COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES FACE AUX OPÉRATIONS D'INFLUENCES ÉTRANGÈRES
1. Audition, à huis clos, du capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sur la coordination interministérielle relative aux menaces hybrides - le mardi 27 février 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous ouvrons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par une audition du capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Je rappelle que cette audition se tient à huis clos.
Commandant, je vous remercie de vous être rendu disponible pour venir éclairer la commission d'enquête sur les missions du SGDSN en matière de coordination des travaux relatifs aux menaces hybrides. Vous nous direz ce que recouvrent les termes « menaces hybrides » et en quoi cela répond au travail d'information que nous entendons mener sur les influences étrangères et les politiques publiques à même de nous en prémunir.
Vous avez été informé que nous souhaitions que vos propos soient illustrés de cas concrets - l'actualité n'en manque pas - et d'exemples étrangers sur les dispositifs que d'autres pays européens et alliés mettent en oeuvre.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yann Briand prête serment.
M. le président. - Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient aussi précis et libres que possible.
Capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. - Mon approche sera assez large afin de vous permettre, par la suite, de focaliser vos travaux sur les influences étrangères à proprement parler.
L'environnement géopolitique très dégradé que nous connaissons, se caractérise notamment par : l'utilisation de technologies de rupture par nos compétiteurs ; un niveau de violence élevé que nous observons depuis plusieurs dizaines d'années ; la prééminence de la dimension « dissuasion nucléaire » dans le rapport de force entre nations dotées ; le réchauffement climatique, qui devient un élément de l'équation géopolitique.
Les menaces hybrides sont une partie de cet environnement. Selon les acteurs concernés, elles peuvent prendre des formes différentes, par exemple celles de navires de milices maritimes chinoises ou de trafics de drogue.
Elles peuvent aussi se traduire par une relecture du droit international : par exemple, la « ligne des neuf traits » - démarcation délimitant une portion de la mer de Chine méridionale, sur laquelle la Chine affirme détenir une souveraineté territoriale.
Le SGDSN est un organisme interministériel placé sous l'autorité du Premier ministre, ce qui est pertinent pour lutter contre les menaces hybrides puisque l'impact de celles-ci ainsi que les réponses qu'il convient d'y apporter sont transversales. Nombre de ses missions sont liées à ces menaces. Il s'agit, notamment : du secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale ; de la protection contre les cyberattaques - assurée par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) - ; de la protection du secret de la défense et de la sécurité nationale ; de la protection du débat démocratique contre les ingérences numériques étrangères - assurée par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) - ; du suivi de la situation géopolitique, qui est principalement du ressort de ma sous-direction ; la protection de la sécurité économique, ce qui comprend notre patrimoine scientifique et technologique ; et de la sécurité des activités spatiales.
Une définition des menaces hybrides figure dans le document de référence interministériel sur les stratégies hybrides, qui a été publié en mars 2021 et que nous allons remettre à jour cette année : « Pour la France, une stratégie hybride s'entend comme le recours par un acteur étatique ou non à une combinaison intégrée et volontairement ambiguë de modes d'actions militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, difficilement attribuables. Jouant avec les seuils estimés de riposte et de conflit armé, cette combinaison est conçue pour contraindre et affaiblir l'adversaire, voire créer chez lui un effet de sidération. » Il s'agit notamment de provoquer une fragmentation de la société.
Le modèle des menaces hybrides - influence malveillante-ingérence-menaces hybrides - évoque les « poupées russes ». Les menace hybrides, la plus large de ces « poupées », couvrent un spectre, de multiples actions, se situant sous le seuil du conflit armé. Elles peuvent se traduire, par exemple, par l'emploi de flottilles de pêche menaçant d'assécher les ressources halieutiques d'un État, ou par la destruction de câbles sous-marins. Celle, plus petite, qui constitue des ingérences comprend les cyberattaques, la manipulation d'informations et le lawfare, l'usage stratégique du droit. Il y a enfin la dernière poupée, les menaces qui relèvent de l'influence malveillante. Tandis que l'influence, de manière globale, liée par exemple à la culture, au soft power ou au déploiement d'une force navale fait partie du dialogue normal entre les États, l'influence malveillante est discrète, difficilement attribuable, et vise à affaiblir une société et son système politique.
Les vulnérabilités en jeu sont : la légitimité et le fonctionnement des institutions politiques et des valeurs qui les fondent ; la cohésion sociale ; la robustesse de l'économie et des marchés financiers ; la conduite des opérations extérieures et l'intégrité des dispositifs en outre-mer et à l'étranger.
J'en viens aux axes d'efforts interministériels.
Parmi les treize champs identifiés par le Centre d'excellence européen pour la lutte contre les menaces hybrides, établi à Helsinki et au financement duquel le SGDSN contribue, la France a retenu cinq domaines d'action prioritaires : cyberespace ; lutte contre la manipulation de l'information (LMI) ; lawfare ; domaine économique, énergétique et financier ; champ opérationnel. C'est en effet dans ces domaines que les marges de manoeuvre et de progression sont les plus importantes, et que s'exerce le plus fortement la pression de nos compétiteurs. Les autres champs sont les infrastructures critiques, le domaine spatial, etc.
Pour ce qui concerne le cyberespace, voici quelques exemples de l'état de la menace.
En mai 2020, l'Iran a attaqué le système de distribution d'eau israélien ; l'attaque a été déjouée et Israël a répondu en bloquant le port iranien de Bandar Abbas.
En mai 2023, via la campagne Volt Typhoon visant des intérêts américains, qui a été détectée à l'occasion de contrôles, la Chine a mis en place des logiciels pour s'infiltrer dans certaines installations, voire pour en prendre le contrôle. De telles menaces sont inquiétantes, car elles n'apparaissent que lors du déclenchement d'une crise.
Dans sa synthèse 2022-2023 de la menace ciblant les collectivités territoriales, l'Anssi a recensé en France 187 incidents émanant soit d'activistes politiques, soit de groupes affiliés à des États ou des organisations terroristes, ainsi que de rares actions de sabotage, moins que dans d'autres États européens ou aux États-Unis. Dans le contexte actuel, les collectivités peuvent être le maillon faible.
La réponse française aux cyberattaques relève des agences : l'Anssi, qui dépend du SGDSN ; le Commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ; les services de renseignement. La doctrine en la matière est définie dans la revue stratégique de cyberdéfense et dans la stratégie nationale d'accélération pour la cybersécurité. L'organisation est assurée par le centre de coordination des crises cyber (C4), qui a un rôle, à la fois, descendant et ascendant vers les autorités politiques puisqu'il propose des options de réponses. Le corpus normatif est composé de directives européennes ; la directive NIS 2 (Network and Information Security) vise ainsi à établir une plus grande résilience en la matière.
Viginum définit l'ingérence numérique étrangère comme un phénomène inauthentique affectant le débat public numérique, qui combine : une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation ; un contenu manifestement inexact ou trompeur ; une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée - fermes de trolls - ; l'implication directe ou indirecte d'un acteur étranger.
Je citerai trois exemples de campagnes suivies par Viginum : en mai 2023, Reliable Recent News, campagne qui utilisait des noms de domaines très proches de ceux de titres de presse ou d'organes étatiques (typosquatting), et qui servait des intérêts russes - Mme Catherine Colonna, l'ancienne ministre des affaires étrangères, avait alors dénoncé des acteurs d'origine russe, et non le gouvernement russe, ce qui est une nuance importante - ; en février 2024, Portal Kombat, avec la détection en Europe de 193 sites relayant des informations favorables aux intérêts russes, notamment dans le cadre de la guerre en Ukraine ; toujours en février 2024, l'affaire des étoiles de David, et son amplification artificielle par le site russe RRN.
Dans les 3 mois précédant une élection, il convient de souligner, que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), par la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, peut demander à bloquer certains contenus diffusés par des plateformes dans un délai de vingt-quatre heures. Il faut aussi citer le décret du 13 juillet 2021 portant création de Viginum, et celui du 7 décembre 2021 autorisant ce service à mettre en oeuvre, dans un cadre très précis, un traitement automatisé de données à caractère personnel dans le but d'identifier les ingérences numériques étrangères. Ces textes apportent des garanties en termes de démocratie et de transparence, de même que l'existence d'un comité d'éthique qui surveille les travaux de Viginum
Dans l'écosystème des acteurs de la lutte contre la manipulation de l'information figurent également l'ambassadeur pour le numérique, le service d'information du Gouvernement (SIG), le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ainsi que le ministère des armées.
J'en viens au sujet du lawfare, qui est l'utilisation du droit et des normes par des États à des fins d'affirmation de puissance, de déstabilisation et d'appui de leurs objectifs stratégiques, dans le champ militaire et, désormais, économique. Il recouvre trois types de menaces.
Le premier est l'instrumentalisation par les États de leur propre droit, en particulier au travers du développement de normes extraterritoriales. On pense ici à l'extraterritorialité du dollar : il semble que le simple passage d'un mail par un serveur stationné aux États-Unis suffise pour que la justice américaine se saisisse d'un sujet. Mais les États-Unis ne sont pas les seuls ; les Chinois ont fait un copier-coller extrêmement agressif des lois américaines. Quand je suis auditionné de manière publique, je prends garde à ne pas mettre les États-Unis et la Chine sur le même plan. Il est en effet possible de discuter avec les États-Unis pour tenter de trouver des solutions juridiques. De plus, l'emploi du lawfare pour la Chine s'étend au-delà de ce champ économique.
Le deuxième type de menaces concerne les normes internationales. Je prends comme exemple la relecture du droit maritime international par la Chine. Des îlots, en mer de Chine méridionale, ont été artificiellement transformés en îles : ainsi Pékin demande la reconnaissance d'eaux territoriales.
Le troisième type de menaces est l'exploitation par nos compétiteurs de notre propre droit ; je ne parlerai pas de l'exploitation des faiblesses - le terme ne serait pas juste -, mais il s'agit d'une exploitation du fonctionnement des démocraties, notamment pour mener des procédures bâillons. L'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem) et le centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d'Orsay ont réalisé une étude sur les manipulations de l'information. Russia Today avait intenté un procès au directeur de l'Irsem, M. Jeangène Vilmer, procès que Russia Today a perdu en 2022. Ces procédures bâillons représentent un véritable risque pour nos démocraties. Des chercheurs et des journalistes pourraient être tentés de se réfréner dans leurs propos et leurs écrits, par crainte d'une procédure judiciaire, qui, même si elle a de bonnes chances de ne pas aboutir, reste extrêmement désagréable pour l'inculpé.
La réponse en matière de lawfare est constituée de plusieurs lois. La loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite loi de blocage, est une loi ancienne, mais très utile ; elle interdit à une entreprise de donner à une puissance étrangère des données considérées par l'État comme stratégiques.
La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, est compatible avec les normes américaines ; cela permet d'expliquer à notre partenaire américain que si une affaire de corruption éclate, il est alors possible de négocier que son traitement soit assuré en France, sans avoir à tomber sous le coup de la justice américaine. Cela protège nos entreprises et leurs salariés.
En ce qui concerne les outils européens, je citerai le règlement anti-coercition économique, le règlement de blocage et le projet de Fara (Foreign Agents Registration Act) européen, qui oblige les lobbyistes à s'enregistrer, afin que leur action soit plus transparente. La France négocie pour que ce texte corresponde à ses attentes, car des points de blocage existent au sein des propositions de Bruxelles ; l'esprit du texte, en revanche, nous convient parfaitement. Enfin, une loi contre les procédures bâillons vient d'être votée par le Parlement européen. Le Conseil doit désormais valider cette directive.
Dans le champ économique, le sens de ces ingérences est d'affaiblir notre économie, de la fragiliser et de capter nos technologies. Je saisis l'opportunité de cette audition pour souligner, les Flashs Ingérence DGSI, qui paraissent tous les mois, et qui sont à ce titre, très intéressants. Un récent Flash s'intéressait ainsi au débauchage de cadres d'entreprise par la Chine. Ces Flash traitent de questions très sensibles, comme le prix des carburants, levier potentiel d'action pour des compétiteurs qui souhaiteraient fragiliser nos équilibres sociaux.
Face à l'organigramme qui présente l'organisation de notre réponse dans le champ économique, nos partenaires étrangers sont souvent très impressionnés par le vaste spectre de menaces couvert et la robustesse de notre organisation qui couvre l'ensemble de ces champs. Il importe néanmoins de rester humble face à la détermination de nos compétiteurs. Par comparaison avec nos partenaires notamment non UE, les corpus français et européen nous protègent dans de nombreux domaines : coercition, investissements directs étrangers, dumping, captation de données, cybersécurité, protection physique de nos laboratoires, lawfare.
Des agences comme Bpifrance et l'Anssi sont chargées de mettre en oeuvre les différentes directives. Le comité interministériel est présidé par le SGDSN, avec l'appui du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), qui dépend du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ce comité traite de cas divers, comme celui-ci : que faire si la Chine a une attitude agressive pour acquérir des parts dans une entreprise sensible ? Qui pourra contrer cette offre ? Comment le faire ? Le sujet est-il sensible ? Peut-on accepter l'offre en question ? Voilà le genre de discussions qui se tiennent au sein de ce comité, appelé Colisé, comité de liaison interministériel en matière de sécurité économique.
Le ministère des armées intègre également les menaces hybrides dans la planification et la conduite des opérations. De nombreux travaux sont en cours. Le Mali nous a beaucoup appris sur les influences et les ingérences étrangères, notamment à cause de la politique de manipulation de l'information menée par Wagner. Quand, en avril 2022, le Président de la République a décidé le retrait des forces françaises du Mali Wagner a voulu faire porter la responsabilité d'un charnier à la France, sur le site de la base de Gossi, Nous avions eu assez de renseignements fiables pour faire décoller un drone et filmer de manière imparable ce qui se passait réellement. Ces preuves ont amené de nombreux journaux, comme Jeune Afrique, The Guardian et des titres français, à rétablir la vérité Nous avons gagné cette bataille, mais au sein d'une guerre tellement vaste qu'il serait très ambitieux de dire que nous pouvons lutter sur tous les fronts. C'est un vrai défi de répondre à une telle menace.
S'ajoute le biais cognitif. Je précise toutefois que l'existence, parmi certaines populations africaines, d'un sentiment anti-français ne se réduit pas à une manipulation de l'information par Wagner ; il peut exister des raisons plus profondes. Il faut donc traiter ces problèmes comme une menace hybride, mais également comme une véritable question politique.
En matière de gouvernance et de protection face aux stratégies hybrides, le centre d'excellence d'Helsinki a défini 13 champs, avec de nombreuses déclinaisons : propagande, ransomware, corruption, manoeuvres militaires à proximité de nos frontières, etc.
Le soutien de l'Union européenne est très important, que ce soit par l'intermédiaire de grands textes, comme la boussole stratégique, ou, de manière plus concrète, par des organes qui collectent du renseignement sur ces questions, comme l'Hybrid Fusion Cell, qui dépend de l'Intelligence Analysis Centre de l'Union européenne, ou encore par des directives, comme la directive sur la résilience des entités critiques, dite directive REC, et la directive concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l'ensemble de l'Union, dite directive NIS2. Ces directives s'appliquent en France et nous protègent.
L'Union européenne offre aussi des capacités de réaction, notamment grâce aux équipes de réaction rapide contre les menaces hybrides, qui sont en cours de développement. Il existe aussi des structures spécialisées, dont le centre d'excellence d'Helsinki.
L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) s'intéresse aussi aux menaces hybrides. Sur ces questions, au sein de l'Otan, la France peut parfois se retrouver un peu isolée. La France est en effet attentive au fait que l'Otan ne duplique pas l'ensemble des actions de l'Union européenne, et n'interfère avec les prérogatives des États. L'Otan est en revanche pleinement légitime dans sa volonté de protéger le bon déroulement des actions militaires dans la zone euro-atlantique et des soutiens qui y sont directement associés. En revanche, La France considère que les questions de sécurité économique ne relèvent pas des prérogatives de l'Otan. Alors que le sommet de Washington, qui sera aussi un moment de politique américaine, sera une échéance importante, cette position française doit être rappelée.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, commandant, pour cette présentation très riche et très dense.
Vous décrivez deux logiques : une logique d'agences et une logique interministérielle. Qui coordonne le tout ? Quel est le fonctionnement précis ? J'ai le sentiment que les services travaillent en silo, chacun selon son approche. Notre commission d'enquête s'intéresse aux politiques publiques face aux influences étrangères. Il s'agit de savoir identifier un risque, de comprendre s'il s'agit d'un élément isolé ou non - cela pose la question de la coordination - et de définir le déclenchement de la réponse.
Quelle différence faites-vous entre influence et ingérence, et pouvez clarifier la notion de menace hybride ? La menace hybride est à l'image des poupées russes, certes, mais quelle est la doctrine des pouvoirs publics et du SGDSN en la matière ?
En ce qui concerne les menaces, je vous avoue que je reste sur ma faim. Au Sahel, la France a longtemps appliqué sa stratégie des « 3D » : développement, diplomatie, défense. Chacun connaît la fin de l'histoire, que je ne vais pas commenter. Cependant se mêlent des réalités propres au pays et une guerre hybride. Il aurait été intéressant que vous nous expliquiez les mécanismes à l'oeuvre et les réponses apportées.
Nous aurions pu citer un autre exemple, celui de la Finlande. Dans ce pays, nous avons vu la Première ministre, rockstar de la politique, devenir paria et devoir démissionner.
Ensuite, les États qui nous menacent, et notamment la Russie, ont-ils des alliances objectives ou structurées ? Quelles sont nos propres alliances ? Quand sommes-nous capables d'opérer seuls ? Quelle serait notre marge d'action sans l'Union européenne ou sans l'Otan ? Pouvons-nous avoir une stratégie autonome ? Sans l'Union européenne ni l'Otan, notre niveau de protection serait-il plus faible ?
Je ne parlerai pas de l'outre-mer, même si le sujet mériterait d'être creusé.
Êtes-vous aujourd'hui en mesure de travailler sur la prospective ? Notre commission d'enquête n'a pas vocation à faire les grands titres des journaux, mais à proposer des éléments structurants. Toutefois, dès lors que nous cherchons des réponses pour aujourd'hui, cela signifie que nous sommes déjà en retard. À l'heure où beaucoup parlent de l'intelligence artificielle, notre question est la suivante : les pouvoirs publics ont-ils imaginé les menaces de demain ? Cela suppose de faire de la recherche et de proposer des mesures opérationnelles pour demain et après-demain. Pour résumer, quelle est votre approche prospective ?
M. Dominique de Legge, président. - Mon questionnement rejoint celui de M. le rapporteur. En matière d'agences, un problème se pose, qui dépasse le cadre de cette commission d'enquête, celui de l'« agencialisation » des services de l'état. L'organisation des services en agences est-elle une bonne réponse en matière d'autorité et de coordination des services ?
En matière de réponse dans le champ économique, vous avez dit que nos partenaires étrangers ont l'impression que notre organisation est extrêmement robuste. Cependant, vous vous êtes arrêté là. Cela laisse à penser que notre organisation n'est peut-être pas aussi robuste que l'organigramme que vous nous avez présenté est indigeste. Pourriez-vous développer ce point ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Le besoin de coordination est un élément clé. Les menaces, éminemment transversales, imposent, pour certaines, un temps de réaction extrêmement court. La manipulation d'informations demande notamment une réponse rapide. J'ai été impressionné par l'organisation en place à Singapour : l'objectif de répondre en deux heures, avec 200 mots et deux images, semble être tenu. Cet exemple intéressant nous montre qu'il est possible d'être encore plus efficace en allant plus vite.
Revenons à la réponse de l'État envers la manipulation de l'information. En plus du Viginum, le comité de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), qui réunit l'ensemble des acteurs interministériels, permet d'agréger les informations afin de proposer aux autorités politiques des options nécessaires ou pertinentes en fonction de l'importance de la crise. La même organisation est retenue pour la réponse face aux menaces cyber, avec le C4, ainsi que pour les menaces portant sur le champ économique, avec le Colisé. Même si cette organisation n'existe pas spécifiquement pour le lawfare, ces sujets peuvent être traités par le Colisé. Il y a donc une volonté de « désiloter », et il me semble que cette organisation fonctionne.
La question de la réactivité constitue peut-être un point à creuser dans le cadre de votre commission d'enquête.
Lors de ma présentation liminaire, j'aurais dû mentionner un acteur essentiel, puisque les services de renseignement jouent un rôle fondamental en ces matières. La coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) assure un rôle de coordination des services de renseignement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais ce rôle n'est pas opérationnel. La coordination dans l'opérationnalité est un grand absent.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Ce point peut sans doute être amélioré, afin que des réponses encore plus rapides soient apportées.
Je ne dirais pas que nous fonctionnons encore en silo : les comités interministériels existent bien. Reste maintenant à gagner en rapidité lors de la prise de certaines décisions, si cela est nécessaire. Le Colisé peut prendre le temps d'étudier les dossiers relatifs à l'économie ou à des investissements directs étrangers, mais sur d'autres sujets, nous pouvons sûrement aller plus vite, comme l'illustre l'exemple singapourien.
Plusieurs définitions de l'influence et de l'ingérence sont possibles. Il me semble pertinent de distinguer une influence acceptable, relative au jeu normal entre les États, d'une influence malveillante - l'expression vient d'un document canadien -, qui constitue l'une des briques de l'ingérence, avec les cyberattaques, la manipulation de l'information et le lawfare.
Pour ce qui est des menaces, j'ai insisté sur la difficulté que pose le compétiteur russe, qui effectue ce type de manipulation d'information à une très grande échelle. La liste de nos compétiteurs comporte également la Turquie, qui a pu mener ce type d'opérations à l'issue de l'assassinat de Samuel Paty, ainsi que l'Azerbaïdjan et, dans une moindre mesure, la Chine, dont la posture est différente. Être présent face à l'ensemble des menaces de ces compétiteurs constitue un vrai défi.
S'ajoutent à cela des questions relatives à l'intelligence artificielle. Le président de Graphika, une entreprise travaillant pour le Pentagone, explique que le combat contre la détection d'informations produites de manière fausse est probablement perdu à terme, parce que même si nous utilisons des outils d'intelligence artificielle - vous en verrez chez Viginum -, il faudra toujours plus de temps pour démêler le vrai du faux dans les images et les enregistrements audio. Durant ce temps, l'information est diffusée parmi les citoyens. Or, plus le temps passe, plus il est difficile de contrer un narratif. Il faudra donc trouver d'autres méthodes pour répondre à ces menaces.
Vous vous interrogiez sur les capacités de la France à intervenir seule. De manière générale, la France est une nation dotée qui, quel que soit le gouvernement, tient fermement à conserver ses propres capacités d'analyse. À certains moments de l'histoire, par exemple lors de la deuxième guerre d'Irak, cela nous a permis de faire des choix différents des États-Unis. Nous aurons toujours un minimum de capacité autonome. Nous ne pouvons pas dépendre entièrement de nos alliés et de nos partenaires, sur ces questions.
Pour autant, le soutien apporté par l'Union européenne est extrêmement important et utile, notamment pour les questions relatives au domaine de la loi ou au domaine financier et économique. La masse critique de l'Union européenne apporte des capacités significatives pour protéger nos intérêts.
La prospective est l'un des axes d'effort du SGDSN, qui assure le pilotage du comité interministériel d'anticipation. Ce comité se réunit tous les six mois, dont une fois par an en présence des directeurs de cabinet des différents ministres. Il a été décidé de lancer une étude sur l'intelligence artificielle, pilotée par Viginum, qui pourra évoquer ces travaux avec vous. La question est fondamentale et nous pouvons sans doute faire plus. Le Gouvernement mène beaucoup de travaux au sujet de l'intelligence artificielle et nous pourrons sans doute en retirer des éléments pertinents. Il faut maintenant réfléchir à la bataille de demain dans ce domaine, c'est indéniable.
Monsieur le président, lors de ma présentation de la réponse de l'État dans le champ économique, comme dans les autres, il importe de faire preuve d'humilité. Face à l'organigramme que j'ai présenté, on peut avoir l'impression que nous disposons d'une organisation qui ressemble à Fort Knox, mais les défis qui sont devant nous sont colossaux. Pour le moment, la menace principale est russe. Mais si la Russie est une vague, la Chine est potentiellement un tsunami. Pour l'instant, la Chine ne s'est pas encore révélée comme un compétiteur extrêmement agressif. Sa manipulation de l'information cherche à promouvoir le modèle chinois. Imaginons toutefois une très grave crise dans l'Indopacifique, et un acteur chinois qui se décide à intervenir de manière bien plus déstabilisatrice pour notre société et notre système politique : avec les moyens dont la Chine dispose, cela risque d'être colossal. Il faut en effet faire maintenant de la prospective, pour réfléchir aux problèmes de demain, et non seulement à ceux du moment. Il serait imprudent de ma part de vous dire qu'en raison de l'organisation présentée, nous serions parfaitement étanches face à l'ensemble de ces menaces, au vu des enjeux et des intérêts associés à la protection de notre économie.
L'agencialisation constitue peut-être un risque dans certains États. Le secrétaire général du SGDSN s'est rendu en Suède, où les agences ont un pouvoir très fort par rapport aux ministères. Ce n'est pas le cas en France. Viginum compte 50 personnes. Administrativement, il s'agit d'un service du SGDSN, directement placé sous l'autorité du secrétaire général. De la même façon que l'Anssi est une direction du SGDSN. Au-dessus, des comités interministériels, rassemblant l'ensemble des administrations utiles, partagent l'information, élaborent des analyses conjointes, préparent les options de décision et en font des propositions aux autorités politiques. Ce fonctionnement me semble exemplaire.
Mme Nathalie Goulet. - Nous avons pour l'instant uniquement parlé d'États. Rien sur l'islam radical, rien sur l'influence des Frères musulmans ou du Qatar. Est-ce vous qui gérez ces questions ?
La loi de 1968 telle que vous l'avez présentée répond-elle aux questions posées par les clouds ? L'hébergement des données de santé dans des serveurs étrangers et celui des données de Bpifrance relatives aux prêts garantis par l'État au moment du covid par Microsoft ne constituent-ils pas une brèche massive ? Des questions relatives à l'extraterritorialité américaine sont-elles soulevées ?
Enfin, vous connaissez le travail mené par une commission d'enquête du Sénat relative à l'influence des cabinets de conseil. Le Sénat avait voté un texte nécessaire en matière de protection liée à l'influence des cabinets de conseil, qui a été scandaleusement raboté à l'Assemblée nationale. Quels retours pouvez-vous faire au Gouvernement à ce sujet ? Quelle est votre influence pour améliorer les dispositions et faire en sorte que notre travail en la matière soit retranscrit dans la loi ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je me suis effectivement concentré sur les États, mais les groupes terroristes font bien évidemment partie de la menace hybride. À côté des groupes terroristes, il y a l'ensemble des proxies qui peuvent être alimentés par des États. C'est tout à fait vrai et cela entre dans le champ des services de renseignement.
Je ne maîtrise pas le sujet de la pertinence de la loi de 1968 sur les clouds. L'Anssi vous répondra mieux que moi.
Les cabinets de conseil me semblent un peu en marge des sujets abordés.
Mme Nathalie Goulet. - Ils figurent pourtant dans l'une des diapositives projetées.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je retirerai ce terme de ma présentation, s'il y figure.
Au sein du ministère de l'économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique (Mefsin), le Sisse pourra répondre plus précisément à cette question. De manière connexe se pose la question de la conformité ou compliance. Des entreprises doivent répondre au droit américain, démontrer leur conformité avec certaines normes américaines, et voient arriver des cabinets auscultant leurs actions. Le Sisse est vigilant sur ces sujets, et apporte des réponses. Il faut plutôt consulter la direction générale des entreprises (DGE) et le Mefsin pour obtenir les réponses à vos questions, tout à fait pertinentes.
M. André Reichardt. - J'ai le sentiment que le rôle de l'État est limité à un rôle défensif : on répond aux manipulations de l'information en disant qu'elles sont fausses, on répond en réparant les dégâts causés par des attaques cyber, on ne fait que répondre. Votre fonction ne recouvre-t-elle pas également des mesures plus actives ? À l'encontre d'acteurs ayant fait de la désinformation à notre égard, des désinformations qui ne sont pas le rétablissement de la vérité sont-elles envisagées ? Le SGDSN est-il actif en ce domaine ?
Cela rejoint ce que Nathalie Goulet indiquait au sujet de la lutte contre les groupes terroristes. Si l'on se contente de limiter les dégâts en invoquant la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État, nous ne gagnerons pas grand-chose... Il me semble que nous faisons de l'angélisme, dans ce pays. Pouvez-vous me convaincre de l'inverse ?
M. Akli Mellouli. - Je ne sais pas si l'on fait ou non de l'angélisme, mais je souhaite juste apporter une clarification. Lorsque l'on parle de terrorisme ou de radicalité, on parle de toutes les religions, et non seulement de l'islam. Un travail global de veille et de suivi est-il réalisé à l'encontre de toutes les religions ? Je ne voudrais pas laisser penser que le seul radicalisme dans ce pays concerne l'islam : cela serait léger en matière de lutte contre les influences religieuses...
Mme Nathalie Goulet. - Nous parlons de tous les « -ismes ».
M. Éric Bocquet. - Dans le prolongement de que Mme Goulet évoque, il me semble que le ministère de la défense est équipé de logiciels Microsoft. Sans faire d'anti-américanisme primaire, cela représente-t-il un risque en soi ?
L'influence des Gafam est parfois plus importante que celle des États. Il y a 3 milliards d'utilisateurs de Facebook dans le monde. Jamais aucune entreprise n'a eu une telle puissance. Il est établi qu'elle a joué un rôle déterminant dans la décision des Britanniques de voter en faveur du Brexit, et que l'élection de Trump, à cause de publicités ciblées et de fausses informations, a partie à voir avec elle. N'y a-t-il pas là aussi un risque d'influence directe auprès de l'opinion française ?
Vous avez enfin cité le sentiment anti-français au Mali, que vous semblez attribuer à des manipulations du groupe Wagner. Mais ce sentiment existait avant l'intervention de Wagner, en raison de notre passé colonial. Il a sans doute été utilisé et amplifié, mais ne l'attribuons pas aux seules manipulations du groupe Wagner.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Nous ne faisons pas d'angélisme. Les décisions sont prises en conseil de défense et de sécurité nationale, puis déclinées par les différents ministères. Elles ne sont pas nécessairement limitées au champ dans lequel nous avons été attaqués : des expulsions de diplomates ou de pseudo-diplomates peuvent être décidées, des sanctions économiques peuvent être prises, comme la coupure des canaux hertziens de Russia Today, même si, en l'espèce, cette décision a été prise par l'Union européenne au lendemain de la guerre en Ukraine.
Notre capacité à faire payer le prix à nos compétiteurs existe. C'est une analyse personnelle, mais on peut sans doute faire plus. Cela nécessite-t-il de changer les réglementations et les lois ? Je ne le sais pas. Le contexte change de manière dynamique, et nous apprenons. Il faut peut-être changer de braquet. De telles opérations se font déjà ponctuellement. Cela constitue sans doute un axe de travail intéressant pour votre commission.
Il n'y a bien évidemment pas de focalisation sur l'islam. Les administrations qui font ce travail, comme Viginum, sont agnostiques sur la menace. Elles partent de ce qu'elles voient. L'alt-right américaine et les réseaux russes font partie de nos axes d'étude habituels.
M. Akli Mellouli. - Il faut l'être, cette menace est très grave.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - En ce qui concerne l'utilisation de Microsoft, sans entrer dans des informations particulièrement classifiées, lorsque nous avons vraiment besoin d'être sûrs, nous vérifions en profondeur la sécurité de nos outils. L'Anssi pourra vous répondre sur le degré de garantie apporté.
En ce qui concerne les Gafam, vous avez tout à fait raison : leur rôle est au coeur de ces questions. Le dialogue entre les autorités et les plateformes ainsi que les lois permettant de contraindre ces dernières sont au coeur de ce que nous pouvons faire d'utile. Sans doute la dimension européenne représente-t-elle une aide, car c'est à cette échelle que l'on peut peser sur les plateformes. Ce sujet mérite d'être creusé, même si certains outils existent déjà. La loi permet déjà à l'Arcom de demander, trois mois avant les élections, le blocage de certains contenus sur les plateformes. Il doit être possible d'aller plus loin, et c'est sans doute à l'échelle européenne que la réponse se trouve.
J'ai peut-être manqué de clarté au sujet du sentiment anti-français, mais j'ai tenu à insister sur le fait qu'il ne faut pas se retrancher derrière le petit doigt de la guerre hybride pour masquer des difficultés qui peuvent exister avant des opérations de déstabilisation. Sur le théâtre national, les Russes amplifient également différents troubles sociaux.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) commencent enfin à être appliqués, et bientôt l'Artificial Intelligence Act et le Data Act, encore débattus, s'appliqueront également. Je m'étonne qu'au niveau de coordination où vous vous trouvez ces questions ne soient pas plus clairement connues. La donnée est l'actif stratégique majeur : internet est un nouveau terrain d'affrontement mondial. Des hackers attaquent nos structures vitales par leur intermédiaire. Les géants américains font tout pour occuper une position hégémonique sur le marché européen de la donnée, y compris dans nos ministères les plus sensibles : nous avons cité Microsoft au ministère de la défense, mais le ministère de l'intérieur essaie de se défaire de Palantir. Le cloud n'est pas un nuage éthéré : ce sont des câbles, des data centers, des briques logiciels qui constituent la chaîne de sécurisation de nos données. Comment se fait-il qu'au niveau interministériel où vous vous trouvez, avec le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) et l'Anssi sous votre pilotage, il n'y ait pas de coordination supérieure à l'Anssi, irriguant toute la politique des ministères ? Chacun semble faire ce qu'il veut dans son coin. N'y a-t-il pas de réflexion sur ce sujet éminemment stratégique ? Un chief technical officer pilotait ces questions pour Obama. Évoquez-vous ces sujets ? N'avez-vous pas tout de même l'impression de travailler en silo ?
Mme Nicole Duranton. - Vous avez évoqué les élections européennes. Ces dernières années, de plus en plus de pays ont été victimes d'ingérence numérique étrangère en période électorale, et de tentatives d'influencer les votes ou de discréditer des résultats. Doit-on craindre de telles opérations lors des prochaines élections européennes ? Les dispositifs de protection mis en place par la France et l'Union européenne sont-ils suffisamment puissants pour lutter contre ces actions ?
Enfin, comment identifiez-vous factuellement et apportez-vous les preuves d'une tentative d'ingérence étrangère ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Les questions de cloud et de données sont essentielles. Pour autant, au sein de ma sous-direction, qui concentre ses études sur la menace hybride, de manière macroscopique, cette question n'apparaît pas suffisamment par rapport aux éléments que vous évoquez. Sans doute, au sein même du SGDSN, la sous-direction en charge de la protection du patrimoine scientifique et technologique dispose d'éléments de réponse, ainsi que l'Anssi. Le Mefsin peut également vous apporter des réponses.
Une opération spécifique sera montée par Viginum et par l'Anssi pour les élections européennes. Le lien avec l'Union européenne est très fort : Viginum a par exemple été engagé dans un exercice européen dédié. Nous étudierons après ces élections quelle aura été la qualité de la réponse. La prise en compte de la question est forte, sans aucun angélisme, au vu des informations circulant sur l'état de la menace russe. À plus forte raison, la France est une cible en 2024, car elle offre des raisons d'attaquer assez fortes. Nous accueillons les jeux Olympiques, qui représentent une grosse action pour l'Anssi, Viginum et le SGDSN ; il y a les élections européennes ; nous conduisons des opérations militaires. Ces éléments font que la France constitue une cible attrayante. En raison de nos prises de position envers l'Arménie, nous nous sommes découvert un nouveau compétiteur avec l'Azerbaïdjan. Nous sommes très loin de l'angélisme : les choses sont préparées pour que nous répondions au mieux face à ces menaces.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La logique d'agence et de silo semble totale. Chacun paraît s'occuper d'un bout du problème, mais personne ne pilote globalement. Je suis plutôt inquiet, personnellement, car il ne semble pas y avoir de compréhension des enjeux globaux et de coordination de la réponse. Il y a eu des opérations d'ingérences lors du Brexit, de l'élection de Trump, ou également lors des élections législatives des Français de l'étranger. Comprenez bien que notre rôle de parlementaires est de comprendre ce qui est mis en place avant que les jeux Olympiques et les élections européennes n'aient lieu. Nous pensions que le SGDSN constituait la vigie globale, mais nous restons sur notre faim. Des choses se préparent en vue de ces échéances, mais il ne me semble pas qu'un plan précis soit établi.
Que sommes-nous capables de faire en matière d'influence positive ? Concrètement, quels sont nos outils de réponse, à l'instar de ce qui est fait à Singapour ? Peut-on avoir une idée des moyens humains et financiers que nous pouvons mobiliser face à la vague représentée par la Russie et au tsunami que représenterait la Chine ?
Lors de cet échange, vous avez commencé à suggérer plusieurs préconisations. Pourrez-vous nous transmettre par écrit une liste d'évolutions législatives, réglementaires ou technologiques que vous envisagez, afin de nourrir notre réflexion ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je vais tenter de vous rassurer un peu plus : le secrétaire général du SGDSN est le président de l'ensemble des comités existant pour chacun des champs de menace. Par son rôle central, le SGDSN assure bien cette coordination. Ces comités ont pour fonction de partager les informations entre les différentes chaînes opérationnelles, qui doivent effectivement se rencontrer, et de proposer ensuite des décisions aux autorités politiques. C'est bien là que ce travail est réalisé.
En vue des jeux Olympiques et des élections européennes, le SGDSN joue bien évidemment un rôle central. Les menaces très nombreuses peuvent être traitées de manière différente, mais cela sort de mon champ de prérogatives. La division protection et sécurité de l'État du SGDSN est au coeur de la manoeuvre pour la préparation des jeux Olympiques. Le secrétaire général, que vous auditionnerez, pourra vous donner des précisions sur le rôle du SGDSN au sujet de la préparation de ces deux grands événements.
Je pense que votre audition du secrétaire général du SGDSN pourra vous rassurer sur le rôle de coordination du SGDSN et de proposition de réponse aux autorités politiques.
M. Dominique de Legge, président. - Commandant, nous vous remercions de ces précisions. Nous recueillerons vos propositions écrites. En ce qui concerne la suite de nos travaux, nous nous retrouvons jeudi pour une table ronde, puis nous visiterons Viginum mardi prochain.
2. Table ronde, ouverte à la presse, de MM. David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, Nicolas Tenzer, président du centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP) et Frédéric Charillon, professeur en science politique et relations internationales, sur la guerre informationnelle - le jeudi 29 février 2024
M. Dominique de Legge, président.- Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête avec une table ronde rassemblant le professeur Frédéric Charillon, MM. David Colon et Nicolas Tenzer. Je vous remercie tous les trois de vous être rendus disponibles pour cette table ronde. Vous êtes des habitués des auditions parlementaires, mais nous avons souhaité vous entendre sous une forme, sous un nom plus spécifique et peut-être différent de celui de vos précédentes interventions à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Nous souhaitons qu'en tant que chercheurs, vous puissiez nous éclairer sur la définition des termes au coeur de cette commission d'enquête, en particulier celle de notion d'influence notamment lorsqu'elle est malveillante, mais aussi et surtout partager votre analyse sur l'efficacité de nos politiques publiques.
Monsieur Frédéric Charillon, vous êtes professeur des universités en sciences politiques à l'Université Paris Cité, spécialiste des relations internationales. Vous avez consacré votre thèse de doctorat aux États et acteurs non étatiques en France et en Grande-Bretagne dans la guerre du Golfe. Vous avez par ailleurs dirigé l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) de 2009 à 2015 et le Centre d'études en sciences sociales de la défense (C2SD) de 2003 à 2009. Votre dernier ouvrage, Guerres d'influence, a été publié en 2022.
Monsieur David Colon, vous êtes professeur agrégé d'histoire à Sciences Po. Vos travaux portent sur la propagande et la manipulation de masse et, à ce titre, vous intervenez régulièrement dans les médias. Votre ouvrage Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain a obtenu le prix Jacques Ellul et le prix Akropolis lors de sa publication en 2019 et votre dernier livre, La guerre de l'information : Les États à la conquête de nos cerveaux, est paru en 2023.
Monsieur Nicolas Tenzer, vous êtes spécialiste de philosophie politique, haut fonctionnaire et président du Centre d'Étude et de Réflexion pour l'Action politique (CERAP), think tank que vous avez fondé. Vous enseignez par ailleurs à Sciences Po. Votre dernier ouvrage, Notre guerre, est sorti en 2024 et traite du conflit ukrainien.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos liens éventuels ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. David Colon, Nicolas Tenzer, et Frédéric Charillon, prêtent serment.
Je vous remercie. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous propose, ainsi que nous en sommes convenus à l'instant, que chacun d'entre vous puisse faire un exposé liminaire d'un quart d'heure. Puis notre rapporteur et les collègues membres de la commission pourront vous interroger afin de préciser tel ou tel point. Nous sommes convenus de démarrer par ordre alphabétique, n'ayant pas de préférence particulière. Monsieur Chatillon, je vous laisse la parole.
M. Frédéric Charillon, professeur en science politique et relations internationales. - Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, merci à vous toutes et à tous de nous recevoir aujourd'hui et de nous entendre. Je vais être bref pour que nous puissions avoir le temps d'échanger. Vous avez, monsieur le président, indiqué un premier point qui nous paraît à tous très important, il s'agit de la définition des termes.
Je commencerai par cela parce que c'est peut-être ce point qui m'a amené à entreprendre des recherches pour la rédaction de l'ouvrage que j'ai publié il y a presque deux ans, sur les guerres d'influence. Le sujet m'avait déjà interpellé dans mes diverses fonctions, notamment à la direction de l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire. C'était déjà une époque où on sentait monter une préoccupation pour ce concept d'influence. On assistait à une sorte de réveil, en quelques sortes, après une longue période où le mot était considéré comme « mal élevé », voire « paranoïaque ». On a alors observé brusquement un tournant, une sorte de prise de conscience par de là les cercles administratifs, ministériels de la défense et des affaires étrangères en ce qui me concerne. La préoccupation autour de l'influence s'est faite jour. On a même parfois constaté la création de directions administratives, de bureaux, de missions, ou des groupes de travail, en ce domaine.
Pour autant il m'était apparu que ce terme d'influence n'était pas défini. Quand on interrogeait des personnes, y compris des responsables en charge de développer un programme ou un groupe de travail sur l'influence, la définition du concept ne semblait pas être tout à fait mise au point. La question de l'influence n'était pas posée en tant que telle. Par ailleurs, cette prise de conscience n'était également pas suivie d'effets dans la pratique. Tandis que les autres pays y compris nos propres partenaires européens disposaient d'un discours bien rodé et d'éléments de langage qu'ils communiquaient, tel n'était pas mon cas lorsque je revenais par exemple, d'une mission à l'étranger. Peut-être devrions nous développer un discours et profiter du déplacement de certains cadres et des forums internationaux afin de communiquer certains messages. Pour vous le dire plus simplement, il y avait un fossé entre d'une part, la montée en puissance d'une préoccupation croissante pour le concept d'influence et d'autre part, l'absence de définition de ce terme et peut-être même celle de mise en oeuvre d'une politique, que ce soit à notre profit pour exercer une certaine influence ou pour tenter d'arrêter ou de contrecarrer d'éventuelles influences extérieures.
Nous savons aujourd'hui que de nombreux États consacrent des crédits importants pour définir des stratégies dites d'influence. C'est pratiquement devenu la règle du jeu international. Il y a quelques années, je crois que c'était vers 2019, un rapport parlementaire britannique qui abordait ce sujet et plus particulièrement l'intrusion russe dans les processus électoraux occidentaux, fournissait une liste d'interférences probables. Or, plutôt que de s'en scandaliser, en disant « c'est ignoble, il faut le dénoncer », ce rapport concluait que c'était la règle du jeu aujourd'hui. Il faut donc jouer ce jeu. Il faut être prêt. Il faut nous livrer à ce constat car c'est une lutte qui est en cours.
Cela nous conduit à la question de la définition. Le terme d'influence est convoqué dans de nombreuses situations. On parle d'influence pour des chaînes de télévision extérieures, pour des réseaux qui soutiennent tel ou tel pays ou pour des séries télévisées. On évoque parfois l'influence dans le cadre de programmes d'invitation de la part de grands pays extérieurs, y compris des pays amis ou partenaires destinés aux jeunes, appelés personnalités d'avenir ou young leaders. On fait aussi référence au terme d'influence lors des grandes rencontres internationales sur les questions stratégiques ou autres qui sont accompagnées des programmes d'invitation. C'est donc très varié. Tout le monde pressent ce que cela peut vouloir dire, mais il est plus difficile de la définir, ce qui est évidemment indispensable si nous souhaitons mettre en oeuvre une politique en la matière.
Nous savons également que nous avons peut-être déjà connu un certain nombre de défaites sur ce terrain de l'influence. C'est l'analyse qui est souvent avancée en ce qui concerne la France dans un certain nombre de pays du Sahel. C'est une analyse qui n'est probablement pas complète. La complexité de cette situation ne se résume pas à l'efficacité de la propagande russe ou autre. Il y a bien d'autres facteurs, mais on a cru comprendre effectivement qu'il y avait là un véritable sujet d'influence. Nous savons qu'en l'espèce elle est à l'oeuvre.
Pour autant, si nous devons mettre en place une politique publique de l'influence, parce qu'il s'agit bien de cela, il convient de définir ce qu'est l'influence. Il existe une définition très simple. L'influence consiste à faire adopter à des tiers, un comportement qu'ils n'auraient pas adopté, seuls. Elle peut cibler des leaders politiques, industriels ou économiques, des leaders d'opinion, des journalistes, ou l'opinion publique. Le politiste américain spécialiste des relations internationales que nous connaissons tous, Joseph Nye, l'inventeur en quelque sorte, et à tout le moins le héros du concept de soft power, avait formulé les stratégies pour y parvenir. Il existe trois types d'action pour faire changer quelqu'un de comportement. Il y a bien sûr l'usage de la force ou de la menace d'utiliser la force. Cela ne relève pas de l'influence. Il y a ensuite la rémunération ou la récompense, c'est-à-dire l'intéressement de nature financière ou autre. C'est une façon de dire si vous faites ce que j'attends de vous, alors vous trouverez une récompense dans cette action. Enfin, la troisième modalité réside dans le pouvoir de conviction et de séduction, qui consiste à amener quelqu'un à changer de comportement, sans apparaître comme exerçant la moindre pression sur cette personne. Des trois méthodes, l'influence ne relève que des deux dernières. Excluons le recours brutal à la force, ce n'est plus tout à fait ce qu'on appelle de l'influence, contrairement à l'incitation économique ou autre, d'une part, et le travail de persuasion, de conviction sur les esprits, qui sont effectivement des instruments de l'influence.
Au-delà de ces définitions, il ne faut pas oublier, me semble-t-il, que l'influence suppose des moyens. On ne peut prétendre avoir une stratégie d'influence, à moyens constants, formule que nous aimons particulièrement en Europe. L'influence a un coût. Les pays qui ont mis en place des stratégies d'influence ont choisi d'y consacrer des moyens financiers, et ont opté pour cette priorité plutôt que d'autres, au titre de leur action extérieure. Il faut bien garder à l'esprit que si on accepte cette définition de l'influence qui est de se donner les moyens de faire changer le comportement des acteurs tiers, alors cette politique a un coût, sauf à considérer que nous sommes, par notre seul discours, absolument géniaux et que la brillance de ce discours suffira à rallier à nous toutes les bonnes volontés du monde. Personnellement, j'en doute. Quand bien même, ce serait le cas, encore faudrait-il disposer de médias pour diffuser ce discours, ce qui requiert là encore des moyens.
Un dernier petit point sur la définition. L'influence n'est pas le contraire de la puissance. Je ne le pense pas. Plus on est puissant, plus on est influent, même si on n'utilise pas cette puissance, parce que la personne que l'on souhaite influencer, a bien identifié cette puissance et les moyens qui y sont associés et qui pourraient peut-être l'aider. Ce n'est pas un hasard si les États-Unis sont plus écoutés que d'autres dans certaines enceintes internationales. Il convient donc d'éviter le piège selon lequel il y aurait d'un côté la puissance qui serait le hard power et de l'autre l'influence, qui serait plus subtile et plus gentille. Plus on est puissant, plus on est écouté. Il y a donc un lien entre les deux.
Ce qui me paraît ensuite important de souligner est que si nous voulons mettre en oeuvre des stratégies d'influence, soit pour nous-mêmes aux fins d'être entendus, soit pour se préserver des ingérences extérieures, il faut alors se poser la question des savoir-faire. C'est un travail qu'il nous faut initier dans les différents ministères qui ont annoncé créer un bureau pour l'influence ou une direction de l'influence, que par ailleurs, je ne préconiserai pas de nommer ainsi. Je n'aimerais pas être la personne qui se promène dans le monde avec une carte de visite marquée « Responsable de l'influence ». Je ne suis pas certain que cela aiderait à créer du lien social de prime abord. C'est une erreur à ne pas faire.
De quoi parle-t-on en termes de savoir-faire ? Il y en a au moins trois ou quatre types, de nature très différente. Il y a tout d'abord, ce qu'on appelle souvent en France, le soft power, c'est-à-dire l'action culturelle en quelque sorte, et ce que les Britanniques ou d'autres peuvent appeler parfois le nation branding, qui consiste à associer à un pays donné, une image positive, notamment grâce au rayonnement de sa culture. Cela correspond à un type de savoir-faire, et de métier que l'on peut trouver, en France par exemple à la direction générale de la mondialisation ou dans les réflexions sur l'action culturelle extérieure.
Cette approche est tout à fait différente, pour prendre un autre exemple, de celle de placer des hauts fonctionnaires dans des organisations internationales, même si ces personnes sont ensuite supposées agir au nom de l'organisation internationale en question, et non en tant qu'agent ou représentant d'un pays. Néanmoins, nous savons tous que cela est important. J'illustrerai mon propos par la nomination de quatre personnalités chinoises à peu près au même moment à la tête de quatre agences importantes des Nations-Unies, alors que nous pensions obtenir une de ces nominations. Être capable de placer un certain nombre de personnes représente donc une autre facette de l'influence, qui ne relève pas du tout de l'action culturelle. Cela suppose d'effectuer un travail de veille sur les postes que l'on estime importants, de connaitre les dates de vacances et de candidature, de déterminer si nous avons éventuellement les bons candidats pour ce type de poste, puis ensuite de les préparer, et les aider à faire campagne pour obtenir ce poste.
Un autre savoir-faire tout à fait différent réside dans la lutte contre l'intrusion. Il me semble que lorsque, par exemple, le président de la République, le 7 novembre 2022, présentait la revue stratégique à Toulon, en évoquant l'importance des questions d'influence dans les réflexions stratégiques, peut-être avait-il très clairement à l'esprit, ou du moins un certain nombre de militaires avec lesquels je me suis entretenu, la lutte contre l'intrusion et contre les fake news, C'est encore un autre métier qui suppose de les détecter et de les combattre, etc. On pourrait certainement compléter la liste.
Enfin, j'en terminerai par-là, lorsque l'on aborde les aspects concrets et la mise en oeuvre d'une politique de l'influence ou de la contre-influence, efficaces, il faut comprendre que non seulement cette dernière convoque des savoir-faire différents, mais concerne également des terrains et des théâtres prioritaires très différents et dont certains ne sont pas forcément ceux que la fonction publique ou nos différents services maîtrisent le mieux parce qu'ils sont ceux, par exemple, des jeunes, tels que les influenceurs. Ces derniers représentent aujourd'hui le vecteur d'information le plus fréquemment cité par les étudiants. Quand on leur demande, qu'ils soient en première année ou en master, comment ils s'informent sur la politique internationale ou nationale, la réponse est « HugoDécrypte » qui par ailleurs fait un travail tout à fait remarquable. Sauf que derrière « HugoDécrypte », il peut y avoir « SophieDécrypte ». Peut-être avez-vous entendu parler de cette chaine Youtube, qui je crois a été fermée très récemment, une sorte de parodie qui avait du succès, mais qui était totalement en faveur de la Chine, en en présentant un tableau idyllique. Nous savons que ce type de vecteur constitue un théâtre d'affrontement aujourd'hui pour l'influence. On pourrait citer des chaînes de télévision comme AJ+. Une autre illustration est celle de ces observateurs électoraux dans le cadre de la dernière élection indonésienne, qui se désespéraient de voir que TikTok était en train de faire l'élection présidentielle, car un grand nombre d'électeurs se déterminaient en fonction de ce réseau. Les candidats eux-mêmes avaient complètement joué cette carte des réseaux, privant ainsi les électeurs de tout débat politique de fond.
Il convient également de mentionner le cas des diasporas, notamment étudiantes. Dans un certain nombre d'universités occidentales, des groupes d'étudiants suffisamment nombreux pour représenter un enjeu financier pour l'université elle-même, en raison des frais d'inscription, peuvent s'organiser, probablement pas tout seuls, pour notamment exiger qu'on change les termes du débat, qu'on évoque tel ou tel sujet, avec des mots différents, comme « province chinoise » plutôt que « pays », pour qualifier par exemple, Taïwan. Il est difficile pour l'université de mécontenter tout un groupe d'étudiants. Le terrain universitaire lui-même, chercheurs et étudiants, compris, constitue un terrain de lutte d'influence particulièrement important parce qu'il concerne souvent des étudiants qui sont déjà intéressés par une région ou par un pays, et sont plus facilement abordables.
Évidemment, il faudra également se pencher sur la question de l'intelligence artificielle puisqu'à l'instar des chaînes de télévision, chaque puissance aura ses propres vecteurs ou producteurs d'intelligence artificielle. Il y a déjà un chatGPT chinois, russe, etc. À mon grand désespoir et celui de mes collègues universitaires, la plupart des travaux demandés à des étudiants en master, pas les devoirs sur table, proviennent directement aujourd'hui de ChatGPT. Quand sera-t-il lorsque la concurrence sera beaucoup plus organisée ?
Ces métiers et terrains d'affrontements à venir et peut-être déjà présents, sont à prendre en considération lorsqu'on veut mettre en oeuvre une politique concrète de l'influence. Je vous remercie, monsieur le président.
M. David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs et les sénatrices, je voudrais d'abord vous remercier pour votre invitation et l'opportunité qui m'est donnée de m'exprimer sur un sujet qui me paraît particulièrement crucial. Je tiens à préciser que je suis membre des États-généraux de l'information et plus particulièrement du groupe 4, au sein duquel je travaille sur la lutte contre les ingérences étrangères. Je m'exprime donc ici à titre strictement personnel. Aucune des propositions que je vais émettre devant vous, n'engagent les États généraux de l'information.
Je partirai d'une déclaration de notre diplomatie française, le 15 février 2024 - je cite le Quai d'Orsay - « La récurrence des opérations menées ces derniers mois et leur lien direct avec les déclarations d'autorité russe, démontrent bien qu'il s'agit d'une stratégie coordonnée de guerre de l'information menée et assumée par Moscou ». Cette prise de conscience, cette déclaration publique, l'appel au sursaut de notre Président de la République, les alertes répétées de nos différents services, le rapport annuel de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), les déclarations de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), les dénonciations émanant de VIGINUM et du Quai d'Orsay attestent, je crois, de la gravité de la situation, sans qu'il ne soit nécessaire d'insister sur ce point.
Je voudrais simplement souligner le contexte qui est celui d'une guerre de l'information qui, du point de vue du Kremlin, est une guerre totale dirigée par les démocraties, à commencer par celles qui soutiennent l'Ukraine contre l'agression dont ce pays fait l'objet de la part du Kremlin depuis 2014 et plus spécifiquement depuis février 2022. Il s'agit d'une guerre totale, en ce que le Kremlin s'appuie pour la mener sur tous les moyens à sa disposition, militaires, étatiques, non-étatiques, avec notamment le recours à de grandes entreprises privées souvent dirigées par des proches du Kremlin impliqués dans des opérations d'influence. Cela vient d'être dit par Frédéric Charillon, les moyens sont considérables. Leur l'ampleur est chaque jour mieux connue à mesure des révélations faites sur les efforts imposants fournis par Vladimir Poutine pour survivre politiquement. En effet, de son point de vue, cette guerre totale qui est menée contre nous, est une guerre pour sa survie politique.
Cette guerre est également totale parce qu'elle a pour théâtre notre sphère et environnement informationnel, dans toutes leurs dimensions, aussi bien celle infrastructurelle des câbles, que celle des matériels, des protocoles de communication, et des contenus. Elle est totale parce qu'elle nous affecte dans toutes les dimensions de notre vie publique. Elle peut conduire à des piratages d'à peu près tous nos débats et clivages, pour les accentuer, fragiliser nos divisions ou encourager le doute. Parmi les opérations du Kremlin récemment dénoncées par la France, celle dite des « Etoiles bleues de David » illustre mieux que tout autre, ce pouvoir d'influence qui, pardonnez-moi monsieur le professeur, est un pouvoir du faible au fort. En l'occurrence, s'agissant de la Russie, l'influence est un substitut à une puissance que le Kremlin n'a plus. Ce dernier investit d'autant plus dans les opérations d'influence qu'il n'est plus en mesure de peser sur les destinés militaires ou celles économiques du monde comme il a pu rêver de le faire, par le passé.
Face à cela, la France a réalisé des progrès considérables. J'évoque dans mon livre notre réaction tardive, mais en même temps je suis convaincu que nous n'avons pas réagi trop tard. Parmi les réactions mises en oeuvre, on peut citer bien évidemment la création du commandement de la cyberdéfense, la publication d'une doctrine de lutte informatique défensive, offensive et d'influence, la création de VIGINIUM dont l'efficacité est, je crois, chaque jour vérifiée. Il y a eu des efforts considérables de la part de notre diplomatie publique, mais également de celle de l'Élysée pour développer des outils de veille, de détection et de caractérisation, accompagnés des efforts quotidiens de nos services pour retracer ces opérations d'influence et le cas échéant, les attribuer à des acteurs étrangers. Nous n'avons donc pas à rougir de ce qui a été fait jusqu'ici. J'ajoute à ce portrait flatteur le fait que la France est engagée dans une politique multilatérale, qui s'est traduite par le Partenariat pour l'information et la démocratie de 2019, par la signature par notre pays de la déclaration mondiale pour l'intégrité de l'information en ligne ainsi que par notre engagement dans le chantier des États généraux de l'information avec l'intention de proposer, comme vous, des pistes concrètes.
Après ce portrait flatteur, quelles sont, selon moi, les points problématiques ou plutôt ceux nécessitant d'être améliorés ? Tout d'abord, tandis que le Kremlin mène une stratégie coordonnée de guerre de l'information, nous ne menons pas de stratégie coordonnée de lutte contre cette guerre de l'information. C'est aujourd'hui ce qui nous manque le plus, une stratégie nationale, une doctrine. Je ne sais pas à qui peut revenir le soin de l'élaborer et la mettre en oeuvre, si ce doit être le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), ou l'Élysée, notamment à travers la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) qui pourrait voir élargir ses compétences, aux ingérences et influences étrangères. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de cette stratégie coordonnée, ne serait-ce que pour définir clairement les champs d'action des différents acteurs qui sont de plus en plus nombreux au sein de notre pays, pour mettre en oeuvre les trois volets qui sont fondamentaux dans la lutte contre les influences étrangères, la « protection », la « régulation » et la « résilience ».
Permettez-moi, car le temps m'est compté, d'insister sur le volet « résilience » qui est aujourd'hui celui qui nous fait, à mon sens, le plus défaut. Ces derniers temps, j'ai eu l'occasion d'échanger avec des experts de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de contribuer avec beaucoup d'autres, à l'expertise du rapport Facts not Fakes qui sera publié ce lundi. Ce rapport, signé par les 38 pays membres de l'OCDE, porte précisément sur la lutte contre les ingérences informationnelles étrangères. Sans trahir de secret, il met en avant un certain nombre de pistes qui me semblent de nature à nous aider dans la définition d'une politique publique efficace de lutte contre les manipulations de l'information et contre les ingérences étrangères.
Le point crucial, c'est la transparence. Je n'ignore pas qu'une proposition de loi en ce sens, visant à prévenir les ingérences étrangères en France, a été déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale par MM. Sacha Houlié, Thomas Gassilloud, et Mme Constance Le Gripm. Elle s'inspire, et c'est une très bonne chose, du dispositif américain de 1938, le FARA, (Foreign Agents Registration Act), qui fait obligation à quiconque mène une action d'influence aux États-Unis pour le compte d'une entité ou d'un agent étranger, de déclarer son activité. Je n'ignore pas non plus que le champ de la proposition de loi est à ce stade encore assez réduit dans la mesure où, dans le prolongement des propos de Frédéric Charillon, il existe des pans absolument déterminants qui échappent aujourd'hui à cette obligation de transparence ainsi qu'à l'obligation d'enregistrement auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, tels que le financement des centres dédiés à la production de savoirs, les centres de recherche et les universités. Il serait utile de connaître les sources de financement extra-européens de ces universités, proposition qui avait été par ailleurs présentée dans un précédent rapport d'une commission d'enquête sénatoriale, présidée par Étienne Blanc avec pour rapporteur André Gattolin.
Il serait utile d'étendre l'obligation de transparence aux think tanks, en particulier lorsque leurs membres s'expriment sur les plateaux de télévision et dans les médias. Il nous faut en tout cas encourager, j'en suis convaincu, une démarche de transparence parce qu'elle est de nature à davantage conforter la confiance dans les institutions politiques publiques que ne le sont des mesures liberticides. En effet, nous avons souvent tendance, face aux ingérences étrangères, à adopter des mesures restrictives en matière de liberté publique, qu'il s'agisse de la liberté d'expression, de la liberté d'opinion ou de celle d'informer.
Nous avons aussi un devoir de transparence à l'égard des opérations d'influence menées sur certaines plateformes. Permettez-moi d'en mettre une, en particulier, en exergue, TikTok. Le Sénat a publié un excellent rapport de la commission d'enquête, présidée par Mickaël Vallet, avec comme rapporteur Claude Malhuret. Force est de constater que TikTok n'a pas répondu aux questions soulevées par cette commission d'enquête, qu'il s'agisse de celles relatives au capital et au statut de la maison mère, ByteDance, à la propriété intellectuelle et à la localisation des ingénieurs qui élaborent les algorithmes - on sait qu'ils sont chinois - à la nature des entités chinoises avec lesquelles TikTok est en relation permanente, à la nature des données des utilisateurs transférés en Chine continentale, aux capacités de TikTok à mettre fin au transfert de données dont on sait que cela conduit à un accès de ces données au Parti communiste chinois.
TikTok n'a pas non plus, dans les délais qui lui étaient indiqués, pris les principales mesures demandées, à savoir une clarification des statuts et de l'actionnariat. On ignore même le nom de la personnalité chinoise qui dirige effectivement TikTok France, ce qui est étonnant. Imaginez que nous ayons une chaîne de télévision avec 20 millions d'auditeurs dont on ignore le nom du dirigeant. Je pense que nous serions plusieurs à trouver cela étrange. Néanmoins, nous semblons le tolérer pour cet outil qui donne un accès direct au cerveau de 22 millions de Français, au parti communiste chinois. Il n'y a pas eu de mise en conformité avec les prescriptions du règlement européen sur les services numériques (DSA). Force est aussi de constater l'absence de mise en place, d'une part, de mesures effectives de lutte contre la désinformation, et d'autre part, d'interfaces de programmation, ouvertes et transparentes.
Tout ce que nous avons depuis la parution du rapport de la commission et celle de mon livre où je crois avoir alerté sur ce sujet TikTok, ce sont des rapports qui mettent en avant la dangerosité du réseau, non seulement pour la sécurité nationale, pour le processus électoral avec des risques avérés de manipulation des électeurs, mais également pour la santé, en particulier psychologique pour les jeunes enfants. Amnesty International a rendu public en novembre dernier, deux rapports absolument effrayants sur le risque d'inciter des enfants et des jeunes, à consulter du contenu dangereux, affectant la santé mentale, tels que des contenus valorisant le suicide. Nous sommes en présence d'une menace tout à fait inédite qui n'a pas à ce stade été considérée véritablement comme telle ou qui n'a pas obtenu de nos pouvoirs publics, la réponse appropriée. Quelle réponse ? Je ne sais pas, mais il doit y en avoir une. On ne peut pas attendre les résultats de l'enquête menée par la Commission européenne disponibles dans quatre ans et une éventuelle amende à TikTok, pour mesurer les effets dévastateurs d'une plateforme qui fait une place considérable à la propagande du Kremlin.
Outre la transparence, un autre point essentiel est l'adoption d'une approche transversale impliquant l'ensemble de la société, ce que les anglo-saxons appellent whole society approach. En tant qu'historien, j'observe une certaine tendance en France qui traverse notre l'histoire, celle de la prédilection pour le secret ainsi que pour une forte organisation en tuyaux d'orgues, Cela nuit fortement à notre capacité à favoriser la résilience de notre société face aux opérations de manipulation de l'information. Je donnerai juste un exemple pratique. Tous nos services en charge de ces questions recourent à des outils dits de social listening, c'est-à-dire des outils de collecte automatisée des données en open source, donc des données publiques sur les réseaux sociaux pour mesurer les tendances. Ces données remontent en tuyau d'orgue vers les différents responsables qu'il s'agisse du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), de l'Élysée, de l'armée, etc. sans jamais d'interopérabilité entre ces différents systèmes et de mise à disposition à nos concitoyens d'un outil leur permettant en temps réel de se rendre compte de la manipulation dont peut faire l'objet n'importe quel débat public en France. Le jour où j'ai personnellement, pris conscience, monsieur Tenzer de l'interférence du Kremlin dans nos débats publics, c'était en 2018, lors d'une manifestation des Gilets jaunes, l'acte 3, je crois. Alors que je regardais un outil comparable anglo-saxon, celui du German Marshall Fund, j'ai pu constater comment, sur Twitter, il y avait eu une manipulation manifestement inauthentique des tendances pour encourager les manifestants à des actes de violence.
