C. TABOUS POLITIQUES ET PANIQUE MORALE : LE PREMIER COMBAT DES EUROPÉENS

Avec les ressources spatiales, l'Europe et la France disposent d'une précieuse carte à jouer pour « revenir dans le jeu ». Et pourtant, le sujet est totalement absent du discours politique, et ne figure dans aucun document stratégique. Pourquoi ?

Il y a, de toute évidence, une part de méconnaissance. Le sujet est largement ignoré du grand public comme du Parlement. Mais les experts, les administrations nationales et européennes et les responsables politiques en charge du sujet, eux, peuvent difficilement ignorer ce qui se passe aux États-Unis et ailleurs dans le monde, les études publiées, les projets lancés, les contrats signés.

En guise de conclusion, on émettra ici une hypothèse : si le sujet est si difficile à assumer dans le débat public, c'est aussi parce qu'au fond, il nous renvoie à nos faiblesses politiques et malmène nos certitudes morales. Ce n'est pas une raison pour l'ignorer - bien au contraire.

1. Où sont les États-Unis d'Europe ?

En matière spatiale comme en d'autres domaines, le problème de l'Europe est, d'abord, un problème d'unité politique. La comparaison avec le modèle américain est, à cet égard, éloquente.

a) Gouverner, c'est choisir179(*)

La grande faiblesse de l'Europe, c'est qu'elle ne parle pas d'une seule voix : là où la stratégie spatiale américaine est définie au plus haut niveau politique et mise en oeuvre de façon cohérente par le National Space Council, la politique spatiale européenne est éclatée entre les États membres, l'ESA et l'UE, sa formulation résulte de compromis âprement négociés entre des responsables politiques et des acteurs industriels aux intérêts divergents, et sa mise en oeuvre est entravée par la rigidité des procédures et la complexité des projets. Rien n'illustre mieux ce problème que les difficultés rencontrées pour faire aboutir le programme Ariane 6.

Malgré cela, il arrive que l'Europe spatiale fasse de grandes choses, et avec peu de moyens. Mais au regard des 100 milliards de dollars du programme Artemis et de la détermination de la NASA, ce n'est pas suffisant.

Dans le domaine spatial, la difficulté des Européens à dépasser leurs intérêts nationaux s'incarne dans le mécanisme du « retour géographique », en vertu duquel l'ESA investit dans chaque Etat membre, sous la forme de contrats attribués à son industrie spatiale, un montant à peu près équivalent à la contribution de ce pays. Ce mécanisme doit être réformé, et de premières propositions en ce sens sont sur la table. Il ne faut toutefois pas en attendre des miracles - d'ailleurs, l'Union européenne, qui n'est pas liée par ce système, n'échappe pas pour autant à la logique du compromis.

Le sursaut politique dont l'Europe a besoin est d'une toute autre ampleur, mais chaque sujet, chaque avancée peut y contribuer.

b) Gouverner, c'est prévoir180(*)

De l'incapacité des Européens à parler d'une seule voix découle une autre grande faiblesse : l'absence de vision crédible à long terme. L'Europe spatiale navigue à vue, ou presque, puisque le budget de l'ESA se décide pour trois ans et le cadre financier pluriannuel de l'UE pour cinq ans - sans même parler du cycle électoral et de l'annualité budgétaire au sein de chaque État membre.

C'est bien peu de visibilité donnée aux entreprises, d'autant que l'exploration spatiale et l'exploitation des nouvelles ressources impliquent des investissements massifs et des choix technologiques qui les engageront pour des dizaines d'années - rappelons qu'il ne s'agit rien de moins que d'aller, littéralement, « décrocher la Lune » (en tout cas quelques morceaux).

Par contraste, les États-Unis, comme d'ailleurs la Chine, s'engagent sur la durée. La stratégie spatiale est définie et maintenue à long terme. Les Space Policy Directives (SPD) rendent les engagements crédibles et précisent les besoins, tandis que les contrats de services apportent de la visibilité et de la sécurité aux entreprises, qui peuvent ainsi prendre davantage de risques.

2. Astrologie de la morale

Le sujet questionne aussi le bien-fondé de nos conceptions morales : le terme même d'« exploitation des ressources spatiales » est pour ainsi dire un concentré d'imaginaire négatif (capitalisme, colonialisme, extractivisme), qui menacerait d'un coup tous les fondements de l'identité spatiale européenne. C'est pourquoi le concept est si difficile à manier dans le débat public.

