la Lune.

Ces instruments devaient initialement faire partie de la mission russe Luna 27, prévue pour 2025 dans le bassin Pôle Sud-Aitken. La guerre en Ukraine ayant conduit à la suspension du partenariat entre Roscosmos et l'ESA, les instruments ProSEED et ProSPA seront finalement envoyés dans le cadre du programme CLPS de la NASA à partir de 2025.

L'EMS-L, pour sa part, devrait être intégré à la mission LUPEX (Lunar Polar Exploration), également dite Chandrayaan-4, prévue par les agences spatiales indienne (ISRO) et japonaise (JAXA). Si la date de 2025 est encore incertaine, l'objectif, lui, est clair : il s'agit là encore d'explorer le pôle Sud à la recherche des ressources en eau.

Étape préparatoire indispensable aux futures missions habitées, la prospection des ressources mobilise donc de nombreux pays, au-delà de la Chine et des États-Unis. Le Japon, l'Inde, les pays membres de l'ESA et d'autres disposent en effet de compétences précieuses et développent des technologies complémentaires. Toutefois, ces projets dépendront in fine des décisions prises par les deux grandes puissances spatiales. À ce stade, la coopération demeure ouverte : la Chine a par exemple annoncé que la mission Chang'e-6 emporterait des charges utiles fournies par la France, l'Italie, la Suède ou encore le Pakistan, et que la mission Chang'e-7 avait reçu des demandes de la part de onze pays.

La même remarque vaut pour l'étape suivante, c'est-à-dire le test « en conditions réelles » des technologies d'ISRU : de nombreux pays mènent des recherches, mais deux seulement enverront prochainement des missions. C'est notamment l'objectif de plusieurs contrats du programme CLPS (à partir de 2027-2028) et de la mission Chang'e-8 (prévue pour 2028).


* 70 Littéralement « palais céleste ». La Chine est en revanche exclue de l'ISS.

* 71 ICI https://www.ifri.org/sites/default/files/atoms/files/julienne_china_ambitions_space_2021.pdf

* 72 Du nom de la déesse chinoise de la Lune.

* 73 Annonce faite le 3 mai 2023 par Wu Weiren, concepteur du programme Chang'e.

* 74  https://www.globaltimes.cn/page/202304/1289758.shtml. Les dates sont celles annoncées par Wu Weiren le 28 avril 2023 :

* 75 Littéralement « Questions aux Cieux ».

* 76 Le satellite a été détruit par un tir de missile. Les milliers de débris produits par l'explosion (dont 1 500 objets de plus de 10 cm) se sont retrouvés sur la trajectoire de l'ISS, contraignant les sept occupants à s'enfermer dans les modules d'évacuation d'urgence pendant plusieurs heures.

* 77  https://www.esa.int/Newsroom/Press_Releases/Redirecting_ESA_programmes_in_response_to_geo
political_crisis

* 78 L'Asia-Pacific Space Cooperation Organization (APSCO) est une organisation internationale dont le siège est situé à Pékin. Ses membres sont notamment la Chine, le Bangladesh, l'Iran, la Mongolie, le Pakistan, le Pérou, la Thaïlande, l'Indonésie ou encore la Turquie.

* 79  https://www.globaltimes.cn/page/202304/1289758.shtml

* 80 On estime qu'il faudrait moins d'une dizaine d'années au sol lunaire pour retrouver son état « normal » à l'endroit d'une explosion nucléaire de puissance comparable à celle d'Hiroshima.

* 81 Connu sous le nom de « Project A119 », ce projet de l'US Air Force n'a été révélé que 45 ans plus tard, notamment par une indiscrétion de l'astronome Carl Sagan, père de l'exobiologie et acteur majeur de plusieurs programmes de la NASA (Pioneer, Voyager, etc.), qui faisait partie de l'équipe scientifique. En effet, le projet n'était pas totalement dénué d'intérêt scientifique : l'observation spectrométrique des poussières soulevées par l'explosion aurait pu révéler des informations cruciales sur la composition de la surface lunaire et l'histoire de sa formation. Les missions Chandrayaan-1 (2008) et LCROSS (2009), qui ont permis d'établir la présence d'eau sur la Lune en y précipitant volontairement un impacteur, reposent exactement sur le même principe.

* 82 Techniquement, un lanceur spatial est un missile (qui transporte des astronautes).

* 83 La région Île-de-France a une superficie de 12 000 km². Par ailleurs, on estime que la superficie cumulée de l'ensemble des 324 régions ombragées en permanence de la Lune représente environ 31 000 km², soit l'équivalent de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA).

* 84 Source : https://exploration.esa.int/web/moon/-/59102-about-prospect

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