Nous faisons face aujourd'hui à une « infodémie », à l'essor exponentiel de virus psychologiques, notamment amplifiés par les services de renseignement du Kremlin. Nous avons besoin de réagir à la hauteur et à l'échelle de ce phénomène, en encourageant l'immunisation de notre société par la dénonciation de ces campagnes, mais aussi par l'explication auprès du plus grand nombre, des techniques ainsi mises en oeuvre et des outils que nous pouvons utiliser nous-mêmes pour « empêcher un certain nombre de nos concitoyens de sombrer dans des bulles algorithmiques ou des chambres d'écho-conspirationnistes ». Merci pour votre attention.
M. Nicolas Tenzer, président du centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP). - Merci monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, mesdames et messieurs. J'introduirai mon propos par une première remarque sur la manière dont j'ai approché le concept d'influence et en particulier celui de l'influence étrangère. D'abord, j'ai conçu l'influence de manière assez positive dans deux rapports au Premier ministre. Le premier, écrit en 2002, dans le cadre d'un groupe de travail présidé par l'amiral Jacques Lanxade, ancien chef d'état-major des armées notamment, portait sur l'organisation de notre politique étrangère et de sécurité et couvrait non seulement le Quai d'Orsay mais également nos services de renseignement. Nous y avions déjà pointé la nécessité, c'était il y a 22 ans, de mettre en place ce qu'on appelle une stratégie d'influence. Le second rapport en 2008, à l'attention du Premier ministre, du ministre des Affaires étrangères, du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre chargé de la fonction publique, analysait également ces actions d'influence mais aussi de contre-influence menées à l'époque par un certain nombre de puissances étrangères, à la fois contre nos intérêts diplomatiques et économiques ainsi que contre ceux de nos entreprises.
Ma deuxième remarque introductive porte sur la construction du modèle que j'ai entreprise, à ce moment-là ainsi que par la suite. Lorsque l'on travaille sur les questions d'influence, il y a un élément que l'on doit ne jamais perdre de vue, pardon pour ce truisme : Que cherche à faire la puissance qui développe une stratégie d'influence ? Quels sont ses buts ? Étudiant en particulier depuis plus de 15 ans les opérations d'influence de la Russie, qui constituent ma préoccupation et mon champ d'expertise, même s'il m'arrive d'observer par-ci par-là, nombre d'éléments sur l'influence chinoise, azérie ou turque, j'ai pu constater l'existence d'une stratégie organisée correspondant à un petit modèle assez simple, construit autour de quatre grandes questions. La première question est pourquoi faire, et à partir du « pourquoi faire », quels sont les moyens utilisés ? Ces moyens, comme déjà évoqués, se déploient dans des champs extraordinairement divers. La deuxième question porte sur l'identité des cibles ? Ces cibles peuvent être multiples, telles que les dirigeants d'un pays directement ciblés, le chef d'État, le chef de gouvernement, un ministre, les institutions parlementaires, l'Assemblée nationale et le Sénat, des personnalités politiques, des personnalités médiatiques, des journalistes, mais également le grand public et au sein de ce qu'on appelle le grand public, le public général, des catégories particulières, socioprofessionnelles, groupes d'intérêt, etc.
Ce qui conduit à la troisième réflexion. Je pense, en effet, qu'il est très intéressant lorsqu'on analyse ces stratégies d'influence, d'identifier les différents acteurs utilisés à cette fin. Or, on peut constater que parmi eux, on retrouve à peu près les mêmes que les personnes ciblées, c'est-à-dire les chancelleries diplomatiques, les ministres, les gouvernements ainsi que des personnalités politiques, des journalistes, et des agents d'influence. Par-dessus tout, vous avez des personnes, pouvant se situer dans toutes ces catégories, que j'appellerai les « corrupteurs ». On ne peut pas aborder, soyons parfaitement directs, la question de l'influence de puissances hostiles sinon ennemies, comme la Russie ou la Chine, sans parler de corruption. C'est, selon l'expression anglaise, « l'éléphant dans la pièce, mais c'est un éléphant qui envahit la pièce à un certain moment ».
Enfin la quatrième réflexion sur les stratégies d'influence concerne les différentes temporalités, court terme, moyen terme et aussi long terme. Ainsi, la stratégie de la Russie comprend des actions d'opportunité de court terme, visant certains mouvements sociaux dans un pays. Cela peut être Occupy Wall Street ou Black Lives Matter aux États-Unis, le mouvement anti-migrants Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes) en Allemagne, les Gilets jaunes en France, les mouvements antivaccins un peu partout dans le monde, ceux d'opposition au Pass sanitaire pendant l'épidémie de la Covid-19 et aujourd'hui, les agriculteurs.
L'exemple des agriculteurs est très intéressant. Il s'agit, pour la Russie, d'appuyer manifestement tout mouvement de protestation, quel que soit par ailleurs notre avis sur la légitimité des colères. L'ensemble de ces mouvements ne sont pas nés en raison de l'influence développée par une puissance étrangère, mais leurs effets sont amplifiés. S'agissant des Gilets jaunes, cités par David Colon, il faut savoir que les reprises de leurs manifestations, notamment par Russia Today à l'époque, ont été beaucoup plus importantes que l'ensemble des émissions réalisées par l'ensemble des médias français, TF1, France 2, France 24, RFI, ou les chaînes qui diffusent des journaux.
On constate donc des effets d'amplification. Ainsi, on observe aujourd'hui non seulement une amplification de la colère des agriculteurs avec peut-être certains groupes un peu plus actifs que d'autres, un peu plus « travaillés » que d'autres, mais aussi un objectif assez direct d'instrumentalisation des protestations. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas du tout de dire que cette colère est illégitime ou incompréhensible. À titre d'exemple, les craintes sur l'adhésion future de l'Ukraine à l'Union européenne, oppositions auxquelles il faut répondre par une stratégie, sont instrumentalisées évidemment par le Kremlin pour essayer de créer un mouvement de refus de l'adhésion. C'est un exemple parmi d'autres.
Ma troisième remarque introductive porte sur les stratégies d'intimidation. J'observe cette influence depuis 15 ans. Elle est réelle de la part de la Russie, non seulement dans le cas ukrainien mais aussi dans celui syrien, qui a été un laboratoire assez extraordinaire. J'ai été personnellement ciblé, avec d'autres, par deux plaintes et quatre procédures devant les tribunaux français, que j'ai gagnées. La première avait été déposée par un blogueur pro russe favorable au régime de Bachar al-Assad en Syrie et la seconde par Russia Today, Ces dépôts de plaintes relèvent d'une stratégie bien connue d'intimidation, que l'on appelle les procédures Bâillon, ou SLAPP en anglais (Strategic Lawsuits Against Public Participation), qui font partie des stratégies de dissuasion. Or, il me semble qu'il y a eu pendant très longtemps, dans notre pays et comme dans d'autres, une sous-estimation, voire un déni, de l'ampleur de ces problèmes. Je suis donc très satisfait que le gouvernement aujourd'hui s'en saisisse de manière assez forte, même s'il existe des limites aux actions en ce domaine.
Ma dernière remarque introductive porte sur les agents d'influence en France, car vous en avez en France. Il est intéressant de comprendre comment un certain nombre de personnes deviennent de tels agents. Le premier mode est celui que David Colon a évoqué : la liberté de parole. Certaines personnes décident de soutenir par idéologie, croyance ou conviction, le régime russe ou chinois, au titre de leur liberté. Chacun a le droit d'avoir un jugement moral ou politique. Dans le second mode, très fréquent, l'agent a un intérêt, direct, comme la perception d'une rémunération, ou indirect car lié à une entreprise, en raison d'une relation d'affaires avec tel ou tel pays, sans parler évidemment du Kompromat, élément bien connu d'influence.
J'en viens à ma présentation dans laquelle j'évoquerai, premièrement, les cinq modes principaux d'influence, assez brièvement, afin de poser la réflexion plutôt que de la détailler à ce stade. Deuxièmement, je reviendrai sur un certain nombre de questions juridiques qui me paraissent importantes. Troisièmement, parce que nous sommes devant une commission qui va déposer un rapport et formuler sans doute des propositions, je tenterai de lancer un certain nombre de pistes très concrètes d'amélioration de nos dispositifs législatifs et de nos méthodes d'action.
Mon premier point porte donc sur les cinq modes principaux d'influence. Le premier mode concerne la reprise par un certain nombre de personnalités connues ou non, de récits bien connus et documentés par tous les spécialistes de la propagande du Kremlin. Cette reprise est donc réalisée par des personnalités connues, des journalistes, des personnalités politiques, ou de la sphère intellectuelle au sens large mais aussi des anonymes, et parfois des robots, des bots, selon l'expression anglaise, sur les réseaux sociaux comme X, parfois Facebook. Outre les récits de « propagande dure », d'une certaine manière, bien documentés et visibles, qui ne trompent que les esprits faibles, d'autres relèvent de ce que j'appellerai la « propagande douce ». Cette dernière, est par définition, la plus dangereuse parce qu'elle est la plus invasive. C'est celle qui peut pénétrer plus facilement l'esprit des dirigeants. Dans le dernier livre que vous avez eu l'amabilité de citer, monsieur le président, je les évoque de manière détaillée et précise. Ces récits sont par exemple : « La faute est partagée », « L'OTAN est une menace pour la Russie », « De toute manière, la guerre est perdue pour l'Ukraine », « Il va falloir négocier », « Il ne faut pas humilier la Russie », « On ne peut pas défaire une puissance nucléaire », ce qui est totalement faux historiquement comme en témoigne le cas des États-Unis au Vietnam ou l'URSS en Afghanistan, ou encore les déclarations attisées par Vladimir Poutine, sur la troisième guerre mondiale et la guerre nucléaire. L'ensemble de ces narrations relèvent de cette propagande douce, extrêmement bien documentée et à l'origine connue.
Quelle est la raison de la diffusion de ce genre de récit par ces personnes ? Est-ce par naïveté ? Ont-elles été involontairement influencées ou ces récits ont-ils été dictés ? Certaines personnes, j'en suis assuré, les reprenne par intérêt financier car elles ont reçu de l'argent pour le faire. Ce n'est pas le cas de tous, soyons parfaitement clairs, il ne s'agit pas d'entrer dans une sorte de complotisme généralisé, mais dans certains cas, c'est évident, quand vous avez un certain nombre de personnalités politiques qui déjà en 2014 plaidaient pour la levée des sanctions, parlaient des dommages irréversibles sur nos économies que ces sanctions contre la Russie en 2014 créaient, qui demandent la non-fourniture d'armes à l'Ukraine, enfin qui demandaient après 2022, en disant « oui mais il faut sauver des vies ukrainiennes », ce qui est un discours qui d'une certaine manière me paraît à titre personnel assez disons abject, tout ceci crée évidemment une forme de confusion.
Le deuxième mode d'influence consiste en l'influxion directe d'influence auprès de dirigeants. Je reviendrai sur la notion juridique de trafic d'influence, illustrée notamment par la capacité d'une personnalité publique connue de « souffler à l'oreille » du président, du premier ministre, du ministre de la défense, des armées, ou celui des affaires étrangères. Cette infraction est très difficile juridiquement à établir.
Le troisième type d'influence comprend l'action volontaire de déstabilisation d'un pays pour le compte de grandes puissances, notamment la Russie, avec un phénomène d'amplification des mouvements, comme ceux précédemment évoqués. Les mécontentements tendent à l'excès, quelles que soient les critiques politiques que chacun peut adresser à tel ou tel gouvernement. L'affirmation « Macron dictature » est très révélatrice. Chacun peut porter le jugement qu'il souhaite sur le président de la République et son action. Cependant, toute amplification de la situation, telle que l'affirmation que la France est entrée dans une forme de dictature sanitaire, lors de la crise de la Covid-19, crée un effet de relativisation de ce qu'est une véritable dictature, comme la dictature russe, chinoise, ou nord-coréenne. Cette affirmation est excessive. Ces présentations unilatérales des événements et de certaines critiques sont très bien documentées et relèvent d'une action tout à fait volontaire. On a pu l'observer pendant la campagne de 2017 avec les Macron Leaks.
Le quatrième mode opératoire est le soutien à des personnalités ou à des campagnes politiques par une puissance étrangère qui peut aller du financement, un soutien direct, ou une amplification de leur voix. Il existe un certain nombre de cas assez évidents de collusion de personnalités politiques connues avec des puissances étrangères, qui peut aller assez loin, et qui peut se traduire par exemple, par des votes de ces personnalités, lors des instances politiques, notamment l'Assemblée nationale ou au Parlement européen. Je pourrais le dire de manière extrêmement précise si vous le souhaitez.
Enfin, le cinquième mode d'influence passe par la création d'officines ou de médias en ligne qui promeuvent les récits favorables au Kremlin, ce qu'on appelle parfois les médias dits de « réinformation », qui se résume en général, à de l'information prorusse. Vous avez une presse complotiste comme France Soir. Vous avez des organismes aussi directement liés à la Russie, le journal Omerta. On ne comprend pas comment ce journal, quelle que soit la liberté d'expression, soit encore disponible. Vous avez par exemple des officines Géopragma dirigées par Mme Caroline Galactéros, ancienne conseillère politique affaires étrangères de M. Éric Zemmour pendant la campagne électorale. Vous avez le centre français de recherche sur le renseignement, officine prorusse bien connue, dirigée par un certain Eric Denécé. Vous avez également parfois un certain nombre d'organismes aussi, l'Observatoire Franco-Russe par exemple, qui est très lié à la chambre de commerce Franco-Russe. Je pourrais multiplier les exemples. Nous sommes ici protégés, je me permets de les mentionner parce que je pense qu'il faut en avoir une conscience très directe. Chacun d'entre nous, comme d'autres, ont une liste des organismes qui diffusent de manière totalement claire de la propagande liée au Kremlin.
S'agissant du deuxième point de ma présentation portant sur les aspects juridiques, la grande difficulté réside dans les complications auxquelles nous sommes confrontés. Il convient de faire attention au risque liberticide, évoqué par David Colon. Nous sommes performants dans le domaine du traçage, de la vigilance et du repérage. Ce n'est pas le cas en matière répressive. Soit la puissance publique n'utilise pas l'ensemble de ses moyens, soit elle ne va pas jusqu'au bout de l'action de répression.
Je développerai cet élément de nouveau en cinq points. Premièrement, la question de l'incrimination du trafic d'influence nous interroge sur les procédures en cours, en particulier celles dont des journaux, notamment Le Monde où Libération faisaient état, concernant M. Nicolas Sarkozy par exemple, qui avait reçu d'une société d'assurances, Réso-Garantia, apparemment une somme élevée à plus de 3 millions d'euros. Il y a eu une procédure lancée par le parquet financier pour trafic d'influence. C'est très difficile de démontrer que M. [Nicolas] Sarkozy ou n'importe quelle autre personne aurait parlé au président [Emmanuel] Macron pour lui dire un certain nombre de choses ». Quand vous avez des sommes aussi importantes, ou les 300 000 euros reçus pour une conférence devant un fonds souverain russe, vous vous posez un certain nombre de questions. D'autres personnalités politiques sont évidemment directement, à mon sens, suspectées. Mais comment le démontrer ? La question de la définition du trafic d'influence me paraît problématique.
Deuxièmement, se pose la question de l'incrimination d'intelligence avec l'ennemi. Nous ne sommes certes pas officiellement en guerre avec la Russie. En même temps, la Russie nous fait la guerre, soyons parfaitement clairs, et une guerre totale, radicale, définitive, qui vise effectivement à supprimer nos libertés, voire à nous atteindre directement. Comment faire pour que l'incrimination d'intelligence avec l'ennemi puisse s'appliquer dans des cas aussi graves qu'une complicité avec une puissance ennemie ? Nous devons nous poser la question clairement, sans nous cacher derrière la convenance.
Troisièmement, certains consultants travaillent manifestement pour ces puissances étrangères. C'est totalement légal. Vous avez tout à fait le droit, sauf si vous êtes parlementaire, national ou européen, élu même municipal, haut-fonctionnaire ou ministre, d'avoir une activité de consultant. Néanmoins, ne devrait-il pas être interdit de travailler pour une puissance étrangère lorsque dans votre carrière, vous avez exercé des fonctions publiques, électives ou comme haut-fonctionnaire, civil ou militaire. Je trouve qu'on est dans un cas de corruption, même si ce n'est pas une corruption légale puisqu'elle n'est pas incriminée, mais c'est en tout cas une corruption intellectuelle, est-ce que ça ne devrait pas être légalement interdit ?
Quatrièmement, les journalistes rencontrent de très grandes difficultés pour effectuer leurs investigations. Je citais mes propres affaires judiciaires. Certains journalistes, non liés à des grands médias, m'avaient confié qu'ils ne pouvaient pas poursuivre leur enquête en raison des risques qu'ils encouraient.
Cinquièmement, il existe un véritable sujet lié à la grande difficulté d'incriminer de la même manière quelqu'un qui travaille pour une puissance, qui de fait commet des crimes, par rapport à une autre personne qui travaillerait pour une entité, considérée comme terroriste. Pourquoi cette différence ? Pourquoi n'y aurait-il pas cette incrimination, à partir du moment où vous avez un État qui commet des actes terroristes, au même titre, voire même plus que des organisations terroristes comme Al Qaïda, Daesh ou le Hamas.
J'en viens à mon dernier point conclusif avec quatre remarques rapides. Premièrement, il y a une obligation d'exposer tout cela, de rendre transparent les situations et actions, cela rejoint la procédure FARA. Deuxièmement, il convient de mieux éviter les conflits d'intérêts, y compris lorsqu'un élu, un haut fonctionnaire a quitté ses fonctions. Troisièmement, la protection des lanceurs d'alerte doit être renforcée, en particulier leurs divulgations sont liées à une influence étrangère. C'est tout à fait essentiel. Quatrièmement, la question de la définition d'une action terroriste et d'une entité terroriste se pose notamment lorsqu'un État nous fait la guerre. Ne peut-il pas être légalement considéré comme tel ou assimilé à ce genre d'organisation ?
M. Dominique de Legge, président. -Merci, messieurs, de ces trois interventions riches qui doivent certainement inspirer notre rapporteur. À ce stade, je me limiterai à un seul commentaire. Si on avait un doute sur l'intérêt de cette commission, il est levé à cet instant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avec mes collègues, je souhaite vous remercier tous les trois pour la qualité et la densité de vos propos. L'objet de notre commission d'enquête, pourrait se résumer à « influence étrangère versus démocratie ». Notre choix est effectivement de regarder comment la démocratie peut se défendre, notamment parce que nous sommes parlementaires. Comment dote-t-on les services et les pouvoirs publics, d'outils et de possibilités en termes de prospective, issues de l'intelligence artificielle et d'autres mécanismes, pour les actions d'aujourd'hui, mais également de demain ou après-demain.
Mes observations et questions sont les suivantes. S'agissant de la définition des termes, je partage le constat de clarté et précision. Encore faut-il nous mettre d'accord. Nous avons fait le choix de parler d'influence. Or lors de vos interventions, vous passez parfois de l'influence à l'ingérence et l'ingérence à l'influence. Ma question est donc, ces termes sont-ils globalement des synonymes ? Existe-t-il de vraies différences ? Pour qu'il y ait pédagogie et transparence, encore faut-il une définition précise partagée par le plus grand nombre. Donc, différence ou non ? S'il faut choisir, quel terme retient-on ?
Deuxième observation, je partage totalement l'idée selon laquelle nous croyons en notre capacité à répondre et à combattre ces logiques d'influence parce que nous sommes une démocratie. Je vais utiliser le terme d'influence, mais peut-être me corrigerez-vous. La transparence sur les différents événements et actions est nécessaire pour que le plus grand nombre de personnes en aient une exacte compréhension. S'agissant des éléments de compréhension et de vulgarisation du grand public, avez-vous des pistes d'actions ?
Troisième question, êtes-vous d'accord sur la nécessité de coordonner l'ensemble du dispositif français ? Je fais référence notamment aux agences, aux différents ministères, en raison des nombreuses actions entreprises. Vous avez constaté que les opérations d'influence aujourd'hui sont bien identifiées, surtout individuellement. Mais comment prendre conscience qu'une opération d'influence fait partie d'un système et surtout comment y répondre rapidement. Que proposez-vous en termes de coordination, mais aussi de réactivité ?
Dans la question suivante, je m'éloigne volontairement de la question russe. Conseillez-vous l'exemple de l'Australie qui a adopté un certain nombre de décisions face à l'influence chinoise. Considérez-vous que leur système qui a évolué pour protéger leurs universités face à un narratif chinois - vous l'avez évoqué à mots couverts - peut-être intéressant à reproduire en France ?
Vous avez développé les modalités de l'influence russe. Je partage totalement le fait, qu'au-delà des guerres de Vladimir Poutine menées depuis plus de 20 ans car on oublie souvent que ce n'est pas la première, Vladimir Poutine conduit une guerre hybride, avec des chars et des bombes pour les Ukrainiens, et une guerre d'influence pour les Français... Vous avez également brièvement cité la Chine, l'Azerbaïdjan, et la Turquie. Est-ce parce que le sujet est moins d'actualité et que nous y sommes moins exposés, ou parce que l'on peut globalement considérer, avec les nuances nécessaires, l'ensemble de ces pays dans le cadre de la lutte contre les influences ?
Plus brièvement, pouvez-vous développer la question de la prospective ? Observez-vous des éléments qui pourraient nous inquiéter impactant le prochain scrutin européen du 9 juin et les Jeux Olympiques ? Pouvez-vous nous dire très clairement, s'il y a des partis siégeant aujourd'hui au Parlement français, qui participent d'une stratégie d'influence contre la France ?
Enfin, pouvez-vous développer la question des moyens financiers, de la France, de la Russie.... Mettre en oeuvre des politiques publiques est nécessaire, encore faut-il déterminer jusqu'où y mettre les moyens. La question se posera d'une action de la France, seule, ou en partenariat. Lesquels et à quelles conditions ?
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le rapporteur. Vos propos ont attisé notre curiosité. Nous avons un grand nombre de questions auquel j'en ajouterai une. Vous avez parlé d'influence et d'ingérence. En soi, l'influence, ce n'est pas un péché mortel, si je peux m'exprimer ainsi. Peut-on avoir une véritable influence en toute transparence ?
M. Frédéric Charillon, professeur. - Merci monsieur rapporteur d'avoir dressé le plan de notre prochain ouvrage composé de huit chapitres reprenant vos huit questions. Influence et ingérence, c'est la même chose puisque l'influence suppose qu'on arrive à faire de l'ingérence. Cependant, cette relation s'est révélée problématique pour nous, en tant qu'Européens et démocrates, puisqu'elle nous a conduit pendant très longtemps à rejeter le concept d'influence, considérant que c'était de l'ingérence et qu'en conséquence, elle n'était pas de nature démocratique. Les Américains avaient réglé ce problème en qualifiant l'influence d'information, comme en témoignent certaines agences américaines ou radios telles que Voice of America, Radio Free Europe qui estimaient avoir un devoir d'informer le public, dans le cadre d'actions qui se révélaient être en fait des stratégies d'influence.
Il convient de nuancer ce constat s'agissant de ce que l'on appelle en sciences politiques le sharp power. Le sharp power est une puissance qui n'est ni soft, ni hard, ni smart, mais qui est aiguisée car elle remue le couteau dans la plaie, et constitue une influence négative. Ia distinction est importante. On a le droit de défendre son message. L'ingérence au sens de « sharp power » est différente car elle consiste à profiter du système politique ouvert des démocraties pour y développer des opérations de déstabilisation, sachant qu'il n'y aura pas de réciprocité puisque le régime qui exerce généralement ce sharp power contrôle absolument tout le champ informationnel.
Vous avez raison de faire la distinction. Dans l'ingérence, il y a une volonté de nuire, qui n'existe pas forcément dans l'influence. Cette dernière peut simplement consister à communiquer son message. Toutefois, il faut avoir conscience que lorsque des acteurs étrangers veulent avoir une influence sur des acteurs français, leur objectif est l'ingérence pour déstabiliser.
Je ne vais pas répondre à toutes les questions parce que certaines d'entre elles relèvent du champ d'expertise de mes collègues. Comment organiser la transparence ? Gardons à l'esprit que la priorité est de protéger les jeunes qui peuvent être qualifiés, en stratégie, de « cible molle », et à tout le moins de cible particulièrement vulnérable. Or cela est généralement difficile car si vous voulez tenter d'alerter des étudiants sur ce type de risques, ces derniers ont l'impression qu'on essaie par paranoïa, de les brider et de les manipuler. Ce constat relève peut-être d'un aspect générationnel, mais pas uniquement. À titre d'exemple, lorsque dans certaines universités, un groupe d'étudiants est heureux de vous annoncer avoir trouver comme sponsor, une ambassade étrangère à Paris, généralement pas la plus amicale, prête à financer un voyage de découverte dans le pays en question, il est très difficile de leur révéler qu'ils sont l'objet d'une manipulation, sans passer pour leur ennemi. Or, c'est un public qui s'informe principalement sur TikTok, les réseaux sociaux, et YouTube, etc. C'est pourquoi, l'exigence de transparence requiert la mise en oeuvre d'une politique de diffusion d'éléments d'explication et d'alerte auprès des jeunes, mettant l'accent sur l'existence des fake news et de l'ingérence, sans stigmatisation ou accusation de naïveté.
Comment coordonner la réactivité ? Des coordonnateurs existent mais pas spécifiquement en ce domaine. Faut-il créer une autorité spécifique, à l'instar du coordonnateur pour le renseignement ou est-il préférable de coordonner l'ensemble des autorités existantes ? Puisqu'on a vu fleurir dans un certain nombre de ministères, tels que celui des armées ou des affaires étrangères, des directions de l'influence ou en tout cas des bureaux ou des missions nouvelles sur les questions de l'influence, il me semble qu'un effort de coordination est pertinent, et peut conduire à la création d'un coordinateur, comme pour le renseignement, même si son statut ne serait pas le même.
S'agissant de l'exemple australien, il est très intéressant et doit être étudié. Par ailleurs un parangonnage des bonnes pratiques démocratiques devrait être réalisé. Un grand nombre de rapports d'une manière générale, y compris de l'Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire, ont beaucoup insisté, jusqu'à présent, sur les pratiques nocives de certains régimes autoritaires, comme la Chine. Il est temps désormais de réfléchir sur les bonnes pratiques démocratiques de lutte contre l'influence ou de la contre-influence. L'exemple australien en est une illustration. En réalité, il y en a d'autres. Des think tanks en Europe centrale et orientale ont été créés sur ces questions, notamment en Pologne, en Slovaquie et en République tchèque, surtout sur l'influence russe, mais pas uniquement. L'Australie, vous avez raison, a été confrontée au problème de l'ingérence. Lorsqu'un auteur a écrit un livre sur l'influence chinoise en Australie, les principales maisons d'édition australiennes l'ont refusé dans un premier temps, sous la pression chinoise. De la même manière, les presses universitaires de Cambridge avaient supprimé de leur catalogue plusieurs centaines d'articles et quelques livres à propos de la Chine, sous cette même pression. Ces problèmes ont été résolus. Il faut donc étudier ces bonnes pratiques qui ont été efficaces.
Faut-il considérer tous les pays de la même manière ? Il va être difficile d'expliquer que certaines pratiques d'influence sont plus acceptables que d'autres. Elles le sont évidemment parce qu'il y en a qui ont pour but de nous nuire plus que d'autres. C'est pourquoi, il est important de sensibiliser le public au fait qu'il faut être vigilant quant aux messages que l'on reçoit, ne pas les considérer comme vrais, sans se poser de questions, notamment celle de leur source. Or, les plus jeunes et les étudiants ne posent plus généralement la question de la source, même lorsqu'ils utilisent un média ou un titre de presse, y compris des titres tout à fait respectables. Le plus souvent, ils ne peuvent identifier la tendance politique du média, droite, gauche, centriste etc. Cela ne les intéresse plus. Il conviendrait de les sensibiliser à ces questions.
Ensuite, je répondrai affirmativement à la question sur d'éventuelles inquiétudes à avoir dans le cadre du prochain scrutin européen ou des Jeux olympiques ? Un ancien président russe a dit très ouvertement qu'il fallait absolument aider un certain nombre de partis amis de façon clandestine ou pas, a-t-il précisé. Ce qui soulève un point extrêmement intéressant puisque le terme de guerre hybride n'est presque plus hybride. On observe au moins une puissance, la Russie, mais ce n'est peut-être pas la seule, qui assume maintenant complètement de vouloir se livrer à des opérations de déstabilisation. Ce n'était pas le cas avant. Souvenons-nous l'époque où Vladimir Poutine disait ne pas connaitre l'existence du groupe Wagner et de Evgueni Prigojine, pour affirmer plus tard « après tout ce que j'ai fait pour eux », lorsque le groupe Wagner s'est retourné contre lui. Il assume donc désormais cette relation, de la même manière que l'ancien président, Dmitri Medvedev, assume complètement vouloir faire de la déstabilisation. Il serait donc bien naïf de notre part d'ignorer les risques pour les prochaines échéances électorales puisqu'un ancien président russe nous l'a annoncé.
Nous pourrions être confrontés à deux objectifs de déstabilisation dans le cadre des élections européennes et des Jeux olympiques, que l'on retrouve également, à certains égards pour les campagnes électorales américaines et pour les événements du Capitole. Le premier objectif est très clairement de favoriser certains partis politiques que telle ou telle puissance étrangère a identifiés comme favorables à ses intérêts. C'est variable en fonction des puissances étrangères.
Le second objectif de nature plus globale consiste à déstabiliser la démocratie comme un tout, en tant que tel, et de montrer le plus possible l'image d'un chaos, comme en témoignent les difficultés liées au comptage des bulletins de vote pour déterminer le vainqueur, ou à l'intronisation du président des États-Unis pendant l'assaut du Capitole. Plus l'élection et le processus démocratique apparaissent comme un vaste chaos anarchique, plus certaines puissances autoritaires s'en réjouissent. Ces dernières vont plus loin que favoriser un parti ami. Elles visent à décrédibiliser l'ensemble du processus démocratique et les démocraties en général. L'organisation des Jeux olympiques peut faire l'objet d'une telle déstabilisation, avec un risque d'actions qui tendraient à démontrer que les régimes démocratiques n'assurent pas la sécurité, contrairement à ces puissances qui garantissent l'ordre.
M. David Colon, enseignant-chercheur. - Tout d'abord, le benchmark que vous appelez de vos voeux paraît ce lundi [4 mars] à 14 heures. Il s'agit du rapport de l'OCDE avec un parangonnage de 38 pays. Il est important de disposer d'un tel outil. Il est absolument remarquable. Espérons en tout cas qu'il sera connu comme il doit l'être car j'ai rarement lu un aussi excellent rapport que celui qui va être publié.
En ce qui concerne la définition, celle-ci devrait être la plus large possible. Elle figure en partie dans la proposition de loi que j'évoquais, à savoir des acteurs influents sur la vie publique française pour le compte d'une puissance étrangère. Le FARA précise que cette puissance étrangère peut s'exprimer à travers le gouvernement, un parti politique, une entreprise, une organisation non gouvernementale, un think tank ou un simple individu étranger, dans le but d'influencer le débat public, la vie publique ou les politiques publiques. Cette définition est donc la plus exhaustive afin d'éviter qu'une action n'échappe à la qualification d'influence.
En ce qui concerne, l'exemple australien, il est certes pertinent. Cependant, la leçon tirée de l'exemple américain nous apprend que le plus important dans une disposition telle que le FARA, c'est moins la norme elle-même que la capacité des pouvoirs publics à en assurer la mise en oeuvre. Le général de Gaulle a pris en 1944 une ordonnance obligeant à rendre public l'identité des propriétaires de journaux. Si l'on en croit Julia Cagé, cette obligation n'est toujours pas pleinement respectée. Ce qui est intéressant dans le cas du FARA, c'est la capacité du département de la justice à poursuivre des individus qui mènent des activités pour le compte d'un État étranger. Cette capacité de poursuite en justice et de mobilisation le cas échéant, des services de renseignement pour remonter les filières, identifier le donneur d'ordre et potentiellement les traduire devant la justice, est absolument fondamentale. Je rappellerai qu'en 2018, le FBI a poursuivi 13 personnes qui agissaient pour le compte de la Russie, dans le cadre des interférences électorales.
Je voudrais insister sur le volet sensibilisation en mettant en lumière les excellents exemples étrangers, notamment l'Agence suédoise de défense psychologique qui a précisément pour objet de produire des contenus, de former des personnes dans le domaine public et privé, à ces manipulations psychologiques de l'information dont ils peuvent être chaque jour les victimes. Une des pistes les plus prometteuses en la matière est le pre-bunking, composé d'outils correspondant à des sortes de vaccins informationnels ou de petites doses de désinformation auxquels seront exposés les individus en grand nombre. Il s'agit de techniques de désinformation des personnes pour que celles-ci puissent être immunisées lors d'une exposition à des narratifs désinformateurs.
Vous nous avez interrogés sur les modalités de la réponse, cette dernière ne peut être que globale à un phénomène global et transnational. Ainsi, la coopération internationale initiée par l'OCDE, est encouragée en parallèle par les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, qui ont récemment publié une déclaration conjointe et un cadre conjoint d'action. Ce dernier devrait être une priorité parce que les régimes autoritaires ont constitué une forme d'alliance, si l'on considère l'interopérabilité de leurs espaces d'information et de désinformation. J'évoque ici l'espace chinois qui véhicule les narratifs russes, l'espace russe qui véhicule les narratifs chinois et iranien, l'espace iranien qui véhicule les deux autres et ainsi de suite, sans parler de leur proxies, leurs États alliés, la Syrie de Bachar el-Assad, la Corée du Nord, etc.
La menace est globale, et doit être traitée à l'échelle globale. La réponse doit mobiliser la société civile française. Le rapport à paraitre lundi montre que, dans les pays où la résilience a été la plus efficace, ce sont moins les institutions qui se sont mobilisées que les citoyens qui ont fait pression sur les institutions pour qu'elles se mobilisent. Ce fut le cas en Finlande, aux Pays-Bas récemment bien qu'ils n'aient pas de frontières avec la Russie. L'une de mes préoccupations personnelles est de parvenir à échanger avec les rédacteurs en chef de l'Agence France-Presse (AFP) afin qu'ils accompagnent, par exemple, la déclaration anxiogène de Vladimir Poutine, menaçant d'une riposte nucléaire, des réserves d'usage ainsi que des éléments nécessaires permettant aux clients de l'AFP, de comprendre que cette déclaration relève d'une opération de guerre psychologique de la part du Kremlin visant à développer une anxiété dans nos sociétés et à nous priver de la volonté d'agir.
En ce qui concerne les perspectives, en toute honnêteté, et compte tenu de mes travaux d'historien sur plus d'un siècle de manipulations de masse, nous sommes en présence de la menace la plus grave que notre pays ait eu à connaître, sur tous les plans. Je fais référence à la menace de cyber-attaques, dans la perspective des élections européennes comme dans celle des Jeux Olympiques ainsi qu'à celle de submersion de notre environnement informationnel par des contenus émanant de régimes étrangers visant à influencer jusqu'au vote de nos concitoyens. Ce qui a été récemment dénoncé par VIGINUM doit nous alerter, c'est-à-dire l'automatisation de la création et de la diffusion de contenus et en aval celle du ciblage des contenus. On sait aujourd'hui que le micro ciblage reposant sur l'analyse prédictive de la personnalité produit des effets considérables sur les électeurs. Or, il n'existe pas à ce jour de mesures efficaces pour nous en prémunir. Par conséquent, il convient de sensibiliser le plus possible la population aux ingérences et manipulations étrangères dont elle pourrait faire l'objet à courte échéance.
M. Nicolas Tenzer, président du CERAP. - Premièrement, en réponse à la question des termes, influence et ingérence, l'influence n'est pas à bannir. Bien au contraire, il faudrait plutôt la développer, qu'il s'agisse de l'influence sur nos principes ou sur nos valeurs. Après avoir été l'acteur actif de l'abolition de la peine de mort, Robert Badinter s'est déplacé dans des capitales afin de plaider pour l'abolition universelle de la peine de mort. Ce genre d'influence, encore une fois, doit être valorisée, comme la vente de nos trains ou de nos avions à l'étranger.
L'ingérence est plus exactement une influence d'une puissance hostile à l'intérieur de notre pays pour nous déstabiliser et promouvoir les intérêts de cette puissance. Elle constitue donc une dimension de l'influence spécifique car elle est active et hostile.
Deuxièmement, s'agissant de la question de la coordination, elle est nécessaire notamment pour traquer des personnes, je dis bien traquer, qui relayent de manière manifeste et systématique depuis longtemps, avec de forts soupçons de lien avec une puissance étrangère, des contenus favorables à cette puissance. La coordination peut alors concerner, non seulement nos services de renseignement extérieurs et intérieurs, mais également Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), la douane, la police nationale, le coordinateur du renseignement, la direction générale des finances publiques ainsi que les personnalités qui permettent d'identifier aussi ces personnes et de repérer des contenus récurrents. Un certain nombre de personnes, un ancien ministre, une société de consultants, déclarent régulièrement plus d'un million d'euros et diffusent des contenus prorusses et parfois pro Chinois. J'ai proposé cet exemple de coordination de manière interne depuis plus de sept ans, sans succès. Il y a eu un certain nombre d'obstacles internes à ce que certaines enquêtes, à ce stade puissent être diligentées.
Troisièmement, concernant votre question sur les partis qui favorisent les intérêts d'autres puissances, on peut dire que le Rassemblement national d'un côté, de manière un peu différente de la France Insoumise, évidemment sont des partis qui, au Parlement européen, puisqu'on parle des élections européennes, poussent évidemment les intérêts russes, en demandant de lever les sanctions, de négocier, et en ne votant jamais aucun texte au Parlement européen sur les ingérences étrangères, sur la condamnation de la Russie pour le génocide, par exemple la déportation des enfants. Si ces situations représentent un risque direct, on observe également la reprise de narratifs par des personnalités, pas nécessairement politiques ou par des candidats d'autres partis dits plus classiques, de gauche ou de droite.
Quatrièmement, s'agissant des autres pays actifs en matière d'ingérence, ils sont nombreux. Le critère, encore une fois, est l'hostilité. Elle peut soit être directe lorsqu'elle vise à nous nuire ou à nuire à des intérêts amis ou alliés, soit relever de la complicité avec d'autres de ces puissances étrangères. Je fais référence à la complicité avec la Russie dans tel ou tel pays, à l'Iran, à l'attaque contre certains pays alliés, à l'Azerbaïdjan en Arménie... Cette hostilité peut encore prendre la forme du soutien à des groupes radicaux sur notre territoire.
Cinquièmement, en ce qui concerne la question de la transparence, et en particulier le financement des think tanks, évoqué par David Colon, je plaide personnellement pour indiquer tout lien avec un think tank d'un pays étranger, lors d'une participation à une émission de télévision, ou lors de publication d'articles etc. Je le dis d'autant plus volontiers que je suis membre non rémunéré, comme senior fellow, d'un think tank américain, Center for European Policy Analysis (CEPA). En outre, je suis également totalement favorable à ce que les think tanks français révèlent la source précise de l'ensemble de leurs financements, quel que soit le pays, démocratiques ou non, hostiles ou non. Le principe de transparence doit être général.
Dernier point, rapidement, en réponse à votre interrogation sur les moyens, il est possible de les associer avec d'autres pays de l'Union Européenne. À cet égard, certains projets ont déjà été mis en oeuvre avec très peu de moyens, comme le Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Il convient toutefois d'être plus ambitieux. Des médias comme Deutsche Welle ou la BBC, sont beaucoup plus actifs que nos propres médias dans la lutte pour contrer la désinformation.
Mme Nathalie Goulet. - Merci infiniment pour ces interventions qui suscitent évidemment de nombreuses questions. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » selon Albert Camus. Vous avez donc bien nommé les choses. J'ai plusieurs questions. La première porte sur le rôle des cabinets conseils, notamment ceux américains qui parfois influencent nos politiques. La deuxième question concerne le rôle des diasporas car certaines d'entre elles peuvent peser sur les décisions.
Quelle est votre opinion sur l'interdiction faite aux parlementaires d'avoir une double nationalité, disposition en vigueur dans certains pays. En effet, on peut ne pas savoir pour certains d'entre eux, s'ils défendent la France ou un État étranger quand ils s'expriment.
En matière de transparence, pensez-vous qu'il faille complètement revoir le registre des déclarations des lobbies ? Et si oui, dans quelles conditions ? Je pense notamment à certains organismes qui invitent des parlementaires en voyage de façon régulière et qui ne figurent pas sur la liste de ces lobbies, ELNET pour ne pas le nommer, alors ce groupe existe en France et en Belgique.
Enfin, étant très investie dans la lutte contre le terrorisme et la diffusion de l'islam radical en France, qui pose de nombreux problèmes, je souhaite recueillir votre analyse sur l'acceptation de financements extrêmement importants du Qatar, annoncée hier ? N'y voyez-vous pas une contradiction si des garanties ne sont pas accordées ?
M. Akli Mellouli. - Le rapporteur ayant déjà abordé la question de l'influence sur les processus démocratiques, et ayant lu les travaux du professeur Colon et d'autres, je m'interroge sur la situation suivante : comment les campagnes étrangères de désinformation ont-elles influencé les processus démocratiques récents tels que les élections et les référendums ? Quels enseignements en avez-vous tiré pour les élections futures, et éventuellement pour les Jeux Olympiques ?
Quel rôle la coopération internationale - je ne parle pas des diasporas - peut-elle jouer dans la lutte contre la guerre de l'information ? Comment les alliances existantes comme l'OTAN ou l'Union européenne peuvent-elles être renforcées ou adaptées pour répondre efficacement à ces menaces ?
Je m'interroge également sur les mesures de défense et de résilience. Quelles stratégies et mesures de défense recommandez-vous pour les démocraties afin de se prémunir contre les campagnes de désinformation et de manipulation informationnelle, tout en préservant la liberté d'expression ? S'agissant du rôle des plateformes numériques, quelles responsabilités les plateformes de médias sociaux et les entreprises technologiques devraient-elles assumer dans la lutte contre la désinformation ? Comment peuvent-elles équilibrer la lutte contre la désinformation sans tomber dans la censure ? Et enfin, quelle importance accordez-vous à l'éducation et à la sensibilisation du public comme moyen de défense contre la désinformation ? Quelles initiatives ou programmes considérez-vous comme les plus efficaces ?
Mme Sylvie Robert. - Merci messieurs pour vos analyses à la fois pertinentes mais aussi assez effrayantes. Mes questions peuvent recouper celles de mes collègues mais par des approches un peu différentes. Selon vous, la montée de l'illibéralisme que nous observons dans nos démocraties depuis environ une quinzaine d'années, est-elle la conséquence directe des opérations de Sharp Power, que vous évoquiez monsieur Charillon, menées notamment par les États autoritaires, en particulier sur les réseaux sociaux, ou résulte-t-elle finalement d'une imbrication plus complexe de facteurs internes mais aussi de réactions externes ?
Ma deuxième question rejoint les propos de David Colon, que je partage, notamment sur la nécessité d'adopter une véritable stratégie nationale en matière de défense informationnelle. Quelles mesures prendre, quels leviers actionner ? Mes collègues ont évoqué l'éducation et la culture. Ce sont des éléments absolument essentiels. Quelle place accordez-vous à ces politiques publiques ? On constate que les réseaux sociaux jouent un rôle évident dans la diffusion massive de ces fausses informations. Estimez-vous donc suffisante la nouvelle régulation des plateformes qui vient d'entrer en vigueur au niveau européen ?
Enfin, je m'interroge beaucoup sur la frontière entre influence, désinformation et propagande. J'apprends ici qu'il existe une propagande douce. J'en remercie Nicolas Tenzer. Ma question va peut-être renverser un peu le logiciel, mais le président de la République a fait part de sa volonté d'assumer, je crois que c'est son mot, une stratégie d'influence et de rayonnement de la France, notamment en utilisant la force de projection de notre audiovisuel public international, notre soft power. On ne peut qu'y souscrire. Cependant, est-ce finalement suffisant ? Comment notre stratégie d'influence, nos récits, nos discours peuvent-ils être audibles aujourd'hui dans l'espace francophone, en particulier lorsque les régimes ne nous sont pas favorables ? Enfin comment éviter que notre propre stratégie d'influence ne soit perçue à l'étranger comme une campagne de désinformation ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Professeur Colon, vous avez évoqué TikTok, la Chine et la Russie. En revanche, vous avez peu mentionné les plateformes américaines, les GAFAM, les Big Tech, dont le modèle toxique et pervers avec le microciblage, a été très bien démontré par une de vos collègues, Shoshana Zuboff, dans le fameux livre, L'âge du capitalisme de surveillance. Je vous pose la question car ces plateformes jouent un rôle non négligeable dans la guerre hybride que nous connaissons aujourd'hui. Vous n'avez pas non plus cité l'affaire Cambridge Analytica en 2016 qui révèle que les Russes ont manipulé l'élection américaine avec la complicité de Facebook pour faire élire Donald Trump. Or nous sommes à quelques mois de l'élection présidentielle américaine. Nous sommes deux Normands ici. Les États-Unis sont nos alliés historiques. Toutefois, ne confondons pas le gouvernement américain et ces Big tech qui sont des entreprises réalisant du profit. Frances Haugen, lanceuse d'alertes, nous l'a déclaré lors de son audition au Sénat, le profit se place avant la sécurité pour ces plateformes.
Force est donc de constater que celles-ci jouent un rôle essentiel. Elles introduisent volontairement des failles pour permettre à des influences étrangères de pénétrer les réseaux, ce qui m'apparait être très préoccupant. En réponse à mes deux collègues, la législation européenne, le DSA, ne va pas assez loin puisqu'il ne confère pas une transparence, en tout cas une redevabilité totale. Les algorithmes dans ces boîtes noires ne sont pas accessibles. Nous avons rédigé des rapports. Nous avons demandé, sans succès, l'instauration d'une sorte de Sécurité par la conception (safety by design) avant le lancement de toute plateforme et que nous puissions observer l'effet des algorithmes.
Ne croyez-vous pas que la solution pourrait passer par une régulation beaucoup plus stricte des plateformes qui sont essentielles, par une redevabilité totale, même si on nous oppose les modèles d'affaires ainsi que par la création d'un véritable statut. Ces propositions sont issues des conclusions de notre commission d'enquête TikTok et de notre rapport DSA avec Claude Malhuret.
En outre, il conviendrait également de mener une politique industrielle du cloud. Tout passe par la donnée. Or en l'absence d'une maîtrise et autonomie stratégique a minima, on sera toujours très vulnérable. Qu'en pensez-vous ?
M. Raphaël Daubet. - Vous avez affirmé que la Russie nous mène une guerre totale. Comment cela se présente-t-il dans un tel régime autoritaire ? Sa manifestation est-elle visible avec notamment la mobilisation du dispositif de désinformation via des financements, et celles de moyens humains ? Quels en sont les éléments tangibles ?
S'agissant de la vulnérabilité des jeunes et du besoin de sensibilisation évoqué précédemment, ne faudrait-il pas tenter d'insuffler à notre jeunesse, le réflexe de la vérification de la source, et plus généralement la culture du doute dans le cadre d'un enseignement ou d'un apprentissage dès le secondaire ?
M. André Reichardt. - Merci messieurs pour ces pistes de travail particulièrement riches, que vous nous avez données. Je souhaiterais revenir sur deux d'entre elles par deux questions. La première s'adresse à Nicolas Tenzer. Vous avez largement insisté, vous étiez le seul, sur la corruption. Pourriez-vous développer votre propos ? Que faut-il faire pour essayer d'améliorer le système actuel ? S'agit-il du dispositif législatif qui ne serait pas à la hauteur ? Y a-t-il des démarches différentes éventuellement à entreprendre par rapport à ce qui se fait à l'heure actuelle ? Ma collègue, Nathalie Goulet, évoquait les parlementaires mais d'autres personnes peuvent être corrompues pour jouer un rôle d'influence.
Ma deuxième question s'adresse aux trois experts. Cette stratégie de défense internationale européenne globale que vous avez abordée semble une piste importante de travail, en lien avec ce que vient de dire ma collègue, Catherine Morin-Desailly. Je souhaiterais illustrer cette préoccupation par une information qui nous a été communiquée très récemment concernant la Transnistrie. Cette petite partie de la Moldavie fait soudain appel à l'aide de la Russie. Vous avez bien compris la gravité de la situation. On sait comment vont répondre les Russes. Cela ne vient pas par hasard. Il y a manifestement une stratégie d'influence très forte. Je me suis déjà déplacé à deux reprises en Moldavie. Je dois y retourner, si je le peux.
Que fait-on à l'heure actuelle ? Que va-t-on faire ? On peut facilement imaginer comment la situation va évoluer. Je suis persuadé que le nombre de 1 500 militaires localisés actuellement en Transnistrie va passer demain à 3 000, puis 5 000 ou 10 000. Cela fait partie de la stratégie d'encerclement et de l'attaque de l'Ukraine aussi par l'Ouest. C'est prévisible. Que fait-on ? Que verriez-vous comme réponse immédiate ? On se contente actuellement de répondre par une stratégie de défense à des stratégies d'influence venant des autres, en l'espèce, la Russie. Ne peut-on pas envisager une stratégie un peu plus active, à ne pas confondre avec l'envoi de troupes au sol mais qui ne se résumerait pas seulement à prendre acte, observer et se défendre ?
M. Dominique de Legge, président. - Merci. Nathalie Goulet souhaitait verser au débat le décret d'annulation de 28 millions d'euros pour la politique d'influence qui est menée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
M. Nicolas Tenzer, président du CERAP. - En réponse à madame Nathalie Goulet, les différentes activités des cabinets de conseil peuvent soulever de réels problèmes. Les missions de lobbying ne sont pas illégales. Nous utilisons aussi des cabinets de lobbying pour nos propres intérêts. Toutefois, le métier de mise en relation « est parfois un tout petit peu plus compromettant, un peu plus difficile ». Ces cabinets mènent également des actions de communication active qui sont à la limite du lobbying. En conséquence, la transparence sur les financements de ces cabinets est nécessaire, ce qui ne signifie pas qu'il faille exposer au grand public la liste de l'ensemble des clients du cabinet, personne ne l'accepterait. En revanche, une investigation fiscale appropriée pour déterminer si ces cabinets agissent dans l'intérêt d'une puissance étrangère hostile présenterait un intérêt certain, y compris dans le cas de personnes qui se livrent seules à des activités de conseil, comme certaines auxquelles j'ai pu faire allusion précédemment, sans les citer toutes. Encore une fois, ce qui importe c'est l'hostilité du comportement de la puissance et non toute puissance étrangère.
S'agissant des influences passées, la question est très bien documentée, me semble-t-il. Elles ont été observées en 2017, en France. Je ne reviendrai pas sur l'épisode des Macron Leaks qui a fait l'objet d'un excellent rapport de mon collègue et ami, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, qui expose très directement un certain nombre d'éléments. Je ferai également référence à l'élection de Donald Trump en 2016. Quelques États, dont trois en particulier, dit « Etats bascules » (Swing States) ont été plus fortement influencés que d'autres. Cela va se renouveler bien sûr pour les élections de novembre. Nous avons pu observer l'influence russe pour inciter au Brexit. Je pourrais donner bien d'autres exemples, tels que l'influence exercée dans le cadre des élections slovaques récentes. L'influence russe en Moldavie a été évoquée précédemment. Elle est évidemment bien connue.
Le véritable sujet dans une démocratie comme la France, est la nature de la lutte contre cette influence. La réponse consiste à l'exposer et à la sanctionner lorsqu'il y a influence directe. Ce qui me permet de répondre à d'autres questions dont celle du sénateur Daubet qui évoquait notre vulnérabilité et la guerre totale. À partir du moment où nous sommes en guerre totale, nous ne pouvons pas échapper au fait d'avoir des réponses également fortes dans le respect de nos principes démocratiques. Cela renvoie très clairement à tout ce que j'évoquais précédemment en matière d'investigations et de transparence.
S'agissant du renforcement de nos lois et de nos dispositifs, j'en n'en mentionnerai que trois. Le premier vise à étendre la notion de trafic d'influence, y compris à des actions auprès des médias et pas uniquement auprès des personnalités politiques. Cela couvrirait non seulement les agissements de M. X, qui connaissant le président de la République, va échanger avec lui des éléments favorables à la position de Vladimir Poutine, mais également lorsqu'il intervient dans les médias pour défendre l'intérêt d'une puissance étrangère. La notion de trafic d'influence doit être étendue. Je pourrai formuler plus de propositions, si vous le souhaitez, par écrit, parce que le sujet est complexe.
Le deuxième dispositif pouvant être renforcé est la notion d'intelligence avec l'ennemi. Nous pouvons faire beaucoup plus.
Troisièmement, la prévention des conflits d'intérêts pourrait être renforcée par l'interdiction stricte pour une personne ayant exercé des fonctions publiques, électives, de membre de gouvernement, président, premier ministre ou fonctionnaire civil ou militaire, de recevoir des financements d'une puissance étrangère hostile, une fois retraité ou ayant quitté ses fonctions. La question se pose alors de définir la notion de puissance étrangère hostile. C'est complexe. Un certain nombre de critères assez clairs existent toutefois. Je ne pense pas que cela puisse concerner une autre nation de l'Union européenne. Encore que le cas puisse se poser un jour, pour la Hongrie, par exemple, ou même la Slovaquie. Cette interdiction s'impose quand on pense à cet exemple d'un ancien agent des services de renseignement français, qui, du temps où Russia Today existait, avait son émission ainsi financée. Je pourrais donner une liste quasi exhaustive de personnalités politiques qui ont des contrats avec des puissances hostiles toujours, aujourd'hui, notamment la Russie. Cela pose un problème de corruption qui n'est pas nommée. Prenons l'exemple d'un universitaire qui défend régulièrement les intérêts de la Russie, de la Chine, ou parfois d'un État du Golfe, et qui reçoit des rémunérations pour ce faire, ou d'un think tank, ce qui n'est pas illégal si c'est déclaré. Cela ne devrait-il pas être par interdit la loi et sanctionné, puisque vous posez la question du renforcement de la loi. Peu importe le passé d'une certaine manière, mais tentons de mettre en place pour le futur, un système totalement cohérent.
M. Dominique de Legge, président. - Je voudrais verser au débat, et c'est le privilège du Président, une autre question. Quelle est la définition d'une nation hostile ? Autrement dit, existe-t-il une liste des nations hostiles, comme il y avait une liste de compagnies aériennes considérées comme dangereuses ? Peut-on afficher publiquement ces États hostiles ?
M. David Colon, enseignant-chercheur. - En ce qui concerne le caractère concret de la menace, il est clair que dans toutes les opérations qui ont été menées récemment, on a identifié comment le Kremlin a eu recours à des intermédiaires privés tels que le commanditaire de l'opération des étoiles bleues de David, qui a été recruté par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB). Ce recrutement a été rendu possible parce que cette personne avait un service à rendre au FSB en raison de ses problèmes avec la justice russe. Par définition, quiconque exerce des fonctions à la tête d'une entreprise en Russie peut du jour au lendemain avoir un service à rendre. C'est la marque d'un régime autoritaire. La propriété privée est subordonnée aux intérêts stratégiques de l'État. C'est valable pour l'Iran, la Russie, et la Chine. Il faut l'avoir à l'esprit.
En outre, grâce à une note de la DGSI, et au think tank britannique RUSI (Royal United Services Institute), il apparait que le renseignement russe est en cours de réorganisation. Il été particulièrement impacté quand on a renvoyé des diplomates, dont de nombreux officiers de renseignement sous couverture. Les filières et intendance se réorganisent dans le but de faire passer en France des agents qui vont mener des opérations de déstabilisation, y compris potentiellement, nous disent les informations disponibles, des actions violentes. Il existe plusieurs objets d'alerte et d'inquiétude, telles que la militarisation de la filière Tchétchène Kadyrov, celle de la filière pan-africaine de certains pays du Sahel. C'est un point de menace absolument épouvantable.
En ce qui concerne le numérique américain, rappelons que Vladimir Poutine pratique le judo qui consiste à utiliser la force de l'adversaire pour la retourner contre lui. C'est ce qu'il a fait, comme l'ont fait d'autres régimes autoritaires, avec les médias sociaux occidentaux et américains qui, par recherche du profit, mettent leurs services publicitaires au service de qui veut bien les acheter. Le modèle économique de ces plateformes est en soi un modèle qui favorise la désinformation, qui favorise le conspirationnisme, qui favorise les ingérences étrangères. Les effets en sont mesurables désormais. Il ne s'agit pas simplement d'effets positifs en mobilisant des électorats pour tel ou tel, mais également d'effets négatifs en dissuadant certains d'aller voter et en encourageant plus largement la défiance à l'égard des processus électoraux et à l'égard de la démocratie elle-même.
Le rythme de la régulation n'est pas celui des campagnes de manipulation. Une campagne de manipulation aujourd'hui sur les réseaux sociaux peut atteindre des centaines de millions de personnes en quelques heures tandis que c'est en quelques années que la sanction financière de la Commission européenne tombera. Par conséquent, il est urgent de rendre les plateformes responsables, je plaide en ce sens dans mon livre. J'ai deux filles de 5 et 8 ans. Elles seront demain sur les réseaux sociaux, je le crains. Si jamais l'un de ces réseaux sociaux poussait l'une ou l'autre à la dépression ou au suicide, j'aimerais que la personne en charge de ces réseaux rende des comptes devant la justice et ne se contente pas de verser une part de son chiffre d'affaires. Je crois qu'il faut être très clair. Il y a un risque sanitaire qui est absolument immédiat et d'une gravité inouïe. Il faut le traiter comme tel. Je plaide, bien évidemment - je le fais publiquement devant vous - pour un réseau social de services publics européens vertueux by design. Je connais toutes les difficultés sur ce chemin, mais c'est une nécessité absolue si l'on veut garantir une pleine et entière intégrité de l'espace informationnel.
En ce qui concerne la réponse à ces opérations d'ingérence et d'influence, notre stratégie doit consister d'abord à les rendre visibles, Elle doit viser également à dénoncer les opérations en cours, mais j'émettrai une nuance par rapport aux propos de Nicolas Tenzer. Je ne suis pas favorable à l'idée de dresser une liste ni d'États hostiles, ni d'agents de l'étranger qu'il faut stigmatiser. Je crois au contraire qu'il faut avoir une approche globale et mettre en évidence toutes les influences, y compris les investissements faits par les Etats-Unis dans notre vie publique, notamment parce que ça permettra de démystifier certaines idées préconçues et de mettre en évidence le fait que les États autoritaires, à commencer par la Chine, par la Russie, par le Qatar et d'autres, investissent des sommes absolument considérables dans l'influence, des sommes autrement plus importantes à ma connaissance que les sommes versées par les Etats-Unis aujourd'hui.
En matière d'audiovisuel public, il ne s'agit pas bien évidemment de transformer nos médias de services publics en médias d'État. Ce serait une erreur dramatique que de le faire. En revanche, il nous faut les rendre plus visibles, d'abord en investissant dans ces médias publics. La Chine, aujourd'hui, est en train d'anéantir l'influence de la France et de nombreux autres pays, dans le monde, tout simplement en offrant gratuitement, les services des agences de presse et les productions de China Global Television Network (CGTN). Par conséquent, si nous n'investissons pas, si nous ne réagissons pas à cette menace, nous risquons de voir la voix de la France étouffée, purement et simplement, et ne plus exister, en particulier dans les États trop petits privés des moyens nécessaires pour développer leurs propres offres médiatiques.
Enfin, s'agissant de l'éducation aux médias, celle-ci est aujourd'hui peu financée, peu généralisée et très peu évaluée. Une évaluation concrète de ce qui fonctionne ou non est nécessaire. Cela nécessite de l'investissement public. Je suis désolé, ce sont des mots qui fâchent. On a tout intérêt à s'inspirer de ce qui a été réalisé dans d'autres pays et qui a produit des résultats concrets. Vous verrez dans le rapport de l'OCDE qui paraitra lundi que parmi les États qui ont la plus forte confiance de leurs citoyens envers leurs élus et leurs médias, se trouve en tête la Finlande. Cette dernière a notamment mis en place un dispositif d'éducation aux médias qui repose sur l'éducation obligatoire de tous les enfants finlandais aux manipulations de l'information dont ils peuvent faire l'objet. Si bien que lorsque vous interrogez un Finlandais sur le fait qu'il ne soit pas déstabilisé par les opérations de subversion de la Russie, en dépit du partage d'une frontière d'un millier de kilomètres avec le pays, il répond les ignorer parce qu'il y a été préparé depuis toujours. Un journaliste finlandais, reporter sans frontières, me confiait « Vous autres, Français, n'avaient pas compris une chose, c'est que la guerre en réalité, qui nous est menée par la Russie, ne s'est jamais terminée. Ils ont toujours été en guerre contre nous, il n'y a que vous qui ne l'avez pas encore compris ».
M. Frédéric Charillon, professeur. - Vous nous avez interrogés sur le rôle des diasporas. Le sujet doit être étudié mais il est complexe car on ne peut a priori soupçonner toute diaspora. Qui peut dire si un État est véritablement capable de mobiliser une diaspora et avec quelle ampleur ? Néanmoins, ne soyons pas naïfs. C'est un terrain d'attention qui doit s'imposer à nous de façon particulière, en observant les diasporas organisées. On a évoqué notamment des étudiants. Certaines universités françaises ont pour étudiants 85% d'étrangers venant essentiellement de deux pays, l'Inde et la Chine. Nous savons que, dans ce cas-là, la question se pose du lien entre ces groupes et l'ambassade. Il ne faut pas, bien entendu, stigmatiser ou soupçonner les diasporas en général en tant que diaspora. Cependant, il convient regarder si des groupes sont organisés et ont des liens avec une ambassade en particulier.
Vous avez posé une question sur l'influence des groupes et entités, en faisant référence à ELNET. On a évoqué le Qatar. Je répète, l'approche doit être systématique, notamment en matière de transparence et de déclaration des actions. S'agissant des parlementaires, il faut évidemment aborder la question des groupes d'amitié, ce qui donne lieu à des débats. Toutefois, le principe de la transparence est le même pour tout le monde. Ainsi, il existe une assez grande transparence aux États-Unis instaurant à cette fin un ensemble de mécanismes au Congrès. Il est possible de savoir quel membre du Congrès a reçu un avantage financier, son montant, son origine et sa justification. Le dispositif en France pourrait donc être amélioré dans cet esprit. Cela doit concerner tous les États et non une liste d'États en particulier.
Nous avons répondu à vos questions sur les risques pesant sur les élections. En ce qui concerne les plateformes numériques et leur responsabilisation, l'enjeu réside dans le fait qu'elles ne veulent pas se reconnaître comme « éditeurs », mais uniquement comme « hébergeurs » car un éditeur est responsable de ses contenus. Cet angle d'attaque doit être examiné de manière approfondie.
S'agissant de l'illibéralisme, c'est une question importante qui se jouent sur les termes. Le mot n'a certes pas été créé par Moscou. Il se fonde sur les aspirations populaires et les mécontentements et sur différentes obédiences idéologiques. Il est néanmoins important d'identifier la portée du concept. L'illibéralisme sonne bien, il fait chic. Il permet de ne pas utiliser les termes d'autoritarisme ou de dictature. Il fait partie d'une guerre des mots et de l'information. De la même manière, les Chinois utilisent le terme de « connectivité » pour remplacer celui de démocratie. Dans tous les grands rendez-vous internationaux, des chercheurs chinois vous expliquent que la démocratie - prononcée « democrazy », - est obsolète et caduque, tandis que ce qui importe, c'est la connectivité. Il convient d'être très vigilant quant à ces concepts qui sont lancés pour être précisément efficaces. La connectivité et l'illibéralisme sont des faux-nez pour de notions beaucoup plus effrayantes. L'électorat n'a pas été créé de toute pièce par Moscou. Le concept chic d'illibéralisme a été largement promu, par des puissances extérieures, pas uniquement par Moscou, par Donald Trump également, avec ses conseillers lorsqu'il venait aider certains partis politiques en Europe.
Quant au sujet de l'enseignement, David Colon a fait référence à l'exemple Finlandais. La difficulté à laquelle on est confronté pour créer un enseignement associé à une sorte de responsabilisation des jeunes face à la désinformation, est le manque de crédibilité de la parole publique. Dès qu'une parole est officielle, un certain public se méfie, considérant que c'est déjà suspect et que c'est beaucoup plus amusant de s'en référer à un youtubeur. Plus ce dernier est impertinent et a du succès, plus il va être crédible tandis que la parole publique a beaucoup de mal à trouver sa crédibilité. Il nous faut trouver une réponse à ce problème.
Votre question sur le cas Moldave et autres est, en fait, celle de l'existence d'une capacité offensive de déstabilisation qui serait compatible avec l'ADN démocratique. Il existe également une marge de manoeuvre, la réciprocité, plus simple à mettre en oeuvre. Lorsqu'un pays considère des organismes européens ou américains comme agents de l'étranger, et les affichent avec un tampon dessus marqué « agents de l'étranger », la réciprocité devrait s'imposer. C'est un premier point. Quant à la question de la capacité offensive de déstabilisation de l'adversaire, elle n'est pas tout à fait compatible avec notre ADN démocratique, mais nous savons tous qu'elle est nécessaire.
Concernant l'efficience de notre stratégie d'influence, on ne compte plus les rapports parlementaires qui préconisent de rationaliser l'audiovisuel public extérieur. On n'est pas parvenu à créer un CNN ou BBC à la française. La rationalisation des instruments culturels français extérieurs est nécessaire.
Je conclurai en insistant sur la nécessité de surveiller nos faiblesses en France. J'en identifie trois ou quatre. Il ne faudra pas s'étonner si des puissances étrangères s'en emparent alors que nous avions des atouts et des instruments extraordinairement précieux. Premièrement, si quelques bons think tanks existent en France, ils sont peu nombreux et sont beaucoup moins bien dotés que d'autres. Or, nous voyons fleurir aujourd'hui des think tanks financés par des puissances étrangères, notamment du Golfe non comme acteur monolithique, car ces think tanks sont concurrents entre eux. Je crains donc que face aux quelques think tanks français qui demeureront, se créent une myriade de 10, 20 autres think tanks, beaucoup plus puissamment armés et financés, et qui seront, de toute évidence, des émanations de puissances pas forcément russes, mais chinoises probablement, golfiques évidemment, américaines aussi et beaucoup d'autres. Il faut être vigilant sur ce point.