Pourtant, cette idée est fausse, et se fonde en grande partie sur des préjugés moraux et des transpositions hasardeuses, qui prospèrent sur une méconnaissance du sujet.

La culture générale scientifique fait bien trop souvent défaut au débat public, le sujet des ressources spatiales est, à cet égard, un cas d'école.

a) Le profit contre la Science ?

Oui, les activités commerciales génèreront des profits, et non, ce n'est pas un problème - c'est même une bonne chose, pour l'économie, pour l'emploi et pour l'avenir, et cela n'exclut ni la régulation, ni la redistribution.

Ne vouloir aller dans l'espace qu'au nom de la science pure et du progrès désintéressé, c'est prendre le risque de ne pas y aller du tout, et d'y laisser la place aux autres. Il y aura toujours de la science, du commerce et des lois, mais tout cela se fera sans nous.

Quant au débat juridique sur l'appropriation des ressources, il doit s'analyser, froidement, comme la simple recherche d'une solution technique permettant de susciter l'investissement dans l'intérêt général - et non comme une question morale sur le bien-fondé de la propriété privée ou les vertus du capitalisme.

b) La force contre le Droit ?

Le retour des rapports de force et la compétition pour les ressources est un fait : on peut le déplorer, mais pas y échapper. On peut en revanche tenter de peser sur le cours des choses, de défendre nos intérêts et de promouvoir notre vision - celle d'une exploration spatiale pacifique, au service de la durabilité, de l'équité et du progrès humain. Mais encore faut-il être du voyage.

Pour le reste, il n'y a pas de peuples à « coloniser » sur la Lune, ni de richesses à « piller » sur Mars, et la « conquête » spatiale n'est qu'une formule qui, si elle inspire certains, n'oblige personne.

c) L'homme contre la Nature ?

« Nous avons déjà pollué la Terre, n'allons pas faire la même chose dans l'espace » : rien n'est plus faux et plus dangereux que cette idée qui, pourtant, semble issue des meilleures intentions.

Ce que l'humanité a déjà bien trop abîmé sur Terre, c'est la vie, la biodiversité, les écosystèmes. Le problème, ce sont les eaux polluées, les sols contaminés, l'atmosphère dégradée. Rien de tout cela n'a de sens ailleurs que sur Terre. Il n'y a pas de vie sauvage sur la Lune, pas de forêts primaires sur Mars, et pas d'oiseaux migrateurs en orbite géostationnaire. Le régolithe lunaire est déjà radioactif, et les rejets de CO2 ne feront pas de mal à l'atmosphère martienne.

Cela ne veut pas dire qu'il ne faille pas se soucier de protection de l'environnement spatial. Les enjeux sont majeurs : débris orbitaux, rejets dangereux, protection planétaire, surexploitation des ressources empêchant leur partage équitable ou leurs usages futurs, etc. Les leçons de nos erreurs sur Terre seront précieuses.

En revanche, cela veut dire qu'on ne peut pas transposer tels quels des concepts terrestres comme la « nature » ou la « pollution ». Ce qui pollue sur Terre n'est pas ce qui pollue sur une autre planète, si tant est que le mot ait le moindre sens en l'absence de vie.

Si l'humanité ne risque pas de « polluer » la Lune, Mars ou les astéroïdes, en revanche, la Lune, Mars et les astéroïdes peuvent nous aider à ne pas polluer la Terre.

Rappelons les perspectives : fabriquer du carburant sur la Lune, c'est fabriquer moins de carburant sur Terre, et donc diminuer drastiquement le nombre de lancements polluants et de débris dangereux. Fabriquer du carburant sur Mars, c'est permettre à l'humanité d'aller plus loin qu'elle n'est jamais allée auparavant, pour le plus grand bénéfice de la connaissance, de la science et du progrès. Enfin, tout astéroïde contenant du platine est bon à prendre s'il permet d'épargner les forêts, les banquises et le fond des océans, et d'éviter tout ce que l'extraction des ressources terrestres implique de tensions, de pillages et de conflits.

Et si rien de tout cela ne fonctionne, ce qui est possible, l'humanité n'en aura pas moins appris sur l'univers et sur elle-même, elle aura acquis des connaissances nouvelles et développé des technologies utiles qui, sur Terre, permettront de résoudre des problèmes et de sauver des vies.

Une base européenne sur la Lune (vue d'artiste). Source : ESA 2013.


* 169 La liste est disponible ici : https://www.netzerospaceinitiative.org/

* 170 L'expression n'implique ici aucune hiérarchie.

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