B. UN GRAND NOMBRE DE SPÉCIALITÉS ET D'AIRES THÉRAPEUTIQUES CONCERNÉES

1. Un phénomène concernant tant des médicaments vitaux que des spécialités du quotidien
a) Toutes et tous concernés...

Pour beaucoup de Françaises et de Français, les pénuries sont devenues une réalité tangible lorsqu'à l'automne dernier ils n'ont pas pu obtenir immédiatement les médicaments courants pour soigner leurs enfants, dans un contexte de triple épidémie de grippe, covid et virus respiratoire syncytial (VRS), que la plupart des enfants contractent au moins une fois avant leurs deux ans. Ils se sont ainsi heurtés aux tensions d'approvisionnement concernant le paracétamol en dosage pédiatrique. À la rédaction de ce rapport le 8 juin, l'amoxicilline, couramment prescrite en cas de surinfection bactérienne, connaissait une nouvelle tension d'approvisionnement depuis le 28 février, pour toutes ses formes orales et tous ses dosages. Il en était de même, depuis quatre mois jour pour jour, pour l'Augmentin, antibiotique associant amoxicilline et acide clavulanique d'usage très courant. À la même date, sous forme de poudre pour solution injectable, l'Augmentin 500 mg était présenté par l'ANSM en rupture de stock depuis le 19 juillet 2022 !7(*)

Ces pénuries concernent d'autres médicaments d'usage courant, tels les antidiabétiques ou les antiépileptiques, et sont d'autant plus inquiétantes que comme l'indique l'ANSM elle-même seuls 59 % des 1 602 déclarations de ruptures de stock et 62 % des 2 159 déclarations de risque de rupture de stock de l'année 2022 étaient clôturés près de six mois plus tard.

Cette diffusion des phénomènes de pénuries aux médicaments du quotidien est cohérente avec le fait que les risques de rupture et les ruptures de médicaments touchent essentiellement des médicaments commercialisés depuis longtemps, beaucoup moins les derniers médicaments récemment mis sur le marché.

Les patientes et les patients ressentent très fortement ces pénuries, comme le montrent les résultats du baromètre des droits des personnes malades 2023 réalisé par France Assos Santé : 37 % des Françaises et des Français ont été confrontés à une pénurie de médicaments en pharmacie, ce qui marque une augmentation de huit points par rapport au chiffre déjà élevé enregistré en 2022 !8(*) Cette étude illustre un autre aspect de la situation : les pénuries ne se font pas ressentir de la même manière selon les territoires ; si la moyenne est de 37 %, les chiffres varient de 25 % en Bretagne à 44 % en Occitanie et même 46 % à Mayotte. Par ailleurs, les aidants interrogés les vivent tout particulièrement, puisque 48 % d'entre eux déclarent y avoir été confrontés, ainsi que 42 % des femmes interrogées.

En outre, les pénuries ne touchent pas les seuls médicaments stricto sensu, comme l'a souligné Jérôme Martin, co-fondateur de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament (OT Meds) lors de son audition par la commission d'enquête : « les pénuries de réactifs freinent le dépistage de certaines maladies, s'agissant notamment des infections sexuellement transmissibles, ce qui se traduit par des pertes de chances en santé individuelle (avec des possibilités réduites de prise en charge précoce), mais aussi par des risques en termes de santé publique (avec la circulation de personnes ne se sachant pas contaminées) »9(*).

b) ... y compris à l'hôpital

Les pénuries ne concernent pas les seuls médicaments du quotidien mais aussi les spécialités hospitalières, parfois depuis plusieurs années. C'est notamment le cas du Belatacept, anti-rejet des greffes de rein, en tension d'approvisionnement depuis mars 2017 ou de plusieurs anticancéreux.

Notons, enfin, le cas particulier du misoprostol - dit « pilule abortive » -, indispensable dans l'interruption volontaire de grossesse médicamenteuse, dont la pénurie a fait peser, pendant plusieurs mois, une menace grave sur la santé des femmes. Comme l'a souligné la présidente de la commission d'enquête lors de l'audition des représentants du laboratoire Nordic Pharma, le 2 mai 2023, « la pénurie actuelle n'est pas nouvelle car, dès 2020, des ruptures de courte durée étaient apparues, “sans impact sur la santé publique” selon le ministre de la santé de l'époque, Olivier Véran [...]. En décembre 2022 puis en février 2023, le Canada a enregistré des ruptures d'approvisionnement. Cela interroge la capacité des pouvoirs publics à réagir face à ces signaux faibles, avant que les tensions ne se transforment en pénurie sur le terrain. »10(*)