Deuxièmement, je pense évidemment au financement des universités qui sont beaucoup trop vulnérables au financement extérieur. Le St. Antony's College d'Oxford a accepté un financement conséquent du Qatar, notamment pour un centre de recherche sur le Moyen-Orient. Nos universités dépendent souvent des droits d'inscription des étudiants chinois ou autres. Attention à cela parce qu'il se crée des États dans l'État, ou plus exactement des universités dans l'université, qui deviennent problématiques en raison du financement.
Troisièmement, une attention particulière doit être portée aux instituts français de recherche à l'étranger. On en dénombre 27 dans le monde, dans des pays tout à fait cruciaux et importants, qu'on laisse totalement dépérir, faute de financement, pour cause d'économies. Nous disposions d'un instrument d'influence, absolument extraordinaire. Je pense au Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire, à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) et l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), à Bangkok. Ces instruments se sont étiolés et ont dépéri ces 10, 20 dernières années. Certains sont passés d'une centaine de salariés ou stagiaires à 3 ou 4 personnes. Cet extraordinaire instrument d'influence risque d'être un jour repris en main par des financements étrangers. En conséquence, on a un certain nombre d'atouts que l'on délaisse parce que l'on refuse de les assumer comme instruments d'influence et qui risquent de devenir des instruments d'influence des autres, en France.
M. Dominique de Legge, président. - Messieurs, il me reste de vous remercier au nom des collègues pour ces deux heures de débats passionnants, riches, mais aussi graves qui justifient que nous examinions ces sujets.
3. Table ronde, ouverte à la presse, de Mme Maud Quessard, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM), MM. Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM, et Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la fondation Descartes, sur la caractérisation des opérations d'influence et la résilience des organisations - le jeudi 7 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères avec une table ronde sur la caractérisation des opérations d'influence et la résilience des organisations. Je remercie nos trois intervenants de s'être rendus disponibles pour cette table ronde. Celle-ci s'inscrit dans le prolongement de celle que nous avons organisée la semaine passée, qui nous a permis de mieux cerner les principaux concepts, enjeux, et acteurs de la guerre informationnelle qui est actuellement menée contre nos démocraties.
Ce cadre étant posé, nous devons nous attacher à caractériser les menaces avec le plus de précision possible. Ce faisant, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une réflexion sur nos propres vulnérabilités, et donc sur le niveau de résilience de nos institutions, et de notre société dans son ensemble, face à ces menaces. Nous souhaitons que vous puissiez nous éclairer, avec votre regard de chercheurs, sur ces différents aspects.
Maud Quessard, vous êtes maître de conférences des universités et directrice du domaine « Europe, Espace Transatlantique, Russie » à l'IRSEM. Vous êtes spécialiste de la politique étrangère des États-Unis, mais votre champ de recherches s'est étendu, plus généralement, aux compétitions de puissance, aux guerres de l'information et aux stratégies d'influence. Maxime Audinet, vous êtes chercheur sur les « stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM). Vous êtes spécialiste de la Russie, et plus généralement sur la place de l'influence dans la politique étrangère des États autoritaires. Vous avez notamment publié plusieurs travaux sur l'influence russe en Afrique subsaharienne et votre ouvrage Russia Today (RT): Un média d'influence au service de l'État russe vient d'être réédité. Laurent Cordonier, vous êtes docteur en sciences sociales et dirigez la recherche de la Fondation Descartes. Vous êtes spécialistes des questions relatives à l'information, à la désinformation et au débat public. Vous avez récemment participé aux travaux de la commission présidée par Gérald Bronner sur « Les Lumières à l'ère du numérique », constituée à la demande du président de la République.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maud Quessard, M. Maxime Audinet et M. Laurent Cordonier prêtent serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes chacun, après quoi, le rapporteur et les membres de la commission vous poseront des questions.
M. Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM.- Merci, Monsieur le Président. Je vais revenir sur mon objet de recherche, qui occupe une place assez substantielle dans les débats sur l'influence et les ingérences étrangères. Je viens des études slaves et j'ai travaillé sur les pratiques d'influence et d'ingérence de la Russie. Dans ce vaste sujet, je voulais surtout rappeler en quoi l'invasion à grande échelle de l'Ukraine a transformé et restructuré ce dispositif d'influence informationnelle en mettant notamment l'accent sur la manière dont il cible la France et plus largement l'Union européenne. Dans nos travaux, nous envisageons l'influence informationnelle comme un spectre d'acteurs et d'activités qui s'étend des pratiques bien connues, souvent associées aux soft power comme l'attraction et la persuasion, jusqu'à des pratiques plus nocives et hostiles comme la manipulation et la tromperie. Dans la littérature en science politique, cette influence cesse d'être qualifiée comme telle dès lors qu'elle recourt à la coercition et à la force. On dit traditionnellement que lorsqu'on vous met un pistolet sur la tempe, ce n'est plus de l'influence mais une autre forme de pouvoir qui ne relève pas de notre sujet d'aujourd'hui.
Sur ce spectre, dans le cadre de la Russie, on trouve plusieurs types d'acteurs et je vais essentiellement me concentrer sur les deux grandes catégories qui sont actives notamment en France. Je commencerai par les acteurs étatiques, sans doute les plus importants en raison du caractère autoritaire du régime russe. L'État joue un rôle cardinal dans le domaine de l'influence, avec une supervision extrêmement importante. Parmi ces acteurs étatiques, on distingue trois grandes catégories. Les premiers sont bien connus, il s'agit des médias d'État transnationaux Russia Today (RT) et Sputnik, dont nous avons connu par le passé deux branches francophones : RT France et Sputnik France. Je voudrais signaler l'idée reçue selon laquelle ces médias n'existeraient plus. Vous savez qu'à la suite de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, le Conseil de l'Union européenne a adopté un règlement début mars, aboutissant à la suspension de la diffusion de ces deux médias sur le territoire de l'Union européenne, notamment en France. En décembre, une deuxième vague de sanctions a frappé en particulier l'entité mère de RT - à savoir TV-Novosti située à Moscou - et a gelé l'ensemble des actifs de ces médias sur le territoire européen. C'est à ce titre que RT France a été mise en liquidation judiciaire. Pour autant, il est intéressant de noter que malgré cette suspension de diffusion, qui s'est également traduite par une dé-plateformisation - c'est-à-dire la fermeture des différents comptes et chaînes de RT sur les réseaux sociaux qui s'ajoute au blocage de leur site et de leurs canaux de diffusion audiovisuelle -, on a assisté à un processus d'éviction de ces médias transnationaux russes dans l'ensemble des pays occidentaux, y compris aux États-Unis et au Royaume-Uni, et à une relocalisation de ces médias à Moscou. Ce point est important parce qu'en fait, ces médias existent toujours et si l'on considère uniquement les canaux francophones, Sputnik France a fermé et s'appelle maintenant Sputnik Afrique, avec un ciblage affirmé des audiences d'Afrique francophone. Quant à RT, il s'appelle maintenant RT France : il est basé à Moscou et continue quotidiennement à produire des séquences textuelles et audiovisuelles. Ce media a même recruté un certain nombre de journalistes russes et français sur place et, par exemple - peut-être que ce nom vous est familier - Xavier Moreau, un homme d'affaires français installé à Moscou, très proche de l'extrême droite. Il a été recruté par RT France pour présenter une émission. Nous savons qu'il est historiquement l'une des figures françaises les plus promotrices des informations pro-Kremlin ou pro-russes et peut-être même l'une des personnalités les plus « poutinophiles » du petit écosystème français à Moscou. Je précise que j'ai fait la plupart de mes recherches sur ces acteurs à Moscou, à l'époque où c'était possible puisque maintenant les chercheurs qui travaillent sur la Russie ont énormément de difficultés à retourner sur le terrain.
Je mentionne également - et nous entrons vraiment ici dans le domaine de l'ingérence - que ces médias ont mis en place des méthodes parallèles pour contourner ces restrictions informationnelles et continuer à acheminer leur contenu jusqu'à nos audiences. Concrètement, ils ont fragmenté leur infrastructure numérique. Auparavant, par exemple, RT avait un nom de domaine qui s'appelait « rt.com », avec en France un sous-domaine « françaisrt.com ». Ce nom de domaine a été bloqué par les fournisseurs d'accès à Internet partout en Europe mais RT et Spoutnik ont créé une dizaine de sites miroirs qui sont des sites équivalents aux sites originaux bloqués, mais avec une URL différente accessible aujourd'hui en France sans recourir à un VPN. Ainsi, par exemple, si vous tapez en France « rtenfrance.tv » sur vos différents téléphones, vous accéderez au site de RT en français sans avoir besoin d'un VPN et il s'agit évidemment d'un non-respect des sanctions européennes. Il convient de noter que ces méthodes ne sont pas du tout dissimulées dans le discours russe. Margarita Simonyan, rédactrice en chef de Sputnik, les a mentionnées lors d'une intervention récente en faisant référence aux partisans soviétiques qui utilisaient des méthodes souterraines et de guérilla pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle transpose cette idée dans l'espace informationnel en disant qu'il s'agit désormais de contourner les sanctions européennes. Autant en France on constate pour l'instant que les audiences, après avoir largement chuté, ne reprennent pas la place qu'elles avaient avant, autant, par exemple, en Allemagne, cette méthode du site miroir a été très efficace. Une dizaine de sites miroirs en version allemande de RT ont été créés et, aujourd'hui, ils ont au moins autant voire plus d'audience qu'avant l'invasion de l'Ukraine, avec environ cinq à sept millions de visites de leur site par mois : ce sont donc des méthodes qui peuvent fonctionner.
Je vais aller plus vite sur les autres points dont nous pourrons reparler. Parmi les acteurs étatiques, il y a évidemment aussi les services de renseignement dont on sait que la posture est beaucoup plus agressive depuis quelques mois dans le domaine de l'influence. Je fais référence notamment à l'affaire des étoiles de David qui a ciblé directement la France et on sait désormais que cette opération a été menée par le 5? service du FSB. Faute de temps, je me contenterai de mentionner que ces opérations s'inspirent de ce qu'on appelait à l'époque de la guerre froide les « mesures actives » du FSB qui étaient également des actions d'influence et d'intoxication ciblées sur le camp capitaliste de l'époque.
Troisième catégorie d'acteurs étatiques : les acteurs de la diplomatie numérique, c'est-à-dire la communication officielle des ambassades, du ministère des affaires étrangères et du ministère de la Défense russes. Je me pose toujours la question de l'opportunité, pour certaines chaînes d'information en continu, d'inviter ce type d'acteurs. En France, il y a un exemple qui marque les esprits : je fais ici référence au porte-parole de l'ambassade de Russie, Alexander Makogonov, qui a été interviewé presque une dizaine ou une douzaine de fois sur différentes chaînes d'information en continu où il déroule le discours et le récit officiel russe sur la guerre en Ukraine, y compris en mobilisant des éléments de désinformation. Si je travaillais pour un service de renseignement russe, j'estimerais que c'est une opération d'influence qui réussit parfaitement puisqu'il parvient à diffuser son discours à une heure de grande écoute, à des centaines de milliers de nos concitoyens, et sans toujours être confronté à une contradiction qui soit à la hauteur.
À côté des acteurs étatiques, on trouve des acteurs non officiels qui n'appartiennent pas à l'État mais à une frange désinstitutionnalisée de l'État russe : on parle d'« adhocratie » dans le jargon académique : dans cette catégorie, nous avons des « entrepreneurs d'influence » dont Evgueni Prigogine est l'incarnation. Je fais ici référence au fondateur du groupe Wagner et des célèbres « usines à trolls » du projet Lakhta, qui est l'un des projets les plus emblématiques des offensives informationnelles de la Russie. On sait d'ailleurs que ce dispositif, depuis la mort d'Evgueni Prigogine, est aujourd'hui en cours de démantèlement avec un phénomène de re captation de cet écosystème - cela vaut d'ailleurs pour le groupe Wagner comme pour le projet Lakhta - et de reprise en main par les services de renseignement. J'attire votre attention sur l'Afrique subsaharienne et le Sahel puisque le Burkina Faso aujourd'hui est le laboratoire de cette nouvelle présence de la Russie post-Prigogine - on y retrouve le 5? service du FSB responsable de l'opération relative aux étoiles de David - qui a repris la main sur de nouveaux pans d'activités autrefois mises en oeuvre par Prigogine. Je mentionne ici un article qui vient de sortir dans Le Monde qui concerne « African Initiative » et nous travaillons en ce moment sur ce nouvel acteur majeur de l'influence informationnelle de la Russie en Afrique francophone. Initialement basée au Burkina Faso, puis dans l'ensemble de la région sahélienne, il a, comme d'autres acteurs de l'influence russe, la particularité de diffuser un récit anti-néocolonial qui cible très explicitement la présence française et réactualise le discours russe visant à critiquer l'interventionnisme occidental.
Enfin, parmi ces acteurs non officiels, nous trouvons des contractuels, que mon collègue Colin Gérard appelle les « contractuels de l'influence » - et je parlerai également de « prestataires d'influence ou de désinformation », qui sont en fait des « technologues politiques », selon l'expression russe, à la tête d'entreprises de marketing numérique. Ces dernières sont directement sous-traitées par l'administration présidentielle et, en particulier, dirigées par deux personnages : Sergueï Kiriyenko, le premier directeur adjoint de l'administration présidentielle ainsi qu'une personnalité à laquelle il faut s'intéresser, Sofia Zakharova, qui dirige le « Centre S » qui, semble-t-il, est aujourd'hui un acteur déterminant des ingérences informationnelles de la Russie dans nos démocraties. Je précise ici que je m'appuie sur des sources ouvertes de presse et que je n'ai pas accès à des informations classifiées.
Ces sociétés ont été bien documentées, notamment par l'agence Viginum que vous connaissez bien, notamment dans le cadre de l'opération RRN « Reliable Recent News » Doppelgänger qui a été mise en oeuvre par deux de ces sociétés - Struktura and Social Design Agency (SDA/ASP) - dirigées par un technologue politique nommé Ilya Gambachidze qui est en lien direct avec les personnalités de l'administration présidentielle que j'ai mentionnées et dont on parle aussi dans les fameux « Kremlin Leaks » . Ces derniers, même s'il s'agit de propagande intérieure, constituent un document à mon avis essentiel pour comprendre avec une précision sans doute inédite les mécanismes d'influence, de désinformation, d'externalisation, d'influence qui sont supervisées, là encore, par le Kremlin.
Mme Maud Quessard, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM).- Je vous remercie de nous accueillir à cette audition en tant que chercheurs qui travaillons sur les luttes informationnelles. Pour situer le cadre de nos recherches, je précise que je suis historienne, politiste et spécialiste des États-Unis. Je travaille sur les guerres de l'information depuis la guerre froide et donc avec une perspective sur le temps long de l'évolution des différentes pratiques. Ensuite nous privilégions dans nos travaux une approche par les États et pas simplement par les groupes non étatiques - qui sont aussi très actifs. Cela permet une comparaison entre les États démocratiques et les États autoritaires mais aussi de comparer les bonnes pratiques mises en oeuvre, notamment depuis ces huit dernières années - entre 2016 et 2024 -, pour essayer de contrer ces nouvelles formes de lutte informationnelle et ces activités de désinformation. L'idée que je veux mettre en avant, et sur laquelle je travaille depuis plusieurs années, est de pointer du doigt les difficultés des États démocratiques à coordonner leurs capacités de réponse. La coordination est un mot clé qui est extrêmement présent partout, et pas simplement pour nos institutions françaises ; à cet égard, nous avons la chance d'être dans un État jacobin par nature plus propice à assurer la coordination qu'un État fédéraliste. Pour pousser plus loin la comparaison et aiguiser votre curiosité, je vous parlerai aujourd'hui de ce que j'appelle les « démocraties assiégées » : la démocratie étatsunienne en est un exemple frappant puisqu'elle est particulièrement assiégée par différentes luttes informationnelles qui posent des problèmes de sécurité nationale.
Quelles sont les politiques publiques ont été engagées aux États-Unis depuis les ingérences russes de 2016, qui ont été particulièrement documentées et attribuées ? Où en est la démocratie américaine vis-à-vis de ces pratiques de désinformation ? Pour répondre à ces questions, j'insisterai sur trois points, voire trois points bis. Le premier est que les ingérences étrangères rendent encore plus vulnérables et renforcent la nature contestée de l'espace informationnel nord-américain, en incluant le Canada. Deuxième point : les nouveaux écosystèmes de propagande endogènes, c'est-à-dire générés par des acteurs nationaux et par des puissances étrangères, sont une menace prioritaire pour la démocratie étatsunienne, ce qui ne veut pas dire que c'est sans interaction avec des ingérences étrangères. Troisième point : aujourd'hui, la question de la résilience de la société américaine est particulièrement entravée par la politisation des luttes informationnelles. Mon troisième point « bis » est que cette politisation soulève également des problèmes sur la gestion de l'usage des nouvelles technologies en matière de luttes informationnelles. Il s'agit de savoir comment on doit les encadrer et j'aborderai, si vous le permettez, l'intelligence artificielle ainsi que le débat public aux États-Unis qui entoure ces enjeux.
Comme vous le savez, les puissances démocratiques doivent nécessairement investir le champ informationnel qui est stratégique. Je rappelle que les États-Unis, ont longtemps été dominants dans ce champ informationnel dont ils ont fait un des piliers de leur puissance : ils l'ont même inscrit dans les éléments de doctrine qu'on appelle le DIME (Diplomatie, Information, Militaire, et Économie) et qui fondent la puissance américaine. Cependant celle-ci est aujourd'hui en difficulté. La présente audition étant centrée sur l'ingérence informationnelle, je n'insisterai pas sur les aspects cyber, sauf pour souligner que la première réponse de la puissance américaine aux ingérences informationnelles consiste d'abord à essayer de travailler sur la résilience de l'information, et ce concept s'est traduit dans les faits par la résilience des infrastructures numériques, non seulement pour les États-Unis mais aussi pour ses alliés et partenaires car, dans ce domaine, la réponse est nécessairement multilatérale. Pour un grand allié comme le partenaire américain, il est évident que cette volonté est mise en avant dans les arènes internationales. Quand je parle d'ingérence étrangère qui renforce la nature contestée de l'espace informationnel nord-américain, je mets en avant le fait que l'inquiétude qui pointe dans le débat public aux États-Unis concerne les grandes opérations d'influence menées par la puissance chinoise, notamment en utilisant des procédés que l'on appelle aujourd'hui « trans-plateformes ». Maxime Audinet vous ayant parlé des ingérences russes, je ne reviendrai pas sur ces dernières qui, dans le processus électoral américain ont été largement documentées depuis 2016. Sans remonter à l'époque de la guerre froide - ce serait utile mais chronophage - je me contenterai de rappeler qu'en août 2023, une des plus grandes opérations trans-plateformes menée par les Chinois a été largement documentée : elle comprenait 7 700 comptes, 954 pages web et 15 groupes directement liés aux forces de l'ordre chinoises ; de plus cette opération ciblait plus de cinquante plateformes comme celles que l'on utilise communément : YouTube, Reddit, TikTok, Medium etc... Ces opérations ont été largement « exposées » - c'est le terme consacré dans l'ensemble des travaux - notamment par la société Graphika, implantée à New York, qui cartographie les luttes informationnelles depuis 2019. Ce qui ressort de nos échanges avec nos partenaires américains est que, depuis septembre 2023, la Chine se livre de plus en plus et de façon sophistiquée à des opérations de désinformation avec des méthodes et techniques qui étaient traditionnellement plutôt l'apanage de la Russie. Ce qui inquiète également nos partenaires américains, comme en témoignent deux rapports dont le premier a été publié en septembre 2023 par le Global Engagement Center du département d'État - qui est une cellule du département d'État ayant pour vocation d'exposer les ingérences informationnelles et étrangères - sont les activités de ce type menées par la Chine non seulement dans l'espace nord-américain ou en Europe mais aussi en Indopacifique. Je tiens à rappeler que les intérêts de la France ne sont pas éloignés et, comme vous le savez, nous avons déjà eu des processus électoraux qui auraient pu être entravés, voire empêchés, par des opérations d'influence de puissances étrangères.
On sait, et je pense que cela a été largement documenté ici au Sénat, que l'influence de TikTok est très présente dans le débat public américain avec l'utilisation de TikTok ou de YouTube par les Chinois comme produits d'appel, comme des objets de divertissement qui peuvent ensuite conduire à des sites ou des messages beaucoup plus politisés. Je vous rappelle aussi que les plateformes, et en particulier Google depuis 2020, ont mis à l'index un certain nombre de chaînes de propagande chinoises qui pointaient du doigt la mauvaise gestion d'un certain nombre de problèmes intérieurs aux États-Unis, et ces pratiques ne sont pas une curiosité exotique qui se limitent au territoire américain. Il s'agissait tout d'abord de pointer du doigt la mauvaise gestion de l'épidémie de Covid-19 qui a préoccupé les Américains, ensuite les protestations contre les discriminations raciales - en particulier celles du mouvement Black Lives Matter - et enfin des sujets comme les incendies en Californie, le point commun de ces actions étant de souligner les défaillances de la puissance publique pour lutter contre des difficultés qui menacent les citoyens américains.
Je redis que ce qui inquiète particulièrement les autorités publiques aux États-Unis, c'est d'abord TikTok et son influence sur la jeunesse de 18 à 29 ans, puisque c'est le média social le plus utilisé sur le territoire américain par cette tranche d'âge. C'est aussi l'utilisation des jeux vidéo en ligne à travers lesquels on peut accéder à certains publics et à des plateformes de discussion où l'on échange d'abord sur les jeux et ensuite sur d'autres sujets. Je rappelle que lorsque l'on se trouve dans un Internet ouvert et dans une société ouverte comme aux États-Unis, on peut avoir librement accès à des jeux vidéo ou à la plateforme TikTok. En revanche, ce n'est pas le cas en Chine : l'accès à Internet pour la jeunesse y est particulièrement encadré, de même que l'accès à TikTok, dont les contenus diffèrent en Chine de ceux proposés à la jeunesse américaine. Tout cela a été mis à jour dans le débat public américain et documenté.
S'agissant de l'ingérence électorale, c'est le Global Engagement Center du département d'État qui a montré les « graves conséquences » potentielles de telles ingérences sur le processus électoral américain entre 2020 et 2023, en raison des ingérences russes en lien avec l'Internet Research Agency (IRA) de Saint-Pétersbourg dont on sait maintenant, c'est un « marronnier », qu'elle est un élément récurrent de l'influence russe aux États-Unis. Je tiens toutefois à souligner que ce ne sont pas les seuls acteurs qui inquiètent nos partenaires ainsi que nos alliés et qui devraient également nous inquiéter. En effet, des interférences de la Chine et de l'Iran dans le processus électoral américain ont également été bien documentées. De même, lors des dernières élections de mi-mandat, Cuba a également été pointé du doigt pour ses activités d'ingérence, comme cela a été documenté par le Global Engagement Center mais aussi par une note du renseignement américain, rendue publique après avoir été déclassifiée en décembre 2023. Tout cela invite, dans le débat public américain, à la réflexion. Je vous disais en préambule que les États-Unis restent parmi les champions de la maîtrise de l'information comme levier de puissance sur la scène internationale ; toutefois, si l'on regarde bien ce qui a été formulé dans sa doctrine, on trouve beaucoup d'éléments sur la résilience de la puissance cyber mais ce n'est qu'en novembre 2023 qu'a été définie la stratégie à l'égard des opérations dans l'environnement informationnel. C'est la première fois, depuis la guerre froide, que les États-Unis publient un tel document de 24 pages expliquant véritablement ce qu'il faut faire avec l'information.
Mon point de vue critique sur cette évolution est que les États-Unis - l'administration Biden en particulier - ont mis beaucoup l'accent entre 2020 et 2023 sur la résilience des infrastructures stratégiques et critiques en matière d'information en y investissant beaucoup de moyens financiers et en renforçant le rôle du Cyber Command. Cependant, il a été beaucoup plus difficile pour cette administration de s'attaquer aux questions de contenus et de régulation, malgré les efforts déployés pour mettre en place un certain nombre de politiques publiques et créer de nouveaux postes, comme celui de directeur de la technologie et de la démocratie au Conseil national de sécurité. Ce poste a été occupé par un juriste de Harvard, Tim Maurer : c'est un spécialiste des proxy russes en matière d'ingérence numérique. Sous sa houlette, le département de la Sécurité intérieure - U.S. Department of Homeland Security (DHS) qui est le ministère de l'Intérieur aux États-Unis - a essayé de réfléchir à l'encadrement de l'usage de l'intelligence artificielle par les puissances étrangères et a également essayé d'apporter des réponses à tout ce qui avait trait au contenu du conflit en cours en Ukraine. Par ailleurs, le ministère de l'Intérieur aux États-Unis qualifie, depuis 2017, l'infrastructure électorale d'entité critique, ce qui a conduit à la création de l'Agence de Cybersécurité et de Sécurité des Infrastructures (CISA). Celle-ci fait l'objet de beaucoup d'attaques car elle a été perçue non pas comme une agence capable de protéger les citoyens américains pour assurer un processus électoral sécurisé mais, au contraire, plutôt pointée du doigt dans le débat public comme étant potentiellement une agence pouvant censurer une partie de la classe politique américaine. Je souligne ici qu'il n'est donc pas simple de mettre en oeuvre des politiques publiques dans ce domaine.
Par ailleurs, sans empiéter sur le domaine du Professeur Laurent Cordonier, les stratégies de réponse ont été mises en oeuvre par des entités non seulement institutionnelles mais également issues de la société civile. La société Graphika que j'ai mentionnée n'est pas la seule société privée ayant pour but d'exposer les manipulations de l'information et de désinformation aux États-Unis ; je pourrais en citer une dizaine, disséminées sur tout le territoire américain, de la côte Est à la côte Ouest, comme l'agence New Knowledge, ainsi que des organisations ou agences paragouvernementales comme la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) qui finance le développement de technologies pour détecter et contrer la désinformation en ligne, ce qui témoigne de la volonté des autorités publiques de financer la recherche dans ce domaine.
Malgré tous ces efforts, il est très difficile pour le gouvernement fédéral des États-Unis de mettre en oeuvre des politiques publiques qui favorisent la résilience face à des écosystèmes de propagande domestiques et étrangers qui sont de plus en plus interconnectés. Là aussi, et c'est un point bien documenté aux États-Unis par les agences ou laboratoires de recherche, un certain nombre de groupes extrémistes appelant à l'insurrection - je fais ici référence aux événements du capitole de janvier 2021 - ont des liens avec des puissances étrangères qui ont amplifié leur message sur les réseaux numériques. Vous avez tous en tête les enquêtes qui ont été rendues publiques sur les « Proud Boys » ainsi que sur des groupes complotistes comme « QAnon ». Celui-ci, après avoir décliné depuis 2021, a repris de sa vigueur sous d'autres formes et d'autres avatars lors de la campagne de 2024. Beaucoup d'efforts ont été faits avec les grandes plateformes numériques avant le rachat de Twitter par Elon Musk, mais il n'est pas facile aux États-Unis que la société civile puisse s'emparer de ces questions et proposer des éléments de réponse. Un certain nombre de chercheurs, de la côte Est à la côte Ouest des États-Unis, et plus particulièrement à Stanford - qui abrite un observatoire de l'Internet - ont été inquiétés par certaines commissions d'enquête qui les ont accusés de vouloir non pas dénoncer des opérations de désinformation sur la Covid-19, par exemple, ou sur le « Big Lie » entourant l'élection de Joe Biden, mais de vouloir aider à pratiquer la censure de masse. J'attire votre attention sur le fait que ces sujets sont nécessairement clivants car, aux États-Unis, on se trouve sur une ligne très fine entre la volonté de répondre aux différentes menaces de manière globale et le respect des libertés fondamentales individuelles - tout particulièrement la liberté d'expression - surtout car les plateformes bénéficient de la section 230 de la loi sur les communications de 1934 qui leur permet de bénéficier du statut d'hébergeur de contenus ou de fournisseur d'accès et non pas d'éditeur. J'ai dénoncé dès 2021 dans une tribune parue dans Le Monde, le fait qu'il est préférable de parler de « médias sociaux » et non pas simplement de plateformes numériques, car il y a bel et bien des politiques éditoriales menées à travers les différentes plateformes.
Au coeur des pistes de réponse aux menaces informationnelles, on trouve des débats juridiques, comme souvent aux États-Unis, mais il s'agit aussi d'un débat juridique entre les alliés et les puissances démocratiques qui veulent trouver des solutions communes pour essayer de trouver un cadre normatif. Aujourd'hui, le débat et le combat avec les puissances qui pourraient être malveillantes vis-à-vis de nos institutions démocratiques porte aussi sur les normes. Il n'est pas facile d'organiser la résilience et, sans développer davantage ce point, je dirai simplement que l'administration Biden a dû reculer sur un certain nombre de ses initiatives : je mentionne ici la commission qui a été qualifiée de « ministère de la vérité » par ses opposants, en référence à George Orwell, ainsi que le démantèlement d'une ONG qui était soutenue par l'administration et avait pour but de fournir un index des différentes opérations d'information. Aujourd'hui, ce qui pose question, c'est l'utilisation des « deep fakes » et de l'intelligence artificielle, que l'administration Biden a voulu encadrer. L'intelligence artificielle s'est invitée dans le débat public avec la campagne présidentielle de 2024. Il s'agit de la création de contenus visuels qui pourraient tromper les électeurs et de la possibilité de créer des militants robotisés ainsi que de nombreux faux sites d'information. C'est me semble-t-il NewsGuard qui a documenté le fait qu'il y a eu une augmentation depuis l'année dernière de plus de 1 000 % de ces faux sites d'informations qui pourraient imiter à l'identique un site comme le journal Le Monde en France. Tout ceci est donc particulièrement préoccupant et les acteurs malveillants ne manquent pas. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir voulu mettre en oeuvre un certain nombre de politiques d'encadrement et de politiques d'éducation à l'utilisation des nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle, mais je laisserai le soin à Laurent Cordonier de développer ce sujet.
Il semblerait que la puissance américaine ait atteint un nouveau paradoxe : elle a mis des moyens techniques et militaires colossaux pour sécuriser l'espace cyber ; ces moyens devraient être dissuasifs mais les vulnérabilités sociales, sociétales, politiques et différentes failles - que nous connaissons tous sous forme de guerres culturelles aux États-Unis - fragilisent ce pays au bénéfice de ses compétiteurs stratégiques ou d'acteurs malveillants à son égard. Les États-Unis apparaissent ainsi comme un colosse aux pieds d'argile dans l'espace informationnel.
En conclusion, il semblerait que les politiques publiques américaines, en raison de la nature même du fédéralisme aux États-Unis, aient fait l'économie de la réflexion sur l'éducation aux médias, le journalisme d'investigation et la bonne communication des institutions publiques. Ce sont des termes qui sont familiers en France et pour l'ensemble des partenaires européens avec lesquels nous discutons sur les bonnes pratiques à mener sur ces enjeux. Ce n'est pas forcément le cas de nos alliés américains, et pourtant nous avons besoin d'échanger avec eux pour travailler en particulier sur les questions de régulation. Je serai heureuse de développer avec vous l'ensemble des pistes que j'ai pu lancer dans notre débat aujourd'hui.
M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la fondation Descartes. - Comme vous avez pu le constater, beaucoup de chercheurs et d'acteurs rattachés à des institutions publiques ou privées s'intéressent à la mécanique, au fonctionnement et à la nature des ingérences numériques étrangères, en particulier à leur communication sur Internet. Pourtant, un des seuls messages que j'aurais envie de vous faire passer aujourd'hui est que le secteur qui reste un parent pauvre de la recherche est celui des effets de ces campagnes sur la population nationale. En d'autres termes, on s'intéresse beaucoup à l'offre de désinformation à but d'influence mais beaucoup moins à sa réception. Peut-on par exemple - c'est la question que l'on se pose - quantifier les effets de ces campagnes de désinformation, soit en termes d'adhésion au discours qui est mis en circulation, soit en termes de polarisation au sein de la société ? En effet, nous savons qu'une partie importante des ingérences étrangères qui touchent toutes les démocraties libérales visent à abîmer la qualité de la démocratie en polarisant la population. Elles visent souvent moins à faire passer un message précis de type propagandiste qu'à abîmer la démocratie. Pourtant, aujourd'hui, on manque cruellement de données et d'études sur les effets concrets de ces campagnes de désinformation. Pour combler ce manque, nous sommes en train, à la Fondation Descartes, de conduire une étude sur la pénétration au sein de la population française des récits de guerre des parties prenantes aux différents conflits en cours. L'objectif est non seulement de pouvoir mesurer quelle est l'opinion de la population sur ces différents narratifs mais aussi de déterminer quels sont les facteurs informationnels, sociodémographiques et cognitifs qui sont associés à une plus ou moins forte sensibilité à ces narratifs. Finalement, cela nous permettrait de comprendre comment l'adhésion à certains narratifs peut aboutir à une disposition plus ou moins favorable à soutenir des mesures telles que l'aide militaire de la France à l'Ukraine. Je pense que cet aspect reste encore largement dans l'ombre pour des raisons notamment historiques. En effet, les premiers chercheurs qui ont commencé à s'intéresser à ces campagnes et au fonctionnement d'Internet l'ont fait avec une approche technologique qui permet de tracer des réseaux, de remonter, voire parfois d'attribuer des attaques. Paradoxalement la question de la réception et des effets sur les opinions publiques dans les démocraties libérales a peut-être moins intéressé les sociologues.
D'une manière générale, il faut comprendre - c'est un point central - qu'être exposé à une désinformation ou à un contenu de propagande et d'influence, ne signifie pas nécessairement adhérer ou croire à cette désinformation : l'exposition n'équivaut pas à l'adhésion ou à la croyance. En réalité, la recherche montre que cette relation n'est pas du tout mécanique : il existe des facteurs de sensibilité à la désinformation. Je vais en citer trois sur lesquels il est possible d'imaginer des politiques publiques pouvant permettre de rendre les populations plus résilientes. Le premier concerne de style de pensée, qui peut être plus intuitif ou plus analytique. Les personnes qui, face à des informations nouvelles, se fient avant tout à leur intuition ou à leur première impression pour savoir si cette information est vraie ou non et si elles doivent lui accorder du crédit, sont des personnes qui sont nettement plus sensibles à la désinformation ; toutes les études l'ont montré : c'est un facteur immense dans ses effets et dans sa reproductivité. Au contraire, les personnes qui sont plus analytiques, et qui, face à une information nouvelle, prennent simplement quelques minutes, voire quelques secondes pour y réfléchir - ce processus étant en général de l'ordre du réflexe plus que du niveau conscient - ont tendance à être beaucoup moins facilement induites en erreur par une information fausse. Une source d'espoir réside dans le fait que ces styles de pensée cohabitent à l'intérieur de chacun de nous. Nous sommes tous à la fois intuitifs et analytiques et on bascule tous sur ce continuum. Lorsqu'on regarde une oeuvre de fiction, par exemple, on a intérêt à être sur un mode intuitif parce que si vous vous mettez à essayer de la comprendre de manière analytique - tel personnage est-il vraiment capable de faire ceci ou cela ? - la fiction devient très décevante et l'intrigue ne fonctionne pas. Nous sommes donc tous capables de basculer dans un sens plus ou moins analytique face à des informations mais ce réflexe n'est pas systématique et, en cela, les réseaux sociaux sont particulièrement piégeux car, en général, on va a priori sur les réseaux sociaux pour se distraire plutôt que pour s'informer ou regarder des choses importantes. On se trouve ainsi dans un rapport aux contenus diffusés par les réseaux sociaux qui relève de la distraction et on baisse donc notre « garde cognitive » en nous plaçant sur un mode très intuitif, ce qui permet à des informations de faire plus de dégâts.
Un autre facteur de sensibilité à la désinformation qui peut paraître trivial mais qui est extrêmement important et très connu dans la littérature scientifique, est le manque de connaissances de qualité sur le sujet concerné par la désinformation. Des études ont montré que les personnes qui ont moins de connaissances - même élémentaires - en biologie, étaient d'autant plus susceptibles de considérer comme vraies des informations fausses concernant le Covid. Avec quelques notions de base sur la nature des virus, leur mode de transmission ou le fonctionnement d'un vaccin, on est moins porté à croire, par exemple, les théories farfelues selon lesquelles ces facteurs peuvent aggraver notre électrosensibilité à la 5G ou autres fables qui ont pu se développer.
Le dernier facteur à mes yeux le plus important et sur lequel je travaille le plus est le niveau de défiance à l'égard des sources d'informations fiables et des institutions. Là encore, cela peut paraître assez trivial mais c'est d'une importance cruciale, car c'est du côté de la réception, à mon avis, que se situe le nerf de la guerre. Les personnes qui ressentent une forte défiance à l'égard des institutions et des médias sont celles qui vont croire à peu près à toutes les théories du complot qui peuvent circuler, même si ces dernières sont contradictoires entre elles. C'est quelque chose que l'on peut mesurer expérimentalement ou même dans la réalité quotidienne. Tel est, par exemple, le domaine de mon collègue David Chavalarias, chercheur au CNRS, qui montre que, par exemple, les personnes qui relayent des messages climatosceptiques sur X sont aussi en grande partie celles qui relayent et sont exposées à des messages de désinformation au sujet du Covid, et qui aujourd'hui repostent des messages de propagande du Kremlin, alors même que les liens entre ces questions paraissent ténus. Quand on essaye de caractériser leur profil, on constate que ces personnes sont avant tout marqués par une très forte défiance à l'égard des médias et des institutions. On comprend aussi que si ce phénomène de défiance s'aggrave davantage au sein de notre population, les effets des campagnes d'ingérence étrangères s'en trouveront facilités. C'est sur ce point que je souhaite attirer votre attention : les plus « belles » campagnes de désinformation ou d'ingérence, les plus fines, les mieux équipées en termes d'intelligence artificielle ou de deepfake ne peuvent avoir prise que sur une population dont le système immunitaire cognitif n'est pas assez développé et qui présente donc des facteurs de risque en constituant un terrain favorable, prêt à accepter ces désinformations.
Il est certes très souhaitable de lutter contre l'offre de désinformation, de chercher à la comprendre et de combattre la manière dont elle circule et s'offre au public. Il faut aussi en même temps - et les deux stratégies doivent aller de pair - s'efforcer d'augmenter la résilience de la population nationale et, pour cela, on peut imaginer un certain nombre de politiques publiques. Ces dernières produisent des effets à moyen et long terme plutôt qu'à court terme et on comprend bien, en tant que chercheurs, que le temps du politique n'est pas forcément celui de la recherche. Cependant, améliorer l'acquisition des connaissances de base utiles pour comprendre l'environnement politique et géopolitique dans lequel nos concitoyens et nous-mêmes naviguons tous est une première étape pour lutter efficacement contre l'impact des campagnes de désinformation. Ces connaissances de base concernent l'histoire, la géographie, mais aussi les sciences et toutes les disciplines qui peuvent armer nos concitoyens puisqu'on sait que les personnes les mieux informées sur un sujet ou simplement dotées de connaissances de base un peu solides sont beaucoup moins susceptibles d'être réceptrices d'informations fausses.
Un autre aspect absolument essentiel, que nous avions beaucoup mis en avant dans le rapport de la commission Bronner, est le développement de l'esprit critique. C'est un point central qui doit être probablement renforcé dans la scolarité de nos jeunes concitoyens, en respectant deux conditions. La première est de définir ce qu'est l'esprit critique, étant entendu qu'il ne consiste pas à douter de tout en faisant « tabula rasa », selon la formule de Descartes, L'esprit critique, à mon avis, comporte deux principaux volets. D'une part, il s'agit de prendre conscience de notre état de dépendance épistémique totale : nos propres sens et nos propres expériences étant limitées, nous connaissons le monde essentiellement par le biais du témoignage d'autrui. Si je sais aujourd'hui qu'il y a une guerre en Ukraine, c'est parce que des journalistes sur le terrain me l'ont rapporté. Quand on fait la liste de ce que l'on sait par soi-même, on réalise qu'elle est limitée et qu'on est donc presque toujours dépendant du témoignage d'autrui. Dans ces conditions, le facteur de la connaissance est celui de la confiance et, par ricochet, on peut comprendre que le nerf de la guerre, au niveau individuel, est d'être capable d'attribuer à bon escient sa confiance sur des bases rationnelles plutôt que sur des bases potentiellement émotionnelles, ou d'habitude, etc.
Telle est la première étape de la démarche de l'esprit critique, et la seconde réside dans la compréhension du fonctionnement de notre esprit. Nous sommes tous influencés par des biais cognitifs - que nous préférons appeler des « heuristiques » en psychologie cognitive - c'est-à-dire des raccourcis qui nous permettent souvent de gagner du temps pour nous faire une opinion sur un sujet ou comprendre une situation, mais qui, dans un certain nombre de cas, nous mènent à commettre des erreurs systématiques. Je ne prendrai qu'un seul exemple, celui du biais de confirmation : on tous tendance à favoriser les informations qui vont dans le sens de ce que l'on sait déjà. Une fois que l'on en prend conscience, quand on fait une recherche Google, il devient quasiment impossible de se demander : « ne suis-je pas juste en train d'essayer de confirmer ce que j'ai envie de croire et ce que je sais déjà ? », et donc là, au niveau individuel, on se place dans une attitude qui nous permet potentiellement de ne pas être piégés par notre propre système cognitif.
Toujours au sujet de l'esprit critique : avant d'implémenter quoi que ce soit dans les écoles ou ailleurs, il faut en tester l'efficacité pour ne pas dépenser de l'argent public en pure perte. Il faut également procéder à des tests pour savoir si l'action déployée n'est pas contre-productive. Un certain nombre de pistes d'études nous permettent aujourd'hui de penser - les résultats n'étant pas encore consolidés - que des formations à l'esprit critique mal conduites rendent les gens complotistes. En effet, si on assimile l'esprit critique au doute systématique, alors les gens à qui l'on va apprendre à douter de tout vont effectivement douter de tout.
Le dernier point de politique publique qui me paraît central, sur les aspects que je viens d'évoquer, est de de travailler à retisser un lien de confiance entre les médias, les institutions et la population. C'est une affaire de long terme : la confiance s'abîme facilement mais elle est très lente à recréer. Sur ce point, on peut suggérer quelques pistes que je détaillerai par la suite si vous le souhaitez.
Au final, s'agissant de l'offre et non pas de la réception des informations, on dispose aujourd'hui de quelques leviers grâce au Digital Service Act : il va être possible, par exemple, de mettre davantage en avant sur les réseaux sociaux des contenus fiables, et inversement de moins favoriser artificiellement des contenus non fiables sur des sujets importants liés à la situation internationale. Là encore, cela ne sera possible qu'à condition que l'Arcom - en charge de la mise en application de ce règlement européen en France - se saisisse de cette mission. Je n'en doute pas et je ne suis pas là pour supposer que ce ne sera pas le cas, mais il est clair que l'efficacité du Digital Service Act en France et dans chaque pays européen sera totalement dépendante de la volonté de l'institution nationale en charge de son application. Il appartient donc peut-être aux politiques et à la société civile de contrôler, au moment où l'Arcom implémentera le Digital Service Act, si elle est suffisamment exigeante à l'égard des plateformes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour votre présence et pour la qualité de vos propos qui ont été articulés de façon à suivre un chemin intéressant. On y trouve la caractérisation de ce que font ou peuvent faire les pouvoirs publics et ensuite les questions de « résilience », même si ce mot à la mode est souvent utilisé sans que personne ne sache exactement ce qu'il recouvre.
Ma première question s'adresse à vous trois et je la pose régulièrement : comment définissez-vous l'influence - c'est le terme que nous avons choisi pour libeller nos travaux -ainsi que l'ingérence et quelle est selon vous la différence entre ces deux notions que vous avez utilisées tour à tour ?
Deuxièmement, M. Audinet, vous avez évoqué le fait que la énième guerre menée par Poutine - puisque cela fait 25 ans qu'il mène des conflits armés, de la Tchétchénie jusqu'à l'Ukraine - a été l'occasion d'une modification structurelle de son dispositif. Celui-ci est-il devenu plus efficace ? L'occasion a-t-elle été propice à tester de nouvelles stratégies ? Avez-vous des préconisations à formuler sur la façon dont l'Union européenne et la France pourraient renforcer leur niveau de sanction et de protection ? En effet, vous avez indiqué que le blocage de certains sites avait été initialement efficace, jusqu'à ce que des sites miroirs permettent de le contourner. Pouvez-vous développer ce point et nous apporter des précisions sur les moyens utilisés par la Russie, en comparant leur niveau avec ceux dont nous disposons, ce qui amène à vous interroger sur les outils que nous devrions mettre en place pour répondre au défi qui nous est lancé ?
Ensuite, Mme Quessard, vous nous avez présenté le modèle américain en insistant sur les enjeux de coordination. Nos travaux nous ont permis de constater que beaucoup de choses sont faites dans ce domaine mais que subsistent des interrogations sur l'efficacité de la coordination entre les acteurs nationaux. Comment améliorer celle-ci, sans prétendre pour autant répondre toutes les attaques mais faire le rapprochement entre les faits constatés dans tel ou tel secteur ? Comment la France s'y prend-elle pour identifier les campagnes de désinformation et ensuite pour y opposer un contre-narratif ou, en tout cas, mettre en valeur notre vision des choses ?Sur ce dernier point M. Audinet, pouvez-vous nous apporter des précisions sur le modèle qui est en train d'être mis en oeuvre par les Russes au Burkina Faso ? Je rappelle ici que les opérations menées au Mali nous ont fait très mal ces dernières années.
J'ai été l'un des co-rapporteurs du rapport d'information de la commission des affaires étrangères du Sénat consacré à la stratégie française pour l'Indopacifique à l'aune de la réalité et on se rend bien compte que, tant pour les Américains que pour les Français, élaborer une stratégie est souhaitable mais l'efficacité c'est encore mieux. Il faut vraiment progresser dans ce domaine car cette zone Indopacifique est le nouveau centre névralgique de demain et même d'aujourd'hui ; elle constitue un enjeu majeur pour la France qui est la seule puissance européenne présente physiquement et militairement dans cette partie du monde. Mme Quessard, quels sont, selon vous, les moyens à déployer dans ce domaine, sachant que vous avez, semble-t-il, évoqué en creux le référendum en Nouvelle-Calédonie ainsi que les élections en Polynésie ?
S'agissant des États-Unis, je note que vous avez opportunément parlé de l'agence qui protège notamment le processus électoral, car les travaux de notre commission tirent également leur origine de nos inquiétudes à l'égard de ces questions électorales. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce qui est prévu concrètement par les États-Unis dans ce domaine ? Y'a-t-il des pistes de réflexion dont vous pourriez nous faire part sur ce qu'il serait possible de faire en France et en Europe en matière de protection de l'intégrité des élections, à l'approche des élections européennes ?
Je m'adresse à présent à vous trois : vous avez, à juste titre, beaucoup parlé d'intelligence artificielle car nous ne sommes qu'au début de la compréhension de ce que pourrait apporter l'IA dans le débat public et dans l'ensemble de la société. J'ai envie de comparer cette mutation à l'arrivée du chemin de fer au XIXème siècle. Quelles sont, dans ce domaine, les réponses possibles de la part des différents États et quelles seraient vos propositions d'action pour notre pays ?
Je voudrais également vous interroger sur la différence de stratégie entre les États unitaires et les États fédéraux ? Je note d'ailleurs que, s'agissant de la France, vous êtes l'une des rares aujourd'hui à avoir souligné les avantages de l'État jacobin, ce qui, dans le contexte actuel, nous parait assez osé mais néanmoins intéressant pour le sujet qui nous occupe.
M. Cordonier, pouvez-vous également développer la problématique du lien de confiance ? Je rejoins ici vos propos : aujourd'hui, le climat politique est tel que plus personne n'a confiance en personne, que tout se vaut, aussi bien la vérité que l'alter-vérité et que plus personne ne considère, comme c'était le cas il y a très longtemps, que les paroles d'un président, d'un ministre ou celles prononcées au journal de 20 heures est essentielle. Aujourd'hui on compare les propos tenus par le Président avec ceux qui peuvent être exprimées dans certaines émissions de divertissement. Peut-être pouvez-vous formuler des propositions de nature à renouer ce lien de confiance ?
J'ai encore beaucoup de questions à vous poser mais je me suis efforcé de balayer les principales à ce stade.
M. Dominique de Legge, président. - Sans vous surcharger de questions, et dans le prolongement de ce que vient de dire notre rapporteur, j'ai relevé, M. Cordonier, que vous expliquez que plus les gens sont en situation de défiance par rapport aux institutions et plus ils sont sensibles aux messages erronés. Ensuite, vous préconisez de sensibiliser la population à la nécessité d'exercer son esprit critique. Cependant, cette sensibilisation, a priori, doit nécessairement passer par le canal des institutions envers lesquelles la population concernée est, par hypothèse, défiante : donc, comment fait-on ?
Également dans le prolongement des propos de Rachid Temal sur l'intelligence artificielle, je distinguerai deux volets. Il y a l'intelligence artificielle qui attaque et celle qui permet de détecter, voire de riposter.
Je vous propose à présent de vous livrer à l'exercice impossible qui consiste à répondre à ces interrogations sans dépasser cinq minutes pour chacun d'entre vous afin de laisser le temps aux autres commissaires de vous interroger.
M. Maxime Audinet. - Merci pour ces questions. Tout d'abord, la définition de l'ingérence et de l'influence revient un peu comme un serpent de mer dans ce type de débats. On n'emploie pas ces notions de manière interchangeable car elles ne renvoient pas aux mêmes pratiques et il ne faut absolument pas les penser dans un continuum. Ce sont deux choses différentes qui peuvent se cumuler ou être déployées de manière séparée. Très concrètement, une ingérence c'est finalement un mode opératoire qui consiste à interférer et à intervenir dans une situation sans y avoir été autorisé. Voilà pour la définition très générique de l'ingérence, alors que l'influence - surtout dans la science politique américaine - a été pensée non seulement comme un mode d'expression du pouvoir mais aussi comme une relation. L'influence, selon la définition qu'en donne Robert Dahl, est une relation entre des acteurs - humains en particulier - où la volonté, les désirs, les préférences ou les intentions d'un ou plusieurs acteurs vont affecter les actions ou les prédispositions à agir d'un ou plusieurs acteurs conformément à la volonté, aux préférences ou aux intentions de l'acteur qui va influencer. Je précise à nouveau que l'influence s'arrête là où commence la coercition et je vous renvoie sur ce point aux travaux de Stephen Lukes. En combinant ces deux notions, on trouve, d'abord, des acteurs qui sont dans un mode opératoire relevant de l'ingérence. C'est par exemple le cas des services de renseignement, et en particulier des unités en charge de l'ingérence qui vont pénétrer nos systèmes informationnels et mener, sans y avoir été autorisés, des campagnes comme celle des étoiles de David. Il peut y avoir, combinée à cette activité d'ingérence, une volonté d'influencer la population et là encore, on peut reprendre l'épisode des étoiles de David qui s'est déroulé de manière très opportune à un moment où la société française était extrêmement tendue en raison des attaques terroristes du 7 octobre : il suffisait alors de jeter une allumette dans un baril de poudre et, de ce point de vue, la manipulation a fonctionné puisque l'ensemble des médias en ont parlé.
S'agissant de la mise à niveau de nos moyens, je rappelle d'abord que les pratiques d'ingérence et d'influence sont presque séculaires concernant la Russie qui, contrairement à la France, a une culture de l'influence et de la désinformation. On se souvient de la désinformation relative aux Protocoles des Sages de Sion diffusée à la fin du XIXème siècle à l'époque tsariste. On peut également citer les opérations du KGB pendant la guerre froide et on sait qu'il y a des filiations institutionnelles entre des institutions actives à l'époque de la guerre froide et des institutions toujours actives aujourd'hui comme le FSB - le Service fédéral de sécurité -, le SVR - le Service fédéral de protection et le GRU - laDirection principale du renseignement -, qui sont des émanations du KGB issues du démantèlement de celui-ci après la chute de l'Union soviétique. Ainsi, cet écosystème s'adapte au fil du temps et on le voit très bien depuis l'invasion de l'Ukraine. De ce point de vue, on peut parler d'une forme de clandestinisation des pratiques d'influence de la Russie qui apparait comme un retour de boomerang. En effet, l'argument politique qui avait été avancé consistait à interdire les médias d'État transnationaux russes qui agissaient à découvert en les considérant - au même titre que certaines entreprises, et certains diplomates ou individus - comme complices de la justification de l'invasion de l'Ukraine par l'État agresseur russe. Bien entendu, et comme on pouvait l'anticiper, cette volonté de tarir ces flux informationnels officiels et visibles s'est traduite en fait par une intensification de flux informationnels plus clandestins et moins visibles a priori. C'est d'ailleurs tout le sens des activités conduites par l'agence Viginum et cela constitue une partie de la réponse que je voulais apporter, à savoir que je rejoins totalement les propos de Laurent Cordonier sur la nécessité de politiques de long terme qui recouvrent deux aspects. Tout d'abord, la guerre de l'information n'est pas une lutte à mort mais un combat permanent. La désinformation ne va pas s'arrêter, a fortiori, dans un contexte où les acteurs de la désinformation s'approprient les nouvelles technologies numériques permettant de viraliser leurs contenus en réduisant de plus en plus les coûts de production de la désinformation. Il est donc clair que tant que nous n'aurons pas traité des vulnérabilités internes à nos sociétés, les acteurs de ce type d'ingérences pourront continuer leurs activités. C'est d'autant plus vrai que nous sommes des démocraties libérales et des sociétés ouvertes ; il faut évidemment que nous le restions, sans succomber à la tentation de fermer nos espaces informationnels, ce qui est le propre d'un certain nombre d'États autoritaires qui s'efforcent de « souverainiser » leurs infrastructures numériques, avec d'ailleurs plus ou moins de succès puisque, par exemple, l'Iran ou la Chine ont un internet beaucoup plus fermé que l'internet russe qui s'est construit de manière très chaotique et reste donc encore ouvert. Cette dernière observation permet d'expliquer qu'on puisse encore continuer à étudier la Russie depuis l'extérieur et c'est un des projets de recherche que nous menons.
Par ailleurs, s'agissant de votre question sur la défiance, il me parait important de souligner que nous sommes face à des acteurs - exogènes ou endogènes - qui épousent totalement ce qu'on appelle la « post-vérité », c'est-à-dire le brouillage de la frontière entre la réalité factuelle et l'opinion fondée sur les émotions. RT et Spoutnik ont un credo extrêmement relativiste et assument totalement ce type de positionnement dans leur production informationnelle : sans entrer dans les détails, on le détecte très bien dans la manière dont ils construisent l'information. Sans vouloir citer des noms - certaines commissions parlementaires travaillent en ce moment sur ce sujet - certains acteurs endogènes, notamment dans l'espace médiatique, s'appuient sur le même type de logique. Je pense par exemple à un acteur comme CNews qui d'ailleurs, comme RT, dans l'espace informationnel global, se rattache au modèle originel de Fox News qui a été fondé et pensé dans une logique de clivage par rapport à la norme médiatique en cherchant à montrer que l'espace médiatique serait dominé par ce qu'on appelle parfois des médias « mainstream » - pour employer un langage très utilisé par RT - à savoir des médias dominants supposément univoques, face auxquels les médias clivants que j'ai mentionnés se présentent comme des sources qui vont faire apparaitre l'autre face de la vérité. En réalité, ce phénomène se traduit par un affaissement et une fragilisation de ce que Hannah Arendt appelait la « matière factuelle », qui est le socle commun sur lequel se fonde le débat démocratique. Un certain nombre de ces acteurs cherchent justement à fragiliser cette norme que nous avons en commun dans le débat public en diffusant des contenus qui ne sont pas des informations mais des opinions et des commentaires permanents, plus ou moins crédible et plus ou moins douteux. Il faut en avoir conscience et, à mon avis, tel le sens des auditions menées dans ce domaine par la commission d'enquête que j'évoquais.
J'en termine en évoquant le cas du Burkina Faso qui est intéressant. Je rappelle que la République Centrafricaine (RCA) et ensuite le Mali - mais surtout la RCA - ont servi de laboratoire à la présence non officielle de la Russie dominée par un acteur comme le groupe Wagner et ce que nous avions appelé la « galaxie Prigogine ». Maud Quessard a mentionné l'Internet Research Agency (IRA) russe et sa participation au projet Lakhta qui a ciblé les États-Unis, l'Europe mais aussi l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui, le Burkina Faso est en train de devenir la vitrine de cette présence post-Prigogine qui est beaucoup plus étatique et plus dominée par le ministère de la Défense russe ainsi que les services de renseignement de ce pays. Notre hypothèse, à ce stade, est la suivante : puisqu'il s'agit d'acteurs étatiques avec des bureaucraties très lourdes - la Russie, de ce point de vue, abrite un peu comme la France, des administrations qui manquent parfois de fluidité, ce qui est le lot commun à toutes les bureaucraties - on peut supposer qu'il y aura probablement moins de flexibilité d'action et de créativité dans cet espace informationnel. On sait que Prigogine était présent derrière tous les acteurs liés à son appareil d'influence, par exemple dans la production de films et de clips sur les réseaux. C'était un acteur de nature entrepreneuriale et en fait quasiment semi-privé ; c'est pourquoi on parle « d'entrepreneurs d'influence » en utilisant un langage presque managérial ; ces acteurs ont un « business model » et cherchent à gagner du capital symbolique, financier et parfois politique. La logique et l'adaptabilité n'est pas la même quand on fait face à des acteurs qui sont des services de renseignement ou un ministère de la Défense.
Mme Maud Quessard. - Merci beaucoup pour vos excellentes questions. S'agissant de la terminologie, Maxime Audinet y a en partie répondu et je vous renverrai à nos travaux publiés en janvier 2021 dans un ouvrage intitulé Les guerres de l'information à l'ère numérique. Ce n'est pas tant pour faire de la publicité pour des travaux menés avec un certain nombre de collègues français et européens que pour souligner l'importance du choix des termes. Il y a une différence entre ingérence et influence et on trouve différentes formes d'influence, qu'elles soient malveillantes ou qu'elles correspondent à ce que le politologue américain Joseph Nye, qualifie de « soft power ». Je voudrais préciser ici qu'il n'y a pas de « soft power » en Russie ou en Chine. Je ne veux pas - et c'est extrêmement important - qu'il y ait de confusion sur ce point. Quand on parle de « soft power », on parle du modèle d'un État et de sa capacité d'attraction ou de séduction dans un modèle démocratique, et cela fait partie du contre-narratif. Si on veut que ce dernier soit audible aussi bien sur le territoire national qu'à l'extérieur, il faut qu'on puisse être solide sur nos institutions. Je mentionne ici le classement international dit de Portland - ou « Soft Power 30 » - publié en juillet de chaque année et qui essaie de répertorier tous les éléments permettant aux États d'exercer une influence bienveillante et efficace. Il y a quelques années, en 2017, la France était au sommet de ce classement et je pense qu'il est salutaire d'apporter des éléments positifs et moins hystérisants dans le présent débat.
S'agissant de la coordination de la réponse, tout d'abord, j'ai insisté sur l'importance de la coordination des acteurs institutionnels et surtout de la bonne entente entre les acteurs qui agissent pour la sécurité intérieure et ceux qui sont en charge de la sécurité extérieure. Le partage d'informations entre ces institutions est fondamental pour faire face à des écosystèmes de propagande de puissances étrangères interconnectés avec des acteurs endogènes : il faut faire le lien entre les deux pour prendre des mesures efficaces. Je ne stigmatise pas ici la France ou nos partenaires européens mais l'enjeu représenté par ce cloisonnement constitue un « marronnier » dans tous les États qui connaissent un problème organisationnel, particulièrement aux États-Unis. Beaucoup de travail a été fait sur ces questions mais des points doivent encore être améliorés : le travail en silo est pointé du doigt depuis les ingérences étrangères de 2017 et il l'a même été antérieurement. Il faut donc encore avancer sur ces questions, sans doute aussi ici, en faisant la navette...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pardon de vous interrompre : pourquoi dites-vous « sans doute aussi ici en France » ?
Mme Maud Quessard. - Parce que le cloisonnement n'est pas l'apanage de l'administration française ; ce n'est pas forcément une volonté, c'est un constat.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous estimez donc qu'il faut améliorer la coordination au sein de nos services ?
Mme Maud Quessard. - Nous avons besoin de plus de fluidité dans les actions et dans le partage de ces activités. La France a également la chance d'être un État centralisé, ce qui facilite ces interactions, parce que quand on se compare avec d'autres États - c'est l'objet de mes recherches - on constate que certains ne bénéficient pas toujours de cet avantage. C'est particulièrement vrai aux États-Unis qui doivent recourir à ce qu'on appelle des « processus interagences » car des myriades d'agences traitent des questions d'information ou de désinformation.
C'est pour cette raison qu'après les événements de 2016 et l'ingérence russe dans le processus électoral américain, il y a eu un grand débat sur l'opportunité de relancer l'Agence d'information des États-Unis - à laquelle j'ai consacré tout un ouvrage - et qui élaborait des contre-mesures face à l'Union soviétique de l'époque. Je vous renvoie à mes travaux parce que le précédent que constitue l'Agence d'information des États-Unis est resté dans le « mindset », l'état d'esprit ou la « carte mentale » des décideurs américains.
Pour être plus efficace sur le narratif et le contre-narratif, il faut donc une coordination de la réponse et également travailler sur nos propres modèles ainsi que la manière dont on les « vend ». Aujourd'hui le modèle américain et le narratif qui l'accompagne - qu'on appelle « la communication stratégique » dans les milieux de défense ou de diplomatie - fonctionne un peu moins bien à l'extérieur sur les zones auxquelles nous sommes rattachés.
L'enjeu concerne non seulement les pays alliés - censés être déjà plus ou moins acquis à ces narratifs - mais aussi et surtout ce qu'on appelle le Sud global ou les pays du Sud. En Indopacifique, les débats sur la manière de lutter contre les ingérences étrangères sont particulièrement importants, et pas uniquement sur la zone d'influence française. J'attire votre attention sur le fait que de nombreux forums sont organisés sur ces questions non seulement en Asie-Pacifique mais aussi en Amérique du Nord. Il y en aura un au Canada à la fin du mois de mars qui réunira peut-être trois représentants européens, des représentants nord-américains et plus d'une dizaine d'États appartenant à la zone Indopacifique - parmi lesquels le Japon, Taïwan, et la Corée du Sud - qui s'interrogent sur ces questions. Les discussions entre ces démocraties situées dans cette partie du monde porteront sur les échanges de bonnes pratiques et de politiques publiques.
Vous m'avez également interrogée sur l'agence CISA : celle-ci a été particulièrement vilipendée par les opposants à l'administration Biden et pourtant elle est au coeur du processus de sécurisation des élections américaines. Je fais ici le lien avec la question que vous m'avez posée sur le fédéralisme en précisant que la limite de la CISA est d'être une agence fédérale, ce qui signifie que, pour sécuriser le processus électoral, elle ne peut qu'émettre un guide de bonnes pratiques destiné à l'ensemble des cinquante États qui disposent chacun d'un pouvoir de décision sur l'organisation des élections et la lutte contre la désinformation. Si ces recommandations ne sont pas appliquées de manière homogène sur l'ensemble du territoire, cela peut conduire à une inégalité de la sécurisation du vote et de l'espace informationnel. Les vulnérabilités sont donc importantes en raison de la nature fédérale des États-Unis ; par suite, quand on discute avec nos alliés et partenaires sur la mise en place de bonnes pratiques à l'échelle nationale ou européenne - en vue notamment des prochaines élections -, il faut aussi penser à l'application de ces mesures dans nos États dont l'organisation n'est pas la même. N'étant pas particulièrement jacobine, j'ai simplement souligné la possibilité pour la France de mettre en oeuvre plus facilement des politiques publiques que dans d'autres États; on peut s'en réjouir, notamment en matière d'éducation - y compris aux médias - et on constate l'existence d'un frein important aux États-Unis dans ce domaine. On peut se battre la coulpe en estimant que notre pays n'en fait pas assez mais l'étude que j'ai menée avec Laurent Cordonier au printemps 2023 aux États-Unis sur ces questions, nous a amené à conclure que la possibilité de développer des programmes d'éducation aux médias - nous en avons d'ailleurs déjà - constitue un grand pas par rapport à d'autres États démocratiques qui n'ont pas cette possibilité.
Par ailleurs, je rejoins totalement vos propos sur les deux volets de l'intelligence artificielle et je pense avoir pointé les vulnérabilités américaines dans ce secteur. S'agissant de l'avantage technologique des États-Unis - même s'il s'agit de nationalisme technologique dans le cadre de la rivalité avec la Chine, plus encore qu'avec la Russie -, j'estime que les Américains n'ont pas investi simplement pour faire face au risque d'avoir un talon d'Achille et de créer de nouvelles vulnérabilités mais aussi pour identifier - et peut-être avec la volonté de stopper - l'utilisation malveillante de l'intelligence artificielle. Il ne faut pas que seuls les politiques et les ingénieurs sachent bien utiliser cet atout technologique : l'ensemble de la population civile doit être familiarisée avec ces outils. Je plaide donc pour l'éducation aux médias et à l'utilisation des nouvelles technologies en faveur de toutes les catégories de la population et pas simplement aux enfants et aux jeunes qui se débrouilleront sans doute bien mieux que moi-même ou d'autres dans ce domaine technologique.
M. Laurent Cordonier. - Merci pour vos questions. Si j'avais la solution permettant de reconstituer la confiance entre les institutions et le public, j'obtiendrais probablement un prix Nobel ; ce n `est pas le cas mais je vais tout de même essayer de vous apporter des éléments de réponse à partir de deux exemples. Le premier est une étude que nous avons publiée en 2021 avec mes collègues Gérald Bronner et Florian Cafiero dans laquelle nous montrons qu'au niveau international, il existe une corrélation quasi linéaire - d'une force que j'ai rarement vue en sciences sociales - entre le niveau de corruption du secteur public et le niveau d'adhésion aux théories du complot au sein des pays étudiés : plus le secteur public est corrompu et plus les populations sont complotistes, ce qui, en creux, est un résultat plutôt positif pour la France dont le secteur public est très peu corrompu par rapport à certains pays non-occidentaux, ce qui s'accompagne d'un niveau de complotisme relativement faible dans notre pays. Il y a donc des motifs d'espoir.
Cet exemple illustre l'importance de l'exemplarité. La confiance se mérite et des institutions ainsi que des agents du service public exemplaires contribuent à créer de la confiance. Les cas dans lesquels un ancien président de la République est traduit devant les tribunaux ou condamné, ou encore les cas d'arrestation de policiers pour corruption peuvent faire beaucoup de mal à ce lien de confiance
L'autre exemple est tiré de certaines études que je mène actuellement et qui me permettent de constater que l'institution dont la défiance est le plus corrélée à la mentalité ou à la sensibilité complotiste des individus, c'est la justice. On voit ici très bien comment on peut essayer de retisser un peu de confiance autour de la justice, notamment en expliquant mieux le fonctionnement de cette institution. Celle-ci est extrêmement complexe et les citoyens ne comprennent pas toujours ses décisions ; on peut facilement se dire qu'il n'est pas normal que telle ou telle condamnation ou absence de condamnation soit prononcée, qu'un tel soit condamné ou pas, ou encore que la peine soit trop légère ou trop lourde. S'agissant d'un domaine extrêmement technique avec énormément de considérations prises en compte au moment de la procédure de délibération du jury ou du juge, tant qu'on n'arrive pas à expliquer à la population les motifs des décisions et pourquoi des circonstance aggravantes ou atténuantes sont retenues, on comprend que la défiance à l'égard de la justice ne peut être qu'importante puisqu'elle va agir comme une boîte noire à l'intérieur de laquelle on peut imaginer tout un tas de choses. Si on arrive à améliorer la transparence d'institutions comme la Justice - au sens où il faut expliquer à la population les mécanismes qui s'y déroulent - et à faire progresser leur rapidité de traitement des dossiers, on ne peut qu'augmenter la confiance dans ces institutions et, par ricochet, rendre la population nationale moins sensible aux théories du complot et à toutes sortes de théories de désinformation.
Pour ce qui est des médias, je mentionne les réflexions menées notamment par Reporters Sans Frontières avec son initiative Journalism Trust Initiative (JTI) qui vise à reconstruire un lien de confiance entre les populations et les médias en établissant des normes journalistiques analogues à des normes ISO qu'il faut respecter pour mériter la qualification de contenu journalistique médiatique. Cette méthode n'évalue pas le contenu de l'information mais la manière dont elle est produite, en respectant un cahier des charges, des chartes déontologiques et le travail d'enquête du journaliste. Je pense que soutenir et améliorer de telles initiatives permettant aux citoyens de savoir qu'une information provient d'un média labellisé - sur sa manière de travailler mais pas sur sa ligne éditoriale - peut permettre à tous de naviguer dans le monde informationnel avec plus de simplicité ; autrement, très franchement, je ne suis pas sûr que la connaissance du monde médiatique et du fonctionnement que nous avons autour de cette table soit partagée par beaucoup de nos concitoyens. Là aussi, il s'agit d'une sorte de boîte noire dont les rouages ne sont pas visibles du grand public et les expliciter ne peut être que bénéfique pour retisser de la confiance.
S'agissant de la formation à l'esprit critique, je constate que, par chance, cette formation peut être prise en charge par l'Éducation nationale qui reste une des institutions qui suscite beaucoup de confiance auprès de la population, et en particulier auprès des parents -presque autant que l'hôpital comme le montrent des études. On a donc là des marges de manoeuvre, ce qui me permet de finir sur une note positive.
En effet, il ne faut pas trop noircir le tableau de la désinformation en France, d'abord parce que notre pays bénéficie d'un faible niveau de corruption selon les indicateurs internationaux. Il faut aussi se méfier des échelles de mesure déclarées de la confiance dans les institutions. Je les utilise moi-même mais ces indicateurs mesurent très probablement un phénomène qui ne correspond pas nécessairement à la confiance au sens où on l'entend habituellement. Par exemple, je citerai l'épisode du décès d'une figure de la complosphère francophone, médiatisé pour avoir obtenu le Nobel pour sa découverte du virus du sida avant de développer par la suite des thèses que je qualifierai d'exotiques. Le premier média à rapporter son décès a été France Soir - sous sa nouvelle mouture, éloignée du vrai journal qui existait auparavant. Or la première réaction sur Internet des personnes sensibles aux thèses du complot a été de de conseiller d'attendre que cette information soit confirmée. Cela démontre que, quand ils veulent être sûrs d'une information, ceux qui déclarent un niveau zéro de confiance dans les médias accordent plus de crédit aux journaux comme Le Monde ou Le Figaro qu'à leurs propres canaux d'information. Cela traduit sans doute le fait que les indicateurs que j'ai mentionnés mesurent non pas tant un niveau de « confiance épistémique » qu'un rapport de la personne aux médias dont elle va, tout en accordant un certain crédit aux informations que ceux-ci délivrent, penser qu'ils servent une ligne éditoriale cachée. Les personnes sensibles aux théories du complot vont ensuite extrapoler en imaginant que cette ligne est « de mèche » avec les gouvernements mondiaux ou autres. Je pense ainsi qu'il ne faut pas trop noircir les capacités de nos concitoyens en France à être intelligents et à être capables de séparer le bon grain de l'ivraie. J'ajoute qu'en France, une faible partie de la population bénéficie d'une très grande amplification à travers les réseaux sociaux. Il est donc important de mesurer les effets réels des campagnes de propagande et de désinformation en France ; on les surestime en examinant ce qui se passe sur les réseaux sociaux où, précisément, ces effets sont artificiellement amplifiés par ceux-là même qui ont créé ces campagnes et je précise que ce phénomène est documenté. J'estime donc que des mesures régulières seraient très opportunes dans ce domaine ; elles ne sont pas réalisées systématiquement parce que les sujets sur lesquels portent ces campagnes varient énormément dans le temps et dans leur forme, ce qui nécessiterait de renouveler à chaque fois les items sur lesquels on veut tester l'adhésion de la population, en évitant de retomber dans le piège des questions auxquelles les gens répondent non pas à la question elle-même mais pour manifester leur défiance dans les institutions. Trouver les bonnes méthodes de mesure n'est donc pas trivial.
Mme Nathalie Goulet. - Notre sujet est vaste... Vous avez beaucoup parlé de la Russie ainsi que des chaînes d'information russes. Pour ma part, je voudrais vous parler d'Al Jazeera et du Qatar. Avez-vous travaillé sur ces questions ? (hochements de tête). Vous me faites signe que ce n'est pas le cas ; pourtant, Al Jazeera est un média d'influence important et il n'y a pas que la Russie comme acteur dans ce domaine des médias.
Deuxièmement, j'ai beaucoup travaillé sur le terrorisme, notamment au moment des attentats où on avait appelé les chaînes d'information à plus de responsabilité et de respect, de façon à éviter que les journalistes envahissent les lieux attaqués en risquant de gêner à la fois les policiers et les secours : on avait alors à peu près trouvé un modus operandi.
Diriez-vous aujourd'hui qu'il faudrait que les acteurs publics soient plus responsables dans leurs propos de façon à ne pas entraîner avec eux des flots d'ilotes irresponsables ? Je pense notamment à des très hauts responsables politiques qui critiquent des décisions du Conseil constitutionnel au moment où on a besoin de confiance dans la justice, comme vous l'avez souligné. Vous avez également parlé de confiance dans l'école au moment où les professeurs sont attaqués de toutes parts, avec une situation certes minoritaire mais néanmoins inquiétante ; enfin, vous avez évoqué le secteur de la santé à un moment où, là aussi, on observe des brèches de complotisme et où le secteur médical est très affaibli par une situation financière très difficile. Ces trois piliers que vous avez cités sont donc aujourd'hui fragilisés pour des raisons différentes, la justice ayant pourtant un assez bon budget et la santé devant faire face à des problèmes de complotisme liés aux crises sanitaires qui s'ajoutent à ses autres difficultés. Comment pensez-vous qu'on puisse redresser la barre ? Vous avez souligné le rôle majeur d'une minorité agissante sur les réseaux mais il y a quand même, dans l'ensemble du pays, un mouvement de défiance à l'égard des trois institutions que vous avez considérées comme des piliers de base.
Enfin, l'éducation aux médias est une cause nationale que le Sénat a votée et introduite dans notre droit il y a plusieurs années. Comment, selon vous, améliorer cette éducation aux médias qui est évidemment une base très importante pour contrecarrer cette désinformation et repousser cette influence néfaste pour notre pays dans son ensemble ?
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite rebondir sur vos observations à propos de la création de chaines comme CNews car nos concitoyens regardent aujourd'hui bien souvent les chaînes d'information en continu. Ne faudrait-il pas, par le biais de l'éducation ou par le biais d'un bandeau apparaissant à l'écran, faire en sorte que les personnes sachent d'où on leur parle et qui leur parle, puisque vous avez bien souligné la différence entre le contenu d'opinion et le contenu d'information ? En effet, bien souvent, nos concitoyens - même s'ils sont, j'en suis intimement persuadée, relativement éclairés, mais pas tous - peuvent être pris dans le piège de ces informations que je ne veux qualifier ni de fausses ni de vraies, mais qui traduisent un certain point de vue assez univoque. Avant le phénomène de concentration des médias, vous pouviez lire des journaux en sachant d'où le journaliste parlait. Depuis l'acquisition des journaux par les mêmes actionnaires, il y a eu une dilution de l'information. Je veux bien qu'on parle d'esprit critique mais celui-ci se forme à partir d'une information elle-même basée sur des éléments que nous ne percevons pas tous de la même manière. Je serais donc très intéressée par votre point de vue à ce sujet.
Enfin, pour retisser un peu de la confiance il faut, par définition, ne pas baigner dans un flot de défiance, or aujourd'hui, notre société a un peu hérité - et je ne critique ici en aucune façon l'État - d'une tendance très procédurière « à l'américaine », où on met en cause tout et n'importe quoi sur la base d'arguments parfois non vérifiés ou dont on peut douter de la véracité. Quel est également votre regard dans ce domaine ?
M. Teva Rohfritsch. - Je suis sénateur de Polynésie et souhaiterais savoir si vous considérez que la zone Pacifique constitue un point de fragilité. Vous avez mentionné la Chine, qui est particulièrement active dans la région, mais les États-Unis se sont également bien réveillés et, de ce fait, on se retrouve en Polynésie au milieu d'une sorte de tectonique des plaques. Avez-vous identifié des points de surveillance particuliers ou des mouvements prononcés que, pour notre part, nous percevons aujourd'hui localement ?
Plus généralement, on a finalement le sentiment qu'il faudrait évoluer vers une société de certification permanente, alors qu'à travers les logiques qui, très souvent, s'affrontent, c'est normalement la pluralité de l'information qui permet la comparaison et de se forger soi-même une opinion. Le risque, en s'efforçant de trop réguler le secteur, est non pas d'en revenir à l'ORTF mais à des médias certifiés et « tamponnés » auxquels on pourrait accorder une confiance unique mais qui pourraient par ailleurs générer d'autres biais... Je noircis le trait sur un ton un peu provocateur, mais mon intention est de nourrir ce débat intéressant et de souligner la difficulté de trouver des solutions qui, si elles existaient, auraient sans doute déjà été mises en oeuvre.
M. Dominique de Legge, président. -Je propose à chacun des intervenants de se limiter à une durée de cinq minutes pour répondre aux questions afin de respecter à peu près les deux heures d'audition.
M. Laurent Cordonier. - La question de la responsabilisation des propos des personnalités politiques nous amène sur un terrain très différent de celui des institutions. On peut souhaiter que la parole politique, surtout dans certaines situations notamment liées à des conflits extérieurs, soit mesurée et fasse passer l'intérêt du pays ainsi que de nos concitoyens potentiellement en danger avant l'intérêt d'un parti ou d'une ligne politique. En revanche, je ne pense pas qu'il soit opportun de prendre des mesures dans un domaine qui relève de l'essence même de la démocratie.
Ensuite, vous avez évoqué à juste titre la défiance à l'égard des institutions de santé. J'ai beaucoup travaillé sur ce sujet et j'ai publié l'année dernière l'étude Information et santé pour la Fondation Descartes dans laquelle j'ai mesuré cette confiance. J'ai été le premier surpris en constatant que, pour les Français, la première source d'information de confiance sur la santé c'est de très loin - à plus de 80 % des personnes interrogées - le médecin et les professionnels de santé. Ici encore on constate vraiment un effet de loupe à la fois sur les réseaux sociaux et dans les médias qui grossissent le cas des minorités agissantes qui posent problème, menacent les soignants ou incendient des centres de vaccination, comme on l'a vu pendant le Covid. Certes, ce n'est pas parce qu'il s'agit de minorités ou de gens très peu nombreux, mais très sensibles à la désinformation, que cela ne pose pas de graves problèmes. Il a suffi aux États-Unis de quelques milliers de personnes pour prendre d'assaut le Capitole et il suffit d'une seule personne pour menacer de mort un chercheur qui rentre chez lui et travaille, par exemple, sur le Covid. Les impacts peuvent donc être très graves mais il faut quand même raison garder sur le diagnostic posé sur l'ensemble de la société : celle-ci relève beaucoup de dysfonctionnements dans les institutions mais continue à accorder sa confiance à l'école et à la santé.
Il faut donc trouver un moyen d'adresser les minorités agissantes qui bénéficient d'un effet de loupe. On pourrait, dans certains cas, avoir recours à l'article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui indique très clairement que des informations diffusées publiquement en sachant qu'elles sont fausses et qui troublent la paix publique peuvent être sanctionnées. Cet article n'est pas, à ma connaissance, mis en oeuvre et pourrait l'être à l'égard de certains « super désinformateurs » qui occupent une position centrale sur les réseaux sociaux, sont suivis par de nombreuses personnes et diffusent des fausses informations entrainant des conséquences graves. Pourquoi ne pas activer cette loi ? Dans le rapport sur « Les Lumières à l'ère numérique » de la commission Bronner, nous proposions, sans modifier le texte de la loi de 1881, de permettre à des entités appartenant à la société civile de se porter partie civile au nom de ce texte pour attaquer certains super désinformateurs. Il ne s'agit évidemment, pas de poursuivre quiconque relayerait n'importe quel message car le dispositif serait conditionné à la constatation d'un impact important et quantifiable. Je pense donc qu'on peut trouver des outils pour adresser les minorités dont nous parlons.
Aux États-Unis, nous avons discuté avec les personnes en charge de la santé publique de l'État de New York, qui nous ont montré leur approche très intéressante, axée sur des communautés qui, à un moment donné, sur un point particulier de santé publique, posent problème. Par exemple, tout à coup, une communauté religieuse, pour une raison ou une autre, refuse de se faire vacciner, ce qui provoque localement l'émergence d'une épidémie de maladie qui avait disparu. C'est un cas très concret auquel a été confronté l'État de New York qui a ainsi été amené à réfléchir à la meilleure façon d'adresser au cas par cas des populations en trouvant les bons interlocuteurs, les bons argumentaires et en pratiquant un micro management très fin. Bien entendu, une telle démarche demande du travail et des compétences, mais je pense que le jeu en vaut la chandelle.
S'agissant de l'éducation aux médias, comme cela a été souligné - et pour essayer de voir le verre à moitié plein - la France a entrepris des actions avec, par exemple, des programmes d'éducation aux médias soutenus par le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (CLEMI) qui fournit notamment du matériel. Sans être un expert de la question, je mentionne que les personnes qui délivrent ces cours indiquent qu'elles manquent parfois de temps et de moyens pour une efficacité optimale, ce qui constitue un problème chronique dans le calendrier des cours assigné aux enseignants : ils deviennent trop chargés car on veut y inclure toutes sortes de nouveautés, si bien que les matières essentielles en pâtissent. Je crois qu'il avait été question de rendre les cours de théâtre obligatoires et j'estime qu'il y a peut-être d'autres priorités.
Vous avez ensuite évoqué la différence entre contenus d'opinion et contenus d'information : cette distinction est fondamentale et les citoyens doivent normalement avoir acquis la capacité de la comprendre, notamment par les cours d'éducation aux médias. À nouveau, je pense que si ces derniers peuvent être dispensés dans de bonnes conditions, les générations qui en bénéficient devraient être capables de faire la part des choses.
En revanche, je suis très réticent et très méfiant à l'idée d'intervenir « par le haut », et encore plus par la loi, dans le domaine de l'information, en décidant par exemple d'instaurer des quotas de séquences d'informations ou d'opinions. Il ne faudrait pas abîmer la démocratie en cherchant à la protéger et tel serait le cas si on limite trop la liberté d'expression. Vous parliez de CNews et je crois que les gens qui suivent ce media savent, en réalité, ce qu'ils sont en train de voir et d'écouter : ils sont là, en grande partie, parce que qu'ils souhaitent entendre ce genre de discours. Je donc ne suis pas sûr qu'intervenir en distinguant le contenu d'opinion et d'information clarifie vraiment la situation dans ce cas précis et je suis convaincu que c'est vraiment le citoyen qui doit être formé à démêler ces éléments. Nous verrons bien quelles recommandations vont sortir des États généraux de l'information : même sans former d'espoirs démesurés, je suis curieux à cet égard ; peut-être pourront-ils formuler des suggestions d'amélioration respectueuses de la liberté d'expression et de la presse.
Vous l'aurez compris, je ne pense pas qu'il faille recréer l'ORTF et ma conviction va plutôt en sens inverse. Vous avez abordé ce sujet sur un mode humoristique mais permettez-moi de le prendre très au sérieux en soulignant qu'instituer une télévision d'État serait le meilleur moyen d'abîmer la confiance : ce n'est pas ce que veulent les gens et on n'est plus aujourd'hui dans un contexte où un monopole de l'information serait accepté. La confiance pourrait être retissée en continuant à garantir l'indépendance et les moyens dont disposent le service public actuel. Celui-ci pourrait peut-être mieux faire, notamment sur la question climatique - sur laquelle j'ai travaillé avec certains médias du service public - en étant à l'écoute des demandes profondes des individus ainsi que de la population française et en progressant sur le journalisme de solutions encore insuffisant aujourd'hui. Pour le dire autrement, il faut monter en exigence et non pas chercher à s'adapter à ce qu'on imagine être le niveau du public car le fait de toujours vouloir tirer vers le bas le niveau de complexité des émissions, en doutant des capacités de compréhension des auditeurs ou téléspectateurs, est le meilleur moyen de ne pas obtenir la confiance du public qui aura le sentiment, peut-être à juste titre, d'être pris pour moins compétent qu'il n'est.
Mme Maud Quessard. - Je souscris totalement aux derniers propos de mon collègue Laurent Cordonier. J'insiste sur la nécessité de pratiquer le ciblage à l'envers et de bien identifier les publics sensibles et vulnérables. Quand nous menons des travaux comparatifs avec d'autres États européens qui ont en leur sein des groupes de populations plus sensibles - pour de multiples raisons socio-culturelles - à la désinformation, provenant de puissances étrangères ou pas, il est primordial de faire ce travail de ciblage. En effet, il est très utile d'identifier la menace mais encore faut-il également identifier les publics perméables à celle-ci qu'il faut peut-être protéger ou mieux informer : c'est particulièrement important.
S'agissant de la certification des médias, je n'irai pas non plus dans le sens de l'instauration de médias d'État à la française puisque nous sommes dans une société ouverte et que toute la richesse de la vie démocratique repose sur le pluralisme des opinions.
Vous vous êtes également interrogés sur les travaux menés sur les ingérences étrangères et les luttes informationnelles dans la région située autour de la Polynésie et, s'agissant de cette zone immense qu'est le Pacifique, je me contenterai, faute de temps, de vous renvoyer aux travaux de Mme Anne-Marie Brady : c'est une collègue néo-zélandaise qui travaille spécifiquement sur l'ingérence chinoise dans le Pacifique, aux dépends de sa propre intégrité et en devant protéger ses équipes et sa famille. Je tiens ici à souligner que le travail de terrain sur ces questions, particulièrement dans cette région, peut être problématique. Ce champ d'étude est donc documenté mais cela nécessite de regarder ce que font nos collègues qui sont sur le terrain car le Pacifique est pour nous géographiquement éloigné mais proche de nos préoccupations, comme en témoignent les forums internationaux que j'ai mentionnés précédemment.
S'agissant de la politisation des débats et des chaînes d'information en continu, j'aimerais juste faire une observation en évitant les redondances par rapport à ce qu'a dit Laurent Cordonier. Premier point : la question des bandeaux a fait l'objet de beaucoup de discussions aux États-Unis, tant pour la télévision que pour les médias sociaux. Une telle signalétique peut être critiquée mais certaines plateformes ont adopté ce procédé sur un certain nombre de médias sociaux et de chaînes internet à la suite de discussions avec les pouvoirs publics.
Ensuite, en ce qui concerne les chaînes d'information en continu, je rappelle l'importance du modèle économique qui les gouverne. J'entends dire que certains modèles américains comme celui de Fox News - on pourrait, par ailleurs, envisager d'imiter celui de CNN - auraient inspiré d'autres chaînes d'information en continu, mais il faut savoir que le modèle économique de Fox News consiste d'abord à générer du revenu avant d'être un leader d'opinion. Je signale qu'au cours des derniers mois, les messages personnels d'un présentateur très connu de cette chaîne d'information américaine ont fuité. Il y indiquait ne pas soutenir tel candidat illustre à l'élection présidentielle 2024non pas parce qu'il partageait ses opinions politiques, bien que ce soit le cas, mais parce que ce candidat apparaissait comme une « rock star » et une personne suffisamment médiatique pour générer de l'audience et donc du revenu. Je veux souligner, par cette anecdote, qu'à l'ère numérique les chaînes d'information continue sont en concurrence commerciale avec les médias sociaux et ces deux flux médiatiques peuvent jouer un rôle de diffusion de l'information.
S'agissant de l'éducation aux médias, j'ai rappelé qu'on a la chance d'avoir mené cette réflexion avec des centres universitaires importants. Je citerai les travaux de notre collègue, la professeure Divina Frau-Meigs, qui dirige l'association Savoir Devenir et travaille aussi avec l'université Panthéon-Assas, la Sorbonne Nouvelle et l'Union Européenne. Elle a participé à l'élaboration d'un certain nombre de rapports européens sur l'éducation aux médias et sur ce qu'elle appelle les « infox ». Dans un des ouvrages que je vous ai cités, elle a rédigé un chapitre essayant de comprendre pourquoi les publics jeunes sont volontiers réceptifs aux phénomènes d'infox ou de désinformation.
Par ailleurs, vous avez évoqué le rôle des politiques et je fais observer qu'il peut y avoir aussi, dans ce domaine, un devoir de réserve, comme dans d'autres institutions de notre pays, qui nous amène à respecter le travail des autres institutions lors d'une prise de position publique.
S'agissant d'Al Jazeera, je précise qu'il s'agit d'une chaîne d'information en continu qui obéit à un modèle très intéressant et bien documenté. Elle ne constitue pas pour nous un objet d'expertise mais nous travaillons avec des collègues qui s'investissent sur ces enjeux et sur les médias des pays du golfe en particulier. Nous avons fait travailler quelques collègues dans ce domaine précis et celui-ci doit être développé. De jeunes chercheurs s'y emploient s'ils répondent à une condition importante : celle de bien maîtriser les outils linguistiques de ce secteur. Ainsi, le petit travail personnel que je fais consiste à regarder les chaînes d'information en continu - fussent-elles hexagonales ou internationales - sur un même événement ; je regarde toutes les chaînes et comment, pendant 20 minutes, l'information est traitée : je vous assure que ce petit travail, assez facile à faire avec une simple télécommande, est extrêmement instructif. Je m'arrêterai là et je vous remercie pour toutes vos questions passionnantes.
M. Maxime Audinet. - Pour être bref, je vais juste répondre sur Al Jazeera en allant dans le même sens que ma collègue Maud Quessard. Je précise qu'il y a déjà beaucoup à faire en travaillant sur les pratiques russes. Je suis un spécialiste de la Russie, j'ai appris le russe au collège, au lycée et j'ai été en Russie ; c'est mon objet d'étude et je ne parle pas arabe ; je ne suis pas sûr d'avoir envie de faire la même chose au Qatar qu'en Russie, et je ne pourrai pas y conduire d'entretiens. D'autres chercheurs ayant travaillé dans ce domaine peuvent être entendus sur Al Jazeera qui est assurément un média d'influence ; ce qui est intéressant est de démontrer cette affirmation grâce aux outils des sciences sociales, comme j'ai essayé de le faire pour RT et les pratiques russes. Il y a actuellement, je crois, sept ou huit thèses en cours ou réalisées sur Al Jazeera auxquelles on peut facilement accéder sur le site « thèses.fr », de même que des thèses sont en cours de rédaction sur le site CGTN qui est le média d'état chinois, ou encore sur des médias d'influence en démocratie. Il est toujours important de distinguer un média d'État transnational d'un média de service public transnational : dans le cadre de notre pays, France 24 et RFI sont des médias de service public relevant de l'audiovisuel extérieur public et cela se détecte facilement dans la production d'informations, dans l'indépendance éditoriale vis-à-vis du Gouvernement et, finalement, dans de nombreux processus qui rejoignent d'ailleurs ce qui a été évoqué en matière de chartes déontologiques dans la production de l'information.
M. Dominique de Legge, président. - La question posée par Nathalie Goulet sur Al Jazeera était autant adressée aux intervenants qu'au président et au rapporteur de cette commission pour que nous prenions soin d'ouvrir nos travaux à d'autres pays que la Russie ou les États-Unis et le message a bien été reçu - il avait d'ailleurs déjà été anticipé.
Merci Madame et Messieurs d'avoir bien voulu nous consacrer autant de temps.
4. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Lemoine, directeur adjoint à la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, sur l'action du ministère face aux influences extérieures -le mardi 12 mars 2024
M. Dominique de Legge, président - Monsieur Lemoine, vous nous indiquerez les missions et l'organisation de la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, puis vous nous présenterez le panel de contre-mesures mis en oeuvre par le ministère face aux influences étrangères. Nous aimerions aussi connaître la répartition des compétences au sein du ministère et ses modalités de coordination avec, entre autres services, la direction de la mondialisation en charge de l'influence française et le SGDSN dont dépend le dispositif Viginum chargé de la détection et de la caractérisation des ingérences étrangères. Vous illustrerez vos propos par des cas concrets.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Monsieur Lemoine prête serment.
M. Christophe Lemoine, Directeur adjoint à la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères - Merci de m'accueillir devant votre commission d'enquête sur un sujet au coeur des priorités du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
J'illustrerai mes réponses par des exemples concernant essentiellement la Russie - l'État qui est peut-être le plus performant en termes d'ingérence étrangère, en tout cas dans l'espace informationnel français.
La problématique des ingérences étrangères a acquis une nouvelle dimension à l'arrivée du numérique dans l'espace informationnel. Des ingérences numériques étrangères ont été observées dès le début des années 2010, lors de la cyberattaque du Bundestag, du référendum néerlandais sur l'Ukraine, du Brexit ou encore des élections américaines, avant d'être publiquement dénoncées pour la première fois sur le territoire français à l'occasion de l'élection présidentielle de 2017, lors de l'affaire des Macron Leaks.
Les États qui utilisent ce genre de méthodes sur des terrains extrêmement propices, tels que le Sahel et plus récemment l'Ukraine, nous ont obligés à considérer ce phénomène, à l'origine assimilé à une succession ponctuelle d'opérations, comme un élément stratégique de notre politique étrangère.
La désinformation et la manipulation de l'information s'inscrivent dans des logiques conflictuelles entre États. Elles se sont imposées comme des armes de guerre depuis l'arrivée du numérique, permettant une diffusion massive d'informations sur des supports personnalisés. Voilà ce qui distingue les ingérences numériques de celles auxquelles nous avions affaire auparavant, par le biais de médias tels que la télévision ou la radio. Le numérique permet de cibler précisément des publics.
De plus en plus de mensonges se dissimulent dans un flot quotidien d'informations. Le général Guerassimov, qu'il me répugne quelque peu de citer, considère la désinformation, liée à la notion de guerre hybride, comme une première étape vers la fracturation des sociétés en vue de leur attaque militaire.
La désinformation sert à créer doutes et tensions dans nos sociétés ; à épuiser et biaiser le débat démocratique.
À titre d'exemple, la Russie, dissimulée derrière le dispositif RRN, a manipulé de l'information en novembre dernier, en diffusant, sur les réseaux sociaux, des images d'étoiles de David taguées sur les murs de Paris, dans l'idée de diviser la société et de biaiser le débat démocratique dans un contexte de conflit entre Israël et le Hamas. La Russie, bien que loin d'être le seul acteur de la désinformation, utilise des moyens et des méthodes qui la distinguent. Depuis le 24 février 2022, les attaques informationnelles russes s'intensifient en changeant de nature. Les Kremlin Leaks, des documents récupérés auprès de hauts responsables du Kremlin, ont indiqué que ce pays consacrait environ un milliard d'euros par an à la désinformation.
La Russie suit une stratégie claire. Sa guerre d'agression contre l'Ukraine se double d'une guerre informationnelle, d'abord en Ukraine puis dans les pays lui témoignant un soutien trop marqué.
Les manoeuvres russes qui nous visent régulièrement poursuivent l'objectif stratégique de légitimer la guerre d'agression contre l'Ukraine. La Russie s'évertue à saper la cohésion des soutiens de l'Ukraine et à déstabiliser les sociétés démocratiques libérales. Elle a utilisé la même tactique au Sahel contre la France.
La désinformation russe se diffuse dans nos espaces informationnels par des fermes à trolls ; des médias ou think tanks diffusant des contenus russes ; des milliers de comptes sur les réseaux sociaux relayant de fausses nouvelles ; les placements clandestins de publications.
La Russie poursuit trois objectifs : contourner les règles appliquées par les organismes spécialisés dans la vérification des faits en français ; détourner les mécanismes de détection des réseaux sociaux visant à lutter contre la manipulation et contourner les sanctions.
La Russie recourt depuis peu à des modes opératoires de plus en plus sophistiqués, tels que le clonage de sources officielles, de sites internet ou encore de chaînes Telegram, donnant l'impression à l'internaute de consulter un contenu original, alors qu'il se trouve face à un double falsifié (doppelgänger)
En outre, les Russes n'hésitent plus à propager leur désinformation par des canaux officiels. S'il est faux que l'éclat d'obus ayant blessé M. Rogozin à la colonne vertébrale ait été tiré par un canon Caesar, il n'en a pas moins été remis et présenté comme tel à l'ambassadeur de France à Moscou, M. Pierre Lévy. De même, la Russie a officiellement, quoique mensongèrement, accusé la France d'employer des mercenaires en Ukraine.
Attachons-nous aux trois opérations de désinformation survenues depuis le 22 février, révélatrices de l'évolution des méthodes russes.
D'abord, une copie conforme du site Internet du ministère des Affaires étrangères a évoqué un afflux de réfugiés en France, une crise économique ou encore la sauvagerie des soldats ukrainiens, fin 2022. Ensuite, des images d'étoiles de David peintes au pochoir sur les murs de Paris ont été artificiellement amplifiées sur les réseaux sociaux. Enfin, Viginum a identifié le réseau Portal Kombat de 193 sites agrégateurs de nouvelles, au service des autorités russes. Une fois réactivé, ce réseau jusqu'alors dormant aurait pu provoquer des vagues de désinformation dans notre espace informationnel.
La réponse à de telles opérations s'est organisée d'abord au sein du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères puis, depuis la fin des années 2010 avec d'autres administrations. A un travail de veille s'ajoutent la détection et l'analyse des phénomènes informationnels à l'étranger susceptibles de contribuer à des mises en cause de la France. Sans surprise, la vigilance du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères s'est d'abord exercée sur l'espace informationnel des pays du Sahel, avec l'appui du réseau diplomatique tenu d'analyser les événements susceptibles d'une instrumentalisation en France.
En août 2022, une nouvelle sous-direction veille et stratégie a vu le jour à la direction de la communication et de la presse du ministère, chargée d'opérations de communication stratégique à partir d'une veille opérée sur l'ensemble du spectre de l'espace informationnel. Cette sous-direction ne traite que de sources ouvertes et non confidentielles ou relevant d'autres services de l'État. Il lui revient surtout de moderniser l'analyse, la préparation de stratégies de riposte face aux manipulations de l'information, le développement de partenariats interministériels et internationaux, et avec la société civile.
Le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères s'est assigné pour principale mission d'améliorer sa capacité de veille, de détection et d'alerte, de réponse à court terme.
Il importe avant tout d'identifier l'ennemi. La France présente la particularité de s'être dotée d'une agence - Viginum, dépendant du SGDSN - spécialisée dans l'investigation en sources ouvertes. À partir des signalements des acteurs ministériels concernés et d'une équipe dédiée, Viginum propose, en lien avec la DCP, mais aussi avec l'état-major des armées, des ripostes, d'ampleur croissante, aux manoeuvres informationnelles détectées.
Tant la diffusion d'images d'étoiles de David que l'existence de Portal Kombat ont été publiquement dénoncées - cette dernière, par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, le 12 février. Il apparaît crucial de dévoiler les manoeuvres d'ingérence et de rétablir immédiatement les faits en agrégeant suffisamment de contenus en sources ouvertes pour documenter ceux-ci.
De telles dénonciations ont pour conséquence d'alerter l'initiateur de la manoeuvre sur la découverte du pot aux roses puis d'avertir nos concitoyens de l'existence de sites de désinformation.
Bien que leur impact semble limité, elles entraînent un coût pour les auteurs des manoeuvres, qu'elles obligent à renoncer au système éventé au profit d'un autre, encore à mettre en place, entravant ainsi leurs capacités d'action. La coordination internationale grâce à laquelle s'organisent les ripostes s'est renforcée par des mécanismes de dialogue au sein du G7 et de l'Union européenne. Ainsi, le service européen d'action extérieure (SEAE) dispose d'un centre contre les manipulations de l'information et les ingérences étrangères. Tenu de rendre des comptes au conseil des ministres des Affaires étrangères, le SEAE a développé une boîte à outils accessible à tous les États membres, améliorant à la fois la détection des manipulations de l'information et les réponses à y apporter.
Citons aussi l'initiative portée, en février dernier, par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, ses homologues allemande et polonaise, à l'occasion d'une réunion en format Weimar dont ont résulté des dénonciations communes, fruit d'investigations elles aussi communes. S'y ajoutent encore diverses actions de lutte contre la désinformation conduites par le ministère, sous forme de projets en faveur du renforcement de l'écosystème médiatique.
Malgré l'impression laissée par des dénonciations ponctuelles que la désinformation se propage par à-coups, les acteurs étrangers suivent des stratégies de long terme - d'attaque méthodique en ce qui concerne la Russie. Il importe dès lors, au-delà de mesures à court terme, que nous aussi concevions des actions et des stratégies de long terme.
La France n'agit pas autrement lorsqu'elle promeut l'intégrité de l'espace informationnel dans le plaidoyer international ; la défense de la liberté de la presse et des médias en tant qu'enjeu démocratique ; la protection et la formation des journalistes ; l'accès à l'information vérifiée.
Les enceintes multilatérales où sont débattus ces enjeux et où sont conçus des programmes d'appui aux médias progressent constamment. Dans le même esprit se développent des programmes d'éducation aux médias destinés à la communauté éducative et à la société civile.
L'action du ministère dans ce contexte est pilotée par la direction générale de la mondialisation, dont l'action se cantonne essentiellement à la prévention. Signalons à ce propos la feuille de route médias et développement 2023-2027, issue d'un travail collaboratif avec les opérateurs de l'État et les organisations internationales destinées à structurer l'action de la France pour garantir l'intégrité de l'espace informationnel.
Pour le dire plus simplement, se pose à la fois une question d'éducation aux médias des citoyens et de déontologie journalistique, dans la mesure où le problème revient souvent à déterminer le vrai du faux, ce qui implique aussi bien un travail rigoureux de la part des journalistes qu'un esprit critique de la part de l'opinion publique.
Il importe de garder à l'esprit que les opérations de lutte contre la désinformation s'insèrent pleinement dans un travail de fond sur la régulation des plateformes. Le règlement sur les services numériques (ou Digital Services Act - DSA), adopté sous la présidence française de l'Union européenne, s'annonce assez prometteur en la matière. Au-delà du sujet central des contenus illicites, le DSA oblige les principales plateformes à évaluer et atténuer les risques systémiques, dont celui de désinformation en lien avec le processus électoral. Ce sujet n'a pas fini de nous occuper, car, en général, les élections se révèlent propices aux actions de désinformation. Le scrutin européen à venir l'illustrera certainement.
Les dispositifs prévus par le DSA accroîtront les obligations de transparence sur les fonctions de modération et les questions de retrait des contenus. Le dialogue régulier du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères avec les grandes plateformes numériques s'inscrit dans une stratégie globale, impliquant d'autres instruments internationaux. Mentionnons à ce propos : l'appel de Christchurch à la régulation des contenus terroristes en ligne ; l'appel de Paris en faveur de la sécurité et de la stabilité du cyberespace ; les enjeux de gouvernance algorithmique ; les enjeux afférents au développement croissant de l'intelligence artificielle générative ; la capacité de celle-ci à produire des images et vidéos de plus en plus difficiles à contrer entraînant maintes conséquences en termes de désinformation.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez employé à plusieurs reprises le terme de riposte, or - si j'ai bien compris - celle-ci se limite à l'identification et à la dénonciation de manoeuvres.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment le ministère perçoit-il son échec par rapport aux informations diffusées sur le Sahel et vis-à-vis de l'Aukus, dans le sens où le contrat avec l'Australie a finalement été rompu ? Quels enseignements en a-t-il tiré ?
M. Christophe Lemoine. - La dimension systémique de la guerre informationnelle est apparue pour la première fois à propos du Sahel, puisque le groupe Wagner, désormais connu sous le nom d'Africa Corps, y a mis en place, parallèlement au déploiement de forces sécuritaires, une stratégie de désinformation basée sur un narratif, désormais connu de tous, de rejet de l'Occident et plus spécifiquement de la France. Nous en avons retenu maintes leçons, dont celle de remédier au défaut de coordination constaté entre les différents acteurs étatiques. La création de Viginum, de la sous-direction du quai d'Orsay et, à l'état-major des armées, d'une cellule dédiée à la lutte contre la désinformation - oeuvrant toutes trois ensemble - le prouve assez.
Concernant l'Aukus, je ne suis pas certain de vous suivre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La France a découvert l'existence d'un autre contrat, conclu à son insu.
M. Christophe Lemoine. - Je pense que cela relève d'une logique de négociation de contrats entre États.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce qui se tramait dans la presse australienne laissait craindre un mouvement organisé de décrédibilisation, si ce n'est de la France, du moins de sa proposition retenue pour préparer le terrain.
Pour en revenir au Sahel, face à une opération de même nature, les trois cellules que vous évoquez seraient désormais capables d'identifier des narratifs dangereux pour la France et d'y répondre en s'adressant aux populations concernées.
M. Christophe Lemoine. - Nous y répondrions avec les méthodes qui sont les nôtres, distinctes de celles qu'utilisent les groupes ou les États qui manipulent des informations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment y répondriez-vous, alors ?
M. Christophe Lemoine. - Je peux vous citer un exemple de debunking d'une fausse information sous forme de vidéo diffusée en 2021, me semble-t-il. Les officines d'information liées à Wagner avaient, à l'occasion de l'évacuation d'un camp dans le nord du Mali, propagé des images d'un charnier supposément laissé par les Français. Nous l'avons rapidement démenti en publiant des images contraires, grâce au travail entre l'état-major des armées, Viginum et Le Quai d'Orsay.
Les opérations de manipulation étrangère de l'information sont parfois longues à identifier. Dans le cas du Sahel, la partie émergée de l'iceberg correspondait à des diffusions, sur les réseaux sociaux, de dessins animés, d'écrits ou encore de vidéos. Viginum a mené un travail de cartographie des comptes à l'origine de ces diffusions, organisés en réseau.
Dans le cas de fermes à trolls, des millions de comptes diffusent la même information. Il convient de remonter jusqu'au premier avant de réfléchir à une réaction possible, passant soit par la diffusion de démentis, soit par des signalements aux plateformes. Celles-ci ne manquent pas de supprimer les contenus qui tombent sous le coup de la loi, mais, dans ce domaine, ce qui relève ou non du pénal n'est pas toujours clair. Aussi menons-nous régulièrement des discussions avec ces plateformes.
Notre action passe aussi par des dénonciations. Nous n'utilisons pas, en France, de fermes à trolls. Nous ne diffusons pas de fausses nouvelles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi une sous-direction a-t-elle été créée au sein de la direction de la communication ? Elle aurait pu voir le jour à la direction des Français ou à la direction générale de la mondialisation. De quels moyens humains et financiers cette sous-direction dispose-t-elle ?
Pourriez-vous nous donner un exemple concret de la manière dont se coordonnent les trois cellules évoquées plus tôt, entre elles et avec le comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (COLMI) ? Qui détecte quoi ? Que se passe-t-il alors ? Viginum se contente apparemment de cartographier les réseaux de propagateurs de fausses informations. Comment sont-ils identifiés ?
M. Christophe Lemoine. - La question du rattachement de la nouvelle sous-direction a dû se poser. Sa création est allée de pair avec la réflexion du ministère lors des états généraux de la diplomatie. Le président de la République a appelé, par un discours à la conférence des ambassadeurs de 2022, à un réarmement de la diplomatie par la mise en place, notamment, d'une communication stratégique, de riposte, au-delà de la communication traditionnelle de porte-parolat.
En Allemagne, une telle sous-direction relève de l'équivalent de la direction générale de la mondialisation. En Italie, elle se rattache à la direction de la diplomatie publique. Nous avons décidé, en France, de la placer à la direction de la communication et de la presse. Ce choix a du sens, car la communication stratégique ne saurait se détacher entièrement de la communication diplomatique classique, sous forme de déclarations du quai d'Orsay, de communiqués de presse, etc. Cette sous-direction, au mois de novembre dernier, lors du sommet à propos des céréales en Ukraine, a diffusé une vidéo ouvertement antirusse - phénomène assez nouveau pour le ministère des Affaires étrangères, plus accoutumé à la communication positive. Cette vidéo dénonçait la manipulation des exportations de céréales et, de manière générale, la faim en tant que crime de guerre.
Elle résulte d'un travail commun avec la sous-direction de la veille et de la stratégie, en pleine montée en charge. Outre son sous-directeur, trois chargés de mission s'y attellent à un examen de fond de dossiers, assistés d'une équipe de veille d'environ douze personnes.
La veille traditionnelle du quai d'Orsay s'est transformée, passant des revues de presse à un processus plus dynamique et attentif aux réseaux sociaux. Les équipes disposent à présent d'outils pour cerner les tendances en termes de narratifs en circulation. Elles sont en mesure de s'intéresser plus spécifiquement à certains pays ou espaces informationnels. Le week-end dernier a été assassiné un membre du Parti socialiste sans frontières tchadien, M. Yaya Dillo. Sur les réseaux sociaux s'est produite une flambée de discours antifrançais, attribuant la responsabilité de sa mort à la France. Cette sous-direction a pu quantifier leur recrudescence. Il importe de disposer d'une vision globale des réseaux sociaux, où chacun, du fait des algorithmes en place, est incité à consulter tel contenu plutôt que tel autre, en fonction de ce à quoi il s'intéresse déjà.
Les relations de la sous-direction avec Viginum et l'état-major des armées s'établissent en aval du processus alors que les contacts avec le Colmi, hébergé par le SGDSN, se nouent plutôt en amont. Les services de renseignement y sont impliqués. Le Colmi se réunit chaque semaine afin de détecter plus que de simples opérations de désinformation. Le coeur du dispositif de lutte contre - et de réponse à - la désinformation n'est autre que Viginum, l'état-major des armées et le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La cellule de douze personnes est-elle à pied d'oeuvre vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
M. Christophe Lemoine. - Ceux qui la composent travaillent entre 6 heures et 21 heures. De 21 heures à 6 heures sont établies des permanences.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le risque n'existe-t-il pas que ce système duplique inutilement l'activité de Viginum ?
M. Christophe Lemoine. - La DCP oeuvre dans le champ informationnel en s'efforçant de dégager des tendances en termes de narratifs. Viginum va plus loin en parvenant à cartographier des enchaînements de réponses. Évidemment, ils dialoguent en permanence, puisque, bien souvent, le Quai d'Orsay attire l'attention de Viginum sur certains sujets. Viginum procède au travail de cartographie et de rassemblement de preuves. Toute dénonciation d'une manoeuvre suppose en effet de l'attribuer.
Lors de la dénonciation de Portal Kombat, par exemple, Viginum a publié un rapport décrivant d'abord l'organisation des 193 sites avant d'attribuer, preuves à l'appui, cette manoeuvre de désinformation à des acteurs numériques russes. Le rôle de la DCP consiste plutôt à s'occuper des contenus qui circulent, autrement dit à suivre ce qui se dit de la France à l'étranger.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le découpage de ces services, complémentaires, mais qui empiètent parfois aussi sur les prérogatives les uns, des autres, soulève des questions.
Un dispositif de protection est-il prévu à l'approche des élections européennes du 9 juin ? Vous évoquez des discussions avec les plateformes. Ont-elles lieu régulièrement ou en cas de problème ? Qu'en avez-vous déjà obtenu concrètement ? Travaillez-vous sur les nouveaux modèles d'intelligence artificielle générative ? Si oui, qu'avez-vous anticipé ? Quel regard portez-vous sur ce qui se passe à Singapour, où il semblerait que l'État soit en mesure de répondre, en deux heures et deux cents mots, à un message identifié comme hostile ?
M. Dominique de Legge, président. - Que recouvrent les partenariats du ministère que vous évoquiez tout à l'heure avec la société civile ?
M. Christophe Lemoine. - Les élections européennes attirent toute notre attention, au vu du contexte dans lequel elles se dérouleront. Je suppose que certains ne se priveront pas de cette occasion de diffuser de fausses informations. Nous renforcerons l'effectif de notre dispositif, qui ne changera pas pour autant. Nous nous efforçons par ailleurs de mettre en place, depuis la réunion en format Weimar du ministre des Affaires étrangères avec ses homologues allemande et polonaise, une coordination entre capitales européennes en matière de détection des fausses informations. Un dialogue s'est d'ores et déjà instauré avec certains États membres de l'Union européenne, notamment les États baltes. Nous cherchons à élargir les mécanismes de détection et de riposte en lien avec le service européen d'action extérieure, qui lui aussi met à disposition des États membres des outils de détection.
Les tentatives de désinformation n'en restent pas moins nombreuses. Nous ne réussirons jamais à toutes les détecter, d'autant que les fausses informations se propagent d'un canal à l'autre, compliquant ainsi l'identification de leur source. Les contenus de la chaîne télévisée RT et l'agence de presse Sputnik, interdits de diffusion dans l'Union européenne, demeurent accessibles en ligne sous certaines conditions. En somme, le combat ne s'arrête jamais.
Nous avons réussi à obtenir des plateformes le retrait de certains contenus, certes à l'issue d'un long dialogue.
Nous serions ravis de pouvoir répondre à des messages hostiles à l'État français en deux heures et deux cents mots. Cela dit, je n'ai aucune idée de la masse de désinformation qui circule sur l'État de Singapour.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Que vous faudrait-il, au ministère, pour répondre à des messages en deux heures et deux cents mots ?
M. Christophe Lemoine. - Des mécanismes de détection extrêmement efficaces. La communication d'informations aux autorités et la prise de décision sont déjà assez rapides.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Disposez-vous de moyens d'identification ou d'analyse ? Le processus de signalement aux autorités est-il performant ? Comment l'améliorer, si nécessaire ? Êtes-vous capable de diffuser à votre tour un message en riposte ? Si le pouvoir exécutif vous réclamait un dispositif permettant de répondre à un message hostile en deux heures, quels moyens lui réclameriez-vous ?
M. Christophe Lemoine. - Ce sont l'identification et la vérification qui prennent le plus de temps. Sitôt détectée une manoeuvre informationnelle, il faut comprendre d'où elle vient. Je pense qu'il nous faudrait consacrer plus de moyens à Viginum et aux instances de veille de la DCP.
Nous travaillons en lien avec différents acteurs de la société civile, à commencer par les cellules de vérification des faits de certains médias, comme l'AFP, TF1 ou France 24, sans oublier des associations du domaine journalistique, telles que Reporters sans frontières.
Nous voyons circuler des images, produites par l'intelligence artificielle, de plus en plus perfectionnées. Nous devons pour l'instant prouver qu'elles sont fabriquées de toutes pièces. Ces technologies se développent à une telle vitesse que ces méthodes seront tôt ou tard dépassées. Peut-être, un jour, des outils d'intelligence artificielle permettront-ils de vérifier la véracité d'un contenu.
Mme Sylvie Robert. - Face à ce que vous décrivez, nous devons adopter une attitude de défense informationnelle. Considérez-vous que nous disposions aujourd'hui d'une véritable stratégie nationale permettant d'actionner tous les leviers nécessaires ?
J'estime que les bulles informationnelles et les biais algorithmiques générés par les plateformes et les réseaux sociaux menacent les démocraties libérales. À notre époque, ce qui est cru prime sur ce qui est vrai. Nous avons légiféré sur le secret des sources, le secret défense, le secret des affaires et les procédures-bâillons. Jugez-vous nécessaire de poursuivre plus avant cette démarche ?
M. Christophe Lemoine. - La lutte contre la désinformation s'articule autour de deux axes : l'un, à court terme, suppose de dénoncer et d'identifier ; l'autre, sur le long terme, échappe quelque peu au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
La conception d'une stratégie nationale à long terme devrait prendre en compte celles que suivent les États étrangers en matière de désinformation.
Distinguer le vrai du faux reste le noeud du problème. Cette question renvoie à des logiques algorithmiques, sachant que les algorithmes sont les secrets les mieux gardés des plateformes. Je serais tenté de les qualifier d'ennemi invisible car ils déterminent les contenus proposés à l'attention de chacun. Nombre d'études ont porté sur TikTok, notamment, expliquant pourquoi ce réseau n'est utilisé ni par l'Union européenne ni par l'État français. Je ne suis pas certain de savoir ce qu'il faudrait mettre en oeuvre. Quoi qu'il en soit, la question se pose du regard critique que l'utilisateur d'un réseau social est en mesure de porter sur celui-ci. Les dénonciations visent aussi à éveiller les consciences.
Mme Sylvie Robert. - La question de la transparence fait l'objet de débats. Le European Media Freedom Act a posé un cadre. Il y a lieu de s'en féliciter. Des zones d'ombre n'en subsistent pas moins. Que pensez-vous de la législation sur le secret des sources des journalistes et les procédures-bâillons ?
M. Christophe Lemoine. - Comme je le disais tout à l'heure, nous mobilisons les moyens d'un État démocratique, basé sur la transparence. Le sujet dépasse mon horizon.
M. André Reichardt. - Face à un pays comme la Russie, manifestement entré en guerre contre nous, ne trouvez-vous pas une simple caractérisation de l'agression un peu limitée ?
Ne serait-il pas opportun d'anticiper ce qui risque de se produire à l'occasion des élections européennes et des jeux Olympiques et Paralympiques, quitte à saturer nous-mêmes les réseaux d'informations ? Je songe aux Russes en Sibérie qui ne reçoivent d'informations que du Kremlin. Ne pourrions-nous pas leur en faire parvenir de certifiées ?
Cela ne me gêne pas d'utiliser les mêmes armes qu'un pays en guerre contre nous. De fait, face à une agression excessive, faut-il se contenter d'une réponse démocratique ? Cela me rappelle le livre de Jean-François Revel, Comment les démocraties finissent.
M. Christophe Lemoine. - La diffusion d'informations véridiques ne fonctionne en tant que réponse à la désinformation qu'à titre ponctuel. La désinformation passe aussi par des narratifs infusés dans les espaces informationnels. Par exemple, le groupe Wagner a passé des années à diffuser du contenu accusant les Français de tous les maux. Il ne suffit pas de le démentir. Une autre forme de communication s'impose - sujet qui intéresse d'ailleurs la DCP. De fait, nous avons changé de méthodes de communication vis-à-vis de l'Afrique.
Dans les débats publics, autour du Brexit, par exemple, n'est pas seulement injectée de la désinformation primaire, mais des narratifs. Au début de la guerre en Ukraine, la Russie a diffusé en Europe un narratif brodant sur quatre thématiques : la guerre coûtera cher aux Européens ; les Ukrainiens torturent les pauvres Russes du Donbass ; des vagues d'immigrés submergeront l'Europe ; l'Europe devra renoncer à sa prospérité.
Le narratif lui-même ne se contre qu'à long terme à l'aide d'un contre-discours suffisamment convaincant.
Il y a lieu de dénoncer deux asymétries. D'une part, nous ne recourons pas aux mêmes armes que ceux qui nous attaquent. D'autre part, nous ne pouvons pas intervenir dans le débat des pays autocratiques, en raison de la fermeture de ces pays en termes de médias et de réseaux et des caractéristiques de leurs campagnes électorales. Nous ne sommes pas en mesure de leur rendre la monnaie de leur pièce.
M. Rachid Temal, rapporteur. - D'où provient le chiffre, que vous citez, d'un milliard d'euros investis chaque année par la Russie dans sa guerre informationnelle ?
M. Christophe Lemoine. - Je le tire des Kremlin Leaks - documents récupérés par un Lituanien, si ma mémoire est bonne, qui les tenait lui-même d'un administrateur haut placé au Kremlin.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le directeur.
5. Audition, ouverte à la presse, de Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique de l'Organisation de coopération et de développement économiques - le mardi 19 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par l'audition de Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique au sein de l'Organisation de la coopération et du développement économique (OCDE), sur le thème de la réponse aux influences étrangères au sein des États de l'OCDE.
Je vous remercie de vous être rendue disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous indiquerez les missions et les moyens de l'OCDE dans la lutte contre les opérations d'influence étrangères. Vous nous présenterez les conclusions du très récent rapport de l'OCDE : Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information. Nous serons particulièrement intéressés de connaitre vos recommandations en matière de lutte contre la désinformation et les autres modalités d'influences étrangères.
Par exception à l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, la pratique des commissions d'enquête est de ne pas faire prêter serment les fonctionnaires des organisations internationales.
Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). - Je reviens de Séoul où se tenait le troisième sommet pour la démocratie : le sujet de la désinformation et des influences étrangères était au coeur des débats. Les démocraties prennent conscience de cette problématique et réfléchissent ensemble aux moyens de préserver leur modèle.
Je commencerai par dire un mot sur la définition : le lobbying bien fait et transparent est positif pour la société et l'économie ; il en va de même pour l'influence étrangère, qui, si elle est transparente, peut avoir un effet positif sur l'élaboration des politiques, notamment internationales. Les entités étrangères peuvent contribuer à éclairer les débats politiques, à faire progresser les processus décisionnels, par la prise en compte d'intérêts diversifiés, et à promouvoir la coopération internationale. C'est la raison pour laquelle des ambassades et des organisations internationales ont été créées : ces instances permettent de s'influencer mutuellement, afin que le résultat soit positif pour l'ensemble.
En revanche, on peut parler d'ingérence étrangère quand les activités d'influence sont menées de manière dissimulée, secrète, non transparente, à des fins trompeuses ou dans l'intention de nuire. C'est pour cela que l'on distingue l'influence étrangère, légitime, de l'ingérence étrangère. Cette dernière a des conséquences sur l'élaboration des politiques publiques ainsi que sur le bien-être collectif dans les pays ciblés. C'est ce type d'activité, secrète, malign au sens américain du terme, trompeuse, qu'il faut circonscrire. L'influence exercée de façon transparente et en toute responsabilité constitue un outil des États.
Il ne s'agit pas pour nous de polariser le monde, mais au contraire d'adopter une vision constructive et de promouvoir la paix. Rares sont les États qui n'ont pas fait d'ingérence étrangère dans le passé d'une façon ou d'une autre. Il est important de partir de ce constat si l'on veut jeter les bases d'une discussion constructive entre les États.
Les sociétés démocratiques ouvertes sont plus fragiles face à l'ingérence étrangère que ne le sont les dictatures ou les autocraties, car celles-ci contrôlent la société civile, les médias, les sources d'information, etc. Pour un nombre croissant de membres de l'OCDE, la lutte contre l'ingérence étrangère est une priorité. Les 38 pays membres sont tous d'accord pour considérer que les influences étrangères sont devenues un facteur de déstabilisation important. C'est d'autant plus vrai que l'on se rapproche de l'Est de l'Europe.
Cette déstabilisation s'exerce à travers les campagnes de désinformation, l'ingérence électorale, le financement politique, la répression transnationale de la diaspora, la coercition économique, l'ingérence dans l'élaboration des politiques publiques par des pratiques de lobbying secrètes, etc.
Ce sujet est devenu plus important aujourd'hui. Il est passé de la sphère du renseignement ou de la sphère du militaire à la sphère civile. C'est la conséquence de la mondialisation, du développement du numérique. Toute consultation des parties prenantes rend vulnérable à l'ingérence étrangère. Les diasporas sont plus importantes. Le développement du numérique augmente les possibilités, notamment pour les autocraties, de faire de l'ingérence dans les sociétés ouvertes. Le défi pour les démocraties est de maintenir leur niveau d'ouverture tout en luttant contre les ingérences étrangères.
On se rend compte peu à peu que les ingérences étrangères ont des conséquences parfois importantes sur la confiance des citoyens dans les institutions publiques. Malheureusement, le but de ces ingérences est souvent de déstabiliser un autre pays. À une époque où la confiance dans les institutions publiques est fragile, cela devient un problème majeur.
De nombreux gouvernements ont mis en place des mesures pour améliorer leur connaissance des principaux canaux de transmission des influences étrangères, et pour lutter contre celles-ci. En novembre 2022, les ministres de l'OCDE se sont engagés, par la déclaration de Luxembourg, à agir afin de renforcer la confiance et la démocratie. Ils ont défini plusieurs axes de travail pour répondre aux défis posés à notre modèle démocratique de gouvernance.
Le premier axe avait pour thème la désinformation, sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Le troisième était relatif aux compétences des gouvernements et comprenait un sous-chapitre sur l'influence étrangère. Tel est l'origine de notre mandat d'action sur ce sujet.
Depuis un an, nous avons lancé un dialogue de haut niveau avec les pays de l'OCDE les plus engagés sur le sujet. Ce dialogue est mené de façon confidentielle, selon les règles de Chatham House. Le but est de dresser une première cartographie des principaux canaux de l'influence étrangère, et de définir des réponses allant plus loin que les réponses classiques, de type sécuritaire ou de renseignement, en concevant des outils de gouvernance publique basés sur la transparence.
Il est essentiel, notamment au niveau international, de bien définir ce que l'on qualifie d'ingérence étrangère. Nous avons, pour l'instant, une définition de travail selon laquelle l'influence étrangère consiste en un ensemble d'actions intentionnelles, de la part d'acteurs étatiques ou non étatiques, qui sont conduites dans l'intérêt d'un gouvernement étranger. Ces actions sont secrètes, non transparentes et de nature manipulatrice ; elles visent à affecter le système politique, l'économie, la société ou l'espace informationnel. Cette définition de travail est très proche de la définition qui figure dans un rapport de l'Assemblée nationale.
L'OCDE réfléchit aux canaux de transmission de l'influence étrangère : la capture des élites, le financement de la vie politique, l'ingérence électorale, le financement de la vie politique, les manipulations de l'information, la coercition économique, l'utilisation abusive de la coopération universitaire, économique et culturelle, la manipulation de la société civile ou des think tanks, le contrôle et la répression des diasporas. Tous ces canaux sont utilisés. Nous envisageons de développer davantage l'aspect cyber et d'inclure également la guerre juridique dans nos travaux.
En ce qui concerne les réponses possibles, plusieurs pistes d'action émergent : une approche mieux coordonnée des pouvoirs publics ; la mise en place de mesures réglementaires pour renforcer la transparence de l'influence étrangère dans les nombreux secteurs où elle se manifeste ; une meilleure prise de conscience de la société et des acteurs ciblés ; et un renforcement de la coopération internationale.
J'en viens à nos travaux sur la désinformation et ses liens avec l'influence étrangère. La désinformation a toujours existé : c'est un fait. L'avènement du numérique accroit la rapidité de la diffusion et a des conséquences également sur la presse professionnelle. La prolifération de la désinformation entraîne des conséquences considérables dans de nombreux domaines : en matière d'action publique, de santé publique, de sécurité nationale, de lutte contre le changement climatique, etc. Les Brésiliens, dans le cadre du G20, réfléchissent à la désinformation dans le secteur climatique. La désinformation jette le doute sur les faits avérés, compromet la mise en oeuvre des politiques publiques et ébranle très sérieusement la confiance des citoyens dans l'intégrité des institutions démocratiques.
Depuis la conférence ministérielle de 2022, nous avons créé le centre de ressources sur la mésinformation et la désinformation - the OECD DIS/MIS Resource Hub -, qui est bien reconnu au niveau international. La France et les États-Unis le coprésident. Le but est d'étudier comment les pays gèrent les défis d'un écosystème de l'information en rapide évolution, tout en veillant à ce que les valeurs et les processus démocratiques restent solides. Tel est le défi posé par la désinformation.
Nous avons rassemblé des informations sur la manière dont les gouvernements promeuvent la culture de l'intégrité dans l'espace de l'information. Nous avons eu des échanges approfondis avec des experts des gouvernements, des universitaires, des représentants de la société civile, des représentants des médias, des entreprises, afin d'identifier les meilleures pratiques et de tirer des leçons sur la désinformation. Tous les pays sont en train d'apprendre. On apprend collectivement au niveau international, au sein des démocraties. Personne ne sait faire mieux que les autres. L'intégrité de l'information est un bien public. Sa défense est essentielle pour renforcer la liberté d'opinion et d'expression. Celle-ci est en effet minée par la désinformation.
Tel a été le sens de notre démarche, qui a abouti à la publication de notre rapport du 4 mars 2024. Il présente les pratiques mises en oeuvre dans les pays de l'OCDE, notamment, et propose un cadre d'action afin de renforcer l'intégrité de l'espace informationnel, même si les contextes nationaux peuvent varier. Nous espérons parvenir à définir un standard international, c'est-à-dire un instrument juridique, mais non contraignant, dans les mois qui viennent.
Ce cadre d'action comporte trois axes. Le premier consiste en la mise en oeuvre de politiques visant à renforcer la transparence, la responsabilité et la pluralité des sources d'information. La question du renforcement des médias avait été quelque peu oubliée dans nos démocraties, car ils fonctionnaient bien, mais ils ont été affaiblis par le développement du numérique. On se rend compte de nouveau qu'il importe de soutenir des politiques qui permettent la constitution d'un secteur des médias diversifié, pluriel, indépendant. Nous mettons l'accent sur le journalisme local.
Nous plaidons aussi pour la mise en oeuvre de mesures réglementaires pour accroître la responsabilité et la transparence des plateformes en ligne, afin qu'elles ne puissent pas véhiculer la désinformation, en fonction de leur pouvoir de marché et de leurs intérêts commerciaux.
Notre rapport a été adopté à l'issue de négociations. C'est la première fois qu'un texte négocié va aussi loin en ce qui concerne la réglementation des réseaux sociaux. L'idée est d'aller au-delà de l'autorégulation traditionnelle. Des instruments comme le Digital Service Act, le DSA, sont nécessaires, pour accroitre la transparence des plateformes numériques, préciser les modalités de la circulation des données, de la modération des contenus, de la prise de décision algorithmique, des procédures de réclamation, etc. Pour la première fois, nous mettons l'accent sur la dimension réglementaire.
Le deuxième pilier est constitué par la résilience des citoyens. Il s'agit de renforcer les défenses de la société contre la désinformation. À Séoul, un grand débat a été organisé, auquel a participé, notamment, Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix. La conclusion a été qu'il ne fallait pas laisser les citoyens seuls et qu'il ne fallait pas reporter toute la responsabilité sur leurs épaules. On leur en demande trop si on leur demande de faire le tri en permanence tout seuls. Nous avons besoin d'une whole-of-society approach. Si les plateformes parlent beaucoup de l'éducation aux médias, c'est aussi parce que c'est un moyen pour elles de déresponsabiliser la publication de l'information.
Il faut absolument encourager la résilience des citoyens, mais on ne peut pas tout attendre d'eux. Il importe toutefois de donner aux individus les moyens de développer leur esprit critique, de reconnaître et de combattre la désinformation, comme le font la France, par le biais du centre pour l'éducation aux médias et à l'information, la Finlande, ou les Pays-Bas, par le biais de programmes éducatifs avancés et d'enseignements spécifiques tout au long de la scolarité. Il faut également mobiliser tous les secteurs de la société, notamment la recherche académique ou les organisations de la société civile, pour élaborer des politiques globales et fondées sur des données probantes en faveur de l'intégrité de l'information.
Le troisième volet est l'amélioration de la gouvernance et de l'architecture institutionnelle, afin de préserver l'intégrité de l'espace d'information. Il s'agit d'améliorer la coordination stratégique au sein de l'administration face au risque de désinformation, d'investir dans des capacités humaines et technologiques, de renforcer la coopération internationale entre les démocraties, puisque l'information circule à travers les frontières.
L'action gouvernementale est nécessaire pour contrer la menace de la désinformation, cependant aucune action ne doit conduire à un plus grand contrôle de l'information - c'est bien l'enjeu -, ni nuire à l'exercice des droits fondamentaux, notamment à celui de la liberté d'expression. L'exercice d'équilibre est donc très délicat et les pays qui ont mis en place des structures dans ce domaine ont souvent raté leur communication. Il est donc très important de traiter cette question, sans menacer la liberté des systèmes d'information.
Le rapport analyse les nouveaux risques liés à la désinformation sous ses différentes formes : la désinformation d'origine étrangère, la désinformation en période d'élection, et enfin la désinformation liée à l'intelligence artificielle.
Je commencerai par l'intelligence artificielle. Comme l'a dit Vìra Jourová, l'avènement de l'intelligence artificielle permet une « désinformation sous stéroïdes ». Alors que l'on commence à peine à apprendre à lutter contre la désinformation, il est probable que celle-ci sera démultipliée dans les prochaines années. L'intelligence artificielle peut être utilisée pour créer du contenu et pour diffuser la désinformation. On pense évidemment aux deepfakes, les images réalistes, les textes, les vidéos, les fichiers audio qui imitent faussement de vraies personnes. La voix d'un candidat aux élections slovaques a ainsi été contrefaite pour diffuser un message sur les réseaux sociaux à la veille des élections parlementaires l'année dernière. Lors de la campagne électorale en vue des élections législatives qui auront lieu en avril, pas moins de 129 contenus médiatiques générés par l'intelligence artificielle ont déjà été détectés depuis fin janvier.