En outre, ainsi que l'a expliqué la rapporteure, « compte tenu du monopole de Nordic Pharma sur le misoprostol, il n'existe pas de générique ou d'alternative médicamenteuse en Europe. Cette situation pose une difficulté en cas de tension ou de problème dans la production. Elle conduit plusieurs acteurs à suggérer que le Gouvernement puisse accéder à la licence d'office. Un mois de tension sur un médicament peut sembler peu, mais les conséquences peuvent être catastrophiques lorsqu'il est question d'IVG. »

En réponse, Vincent Leonhardt, président de Nordic Pharma France avait expliqué « que, s'il y a eu des tensions d'approvisionnement, il n'y a pas eu
- et il n'y a pas à craindre - de pénurie sur le misoprostol ou sur la mifépristone
 », malgré les nombreuses remontées de terrain faisant état des difficultés à se les procurer. Ainsi, des antennes du planning familial ont constaté « de sérieuses difficultés d'approvisionnement voire des ruptures en pilules abortives type misoprostol pour les sages-femmes et médecins pratiquant des IVG médicamenteuses dans le Nord, en Île-de-France et en région Occitanie notamment »11(*).

2. Un phénomène touchant de nombreuses aires thérapeutiques

En France, aucune spécialité thérapeutique n'échappe au phénomène de pénurie. Mais chacune est touchée de manière très différente.

Source : ANSM

Selon les renseignements fournis par l'ANSM en réponse au questionnaire de la commission d'enquête, parmi les signalements de rupture ou risque de ruptures, les classes thérapeutiques les plus touchées sont le système cardiovasculaire (28 %), le système nerveux (21 %) et les anti-infectieux (14 %). Leurs parts de marché sont respectivement de 8 %, 33 % et 5 %, ce qui souligne que le nombre de déclarations pour une classe thérapeutique n'y est pas corrélé. De même, les antinéoplasiques et agents immunomodulants ne représentent que 0,8 % de part de marché mais ils sont la cinquième classe thérapeutique concernée par les pénuries avec 7 % des signalements.

La part de signalements des deux premiers groupes a connu une hausse significative à partir de 2018 : en 2014, le système cardiovasculaire représentait seulement 9 % des signalements et le système nerveux 14 %. En parallèle, les signalements concernant les anti-infectieux ont augmenté moins rapidement et leur part a même diminué puisqu'elle était de 22 % en 2014.

Source : ANSM

Interrogé par la commission d'enquête, Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie nationale de médecine, distinguait pour sa part trois sortes de médicaments en pénurie :

- « des produits d'utilisation courante - paracétamol, xylocaïne -, un antibiotique - amoxicilline -, un anti-cancéreux - 5-fluorouracile - et, plus important encore, toute la classe des glucocorticoïdes, qui dépend d'un seul fabricant pour le monde entier ;

- les formes pharmaceutiques, à savoir le médicament proprement dit. Il s'agit, pour une grande partie, de préparations injectables, utilisées principalement à l'hôpital dans les services d'urgence - les médicaments injectables représentent 60 % des ruptures d'approvisionnement à l'hôpital... ;

les médicaments ciblés vers une population particulière. Il s'agit des médicaments pédiatriques - le marché est trop petit, on dit que les Français ne font plus d'enfants - et gériatriques, car les posologies sont différentes de celles de l'adulte jeune »12(*).


* 7 Aux États-Unis, où le prix des médicaments est libre, ce qui devrait logiquement favoriser l'approvisionnement du marché, la Food and Drug Administration (FDA) signale pour sa part que l'amoxicilline pédiatrique connaît une rupture depuis le 28 octobre 2022, en précisant que celle-ci est due à un accroissement de la demande.

* 8 https://www.france-assos-sante.org/wp-content/uploads/2023/03/BVA-pour-France-Assos-Sante-Barometre-des-droits-des-personnes-malades-2023-Rapport-National.pdf

* 9 Audition de Mme Pauline Londeix et M. Jérôme Martin, co-fondateurs de l'Observatoire de la transparence dans les politiques du médicament, le 5 avril 2023 : https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230403/ce_penurie.html#toc3

* 10 Audition de M. Vincent Leonhardt, président, du docteur Hélène Herman-Demars, directrice médical et pharmacovigilance et de M. Nicolas Doumeng, pharmacien responsable, de Nordic Pharma France, le 2 mai 2023 :  https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230501/ce_penurie.html#toc5

* 11 https://www.planning-familial.org/sites/default/files/2023-04/CP%20P%C3%A9nurie%20pilules%20abortives%2027042023_0.pdf

* 12 Audition de MM. Jean-Paul Tillement, membre de l'Académie nationale de médecine, Yves Juillet, membre de l'Académie nationale de médecine, Mme Claire Siret, présidente de la section santé publique du Conseil national de l'ordre des médecins, et M. Patrick Léglise, délégué général de l'Intersyndicat national des praticiens d'exercice hospitalier et hospitalo-universitaire, le mardi 11 avril 2023 :  https://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20230410/ce_penurie.html#toc2

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