Une solution technique émerge : le digital watermarking. Les entreprises technologiques ont pris des engagements lors de la conférence de sécurité de Munich, mais il faudra aller plus loin que l'autorégulation traditionnelle.
Plus préoccupant est l'utilisation de l'intelligence artificielle pour multiplier les faux profils sur les réseaux sociaux d'une manière beaucoup plus réaliste qu'aujourd'hui. Il est à craindre que les outils de détection existants, ceux des plateformes ou des gouvernements, ne soient pas en mesure de détecter des campagnes de désinformation coordonnées par l'intelligence artificielle. Voilà un sujet sur lequel nous commençons à travailler à l'OCDE.
J'en viens à la désinformation sous l'effet de manipulations et d'ingérences étrangères. Dans le contexte géopolitique d'aujourd'hui, marqué par une polarisation croissante entre les autocraties et les démocraties, les campagnes de désinformation provenant de l'étranger constituent une réelle préoccupation. Même si les gouvernements étrangers peuvent jouer un rôle constructif dans les débats politiques, les campagnes de désinformation parrainées par l'État et menées en secret, dans l'intention de nuire, ne devraient pas faire partie de la boîte à outils de la politique étrangère d'un pays.
Les démocraties ont créé des organismes pour se défendre : le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), en France, le Global Engagement Center (GEC), aux Etats-Unis, le National Crisis Management Center en Lituanie, etc. L'idée est que les citoyens doivent savoir quand le contenu diffusé sur les plateformes des médias sociaux provient de l'étranger et s'il résulte de techniques de manipulation. Les derniers rapports de Viginum sur les réseaux « Portal Kombat » et « Recent Reliable News » (RRN/Doppelgänger) sont exemplaires à cet égard. L'essentiel, c'est, comme pour la réglementation des plateformes, la transparence. Il n'appartient pas aux gouvernements de juger de la véracité des contenus ni de supprimer des contenus, mais ils devraient informer la population, par le biais d'une communication publique spécifique, que ces campagnes viennent de l'étranger.
Troisièmement, la désinformation joue un rôle critique pendant les élections. Les gouvernements ont pris conscience du risque et prennent de plus en plus de mesures. Les approches varient en fonction des contextes, mais l'accent est principalement mis sur la lutte contre la désinformation qui met en cause l'intégrité du processus et des organes électoraux, c'est-à-dire sur les récits relatifs à la fraude électorale : il ne s'agit pas des récits politiques, qui peuvent être manipulés mais sur lesquels on n'a pas beaucoup de prises, mais des campagnes de désinformation qui portent sur le processus électoral lui-même et qui visent à nuire à sa crédibilité, ce qui revient à affaiblir le coeur des démocraties.
Certains pays ont mis en place des groupes de travail spécialisés : le groupe de travail sur l'assurance de l'intégrité électorale, en Australie, le groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignements visant les élections, au Canada, etc. Selon une enquête récente menée par l'Institut Ipsos et l'Unesco dans seize pays, 87 % des personnes interrogées ont exprimé leur inquiétude face à ce risque. En cette année où les élections majeures sont nombreuses, il est important d'être particulièrement attentif. L'objectif poursuivi par les pays étrangers dans ces campagnes de désinformation n'est pas nécessairement de favoriser un candidat, même si cela peut être le cas : le plus souvent l'enjeu est de faire peser le doute sur l'intégrité du processus électoral.
Je souhaite maintenant évoquer les outils de gouvernance publique qui peuvent être mis en place pour lutter contre les ingérences étrangères. Ils sont variés : réglementation du financement des partis politiques, instauration de règles encadrant la mobilité entre les secteurs privé et public - qui seront probablement fondamentales à l'avenir -, contrôle des investissements étrangers, contrôle sur l'achat et la propriété des médias, protection de la société civile, protection des systèmes électoraux, etc. Certains pays ont fait des avancées vraiment importantes. L'Australie a mis en place en 2018 une réglementation générale qui couvre les différents canaux précités. L'Union Européenne aussi a beaucoup progressé.
Nous avons beaucoup travaillé récemment avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Le dispositif français est déjà bien élaboré. Nous ne partons pas de zéro. Ce sujet est bien appréhendé en France avec un cadre juridique dédié, des institutions efficaces et de nombreuses politiques publiques. Sur le plan pénal, nous pouvons citer le dispositif de répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation ainsi que les restrictions posées aux financements provenant de l'étranger des partis politiques et des campagnes électorales. De nombreux pays ne sont pas protégés sur ce dernier point. Il existe également le dispositif de lutte contre les atteintes à la probité, y compris la corruption, le trafic d'influence et la prise illégale d'intérêts, le dispositif de contrôle des investissements étrangers, la récente loi contre le séparatisme, le dispositif de lutte contre les ingérences numériques étrangères et le dispositif relatif à l'encadrement des activités de représentation d'intérêts. Il y a donc beaucoup de choses en France.
Nous travaillons avec la HATVP pour concevoir un cadre de transparence dédié à l'influence étrangère s'inspirant des pratiques existantes. Dans de nombreux pays, il existe des registres dans le domaine du lobbying demandant aux représentants d'intérêts de s'inscrire et de divulguer publiquement leurs activités. Ce sont 18 pays sur les 38 que compte l'OCDE qui disposent désormais d'un tel registre. Trois de nos membres intègrent certaines activités d'influence étrangère dans leur cadre légal sur le lobbying : le Canada, l'Union européenne et, depuis 2023, la France. D'autres pays ont fait le choix d'un registre séparé couvrant un spectre plus large d'acteurs et d'activités d'influence, sur le modèle du Foreign Agents Registration Act (Fara) aux États-Unis. L'Australie a mis en place un modèle similaire avec le Foreign Influence Transparency Scheme Act (Fits) de 2018. La Grande-Bretagne prend également cette voie et le Canada réfléchit aussi au sujet.
L'Union européenne a présenté en 2023, dans le cadre du paquet européen de la défense de la démocratie, une proposition de directive établissant des exigences harmonisées dans le marché intérieur en matière de transparence et de la représentation d'intérêts exercés pour le compte d'un pays tiers. En France, une proposition de loi relative à l'établissement d'un tel registre sera prochainement débattue au Parlement.
Nous sommes en train de finaliser un rapport sur le sujet, dont nous avons discuté avec l'ensemble des acteurs français : la HATVP, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Viginum, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Tracfin, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le ministère de l'intérieur et le Conseil d'État, ainsi que les chercheurs de l'École militaire et de Sciences Po. Le rapport s'inspire évidemment des pratiques existantes et fera des recommandations sur le champ d'application, les définitions, les mécanismes de mise en oeuvre et le cadre institutionnel nécessaires pour un tel dispositif en France. Il sera, je l'espère, source d'inspiration pour les débats parlementaires qui auront lieu.
Je dirai enfin un dernier mot sur la nécessité de la coopération internationale. Il est évident que, dans un monde globalisé, lutter contre l'influence étrangère n'est probablement pas très efficace. Ce que nous sommes en train d'établir afin que les pays qui ont des valeurs communes puissent mieux collaborer sur ces sujets sera probablement fondamental à l'avenir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour ce rapport de l'OCDE intitulé Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information, qui est très riche en réflexions et en propositions.
Vous avez raison de rappeler qu'il faut toujours renforcer la démocratie, car c'est par la démocratie que nous pourrons lutter contre les ingérences.
Vous avez évoqué la question de la définition et de la différence entre l'influence et l'ingérence. Pourrait-on dire que l'influence serait le volet plutôt positif et l'ingérence la phase plutôt négative d'une même notion ?
Mme Elsa Pilichowski. - C'est ainsi que nous avons ouvert ce sujet. Cela me paraît d'ailleurs important. Si on nie non seulement l'effet bénéfique de l'influence, mais le fait que les pays s'influencent entre eux, nous serons en dehors de la réalité, surtout dans le monde d'aujourd'hui. Il est important de le prendre en compte. Quand on parle de l'ingérence étrangère, l'enjeu est de rendre le système international plus transparent sur les mécanismes d'influence. C'est le but de notre côté : accepter, de façon positive et constructive, l'influence, tout en ayant un cadre qui ne permet pas l'ingérence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler ce qu'a fait l'Australie, dont la législation est plus globale ? Pouvons-nous, en Europe, nous inspirer de l'exemple australien et, le cas échéant, en quoi ? ou bien un autre modèle serait-il plus adapté à notre approche ?
M. Charles Baubion, conseiller à l'OCDE. - L'exemple australien a été mis en place en 2018. L'exemple américain existe pour sa part depuis 1938. Il avait été instauré à l'époque pour lutter contre l'ingérence du régime nazi aux États-Unis, avant l'entrée en guerre de ces derniers. Le système qui est en train d'être mis en place en Grande-Bretagne s'inspire également de tout cela. La France et les autres pays de l'Union européenne - à travers le projet de directive de la Commission européenne - peuvent tout à fait s'inspirer de ces approches. Elles sont diverses et ont chacune des avantages et des inconvénients. Nous étudions les uns et les autres dans le rapport que nous sommes en train de finaliser, pour voir s'ils peuvent s'adapter au cas français. En tous les cas, il s'agit d'une très bonne source d'inspiration.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler les éléments positifs et négatifs des exemples américain et australien ?
M. Charles Baubion. - Dès 1938, le système américain avait prévu d'intégrer non seulement l'influence sur les décideurs publics et les décisions publiques, mais également l'influence sur le public. À l'époque, plusieurs clubs avaient été créés par les autorités allemandes pour essayer d'influencer le public américain. Cette dimension a survécu à l'épreuve du temps et aux évolutions technologiques. C'est ainsi en vertu du Fara que des entités russes ont été condamnées pour ingérence dans les élections américaines de 2016, à travers des campagnes de désinformation menées sur les réseaux sociaux. Le fait d'intégrer l'influence du grand public et non seulement celle des décideurs et des décisions publics est assez important.
Ce qui est intéressant dans le système australien est qu'il détaille très précisément les différentes entités pouvant être considérées comme menant des activités d'influence étrangère. Il ne s'agit pas uniquement des gouvernements ou des agences gouvernementales. Cela peut être aussi des entités privées. Le système détaille de façon assez précise les pourcentages de droits de vote ou de parts de capital détenus par des gouvernements étrangers qui permettraient de les qualifier comme des entités exerçant une influence étrangère.
Un deuxième point est intéressant avec le système australien : il a pour spécificité d'émettre des demandes de mise à jour précises et de pratiquer des délais plus courts pour enregistrer les activités d'influence durant les périodes électorales. C'est une chose dont pourrait s'inspirer un système français.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le système australien vise-t-il aussi bien des médias que des entreprises ?
M. Charles Baubion. - Dans tout système, il existe des exemptions. Je ne pourrais pas vous dire de mémoire si les médias sont intégrés ou non dans le système australien. Les exemptions concernent généralement les activités diplomatiques et consulaires ainsi que des activités juridiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez souligné la nécessité de veiller à ce que les lois sur la désinformation ne soient pas contre-productives et ne risquent pas d'alimenter le narratif de puissances autocrates qui pourraient communiquer sur un supposé manque de pluralité ou de liberté dans nos pays. Quelles règles pourriez-vous indiquer en la matière, si la France souhaitait aller plus loin dans ce type de disposition ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons observé les échecs de communication survenus à l'étranger. Il y a plus d'échecs que de réussites dans la mise en place des équivalents de Viginum. Nous avons d'ailleurs voulu, dans le rapport, donner au Gouvernement un narratif, des mots pour aborder le sujet. Les gouvernements ont été tenus à distance des espaces informationnels pour les bonnes raisons. Il faut toujours le rappeler quand nous communiquons. Il est nécessaire que les exécutifs soient tenus à distance de ces espaces, c'est le propre d'une démocratie.
Il faut être capable de tenir un discours sur la séparation nécessaire entre les gouvernements et les espaces informationnels et dire surtout que l'on ne s'occupe pas du contenu, mais de la transparence. Les citoyens sont très sensibles au travail du Gouvernement sur le contenu, ce qui est bien normal. C'est ce que nous attendons dans une démocratie, nous attendons que le Gouvernement soit loin de l'implication sur le contenu. En revanche, les citoyens n'aiment pas non plus être manipulés. L'enjeu est donc d'encourager la transparence du système pour éviter que quiconque soit manipulé. Le Gouvernement travaille sur la transparence du système, non sur le contenu. C'est ce narratif qui est gagnant.
En revanche, si on commence à laisser planer le doute sur un éventuel travail sur le contenu, c'est l'échec, pour de bonnes raisons.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous donner un ou plusieurs exemples de gouvernements qui se sont heurtés précisément à un échec ?
Mme Elsa Pilichowski. - Je ne voudrais pas pointer tel ou tel pays, car nous ne l'avons pas fait dans nos rapports. Nous en avons parlé de façon individuelle avec les gouvernements. Il y a eu des crises politiques un peu compliquées aux États-Unis, en Allemagne ou au Brésil.
M. Rachid Temal, rapporteur. - S'agissait-il d'échecs ?
Mme Elsa Pilichowski. - Il s'agissait de situations compliquées dans la mise en oeuvre de mécanismes de discours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sans citer de pays, pourriez-vous donner un cas précis pour éclairer la commission d'enquête ?
Mme Elsa Pilichowski. - La communication autour du sujet est fragile. Les gouvernements ont peur de communiquer sur le sujet. Les exécutifs ne sont pas à l'aise. Quand nous avons commencé à travailler sur le renforcement de la démocratie, nous avons eu beaucoup de mal à ce que les exécutifs s'emparent du sujet pour la même raison. Ils ne représentent pas la démocratie au total ni le système informationnel. Ils se heurtent donc à une difficulté de communication.
Quand les narratifs n'étaient pas les bons, quand ils parlaient de réglementation, de danger absolu, cela a créé des polarisations plutôt que des effets positifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des préconisations ou des pistes à ouvrir pour la France ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons travaillé avec des journalistes pour notre rapport. Ils sont les plus sensibles sur ce sujet, avec raison, et ils savent quand le narratif ne passe pas. La première préconisation est de travailler avec eux, qui sauvegardent leur indépendance à tout prix, pour le meilleur, donc de suivre plutôt notre expérience que celles des gouvernements qui n'ont pas été jusque-là de grands succès en la matière.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles seraient vos préconisations par rapport aux propriétaires des médias ? Les journalistes sont le bout de la chaîne, mais il faut tenir compte également de ces derniers.
Mme Elsa Pilichowski. - Lorsque nous avons travaillé avec les journalistes, l'un des commentaires qu'ils ont faits sur la version préliminaire du rapport est qu'il parlait des médias et peu des journalistes. La propriété des médias et les journalistes, ce n'est pas la même chose. Il me semble que ceux qui sont très férus de leur indépendance sont essentiellement les journalistes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête travaille sur la capacité de notre démocratie, donc des politiques publiques, à se protéger des ingérences étrangères. Avez-vous pu établir une cartographie de tous les acteurs qui travaillent en France pour lutter contre ces ingérences et, le cas échéant, avec qui et comment ? Existe-t-il trop d'acteurs ? Un seul acteur serait-il préférable ? Qu'en est-il de leur coordination ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons cartographié ce que nous pensons être l'ensemble des acteurs français. Dans tous les pays, il y a un ensemble d'acteurs. C'est peut-être cela, la bonne pratique internationale. N'avoir qu'un seul acteur paraît impossible au vu de l'étendue et des différents canaux de l'ingérence étrangère. On ne peut pas être spécialisé sur tout. Différentes agences sont chargées de différents aspects. Cela soulève la question de leur coordination. L'Australie y a particulièrement travaillé. Sa politique étudie tous les canaux, mais cela se fait moyennant une grande coopération de l'ensemble des acteurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'est-ce que cela signifie concrètement, au quotidien, la coordination ? Qui dit coordination dit aussi réactivité quant à la détection d'une ingérence et aux choix de la réponse à y apporter. On a le sentiment que nombre d'acteurs détectent, mais que peu d'entre eux ont pour mission de répondre aux ingérences détectées et qu'aucun délai ne s'applique. Concrètement, donc, comment la coordination australienne que vous érigez en modèle fonctionne-t-elle ? Jusqu'où peut-elle aller et dans quel espace-temps, défensif ou offensif ?
Mme Elsa Pilichowski. - Il faut distinguer une menace qui arrive dans un pays donné - notamment en matière de désinformation - d'une politique de long terme de déstabilisation qui s'appuie sur tous les canaux. Ce n'est pas la même chose. Il faut mettre en oeuvre une politique préventive de transparence, qui permet de voir progressivement, sur les différents canaux, où se passe l'influence étrangère. La réponse à une menace directe est un autre sujet, même si les deux sont liés. Nous partons du principe que c'est par la mise en oeuvre de la transparence et la signalisation de certains canaux utilisés que nous viendrons à bout de l'influence étrangère. Une fois que l'on répond à une menace qui survient, il est presque un peu tard. Il faut arriver à mettre en place un système de transparence susceptible de prévenir la grande majorité des menaces. Cela implique un ensemble d'acteurs. Ce ne peut pas être le fait d'un seul acteur.
M. Charles Baubion. - Nos travaux sont un peu préliminaires, car il s'agit d'un sujet dont nous nous sommes saisis assez récemment. Nous avons regardé en détail le cas de la France par rapport à un outil particulier, à savoir l'établissement d'un registre de transparence de l'influence étrangère.
Quand on regarde l'ensemble des canaux évoqués - la coercition économique, la désinformation, ou autre - on constate qu'une multiplicité d'outils est nécessaire, chacun étant géré par un ensemble de différentes institutions. Et une vraie coordination est nécessaire pour aboutir à une cohérence d'ensemble de l'approche utilisée. Par le passé, l'ingérence étrangère a été essentiellement traitée par des services de renseignement et des approches sécuritaires qui fonctionnent, par définition, un peu en silos. Aujourd'hui, face à l'ampleur du risque et de la menace et au besoin de nouveaux outils, civils, une transformation est nécessaire, vers une approche coordonnée, appuyée sur une stratégie nationale bien établie impliquant tous les acteurs ainsi qu'un chef de file. Il existe en France des acteurs qui sont bien placés pour le faire au niveau de ce que l'on appelle le centre de gouvernement.
Pour ce qui est de la mise en oeuvre d'un système plus opérationnel par rapport à une campagne de désinformation détectée et des délais que vous évoquiez, je n'ai pas de réponse précise.
Détecter une campagne et communiquer dessus de façon transparente, c'est cela, la réponse opérationnelle apportée à la désinformation. Elle est menée par Viginum, lorsque cette structure met en lumière des campagnes de désinformation d'origine russe et les souligne auprès des citoyens. Telle est la réponse opérationnelle à apporter.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre des opérations au Sahel, malheureusement, cela n'a pas suffi. Un narratif était posé sur le terrain, notamment par Wagner, et notre incapacité à y répondre a joué dans les événements.
Ce que vous dites par ailleurs concernant Viginum est exact, à condition qu'un maximum de Français ait entendu parler de Viginum. Cela renvoie à ce que vous disiez précédemment sur d'autres modèles, notamment finlandais, d'éducation aux médias.
Le premier étage de la fusée pourrait donc être, en France, la rédaction d'une stratégie nationale, de long terme, associant tous les éléments militaires et civils que vous avez évoqués, impliquant une coordination forte ainsi qu'un chef de file et des capacités de réponse le cas échéant.
Concernant l'intelligence artificielle, dont vous avez listé les risques sur la création et la diffusion de contenus, j'ai bien aimé l'image de la désinformation sous stéroïdes. Cela m'a fait penser au changement de monde que nous avons connu avec Ben Johnson aux jeux Olympiques. Comment pourrions-nous imaginer d'ores et déjà la réponse des États à ce phénomène ? Ont-ils prévu, au sein de l'OCDE ou ailleurs, de travailler ensemble à ce sujet, pour anticiper les prochains outils d'ingérence ?
Mme Elsa Pilichowski. - Comme je l'ai dit à Séoul, nous sommes déjà très en retard. Il faut commencer par rattraper le retard que nous avons accumulé sur la mise en place d'une structure de lutte contre la désinformation. Ce n'est pas la seule chose qui sera nécessaire, mais, pour l'instant, elle manque. Il faut agir sur la formation de la société, les institutions nationales, la réglementation des plateformes. Nous avons agi en Europe, au moyen des réglementations récentes, mais cela est très récent et la mise en oeuvre de ces réglementations sera longue.
Il ne faut pas oublier cet aspect, car nous aurons tendance à mobiliser des techniques, comme le watermarking, en pensant qu'elles suffiront, alors qu'elles ne seront pas très efficaces tant que le reste ne sera pas en place. Elles seront en effet débordées rapidement par les acteurs et contre-manipulées.
Là où nous devons agir de façon franche et déterminante au niveau international, c'est sur les trois piliers de la réponse que nous indiquons dans notre rapport.
Nous avons commencé à travailler sur le sujet au niveau international. Ce n'est pas comme si c'était évident ou comme si nous avions déjà les réponses ! Nous y travaillons et cela prend du temps. Mais il faut avancer aussi de façon prioritaire sur les autres piliers, car, sans cela, rien de ce que l'on invente ne fonctionnera.
À Séoul, nombre de personnes partageaient vos préoccupations relatives à l'intelligence artificielle. Cependant, aucune réponse déterminante différente de ce que l'on dit dans le rapport ne sera présentée, même si quelques techniques supplémentaires interviendront, sur lesquelles nous pourrons travailler. Tant que nous n'agirons pas sur la réglementation des plateformes, il sera difficile d'avancer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela suppose que les États s'intéressent spécifiquement à l'intelligence artificielle, au-delà des piliers que vous évoquez, qui sont nécessaires. Ce n'est pas seulement une question technique. Nous changeons aussi d'approche, et de perspective.
Comment notre démocratie peut-elle combattre les ingérences, aujourd'hui et dans l'avenir ? Pouvez-vous nous en dire plus sur vos travaux avec la HATVP ? Quand votre rapport sera-t-il remis ?
M. Charles Baubion. - Le calendrier s'est un peu accéléré du fait du dépôt de la proposition de loi portant sur le sujet et de sa discussion en commission des lois à l'Assemblée nationale. Nous prévoyons d'organiser un événement vers la fin du mois d'avril, avec la HATVP, pour la publication du rapport.
Nous étudions dans ce rapport la façon dont un registre de transparence des activités d'influence étrangère pourrait être mis en place en France : quels seraient son champ d'application, les définitions employées, les sanctions éventuelles, ou encore l'organisation institutionnelle associée. Nous nous intéressons également aux questions relatives à l'intégrité des responsables publics, notamment concernant les mobilités entre le public et le privé. Nous fournissons des pistes de réflexion à la HATVP et aux acteurs français sur ces sujets.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous sommes très désireux de participer à cet événement. Au-delà de la proposition de loi, qui a son importance, nous souhaitons un rapport qui balaie plus largement le sujet, susceptible de servir de base de travail pour structurer la stratégie que nous avons évoquée.
Nous souhaitons pouvoir continuer à travailler ensemble. C'est un travail au long cours, incluant les volets militaire, civil, économique, médiatique, institutionnel, etc. De nombreux sujets doivent être balayés, même si de nombreux rapports ont déjà été produits, souvent dans des approches « en silos ». Nous vous remercions du travail que nous pourrons mener ensemble.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je reviens sur l'intelligence artificielle et sur la réglementation des plateformes, que vous appelez tous de vos voeux.
Le DSA est en train d'être mis en oeuvre. Considérez-vous, comme le Sénat, qu'il ne répond pas suffisamment à l'exigence de régulation ? Estimez-vous que l'AI Act, désormais voté, permet des avancées substantielles via l'approche par le risque, en interdisant un certain nombre d'utilisations non éthiques ? Allons-nous assez loin en ce sens ? L'Europe est la première à réguler le domaine de l'intelligence artificielle : ce texte, à l'instar du règlement général sur la protection des données (RGPD), est-il examiné de près par les trente-neuf États de l'OCDE ? Exerce-t-il une influence en dehors de l'Union européenne ?
Ensuite, l'IA se nourrit de données : au-delà des plateformes, qu'en est-il des Big Tech - AWS (Amazon Web Services), Google ou encore Microsoft -, qui gèrent, eux, de la donnée ? Quel regard portez-vous sur la régulation de ce secteur ?
Enfin, à quel moment l'OCDE a-t-elle observé, dans la longue histoire des déviances de l'internet, des dysfonctionnements majeurs liés principalement aux Gafam ? Bien sûr, les ingérences étrangères sont d'abord imputables aux États, mais ces entreprises ont elles aussi de lourdes responsabilités. Elles exercent en particulier un lobbying effréné pour bloquer toute tentative de législation de par le monde.
M. Éric Bocquet. - Tout d'abord, vous distinguez les ingérences économiques et les ingérences politiques : l'une domine-t-elle ou sont-elles d'égale importance ?
Ensuite, vous avancez que les diasporas peuvent être à l'origine de certaines pratiques d'ingérence : pouvez-vous nous donner des exemples ? Quels sont les buts et les méthodes de ces diasporas ?
Entre 2017 et 2021, le groupe Apple a augmenté son budget de lobbying de 500 %. Chez Google, ces dépenses ont progressé de 357 % ; chez Facebook, elles ont bondi de 1200 %. Avez-vous pu constater, à votre niveau, les effets concrets du renforcement des politiques d'influence des grands groupes du numérique ?
J'en viens à une question beaucoup plus large. Vous le soulignez avec raison, on ne peut pas croire à l'autorégulation ou tout laisser reposer sur les épaules des citoyens : il faut donc miser sur une régulation par les États.
M. Nick Clegg, vice-premier ministre du Royaume-Uni dans le gouvernement de coalition mené par David Cameron, entre 2010 et 2015, est ensuite devenu responsable pour Facebook à Bruxelles, chargé des affaires internationales. Peut-on défendre successivement l'intérêt général et les intérêts de Facebook ? Je ne fais de procès à personne, mais de tels parcours me semblent poser problème au titre de la régulation. Quant à Sheryl Sandberg, avant de devenir numéro 2 de Facebook, elle a fait partie de l'administration Clinton, fait un passage à la Banque mondiale et travaillé pour Google. La porosité est évidente entre la sphère politique et les grands groupes du numérique. Selon vous, est-ce normal, ou bien est-ce un sujet de préoccupation ?
Je saisis cette occasion pour vous recommander un ouvrage passionnant publié en 2020 par Mme Shoshana Zuboff, universitaire à Harvard : L'Âge du capitalisme de la surveillance. Mme Zuboff y démontre que, loin de se contenter de prévoir, le numérique a pour objectif assumé de modifier à grande échelle des conduites humaines...
Mme Elsa Pilichowski. - Nous l'affirmons très clairement dans notre rapport : le DSA et l'IA Act vont dans la bonne voie.
La prix Nobel de la paix Maria Ressa, qui est l'une des grandes voix mondiales au sujet de la désinformation, déclarait à ce propos à Séoul : « L'Union européenne a gagné la course des tortues. » J'ai trouvé cette formule intéressante : l'Union européenne a fait un pas en avant gigantesque avec le DSA et l'AI Act, qui sont une source d'inspiration pour beaucoup d'acteurs dans le monde, mais ces textes arrivent tard et doivent être mis en oeuvre rapidement. Sont-ils suffisants ? Nous allons voir comment l'Union européenne les met en place - leur application suppose de grandes capacités de réglementation et d'application. Un travail d'évaluation sera nécessaire. Ce qui est important, c'est que l'on puisse aller plus loin que l'Union européenne, dont l'espace informationnel n'est pas fermé, bien au contraire : il est ouvert à tout ce qui se passe dans le monde en permanence. Il faudrait au moins un accord des démocraties pour obtenir, philosophiquement, l'équivalent d'un DSA mondial. Ce serait un énorme pas en avant. Ce serait vraiment formidable.
Dans notre rapport, qui est un texte négocié, nous mentionnons une réglementation « as appropriate » : nous n'y sommes pas encore, ne serait-ce qu'en théorie. Nous avons fait un grand pas avec notre rapport, même s'il faut lire entre les lignes. Cela étant, il reste beaucoup à faire pour construire la défense de l'ensemble des démocraties.
Évidemment, je ne prendrai pas position au sujet du Mali ; mais on ne peut pas imaginer lutter dans l'espace informationnel d'un pays en tant que puissance étrangère. Cela ne paraît pas faisable. Un pays ne peut avoir de discours démocratique que dans son propre système informationnel : c'est bien pourquoi, au sujet de la désinformation, il faut fédérer bien au-delà de l'Union européenne. Sinon, nous n'y arriverons pas.
En matière de données, il est en train de se passer quelque chose. Avec l'intelligence artificielle générative, les pays du Sud vont être en grande difficulté par rapport aux pays du Nord, car ils n'ont pas autant de données ouvertes sur internet et de contenus produits. Il risque d'y avoir, à cet égard, une énorme différence, ce qui posera de grandes questions de concurrence de narratifs. Certains pays fourniront de la donnée pour pouvoir exercer une influence dans le Sud. C'est aussi sur cela qu'il faut travailler, et c'est très compliqué.
L'OCDE travaille beaucoup sur le dossier des Gafam. Je ne prendrai pas position sur le lobbying, sujet complexe s'il en est. Cela étant, la recommandation formulée à ce propos par l'OCDE fut la première, en 2010, et nous sommes en train de travailler à une recommandation beaucoup plus large sur le lobbying, comprenant aussi l'influence, y compris l'influence étrangère.
Pour ce qui concerne le numérique en général, on parle beaucoup de l'implication des parties prenantes, donc de facto de l'implication des entreprises technologiques. En la matière, un débat me semble particulièrement intéressant pour l'avenir : il s'agit de passer de l'implication des parties prenantes à la décision avec les citoyens. Ce sont deux choses très différentes.
Les entreprises technologiques doivent être consultées pour des raisons techniques, mais la décision démocratique exige de consulter les citoyens ou leurs représentants. À cet égard, il semble y avoir eu, depuis vingt ans, un glissement qui n'a probablement pas été très heureux pour l'évolution de la société numérique. Il faut savoir ce dont on parle quand on évoque les parties prenantes. Ce glissement, qui s'observe dans un certain nombre de domaines, est un sujet très important pour les démocraties.
L'ingérence économique a toujours existé ; elle est encore plus difficile à définir et à voir que l'ingérence politique. Mais, aujourd'hui, ce qui fait la différence, c'est l'ingérence politique. Les parts respectives de ces ingérences sont impossibles à chiffrer : je ne peux en aucun cas vous dire que la répartition est à 75-25 ou à 50-50. En revanche, ce qui pose les problèmes les plus aigus dans les démocraties, c'est l'ingérence politique, notamment via la désinformation, les actions de lobbying et les différentes passerelles entre le public et le privé. C'est ce sur quoi les pays travaillent le plus actuellement.
Pour ce qui concerne les diasporas, l'exemple canadien était le plus marquant ; sur ce sujet, je cède la parole à M. Baubion.
M. Charles Baubion. - La question des diasporas revêt deux aspects : le contrôle des diasporas exercé par les puissances étrangères, qui pose de vraies questions pour les démocraties, et la manipulation, y compris la manipulation de l'information.
Nous avons évoqué ce sujet avec nos collègues canadiens : ils insistent sur un ensemble de médias communautaires, auxquels ils ont difficilement accès, ainsi que sur les différentes boucles de réseaux sociaux. En la matière, on parle beaucoup de ces derniers ; mais, de plus en plus, l'information circule dans des boucles fermées, dans des systèmes de type WhatsApp, par lesquelles de nombreuses opérations de désinformations peuvent être menées au sein de telle ou telle communauté. Comprendre ce qui s'y passe était un vrai sujet de préoccupation pour les Canadiens.
La vraie question, c'est la dissociation encore plus grande, par des narratifs manipulés, de communautés qui ne sont pas intégrées. Ces communautés tendent à se dissocier de plus en plus de la société où elles vivent.
Les questions relatives aux répressions sont encore plus problématiques. Un certain nombre d'exemples de répression de communautés par des régimes autoritaires sont sortis dans la presse, notamment au Canada. Ces cas ne sont pas encore complètement documentés de manière officielle : il nous est difficile d'en dire beaucoup plus. Mais la répression des diasporas est un vrai sujet dans les démocraties.
Mme Gisèle Jourda. - Une proposition de loi reprenant les recommandations des services de renseignement et de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) entend autoriser le recours à la technique de l'algorithme.
Le but est de renforcer la lutte contre les ingérences étrangères en suivant les modes opératoires de certains services étrangers agissant sur le territoire national. Il s'agit, par exemple, de détecter des déplacements, des réservations ou des habitudes de communication. Cette pratique ferait l'objet d'une expérimentation de trois ans. Or elle peut poser un risque réel pour le respect de la vie privée : à ce titre, quel est l'avis de l'OCDE ?
Mme Évelyne Perrot. - Comment sensibiliser les scolaires aux enjeux de la désinformation ? Certains pays le font-ils déjà ?
M. Akli Mellouli. - Les membres des diasporas ne sont pas nécessairement des agents d'influence, et ces derniers n'appartiennent évidemment pas tous à une diaspora : prenons garde aux risques de stigmatisation. De même, n'oublions pas que l'influence peut jouer un rôle positif dans les relations internationales.
Mme Elsa Pilichowski. - Monsieur le sénateur, vous avez entièrement raison : il faut se méfier de ce discours et de telles stigmatisations sont un vrai problème.
On constate que, dans certains pays, les diasporas peuvent être plus facilement manipulées, du fait de leur constitution et de leurs liens avec le pays étranger. Il s'agit simplement de dresser ce constat. À cet égard, le Canada a vécu, il y a six à huit mois, une crise très importante. Ce moment extrêmement difficile a aussi été le point de départ de la réflexion menée.
Il faut bel et bien faire attention aux narratifs. L'objectif est plutôt de protéger les diasporas de la manipulation et de la désinformation.
M. Akli Mellouli. - Certaines personnes deviennent des agents d'influence par simple appât du gain, sans appartenir à une quelconque diaspora : n'occultons pas cette réalité. Dans ce domaine, il ne faut pas avoir d'oeillères.
Mme Elsa Pilichowski. - Vous avez entièrement raison.
Madame la sénatrice, diverses actions commencent à être conduites auprès des scolaires et, avec la Finlande et les Pays-Bas, la France est généralement citée parmi les bons élèves. Toutefois, il faut prendre garde à ne pas viser les seuls scolaires, qui, aujourd'hui, sont presque les mieux formés. Il faut regarder l'ensemble de la société, notamment les seniors, qui sont moins à l'aise avec le digital.
Quant à l'utilisation de la technique des algorithmes, nous voyons ce dont il s'agit, mais nous n'avons pas encore d'avis sur ce sujet.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.
6. Audition, ouverte à la presse, de M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - le mardi 19 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous accueillons pour cette seconde audition de la journée, M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom.
Monsieur le Président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
L'Arcom joue en effet un rôle décisif dans la lutte contre les manipulations de l'information, dont nous savons qu'elles constituent un volet clef des opérations d'influence malveillantes, voire de la guerre de l'information, menées contre la France.
Cette audition s'inscrit dans le contexte particulier du début de la campagne pour les élections européennes.
Vous pourrez notamment revenir sur l'application qui a été faite de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre les manipulations de l'information, qui a conféré à l'Arcom de nouvelles prérogatives en la matière.
D'autres textes relatifs à la régulation de l'espace numérique ont également été adoptés ou sont en en cours d'examen, dans l'Union européenne et en France. Vous pourrez nous éclairer sur les avancées éventuelles qu'ils permettent pour ce qui concerne le sujet de notre commission d'enquête, et évoquer toute autre piste d'amélioration de nos dispositifs existants que vous jugeriez utile pour contrer plus efficacement les influences étrangères malveillantes.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roch-Olivier Maistre prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'offrir l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête.
Dans un contexte de multiplication des phénomènes de manipulation de l'information, d'augmentation des risques d'ingérence étrangère, singulièrement à la veille d'un scrutin dont chacun mesure les enjeux au regard de la configuration géopolitique de notre continent, l'Arcom, qui doit veiller au respect par les médias audiovisuels de leurs obligations idéologiques, mais aussi déployer ses compétences plus récentes de supervision des plateformes en ligne, est amenée de plus en plus souvent à s'intéresser au sujet qui anime les travaux de votre commission.
À l'approche des élections européennes, mais aussi des Jeux de Paris de 2024, votre réflexion est à nos yeux plus que jamais d'actualité.
Je précise d'emblée que certaines des informations dont nous avons pu avoir à connaître présentent un caractère sensible, voire confidentiel, qu'il ne m'appartient pas de dévoiler dans ce cadre ; nous pourrons bien évidemment vous les transmettre sous forme écrite à l'issue de cette audition.
L'Arcom intervient à double titre pour contrer les tentatives d'ingérence étrangère visant notre territoire : d'abord au titre de la régulation des services de médias audiovisuels étrangers, ensuite à celui de la lutte contre la manipulation de l'information sur les plateformes en ligne.
Pour ce qui concerne notre action à l'égard des médias audiovisuels étrangers, le droit applicable aux chaînes étrangères, en l'occurrence extra-européennes, est celui de la liberté de réception. Toutefois, ces chaînes doivent respecter les règles qui découlent de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA), laquelle s'attache en particulier aux exigences liées à la protection du public et à l'ordre public.
La détermination de l'État compétent à l'égard d'une chaîne extra-européenne reçue sur le territoire de l'Union européenne ou sur le territoire d'un État partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière (CETT) est fondée sur la seule diffusion satellitaire.
Les critères retenus dans la dernière version de la directive SMA sont d'abord la localisation de la liaison montante entre le lieu d'émission du service et le satellite chargé d'en assurer la diffusion, puis la nationalité du satellite lui-même. Compte tenu de l'activité de l'opérateur satellitaire Eutelsat et, dans une moindre mesure, de l'activité de liaison montante en France de l'opérateur Globecast, propriété du groupe Orange, la France est compétente sur plusieurs centaines de services de télévision extra-européens. Il en va ainsi, en particulier, de chaînes d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient qui sont diffusées par des satellites d'Eutelsat centrés sur cette région, mais qui peuvent être reçues dans le sud de l'Europe ou, par exemple, de chaînes russes qui sont reçues sur le territoire de l'Ukraine, État partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière.
Ces services sous compétence française sont dispensés de conventionnement avec le régulateur. Pour autant, ils sont soumis aux obligations de la loi de 1986 sur la liberté de communication et au contrôle de l'Arcom, qui peut mettre en oeuvre des procédures de sanction et mettre en demeure Eutelsat de faire cesser leur diffusion ou demander au Conseil d'État d'ordonner en référé à Eutelsat d'y procéder.
Dès le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Arcom, comme les autres régulateurs européens, a contrôlé les chaînes russes reçues sur notre territoire ou placées sous sa compétence et pris des mesures à l'encontre de certaines d'entre elles.
L'Autorité a ainsi adopté deux décisions de cessation de diffusion ; le 2 juillet 2022, l'Arcom a mis en demeure Eutelsat de cesser la diffusion du service de télévision NTV-Mir à la suite de manquements relatifs à l'interdiction d'incitation à la haine ou à la violence et à l'obligation d'honnêteté de l'information ; puis, le 14 décembre 2022, l'Arcom a de nouveau mis en demeure Eutelsat de cesser la diffusion des services de télévision Rossiya 1, Perviy Kanal et NTV à la suite, là aussi, de manquements relatifs à l'obligation de ne pas inciter à la haine et à la violence et à l'obligation d'honnêteté de l'information.
Cette dernière décision faisait suite à une ordonnance du Conseil d'État du 9 décembre 2022, qui avait reconnu la compétence de l'Arcom sur ces trois chaînes russes, dès lors qu'elles étaient reçues sur les territoires ukrainiens occupés par la Russie. Cette question était en débat puisque ces chaînes cryptées étaient destinées principalement aux territoires russes. Le Conseil d'État a tranché en considérant qu'à partir du moment où ces chaînes étaient susceptibles d'être accessibles sur le territoire de l'Ukraine et que l'Ukraine était elle-même partie prenante à la CETT, nous retrouvions notre compétence.
Les chaînes concernées ont ensuite été visées par le neuvième paquet de sanctions de l'Union européenne du 16 décembre 2022, entré en vigueur le 1er février 2023.
L'Arcom a par ailleurs agi pour assurer la bonne mise en oeuvre des sanctions européennes portant sur l'interdiction de diffusion de médias russes. Sont concernés plusieurs services de télévision, notamment Russia Today (RT), dans ses différentes déclinaisons nationales - RT France, RT English, RT UK, RT Germany, RT Spanish, RT Arabic -, Rossiya RTR, Rossiya 24, TV Centre International et Ren TV, de même que le média Sputnik, qui n'est pas lui-même un service de télévision.
Plusieurs de ces chaînes sont sous compétence française, dont RT France qui était établie sur notre territoire et qui avait été conventionnée par l'Arcom en 2015 ou 2016. Les règlements européens relatifs aux sanctions étant d'application directe, l'Arcom a indiqué dans un communiqué de presse du 2 mars 2022 que la convention avec RT était suspendue. Nous avons relayé les informations sur les services sous sanction européenne aux opérateurs concernés, à savoir Eutelsat et les fournisseurs d'accès à internet (FAI), à Dailymotion, qui diffusait RT France en tant que service de médias audiovisuels à la demande, ainsi qu'à Google et Apple au titre de leur magasin d'applications.
Les services de l'Autorité sont de nouveau intervenus récemment à l'égard d'un opérateur français qui distribuait une chaîne sous sanction européenne.
En ce qui concerne les chaînes moyen-orientales, le CSA est déjà intervenu par le passé pour suspendre la diffusion satellitaire de certaines d'entre elles. Cette question a retrouvé une certaine actualité à la suite de l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023, qui a conduit l'Arcom, qui avait été saisie par un certain nombre d'interlocuteurs, dont le comité Diderot, à apporter une attention renouvelée à certains de ces services.
L'Autorité a ainsi enjoint Eutelsat de suspendre la diffusion de la chaîne Al-Aqsa ainsi que de deux services miroir, diffusés sous un autre nom. Plusieurs autres services nous ont été signalés, mais il s'est avéré qu'ils relevaient de la compétence de l'Italie au regard du critère de la liaison montante. J'ai donc saisi mon homologue italien pour qu'il procède à l'examen de ces chaînes et en tire le cas échéant les conséquences nécessaires. D'autres services sont actuellement en cours d'examen par nos équipes.
Je profite de ce propos pour vous faire part des difficultés rencontrées par l'Arcom dans l'application des sanctions en raison du caractère complexe et en partie obsolète du cadre juridique applicable.
La première difficulté a trait aux règles permettant de déterminer l'État membre compétent sur une chaîne extra-européenne. Le critère de la liaison montante se révèle délicat à appliquer en raison de la volatilité desdites liaisons. Il est très facile de se déplacer sur le continent et de partir d'un autre territoire. Il conviendrait sans doute de réinterroger ces règles en vue d'une probable révision de la directive SMA dans le futur.
Après le prochain scrutin européen, la nouvelle Commission va fixer un programme de travail. Cette question viendra sûrement à l'ordre du jour.
La deuxième difficulté tient à ce que la compétence d'un État membre sur une chaîne étrangère est fondée sur la seule diffusion satellitaire. Dès lors, une chaîne de télévision diffusée uniquement sur internet, ce qui est maintenant très fréquent, échappe à l'intervention du régulateur. Un projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, dit « Sren » est en cours de discussion. Ce texte prévoit, dans certaines conditions, que l'Arcom puisse intervenir à l'égard de ces chaînes diffusées exclusivement sur internet et de ces services de médias audiovisuels à la demande, qui enfreignent les grands principes de la loi de 1986. S'il était adopté, l'Arcom pourrait intervenir auprès des fournisseurs d'accès pour bloquer les signaux correspondants.
La troisième difficulté tient à la diffusion de tout ou partie des contenus de chaînes sous sanction européenne sur des médias numériques. À titre d'exemple, des sites internet établis à l'étranger, mais accessibles en France, ont pu servir pendant un temps de plateforme de diffusion pour RT. Or l'Arcom ne tient aujourd'hui aucune compétence de la loi pour intervenir à l'encontre de ce type d'acteurs. L'article 4 du projet de loi Sren entend remédier à cette difficulté, notamment en autorisant l'Arcom à demander aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer les sites concernés.
La dernière difficulté a trait à l'application des sanctions européennes de gel d'avoirs de personnes et d'entités russes dont certaines ont un lien avec des médias. Les conséquences éventuelles découlant de ces sanctions économiques, par leur effet en cascade sur l'actionnariat de tel ou tel média, restent à préciser. La direction générale du Trésor, qui est en charge de l'application des sanctions européennes, travaille à cette question en liaison avec la Commission européenne. À ce jour, nous n'avons pas eu de retour sur les suites qui seraient réservées à ces travaux.
J'en arrive, monsieur le président, monsieur le rapporteur, au deuxième volet de notre action pour contrer les ingérences étrangères, à savoir la lutte contre les phénomènes de manipulation de l'information sur les plateformes en ligne.
En adoptant la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, dite anti-infox, le Parlement français a instauré un cadre précurseur fondé sur des obligations de moyens et de transparence incombant aux opérateurs de plateformes en ligne en France.
Le projet de loi Sren prévoit d'adapter ce cadre de régulation au règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA). Dans le cadre de ce règlement, les dix-neuf très grandes plateformes et moteurs de recherche, qui ont été désignés par la Commission européenne l'année dernière, en août 2023, et auxquels se sont rajoutées trois plateformes diffusant des contenus à caractère pornographique, sont soumis à des exigences renforcées d'identification et d'évaluation des risques systémiques liés à la diffusion de contenus affectant le discours civique, les processus électoraux et la sécurité publique, ce qui inclut en particulier les contenus de désinformation, y compris ceux qui, sans être en tant que tels illégaux, seraient préjudiciables.
Le projet de loi Sren prévoit de désigner l'Arcom pour superviser la mise en oeuvre du règlement en France aux côtés de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). L'Autorité serait plus précisément chargée, en tant que coordinateur pour les services numériques, de veiller à une application cohérente du règlement dans notre pays. Sur ce point, je précise que le DSA privilégie dans sa structure un travail de supervision collective en lien avec la Commission européenne. En effet, pour ces très grandes plateformes, la Commission européenne joue un rôle pilote en liaison avec les coordinateurs désignés par chaque État membre de l'Union au sein d'un comité européen des services numériques, dont la première réunion - à laquelle nous avons assisté, bien que le projet de loi Sren ne soit pas encore adopté - s'est tenue voilà environ trois semaines.
Le règlement fournit aussi des outils permettant d'associer l'ensemble des parties prenantes : la société civile, au travers des signaleurs de confiance, que nos autorités vont désigner ; la communauté de la recherche, puisque ce texte contraint ces très grandes plateformes à permettre aux chercheurs d'accéder à leurs données dans le cadre de leurs travaux ; les organisations spécialisées dans la vérification des faits et l'éducation aux médias, pour s'assurer du bon suivi par ces plateformes de leurs obligations.
J'ajoute qu'au titre de cette action à l'égard de la lutte contre la manipulation de l'information, nous sommes en liaison étroite avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) depuis sa création, en 2021. Fin 2023, l'Arcom et Viginum se sont accordés pour travailler au renforcement de leur collaboration, notamment en vue de la mise en oeuvre du DSA et dans la perspective des événements majeurs de 2024. Je précise que l'Arcom est statutairement membre du comité scientifique et éthique de Viginum.
Fondés sur l'analyse des contenus accessibles publiquement sur les plateformes en ligne, notamment en période électorale, les travaux de détection des opérations d'ingérence étrangère par Viginum pourront nourrir l'analyse des techniques, tactiques et procédures de manipulation de l'information dans le cadre de ce règlement. En lien avec le comité européen des coordinateurs pour les services numériques, l'Arcom sera en mesure d'exercer ses compétences, de proposer son expertise en matière d'analyse des risques systémiques à la Commission, laquelle détient une compétence exclusive sur les très grandes plateformes et moteurs de recherche. C'est elle qui détient le pouvoir de sanction pouvant aller jusqu'à une amende de 6 % du chiffre d'affaires mondial de la plateforme.
À nos yeux, il est très important pour la mise en oeuvre de ce règlement - nous en avons fait part à la Commission européenne - de respecter un fort ancrage local, qui permette aux autorités nationales d'alimenter l'action de la Commission, mais aussi de bien prendre en compte les enjeux nationaux de chaque État membre dans l'analyse, à l'échelle européenne, des risques liés à la manipulation de l'information. Il est très important que les préoccupations nationales puissent être relayées de façon fluide et efficace auprès de la Commission européenne. Il ne faudrait pas que cette compétence centrale de la Commission européenne entraîne un éloignement trop grand par rapport à ces réalités de terrain.
Le projet de loi Sren abonde en ce sens en ce qu'il maintient un pouvoir de recommandation de l'Arcom à l'égard des très grandes plateformes et moteurs de recherche en matière de lutte contre la désinformation. C'est un pouvoir que nous détenions en vertu de la loi de décembre 2018. Nous avions ainsi pris, avant les élections européennes de 2019, une recommandation en direction des plateformes. Le projet de loi Sren, dans le nouvel univers du DSA, nous permet de conserver un pouvoir de recommandation à l'égard de ces grandes plateformes et moteurs de recherche.
Ce texte nous demande également de publier un bilan périodique. L'Arcom participe activement à l'évaluation des engagements des mesures du code européen renforcé de bonnes pratiques en matière de désinformation. Ce code, dont l'Union s'est dotée le 16 juin 2022, a été révisé et adopté avant le DSA. Ces engagements sont susceptibles de permettre à ces plateformes d'atténuer leurs risques systémiques. L'Autorité a pu analyser les rapports de septembre 2023 des plateformes signataires de ce code, dont Instagram, Facebook, Linkedin, Bing, Google Search, YouTube, TikTok... Nous avons mené ce travail en liaison avec nos homologues au sein du groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, l'ERGA, qui travaille spécifiquement sur ces sujets de désinformation.
Afin de répondre aux enjeux qui s'attachent aux élections européennes de juin 2024, nous avons publié, le 7 mars dernier, notre traditionnelle délibération sur le contrôle du pluralisme en période électorale. Nous exerçons un contrôle renforcé sur les médias pour permettre un traitement équitable de l'ensemble des listes participant à ces élections. En sus de cette délibération sur le pluralisme politique, nous avons aussi publié des préconisations à l'égard des plateformes elles-mêmes afin de relayer les mesures prises dans le projet de lignes directrices sur les risques spécifiques aux processus électoraux que la Commission européenne a mis en consultation publique au mois de février dernier, appelant les opérateurs à tirer toutes les conséquences des règles relatives à l'organisation du scrutin prévu spécialement en France. Je pense notamment à la période de silence électoral, qui s'applique non seulement aux médias traditionnels, mais aussi, de par la loi, à ces plateformes.
À cet égard, je voudrais souligner le bilan globalement positif que nous avons pu tirer du rôle des plateformes sur ces problématiques de manipulation de l'information lors des scrutins électoraux de 2022. Ces derniers se sont bien déroulés au regard de ces questions. Peut-être que certains des intervenants lors des scrutins précédents étaient occupés à d'autres sujets que les élections françaises...
Nous avions réuni toutes ces plateformes en ligne dès le mois de janvier 2022 et échangions avec elles tous les quinze jours. Toutes déploient maintenant, à chaque processus électoral, une structure d'organisation leur permettant de se mettre en ordre de marche pour suivre avec attention les scrutins. Elles ont tiré des enseignements des élections américaines et des différentes élections générales que l'on a pu connaître en Europe. Lors des scrutins de 2022, nous avons constaté une vraie réactivité des plateformes face aux sujets de manipulation de l'information que l'on a pu rencontrer. Vous trouverez dans le rapport de la commission de contrôle de l'élection présidentielle, présidée par le vice-président du Conseil d'État, un bilan précisément positif de la réactivité et de l'action des plateformes sur ces thèmes.
Par ailleurs, la loi de décembre 2018 permet d'ordonner le blocage d'une chaîne sous contrôle étranger qui diffuserait des informations manifestement irrégulières de nature à altérer le résultat du scrutin. C'est une disposition que nous n'avons pas eu à mettre en oeuvre à ce jour. Nous sommes présents à la fois sur les chaînes étrangères et à l'égard des acteurs du numérique au titre de nos compétences issues de la mise en oeuvre du DSA.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous détailler les outils à votre disposition et les processus internes que vous mettez en oeuvre de la détection jusqu'à la prise de décision ?
M. Roch-Olivier Maistre. - De façon générale, à l'égard des médias traditionnels, l'Autorité agit sur signalement. Il est très aisé de saisir l'Arcom via son site internet, par courrier ou même par téléphone. Nous entreprenons alors un travail de vérification des contenus, ce qui peut parfois s'avérer difficile pour certaines télévisions étrangères, en raison de la barrière de la langue. Ce fut notamment le cas pour des chaînes turques ou chinoises.
Lorsque nous sommes alertés, nous récupérons le signal pour pouvoir effectuer les mêmes contrôles que nous opérons sur les médias français. Les séquences sont ensuite revisionnées. Très souvent, une alerte peut être biaisée, raison pour laquelle il faut revoir l'intégralité de la séquence pour porter l'appréciation la plus juste possible et déterminer si l'on est bien en présence d'une infraction au regard du droit applicable sur le territoire de l'Union européenne.
Ce travail est nécessairement contraint par les ressources qui sont les nôtres. Nous cherchons donc à cibler au mieux nos contrôles. Si nous étions saisis d'un volume plus significatif que les quelques chaînes de télévision que j'ai évoquées, cette contrainte serait certainement difficile à gérer en termes de moyens - je tiens à le souligner.
Une fois l'analyse effectuée, l'Autorité prend position et utilise les vecteurs juridiques que j'ai indiqués voilà quelques instants, le cas échéant pour ordonner à Eutelsat d'opérer le blocage.
La voie du référé audiovisuel est très peu utilisée. J'en ai un souvenir très ancien. Dominique Baudis présidait le CSA. Il s'agissait à l'époque de la chaîne du Hezbollah, qui diffusait des contenus à caractère ostensiblement antisémite. Il s'agit d'une procédure beaucoup plus formalisée, qui passe par l'intervention du juge et qui suppose que le régulateur bâtisse un dossier avec des éléments tangibles démontrant l'infraction.
Pour ce qui concerne les réseaux sociaux, nous nous appuyons aussi sur les signalements. Le comité Diderot, de même que Reporters sans frontières (RSF), sont très présents à nos côtés. Vous aurez compris, monsieur le rapporteur, que nous sommes loin d'un processus industriel...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je comprends que l'action de l'Arcom est donc principalement déclenchée sur signalement. Est-ce un choix stratégique ou un choix par défaut compte tenu de vos capacités ?
L'Arcom serait-elle plus opérante si elle disposait de personnels ayant des formations spécifiques, notamment au regard de la barrière de la langue que vous évoquiez ?
De manière générale, quelle est la formation des agents chargés de déterminer s'ils font face à une manipulation ou non ? Sur quels critères fondent-ils leur évaluation ? S'agit-il d'une décision individuelle ou collégiale ?
Enfin, combien de contrôles réalisez-vous chaque année ?
M. Roch-Olivier Maistre. - La démarche consistant à agir sur signalement est assez naturelle au regard du corpus juridique sur lequel le régulateur s'appuie. La loi de 1986 est d'abord une loi de liberté. Son article 1er consacre un principe constitutionnel, celui de la liberté de communication par voie électronique et de la liberté éditoriale des médias.
En regard de cette liberté, le législateur, conformément à notre Constitution, fixe des limites pour assurer l'ordre public. Le texte même pose toute une série de limitations.
Dès lors, le régulateur est dans une position d'équilibre permanent entre la protection d'une liberté publique fondamentale, la liberté d'expression, extrêmement protégée par notre droit et par nos juridictions - il s'agit d'un droit qui autorise beaucoup de choses, y compris des contenus qui peuvent heurter ou choquer - et la protection des publics.
La doctrine historique du régulateur est plutôt de fonctionner sur alerte, sur signalement. Nous ne sommes pas dans une approche orwellienne ; personne au sein de l'Arcom ne passe son temps à surveiller l'ensemble des programmes de télévision. Nous nous inscrivons plutôt dans une démarche de contrôle a posteriori. Nous appliquons la même philosophie aux chaînes étrangères.
Tout cela n'interdit pas que nous nous saisissions nous-mêmes, mais en règle générale - vous connaissez les réseaux sociaux ! -, nous sommes saisis avant.
Certes, notre approche sélective davantage que pro-active résulte aussi des contraintes matérielles.
Nous sommes souvent saisis par le comité Diderot ou Reporters sans frontières (RSF), par l'État - ce fut en particulier le cas pour les chaînes turques dont j'ai parlé -, notamment via Viginum, mais aussi par des autorités étrangères - ce fut le cas de des autorités ukrainiennes au début du conflit -, ou encore nos homologues étrangers.
La barrière de la langue pose évidemment une difficulté, puisque nous devons mobiliser des traducteurs. Nous avons d'ailleurs lancé une mission pour savoir si l'intelligence artificielle pourrait nous aider en la matière comme, de manière plus générale, sur le contrôle des obligations.
Les équipes sont les mêmes que celles qui travaillent sur les médias français ; elles sont rompues à l'exercice et savent donc faire la « balance ». Lorsque nous recevons un signalement pour un média français, la séquence est visionnée et analysée d'un point de vue juridique pour déterminer s'il y a manquement de la part de l'éditeur. Cette analyse est soumise à un groupe de travail qui est présidé par l'un des neuf membres du collège de l'Arcom. Il ne s'agit donc ni d'un examen improvisé ni d'une décision solitaire. Les décisions sont collégiales et reposent sur une analyse juridique solide.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mon propos n'est pas de remettre en cause le travail de l'Arcom, mais la question des médias est évidemment centrale pour notre commission d'enquête. C'est la raison pour laquelle nous essayons donc de comprendre comment les choses fonctionnent pour voir comment on peut les améliorer.
Quel volume représentent les deux principales sources d'alertes que vous avez évoquées ? Pouvez-vous distinguer, dans cet ensemble, sur l'exercice, le nombre d'auto-saisines et le nombre de saisines faisant suite à des alertes envoyées par les différents acteurs que vous avez cités, en précisant les suites qui ont été données à ces signalement ? Quelles suites ont été données ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous ferons parvenir des réponses par écrit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels moyens supplémentaires auriez-vous besoin pour accroître l'opérationnalité du dispositif, en termes par exemple de compétences en langues étrangères ou pour augmenter la régularité de vos interventions ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Je ne veux pas éluder votre question, mais chaque signalement est lié à des circonstances particulières.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On peut penser que le risque d'ingérence augmente à l'approche des élections européennes et des jeux Olympiques. Avez-vous prévu un plan particulier pour monter en puissance et assurer un meilleur suivi ? Cela se traduit-il par des ressources humaines supplémentaires, des capacités juridiques différentes... ?
M. Roch-Olivier Maistre. - En période électorale, de façon générale, un renfort temporaire est apporté à nos équipes. Là aussi, je vous ferai passer par écrit des éléments de réponse.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Menez-vous un travail de réflexion sur l'intelligence artificielle, non seulement pour vous aider dans vos missions, comme vous l'avez évoqué, mais comme outil de création, de diffusion ou d'amplification de contenus relevant d'opérations de manipulations de l'information ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous ne menons pas de travail spécifique sur ce sujet à ce stade. Nous menons un travail en interne pour déterminer si ces outils pourraient nous aider dans l'exercice de nos missions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous avez indiqué qu'à l'occasion des échéances électorales de 2019 et 2022 vous avez travaillé avec les plateformes, en organisant notamment une réunion tous les quinze jours. Pouvez-vous nous donner des exemples de sujets de manipulation de l'information que vous auriez identifié dans ce cadre et nous préciser de quelle manière et dans quel délai les plateformes ont réagi ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous fournirons des réponses par écrit pour établir un bilan de ce qui s'est passé.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez évoqué une forme de travail collaboratif, avec Viginum notamment, mais peut-être est-ce également le cas avec les autres acteurs du comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi). Pourriez-vous décrire le « modèle-type » de ces travaux ? Organisez-vous des réunions statutaires régulières ou autres réunions techniques ? Quelle est la nature de ces réunions et des décisions qui sont éventuellement prises ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous répondrons par écrit.
M. Dominique de Legge, président. - Depuis le début de nos auditions, on nous explique que, lorsqu'une attaque est détectée, il y a une riposte. Dans votre cas, quelle forme prend cette riposte ? La justice vous suitelle lorsque vous la saisissez ?
Vous avez évoqué des initiatives que vous preniez pour alerter les plateformes : pouvez-vous nous fournir des exemples où elles ne suivent pas vos recommandations ? Leur est-il arrivé de saisir la justice pour les contester ?
M. Roch-Olivier Maistre. - En ce qui concerne ce que vous appelez la riposte, je crois avoir donné des indications voilà quelques instants, en particulier les voies juridiques en notre possession. Je n'ai pas d'exemple d'initiative en direction de la justice depuis que suis président de l'Arcom.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Quels sont vos liens avec les autres autorités françaises de régulation, notamment la Cnil ou l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ? Je rappelle d'ailleurs qu'il a été question à un moment de fusionner l'Arcep et l'Arcom. Chacune de ces autorités a un rôle à jouer dans l'application des règlements européens. Quelle est l'efficacité de ces coopérations ? Doit-on aller plus loin ?
Comment les choses se passent-elles avec les autres autorités européennes de régulation dans le cadre de la mise en place du comité européen prévu par le DSA ? Observez-vous des différences quant à la manière de fonctionner de ces autorités ?
Les médias, notamment publics, jouent un rôle important en matière de manipulation de l'information ou de désinformation. Or l'Arcom nomme les présidents de l'audiovisuel public. Que convient-il de faire pour que ces médias honorent ces missions ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Comme la question de la fusion entre l'Arcep et l'Arcom n'a pas été véritablement tranchée par le législateur, nous avons conclu une convention pour organiser les relations entre nos deux autorités. Nous avons aussi créé un service commun, dirigé alternativement par un collaborateur de l'Arcom et de l'Arcep, pour traiter des sujets d'intérêt partagé. Les deux collèges se réunissent une fois par semestre. Nos relations sont donc fluides. Chaque autorité saisit l'autre pour avis, lorsque le sujet en question peut la concerner.
Il en va de même pour la Cnil, avec laquelle nous avons d'importants sujets de collaboration dans le numérique - je pense notamment à la protection des mineurs à l'égard des sites pornographiques.
Quand l'Arcom sera formellement désignée comme coordinateur pour la France dans le cadre de la mise en place du DSA, nous mènerons évidemment cette mission avec la Cnil et la DGCCRF. Nous avons anticipé les choses, en prévoyant des mécanismes de suivi, afin que nos relations soient tout aussi fluides dans ce cadre.
Le futur comité européen n'est pas pleinement opérationnel, parce que tous les États n'ont pas encore désigné l'autorité compétente, mais je veux souligner le dynamisme important dont fait preuve la Commission européenne sur ce sujet. Elle a ouvert plusieurs enquêtes, par exemple contre X au lendemain des événements du 7 octobre et contre TikTok. Elle a aussi formulé plusieurs observations générales, notamment à l'égard de Meta. La Commission articule son travail avec les autorités nationales et les acteurs de la société civile pour rassembler des données publiques et alimenter les instructions.
La Commission européenne s'est beaucoup exposée et engagée en faveur de l'adoption de la directive et elle fait aussi face à une certaine pression de la part des États membres qui veulent que tout cela fonctionne.
En ce qui concerne les relations avec nos homologues européens, il est certain qu'un groupe sera un peu plus actif - je pense évidemment à notre homologue irlandais, mais aussi à nos homologues allemand, luxembourgeois ou néerlandais. Ce groupe sera peut-être un peu plus moteur, mais il faut savoir que la taille et la nature des régulateurs varient beaucoup selon les pays. Notre configuration n'est pas encore complètement stabilisée, mais les services de la Commission sont particulièrement mobilisés.
Les médias publics jouent un rôle très important en France : ils représentent 30 % des audiences et ont des rédactions de taille importante. La rigueur avec laquelle ces médias portent l'honnêteté, la rigueur, la vérification de l'information, la lutte contre les fausses informations est centrale.
Cette question est liée au mode d'organisation du service public, un sujet que le Sénat connaît bien, puisqu'il a voté en juin 2023 une proposition de loi réformant l'audiovisuel public. Cela touche à la manière dont ces acteurs coopèrent, partagent leurs informations, déploient des stratégies homogènes ou non, prennent des initiatives communes sur des sujets comme l'éducation aux médias ou la citoyenneté numérique, mettent en commun leurs ressources et leurs moyens pour déployer une action efficace en la matière... La ministre de la culture s'est exprimée sur ces sujets. Je ne peux dire qu'une chose : affaire à suivre !
M. Dominique de Legge, président. - Nous vous remercions pour cette audition et pour les notes et éléments de réponse que vous nous avez annoncés !
7. Audition, à huis clos, de Mme Céline Berthon, directrice générale de la sécurité intérieure - le jeudi 21 mars 2024
Audition à huis clos dont le compte rendu ne sera pas publié.
8. Audition, ouverte à la presse, de Mme Teija Tiilikainen, directrice du centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides - le jeudi 21 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête, avec l'audition de Madame Teija Tiilikainen, Directrice du centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides. Madame la Directrice, vous êtes en visite en France, auprès du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, avec lequel nous avons convenu d'intégrer dans votre programme cette séquence au Sénat. Dès l'entame de nos travaux, nous avions évoqué la possibilité de nous rendre en Finlande. Chère Madame, je vous remercie donc d'avoir accepté notre invitation.
Le centre d'excellence sur les menaces hybrides est souvent cité comme exemple de la coopération au sein de l'Union européenne et de l'OTAN. Avec Rachid Temal, rapporteur, et les membres présents de la commission d'enquête, nous sommes impatients d'en savoir plus sur les missions et les moyens de votre centre dans la lutte contre les opérations d'influence étrangères. Nous serons particulièrement intéressés par vos recommandations en matière de lutte contre les manipulations de l'information et de bonnes pratiques de contre-influence. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que par exception à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, la pratique des commissions d'enquête est de ne pas faire prêter serment les fonctionnaires des organisations internationales. Par ailleurs, comme convenu, cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site Internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Nous sommes très impatients de vous entendre.
Mme Teija Tiilikainen, directrice du centre d'excellent d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs, j'aimerais vous remercier pour cette opportunité de participer à cette commission d'enquête, afin d'évoquer les travaux de notre centre d'excellence qui est à Helsinki.
Avant de présenter le centre d'excellence pour la lutte contre les menaces hybrides, je ferai une analyse brève du contexte actuel. J'aimerais vous décrire la façon dont nous évaluons le rôle des menaces hybrides, nos tactiques, et évoquer les vulnérabilités des sociétés démocratiques. Ensuite, je présenterai les travaux de notre centre, sachant que l'une de nos missions clés est de permettre la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN, afin de faire face aux menaces hybrides. C'est une tâche essentielle et j'expliquerai ce qui est attendu de notre centre, notamment par la France, qui est en est un membre clé. Un expert français a d'ailleurs été nommé pour participer à nos travaux.
Les menaces hybrides ne sont pas nouvelles. Toutefois, l'échelle et la nature des instruments utilisés dans le contexte sécuritaire actuel sont tout à fait nouvelles. L'utilisation d'outils technologiques et de moyens de plus en plus précis pour intervenir dans le débat public, pour influencer les élections, pour manipuler les contextes nationaux est nouvelle. Nous devons donc disposer de nouvelles ressources et approches.
J'aimerais souligner que nous évoquons les menaces non conventionnelles, qui sont utilisées pour cibler nos sociétés démocratiques. De plus, les contextes géopolitiques sont de plus en plus aigus. Nous constatons un conflit à l'échelle de l'ordre international, une remise en question des valeurs sur lesquelles cet ordre repose. Le conflit se développe également entre les régimes autoritaires et la gouvernance démocratique. Les conflits sont de plus en plus sévères et les régimes autoritaires tentent de promouvoir leurs valeurs et points de vue. Ils ont recours à différents moyens pour faire entendre leurs voix sur la scène internationale. Notre centre se concentre surtout sur les acteurs autoritaires, comme la Russie et la Chine, et s'intéresse à la façon dont ces régimes expriment leur volonté de cibler le modèle démocratique, afin de protéger leur propre système autoritaire et de promouvoir leur leadership sur la scène internationale. La Russie et la Chine, ainsi que d'autres États autoritaires, souhaiteraient créer un nouvel ordre international, au sein duquel les plus puissants auraient voie au chapitre. Notre système actuel, qui repose sur l'égalité entre les États souverains, serait ainsi remplacé.
J'ajoute que nous notons des conflits plus nombreux. Nous constatons également que certains acteurs ne se conforment plus à des règles rédigées après les deux guerres mondiales pour permettre la stabilité. Ils rejettent le principe de confiance mutuelle, ne se conforment plus au droit et à l'ordre international. Mon message est assez négatif mais les menaces hybrides sont un instrument tout à fait ordinaire dans le contexte sécuritaire et je souhaite souligner le besoin que nous avons de protéger nos sociétés en ayant recours à des nouveaux moyens ou outils. Il nous faut renforcer la sensibilisation à ces conflits et à ces menaces. En effet, la préparation est un point clé : les menaces hybrides atteignent leur cible lorsque la cible n'est pas bien préparée.
Je vais maintenant présenter les missions de notre centre et la façon dont nous soutenons les États participants. Le centre d'excellence a été créé il y a sept ans, par neuf États, à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie. Il a été créé dans un contexte d'ingérence dans les campagnes électorales. Ces neuf pays de l'Union européenne et de l'OTAN souhaitaient mettre sur pied un centre d'excellence autonome qui apporterait son soutien aux pays participants pour lutter contre les menaces hybrides. Le centre permet de faire des recommandations et de partager des bonnes pratiques entre les pays participants. Il est aussi un lieu d'échange.
Les types de menaces sont de plus en plus nombreux et nous accueillons maintenant 35 participants : l'Albanie est le dernier membre de l'OTAN qui doit encore rejoindre le centre, cette année. Le centre et son secrétariat sont basés à Helsinki. Environ 40 personnes travaillent au sein de la structure et nos experts sont issus des différents pays participants : 17 nationalités sont représentées au sein du centre (experts du monde civil, du monde militaire, du monde académique...). Nous sommes un hub d'experts et nous échangeons avec les gouvernements des pays participants. D'ailleurs, je suis présente à Paris pour renforcer les liens entre l'administration de votre pays et le centre. J'ai pu échanger avec le ministère, comparer notre compréhension des menaces hybrides, et évoquer les mesures mises en place en France, dont je tiens à souligner qu'elles sont très complètes.
Nos travaux ont trois objectifs, qui sont inclus dans le programme de travail du centre. Nous devons améliorer notre compréhension des menaces hybrides. Nous pensons tout savoir de la forme qu'elles revêtent, comme nous le pensons aussi pour les menaces conventionnelles militaires. En réalité, comment ces menaces fonctionnent-elles, notamment les attaques contre les démocraties ? Comment les migrations sont-elles instrumentalisées pour en faire une menace ? Comment ces menaces sapent-elles le modèle démocratique ? Nous analysons également les acteurs menaçants, la façon dont ils conçoivent leurs politiques et les mettent en oeuvre. Nous nous demandons aussi comment identifier nos propres vulnérabilités et contrer les attaques dont elles font l'objet.
Le centre dispose d'un programme de travail annuel. Notre but est d'analyser les particularités des menaces hybrides, de mieux connaître les acteurs. Cette année, nous nous concentrons sur le rôle de la Chine en Afrique, et sur la manipulation de l'information dans différents pays africains. Nous étudions aussi la coopération entre la Chine et la Russie. Nous analysons la résilience démocratique. En effet, cette résilience est essentielle et cette année, différentes campagnes électorales sont organisées à travers le monde. Dans ce cadre, nous proposons des formations à nos États participants sur le thème de la manipulation des élections. Nous étudions bien d'autres sujets importants et des sessions de formation ont lieu tout au long de l'année.
Monsieur le Président, vous avez aussi évoqué notre rôle de facilitation du rapprochement entre l'OTAN et l'Union européenne. La coopération entre l'Union européenne et l'OTAN fait partie de nos centres d'intérêt, en effet. Nous organisons des réunions, des symposiums, des ateliers et, à chaque occasion, nous réunissons des représentants de l'Union européenne et de l'OTAN. Ces représentants participent à la majeure partie de nos activités. Nous leur offrons ainsi des lieux de discussion, la possibilité de comprendre la nature de la menace et les outils, de comprendre les écarts entre les diverse politiques de lutte. Le centre réunit donc ces acteurs et nous avons la possibilité d'analyser les discussions et de présenter des conclusions sur les différents sujets qui occupent l'OTAN et l'Union européenne. Nos conclusions sont de nature à alimenter les réflexions de ces deux organisations et leur permettre de mieux coopérer.
Je voudrais rendre un hommage tout particulier à la France. Mon voyage d'études m'a permis de découvrir des aspects de la lutte telle qu'elle est envisagée en France, aspects qui pourraient être très utiles aux autres membres de notre centre. C'est justement le rôle du centre que de servir de plateforme de centralisation des bonnes pratiques car nous avons tout à apprendre des uns et des autres. Les instruments utilisés pour les menaces hybrides sont de nature multiforme et ils évoluent constamment. Il convient donc de maintenir une veille permanente sur l'environnement et le contexte. Le centre souhaite placer toutes ses compétences à la disposition des pays membres.
J'attends maintenant vos questions avec impatience.
M. Dominique de Legge, président. - Merci beaucoup, Madame la Directrice. Avant de laisser la parole à Monsieur le Rapporteur, je salue les auditeurs de l'Institut du Sénat qui nous ont rejoints en tribune pour suivre cette audition.
Les 35 adhérents du centre d'excellence recoupent à peu près les membres de l'OTAN. Lors des auditions que nous avons eues jusqu'à présent, il ne nous a pas échappé que la Turquie tenait une place un peu particulière au sein de l'OTAN. Mon deuxième point de questionnement est que j'ai cru comprendre que vous pouviez faire un lien entre la crise migratoire et les menaces hybrides. Pourriez-vous développer cet aspect ?
Je laisse notre rapporteur vous poser ses questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. Madame la Directrice, je vous remercie pour votre présence, pour la qualité de votre présentation, et pour la qualité du travail qui est réalisé par le centre d'excellence d'Helsinki, où nous avons prévu de nous rendre car nous l'avons identifié depuis l'origine comme un lieu important pour nos travaux.
Pouvez-vous dresser une cartographie des dangers, des pays ou des groupes qui mènent des opérations d'ingérence ? Vous avez cité la Chine et la Russie. Quels sont leurs modes d'intervention, au regard des cas emblématiques que vous avez pu identifier ?
Mme Teija Tiilikainen - A l'exception de l'Albanie, tous les pays de l'OTAN contribuent aux activités de notre centre, qui n'est pas un organisme international mais qui accueille des États participants. Pour sa part, la Turquie a adhéré en 2019, nous avons pu nouer de bonnes relations et le niveau de coopération est excellent. Des dissensions bilatérales sont parfois constatées entre certains pays participants, dissensions qui sont traduites dans nos rapports. Dans l'organe exécutif suprême, c'est-à-dire le comité de pilotage, le code de conduite impose que le centre doive avoir toute liberté pour aborder toute nature de menace hybride sans se laisser entraîner dans des dissensions bilatérales. Le centre est censé occuper une place autonome et nous avons toute liberté de publier nos conclusions (acteurs en présence, tendances à l'oeuvre), lesquelles sont rendues publiques.
Vous m'avez aussi interrogée sur l'instrumentalisation des flux migratoires. L'une des formes de menaces hybrides que nous observons de plus en plus fréquemment est l'instrumentalisation de crises montées de toutes pièces. Ces crises sont créées à partir de flux migratoires qui ne sont pas réels mais qui sont provoqués. Ainsi, il est avéré que la Russie transporte des réfugiés et des demandeurs d'asile à la frontière de la Finlande. C'est un exemple de l'instrumentalisation des flux migratoires. Les demandeurs d'asile sont ainsi pris en otages. Nous avons observé le même phénomène aux frontièrex de la Pologne et de la Lituanie, suite à une instrumentalisation de la Biélorussie.
Les manipulations sont aussi possibles pour les produits énergétiques et pour les matières premières. Des problèmes sont ainsi créés, ainsi que des instabilités, des polarisations des opinions publiques. Ce sont autant d'outils entre les mains des acteurs de menaces hybrides. J'insiste sur le fait que la Russie et la Chine indiquent elles-mêmes qu'elles montent des opérations défensives contre l'Occident car ce dernier est mal intentionné, s'immisce dans leurs affaires intérieures, menace leur sécurité territoriale, leur intégrité culturelle et politique. La Chine et la Russie déclarent qu'elles doivent donc faire usage de tous les outils à leur disposition pour se protéger. C'est une vision très différente de la nôtre. Ces pays manipulent l'information, instrumentalisent les crises, s'attaquent aux infrastructures critiques, montent des opérations aux frontières et font usage de toutes les formes existantes de guerres hybrides, d'opérations maritimes, de guerre juridique... Pour la Chine, nous avons la preuve d'opérations de manipulation de l'information, notamment à destination de la diaspora chinoise, afin de nuire à leurs cibles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez indiqué que le centre avait une capacité de produire et de publier. Lors de vos travaux, avez-vous publié des analyses sur la question des ingérences turques ?
Mme Teija Tiilikainen - Nous avons un fonctionnement de niveau stratégique, c'est-à-dire que nous suivons les exemples d'ingérence mais pas précisément. Nous faisons en sorte de tirer des conclusions assez générales d'exemples d'ingérence mais nous ne détaillons pas ces derniers. Notre objectif est de proposer des contre-mesures d'ensemble. Nous nous intéressons beaucoup aux pays qui ne sont pas membres de l'Union européenne ou de l'OTAN. C'est pourquoi nous n'avons pas eu à nous préoccuper beaucoup de menaces émanant de la Turquie. Nous avons publié des rapports sur l'instrumentalisation de la migration, et nous en avons décrit les modèles. Ces atteintes ont visé l'Europe.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour votre réponse et votre précision. Le centre est une sorte de Think Tank qui regroupe des experts mais qui n'intervient pas dans l'opérationnel. Ai-je bien compris l'essence même du centre d'excellence d'Helsinki ?
Mme Teija Tiilikainen - Nous ressemblons beaucoup à une cellule de réflexion. Nous menons un travail d'analyse poussé. Nous avons une posture indépendante qui nous permet de publier nos conclusions. En revanche, contrairement à une cellule de réflexion, nous dispensons également des formations, tirées de nos conclusions et de notre recueil de bonnes pratiques, afin d'apprendre à lutter contre les menaces hybrides, qui nécessitent des réponses rapides. Le fait est que ces incidents sont souvent inopinés. Les cibles ne sont pas préparées et elles sont prises par surprise. C'est pourquoi nos modules de formation s'attachent à former les esprits à l'usage du bon outil et à l'organisation de la bonne réponse. Nous travaillons en étroite collaboration avec les gouvernements des pays membres, dans le cadre d'exercices d'entraînement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avant d'évoquer les pays membres du centre, avez-vous effectué un travail de comparaison et d'analyse avec deux autres pays ? Si c'est le cas, quelles bonnes pratiques avez-vous pu mettre en évidence ? Le premier pays est l'Australie, notamment par rapport à la Chine, concernant les universités, l'économie et la politique. Existe-t-il un modèle australien et l'avez-vous analysé ? Le deuxième pays est Taïwan, dont on loue souvent la capacité de défense et de réponse. Avez-vous conduit des analyses sur ces deux modèles ? Quelles bonnes pratiques pourrions-nous reproduire chez nous ?
Mme Teija Tiilikainen - Les comparaisons que nous avons établies portaient sur les pays participants de notre centre. Ainsi, nous avons comparé les cinq pays nordiques, pour lesquels le concept de sécurité globale s'applique depuis des décennies. Si ce concept a pu sembler dépassé, nous constatons aujourd'hui qu'il prend tout son sens et qu'il pourrait intéresser nos pays participants pour lutter contre les menaces hybrides. À l'avenir, nous prévoyons d'élargir le cercle des comparaisons.
Nous avons étudié le cas de Taïwan, notamment sa méthode de lutte contre les campagnes de désinformation et de manipulation de l'information menées par la Chine. Certaines pratiques appartiennent aux pays eux-mêmes et il existe des vulnérabilités. Je vous transmettrai le rapport que nous avons publié avant les élections taiwanaises, document très complet qui évoque les moyens utilisés par la Chine pour manipuler l'information via les médias ou les acteurs de la société civile. Nous avons beaucoup à apprendre de cet exemple.
Pour sa part, l'Australie est un pays partenaire, non participant, qui a conçu des politiques intéressantes, et avec lequel nous menons une coopération étroite. Nous n'avons pas encore tiré de conclusions de nos travaux mais nous avons hâte d'en apprendre davantage à propos de ses propres pratiques face aux politiques chinoises dans la région indopacifique. Pour cette dernière, nous avons étudié différentes menaces hybrides, qui passent par des leviers économiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre analyse sur l'indopacifique intéressera beaucoup la France puisque nous y poursuivons une stratégie, comme au niveau européen. J'ai été rapporteur d'un rapport sur la stratégie française et nous constatons que nous rencontrons des difficultés face à des incursions chinoises dans nos DROM de la région. Par ailleurs, avez-vous analysé le Brexit, l'élection présidentielle américaine de 2016 ? Quelle est votre analyse sur le rôle des GAFAM ?
Mme Teija Tiilikainen - En effet, nous avons analysé différents types d'ingérence dans les campagnes électorales et nous devons souligner le rôle des GAFAM dans ce contexte. Sur les six ou sept dernières années, nous avons noté de grandes évolutions. Les réglementations sont plus nombreuses en Europe, qui a adapté un code de conduite pour les entreprises qui fournissent les réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, la réglementation s'est développée également. Il semblerait que le monde ait pris conscience du risque. Si les GAFAM avaient continué à se développer de manière non réglementée, elles auraient pu être utilisées pour manipuler les débats politiques et les campagnes électorales. Nous coopérons également avec ces entreprises lorsque nous formons les gouvernements aux ingérences dans les campagnes électorales, en accueillant des représentants de ces grands réseaux sociaux, en leur demandant de conduire une analyse critique de leurs observations à l'échelle de leurs plateformes. Par cette introspection, nous tentons de les inclure dans le dialogue. L'objectif est que nous ayons tous une même compréhension géopolitique des risques actuels.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie et constate que l'autocritique est possible au sein d'une structure dont font partie les pays de l'OTAN. Vous avez cité le modèle nordique. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la question de l'éducation aux médias ? En effet, il s'agit de l'un des éléments de lutte pour que les jeunes et les moins jeunes aient un rapport aux médias apaisé, structuré et transparent.
Mme Teija Tiilikainen - Je pense que c'est l'une des questions clés, lorsque l'on s'intéresse à l'environnement médiatique. Les jeunes s'informent en ligne et, dans la plupart des cas, le journalisme en ligne ne respecte pas l'éthique journalistique. C'est assez alarmant car des acteurs étrangers pourraient en tirer profit. La question des médias et du journalisme de qualité est aussi un problème sociétal.
Les pays nordiques ont inclus l'éducation aux médias dans les programmes scolaires, de différentes façons. Je n'ai pas connaissance d'une évaluation de ces programmes mais il est important d'inclure l'éducation aux médias dans les programmes scolaires. Dès le plus jeune âge, les enfants suivent des cours sur l'environnement médiatique, apprennent la façon dont le système fonctionne, s'entraînent à adopter un esprit critique et à remettre en cause les sources. Toutefois, les tendances sont alarmantes et nous notons des problèmes de qualité du journalisme dans de nombreux pays. Le journalisme en ligne et la course au clic sont de plus en plus présents, ce qui pourrait éroder un peu plus le journalisme de qualité, dont rien ne dit qu'il pourra survivre dans de telles conditions.
Diffuser de fausses informations est très facile, comme la manipulation des opinions publiques et de la prise de décision, ou la polarisation des sociétés. Les contrôles qui existaient par le passé n'existent plus forcément et je pense que le centre pourrait se concentrer davantage sur la question de l'éducation aux médias. Un autre sujet important est celui des acteurs de la société civile et leur rôle, notamment dans les pays nordiques. L'environnement des réseaux sociaux a beaucoup muté et nous devons identifier des contre-mesures essentielles pour protéger la qualité du journalisme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez indiqué que le modèle français était utile et que la France était un acteur majeur du centre d'excellence d'Helsinki. Pouvez-vous nous en dresser les principaux points positifs et les points à améliorer ? De notre point de vue, alors que nous débutons les travaux de la commission d'enquête, il n'existe pas de stratégie nationale de lutte en matière de guerre hybride et de guerre informationnelle.
Mme Teija Tiilikainen - J'ai noté bien des éléments positifs dans la coordination des mesures politiques pour lutter contre les menaces hybrides. Ces dernières existent dans toutes les branches des gouvernements. Au sein des différents ministères et agences, la plupart des pays ont identifié le problème et des décisions sont prises. En revanche, il manque une coordination et un dialogue entre les différents ministères. J'ai l'impression qu'en France, un effort est effectué pour mieux se coordonner et que le dialogue existe entre les différentes branches et agences. C'est essentiel pour renforcer la résilience. Lors de mes échanges avec mes collègues en France, j'ai aussi appris que ce pays avait utilisé des outils législatifs très rapidement. Ainsi, elle a synchronisé ses efforts avec l'Union européenne et vous utilisez les outils que cette dernière fournit à tous ses membres. J'ai été très impressionnée par la rapidité de ce processus et par les ressources administratives dans lesquelles vous avez puisé.
Je n'ai pas identifié de point d'amélioration mais je suis convaincue que la France est sur la bonne trajectoire pour lutter contre les menaces hybrides.
Vis-à-vis du public, il convient de diffuser une information équilibrée et non alarmante. Je pense qu'il convient d'être ouvert et d'utiliser les bons termes pour décrire les acteurs et les menaces, d'une manière juste pour les citoyens. En effet, il s'agit d'assurer la résilience. Si les citoyens ne comprennent pas les phénomènes actuels, ils blâmeront le gouvernement. Les menaces hybrides doivent donc être bien comprises, et leurs acteurs doivent être connus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie.
M. Dominique de Legge, président. - Dans le prolongement de la question du rapporteur, avez-vous des exemples de contre-influence ? Ce sujet revient souvent dans nos auditions. Nous réussissons à détecter des phénomènes de guerre hybride mais quelle est la nature de la riposte ?
Mme Teija Tiilikainen - Il me semble qu'il existe deux types de contre-influence. La première est de prouver notre résilience aux acteurs, de communiquer sur cette résilience et de montrer que nous sommes préparés à ces attaques. La communication est une tâche essentielle mais elle n'est pas si simple. De plus, nous avons besoin de mesures plus actives. En effet, la résilience ne fait pas tout. Les mesures hybrides sont très utiles pour les acteurs hostiles, à qui elles ne coûtent pas si cher. Nous ne pouvons donc pas compter uniquement sur la résilience et nous devons montrer à nos adversaires que notre tolérance a des limites. Les contre-mesures doivent aussi être très bien ciblées, bien préparées. Nous devons disposer de contre-mesures à l'échelle de l'Union européenne ou l'OTAN, afin qu'elles soient plus efficaces. Dans le monde cyber, différentes mesures pourraient aussi être mises en oeuvre. Dans tous les cas, nous devons être proactifs et anticiper les mesures de contre-influence.
M. Raphaël Daubet. - Madame la Directrice, je vous remercie pour vos mots à l'égard de notre pays. Voyez-vous une différence notable entre la coopération qui existe entre les pays de l'Union européenne et la coopération que nous avons avec les pays non-membres de l'Union européenne ? Par ailleurs, le Brexit a-t-il affecté la dynamique de la politique de sécurité européenne ? Des ajustements sont-ils nécessaires pour répondre à ces défis et menaces dans l'ère post-Brexit ?
Mme Teija Tiilikainen - La principale différence que je vois entre les pays membres de l'Union européenne et ceux qui ne le sont pas est que l'Union européenne, en tant qu'organisation, a créé toutes sortes de ressources et d'instruments conjoints. Les entités sensibles sont protégées par la directive sur la cybersécurité. Il existe aussi des approches communes concernant les relations extérieures. Pour leur part, les partenaires de l'Est, comme l'Ukraine et la Moldavie, sont en difficulté lorsqu'il s'agit de lutter contre les multiples opérations de nature hybride qui sont organisées contre eux. Le fait d'adhérer à l'Union européenne fait donc la différence.
Lorsque le Brexit a eu lieu, l'Union européenne n'a pas eu le temps de s'y adapter avant que les Russes envahissent l'Ukraine. Les conclusions du Brexit sur l'Union européenne n'ont donc pas encore été tirées, la priorité ayant été donnée au soutien à l'Ukraine. L'Union européenne doit maintenant s'attacher à recréer un bon niveau de coopération avec le Royaume-Uni, dans un environnement sécuritaire, et elle doit renforcer sa défense, particulièrement face aux menaces hybrides. L'Union européenne doit aussi mieux coopérer sur le plan militaire.
M. Dominique de Legge, président. - Madame la Directrice, il me reste à vous remercier très sincèrement et très chaleureusement d'avoir accepté de prévoir, dans un emploi du temps chargé, ce passage par le Sénat. Je vous remercie.
9. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) - le jeudi 28 mars
M. Dominique de Legge, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).
Merci, monsieur le président, de venir éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous ferez part de votre appréciation du risque d'ingérences dans le financement de notre vie politique, qui seraient de nature à exercer une influence étrangère malveillante sur le débat public, à plus forte raison à l'approche des élections européennes et, dans une moindre mesure, des jeux Olympiques.
Notre commission d'enquête sera à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention de telles opérations d'influences, susceptibles de déstabiliser le fonctionnement de notre démocratie.
Avant de vous céder la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Vachia prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez la parole pour un propos liminaire ; M. le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront ensuite leurs questions.
M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). - Je suis très honoré d'être convié par votre commission d'enquête. J'ai eu l'occasion de m'exprimer devant la commission d'enquête réunie l'an dernier, sur ce sujet, par l'Assemblée nationale. En la matière, si les problèmes restent les mêmes, la situation a un peu évolué depuis lors et cette audition va me permettre de développer un certain nombre d'éléments.
Comme vous le savez, la CNCCFP a deux grandes attributions : premièrement, le contrôle des comptes de campagne des candidats aux élections politiques, notamment aux élections sénatoriales, lequel se traduit par l'approbation du compte de campagne, son rejet ou son approbation avec réformation et éventuellement modulation du remboursement du compte de campagne ; deuxièmement, la vérification du respect par les partis politiques de leurs obligations comptables - j'insiste sur le mot vérification : il ne s'agit pas d'un contrôle étendu.
Mes propos d'aujourd'hui prennent un relief particulier dans le contexte de la campagne pour les élections au Parlement européen. Je précise que, pour nous, la campagne couvre les six mois qui précèdent le mois de l'élection : c'est la période de financement.
J'axerai mon propos sur tout ce qui, de près ou de loin, est en rapport avec les interventions ou risques d'interventions étrangères directes ou indirectes. J'opérerai une distinction entre la situation actuelle et celle qui prévalait avant la loi pour la confiance dans la vie politique de 2017. Je serai plus précis et plus long quant à la situation d'aujourd'hui, en mettant l'accent sur les élections au Parlement européen, qui constituent notre actualité.
Avant tout, je tiens à formuler quelques rappels.
Premièrement, bien avant 2017, l'on a cherché à protéger les campagnes électorales des ingérences étrangères. L'interdiction des concours, contributions, aides matérielles directes et indirectes des États étrangers et personnes morales de droit étranger a ainsi été énoncée dès les lois de 1988 et de 1990.
Deuxièmement, en France - ce n'est pas le cas dans d'autres pays de l'Union européenne, par exemple en Allemagne -, les concours directs ou indirects de personnes morales sont complètement interdits depuis 1995, que ce soit sous forme de rabais ou encore d'avantages.
Troisièmement, je tiens à formuler un rappel quant à la situation des contributions des personnes physiques. Avant 2017, ces dons étaient déjà plafonnés à 4 600 euros par campagne, tous candidats confondus, et, pour les partis politiques, à 7 500 euros par an tous partis confondus. Les deux membres d'un couple peuvent verser chacun 4 600 euros par an, soit 9 200 euros. Au cours de la même année, l'un et l'autre peuvent verser chacun 7 500 euros aux partis politiques. Néanmoins, l'avantage fiscal attaché, à savoir la déduction de 66 % dans la limite de 20 % du revenu, est plafonné à 15 000 euros par année.
À cet égard, avant 2017, il n'y avait pas de condition de nationalité. En outre, les prêts de personnes physiques n'étaient pas encadrés, ou ne l'étaient guère, qu'il s'agisse des campagnes électorales ou des partis.
Pour les campagnes électorales, ces financements restaient assez limités, sous une réserve très importante : le financement des partis ou groupements politiques. Des emprunts pouvaient être contractés auprès de personnes physiques sans grandes conditions. Or de tels emprunts ont bel et bien été souscrits, notamment par le Rassemblement national, pour financer la campagne de Marine Le Pen en 2017. Ils ont été remboursés dans l'année suivant l'élection. L'ancien parti Cotelec de Jean-Marie Le Pen a lui aussi eu recours à de tels emprunts. On peut également citer un emprunt du parti Les Républicains, remboursé en 2013.
Quant aux emprunts auprès de personnes morales, ils n'étaient pas réglementés avant 2017. Ainsi, n'importe quelle personne morale pouvait prêter : je citerai, à ce titre, le cas de Cotelec et le fameux emprunt russe du Rassemblement national, sur lequel je reviendrai dans quelques minutes.
De notre point de vue, la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique a ajouté un certain nombre de conditions très utiles.
Tout d'abord, elle a fait prononcer une interdiction générale des prêts de toute personne morale - c'est désormais le principe -, sauf par des partis politiques au sens de la loi de 1988 ou par des banques de l'Espace économique européen (EEE). Les prêts des personnes physiques sont désormais encadrés, tant pour les campagnes que pour les partis - j'y reviendrai également dans quelques instants. Pour ce qui concerne les personnes physiques, un point essentiel est ajouté : elles peuvent verser un don si elles sont de nationalité française ou si elles résident en France.
Des dispositions similaires sont prévues pour les partis politiques. Les capacités d'emprunt sont limitées aux mêmes personnes.
De surcroît, les obligations d'information sur les emprunts des candidats ou des partis ont été considérablement développées par la loi de 2017. Pour les comptes de campagne, les contrats d'emprunt doivent être livrés. Les données essentielles sont non seulement fournies, mais publiées par nos soins. Si vous le souhaitez, vous pourrez ainsi consulter sur le site data.gouv.fr tous les emprunts contractés par les différents candidats aux élections législatives.
S'y ajoute l'encadrement des prêts des personnes physiques, lesquels sont assortis de butoirs. Leur durée est limitée à cinq ans et même réduite à dix-huit mois dans le cas des campagnes, lorsqu'ils sont consentis sans intérêt ou à un taux inférieur au taux d'intérêt légal. Par ailleurs, les candidats emprunteurs doivent fournir chaque année à la CNCCFP la preuve du remboursement des emprunts. Nous dépensons une énergie considérable pour nous en assurer.
Dans la limite de nos pouvoirs, nous veillons à respecter ce cadre plus exigeant, même si les dons restent essentiellement déclaratifs.
En pratique, le parti ou le candidat fait remplir une fiche où le donateur affirme qu'il est de nationalité française ou que sa résidence fiscale se trouve en France ; mais nous n'avons pas de moyen de le contrôler. En outre, des difficultés peuvent se faire jour lorsque nous avons recours à un prestataire de services de paiement pour recevoir ces données.
Pour ce qui concerne les emprunts, l'annexe des comptes de campagne comprend désormais un tableau précisant les pays d'établissement. À titre d'indication, pour les législatives de 2022, il n'y a pas eu d'emprunt auprès d'un établissement bancaire étranger. Tous les établissements bancaires considérés étaient français. Pour les mêmes élections, le pays d'origine des personnes physiques ayant accordé des prêts n'a pas toujours été mentionné, mais il l'a été dans l'immense majorité des cas. Dans 7 cas sur 530 occurrences, le pays d'origine n'est pas la France.
J'en viens aux risques et aux marges d'incertitude auxquels nous sommes confrontés.
Tout d'abord, il faut prendre en compte le poids du passé dans les comptes des partis politiques : il s'agit plus précisément de la persistance, après 2017, d'emprunts contractés auprès de banques ou de personnes physiques à des conditions qui n'étaient pas du tout celles fixées par la loi en 2017.
Je passerai sur les vieux emprunts souscrits auprès de personnes physiques qui encombrent - passez-moi l'expression - les bilans de certains partis politiques. Nous sommes extrêmement insistants sur ce point.
Je dirai un mot de l'emprunt dit russe, contracté par le Front national, aujourd'hui Rassemblement national, en 2017. Il s'agissait d'un emprunt à cinq ans remboursable à terminaison. Mais, entre-temps, la banque prêteuse initiale a fait faillite et sa créance a été reprise par un autre établissement. Par ailleurs, cet emprunt a fait l'objet d'une renégociation en 2019, sanctionnée par l'équivalent, à Moscou, de notre tribunal de commerce. Le rééchelonnement du règlement de cet emprunt a alors été prévu de 2020 à 2028 au même taux d'intérêt, à savoir 6 %. Le Rassemblement national s'est acquitté de ses remboursements chaque année. Il lui restait 6,5 millions d'euros à rembourser le 31 décembre 2022. En septembre 2023, il a indiqué qu'il avait entièrement remboursé ce prêt ; nous attendons de recevoir le compte du parti politique le 30 juin prochain pour vérifier que tel a bien été le cas.
Pour nous, la question qui s'était posée, et qu'illustre le rapport rendu par Mme Le Grip au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, était la suivante : la renégociation a-t-elle donné lieu à un nouvel emprunt, ou bien l'ancien emprunt a-t-il été poursuivi ? Nous avons considéré, au terme d'une réflexion menée en interne, que c'était la poursuite de l'ancien emprunt.
Normalement, les années passant, le poids du passé va s'alléger et cet héritage va finir par disparaître. Ce qui ne disparaît pas, c'est le problème des prêts des personnes physiques sous la nouvelle législation.
Tout d'abord - je l'ai déjà indiqué -, il n'y a pas de condition de nationalité française ou de résidence sur le territoire national, ce qui paraît absolument incroyable.
Ensuite, nous avons constaté que, pour certains candidats, ces prêts atteignaient des montants très significatifs pour chaque compte de campagne ; or nous n'avons aucune possibilité de vérifier la surface financière du prêteur, donc de nous assurer qu'il prête bien sur ses deniers et que les fonds ne viennent pas de quelqu'un d'autre. Nous serons sans doute de nouveau confrontés à ce problème avec les comptes de campagne des élections européennes ; à ce titre, nous devrons une nouvelle fois être très vigilants.
Enfin - je le signale, même si ce problème est à la marge des sujets traités par votre commission d'enquête -, je signale que la loi interdit les prêts consentis à titre habituel. En d'autres termes, les personnes physiques ne peuvent pas devenir des prêteurs systématiques. Or nous l'avons constaté dans un certain nombre de cas. Je ne l'avais pas dit l'année dernière, car nos travaux n'étaient pas encore suffisamment avancés ; mais je puis vous indiquer que nous avons saisi les procureurs de la République et Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) d'un certain nombre de situations qui nous paraissaient problématiques.
Ainsi, pour les dernières élections législatives, les ressources totales des candidats s'établissaient à 66,2 millions d'euros. Les dons représentaient 10,8 millions d'euros et les prêts de personnes physiques 7 millions d'euros, soit 11 % à 12 % des ressources. Selon les derniers comptes disponibles, la dette totale des partis politiques français s'élève à 134,2 millions d'euros, à rapprocher, soit dit en passant, de leurs 254 millions d'euros d'actifs : la situation globale des partis politiques est donc saine - je n'en dirais pas autant de certains partis. En tout, les dettes des partis politiques auprès des personnes physiques atteignent 37,4 millions d'euros : ce chiffre est loin d'être ridicule.
Parmi les points qui sont réellement d'actualités, je citerai également le cadre européen pour les élections au Parlement européen.
Le cadre européen du fonctionnement des partis politiques ne concerne que les partis politiques européens. Pour les partis nationaux, la compétence reste évidemment nationale, en vertu de la législation sur le financement des campagnes.
Depuis le règlement du Conseil et du Parlement de 2014, un cadre définit le statut des partis politiques européens. Il existe en outre un organisme, qui est plus ou moins notre équivalent européen, à Bruxelles, à savoir l'Autorité pour les partis politiques et les fondations européennes (APPF).
Il existe aujourd'hui dix partis politiques européens. Au total, seize partis politiques français y sont affiliés, à savoir tous les grands partis, sauf Renaissance, La France insoumise (LFI) et Reconquête.
À cet égard, je tiens à formuler deux remarques.
Premièrement, les partis politiques européens comptent normalement parmi leurs membres des partis politiques nationaux des Vingt-sept. Mais il ne leur est pas formellement interdit d'accueillir des partis de pays extérieurs à Union européenne, sous différents statuts - affiliés, partenaires, etc. Dans son rapport, qui est évidemment public, l'APPF dresse un inventaire à la Prévert de tous ces partis, parmi lesquels on trouve même des partis russes et biélorusses - je précise que ce sont des partis d'opposition.
Deuxièmement, in concreto, ces partis politiques sont essentiellement financés via des subventions distribuées par le Parlement européen. Mais ils peuvent aussi percevoir des dons, provenant aussi bien de personnes physiques que de personnes morales - c'est là une différence avec notre système national -, lesquels sont plafonnés à 18 000 euros par donateur. Néanmoins, au-delà de 3 000 euros, ces dons sont publiés : on connaît le nom de la personne.
Pour nous, le rôle des partis politiques européens dans la campagne nationale est extrêmement difficile à appréhender.
En vertu du règlement de 2014, les partis politiques européens peuvent, avec les subventions qu'ils perçoivent, participer à la campagne pour l'élection au Parlement européen ; mais le même règlement précise qu'ils n'ont pas le droit de financer, directement ou indirectement, des partis politiques nationaux.
Dans un avis du 19 mars 2019, le Conseil d'État a considéré que la règle spéciale l'emportait sur la règle générale et qu'il pouvait, en conséquence, y avoir des financements indirects de partis politiques nationaux pendant la campagne. Nous sommes tenus pas cet avis, dont je résume le contenu. L'APPF considère, en revanche, que l'interdiction générale vaut aussi pour la campagne pour l'élection au Parlement européen. Selon sa doctrine, les partis politiques européens - mettons les partis populaires - peuvent faire campagne sur les idées du parti populaire européen (PPE) dans les 27 pays de l'Union européenne, mais ne peuvent pas financer indirectement tel ou tel parti, par exemple, en France, Les Républicains.
S'y ajoute un « mais » par rapport au « mais » : il peut y avoir des actions communes ou des cofinancements, par exemple pour des meetings tenus en commun. L'APPF précise que, dans ces cas, le logo et l'intervention du parti politique européen doivent être soigneusement distincts de ceux du parti national.
Notre Guide du candidat et du mandataire consacre trois pages à cette problématique très compliquée, que je simplifie ici outrageusement : dès que l'action d'un parti politique européen se rattache, en France, à la campagne d'une liste, elle doit, si elle donne lieu à des dépenses, être retracée dans le compte de campagne au titre des cofinancements, dans une annexe particulière, sans préjudice de la position que l'APPF pourra prendre ultérieurement.
Pour ajouter encore à la complexité, l'APPF estime que les partis politiques européens peuvent faire campagne pour le candidat chef de file à l'échelle de l'Union européenne - le Spitzenkandidat, comme on dit en allemand.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi ne pas parler de candidat commun ou de candidat chef de file ? Il existe des expressions en français.
M. Jean-Philippe Vachia. - Certes, monsieur le rapporteur, mais personne ne les emploie ; cela étant, si vous parvenez à les imposer, vous nous faciliterez les choses...
Des difficultés peuvent se présenter si le chef de file européen - appelons-le ainsi - se trouve être la tête de liste nationale. Imaginez - ce n'est pas le cas - que Marie Toussaint soit désignée chef de file écologiste européenne : le parti écologiste européen pourrait faire campagne pour elle, mais dans un cadre considéré comme différent de la campagne qu'elle mènerait, parallèlement, pour l'élection au Parlement européen. Quant à nous, nous disons : attention, si elle bénéficie de certaines dépenses, elles doivent figurer dans le compte de campagne.
Vous le voyez, ces questions sont très complexes. Je précise que le règlement de 2014 est en cours de modification ; il s'agit notamment d'assouplir les critères de financement indirect.
En matière de dons, les partis européens font face exactement aux mêmes problématiques et aux mêmes interrogations que nous. Les dons ne peuvent provenir que de personnes habitant l'un des 27 pays de l'Union européenne ; mais, en France comme ailleurs, les autorités compétentes n'ont pas le pouvoir de vérifier qui est le vrai payeur, autrement dit de s'assurer que les dons viennent bien des fonds personnels du donateur.
En outre, je tiens à insister sur un point tout à fait d'actualité : le nouveau règlement sur la publicité politique, que le Conseil européen a adopté le 12 mars 2024, en accord avec le Parlement européen, et qui est en voie de publication.
Sans préjudice des règles nationales, ce document fixe un cadre restrictif en matière de publicité politique. Nos règles nationales, qui interdisent cette publicité pendant six mois, n'en continuent pas moins de s'appliquer. Mais le nouveau règlement apporte des précisions majeures pour votre problématique : il s'agit de l'obligation de publier, par les éditeurs, les sponsors et financeurs des publicités à caractère politique. À terme, cette disposition sera très intéressante.
Dans le cadre de cette campagne, le problème des influences étrangères surgira de nouveau - j'enfonce là une porte ouverte. Je pense plus précisément à l'emploi des réseaux sociaux comme canaux de campagne électorale. Nous avons déployé des moyens pour mieux les suivre et caractériser d'éventuels soutiens indirects à tel ou tel candidat.
Il me reste à répondre à diverses recommandations émises par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, que reprend votre questionnaire.
À l'évidence, il faut imposer une condition de nationalité ou de résidence en France pour les prêteurs personnes physiques.
De même, il convient de réparer un oubli : il faut aussi une condition de nationalité pour les cotisants des partis politiques. À mon sens, il s'agit bel et bien d'une omission.
En outre, nous pensons qu'il faudrait fixer un plafond par prêteur, lequel reste à déterminer. Certains prêts peuvent être gigantesques : il faut mettre fin à cet usage.
Au nom de la commission que je préside, je ne viens pas réclamer de nouveaux crédits. Je demande simplement des moyens juridiques supplémentaires, pour que nous puissions mener nos enquêtes.
Premièrement, nous devons être à même de saisir Tracfin pour obtenir des informations. Bien sûr, nous lui signalons toutes les situations qui, selon nous, posent problème, mais Tracfin n'a pas le droit de nous donner des informations.
Deuxièmement, nous devons avoir accès au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba).
Troisièmement, nous devons pouvoir exiger, in fine, de toutes les personnes physiques qui consentent des dons ou des prêts, par exemple à tel ou tel colistier, de nous fournir des éléments probants quant à l'origine des fonds considérés. À cet égard, l'élection au Parlement européen présente une particularité : chaque liste compte 81 personnes et l'apport personnel du candidat ne se limite pas au chef de file : les 80 autres membres sont concernés.
Je passe rapidement sur le problème de l'accès au crédit bancaire. À cet égard, nous rejoignons en partie les conclusions auxquelles aboutit, dans son rapport, le Médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques.
Il existe deux sujets. Le premier, c'est l'accès aux comptes bancaires. C'est essentiellement un problème pour les petits candidats, que pourrait sans doute résoudre le recours à un service public de base - parmi les particuliers, les personnes modestes peuvent toujours ouvrir un compte à La Poste. Le second - il s'agit là d'un véritable problème, qui n'a pas été résolu jusqu'à présent -, c'est la capacité des candidats à emprunter auprès d'une banque de l'Union européenne. Selon nous, une chose est sûre : il faudrait procéder autrement qu'en créant une banque de la démocratie. Cette solution ne serait pas du tout adéquate.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels moyens disposez-vous concrètement pour contrôler les réseaux sociaux ? Comment accroître encore l'efficacité de cette surveillance ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Dans notre rapport d'activité, qui sera publié en juin prochain, nous formulons un certain nombre de suggestions et de propositions que je n'ai pas reprises dans mon propos liminaire. Nous demandons notamment un droit d'accès aux gestionnaires de grandes plateformes pour obtenir un certain nombre d'indications. Nous nous interrogeons en particulier sur l'origine d'un certain nombre de publications sur les réseaux sociaux, qui semblent être des contributions à des campagnes, mais ne sont pas clairement reconnues comme telles par le candidat.
Par ailleurs, outre nos chargés de mission « électoraux », nous dédions un chargé de mission à plein temps à la surveillance de ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Son travail nous apprend énormément de choses, notamment sur tous les sujets actuels. C'est aussi un moyen de détecter des événements de campagne qui ne sont pas déclarés dans les comptes.
Nous recevons aussi des signalements. Par exemple, les opposants à telle ou telle liste nous indiquent tel ou tel comportement qu'ils estiment déviant. Il s'agit en quelque sorte de dénonciations : nous en recevons un certain nombre en ce moment et nous examinons systématiquement les points signalés. Nous engrangeons les informations et nous les confronterons avec celles des candidats au moment de l'examen des comptes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce travail est-il accompli manuellement ou bien de manière automatisée ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Notre objectif est de nous doter d'un système automatisé, mais il n'existe pas actuellement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien de personnes dédiez-vous à ce travail ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Nous avons un chargé de mission, qui ne fait que cela. Par ailleurs, notre service du contrôle et des affaires juridiques comprend un chef de service, un adjoint au chef de service et huit chargés de mission, suivant chacun une grande liste et quelques petites listes au titre de l'élection au Parlement européen. Eux aussi font de la veille : en ce moment, c'est même leur principal travail. Un autre chargé de mission assure une veille relative à la presse écrite et à la presse audiovisuelle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous identifié des preuves d'ingérence au titre des élections récentes ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Tout dépend jusqu'à quelle période on remonte.
Pour ce qui concerne l'emprunt russe, permettez-moi de vous renvoyer aux propos que j'ai tenus devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous considérez donc que, dans le cas de l'emprunt russe, il n'y a pas eu d'ingérence ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Pas du tout : je n'ai jamais dit cela.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête n'est pas celle de l'Assemblée nationale : il est bon que nous vous entendions sur ce sujet.
M. Jean-Philippe Vachia. - En 2014, on pouvait emprunter auprès d'une banque russe sans condition particulière. D'autres que nous pouvaient faire le rapprochement entre le prêt consenti par cette banque et les prises de position du Rassemblement national : c'est une chose. Aujourd'hui, ce n'est plus possible et, selon moi, il faut s'en féliciter. Les prêts ne peuvent plus être consentis que par un des établissements de l'EEE, lesquels sont par définition sérieux. Ils passent à la moulinette de nos critères prudentiels les prêts qu'ils vont consentir. Même si l'établissement est espagnol ou portugais, le dossier sera examiné avec sérieux ; à mon sens, il n'y aura pas de risque.
Entre autres exemples que j'ai cités, il y a eu, en 2017...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Attardons-nous un instant sur les élections de 2014 : considérez-vous que le prêt russe accordé au Front national constitue une ingérence étrangère dans la vie politique française ?
M. Jean-Philippe Vachia. - J'ai mon opinion personnelle. Cela étant, la commission que je préside n'a jamais pris une position qui me permette de répondre positivement à votre question.
Je n'exerçais évidemment pas mes fonctions actuelles en 2014. Au temps de mon prédécesseur, la CNCCFP a vérifié si l'on disposait du contrat d'emprunt ; elle a notamment vérifié le taux d'intérêt. Cet emprunt n'était pas du tout donné : le taux de 6 % était même beaucoup plus élevé que le taux auquel se sont financés la plupart des candidats à l'élection présidentielle. Les taux consentis par le Crédit coopératif aux principaux candidats à ce scrutin s'établissaient entre 1 % et 1,8 %.
Vous me demandez si cet emprunt était assorti de contreparties : je ne peux pas vous répondre sur ce point, car la commission que je préside n'a aucun moyen de le savoir. C'est précisément l'objet de mon angoisse. Autant, maintenant, je suis rassuré, car les emprunts bancaires ne peuvent être consentis que par des établissements professionnels...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous reviendrons sur ce point.
M. Jean-Philippe Vachia. - ... soumis aux accords de Bâle III et aux règles de l'Union européenne. Ils tombent même parfois dans l'excès de rigueur ; mais je ne sais pas d'où viennent les dons de personnes physiques que je vois dans le bilan de certains partis. Je ne le sais pas : on nous dit qu'ils ont été accordés par M. Dupont ou Mme Durand, mais il s'agit parfois de 100 000 ou 200 000 euros...
M. Rachid Temal, rapporteur. - La banque d'un pays, sinon sous influence, du moins proche de la Fédération de Russie, pour reprendre cet exemple, pourrait très bien consentir un prêt à telle ou telle liste lors de prochaines élections. On peut notamment penser à la Hongrie.
M. Jean-Philippe Vachia. - La Hongrie fait partie de l'Union européenne : dès lors qu'il est enregistré, un établissement bancaire hongrois peut très bien consentir un tel prêt.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On peut donc concevoir des ingérences par État interposé...
M. Jean-Philippe Vachia. - Tout dépend de ce que vous appelez ingérence étrangère : on pourrait aussi envisager l'ingérence de la Hongrie elle-même ou de tel ou de tel autre pays de l'Union européenne.
Quoi qu'il en soit, nous n'avons aucun moyen, a fortiori pour ce qui concerne les établissements bancaires, de savoir si la décision prise a une coloration particulière laissant présupposer une ingérence étrangère.
Je suis un raisonnement a contrario. Les prêts consentis pour les élections nationales sont essentiellement accordés par les banques mutualistes et coopératives : les grandes banques commerciales sont plutôt en retrait. Quand on compare les taux d'intérêt, on constate clairement que les banques ne font pas de cadeau aux plus petits candidats, notamment ceux qui ont le moins de chance d'être remboursés ; mais les candidats obtiennent leurs prêts, sauf Marine Le Pen - ce n'est pas la peine de chercher midi à quatorze heures.
La question de l'emprunt de Marine Le Pen a été abondamment traitée dans le rapporteur de Jean-Raphaël Alventosa, Médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques : n'ayant pas trouvé d'emprunt auprès d'un établissement bancaire national, celle-ci s'est tournée vers une banque hongroise, ce qui est tout à fait légal. Il se trouve que cette banque est dirigée par un proche de M. Orbán, lequel a une position prorusse. Je le sais comme chaque Français qui lit la presse, mais je ne peux pas en tirer des conséquences particulières.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'en est-il des banques européennes disposant de filiales en dehors de l'Union ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Le prêt doit être accordé par une banque de l'Union européenne : ce ne peut pas être, par exemple, la filiale hongkongaise d'une banque hongroise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler les mesures concrètes que vous proposez à notre commission d'enquête pour vérifier l'identité des personnes physiques accordant des prêts ou des dons, notamment pour s'assurer qu'il ne s'agit pas de prête-noms ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Je vais vous donner un exemple, pour ce qui concerne la catégorie des prêteurs dits habituels, à savoir des personnes qui prêtent à plusieurs reprises des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros. Aujourd'hui même, j'ai encore adressé un signalement à Tracfin et au procureur de la République pour un cas de cette nature : il s'agit d'un homme qui, d'élection en élection, prête des sommes vraiment très importantes.
Pour notre part, nous souhaitons pouvoir saisir Tracfin ; il s'agit de lui demander de vérifier d'où vient cet argent, quels circuits il suit, et de mener une enquête pour nous. Je le répète, nous faisons notre devoir en adressant à Tracfin les informations dont nous disposons, mais les échanges se font à sens unique, sans mauvais vouloir, pour autant, de la part de Tracfin.
De même, nous souhaitons pouvoir consulter le Ficoba.
Enfin, nous voudrions pouvoir exiger des preuves, de la part de toute personne physique, que les fonds versés viennent bien de son portefeuille - assurance vie ou compte d'épargne, par exemple. J'attache beaucoup d'importance à cette disposition. L'intéressé doit pouvoir prouver que ces sommes ne lui ont pas été versées la veille.
Voici un exemple : une personnalité située à l'extrême droite nous a bombardés de questions, essayant par tous les moyens de nous faire dire que, si elle n'atteignait pas les 3 % des suffrages exprimés, donc le remboursement de l'État, elle pourrait ne pas rembourser un prêt qu'on lui a octroyé de 1 million d'euros. Or, notre position est justement que, dans tous les cas, un prêt reçu doit être remboursé. Sinon, si les fonds proviennent d'une source extérieure, cela pourrait constituer un soutien abusif, avec un prêt non remboursé se transformant de fait en don.
Ce genre de cas est terriblement frustrant pour nous, car nous pouvons nous poser de nombreuses questions, mais nous n'avons aucun moyen juridique d'aller vérifier la provenance réelle de l'argent. En l'occurrence, nous avons informé la personne concernée que nous avertirions Tracfin à la moindre hésitation.
M. Dominique de Legge, président. - Pourquoi ce candidat vous a-t-il avisé ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Certains partis ont des systèmes de prêt qui se transforment en contribution si le remboursement de l'État ne se matérialise pas ; dès lors que c'est opéré avant le dépôt du compte, cela ne pose aucun problème. Dans le cas que j'évoque, le candidat voulait se lancer dans une campagne et un contributeur était disposé à lui fournir 1 million d'euros, mais il ne pensait pas parvenir à 3 % et a donc interrogé la commission sur ses options, en nous affirmant qu'il aurait la possibilité, le cas échéant, de ne pas rembourser ce prêt.
Dans le même ordre d'idée, les apports personnels nous posent également problème, en particulier quand les listes sont très longues. Nous n'avons aucun moyen de les contrôler, alors même qu'ils peuvent être très significatifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Entretenez-vous des relations avec des services de renseignements français pour échanger de manière informelle, ou non, sur ces questions de financement ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Nous avons des relations avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais nous ne les avons pas revus après notre première rencontre. J'y ai fait référence, nous avons également des échanges, frustrants, mais fructueux, avec Tracfin : nous les rencontrons et leur adressons des dossiers ; en revanche, ils ne peuvent nous fournir en retour des renseignements concrets ou les résultats de leurs recherches. Nous n'avons pas d'échange avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Mme Nathalie Goulet. - Avez-vous des homologues européens ? Si tel est le cas, quelle coopération entretenez-vous avec eux ? Si non, devrions-nous militer pour leur création ?
Nous avons bien compris les problèmes de traçabilité de l'origine des fonds ; il est normal, en effet, que Tracfin ne fasse pas redescendre les informations, même si votre frustration est compréhensible. Pour autant, agissez-vous au niveau des banques ? Celles-ci sont responsables des premiers signalements à travers leur contrôle prudentiel. Quels rapports entretenez-vous avec les autorités de contrôle du secteur ?
Enfin, ne faudrait-il pas enfin interdire le versement d'espèces dans les comptes de campagne ?
M. Jean-Philippe Vachia. - les candidats peuvent en effet recevoir des fonds en liquide inférieurs à 150 euros dans la limite de 20 % du compte. Nous ne portons pas de proposition spécifique à ce sujet, mais je partage votre avis : c'est un peu archaïque.
Nous n'avons quasiment pas d'homologues au sein de l'Union européenne. L'APPF organise chaque année une réunion des organisations gérant les partis et des partis eux-mêmes, qui nous permet de disposer d'un tableau complet. Le cas de figure le plus fréquent est une régulation assurée par l'administration elle-même, via le ministère de l'intérieur. En Allemagne, cette régulation est du ressort de la direction des finances du Bundestag. Seule une petite minorité de pays de l'Union européenne disposent d'un organisme comme le nôtre.
Vous avez raison, le premier rôle dans la lutte contre le blanchiment revient aux banques, qui font des signalements à Tracfin dont nous ne sommes pas du tout informés. Pour autant, dès lors que les prêts de personnes physiques sans condition de nationalité sont légaux, il existe des opérations qui, ne posant aucun problème pour les banques, sont douteuses à nos yeux. Notre crainte est en effet qu'une entreprise étrangère ayant pignon sur rue verse un financement, avec l'objectif dissimulé d'influencer la campagne.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre éclairage précieux.
10. Audition, ouverte à la presse, de M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique - le jeudi 28 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette seconde audition de la journée, M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique.
Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous indiquerez quels sont les missions et les moyens confiés à la diplomatie numérique pour lutter contre les opérations d'influences étrangères malveillantes et de manipulation de l'information. Dans un contexte international complexe, vous nous présenterez l'état de la coopération internationale et européenne en matière de lutte contre les opérations d'influence. Enfin, vous nous préciserez comment vous coordonnez votre action avec les autres services de l'État chargés de la lutte contre ces opérations.
Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Henri Verdier prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande.
M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. - Je commencerai par livrer quelques observations générales sur ce que j'ai appris sur le sujet lui-même.
Nous faisons face à une menace ancienne et construite, que les Américains appellent le political warfare. Cela existe depuis plus d'un siècle, et la Central Intelligence Agency (CIA) s'y est illustrée pendant la guerre froide, de manière souvent efficace. Il ne s'agit pas seulement de propagande ou de désinformation : la France doit prendre conscience que nous sommes confrontés à une attaque résolue contre notre système politique lui-même, contre les sociétés ouvertes et contre la démocratie.
Celle-ci prend la forme de fausses informations qu'il faut démentir, mais aussi de vraies informations, de silence sur certaines informations, ou encore de faux comportements, comme des commentaires très emportés sur des débats publics. Les investigations du rapport Mueller en 2016 aux États-Unis avaient ainsi montré une forte présence d'agents russes dans Wikipédia, cherchant à attiser les tensions et la polarisation sur des sujets comme l'avortement ou le mouvement Black Lives Matter. Les buts peuvent être variés : nous faire croire des choses fausses, nous pousser à ne plus croire en rien, ou encore nous faire croire que notre adversaire est très fort. Ainsi, certains historiens considèrent que les opérations de 2016 étaient volontairement très visibles afin de laisser penser que la Russie avait pesé sur le choix du président des États-Unis.
Nous entrons donc dans un monde de manipulation à plusieurs niveaux, où il faut apprendre à douter de tout - avec sérénité, toutefois, car nos sociétés ont jusqu'à présent résisté. Notons qu'en Europe, dans les années 1970, les travaux sur la psychologie des foules ou sur la programmation neurolinguistique étaient très avancés, mais que nous y avons un peu renoncé, contrairement à d'autres pays.
Dans le monde où je travaille, on tend à distinguer la mésinformation, ou misinformation, qui regroupe les complotistes en tout genre, de la désinformation, ou disinformation, qui renvoie à des campagnes méthodiques, cadrées et dotées d'objectifs précis. On parle actuellement d'ingérence étrangère et de désinformation lorsque l'on fait face à une campagne massive, hostile, artificielle et d'origine étrangère.
Le numérique est une donnée nouvelle en la matière : promouvoir du faux, de la colère ou du dissensus est devenu très facile, peu cher et discret, réduisant considérablement le coût d'une opération de manipulation.
De plus, internet a considérablement affaibli la presse, pas seulement à cause de la désinformation, des blogs ou des réseaux sociaux. Il y a trente ans, un tiers des revenus du secteur provenait des petites annonces, qui sont maintenant parties vers les sites web ; le deuxième tiers provenait de la publicité, sur laquelle quelques géants numériques ont pris un quasi-monopole en imposant leurs tarifs ; enfin le troisième tiers provenait des abonnements, qui sont devenus la seule source de revenus. Or un journal qui ne dépend que du bon vouloir de son lectorat a tendance à le séduire et à le flatter, devenant moins crédible pour le reste de la société. La perte de crédibilité, de puissance et d'autonomie de la presse fait donc partie du problème auquel nous sommes confrontés.
Enfin, les réseaux sociaux sont extraordinairement vulnérables aux opérations de désinformation, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, leur modèle économique repose sur l'économie de l'attention. Or pour capter l'attention, le sensationnalisme, le conspirationnisme, les propos excessifs et la colère sont efficaces. C'est humain de notre côté ; c'est mécanique du leur, avec des algorithmes qui présentent plus souvent aux utilisateurs ce qu'ils regardent le plus, créant ainsi des montées aux extrêmes.
Ensuite, des mécanismes sont liés au design même de ces solutions, avec des bulles de filtres, qui enferment les utilisateurs dans un entre-soi où ils ne voient plus que des gens qui pensent comme eux. Aujourd'hui encore, 40 % des Américains sont convaincus que Donald Trump a gagné les dernières élections, car ils fréquentent uniquement des concitoyens qui pensent la même chose qu'eux. Il existe également des phénomènes de chambre d'écho, où une rumeur née dans un point très identifié est reçue par de multiples canaux, donnant l'impression d'une unanimité. Les effets d'amplification algorithmique permettent en outre aux acteurs les plus fantaisistes de gagner en quelques semaines des millions de followers. Des phénomènes très indirects ont même été constatés lors de la dernière campagne américaine : les publicités politiques pour les partis les plus extrémistes coûtaient alors quatre fois moins cher que celles concernant les partis centraux, simplement parce qu'il y avait peu d'annonceurs publicitaires ciblant les couches de population concernées. Tous ces phénomènes, présents dans la conception même des réseaux sociaux, les rendent très vulnérables à des opérations de désinformation, ce qui constitue un élément nouveau.
Je ne voudrais effrayer personne, mais il faut se dire que nous n'avons encore rien vu en matière de numérique : la facilité à créer de fausses vidéos très probantes grâce à l'intelligence artificielle (IA), ou encore générer et animer de faux comptes est préoccupante. Dans certains pays, on commence à voir des campagnes dans lesquelles des centaines de chatbots abordent des dizaines de milliers de personnes dans les réseaux sociaux pour donner naissance à ce qui ressemble à de vraies conversations, comprenant des interactions et objections. Cela ne ressemble plus à un simple message de propagande. Préparons-nous donc à pire !
Ce préambule vise à rappeler que notre réponse, quelle qu'elle soit, doit tenir compte de l'objectif de l'attaque, lequel est, je le répète, non pas de nous faire croire des choses fausses, mais bien de déstabiliser la démocratie. Cela engendre une série de négations : d'une part, on ne peut pas ne rien faire, sous peine de laisser le champ libre aux attaquants ; d'autre part, on ne peut pas faire comme eux, sans quoi on n'est plus une démocratie. Propager la haine, la colère, le nihilisme et le mensonge nous ferait perdre nos valeurs, l'État de droit et une forme de transparence de l'action publique. Nous nous interdisons donc certaines actions, mais nous avons des raisons de penser que la démocratie est un modèle stable et pérenne, et que cela ne nous affaiblit pas. En revanche, il faut être très créatifs dans notre réponse.
En tant qu'ambassadeur pour le numérique, j'ai la lourde tâche d'unifier et de donner une cohérence à notre diplomatie numérique, qui englobe tous les domaines dans lesquels les relations internationales sont impactées par le numérique ou l'impactent. Mon travail consiste donc à assurer une synthèse et une coordination sur des sujets tels que la guerre dans le cyberespace, le droit international dans le cyberespace, les sanctions, la désinformation et la mésinformation, la gouvernance des plateformes dans le cadre européen, l'éthique de l'IA, la défense de la francophonie face à des IA éduquées en anglais, l'aide publique au développement, etc.
Je ne suis donc pas spécialisé sur la désinformation - vous avez auditionné sur ce point la direction de la communication et de la presse (DCP) du ministère de L'Europe et des affaires étrangères -, et je n'exerce pas de mission opérationnelle. Je ne suis donc pas chargé de détecter des opérations ni d'y riposter.
J'ai plusieurs rôles principaux, à commencer par la conduite d'un dialogue stratégique avec les réseaux sociaux.
Nous dialoguons, à la fois, sur des principes ou des controverses, comme la définition d'un comportement inauthentique ou la promotion des meilleures pratiques, et, de manière semi-opérationnelle, lorsque des acteurs comme le ministère des armées, le service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ou la DCP me demandent de signaler ou d'insister sur l'importance de certaines désinformations, surtout en période de crise.
La désinformation peut effectivement devenir une arme tactique, par exemple lorsque l'on propage la rumeur qu'un convoi français allant chercher nos militaires pour les évacuer livrerait en réalité des armes à Daech, afin d'inciter les villageois à attaquer ce convoi, ou que l'on murmure opportunément pendant un coup d'État que le président recherché se trouverait à l'Alliance française ou à l'ambassade, pour provoquer des assauts. Dans ces moments d'urgence, disposer de bons canaux au sein des entreprises de réseaux peut être déterminant.
Dans mon portefeuille, je travaille également avec eux sur les contenus terroristes ou encore la protection de l'enfance, ce qui nourrit une relation assez dense.
Je contribue ensuite à la définition des politiques, en réfléchissant au meilleur cadre de régulation de ces problèmes.
Cela passe par le Rapid Alert System européen, qui a nécessité de s'accorder sur des définitions et règles d'intervention ; par le Rapid Response Mechanism du G7, qui est moins actif, mais nous a permis de nous poser les mêmes questions dans un cadre plus large ; également par un important travail mené récemment par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont le rapport vient d'être publié. Nous avions accepté d'en prendre la coprésidence avec les États-Unis, ce qui a entraîné une négociation serrée sur le fait que la régulation des entreprises ferait partie de la réponse et que nous ne pouvions pas nous contenter de transparence et d'autorégulation. Obtenir cette coprésidence sur le fondement de cette vision partagée, âprement négociée, a constitué une véritable victoire diplomatique.
Le cadre de régulation du numérique lui-même fait partie intégrante de la réponse à apporter à la désinformation. Je dis parfois que la meilleure réponse, à ce titre, est le Digital Services Act (DSA), lequel construit un cadre de redevabilité dans lequel les grands réseaux sociaux devront rendre des comptes à un régulateur indépendant - l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour la France - sur ce qu'ils connaissent du problème et des mesures prises, et ainsi s'améliorer chaque année.
D'autres textes européens sont en cours d'élaboration, notamment une réflexion très intéressante sur la publicité politique en ligne. La France estime que l'on peut s'en dispenser, considérant qu'une élection ne devrait pas se jouer par partage de micro-messages sur des micro-communautés, comme ce fut le cas aux dernières élections américaines où 50 000 micro-communautés recevaient autant de messages différents, la bataille se déplaçant sur le terrain des budgets publicitaires.
La France est d'ailleurs très protégée de tels phénomènes grâce au règlement général sur la protection des données (RGPD), qui empêche d'acheter des bases de données détaillées sur l'électorat, grâce au plafonnement sévère du budget total de campagne et des donations personnelles, enfin grâce à l'interdiction de la publicité politique trois mois avant les élections. Notre cadre est ainsi infiniment plus sain que celui d'autres pays, et nous n'assistons pas à des événements aussi spectaculaires qu'aux États-Unis.
Par ailleurs, la coopération européenne se fonde sur la confiance, avec une forte convergence de valeurs et un partage des diagnostics. Certains observateurs du secteur évoquent la nécessité de coalitions d'action, voire d'une institution européenne pour lutter contre les ingérences étrangères. Avant cela, il faudrait néanmoins s'entendre, non sur le diagnostic, mais sur la solution, et nous en sommes encore à rechercher ce que serait une belle réponse démocratique.
En France, la coopération interministérielle et interagences est plutôt bonne sur ces sujets, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) nous réunissant autant que de besoin. Parmi les acteurs régaliens, chacun sait ce qu'il fait et connaît les autres. Viginum détecte, mais ne répond pas. La réponse dépendant du sujet, notre doctrine tend effectivement à la confier au ministère compétent, à celui qui est le plus attaqué - le ministère de l'Europe et des affaires étrangères va intervenir sur les affaires internationales ou celles qui concernent nos armées sur un théâtre d'opérations extérieures, pas sur une rumeur concernant le monde agricole. Nos services de renseignement savent ce que nous faisons et nous disent ce que nous avons besoin de savoir, dans un climat de bonne volonté.
Il manque encore, toutefois, une forte coalition portant une puissante stratégie interministérielle du côté de la recherche, de la culture, des médias et de l'éducation.
Certains pays ont fait des choses remarquables dans ce domaine, comme la Finlande. Son système éducatif intègre ces problématiques dans chaque matière : en mathématiques, on explique la manipulation des statistiques ; en histoire de l'art, on montre comment un changement de cadrage peut changer le sens d'une photo ; en histoire, on étudie la rhétorique fasciste et bolchevique, etc. Chaque professeur contribue à ce qui est plus une éducation des enfants pour en faire des citoyens armés intellectuellement qu'une simple sensibilisation à la désinformation. À Taïwan, il existe un programme Humor Against Rumor, avec une agence publique chargée de répondre à ces attaques avec humour.
C'est peut-être dans ce domaine, à mon sens, que nous avons une nette marge de progression.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la coordination et la coopération, vous considérez que notre système fonctionne bien. Pour autant, existe-t-il une stratégie nationale, interministérielle, sur la lutte contre les ingérences ?
M. Henri Verdier. - Peut-être pas. Nous sommes entrés à reculons dans cette problématique à la fin de la campagne 2017 avec les « Macron Leaks », une véritable opération très construite qui aurait pu faire des dégâts. Nous savions alors que nous étions attaqués.
Un débat est né sur la protection des élections, qui est un sujet extrêmement sensible, au coeur de la démocratie. Les attaques représentent une atteinte insupportable à la souveraineté et à la démocratie, mais les mesures de sécurité prises pour y répondre doivent être très contrôlées, car nous ne saurions laisser une agence piloter seule le bon déroulement des élections.
Viginum a donc été créé, assorti d'un dispositif de sécurité très important : l'agence est dotée d'un comité éthique, elle agit sous la surveillance de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), puis de l'Arcom. En outre, son champ d'intervention est limité et elle a le droit de détecter, de documenter et de communiquer, mais pas de répondre ou de mener des opérations.
Progressivement, nous nous sommes rendu compte que nous faisions face, non pas seulement à des attaques précises contre un processus électoral, mais bien à un travail constant dont les premières victimes sont souvent nos ambassades, nos ambassadeurs ou nos troupes à l'étranger.
En bonne intelligence interministérielle, nous avons donc construit une capacité de voir plus loin, en langue étrangère, tout en échangeant beaucoup avec Viginum. Les armées ont exigé d'être capables, sur les théâtres d'opérations uniquement, de protéger leurs troupes. L'étape suivante serait donc de reconstruire une stratégie globale et cohérente, en ajoutant le travail d'éducation, de prévention, de sensibilisation et de mobilisation que j'évoquais.
À ma connaissance, donc, la stratégie complète et cohérente que vous semblez appeler de vos voeux n'existe pas encore.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concernant la coordination, nous avons le sentiment qu'il existe beaucoup d'agences et d'acteurs, avec parfois des compétences identifiées et des rapports avec d'autres structures, mais nous avons du mal à comprendre le fonctionnement réel du système. Nous savons que chacun agit et peut appeler son collègue dans d'autres agences, comme Viginum ou le SGDSN, mais nous avons du mal à disposer d'une cartographie précise indiquant qui fait quoi. Comment passe-t-on d'une surveillance et d'une analyse en silos, donc par secteurs, à une coordination ? Avant même d'agir, qui décide de la réponse à mettre en oeuvre ?
M. Henri Verdier. - Viginum est le navire amiral, avec un mandat spécifique. Il est placé sous les auspices du SGDSN. Son pilotage politique est assuré par le comité de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), où se prend la décision collective et collégiale de riposte, parfois soumise aux autorités politiques, si nécessaire. La règle, inscrite, je crois, dans les statuts de Viginum, est que la riposte sera portée par le ministère qui est en première ligne.
Le ministère des armées a, en outre, considéré nécessaire de disposer d'une capacité propre pour protéger ses troupes sur les théâtres d'opérations, mais il partage ses analyses. Viginum étant né dans une culture de protection des élections, il ne va pas analyser ce qui se passe au Mali ou dans les zones où nous avons envoyé des troupes.
Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a ainsi été en première ligne sur les trois derniers coups d'État en Afrique ou sur des rumeurs nées au Pakistan. C'est généralement le réseau diplomatique qui détecte ces problèmes en premier et qui est le plus à même d'y répondre. Certaines situations ont même pu être réglées par une démarche directe de l'ambassadeur auprès d'un acteur local.
Dans le cadre de ce dispositif de détection et de réponse, nous savons qui contacter en cas de problème. Mais peut-être sommes-nous trop familiers du système pour en mesurer la complexité...
Quand Facebook refuse de prendre au sérieux une urgence ou qu'un nouveau problème survient qui n'a pas été correctement évalué, on m'appelle pour contacter les équipes de Trust & Safety de la plateforme ou organiser une réunion avec l'état-major des armées. Mon rôle est de maintenir ce dialogue stratégique avec les entreprises, tout comme, s'agissant du cadre politique international, nous préparons des instructions, que nous faisons valider par tous les services compétents, avant d'aller les plaider à l'OCDE ou à l'ONU - toutes les grandes organisations internationales se préoccupent désormais de ces sujets.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Viginum serait le vaisseau amiral, mais certains ministères - pas tous - disposeraient de flotteurs... C'est déjà complexe ! Pensez-vous par ailleurs qu'avec 40 ETP, c'est-à-dire le plafond d'emploi pour l'année 2024 de la division des opérations de Viginum, on puisse être le vaisseau amiral d'un pays comme la France, sujet à des ingérences étrangères dont l'évolution, vous l'avez indiqué, sera exponentielle avec le développement de l'IA ?
M. Henri Verdier. - Je suis venu avec un livre, dont je recommande chaleureusement la lecture : Active Measures : The Secret History of Disinformation and Political Warfare du politologue Thomas Rid. Nous devons faire face à des administrations puissantes, bien équipées, compétentes, et qui ont une longue histoire en la matière. Il nous faudra peut-être monter en puissance, mais de façon progressive, comme me l'a appris mon expérience de directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic). Par exemple, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a recruté, chaque année pendant dix ans, 50 nouveaux ETP ; elle n'a pas démarré son activité avec 500 ETP d'un coup, ce qui n'aurait pas permis de créer une culture, de mettre en place une hiérarchie acceptée par tous, d'être efficace. Il faut construire une trajectoire de montée en puissance.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Personne ne remet en cause l'idée d'une montée en puissance progressive. En revanche, il me semble que nous ne sommes pas suffisamment équipés, que le jeu entre les acteurs est complexe et que la montée en puissance demeure faible. Selon vous, quelles mesures concrètes faudrait-il prendre pour améliorer la coordination des différents services ? Faut-il constituer de nouvelles cellules dans d'autres ministères ? Faut-il disposer d'une agence unique ?
M. Henri Verdier. - Cette question ne relevant pas de la diplomatie, je ne vous répondrai pas avec ma casquette d'ambassadeur.
À titre personnel, je pense qu'il faudrait déployer une stratégie qui comprend un volet recherche, permettant d'étudier les mécanismes intimes des réseaux sociaux, la programmation neurolinguistique, la psychologie des foules, la propagation de la colère dans nos sociétés, ou encore l'effritement des institutions. Il faudrait également réaliser un travail analogue à celui de la Finlande que j'ai évoqué.
Par ailleurs, il faudrait prendre en compte l'impérieuse nécessité d'une presse crédible et indépendante, y compris des milliardaires. D'ailleurs, en tant qu'ambassadeur pour les affaires numériques, je travaille à la mise en oeuvre des principes du Partenariat international pour l'information et la démocratie.
Il faudrait aussi que nous soyons capables de détecter et de répondre à des opérations couvertes ou ouvertes.
La coordination interministérielle doit être la plus large possible. Peut-être qu'une mission, un secrétariat d'État, ou une agence seraient bienvenus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À partir de l'exemple du repli de nos troupes du Mali que vous avez évoqué précédemment, pourriez-vous détailler les actions déployées par les opposants à la France, afin de comprendre ce qui a conduit, à chaque étape depuis l'alerte, l'État à communiquer ou à ne pas le faire ?
M. Henri Verdier. - C'était non pas un repli, mais un retrait, car nous n'avons pas reculé devant l'ennemi. Il ne faut pas dire que l'armée française s'est repliée devant Daech !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il s'agit d'une commission d'enquête, donc pour que les choses soient claires, je précise bien que ce n'est pas ce que j'ai dit.
M. Henri Verdier. - En Afrique, le groupe Wagner dispose de relais très puissants - des prétendus panafricanistes reçoivent des liasses de billets tous les mois - qui accusent la France. Or dans ces pays où les réseaux sociaux sont présents, il n'y a pas de presse indépendante, puissante et crédible. Ces accusations sont ensuite relayées par des centaines, voire des milliers, de bots ou de faux comptes, pour faire croire que tout le monde tient le même discours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Si l'on reprend le schéma que vous avez décrit, c'est l'un des flotteurs - le ministère des armées, en l'espèce - du vaisseau amiral qui a identifié l'alerte, qui doit ensuite partager cette information avec Viginum et le SGDSN, n'est-ce pas ?
M. Henri Verdier. - Absolument. Sans violer la liberté d'expression, on peut demander aux entreprises du numérique d'appliquer leurs conditions générales d'utilisation. Aussi, tout d'abord, nous signalons les comptes manifestement mensongers - unauthentic and coordinated - aux entreprises ; celles-ci enquêtent, en trouvent d'autres, et les ferment.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans quels délais ?
M. Henri Verdier. - Parfois, il leur suffit de quelques jours. D'autres fois, nous leur signalons des cas qui nécessitent plus d'investigation. Facebook publie un rapport mensuel, intitulé Trust and Safety, qui recense les comptes fermés dans le mois, explique l'origine des sources et motive les fermetures. L'entreprise est relativement transparente ; ces informations sont accessibles sur leur site internet.
Ensuite, nous répondons, avec des comptes publics ou d'amis, et nous contestons, en montrant, par exemple, qu'une photo relayée est fausse. Il ne faut pas laisser le champ libre ; si on laisse l'adversaire parler sans cesse sans jamais répondre, on lui donne trop de crédit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle est la doctrine française en matière de réponse ? Comment s'applique-t-elle ? On cite beaucoup le cas des services taïwanais, capables de répondre 200 mots en deux heures.
M. Henri Verdier. - C'est une question compliquée : si l'on révèle à l'ennemi nos lignes rouges, on lui laisse une partie du champ libre. Cela étant dit, le ministère des armées a mis en ligne voilà deux ans une doctrine de la lutte informatique d'influence (L2I) - je l'ai présentée à l'ONU -, qui explique ce que la France s'autorise et indique ce qu'elle ne fera jamais - par exemple, manipuler les résultats des élections. En revanche, nous disons que nous n'allons pas raconter tout ce que nous faisons ; on ne va pas donner la liste de nos faux comptes ! (Sourires.) Par définition, il existe une zone grise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous dites que la France utilise des faux comptes...
M. Henri Verdier. - Nous ne créons pas de comptes de personnes prétendant être des chercheurs au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) récompensés de la médaille Fields. Nous utilisons des comptes de quidams qui discutent sur les réseaux sociaux, je pense.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous pensez ou vous nous dites ?
M. Henri Verdier. - J'espère.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez prêté serment devant une commission d'enquête !
M. Henri Verdier. - Je ne suis pas du côté opérationnel. Je m'engage déjà personnellement en vous disant que je l'espère. Sur les réseaux sociaux, il faut répondre, et cela ne peut pas se faire en écrivant : « Bonjour, ici le ministère des armées. Tout cela est faux ». Il faut des gens qui, ayant l'apparence de citoyens, disent que telle ou telle rumeur n'est pas vraie ! Il peut s'agir d'un compte sous pseudonymat. Je ne suis ni dans un service opérationnel ni au ministère des armées ; c'est à eux qu'il faut poser la question !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous le ferons.
En tant qu'ambassadeur, avez-vous des relations de coordination avec des services de renseignement ?
M. Henri Verdier. - Je n'ai aucun mandat de coordination et je n'ai pas de rapports formels ou officiels avec les services de renseignement, sauf lors des réunions interministérielles présidées par le SGDSN, au cours desquelles je croise la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ces réunions permettent de coordonner la réflexion sur la montée des menaces.
M. Henri Verdier. - Elles peuvent aussi être opérationnelles. Voilà quelques semaines, les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont attribué une opération complète, et l'ont décrite.
La question des attributions est complexe : si elle est trop imprécise, l'adversaire se plaindra également d'avoir subi de telles opérations. À cet égard, lors de mon déplacement à l'ONU voilà trois semaines, la Russie, l'Iran et la Turquie se sont plaints lourdement de subir de constantes manipulations de l'information ; c'est une première réponse au fait que la France se fait de plus en plus entendre ; il faut être plus précis et démanteler ces réseaux.
À l'inverse, si l'attribution est trop précise, nous révélons ce que nous savons et donc ce que nous ne savons pas, nous grillons aussi une source ou au moins une méthode - un calcul algorithmique, etc. - et nos adversaires s'empressent de corriger.
En plus des attributions publiques, les attributions privées sont possibles. Il m'est arrivé de tenter de construire un dialogue stratégique en Russie ou en Chine, au travers duquel beaucoup de choses se disent, mais dans des enceintes privées.
Le sujet des attributions soulève de nombreuses questions : faut-il le faire ? quand ? comment ? sur quels motifs ? que faut-il dévoiler ? donnons-nous un bon ou un mauvais exemple ? nos alliés vont-ils confirmer cette attribution ou au moins se montrer solidaires ?
Ainsi, ces réunions interministérielles ont pour objet des stratégies de long terme, mais également des décisions opérationnelles.
J'ai essayé de vous montrer que le spectre était plus vaste que la simple diffusion de fake news. Il est frappant de constater que ces opérations d'influence reposent de façon croissante sur de la communication publique, sur des ambassadeurs provocateurs.
Nous avons dû apprendre à déployer une communication publique différente. Par exemple, les communiqués des porte-parole du ministère de l'Europe et des affaires étrangères publiés il y a dix ans ne portaient pas d'accusations ou de reproches publics. Aujourd'hui, nous avons dû muscler notre propos, dénoncer plus souvent, pour ne pas perdre du terrain.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'en est-il des ingérences dans l'espace francophone ? Est-ce un enjeu majeur ?
M. Henri Verdier. - Aujourd'hui, le champ de bataille principal de l'espace francophone, c'est l'Afrique. L'agenda à très long terme de la Russie est d'y dégager la France, et à travers elle l'Occident démocratique, notamment en soutenant des coups d'État. Parallèlement, les pays africains expriment - pour dire les choses positivement - une demande d'indépendance.
Dans le cadre de mes missions, j'ai aidé l'Arcom à travailler sur ces sujets dans le cadre du Réseau francophone des régulateurs des médias (Refram), puisqu'elle le préside cette année. Nous avons également prévu d'organiser un atelier sur les questions de désinformation lors du prochain sommet de la francophonie qui aura lieu en octobre à Paris. Il sera piloté par le Refram et bénéficiera des moyens de la diplomatie pour attirer du monde.
Sans avoir de mandat précis en la matière, j'ai également commencé un plaidoyer sur la manière dont les grandes plateformes traitent les pays d'Afrique ; c'est indigne, je l'ai dit à Washington voilà deux semaines. Le Nigeria - 200 millions d'habitants et 80 % de taux de pénétration de Twitter - a dû adopter une loi pour que Twitter y dispose d'un représentant légal. La police ou l'armée de certains pays africains nous disent que ces entreprises ne répondent ni à leurs appels ni à leurs mails et demandent à la France de relayer leurs questions pour avoir des réponses.
Actuellement, je dénonce publiquement le fait que ces entreprises ne prennent pas au sérieux les pays émergents. Au moment des élections brésiliennes, Twitter avait deux modérateurs pour tout le Brésil ! Il n'y a que sept modérateurs en langue arabe pour le monde entier, soit deux à la fois en permanence, s'ils dorment la nuit et prennent leur week-end !
Je le répète, je n'opérationnalise ni la détection ni la riposte.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Serait-il utile et nécessaire de passer de l'autorégulation des plateformes à davantage de contrainte ?
M. Henri Verdier. - On ne peut plus rien attendre de l'autorégulation, comme le prouvent les dix ans d'inaction des plateformes en la matière ! C'est un fait et non une opinion. Le Digital Services Act contient nombre de bonnes dispositions. Mettons-le en oeuvre, et nous verrons ensuite s'il faut aller plus loin.
Il faut favoriser l'accès des chercheurs publics aux données, car nous ne comprenons pas bien ces mécanismes, nous ne savons pas les caractériser.
M. Dominique de Legge, président. - J'ai bien suivi vos échanges sur la question de la coordination : si chaque service peut mener ses propres initiatives de détection, cela ne peut être le cas pour la riposte. J'ai l'impression que sur ce point il faut bien distinguer la détection et la riposte.
Mme Nathalie Goulet. - Ambassadeur pour les affaires numériques, combien de divisions ? (Sourires.)
En 2017, le gouvernement danois a nommé un ambassadeur auprès des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (Gafam). Quelles sont vos relations avec ces plateformes ? Serait-il intéressant que la France nomme un ambassadeur auprès d'elles ?
M. Henri Verdier. - Depuis vingt-cinq ans, des diplomates sont chargés des négociations à l'ONU sur le droit international du cyberespace tandis que d'autres représentent la France dans les grandes enceintes multiacteurs, l'Union internationale des télécommunications (UIT), l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), l'Internet Governance Forum, le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI).
En 2016, le Danemark a créé un poste de Tech Ambassador auprès des entreprises de la Silicon Valley. Or, selon la France, il ne s'agit pas d'États souverains, donc, par principe, nous n'avons pas de relations diplomatiques avec ces plateformes.
En revanche, nous coopérons avec elles, parce que nous croyons au format multiacteurs et parce que les États doivent discuter de certains sujets avec les entreprises, la société civile et les chercheurs. Aussi, nous favorisons les formats de gouvernance multiacteurs d'internet, nous régulons ces entreprises, nous leur adressons des messages, etc., mais nous ne négocions pas de puissance à puissance.
La nomination de David Martinon comme premier ambassadeur aux affaires numériques a été la réponse de la France au Danemark. Nos amis danois savent - nous nous sommes expliqués sur ce point - qu'il faut des ambassadeurs pour s'occuper des affaires numériques, et non pour négocier avec les entreprises. Par exemple, nous contestons la nature diplomatique de ce que Microsoft appelle son « bureau de représentation auprès des Nations unies à New York ». Dans nos discussions avec Microsoft, nous parlons de leur « bureau commercial ».
Il faut engager un travail avec ces entreprises. Une fois par an, je me rends dans la Silicon Valley pour rencontrer des entreprises, ou encore l'équivalent de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en Californie, les activistes du Center for Humane Technology et les comités du logiciel libre, qui sont la résistance intérieure face à ces grands monopoles. Il s'agit d'acteurs du jeu diplomatique, non de puissances souveraines.
Les ambassadeurs thématiques n'ont traditionnellement pas de bureau, mais j'ai tout de même le privilège d'avoir six collaborateurs, dont l'un mis à disposition par Bercy et l'autre par l'Anssi, ce qui permet d'avoir un meilleur rôle interministériel.
De plus, j'ai un rôle de leader auprès de certaines équipes du Quai d'Orsay : l'équipe active de la direction de la communication et de la presse ; la sous-direction de la cybersécurité, composée de sept personnes, au sein de la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement. Nous montons une sous-direction numérique au sein de la direction de la diplomatie économique. Au sein de la direction générale de la mondialisation de la culture, de l'enseignement et du développement international, nous factorisons la quinzaine d'agents chargés du numérique. Au total, près d'une soixantaine d'agents travaillent sur les affaires numériques au sein du Quai d'Orsay, et ma mission consiste à donner un peu de cohésion à leur travail. Dans les grands postes, à l'OCDE, à l'UIT, ou à l'Unesco, les représentants permanents disposent d'un diplomate chargé des affaires numériques.
Mme Sylvie Robert. - Je partage avec vous la nécessité de mettre en oeuvre le DSA.
Vous avez pointé le manque de stratégie nationale en matière de défense informationnelle, laquelle passe par une éducation aux médias ; nous l'avons votée, mais elle n'a pas été véritablement mise en oeuvre.
Cette absence de stratégie résulte-t-elle d'un manque de volonté politique ou de moyens ? Est-elle liée à un déficit d'organisation interministérielle ? Le ministère de l'éducation nationale, le ministère de la culture devraient-ils travailler à des modules de contenus ayant pour objet la déconstruction de la vérité ou d'autres imaginaires ?
Considérez-vous que nous avons une stratégie nationale d'influence, permettant notamment de partager les valeurs démocratiques et le principe de liberté ? Si tel n'était pas le cas, ne serait-ce pas le deuxième pilier à renforcer ?
M. Henri Verdier. - On pourrait dire que toute l'action diplomatique est une stratégie d'influence. La direction des affaires culturelles a été rebaptisée « diplomatie d'influence », mais elle va retrouver son intitulé d'origine, car il n'est pas facile pour un diplomate de dire : « Bonjour, je viens vous influencer ». Promouvoir notre culture, nos artistes, la langue française, la coopération internationale - on y met beaucoup d'argent - est une forme d'influence. Simplement, nous ne faisons pas d'influence manipulatoire.
Dans le monde actuel, les démocraties sont de nouveau minoritaires ; il faut qu'elles se dressent pour dire que leur modèle fonctionne mieux que les autres. La première fois que je suis allé à l'ONU, voilà cinq ans, j'ai ressenti une once de commisération de la part de certains représentants d'autres pays - comment vous en sortez-vous, vous qui êtes des pays lents, décadents et lâches ? -, mais cela va mieux ces temps-ci, surtout depuis que des dictateurs s'enferrent dans la petite Ukraine et qu'ils prennent des décisions qui ne sont clairement pas dans l'intérêt de leur pays.
Le discours selon lequel la démocratie n'est plus un modèle efficace, qu'elle a vocation à être remplacée par un grand leader autoritaire et omniscient est allé très loin, au point qu'il a failli « passer ».
Je vous l'accorde, les démocraties doivent sans doute construire une posture de défense plus affirmée et plus éloquente.
J'en viens à votre question sur l'absence de stratégie nationale. Ce n'est pas me vanter que de dire que j'ai porté ce dossier à mon arrivée au Quai d'Orsay. Avant Viginum, nous avions bricolé quelques petits outils de détection - en réalité, ce n'est pas si difficile de détecter des faux comptes - en open source, qui sont encore disponibles en ligne. Nous l'avions fait en lien avec la société civile, ce qui est à mes yeux très important.
Les Français - et c'est à leur honneur - se sont offusqués de l'idée, légitime, d'instituer une vérité d'État, lequel dirait ce qui est vrai et ce qui est faux, au motif que cela reviendrait à censurer la liberté d'expression et à contrôler a priori des contenus. Si des propos horribles sont tenus, les Français préfèrent que leurs auteurs en répondent devant la justice le jour venu. Aussi, ils ont abordé avec crainte et tremblement ce dispositif.
De plus, certains des services que vous auditionnerez à huis clos ont trouvé tous ces dispositifs « gadget » par rapport, si j'ose dire, aux vraies attaques cyber sur les infrastructures ou à la vraie guerre informationnelle, faite de secrets, d'échanges de brevets extrêmement confidentiels. Selon eux, au fond, tout cela n'était que du marketing et de la communication. Aussi, ils ont mis un petit peu de temps à s'engager sur le sujet.
Quant à l'éducation nationale, vous savez bien qu'à chaque nouveau problème en France, on prétend que les professeurs n'ont qu'à le régler. Ces derniers sont quelque peu las d'être chargés de résoudre tous les problèmes...
Aussi, les freins et inquiétudes ont eu trait au respect des libertés publiques - l'État est-il vraiment dans son rôle ? - et il a fallu, si je puis dire, « éduquer l'oeil ». En définissant la notion d'« ingérence étrangère », voilà quatre ans, comme « une campagne étrangère, massive, artificielle et hostile », nous avons donc mis des garde-fous. Ainsi, ne relève pas d'une « campagne étrangère », un humoriste - ou un mouvement social - ayant basculé dans la paranoïa ; ne relèvent pas d'une « campagne artificielle » des propos de personnes affirmant détester les Français, car ils seraient tous bêtes. Nous avons resserré au maximum la définition de cette notion pour pouvoir commencer à travailler sur une stratégie.
C'est plutôt à l'honneur de notre pays que personne n'ait envie de jouer au cowboy et de censurer la parole. Mais il s'agit désormais de forger une doctrine et une stratégie, afin d'aller de l'avant.
Nous avons beaucoup parlé de détection, de riposte, de défense. Nous devrions présenter les choses de façon positive : il s'agit d'avoir un système résilient, d'allier l'État et la société civile. On pourrait parler d'un plan pour une meilleure résilience démocratique, pour une meilleure indépendance de l'opinion et pour un espace public plus sain. Ce serait plus positif que de parler de détecter les méchants et de combattre l'erreur et le mensonge.
J'insiste sur l'importance de la résilience et de la société civile. J'ai réalisé des prototypes en open source avec le monde de l'open source intelligence. Si l'État s'appuie dans son coin sur des personnes très compétentes, il saura bien sûr détecter les coups tordus et riposter. Mais, faute d'être transparent, il risque de ne plus convaincre, ce qui est très dangereux, surtout si certaines personnes dépassent les limites. S'il indique que telle information, comme celle sur les punaises de lit, qui a été artificiellement amplifiée, est une rumeur, qu'il a des preuves qu'elle provient de Saint-Pétersbourg, qui le croira, si ce n'est des gens qui travaillent avec lui depuis longtemps et ont analysé ses logiciels ? L'alliance avec la société se justifie pour des raisons démocratiques, mais aussi parce que c'est la seule manière de se dépêtrer de certaines attaques. Mais je parle trop devant des caméras...
Vous vous rappelez qu'en 2019, l'Élysée a dû démentir sur la page d'accueil de son site internet que la France allait rendre l'Alsace à l'Allemagne, après que la rumeur a atteint une forte intensité. Imaginez quand nous serons confrontés à des attaques similaires, aussi intenses et crues, et que personne ne croira plus l'État ! Nous aurons beau dire « Ma super agence, avec mes super agents et mes gros logiciels ont des preuves évidentes que tout cela n'est qu'une manipulation », on ne nous croira pas ! Seule une assise large, avec des journalistes indépendants, et qui ont prouvé leur indépendance, avec des activistes, qui ont souvent critiqué l'État, nous permettra de résister à certains coups.
M. Akli Mellouli. - J'étais dans un centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) le week-end dernier à Dijon, il y a bien des punaises de lit, et des affiches en témoignent ! Plus sérieusement, à quel rang classeriez-vous la France par rapport aux Nations les plus performantes en matière de stratégie d'influence, selon les critères des moyens, de l'efficacité des réponses, de la résilience ? S'il y a du retard, quelles démarches faudrait-il mettre en place pour le combler ?
Mme Nathalie Goulet. - N'y a-t-il pas des progrès à faire sur le cloud souverain ?
M. Henri Verdier. - Je ne suis pas sûr que la question du cloud souverain soit liée à celle de la désinformation et de l'ingérence, mais nous pourrons en parler à l'issue de cette audition, car c'est un véritable enjeu.
Je ne saurais pas nous classer. Par exemple, les États-Unis disposent du Global Engagement Center, investissent, ont des équipes de recherche, mais sont-ils plus protégés que nous ? Je ne sais pas.
Nous assistons à une reprise de conscience, si je puis dire. Les active measures et la deception sont une tactique vieille d'au moins cent vingt ans, qui a été utilisée au coeur de la guerre froide. Le bloc de l'Est n'a pas désarmé, contrairement à nous. Nous l'avons laissé faire, et l'arrivée soudaine d'internet a tout ébranlé, a donné beaucoup d'impact aux équipes de Saint-Pétersbourg.
Notre prise de conscience nous a conduits à nous interroger : la régulation des réseaux sociaux est-elle suffisante ? Les autorités devront-elles muscler leur engagement pour démentir, contester, voire porter le fer ?
Sans faire de désinformation, on peut dénoncer ce qui se passe de l'autre côté de l'ancien rideau de fer : il suffit de dire ce qui est, mais encore faut-il savoir le dire. Par exemple, nous avons lancé récemment une chaîne Telegram russophone, afin d'essayer de parler à cette population.
Le problème a pris une acuité nouvelle, et nous y travaillons davantage. Nous coopérons beaucoup : lorsqu'un dispositif fonctionne bien dans un pays, il est vite adopté par l'ensemble des autres pays européens.
Je ne sais pas quel serait le pays modèle, à part Taïwan, mais le contexte est différent. S'agissant d'un pays sinophone, la frontière entre propagande et désinformation n'est pas claire, car ce que racontent les médias de Chine continentale arrive à Taïwan.
Un représentant de Taïwan m'a dit un jour que son gouvernement travaille sur la question de la désinformation à l'aune de la lutte contre la contrefaçon - en utilisant les douanes, en remontant les filières de financement, etc. - plutôt qu'à l'aune du contre-terrorisme. Peut-être ce modèle-là mérite-t-il d'être observé.
Je ne vois pas quel est le rapport entre le cloud souverain et l'objet de cette commission d'enquête.
Mme Nathalie Goulet. - Je pensais à la protection et à la manipulation des données.
M. Henri Verdier. - Le cloud souverain soulève plutôt la question de l'espionnage des données ou de la prise de contrôle de nos filières économiques. À ce stade, le cloud, même étranger, même américain, ne représente pas un risque accru de manipulation de l'information.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie, monsieur l'ambassadeur. Il s'agit de l'une des auditions les plus concrètes que nous ayons entendues depuis le début de nos travaux.
11. Audition, à huis clos, du général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'État-Major des armées - le jeudi 4 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons, pour cette première audition de la journée, le général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'état-major des armées, plus connu sous le nom de Comcyber. Je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Nous savons désormais que le cyberespace constitue un terreau particulièrement fertile pour le déploiement d'opérations d'influence étrangères malveillantes dirigées contre les démocraties. Vous nous présenterez l'état de la menace, ainsi que l'action du Comcyber pour assurer la défense de notre pays dans ce nouveau champ de conflictualité.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Aymeric Bonnemaison prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
Général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'état-major des armées. - Je commencerai par quelques définitions. Mes missions sont les suivantes : protéger les systèmes d'information et les systèmes d'armes des trois armées ; défendre les systèmes d'information (SI) du ministère des armées à l'exception de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) ; conduire les opérations militaires dans le cyberespace.
Pour ce dernier, je reprendrai la définition de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) : « espace constitué par les infrastructures interconnectées relevant des technologies de l'information ». Cela concerne internet, mais pas seulement : nous avons des systèmes d'armes qui fonctionnent en vase clos et que nous devons aussi protéger.
Comme on le dit souvent dans les armées, nous travaillons en multimilieux (terre, air, mer, espace et cyber) et en multichamps : le champ électromagnétique qui raccorde nos systèmes par les ondes et le champ informationnel. Le Comcyber agit en interaction forte dans ces deux champs.
Le cyberespace a trois couches : la couche physique, visible, constituée par les antennes ou les serveurs ; la couche logicielle, avec les outils et les programmes ; la couche informationnelle ou sémantique, c'est à dire le contenu du cyberespace, le multimédia, les interactions sur les plateformes, les réseaux sociaux et les sites web. Je ne couvre qu'une partie de cette couche informationnelle, celle qui est croisée avec le cyberespace : les réseaux sociaux et les sites.
L'une des spécificités du Comcyber français est de couvrir trois domaines de lutte : la lutte informatique défensive (LID), c'est-à-dire détecter, caractériser et contrer les attaques ; la lutte informatique offensive (LIO) contre des systèmes adverses, soit pour du renseignement, soit pour les leurrer et perturber leurs opérations sur le champ de bataille, soit pour bloquer leurs systèmes d'armes ; mais aussi - spécificité française - la lutte informatique d'influence (L2I), moins développée dans d'autres pays, ou échappant à l'équivalent du Comcyber.
La capacité L2I est définie par un document de doctrine publié en 2021 - la France est un des seuls États à l'avoir fait. Il s'agit des « opérations militaires conduites dans la couche informationnelle du cyberespace pour détecter, caractériser et contrer les attaques ». Cette documentation détermine les garde-fous que nous nous imposons : nous ne travaillons qu'en dehors du territoire national, dans des zones ou nos forces sont déployées ou pourraient être déployées. Nous ne travaillons pas sur le territoire national, pas plus en détection qu'en contre-offensive.
Notre cadre juridique est strict, dépendant du droit national et du droit international, notamment du droit des conflits armés. À chaque opération, nous définissons des règles d'engagement opérationnel pour cadrer nos actions, validées par le chef d'état-major des armées. Le Comcyber compte deux « legads » ou conseillers juridiques, l'un au niveau opératif et l'autre auprès de moi, pour savoir si chaque opération entre dans le cadre.
Au sein de l'état-major des armées, nous sommes structurés verticalement par le pôle Anticipation, stratégie et orientation (ASO) commandé par le général Ianni, lequel définit le cadrage stratégique. Je ne fais que décliner les actions qu'il m'indique. C'est lui qui fixe les grandes orientations et interagit avec d'autres acteurs stratégiques, notamment en matière de communication stratégique et opérationnelle.
Dans la revue nationale stratégique, l'influence est devenue la sixième fonction stratégique. Pour avoir suivi ce que nous avons subi en Afrique, je sais combien nos opérations ont pu être déstabilisées sur le champ informationnel.
Au sein de l'État, nous nous coordonnons avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Viginum, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) et le ministère de l'intérieur.
Concrètement, nous faisons de la veille-alerte pour détecter les attaques informationnelles contre nos armées et les opérations qu'elles mènent. Cela peut sembler simple, mais c'est comme surveiller un océan : nous devons détecter toute opération et déterminer par sa caractérisation si elle est inauthentique et coordonnée par un État, et pas seulement l'expression d'un particulier. Ensuite, nous devons contrer l'opération en la dénonçant par le debunking, le fact checking, l'enjeu étant de le faire dans des délais suffisamment restreints pour qu'elle ne puisse pas porter ses fruits. Il est donc difficile de détecter les opérations dans une masse énorme, de les caractériser, et ensuite d'apporter la preuve qu'il s'agit d'une action coordonnée et malveillante.
Autre étape possible : faire supprimer le site ou le contenu malveillant, soit en le signalant directement aux plateformes, soit en passant par l'ambassadeur pour le numérique ou en le signalant à Pharos (plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements) pour les propos faux ou haineux. Le succès n'est pas toujours garanti. Pharos fonctionnait bien pour l'antiterrorisme, mais c'est plus compliqué pour les plateformes, qui vivent en partie de ces opérations : plus il y a de choses choquantes, plus elles sont relayées et plus elles font du business. Nos compétiteurs jouent sur les lignes : ils respectent les conditions d'utilisation et les plateformes en prennent prétexte pour ne pas retirer les contenus incriminés.
Dernière action que nous pouvons être amenés à conduire, sur laquelle je serai plus discret : mobiliser des communautés favorables, tromper l'adversaire, faire croire qu'on est à un endroit alors qu'on est à un autre... Mais cela est cadré comme toute activité opérationnelle et uniquement à l'étranger.
Nous faisons une différence entre la ruse et la perfidie. Ce n'est pas neutre, surtout face à nos compétiteurs en Afrique francophone, qui ne s'interdisent pas la perfidie.
Vous me demandiez de caractériser la menace.
La principale concerne les campagnes russes de désinformation axées, en ce qui nous concerne, contre Barkhane et plus généralement contre la présence militaire française en Afrique. Ces campagnes, puissantes et désinhibées, reposent sur un fait réel ou créé artificiellement, relayé sur un site, puis amplifié par des bots sur les réseaux, jusqu'à des influenceurs, parfois repris au niveau politique. On le voit, dans le champ surveillé par Viginum, avec de la désinformation concernant la France reprise par des officiels russes.
Le fait initial peut être une manifestation avec des images donnant l'impression que toute la rue africaine a des pancartes prorusses et antifrançaises. Si vous changez de cadrage, vous voyez que les manifestants étaient quinze ou vingt, qu'ils avaient été payés pour être là et que les pancartes leur avaient été distribuées. Mais bien relayées, l'impact de ces images est fort.
Cela peut être des dessins animés dénonçant la présence militaire française, très simplificateurs, publiés par Wagner, de faux sites, de faux documents. Tout cela va devenir très difficile à contrôler avec le développement de l'intelligence artificielle accessible à tous.
Il existe des actions coordonnées entre la lutte informatique offensive et la lutte informatique d'influence. Un DDoS (attaque par déni de service distribué) pendant 48 heures peut nous affaiblir, mais il n'est pas grave en soi techniquement ; ce qui est grave, c'est qu'il soit relayé pour laisser croire que l'État n'a pas les moyens de se défendre. Autre type d'attaque plus insidieuse : des attaques cyber permettent de récupérer des données qui peuvent être réutilisées pour faire de la diffamation - on l'a vu avec les MacronLeaks - pour faire pression sur des personnels ou pour faire du phishing.
Deuxième menace : la menace terroriste, qui a diminué avec la chute de l'État islamique, et qui avait surtout un but de recrutement. C'est pour y faire face que nous avons commencé la lutte informationnelle dans le cyberespace en 2015, en partenariat avec les Britanniques et les Américains. Nous avions acquis une bonne vision de l'organisation des fonctions d'influence au sein de l'État islamique. Sa chute a fait baisser sa propagande, même si elle demeure surveillée.
Troisième type d'action, l'accompagnement d'opérations extérieures. À chaque déploiement d'une mission, comme l'envoi d'une frégate en Indopacifique, nous intégrons le risque réputationnel local.
Je donnerai deux illustrations d'attaques informationnelles contre lesquelles nous avons dû agir. À Gossi, site que nous avions évacué, Wagner a voulu faire croire que nous avions abandonné des cadavres, mais nous avons anticipé cette menace en plaçant un drone sur place. Dès qu'ils ont voulu lancer l'opération en créant un faux charnier, nous avons récupéré les images, nous les avons divulguées et amplifiées sur les réseaux. Ce faisant, nous avons contré cette manoeuvre sur les réseaux locaux, mais nous avons aussi pu prouver aux démocraties occidentales la manipulation russe et montrer un des modes d'action de Wagner, ce qui a été repris par les médias et est désormais admis par tous.
Autre exemple : le site web de l'armée de terre a fait l'objet d'une forme d'usurpation. Il n'était pas attaqué lui-même, mais lorsque vous tapiez « recrutement armée de terre », vous tombiez sur un site sengager.ukraine.fr très bien fait, reprenant nos codes graphiques, comportant des liens avec d'autres fonctions. Il a été relayé, puis détecté concomitamment à l'étranger par nous et en France par Viginum. Nous l'avons signalé à Pharos, tandis que Viginum le signalait à l'Association française pour le nommage internet en coopération (Afnic), qui gère les noms des sites. Il a été retiré dans les quatre heures.
Avec Viginum, notre coopération va au-delà de cette coordination : nous partageons nos outils, et nous faisons en sorte que nos données utilisent les mêmes formats et soient analysées de la même manière. Viginum ne fait que de la détection et de la caractérisation, et non du contre-narratif comme nous sommes amenés à le faire sur les théâtres d'opérations.
La L2I est concernée par la loi de programmation militaire (LPM) et la montée en gamme capacitaire qu'elle prévoit. Des arbitrages financiers internes sont en cours ; nous nous battons pour maintenir un budget important.
Nous coopérons principalement avec les Américains, qui ont un organe comparable, le USCYBERCOM, dirigé par le général Timothy Haugh, également patron de la National Security Agency (NSA), chargé de la LID et de la LIO, mais moins de la L2I, confiée aux commandements géographiques, les COCOM, qui disposent de WebOps agissant localement sur les réseaux.
Je suis très sollicité par d'autres partenaires européens qui envisagent de se doter d'une capacité dans ce domaine. Je ne peux pas les nommer, car ce n'est pas encore tranché dans leurs pays. Beaucoup s'intéressent notamment à notre cadrage pour le faire accepter chez eux.
Nos armées sont parties assez tôt - parmi les premières avec les États-Unis et, le Royaume-Uni - parce que nous avons été mis au défi par la propagande de Daech et, dès l'opération en République centrafricaine (RCA), l'agressivité russe que nous n'avions pas vu venir.
Le reste de l'État s'est mobilisé avec Viginum et le Quai d'Orsay en interaction avec le ministère de l'intérieur. À l'international, nous avons été précurseurs sur le plan militaire - d'autres pays ayant pu développer des capacités au sein de leurs services de renseignement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez évoqué deux principaux champs d'intervention : Daech et l'Afrique francophone. À l'aune de la guerre que vous menez, je souhaite avoir votre sentiment général sur la situation en Afrique francophone - Mali, Niger... -, où l'on constate un net recul de la France.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Contrairement à ce que l'on finit par croire, cette guerre ne se mène pas que sur le champ informationnel, elle s'appuie sur des éléments pratiques et tangibles. Dans toute mission extérieure, on s'aperçoit que, quand une force reste longtemps, la situation se complique, ce qui offre prise à des attaques réputationnelles et à de fausses interprétations.
Il faut des approches globales. Je voudrais corriger la perception que l'on peut avoir sur ce qui se passe en Afrique. Il nous arrive d'être sollicités pour une dénonciation de l'action française repérée sur un site ; par un effet de loupe, on a l'impression en France que toute la population locale - malienne, burkinabé... - l'a vue et lue, alors même que le taux de pénétration est très faible sur les auditoires africains. Notre travail consiste aussi à décortiquer de tels éléments. C'est la même chose que sur le terrain : quand on se déploie, on doit faire une analyse du champ de bataille.
Il faut voir si l'action repérée sur Twitter par exemple - en fonction du pays où l'on se trouve, ce peut aussi être TikTok ou Facebook - concernera dans le pays visé seulement cinquante personnes d'une certaine tranche d'âge qui ne sont pas actives et non la tranche d'âge que vous croyez avoir touchée. De fait, l'auditoire est segmenté. Il faut donc une analyse fine pour définir sur qui l'action va peser.
En RCA, nous avons été bousculés. À Gossi, on a su riposter. Reste qu'il y a une pente générale et un niveau d'agressivité et de déploiement de dispositifs par les Russes, face auxquels nous ne sommes pas à l'échelle. Sur place, nous déployons un dispositif adapté, mais, si l'on veut entrer dans un tel combat, il faut un déploiement énorme, peut-être avec des règles d'engagement qui ne seront pas les mêmes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Imaginons que l'on veuille être à la hauteur pour contrer ces actions. Quel serait le dispositif idéal en termes de moyens et en termes opérationnels ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Il faut une politique globale et pas seulement informationnelle. Il faut donc être en mesure de relayer les actions positives que l'on conduit sur le terrain, qui ne doivent pas être que militaires et sécuritaires.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je pense en effet à toute la chaîne, qui va de l'identification au contre-narratif.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Il est compliqué de ne faire qu'une action dans le cyberespace sans accroche physique.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour pouvoir contrer les actions russes aujourd'hui, quel volume de jeu est nécessaire ? Je ne parle pas de l'intelligence artificielle, nous y reviendrons tout à l'heure.
On cite beaucoup Viginum, mais cette structure n'emploie que 40 personnes.
Dans votre champ d'intervention, de la détection au contre-narratif, pour avoir une réponse à la hauteur de l'attaque, quelles sont vos préconisations en termes de moyens et d'évolutions législatives, pour que le Comcyber ait la capacité de répondre à toutes les attaques, quel que soit le lieu ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - C'est une question très compliquée. Est-ce aux militaires de conduire cette mission générale quel que soit le lieu ?
Sur la partie militaire, ce qui relève de mon segment, à savoir la détection et la caractérisation d'attaques informationnelles, je ne suis engagé que s'il y a des opérations militaires en jeu et uniquement en dehors du territoire national.
Aujourd'hui, le sentiment antifrançais cultivé et entretenu n'a pas que des racines informationnelles. Il faut donc un plan global. Pour ce qui me concerne, cela suppose concrètement de mettre en place des dispositifs informationnels qui serviront de relais et permettront la saisie d'opportunités. Cela nécessite des moyens beaucoup plus importants que ceux dont je dispose, en potentialité de déploiement sur place, en capacités RH de détection, de caractérisation et de suivi.
C'est approximativement quatre fois plus en moyens humains. Les moyens financiers permettront d'avoir plus d'outils. Il faut aussi trouver un équilibre entre les moyens financiers et la ressource humaine, et ce que l'on pourra sous-traiter, à qui et dans quelles conditions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Aujourd'hui, il y a donc des sous-traitances ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Il existe des possibilités de sous-traitance sur la caractérisation, la connaissance de l'environnement numérique et informationnel. Un peu comme dans le marketing digital, il s'agit de savoir, quand on se déploie sur une zone, quels sont les vrais vecteurs d'influence, les supports, les tranches de population, ce qui fait l'objet d'une veille.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle forme prennent ces sous-traitances aujourd'hui ? Quels marchés ? Quelles entreprises ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je réserve ma réponse.
M. Rachid Temal. - Pour ma part, j'ai le sentiment que la France a une capacité de défense. Tout le monde parle de coopération et de coordination, mais chacun reste sur sa parcelle. Ce n'est pas un jugement, c'est un constat.
Aujourd'hui, vous êtes le premier à parler de potentiels intervenants, dont j'ignore s'ils sont privés ou publics, dans quel cadre et comment ils interviennent.
Pour une commission d'enquête qui travaille sur notre capacité de défense, ne pas obtenir de réponse est un problème.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Ne vous méprenez pas. Je pense à des études. Ainsi, j'ai mandaté récemment à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) une étude sur la cyberinfluence chinoise. Il s'agit donc d'études internes demandées à des universitaires ou à des fondations pour tracer le segment sur lequel est opérée l'action.
M. Dominique de Legge, président. - Ce n'est pas opérationnel.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Les opérations de lutte informatique d'influence restent à ma main.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a donc pas d'entreprise privée ou de cabinet de conseil qui fait pour vous des études de détection, de l'identification ou du contre-narratif...
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Nous travaillons avec Géode, un centre de recherche et de formation, qui travaille en partenariat avec le cabinet Cassini. Il s'agit d'études stratégiques qui visent à donner du contexte. Ce n'est pas opérationnel.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Certes, mais l'opérationnel est issu d'une stratégie. Cette entreprise participe à votre réflexion en vous fournissant des études. Ce sont des outils permettant de construire une stratégie afin d'être opérationnels. De fait, c'est un des éléments de notre politique de défense contre les ingérences étrangères.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Quand on fait un détachement opérationnel, on a besoin de connaître le terrain. C'est pour connaître le terrain que nous faisons ces études. Nos effectifs ne nous donnent pas la capacité d'avoir toutes les données. Celles-ci constituent un des éléments nous permettant de construire une manoeuvre opérationnelle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la partie opérationnelle, vous faites donc appel à des prestataires. Pourrons-nous en avoir la liste ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je vais regarder... mais je répète que nous ne déléguons pas d'opération militaire à des partenaires privés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le ratio entre ce que vous pouvez et ce que vous ne pouvez pas identifier ? Par ailleurs, quel est le ratio entre ce que vous avez identifié et la part de contre-narratif ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Le cyberespace est tellement vaste que je suis obligé de segmenter. Pour ma part, je me concentre sur les opérations militaires. Il est difficile de vous donner des statistiques, car, par définition, je ne peux pas vous parler d'actions qui auraient été conduites contre nous et que je n'aurais pas vues. Au Mali, nous avons localement été très performants, car nous avions bien cartographié l'écosystème local. Aujourd'hui, plus on perd de présence, puis il sera complexe de cartographier.
Les chiffres que je vous donnerais seraient erronés...
M. Rachid Temal. - J'en viens au contrôle narratif. Je récapitule pour bien comprendre la chaîne de décision : une fois que vous avez identifié une action qui paraît coordonnée, inspirée ou pilotée par un compétiteur, par exemple un État, il y a l'identification, puis la caractérisation. Quel est l'échelon qui permet de décider de la réponse éventuelle et du contenu de cette réponse ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - La réponse dépend du chef d'état-major des armées. Le processus de cadrage des opérations de lutte informatique d'influence que je conduis est le même que pour tout autre opération militaire placée sous les ordres du chef d'état-major des armées. Il y a un cadrage de l'opération et du niveau de contre-narratif qui peut être autorisé en fonction du support et de son influence - locale ou plus vaste - et de l'analyse du risque d'un contre-narratif.
Il peut y avoir des délégations en conduite, parce que l'on estime que le délai de réaction doit être très court et que cela concerne, par exemple, une boucle de diffusion très locale. Si c'est plus sensible et peut devenir stratégique, cela va remonter les échelons.
Dans notre planification initiale, il y a un cadrage et une graduation de ce qui peut être fait.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela ne remonte jamais au dernier échelon qui est l'autorité politique.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Prenons l'exemple de l'usurpation du site du ministère des armées. Dans la mesure où il s'agit d'une attaque sur le territoire national, elle est remontée par Viginum. Dans ce cas précis, il y a eu un signalement à Pharos. Les missions de Viginum n'incluent pas le contre-narratif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le manuel des règles d'engagement, c'est-à-dire la planification avant chaque opération, n'est pas rendu public.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - En effet, il est classifié. Il y a un cadre général, mais, pour chaque opération, le niveau est redéfini et le niveau de délégation qui peut être accepté ou pas est précisé.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Venons-en à la coordination.
Quand ces opérations sont menées, vous les pilotez en direct ; cela revient ensuite à Viginum ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je pilote les opérations de L2I sur les théâtres d'opération des Armées et toujours hors territoire national. VIGINUM est chargée de détecter les manipulations de l'information venues de l'étranger visant à déstabiliser l'État et à porter atteinte aux intérêts de la Nation. La coordination est primordiale mais nous n'agissons pas sur les mêmes segments.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le ministère des armées a son propre dispositif, tout comme le ministère de l'intérieur, et Viginum est au milieu ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Oui, mais cela ne concerne pas les mêmes segments. La coordination générale se fait au SGDSN (dont dépend Viginum). Pour les Armées, c'est la cellule ASO qui se charge de la coordination ; elle est connectée au SGDSN, à Viginum et au ministère des affaires étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au sein du ministère, en interne ou par le biais de fondations, des travaux et des réflexions sur l'intelligence artificielle (IA) et la capacité à y répondre sont-ils menés ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Nous y travaillons déjà. Les deux enjeux majeurs sont le traitement de la donnée et l'IA.
Au départ, nous avons procédé de façon artisanale, via des solutions élaborées par nous-mêmes avec des développeurs, puis nous sommes montés en gamme. Le ministère des armées a créé l'Agence militaire pour l'IA de défense (Amiad), dont j'ai rencontré le directeur. Nous intégrons des projets communs.
Cela entre dans la dynamique capacitaire et le budget qui m'est accordé pour créer des plateformes, détecter plus rapidement. C'est pour cela que la mesure en ressources humaines par rapport à la charge va éminemment dépendre des progrès que nous réalisons en intelligence artificielle. Ce sera une course permanente : nous allons progresser en détection et caractérisation grâce à l'IA, mais nos adversaires pourront être plus nombreux, car ces travaux deviennent accessibles à des personnes moins qualifiées et, dans le même temps, cela se sophistique. Cette course technologique intense ne concernera pas que nous, c'est pour cela que nous travaillons avec Viginum. Il s'agit d'un enjeu majeur pour le pays.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la LPM et les 413 milliards d'euros qui ont fait couler beaucoup d'encre, vous avez évoqué des craintes.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je suis un vieux militaire, j'ai donc forcément des craintes quand on me parle de budget militaire : je suis prudent.
La cyberdéfense a été prise en compte dans la LPM : des rattrapages ont été effectués, notamment pour la protection des systèmes, et la L2I a été intégrée. C'est une bonne chose.
La question qui se pose est la suivante : comment maintenir ce budget pour conduire les opérations dont vous parlez.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le budget 2024-2030 de la LPM n'intègre pas des besoins quatre fois supérieurs que vous avez mentionnés tout à l'heure.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Non, mais, pour la première fois, il intègre des capacités en développement sur la partie L2I et un doublement des effectifs. Aujourd'hui, les effectifs représentent 90 ETP.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez indiqué intervenir non pas sur le territoire national, mais sur des théâtres d'opération. De quoi s'agit-il précisément ? Est-ce une opération extérieure (Opex) ou une présence française ? Par définition, le cyber n'a pas de frontières. Par conséquent, que signifie intervenir sur un théâtre d'opération ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - La première mission, ce sont les théâtres d'opération, mais nous sommes obligés d'élargir le cercle et cela concerne aussi les pays voisins et les grandes thématiques. En d'autres termes, nous sommes présents sur les zones de crise où l'on pourrait être déployé ou sur des zones d'intérêt en matière de renseignements, c'est-à-dire celles qui peuvent avoir une incidence sur les opérations menées ou qui méritent une veille particulière.
C'est déjà le cas. Dès que l'on part en opération - par exemple, le déploiement d'une force navale -, nous accompagnons ce déplacement d'un narratif valorisant l'action et la présence des forces françaises et nous veillons aussi aux effets négatifs.
Mme Sylvie Robert. - Ma question reprend celle du rapporteur sur le contre-narratif, ce que vous appelez le leurre. Vous faites la distinction entre la ruse et la perfidie. Je la comprends facilement d'un point de vue sémantique, mais plus difficilement d'un point de vue législatif.
Ce contre-narratif, qui est l'aboutissement d'un processus - détecter, caractériser, prouver, construire une riposte -, est pris en charge par l'état-major, mais dépend du contexte. Qui vous aide pour le construire ? Utilisez-vous les plateformes ? Quels sont vos leviers et vos outils ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je prolonge la question de Sylvie Robert sur le rôle des plateformes, qui sont assez toxiques en dépit des régulations et des réglementations européennes en cours d'application, notamment le règlement DSA (Digital Services Act). Quel diagnostic posez-vous ? Considérez-vous que la lutte contre la désinformation en ligne revient à écoper la mer avec une petite cuillère ? Faut-il une plus grande exigence ? La législation européenne ne mérite-t-elle pas d'être approfondie ?
Par ailleurs, comment travaillez-vous avec les autres pays européens et l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) en matière de cyberdéfense informationnelle ? Ce sont des sujets importants de coordination pour une meilleure efficacité et une mutualisation des moyens.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Sur la ruse et la perfidie, je suis un peu bridé, car, si j'en dis trop, cela peut contrer notre action - tout ce qui est dit ici pourra être lu par nos adversaires. C'est un peu ce que l'on faisait en guerre électronique. Imaginons sur les réseaux sociaux un rassemblement invitant à aller attaquer une ambassade. On peut troubler le message en intégrant des messages qui donnent une autre localisation ; ce faisant, on disperse les acteurs, on sème le trouble et cela évite les regroupements. C'est très tactique en termes de leurre. Là, on est du côté de la ruse. La perfidie consisterait à se cacher pour ce faire derrière une ONG. De telles distinctions découlent de celles du droit des conflits armés : il est possible de se faire passer pour un adversaire, mais pas pour une ambulance par exemple. C'est assez subtil. C'est pour cela que, dans chaque règle d'engagement, on précise bien les distinctions pour qu'elles soient applicables par les opérateurs.
Comment fait-on la nuance ? Les 90 équivalents temps plein (ETP) qui travaillent sur ces questions sont un peu à part : ils sont spécialistes des applications, ils ont une culture de marketing digital ; il y a des psychologues, des linguistes. Ce sont eux qui, en équipe, construiront le message, lequel sera validé par une sorte de filtre hiérarchique. Plus la dynamique sera rapide et locale, plus la délégation sera faible, car on aura besoin d'un tempo important, s'il s'agit de boucles fermées et que nous savons que l'incidence ne sera pas stratégique.
Si on laisse un soldat élaborer la riposte à un message sur un réseau ou sur un site sans filtre et sans règle d'engagement, cela peut revenir à l'échelon politique avec une violence démultipliée, parce que ce sera utilisé de façon négative. C'est toute la complexité de l'informationnel. Nous avons des filtres, qui nous permettent de distinguer les différentes boucles et le degré de dangerosité.
Nous sommes vraiment au niveau tactique opératif, alors que vous voyez plutôt les choses en termes de grande déstabilisation ou d'ingérence en France.
Mme Sylvie Robert. - Vous évoquez les ripostes rapides. Vous parlez beaucoup du temps, mais, pour créer du contre-narratif et influencer, c'est-à-dire modifier structurellement des imaginaires, il ne faut pas la même durée de temps.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - On a les deux, même si j'ai essentiellement parlé de la réaction. Il y a le temps long et le temps court.
Le temps permet de façonner les perspectives. En Afrique par exemple, il faut inscrire des dispositifs qui fonctionneront dans le temps long. La vraie réussite, c'est de parvenir à déployer des dispositifs autoporteurs. C'est pourquoi il est très difficile de quantifier notre action.
Nous avons réussi des choses qui sont aujourd'hui autoporteuses. Par exemple si, dans un pays, on forme les jeunes au fact checking, qu'on leur apprend à détecter tout ce qui est faux et qu'on le fait dans une démarche positive, ils vont d'eux-mêmes censurer nos agresseurs, développer un esprit critique et tracer une information fausse pour la faire sortir des réseaux des plateformes.
Nous cherchons à nous inscrire dans ce temps long, mais je ne vous cache pas qu'il est très dur à maintenir. On a besoin de temps pour construire nos opérations et nos dispositifs, mais nous sommes en même temps contraints par le tempo imposé par nos adversaires, qui nous demande des actions rapides.
Le désengagement aujourd'hui peut nous permettre de reconstruire quelque chose de long et de durable. En Afrique, il faudra du temps pour changer le sentiment antifrançais.
Les deux dynamiques existent. Le contre-narratif rapide, qui doit être réactif, car il a une incidence sur le terrain pour nos forces, peut autant que possible être délégué de façon à sauver nos forces ou nos ressortissants. Le contre-narratif qui vise à redonner une certaine image de nos forces déployées et de la politique française s'inscrit dans le temps long et nécessite un investissement sur le long terme.
Je ne peux pas me dire très satisfait de la politique des plateformes, mais Pharos est un vrai succès, qui nous a valu un partenariat avec les États-Unis. La France avait bien le dispositif le plus performant. Pharos est une plateforme adaptée à la lutte contre l'incitation à la haine, au terrorisme, mais pas à l'influence telle qu'elle est conduite par les Russes ou par des panafricanismes, lesquels jouent toujours sur les limites.
Par construction, les plateformes font du business. Une information vraie fait dix clics, alors qu'une information fausse et scandaleuse en fait cent. Ces plateformes fonctionnent sur le clic, c'est leur modèle. Par conséquent, quand on leur demande de retirer un contenu, il faut non seulement qu'elles le veuillent, qu'elles en vérifient la pertinence et y consacrent des moyens, mais qu'elles perdent du business. C'est donc difficile à mettre en place.
Pourtant, nous en avons vraiment besoin, surtout avec l'émergence de l'intelligence artificielle, car nous ne sommes qu'aux balbutiements de cette problématique.
Il y a également un volet éducatif : développer l'esprit critique et la connaissance de la menace que représentent les réseaux sociaux et l'intelligence artificielle. Il faut le faire très tôt.
À l'échelle européenne, il n'y a pas tant de pays que cela qui ont intégré dans leurs armées ce que nous faisons ; les choses ne sont donc pas très avancées. Il existe des espaces d'échanges. En revanche, les coopérations bilatérales se développent : ce bilatéral permettra de construire pas à pas le multilatéral.
Je ne connais pas d'homologue en Europe qui ait exactement une structure équivalente en L2I. Certains pays d'Europe émergent et travaillent sur ce sujet, mais ne veulent pas que cela se sache. Je ne peux donc pas vous les révéler. Ils ont aussi des règles intérieures. La question de l'influence est extrêmement sensible. Bien sûr, la pression russe est en train d'éveiller les esprits. Peut-être certains pays travaillent-ils sans que nous le sachions.
M. Dominique de Legge, président. - Nous sommes le seul pays d'Europe à avoir une armée de projection.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - C'est exactement cela. C'est parce que nous avons été confrontés massivement à ce problème en Afrique que nous avons un temps d'avance.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Dans la mesure où la politique de l'information est régulée par l'Europe, il devrait y avoir une stratégie commune pour lutter contre l'influence en ligne et cette cyberguerre.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Ces questions ne se règlent pas à l'échelon militaire, loin de là.
Mme Nathalie Goulet. - Vous avez indiqué que des linguistes faisaient partie de votre équipe ? Combien sont-ils ? Est-ce suffisant ?
Pouvez-vous nous faire parvenir un organigramme des différents satellites qui travaillent sous votre commandement ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. C'est le Centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE), basé à Lyon qui est chargé de la mission des opérations numériques.
Aujourd'hui, je peux dire que j'ai besoin de 500 personnes supplémentaires, mais je sais qu'il en sera autrement. C'est pourquoi nous essayons d'irriguer les niveaux inférieurs en créant des échelons régionaux, par exemple outre-mer ou dans des déploiements opérationnels - nous l'avons testé avec Barkhane -, pour avoir ce niveau de réactivité. Nous voulons former à la détection et à la caractérisation des gens dans l'armée dont ce n'est pas le seul métier et qui pourront être le premier niveau de détection.
Plutôt que de demander des personnels supplémentaires, nous essayons de transformer des métiers afin qu'ils puissent se saisir de cette problématique.
Mme Nathalie Goulet. - Avec la direction du renseignement militaire (DRM) ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - La DRM nous aide dans tout ce qui relève du « blanchiment » des informations que nous pourrions utiliser. Ainsi, à Gossi, c'est un drone qui a pris les images, lesquelles sont un moyen de renseignement et donc classifiées : il s'agit de les « blanchir » pour être en mesure de les diffuser.
Sur le nombre de linguistes, je ne peux pas vous répondre très précisément.
M. André Reichardt. - Dans la lutte contre les influences terroristes, du temps du G5 Sahel, y avait-il des travaux communs entre l'armée française et celle des autres pays ?
De façon générale, sur le théâtre des opérations africaines, quand il y a des narratifs antifrançais, je suis de ceux qui pensent que la France est trop sur la réserve dans le contre-narratif, surtout au regard de tout ce que nous avons fait et continuons de faire. Le directeur général de l'Agence française de développement que nous avons reçu a rappelé les milliards d'euros que la France consacre à ce continent. Y a-t-il entre les armées et les ambassades françaises concernées des coordinations pour développer un contre-narratif dans la durée et montrer tout ce que fait la France ?
Pour ma part, je considère qu'avoir laissé l'armée au Mali sans se préoccuper de tenir un narratif à l'endroit des populations sur tout ce que la France fait d'un point de vue sociétal, civil, en termes d'infrastructures par le biais de l'AFD était une erreur. On le voit bien d'ailleurs, puisque l'on pense que la France n'est plus là : elle y est pourtant encore.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Ce ne sont pas les militaires qui ont la solution de l'ensemble.
Quand on est en réaction, bien souvent, il faut parfois laisser passer : en faisant du contre-narratif, on développe des arguments contraires et on donne de la visibilité à une action qui n'en avait pas tant que cela. C'est pourquoi il est très important pour nous de mesurer l'audience réelle d'un phénomène. On a quelquefois l'impression qu'un tweet antifrançais est extrêmement virulent, alors qu'il n'est suivi par personne. Quelquefois, le silence est une solution préférable à la réaction. Parfois, c'est la dilution qui est préférable : il faut noyer l'information dans autre chose. Ce sont des solutions en réaction.
Le fond du sujet, c'est de le faire en anticipation et par l'influence, vous avez raison. Il faut valoriser des actions de long terme. C'est la mission que nous sommes en train de construire avec le ministère des affaires étrangères : nous avons eu des interactions avec les ambassades quand nous nous trouvions dans ces pays.
La valorisation de l'éducation et des financements que l'on apporte n'est pas suffisante. Elle mérite d'être promue. C'est de l'influence ou du rayonnement. Mais Sans ce socle, il est beaucoup plus difficile pour nous d'agir.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie pour les précisions que vous avez apportées.
12. Audition, à huis clos, de M. Etienne Apaire, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) - le jeudi 4 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux, toujours à huis clos. Nous accueillons M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).
Monsieur le secrétaire général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Vous nous présenterez un état des lieux des opérations d'influence étrangère dans les domaines de la délinquance et de la radicalisation. Cette audition sera également l'occasion de dresser un premier bilan de la mise en oeuvre des outils de contrôle des financements étrangers destinés aux associations, introduits par la loi du 24 août 2021.
Vous nous indiquerez également comment le CIPDR s'intègre dans la coopération interservices visant à identifier et à organiser la riposte face aux opérations d'influence étrangères.
Notre commission d'enquête sera enfin à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention de telles opérations d'influence.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Etienne Apaire prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition se tient à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. - Nous sommes en phase de réflexion pour transformer le secrétariat général du CIPDR (SG-CIPDR) en délégation interministérielle de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Nous avons revu les circuits financiers. Nos missions, sauf une, ne se sont jamais interrompues malgré notre réorganisation. Elles portent sur la prévention de la délinquance et de la radicalisation, la lutte contre le séparatisme, ainsi que la coordination du retour des mineurs des zones de guerre en Syrie et en Irak. Enfin, je suis également président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Le SG-CIPDR compte 65 personnes. C'est la mission de contre-discours qui a été interrompue dans le cadre de la réorganisation.
Le SG-CIPDR ne s'occupe pas d'ingérence, mais d'influence. Nous menons une veille sur les réseaux sociaux concernant les propos ou messages de certains « influenceurs » qui peuvent conduire au djihadisme d'atmosphère, selon le terme du professeur Gilles Kepel, ou avoir des liens avec des projets politiques ou des valeurs qui diffèrent des nôtres.
Influences « étrangères » ne veut pas dire « d'un pays étranger », de notre point de vue. Nous avons des nationaux sous influence étrangère ou relayant des influences étrangères et des étrangers ne relevant d'aucun État précis qui essaient de nous influencer en promouvant des valeurs, des modes d'organisation ou des croyances contraires aux nôtres. On s'approche de l'ingérence étrangère quand certains relaient systématiquement des discours très proches de ceux d'États étrangers. Il existe en réalité toutes sortes de situations qui ont du mal à être distinguées.
Notre veille est réalisée par quatre veilleurs et quatre analystes, qui observent quotidiennement les réseaux sociaux en source ouverte, pour identifier les principaux influenceurs. Grâce à des outils, par des mots clés, on peut rétrécir la focale sur les discours promoteurs de certains questionnements ou de la remise en cause de certaines valeurs.
Je peux citer, parmi ce qui peut se rapprocher l'ingérence, la sphère turque. La chaîne TRT Français compte 1 million d'abonnés - cela ne signifie pas qu'il y a 1 million de personnes qui « likent » - ; Anadolu Français, 200 000 abonnés, et Nouvelle Aube, une centaine de milliers d'abonnés. Nous nous interrogeons sur les liens que ces chaînes entretiennent avec certains mouvements politico-spirituels tels que les Frères musulmans, ou avec l'État turc lui-même.
Une autre source d'influence importante est AJ+, un média du groupe qatari Al Jazeera, compte 4 millions d'abonnés. Elle critique la mise en place de certaines mesures législatives, comme l'interdiction du port du voile ou la loi de 2021 relative aux valeurs de la République, mais a adopté des codes de communication modernes, avec des articles en écriture inclusive. Beaucoup d'influenceurs n'hésitent pas non plus à employer l'humour. Ils sont très bien organisés, ont compris tous les codes de la communication, et exercent leur influence quotidiennement.
Certains influenceurs moins importants, installés en France ou à l'étranger, notamment outre-Manche, sont bien plus agressifs. Ils estiment que la France a un droit contraire à l'islam et relaient l'idée selon laquelle nous sommes un pays islamophobe. L'organisation CAGE International, à Londres, qui a longtemps soutenu des djihadistes, met clairement en cause les institutions françaises sur Internet et dans divers forums à travers le monde. Son directeur a vu son interdiction d'entrer en France annulée par la juridiction administrative, et a été repéré devant un bâtiment du ministère de l'intérieur, dont il pensait que c'était le siège du SG-CIPDR. Il déclarait que c'était le lieu où se trouvaient tous les mécréants voulant porter atteinte aux croyants. Le personnel du SG-CIPDR en a été un peu inquiet et des mesures particulières de sécurité ont été mises en oeuvre
Des pics de diffusion sont observés dans les discours à travers le monde à chaque événement concernant la communauté islamiste, dont, récemment, l'interdiction de l'abaya à l'école et l'attaque de Gaza et ses conséquences.
Certains influenceurs sont des individus dont il est difficile d'établir les liens avec des pays, mais qui comptent plusieurs centaines de milliers d'abonnés, qui organisent des formations à distance et des pèlerinages, et qui prônent une culture religieuse très rigoriste. Mais ils sont à Dubaï ou dans d'autres pays ce qui rend compliquée toute action à leur égard quand ceux-ci diffusent des discours contraires à nos valeurs.
D'autres, sur lesquels nous sommes très vigilants, sont en France. La liberté d'opinion et de croyance existe, mais nous veillons à ce que leurs discours restent dans le cadre des lois. Certains ont à côté une activité commerciale, de business communautaire. Nous nous assurons qu'ils respectent les règles comptables et fiscales et ne font pas de publicité mensongère. Il faut aussi être très vigilant vis-à-vis des organisateurs de cagnottes, pour que l'argent ne soit pas versé à des mouvements terroristes.
Les veilles donnent lieu à des rapports transmis aux administrations concernées et aux services de renseignement, complétant ainsi leur action. Dernièrement, nous avons très vite vu un message sur le lycée Maurice-Ravel et avons pu prévenir le ministère de l'éducation nationale.
A la différence des auteurs d'ingérences nous ne sommes pas face à des gens qui se cachent, mais qui sont au contraire très prolixes cherchent la visibilité et répètent leurs messages en espérant influencer un public en attente.
La difficulté, en matière d'influence, est que nous faisons face à une opposition entre valeurs, entre conceptions de l'organisation de la société.
Les influenceurs cherchent à développer leur audience. Toute limitation de leur capacité d'expression est ressentie comme injuste. Quand nous rappelons que l'antisémitisme n'est pas une opinion, mais une infraction, certains en sont contrits et se reportent sur des médias étrangers.
L'Unité de contre-discours républicain (UCDR) a été créée en 2021 par le Président de la République, dans l'idée de développer un contre-narratif, face aux propos des influenceurs. Nous avions une capacité en propre de production de messages et un relais par des associations, exécutant plus ou moins bien leurs engagements - c'est toute la question du fonds Marianne. Le contre-discours présente des limites évidentes. On a bien du mal à convaincre quelqu'un qui est déjà convaincu d'autre chose. Tout le monde a vécu l'expérience d'un repas de famille où la personne qui critique la vaccination est impossible à convaincre de l'inanité de ses propos par un « contre-discours » rationnel. Le contre-discours a peut-être fait son temps. Des études montrent d'ailleurs que son efficacité est très réduite.
Mais que faire, dans un combat de valeurs ? Qui défend les valeurs de la République, en réalité ? Chacun a son rôle à jouer, assemblées parlementaires comme gouvernement. Des influenceurs déclarent que l'idéal est la charia. En face, la République estime que chacun est censé connaître la loi naturellement, ainsi que les institutions et tous les avantages qu'elles procurent. Le contrat social est présumé. L'instruction civique est censée convaincre chacun de son intérêt. Mais quand on demande précisément qui fait quoi, on est en difficulté. Les services d'information du Gouvernement et des ministères communiquent sur les actions du Gouvernement et les ministères et non sur les valeurs de la République. Ceux des assemblées font la même chose, et c'est bien naturel. Il y a des défenses ponctuelles de la laïcité ou de l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais face à des chaînes, sur les réseaux sociaux, consultées par des milliers de nos concitoyens, en faisons-nous assez pour défendre des valeurs républicaines culbutées par d'autres valeurs ?
L'Ifop a mené un sondage sur les conceptions de la laïcité des jeunes Français : de plus en plus d'entre eux, particulièrement de confession musulmane, estiment que les dernières lois adoptées ne sont pas conformes à leurs croyances. A-t-on réellement essayé de les convaincre du bien-fondé de nos lois ? Dans plusieurs de nos territoires, l'accès des jeunes filles à la scolarité ou à l'espace public est remis en cause. Nous savons qu'il peut être difficile d'enseigner l'histoire et la géographie dans certains territoires. La liberté d'enseignement, d'accès à l'espace public, de croire ou de ne pas croire, est fondée sur des valeurs. Notre dispositif est-il adapté ? Y a-t-il un pilote ? Nous devons nous préoccuper, positivement, de réaffirmer les valeurs de la République.
La loi confortant les principes de la République est un outil qui prévoit un grand nombre de contrôles permettant d'établir notamment la transparence des financements de structures. Nous avons là un dispositif de conformité. Nous sommes particulièrement attentifs aux établissements scolaires hors contrat, aux associations sportives, aux entreprises chargées d'un service public en vue d'éviter ce qui peut s'apparenter à des ingérences cachées de financeurs privés et publiques cachées
Nous sommes également attentifs aux manifestations d''influence, étrangère ou non, mais en tout cas contraire à nos valeurs, dans le monde universitaire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous vous occupez de l'influence et non de l'ingérence. Comment les définissez-vous ?
M. Étienne Apaire. - Pour le dire sommairement, l'influence n'est pas cachée ; elle vise à convaincre, quand l'ingérence vise à modifier les décisions publiques ou les pouvoirs économiques, dans un pays donné. S'agissant des influenceurs, nous sommes face à des gens qui ne se cachent pas.
Évidemment dans la mesure où certains États n'ont pas une distinction claire entre ce qui relève du religieux et ce qui relève du politique, il se peut qu'influence et ingérence puissent être complémentaires
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est le cas de beaucoup de pays. Vous ne suivez donc pas d'actions d'États masquées.
M. Étienne Apaire. - Non.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites que 65 personnes travaillent pour le CIPDR et la Miviludes. Seulement quatre d'entre elles surveillent les réseaux sociaux.
M. Étienne Apaire. - Nous avons quatre veilleurs et quatre analystes, soit, en permanence, un veilleur et un analyste actifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est peu.
M. Étienne Apaire. - Une fois qu'on a dit ce que j'ai dit sur le nombre de personnes qui sont susceptibles de s'intéresser à des discours contre nos valeurs, on se rend bien compte qu'une réflexion est nécessaire, soit sur l'utilité de la structure, soit sur les moyens qui lui sont alloués.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sachant que vous êtes en pleine réflexion structurelle, voire stratégique, avez-vous des préconisations sur ces deux sujets ? Quels seraient les moyens efficaces pour vous permettre de remplir vos missions ?
M. Étienne Apaire. - Le choix est clair : soit on internalise un certain nombre de forces dans un organisme, comme cela a été fait avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), soit on répartit l'action sur tous les ministères et tous les services de communication, en leur donnant une mission de veille, dans leurs domaines de compétence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Où va votre préférence ?
M. Étienne Apaire. - Pourquoi a-t-on créé l'UCDR ? Des difficultés se sont présentées sur le contre-discours et sur le contrôle des entités mandatées pour le produire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est plus large que cela.
M. Étienne Apaire. - J'essaie d'être bref.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Moi, j'essaie d'être précis.
M. Étienne Apaire. - Nous ferons une autre commission d'enquête si vous le voulez.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La commission d'enquête a rendu ses conclusions.
M. Étienne Apaire. - L'idée d'avoir dans un même endroit les veilleurs, les analystes et ceux qui identifient les endroits où il faut porter un discours - et non un contre-discours - me semble utile. Par ailleurs, la mobilisation de toute la société civile me paraît importante, car l'État n'est pas seul dans cette affaire. Si cela ne tenait qu'à moi, j'augmenterais les moyens qui sont alloués au SG-CIPDR, de manière générale et pour renforcer sa capacité à coordonner la diffusion de discours assurant la promotion des valeurs de la République, en lien avec les veilleurs, pour savoir où orienter les discours, avec la mobilisation de tous.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concrètement, que signifierait cette augmentation de moyens ?
M. Étienne Apaire. - Je ne saurais pas vous le dire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité la Turquie et le Qatar. Rien à propos de l'Arabie saoudite, de l'Iran, ou de l'Azerbaïdjan. Vous ne les citez pas au même niveau ni comme des pays porteurs de contre-discours ou de logiques d'influence.
M. Étienne Apaire. - Effectivement, car il ne s'agit pas de la même organisation. Les liens de financement entre Al-Jazeera et le gouvernement qatari sont connus, de même que les liens entre Russia Today (RT) France et le gouvernement russe. Les liens avec des organismes qui sont des influenceurs, comme l'Union turco-islamique des affaires religieuses (Diyanet þleri Türk slam Birliði - la Ditib), sont complètement reconnus par le gouvernement turc.
M. Rachid Temal, rapporteur. - D'accord, mais...
M. Étienne Apaire. - On n'a pas cette même organisation avec l'Arabie saoudite. Il existe des influenceurs salafistes, dont on peut considérer qu'ils ont des liens avec certains pays, mais pas de manière organique comme ceux que j'ai cités à l'instant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre mission est d'agir pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation. Ce dernier mot recouvre une dimension religieuse. Peut-on considérer que ni l'Arabie saoudite, ni l'Iran, ni l'Azerbaïdjan ne mènent, directement ou indirectement, des actions d'ingérence ou d'influence contre la France ?
M. Étienne Apaire. - Pour ce qui est de l'ingérence, je ne sais pas. Pour ce qui est de l'influence, je n'en suis pas sûr. En revanche, certains influenceurs peuvent parfois résider dans certains pays. Mais la ville de Dubaï peut-elle être considérée comme complice parce qu'elle accueille des influenceurs ? De même, la ville de Londres peut-elle être considérée comme complice parce qu'elle accueille CAGE International, qui passe son temps à remettre en cause les valeurs de la République ? Nous n'observons pas d'osmose entre ces organes d'influence et les gouvernements des pays qui les accueillent
M. Rachid Temal, rapporteur. - Les chercheurs que nous avons auditionnés ont pourtant cité ces pays.
M. Étienne Apaire. - Ces pays ont sans doute des valeurs qu'ils défendent à travers le monde, mais la question se pose de savoir s'ils ont une influence telle qu'on peut la percevoir sur les réseaux sociaux en France. Je n'en suis pas sûr.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur quoi cette incertitude repose-t-elle ?
M. Étienne Apaire. - J'ai demandé qui étaient les cinq influenceurs qui retenaient particulièrement notre attention. Parmi eux figure un certain Redazere : 4 477 520 abonnés. Il est salafiste. Je ne peux pas vous dire s'il a un lien quelconque avec l'un des pays que vous avez cités. De même, je ne peux pas vous dire si un autre salafiste, Nader Abou Anas, qui comptabilise 2,633 millions d'abonnés., a un lien avec l'Azerbaïdjan, l'Arabie saoudite ou un autre pays. Il appartient à l'oumma, il est un défenseur de la communauté et il a des conceptions salafistes qui dépassent de beaucoup les ingérences étrangères de pays que vous nous indiquez. Certains pays sont cependant plus proches de cette diffusion ; je les ai indiqués. Du reste, ce n'est pas exclusif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne comprends toujours pas votre réponse et votre mécanique de classification. Comment pouvez-vous à la fois identifier certains pays précisément et dire que pour d'autres il n'y aurait que des influenceurs ?
Vous avez évoqué l'abaya, Gaza ou les lois qui ont été adoptées en France sur le voile. Tout le monde connaît les campagnes de l'Iran sur ces sujets ! Je m'étonne que vous ne citiez pas ce pays, alors que vous vous occupez de radicalité, et pas non plus l'Azerbaïdjan, l'Arabie saoudite ou Dubaï, quand d'autres le font. Je m'interroge donc sur le périmètre de votre action.
M. Étienne Apaire. - L'Iran n'a pas été identifié par mes services directement comme étant lié à des influenceurs qui sont en outre, à 99 %, sunnites et non chiites.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela n'empêche pas l'Iran d'intervenir...
M. Étienne Apaire. - Vous me demandez une preuve impossible. Vous me dites que je ne les cite pas, mais je n'ai pas d'éléments, je ne peux donc pas les citer ! L'Iran finance peut-être des conférences en Azerbaïdjan, mais, en tant que SG-CIPDR, je ne le perçois pas et je ne peux pas le dire honnêtement. Je n'ai aucun moyen de l'affirmer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous des relations régulières, de coopération ou de coordination, avec Viginum et le Comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi) et le cas échéant, lesquelles et selon quelles modalités ?
M. Étienne Apaire. - Un haut-fonctionnaire du ministère de l'intérieur assure la coordination entre tous les services de veille contre les ingérences.
Le CIPDR n'a pas de lien organique avec Viginum même si nous entretenons des relations suivies avec cet organisme. Par ailleurs, l'analyse des faux discours n'entre pas dans notre lettre de mission ni dans notre coeur de métier. En revanche, si nous détectons quelque chose d'inhabituel, nous transmettons l'information à nos partenaires
Nous ne sommes pas un service de renseignement, mais nous avons des liens avec tous les services de renseignement, notamment ceux du ministère de l'intérieur. En tant que chefs de file de la lutte contre le séparatisme, en matière d'action administrative, nous intervenons en appui des préfectures ou des administrations pour la vérification de la mise aux normes d'un certain nombre d'établissements et la transparence des financements des fonds de dotation. Nous sommes en lien non seulement avec les services du renseignement territorial, mais aussi avec la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), bras armé du ministère de l'intérieur pour sanctionner les irrégularités. Nous sommes en soutien des préfectures pour permettre les analyses nécessaires pour opérer ces contrôles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quand vous dites que l'État s'interroge sur le contre-discours et se demande si cela n'a pas fait son temps, de qui parlez-vous exactement ?
M. Étienne Apaire. - Une réflexion est engagée au sein du Gouvernement, portée par le ministère de l'intérieur, pour savoir ce qu'il convient de faire en matière de contre-discours et de discours et voir comment on les organise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont vos préconisations dans ce domaine ?
M. Étienne Apaire. - Je préconise de rassembler dans un endroit unique l'activité de veille, le constat et la coordination de la diffusion de discours - et non de contre-discours - assurant la promotion des valeurs de la République à tous les niveaux, dans l'éducation nationale, ce qui est la vocation d'un organisme interministériel. Pour l'instant, il me semble que cela manque. Il faut aussi la mobilisation de tous les acteurs de la société. Je pense aux entreprises notamment.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui produirait le fond des discours ?
M. Étienne Apaire. - Soit la coordination a une faculté de promotion, ce qui pose une question de coût, soit on peut recourir à des associations, comme cela se fait déjà, ce qui soulève la question de savoir dans quel cadre juridique on se pose et qui contrôle la diffusion des messages. La réflexion est difficile. Le choix doit se faire entre la commande publique, la subvention et l'internalisation. Pour l'instant, il n'y a pas d'internalisation, car personne ne s'occupe de la promotion des valeurs de la République. En tout cas, il n'y a pas assez de personnes par rapport au nombre d'influenceurs.
Mme Nathalie Goulet. - Je suis les travaux du comité de prévention de la délinquance, devenu le CIPDR, et auquel on a ajouté la Miviludes, depuis plusieurs années. J'ai demandé à de nombreuses reprises une évaluation du CIPDR, sans succès. Du préfet Pierre N'Gahane au fonds Marianne, aucune évaluation n'a été effectuée. Nous avons pu observer le contre-discours de Dounia Bouzar ou de Mohamed Sifaoui, nous qui sommes impliqués dans ce dossier. André Reichardt et moi-même avons en effet présidé la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe en 2014, avant l'attentat contre Charlie Hebdo.
Je me réjouis que vous ayez enfin cité, devant la présente commission, le problème des Frères musulmans, du Qatar et de la Turquie, et que l'on déplace un peu le discours qui était auparavant centré sur l'Est.
Al Jazeera pose de nombreux problèmes, dans ses déclinaisons également. Dans sa version arabe, on pend les homosexuels, alors que sa version française est gay friendly ! Il faut voir comment tout cela se décline et mesurer à la fois les dangers et les financements associés. L'Arabie saoudite ne mène pas, en revanche, une semblable politique d'influence par les médias. Son influence se produit autrement, d'autant que l'Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane n'est pas la même que celle d'il y a vingt-cinq ans.
J'en viens à la nécessaire évolution du comité de prévention que vous dirigez. Comme vous l'avez parfaitement annoncé, le fonds Marianne a sonné le glas de la structure actuelle. Je souscris à l'idée de rassembler la veille, l'analyse et la réplique au sein de la même structure. La question est de savoir laquelle, et avec quels moyens.
Il faut distinguer la violence commise à l'égard de la France de l'influence exercée sur des personnes présentes sur son territoire, visant à les faire agir de telle ou telle façon. Ce sont deux degrés différents. Les cas de l'Iran et de l'Azerbaïdjan sont spécifiques. Des attaques très violentes contre la France, inacceptables, ont été recensées dans ce dernier pays. Toutefois, il s'agissait d'attaques frontales, visibles, peu malignes et identifiées. L'influence du Qatar et des Frères musulmans est tout à fait différente.
Où faut-il placer votre dispositif : au sein de Viginum, au ministère de l'intérieur, ou au sein d'une cellule supplémentaire insérée dans les services de renseignement ? Dans de nombreux endroits, la veille exercée sur les réseaux rassemble 300 personnes, qui travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre en six langues différentes. Cependant, même avec quatre personnes, elle est indispensable. Les influenceurs que vous avez cités ne résident pas en France, mais à Dubaï ou en Belgique, comme BarakaCity.
Comment améliorer votre outil et où doit-on le positionner, sachant que le rapport de la Cour des comptes et le fonds Marianne ont signé l'arrêt de mort de sa version actuelle ?
M. Étienne Apaire. - Tout le monde s'accorde à dire qu'il y a un besoin, de veille notamment, auquel s'ajoute un besoin de discours et de mobilisation de la société. Les choix qui sont faits attribuent actuellement cette responsabilité au ministère de l'intérieur. Viginum dépend du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il existe d'autres possibilités, dans les services du Premier ministre, et de coordination interministérielle. Tout est possible. La proximité avec les services de renseignement du ministère de l'intérieur, notamment le renseignement territorial, et avec la DLPAJ présente des avantages. Comme souvent dans ces questions, toutes les organisations offrent des avantages. Encore faut-il les évaluer. Je suis d'accord avec vous sur le fait que nous partons avec un boulet un peu difficile à nos pieds.
La question est de savoir quel est le meilleur endroit pour faire agir tout le monde et de s'assurer que la coordination interministérielle soit au bon endroit ?
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez insisté sur la nécessité de construire un discours. Pensez-vous que nous lutterons contre la radicalisation avec un discours, sachant que ce dernier risque d'être perçu comme un discours officiel, en un temps où tout ce qui est officiel et institutionnel est considéré comme suspect ?
M. Étienne Apaire. - C'est presque une question de philosophie politique. Pendant des siècles, ce pays a assuré la défense des « hussards noirs de la République » notamment des enseignants, qui eux-mêmes assuraient la promotion de la République. Certaines formes de communication étatiques faisaient également ouvertement la promotion des valeurs de la République. Il suffit de relever la fréquence des insertions de la devise de notre République sur nombre d'édifices publics.
Sous la troisième République déjà nous luttions contre certains influenceurs. Ainsi il n'y a pas si longtemps, l'État considérait que certains mouvements religieux liés à Rome devaient être interdits ou en tout cas interdits d'expression, car ils portaient atteinte aux valeurs de la République laïque.
Si l'on se place maintenant du côté de celui qui écoute, on peut se demander si nous disposons des compétences nécessaires pour assurer une instruction civique généralisée, un rappel des valeurs de la République et du contrat républicain auprès de l'intégralité de la population.
Je pense que cet objectif n'est pas inatteignable si on utilise des moyens modernes de communication pour convaincre de la solidité de nos valeurs. De toute manière nous n'avons pas le choix.
En effet, je constate que les prédicateurs et les influenceurs dont nous parlons n'ont pas peur pour leur part d'avoir l'air ridicule en affirmant certaines valeurs qui nous semblent étonnantes, mais qui arrivent à convaincre une part non négligeable de la jeunesse. « Le jour où j'épouserai ma femme, elle n'aura pas le droit de travailler ni d'aller toute seule dehors » : le garçon qui tient ses propos, Adel, a 20 ans, il est footballeur, il dit des choses plus énormes les unes que les autres et il est suivi par 600 000 personnes ! Une part non négligeable de jeunes garçons se dit que ses propos ne sont pas idiots et que, si le Coran le dit, il faut le faire.
Pardonnez-moi d'être un peu vigoureux, mais nous sommes les seuls à nous poser des questions sur les valeurs de la République. Je ne demande pas aux gens d'être convaincus, mais de respecter la loi, qui autorise ou interdit un certain nombre de comportements conformément à nos valeurs républicaines.
Lorsque je donne des conférences sur les valeurs de la République, je dis que les atteintes à ces valeurs ne sont pas à rechercher dans des territoires lointains. En Seine-Saint-Denis, il n'y a plus dans certains quartiers, beaucoup de femmes dans l'espace public dehors à partir de 18 heures. On vous dit que ce n'est pas la place de la femme. Des jeunes filles, non voilées dans la rue, se voilent lorsqu'elles entrent à l'université pour éviter les pressions.
Nous sommes dans un combat de valeurs, y compris sur le plan politique. Certaines personnes pensent comme ceci ou comme cela. Or elles n'avancent pas masquées, mais avec leurs valeurs. Si nous craignons de défendre les nôtres, je ne sais pas qui le fera car en face, nos adversaires ne craignent personne.
En outre, l'un des discours dominants chez ces influenceurs consiste à dire que nous avons perdu notre vitalité, que la démocratie ne fonctionne pas et que nous ne sommes même pas capables de défendre ces valeurs. Il convient donc de nous mobiliser pour convaincre ceux qui doutent du contraire.
Je ne vois pas ce qui nous empêche de rétablir un « catéchisme républicain » vigoureux et de nous assurer qu'il est connu et compris de tous et qu'il n'est pas négociable.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au coeur de Paris se présentent aussi des cas de séparatisme, mais ce dernier n'est pas seulement religieux.
M. Étienne Apaire. - Je vous l'accorde. La question est la suivante : a-t-on la capacité de le combattre ?
M. Dominique de Legge, président. - Je le souhaite de tout coeur. Cependant, soyons conscients du fait qu'un discours officiel est, par définition, suspect aujourd'hui. Une parole sensée, républicaine, institutionnelle n'est plus entendue ni écoutée parce qu'elle devient suspecte. La parole publique est décrédibilisée.
J'aimerais prendre votre discours comme un grand message d'espérance. Ce n'est pas si simple que cela. Ce n'est pas en rendant obligatoires la diffusion et le commentaire, tous les matins, du catéchisme de la République à l'école que l'on réglera le problème. Je comprends toutefois votre réponse, mais le discours ne suffit plus.
Mme Sylvie Robert. - Il s'agit effectivement d'un débat de philosophie politique. Si l'on se dit que l'on a perdu la bataille culturelle, comment reconstruire cet imaginaire qui a été transformé dans les esprits ? Nous manquons d'outils, de leviers. Voyez comme il est difficile d'enseigner l'histoire. Peu à peu, cette bataille a été perdue. La reconstruction du narratif s'avère compliquée. Il ne faut pas se culpabiliser ni se victimiser, mais affirmer les choses. Or en de nombreux endroits, le débat, la controverse ne sont même plus possibles. Si nous parvenons à débattre malgré tout, comme nous le faisons dans les assemblées parlementaires, nous réussirons peut-être à atteindre notre objectif.
La question des influences participe de cette analyse et de cette nécessaire reconstruction.
Mme Nathalie Goulet. - Nous sommes tous porteurs des valeurs de la République. C'est à nous de les défendre. Il y a quelques semaines, de violentes attaques ont eu lieu sur les réseaux sociaux contre l'islamophobie en France au motif que cette dernière interdirait les financements étrangers des mosquées, ce qui est faux. Une telle interdiction devrait en effet s'appliquer également aux synagogues, aux églises, en vertu de l'égalité devant la loi.
J'ai obtenu le retrait d'un post publié sur les réseaux sociaux qui avait comptabilisé 800 000 à 1,5 million de vues. Nous sommes tous porteurs de cette défense. Or nous sommes tous un peu démissionnaires devant l'avalanche de mensonges éhontés qui circulent, d'autant qu'il y va aussi de la responsabilité des plateformes. Il va falloir s'en occuper sérieusement.
L'échec du contre-discours déployé depuis des années et l'épisode du fonds Marianne sont le signe que l'heure est venue de rediscuter du sujet et de revoir la méthodologie.
M. Étienne Apaire. - Je confirme que nous sommes tous porteurs des valeurs de la République. Je suis engagé en ce sens.
Des évolutions surviennent. Des interrogations sont en cours à l'échelle européenne en vue de mieux défendre les valeurs de l'Union Européenne qui sont fondées sur notre corpus républicain. Là encore il existe un déficit, nous n'avons pas de discours suffisant pour assurer la promotion des valeurs de l'Europe. Or, quand nous voyons les financements accordés à certaines structures d'influence islamiste par l'Union Européenne, et au relai complaisant qui peut être accordé aux accusations d'islamophobie portées contre notre pays, nous devons rester particulièrement vigilant et dénoncer ce qui ne nous semble pas conforme aux valeurs de l'Union.
Notre action est reconnue à l'international et intéresse beaucoup les autres pays, malgré les aléas que nous avons connus.
Par ailleurs, les techniques de communication évoluent en permanence, en bien ou en mal. Or l'intelligence artificielle peut nous aider, à la fois en matière de veille mais également en matière de diffusion de messages.
Deux éléments nous intriguent. Dans les quartiers - je les cite de manière indéterminée, sans parler d'un département particulier -, les jeunes ont un fort attrait pour tout ce qui représente l'autorité publique. Il y a à la fois beaucoup de difficultés et de violences, et beaucoup d'attrait. On s'étonne ainsi de voir qu'un grand nombre de jeunes issus de minorités intègrent les forces de police, de gendarmerie, la justice ou l'armée. La République représente donc bien quelque chose pour eux. Ce mouvement doit être accompagné et encouragé.
Par ailleurs, concernant l'intelligence artificielle, il n'y a pas que des « ingénieurs du chaos » pour reprendre la formule de Giuliano da Empoli, qui cherchent grâce à leur connaissance des réseaux sociaux et des algorithmes à fausser le jeu démocratique. Il y a toute une réflexion à mener pour voir comment utiliser au mieux ces nouveaux moyens technologiques pour informer au plus près ceux qui ne connaissent ou ne comprennent pas nos valeurs, faute d'avoir reçu l'enseignement républicain et l'instruction civique nécessaires. Nous avons ainsi toute une réflexion devant nous à mener pour élaborer des messages convaincants mais aussi pour les acheminer auprès de ceux qui sont les plus concernés, les personnes âgées.
Mme Sylvie Robert. - Ce sont des techniques algorithmiques.
M. Étienne Apaire. - Cette logique ne doit pas être simplement au service du chaos, du mal ou des influenceurs étrangers. Nous pouvons, nous aussi, nous en emparer pour diffuser les messages nécessaires à la promotion de nos valeurs communes.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre participation.
13. Audition, à huis clos, de M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) - le mardi 9 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, j'ouvre nos travaux du jour en accueillant M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du Service de l'information et de la sécurité économiques (SISSE).
Monsieur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Vous pourrez commencer par situer votre service dans la galaxie de l'organisation administrative avant de nous présenter un état des lieux des opérations d'influences étrangères dans les domaines économiques et technologiques. Cette audition sera en outre l'occasion d'une présentation de la mise en oeuvre du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France.
Vous nous indiquerez également quelles sont les modalités de la coordination interministérielle de notre politique de sécurité économique face aux opérations d'influences étrangères.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Joffrey Célestin-Urbain prête serment.
Nous sommes convenus que cette audition se tiendrait à huis clos, en sorte que vous puissiez vous exprimer le plus librement possible.
Vous avez la parole pour un propos liminaire d'une durée de quinze à vingt minutes.
M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques. - Je vais commencer par situer le SISSE dans le maquis administratif : il s'agit d'un service de la direction générale des entreprises (DGE), l'une des directions de Bercy, c'est-à-dire du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ce service existe - et est abrité par la DGE - depuis 2016 ; il est lui-même le résultat de la fusion de deux organismes, une délégation interministérielle à l'intelligence économique et un service de coordination à l'intelligence économique qui relevait de Bercy. Ces deux structures ont coexisté pendant une dizaine d'années.
Le SISSE est le bras armé de la politique de sécurité économique du Gouvernement. Il a la particularité d'avoir de fait une compétence interministérielle - nous coordonnons toutes les administrations qui concourent à cette politique - mais d'être hébergé à Bercy, héritage de l'hybridité qui préexistait à sa création - une patte à Matignon, une patte à Bercy. Nous faisons vivre ces deux logiques au quotidien : nous bénéficions de toute la connaissance économique de Bercy, sectorielle et thématique, mais notre positionnement interministériel nous permet d'être immergés dans un écosystème plus large. Nous travaillons très étroitement avec les services de renseignement, qui sont très actifs en matière de renseignement économique, en particulier la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), mais aussi la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Dans un univers « Bercy pur », sans dimension interministérielle, nous aurions moins accès à ces services.
Notre mission est de protéger les actifs stratégiques de l'économie française, matériels et immatériels, face aux menaces étrangères. Nous ne traitons ni les sujets franco-français - d'autres services de l'État s'occupent de tout ce qui a trait aux relations entre donneurs d'ordre et sous-traitants français - ni les problèmes qui concernent les entreprises françaises dont nous considérons qu'elles ne relèvent pas de la souveraineté économique.
Nous travaillons sur la base de listes structurantes d'actifs stratégiques, qui correspondent aux entités sur lesquelles nous veillons et que nous protégeons contre les ingérences économiques étrangères. Ces listes n'existaient pas avant 2019 : le périmètre de ce que l'État entend par « sécurité économique » n'était pas précis. Désormais, dès lors que l'on repère un événement impliquant un acteur étranger et qu'une des entités desdites listes est impliquée dans cette transaction, on sait que l'on est dans le champ de la sécurité économique.
Nous nous sommes dotés de trois listes : une liste d'entreprises stratégiques qui répond à une approche large de la sécurité économique - elle va bien au-delà du CAC 40 et du SBF 120 et bien au-delà des seules entreprises de la défense et de la sécurité ; une liste de technologies critiques pour l'économie française, qui représente une vision prospective du potentiel d'innovation que nous voulons protéger ; une liste plus récente des laboratoires publics de recherche sensible, élaborée en lien avec le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri). Nous marchons donc sur ces trois « pattes ». Il était important d'ajouter la recherche à notre périmètre : si nos entreprises industrielles étaient plutôt correctement protégées contre les rachats, donc sur le plan capitalistique, nous avions identifié en revanche, au fil des années, un angle mort dans le domaine de la recherche, zone de vulnérabilité exploitée par nos rivaux étrangers. Il arrive que ces rivaux, je le précise, soient tout simplement des « prédateurs », des pays qui remontent les chaînes de valeur pour recruter directement des chercheurs ou financer les bourses de thésards en France pour s'introduire dans des laboratoires. Nous couvrons désormais cette problématique.
Notre travail, au quotidien, est de collecter et traiter toute information potentiellement pertinente qui révélerait une menace étrangère sur l'une de ces entreprises, technologies ou laboratoires : le SISSE est une machine à aspirer des informations en provenance des services de l'État, les services de renseignement étant notre source la plus importante, mais aussi de nos propres capacités de veille, qui nous permettent de repérer dans nos bases de données des faisceaux d'indices, des menaces futures, des signaux faibles.
Fait intéressant, de plus en plus d'entreprises viennent nous voir spontanément : elles ont compris qu'elles ne pouvaient se vendre à un partenaire étranger ou nouer des partenariats qui présentent un risque du point de vue de la souveraineté sans en référer à l'État à un moment ou à un autre. Pendant longtemps, les entreprises ont eu une sorte de sentiment d'impunité, en l'absence de réponse forte de la part de l'État. Désormais, elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir anticiper le problème avec nous : elles n'attendent pas que la prise de contrôle par une entreprise étrangère soit signée ou que la levée de fonds qu'elles préparent soit engagée pour consulter le SISSE. Elles veulent savoir, concrètement, ce qu'elles ont ou non le droit de faire : peuvent-elles se « marier » avec tel ou tel acteur étranger ? Telle opération est-elle interdite ou autorisée ? À quelles conditions ? Voilà le genre de questions qu'elles nous posent.
Si les entreprises ont le réflexe de venir nous voir, cela va élargir considérablement la surface des informations dont nous disposons ; c'est d'autant plus important pour nous que nous n'avons pas d'informations « captives » : les entreprises n'ont aucunement l'obligation, administrativement parlant, de venir voir le SISSE, en cas de menace de sécurité économique. Nous ne bénéficions pas des mêmes facilités que certains services de renseignement - du reste, nous ne sommes pas un service de renseignement -qui récupèrent des informations par la réglementation - ainsi des déclarations de soupçon adressées à Tracfin.
Nous collectons donc toutes ces informations et sommes chargés d'extraire, dans ce flux qui représente plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers, de signalements chaque année, ce qui représente une véritable menace économique étrangère. C'est à nous de qualifier un événement de menace. Le cas échéant, nous avons une obligation de résultat : celle d'éteindre cette menace étrangère par tous moyens, ce qui prend plus ou moins de temps, vous pouvez l'imaginer, en fonction de la complexité du dossier, de l'acteur impliqué - État ou acteur privé, le second pouvant être le faux-nez du premier. Lutter contre cette menace a de surcroît des conséquences diplomatiques qu'il faut savoir peser. Notre objectif de performance est de « un pour un » : une menace égale une extinction de menace - nous devons tout neutraliser.
Quelques chiffres : nous avons mis en place notre plateforme de veille interministérielle en 2020, à la sortie de la première phase du covid ; nous avons traité 353 menaces économiques étrangères en 2020, 478 en 2021, 694 en 2022, 968 en 2023. Cette augmentation qui peut paraître inexorable s'explique par deux types de facteurs : une montée brute de la menace étrangère, liée à des raisons structurelles relevant de la géopolitique mondiale, et la montée en puissance de notre dispositif lui-même. Nous voyons plus de choses, nous voyons des choses plus tôt, et le périmètre que nous surveillons est allé en s'élargissant.
Je donne deux exemples de cet élargissement.
À la « faveur » de la crise du covid, en avril 2020, nous avons ajouté les entreprises de biotechnologie à la liste des entreprises que nous avons la faculté de contrôler au titre de la surveillance des investissements étrangers en France (IEF).
Idem, récemment, avec les énergies renouvelables : il fut un temps où nous ne pouvions pas contrôler le rachat d'entreprises du secteur des énergies renouvelables lorsqu'elles en étaient à un stade amont de leur phase de recherche et développement (R&D), car il fallait à chaque fois démontrer qu'elles étaient essentielles à l'approvisionnement électrique de la France, ce qui, s'agissant de start-up, s'avère quasi impossible.
Autrement dit, nous avons continuellement élargi notre champ de vision. Grâce à la mobilisation des services de renseignement et des entreprises elles-mêmes, nous voyons de plus en plus de choses.
La menace économique étrangère que nous répertorions peut se décliner selon les secteurs ou les acteurs : 48 % de la menace que nous observons est une menace de type capitalistique, c'est-à-dire consiste en une prise de contrôle d'entreprises stratégiques françaises par des intérêts étrangers potentiellement problématiques ou par des « fonds activistes », qui prennent une participation au capital d'une entreprise cotée et déclenchent des campagnes très agressives dans le but d'en évincer les dirigeants ou de pousser la société à optimiser leur performance financière. Le deuxième grand « paquet » de menaces, qui représente 39 % du total, comprend tout ce qui concerne les atteintes à la propriété intellectuelle et aux données sensibles des entreprises. Vous mesurez ainsi toute l'étendue de notre action : nous ne nous limitons pas aux opérations « classiques » de Bercy, celles qui sont régies par les décrets Villepin, Montebourg et Le Maire relatifs au contrôle des investissements étrangers.
Quels sont les secteurs les plus visés ? Le premier est celui de la santé et des biotechnologies - 16 % des menaces -, le deuxième celui des transports - 15 %, le troisième celui du numérique et de l'électronique, hardware et software confondus - 14 %. Ce troisième secteur inclut l'intelligence artificielle, le logiciel, la blockchain, l'informatique quantique, mais aussi des choses très « physiques » : atteinte aux réseaux de télécommunications français, prise de contrôle dans le secteur des semi-conducteurs. Le quatrième secteur comprend tout ce qui concerne l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation - 13 %, ce qui n'est pas négligeable ; certains pays y concentrent tous leurs efforts.
Les vecteurs utilisés sont pour la moitié le vecteur capitalistique - rachat de parts au capital, obtention de droits de vote, donc influence sur la gouvernance -, pour un quart le vecteur humain - débauchage d'experts français dans certaines filières stratégiques, intrusion de chercheurs étrangers dans des laboratoires soumis à contrôle d'accès, espionnage industriel.
Deux autres vecteurs de déstabilisation sont assez récurrents. Le vecteur juridique, premièrement, renvoie à des procédures administratives ou judiciaires étrangères diligentées à l'encontre d'entreprises françaises par des concurrents étrangers ou par des autorités de poursuite, notamment anglo-saxonnes. De telles procédures peuvent placer une société dans une situation compliquée ; elles touchent les grands groupes, mais aussi de plus petites entreprises.
J'ai en tête l'exemple d'une PME technologique, leader français et européen, qui s'est vu du jour au lendemain intenter un procès aux États-Unis par son concurrent, dont le chiffre d'affaires était vingt fois supérieur. Cette entreprise, dont les fondamentaux étaient extrêmement sains et le rythme de croissance très élevé, était en phase de préparation de sa levée de fonds, avec des perspectives très prometteuses. Malheureusement, elle a été stoppée net par ce procès ; pendant deux ans, elle n'a pu attirer d'investisseurs. Nous sommes intervenus, via des fonds publics, pour « dérisquer » des investisseurs français et permettre à l'entreprise de continuer à financer ses frais d'avocat - pour une entreprise dont le chiffre d'affaires s'élève à une vingtaine de millions d'euros, il est en effet insoutenable de lâcher 1 million d'euros tous les quatre mois dans le cadre d'un procès aux États-Unis. Nous l'avons aussi protégée sur le volet relatif à la transmission d'informations sensibles, car les procédures judiciaires à l'étranger sont souvent l'occasion de capter des informations très sensibles pour l'entreprise et pour la souveraineté.
Dernier vecteur : le cyber. Nous ne répertorions pas toutes les attaques cyber - c'est l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) qui s'occupe des attaques contre les collectivités locales ou les hôpitaux -, mais nous intervenons dans ce domaine à deux égards : d'une part, lorsqu'une attaque cyber touche l'une des entités stratégiques que j'évoquais et menace sa survie et, d'autre part, pour contrôler les rachats d'entreprises stratégiques de la filière cyber française.
Le paysage de la menace économique étrangère comprend à la fois des ingérences caractérisées - et parfois des opérations illégales et clandestines - et des opérations nettement plus « habituelles » en économie de marché : lobbying, influence. Faut-il qualifier de menace pour la sécurité économique française les actions de lobbying des grandes plateformes du numérique à Bruxelles ? On aurait tendance à dire oui, mais, lorsque des entreprises françaises font de même, on penche plutôt pour dire qu'un tel lobbying relève du jeu légitime. L'Inflation Reduction Act, programme massif de subvention aux énergies vertes assorti d'exigences de localisation aux États-Unis, relève-t-il de la sécurité économique ? L'importation massive de véhicules électriques chinois est-elle un problème de politique commerciale ou de sécurité économique ? Au bout du compte, tout cela se rejoint un petit peu, mais on navigue là dans une sorte de zone grise ; notre rôle est précisément de donner des repères à nos autorités politiques : telle opération est légitime, il est possible de laisser faire ; telle autre ne l'est pas, il faut la bloquer ou a minima l'encadrer.
Quels sont les pays les plus représentés parmi les sources de menaces économiques étrangères ? Deux pays dominent le classement ; vous pouvez deviner leur identité. En tout état de cause, la carte de la guerre économique ne se superpose pas strictement avec la carte des alliances militaires et géostratégiques. La sécurité économique est de toute façon un univers où la notion d'allié n'a guère de sens : on y a plus ou moins des alliés, selon les circonstances, selon les secteurs, etc.
Que faisons-nous de toutes ces alertes ? Nous avons plusieurs moyens de les neutraliser, à commencer par la dissuasion informelle. Il nous arrive de recevoir des dirigeants d'entreprises françaises ou des patrons de fonds d'investissement étrangers en leur disant : « Ne faites pas cette opération, car nous la bloquerons ». Dans certains cas, cela marche, dans d'autres non. Il arrive que l'investisseur nous remercie : si l'on prévient en amont l'investisseur étranger qu'il n'a aucune chance d'aller au bout de son deal, car il finira par recevoir une réponse négative de la part de l'État français, il économise six mois de due diligence avec banques d'affaires et cabinets d'avocats. Certains dirigeants d'entreprises françaises acceptent l'augure, d'autres poursuivent en pensant que nous bluffons, mais finissent par le regretter.
Nous utilisons aussi des instruments plus classiques. L'instrument réglementaire le plus connu est le contrôle des investissements étrangers en France, qui nous permet d'encadrer, de refuser ou d'autoriser des franchissements de seuil. Dès qu'un investisseur extra-européen prend plus de 25 % des droits de vote d'une société stratégique française - 10 % pour une société cotée -, il doit obtenir une autorisation du ministre de l'économie avant de mettre en oeuvre cette opération. Le ministre a quatre choix possibles.
Il peut décider, premièrement, que l'opération n'entre décidément pas dans le champ du contrôle et qu'il n'y a donc pas lieu de l'écarter ; il peut juger, deuxièmement, qu'elle entre certes dans le champ du contrôle, mais que les risques pour la souveraineté sont limités, parce que l'acteur étranger n'est pas défavorablement connu ou parce que l'entreprise française n'est pas particulièrement stratégique.
Les deux autres options sont un peu plus contraignantes pour l'investisseur. Le refus, troisièmement, est relativement rare et ciblé sur les cas les plus problématiques - l'État communique assez peu sur ce genre de situations, mais il serait faux de croire qu'il n'y a jamais de refus. Quant à la quatrième option, nous l'utilisons couramment, davantage que la moyenne des autres États européens : c'est l'autorisation sous condition, qui consiste à autoriser la prise de contrôle en l'assortissant de garde-fous de souveraineté -protection des informations sensibles, maintien en France des activités industrielles et de R&D, etc. Le SISSE s'est donné les moyens de contrôler l'effectivité de ces conditions, ce qui n'a pas toujours été le cas. Nous avons diligenté 80 contrôles l'année dernière ; les investisseurs et les cabinets d'avocats ont bien compris qu'ils ne pouvaient plus passer entre les gouttes, ce qui démontre que l'exécution des décisions administratives est un aspect important de la robustesse du dispositif, au-delà du volet législatif.
Un autre instrument réglementaire est à notre disposition : la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, ou loi dite de blocage. Ce texte visionnaire et « panoramique » interdit la transmission d'informations de souveraineté à des autorités étrangères. Son article 1er bis « interdit à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer [...] des documents ou renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci », c'est-à-dire sans passer par les canaux de coopération habituels.
Cette loi a été moribonde pendant plus de cinquante ans ; en 2022, nous l'avons ressuscitée sans y toucher, en lui donnant une portée réglementaire et administrative via un décret et un arrêté - décision a été prise de ne pas ajouter au dispositif une couche normative trop épaisse. Voici ce que nous avons dit aux entreprises à cette occasion : pour traiter les demandes intrusives de transmission d'informations qu'elles reçoivent de la part d'autorités étrangères, il existe un seul guichet au sein de l'administration, le SISSE, qui produit des avis qu'elles pourront verser en procédure dans le cadre de ces procédures étrangères. Depuis 2022, une centaine d'entreprises sont venues nous voir - auparavant, nous traitions quatre ou cinq dossiers par an. Nous produisons à leur demande un courrier signé par mes soins ou par ceux du directeur général des entreprises où il est indiqué en substance qu'elles ne peuvent transmettre telle ou telle information demandée par la cour de justice ou l'autorité des marchés financiers de tel ou tel pays sans que l'autorité étrangère active entre en communication avec son homologue français, la transmission de cette information étant en tout état de cause prohibée au titre de la protection de la souveraineté si elle ne passe pas par les canaux d'entraide judiciaire ou administrative internationaux.
Cela change tout : l'entreprise française peut sortir cette carte et se réclamer de l'administration française auprès de l'autorité étrangère, ce qui est d'autant plus efficace que la loi française a des conséquences pénales - violer la loi française revient à s'exposer à une sanction pénale. Ce dispositif fonctionne très bien ; même les juridictions américaines sont de plus en plus nombreuses à reconnaître, dans des arrêts publics, la protection par la France de sa souveraineté. Nous avons été surpris : dans 95 % des cas, la « loi française » est tout à fait acceptée par les autorités étrangères. Autrement dit, le langage de la souveraineté ne choque pas du tout nos amis américains ou chinois.
J'en viens à un dernier outil : il s'agit d'un outil financier, le fonds French Tech Souveraineté (FTS), doté de 650 millions d'euros et géré par Bpifrance. Il permet à l'État de prendre des participations au capital d'entreprises technologiques qui, à défaut, risqueraient de partir sous capital étranger à l'occasion d'une levée de fonds. Grâce à la mobilisation de ce fonds public, nous attirons des investisseurs privés français ou européens et donnons à l'entreprise les moyens de contrer cette menace capitalistique. Cette approche interventionniste est assez méconnue du grand public ; nous la mettons en oeuvre selon une logique très colbertiste. Nous ne le faisons évidemment pas tous azimuts - le but n'est pas de racheter toute l'économie française, et le fonds serait bien sûr loin d'y suffire -, mais cet outil fait partie intégrante de notre panoplie d'intervention.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez dit que vous nous laissiez deviner quels étaient les deux pays les plus menaçants, mais vous venez de nous expliquer que les Chinois et les Américains comprenaient nos messages... J'en conclus que cette information n'est pas tout à fait confidentielle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Existe-t-il une doctrine française en matière de sécurité économique ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Une circulaire classifiée a été prise en juillet 2019. Elle comprend un volet national, avec des éléments de doctrine et d'organisation interministérielle, et un volet territorial, car nous mobilisons beaucoup les préfets de région et de département, comme vecteurs des remontées d'informations de terrain et comme premier échelon de remédiation sur des menaces de sécurité économique identifiées.
Les préfets sont mobilisés depuis 2011 en matière d'intelligence économique territoriale, s'agissant d'une politique essentiellement défensive. Le SISSE a vingt délégués placés auprès des préfets de région.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour quelle raison cette circulaire est-elle classifiée ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Elle est classifiée parce qu'elle contient des éléments très sensibles, au-delà, d'ailleurs, du seul secteur de la défense nationale. En vertu d'une acception large du régime de classification relatif à la protection du secret de la défense nationale, nous y incluons les dossiers sensibles du point de vue de la sécurité économique, domaine qui comprend beaucoup d'éléments qui doivent être protégés.
Cette circulaire est accessible aux personnes habilitées secret défense et à celles qui ont besoin d'en connaître.
M. Dominique de Legge, président. - Les entreprises sont-elles informées qu'elles sont inscrites sur ces fameuses listes ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Non, elles n'en sont pas informées. Certaines le devinent, celles qui font partie du coeur des entreprises stratégiques. Si nous ne les en informons pas, c'est pour une raison essentielle : contrairement aux opérateurs d'importance vitale (OIV), qui ont un régime juridique propre assorti d'obligations réglementaires relatives à la protection de leurs informations et à la sécurisation de leur chaîne de valeur, nos entreprises stratégiques pour la sécurité économique n'ont pas d'obligations qui seraient assorties à ce statut - autrement dit, il ne s'agit pas d'un véritable statut juridiquement contraignant. C'est pourquoi nous n'avons pas estimé utile de les en informer ; elles ne sont donc pas notifiées formellement.
Je citerai une autre motivation, de second ordre : certaines entreprises sont dans une relation contractuelle et commerciale avec l'État : le fait de leur dire qu'elles sont stratégiques pourrait leur donner un levier d'aléa moral qu'elles pourraient avoir envie d'exploiter, par exemple lorsqu'elles répondent à des appels d'offres.
Pour ces deux raisons, nous sommes restés dans un régime intermédiaire qui est sans doute perfectible, mais relativement souple : les entreprises ne savent pas qu'elles sont sur nos listes, elles sont surveillées par les services de l'État, mais aucune servitude ne s'attache pour elles à leur importance pour la sécurité économique. Il existe évidemment des recoupements entre ces listes et celle des opérateurs d'importance vitale : certaines entreprises stratégiques sont déjà couvertes par un autre régime du droit, mais toutes ne le sont pas.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui détermine le nombre d'entreprises visées et le nombre d'entités figurant sur chaque liste ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - La constitution de la première liste, celle des entreprises stratégiques, a été amorcée par le SISSE, via un travail interministériel et sur la base de critères dont le détail est classifié - à des considérations très régaliennes s'ajoutent des considérations portant sur le potentiel d'innovation, et nous nous intéressons non seulement aux grands donneurs d'ordre, mais aussi à leurs sous-traitants critiques, car, en l'absence de substitution possible, la défaillance d'une entreprise de sous-traitance peut suffire à compromettre l'ensemble d'une chaîne de valeur.
Ces listes sont actualisées tous les ans et demi. Nous sollicitons à cet effet les différents ministères ainsi que les préfets, sur le terrain, qui peuvent nous faire des propositions. La gouvernance est centralisée et interministérielle.
Il n'y a pas de nombre d'entités prédéterminé. Les trois listes comprennent ce que nous considérons comme les piliers indispensables qu'il faut protéger en France : des entreprises, des technologies et des laboratoires. Pour ce qui est du nombre d'entreprises ainsi protégées, la maille actuelle nous permet de travailler correctement. En l'état actuel des listes, nous sommes dimensionnés pour surveiller correctement ce que nous avons à surveiller.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien y a-t-il d'entités par liste ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Cette information est classifiée.
M. Dominique de Legge, président. - Si nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos, c'est pour que vous puissiez nous dire des choses qui n'ont pas vocation à être portées à la connaissance du grand public. Si à chaque fois que l'on vous pose une question précise vous vous réfugiez derrière le secret défense, je crains que très rapidement notre réunion ne se termine.
J'avoue avoir du mal avec les concepts que vous maniez. Vous parlez d'« entreprises stratégiques » ; c'est très large. Vous parlez de « souveraineté », autre concept ; or je note que le ministre de l'agriculture est chargé aussi de la souveraineté alimentaire : la coopérative agricole de ma commune relève-t-elle de la liste des entreprises stratégiques pour la souveraineté ?
Il va falloir que vous compreniez que nous sommes là pour enquêter : nous avons besoin de réponses à nos questions.
M. Joffrey Célestin-Urbain. - J'ose espérer vous avoir apporté malgré tout un certain nombre de réponses qui permettent de clarifier l'essentiel.
M. Dominique de Legge, président. - Vous pouvez espérer, mais vos réponses ne sont pas à la hauteur de nos espérances.
M. Joffrey Célestin-Urbain. - J'en prends bonne note.
Je reviens sur les concepts. La notion d'« entreprises stratégiques » renvoie aux entreprises à protéger en priorité au titre de la politique de sécurité économique, laquelle nous a conduits à adopter des critères et à construire des listes. Typiquement, les entreprises financées par le programme France 2030 passent sous les fourches caudines de nos critères avant d'intégrer ou non nos listes.
Une entreprise qui peut être importante pour la souveraineté alimentaire, qui tombe dans le champ du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, a tout à fait vocation, si elle répond à ces critères relatifs à la sécurité économique, à être protégée au même titre que les grands donneurs d'ordre de filières industrielles telles que l'aéronautique, le spatial ou la défense. Notre conception de la souveraineté économique inclut la souveraineté technologique, la souveraineté alimentaire, la souveraineté industrielle, etc. : nous brassons relativement large.
Le calibrage de notre dispositif est essentiel : nous sommes aujourd'hui capables de suivre les acteurs inscrits sur nos listes ; l'approche ne serait pas du tout la même si ce nombre croissait substantiellement.
Nous gardons par ailleurs toujours en tête l'autre pôle de l'action publique : nous veillons en permanence à garantir l'équilibre entre les objectifs de souveraineté et les objectifs d'attractivité. Si du jour au lendemain l'on décidait de suivre au titre de la politique de sécurité économique 200 000 ou 400 000 entreprises françaises, on nous reprocherait d'étouffer l'économie de notre pays, car notre politique se traduit par des contraintes pesant sur les opérateurs concernés. La maille qui est la nôtre nous assure un bon équilibre, tant du point de vue opérationnel qu'eu égard à l'objectif d'attractivité incarné par Choose France.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Existe-t-il un document législatif ou réglementaire au fondement de la définition des critères que vous utilisez ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Il n'existe pas de régime législatif complet encadrant la politique de sécurité économique, et donc pas de document législatif à disposition.
Le décret du 20 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique décrit les différentes missions du SISSE et du commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques (Cisse), qui est également directeur général des entreprises, étant entendu que la dimension interministérielle est au coeur de nos missions.
Mais il n'existe ni loi surplombante ni dispositif analogue à ce qui existe pour les opérateurs d'importance vitale (OIV) : le cadre réglementaire reste assez étroit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pensez-vous qu'il faille une loi sur la sécurité économique ? Existe-t-il des lois équivalentes dans des pays étrangers ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Jusqu'à présent, nous nous sommes appuyés sur les corpus législatifs existants relatifs à d'autres régimes d'entreprises, comme les OIV ou les laboratoires de recherche, ces derniers étant couverts pour certains par le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST). J'ai cité également la loi de blocage, ainsi que le contrôle des investissements étrangers en France. La transposition de la directive du 14 décembre 2022 sur la résilience des entités critiques, dite REC, impose aussi des obligations. Des normes existent en outre pour la filière cyber.
Ces bouts de législation posent un cadre pour certaines des entités que nous suivons, mais nous ne disposons pas de régime ad hoc. Instaurer un régime ad hoc exigerait de changer de philosophie, et donc d'imposer de nouvelles obligations et charges de sécurité économique couvrant un champ beaucoup plus large, s'appliquant y compris à des start up et à des PME. Un tel choix de politique économique irait à l'encontre de l'objectif de simplification, car il reviendrait à imposer de nouvelles charges...
M. Rachid Temal, rapporteur. - ... notamment en matière de sécurité...
M. Joffrey Célestin-Urbain. - En matière de sécurité, un corpus applicable à toutes les entités serait sans doute utile dans l'absolu. Cependant, le dispositif changerait de nature : nous notifierions les entreprises, auxquelles s'appliquerait un régime juridique à part entière.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Un tel régime existe-t-il dans d'autres pays ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Pas à ma connaissance. Il existe des bouts de législation, mais non des listes d'entreprises assorties d'un corpus de droits et de devoirs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Un régime juridique ad hoc permettrait au Parlement de s'exprimer.
Combien de personnes travaillent au SISSE ? Combien effectuent la veille ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Une petite soixantaine de personnes travaille au SISSE, dont une petite quarantaine à Paris et une vingtaine de délégués à l'information stratégique et à la sécurité économiques (Disse) placés auprès des préfets de région et au contact des antennes territoriales du renseignement, sur le terrain.
Ces effectifs ont peu évolué au cours des dernières années. Ils permettent surtout d'effectuer un travail de coordination efficace. Si nous voulions traiter nous-mêmes toutes les alertes de sécurité, que l'on évalue à 1 000 par an environ, cela serait plus compliqué. Afin de traiter les menaces, nous nous appuyons sur un réseau interministériel qui comprend des représentants de divers ministères, justice, agriculture, énergie ou encore transports. Le SISSE pilote la chaîne de traitement des alertes, mais c'est parfois aux différents ministères qu'il incombe d'apporter la réponse opérationnelle.
Les effectifs sont adaptés au système actuel, dans lequel il n'existe pas de régime juridique propre et où le SISSE pilote la réponse de l'État.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au quotidien, combien de personnes travaillent à la veille en matière d'ingérence économique ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Six personnes se consacrent à la veille, y inclus la transformation numérique du service, qui permet d'automatiser une partie importante des opérations. Leur travail principal consiste à faire de l'analyse sur des acteurs étrangers à la suite de saisines émanant d'autres administrations ou d'entreprises, et à traiter toutes les informations disponibles en source ouverte.
Pour ce qui est des autres informations, nous dépendons d'autres administrations, comme les services de renseignement ou ceux d'autres ministères.
Nos veilleurs se consacrent donc à la veille en source ouverte et à son automatisation. Les autres équipes du SISSE jouent le rôle d'une plateforme de traitement de toutes les informations issues de la veille. Nous avons organisé toute la chaîne de valeur du SISSE pour transformer chaque information reçue en action, c'est-à-dire en stratégie visant à éliminer la menace.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont vos relations avec Tracfin, avec le ministère des armées, avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - La coordination est véritablement excellente au niveau interministériel, ce qui ne fut pas toujours le cas. Quand j'ai pris mes fonctions, en 2018, le travail était mené en silos : l'alimentation du SISSE par les services de renseignement était plutôt faible. Depuis, nous avons complètement changé de braquet. Tracfin fait partie de la communauté du renseignement, donc de nos informateurs potentiels ; la zone de recouvrement entre nos deux services n'est pas très étendue, mais les données que nous nous échangeons nous permettent d'étayer des dossiers sur lesquels nous avons des doutes et pour lesquels ne manquent que les informations relatives aux flux financiers.
Le ministère des armées est partie prenante de la politique de sécurité économique. Nos listes incluent une grande partie d'entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Il existe environ 4 000 entreprises de défense, dont une partie est considérée comme stratégique pour la sécurité économique. Le ministère des armées intervient sur le contrôle des investissements étrangers en France, et fait partie de la boucle de décision en cas de rachat d'une entreprise de défense.
Le SISSE pilote l'ensemble du dispositif interministériel de sécurité économique ; il assure notamment le secrétariat du Comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé) - le Cisse, qui est également directeur général des entreprises, occupe les fonctions de secrétaire des réunions du Colisé, la présidence étant assurée par le SGDSN. Cette organisation est motivée par le caractère hybride de cette politique, qui relève de la sécurité nationale, mais aussi de la politique économique, pilotée depuis Bercy. Cette dyarchie fonctionne très bien au quotidien.
Quant au coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), qui anime la communauté du renseignement, il est étroitement associé à notre politique.
Le travail que nous réalisons avec Viginum est relativement récent. Viginum travaille spécifiquement et avant tout sur les campagnes de déstabilisation informationnelle qui visent les intérêts de la Nation ; il peut aussi s'intéresser dans le cadre de son mandat aux campagnes qui ciblent des acteurs économiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites avoir l'obligation d'éteindre la menace par tous moyens. La liste de moyens à disposition que vous avez citée est-elle exhaustive ? Disposez-vous d'autres outils non cités ?
M. Dominique de Legge, président. - Des moyens de type secret défense ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Pas du tout.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité les quatre options qui se présentent au ministre, d'un point de vue réglementaire, pour contrôler les investissements étrangers. Combien de décisions sont rendues chaque année ? Combien de refus sont prononcés ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - On dénombre environ chaque année 300 notifications, c'est-à-dire 300 demandes formulées par des investisseurs étrangers. Environ 170 demandes sont hors champ, et 130 font l'objet d'un contrôle, dont 50 % se traduisent par une autorisation assortie de conditions. Ce chiffre se situe entre 0 % et 5 % chez nos voisins européens - il est de 12 % en Espagne -, ce qui fait dire à Bruxelles que la France va très loin en matière de sécurité économique.
Quelques décisions de refus sont prononcées chaque année. Elles interviennent quand le profil de l'investisseur est très problématique, au regard d'une possible collusion avec la grande délinquance financière, ou quand il est impossible de protéger efficacement notre souveraineté par une simple autorisation assortie de conditions. Ces décisions sont soigneusement pesées.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Si une entreprise ne respecte pas ses engagements, et par exemple s'accapare une technologie, quels sont les outils à disposition du ministère ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Jusqu'à présent, les moyens étaient faibles, mais trois agents supplémentaires ont été recrutés en 2023, pour faire en sorte que, pour un stock donné, l'ensemble des lettres d'engagement soit contrôlé sur une base glissante tous les cinq ans.
Ce travail de contrôle est devenu systématique. Les agents vérifient si les entreprises répondent à leurs obligations, qu'elles soient formelles - désignation d'un point de contact avec l'administration, production d'un rapport annuel sur la vérification du respect de leurs engagements - ou de fond. Ainsi pouvons-nous détecter les manquements.
M. Rachid Temal, rapporteur. - En cas de manquement, de quelle manière faites-vous respecter les obligations ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Une fois épuisées toutes les mises en demeure possibles, une palette de sanctions reste à la main du ministre de l'économie ; des amendes dont le montant est déterminé en fonction du chiffre d'affaires peuvent ainsi être prononcées. Ces sanctions ont été renforcées par la loi Pacte (loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises).
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous un exemple concret de sanction à nous donner ? Le ministre est-il déjà allé jusqu'au bout du processus de sanction ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - À ce jour, cela n'est pas encore arrivé. Néanmoins, étant donné la montée en puissance de notre dispositif, cela arrivera sans doute - je le répète, nous effectuons plus de 80 contrôles par an.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À ce jour, aucune entreprise n'a été sanctionnée pour non-respect de ses engagements ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Oui, à ma connaissance.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des préconisations à faire, en matière législative par exemple, pour améliorer la sécurité économique des entreprises ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Nous pouvons nous interroger quant à la pertinence d'aller plus loin vers la création d'un dispositif de sécurité économique global, adossé à un cadre juridique propre.
Concernant le contrôle des investissements étrangers en France, il ne me semble pas nécessaire d'aller plus loin dans la loi. Les sanctions nécessaires et les procédures afférentes sont prévues ; l'enjeu porte davantage sur la mise en oeuvre pleine et entière des contrôles et l'exercice des pouvoirs qui nous sont dévolus.
Je ne vois pas d'angle mort majeur, et la voie réglementaire permet de pallier les manques. Je rappelle que nous avons récemment enrichi la liste des technologies critiques pour y ajouter des activités de recherche et développement et complété le décret pour y ajouter les activités de production et de transformation de matières premières critiques.
Nous avions envisagé, en 2021-2022, de modifier la loi de blocage, afin de renforcer les sanctions contre les entreprises françaises contrevenantes. Le choix avait été fait de proposer plutôt une stratégie d'accompagnement des entreprises. Aussi n'avions-nous pas modifié le quantum des sanctions applicables. Les entreprises déplorent souvent de se trouver entre le marteau et l'enclume : coopérer avec une autorité étrangère fait courir le risque d'une sanction française, quand l'absence de coopération fait courir le risque d'une sanction de la part d'un État étranger. Il fallait éviter une impasse ; nous n'avons donc pas modifié la loi. Aujourd'hui, l'équilibre semble satisfaisant : il ne semble décidément pas utile de modifier la loi de 1968 dans l'immédiat.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des propositions à nous faire pour ce qui relève du domaine réglementaire, ainsi que de la dimension européenne ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Il serait intéressant, au niveau européen, de disposer d'un décalque de la loi de 1968. Le règlement de blocage européen interdit à des entreprises européennes de se conformer à des sanctions commerciales extraterritoriales, mais il ne constitue pas un règlement de protection des données sensibles européennes. Une harmonisation européenne, à partir de l'expérience française, serait souhaitable, de même que pour le contrôle des investissements étrangers stratégiques.
Au-delà du paquet visant à renforcer la sécurité économique de l'Union européenne, lancé en janvier, Bruxelles se pose la même question. La Commission européenne souhaiterait exploiter toutes les potentialités des traités européens et développer une politique de sécurité européenne qui aille au-delà de la dimension intergouvernementale. L'union européenne est susceptible, dans les prochaines années, de prendre une part croissante dans les décisions des États membres en matière de sécurité économique, même si de nombreux États ne sont pas encore prêts à mutualiser.
Mme Nathalie Goulet. - En ce qui concerne l'extraterritorialité de la loi américaine, serait-il opportun d'organiser la défense de nos entreprises européennes sur le modèle de celle des entreprises américaines ? Aux États-Unis, tous marchent ensemble - système bancaire, système fiscal et législateur. Il existe une forme de « pack » qui aide les entreprises américaines non seulement à se défendre, mais aussi à être des prédateurs d'entreprises à l'étranger. Le modèle américain me semble donc très efficace. Le règlement de blocage européen, pris à la suite de l'embargo imposé à l'Iran, n'a empêché ni la BNP ni la SNCF de payer des amendes extravagantes aux États-Unis pour pouvoir continuer à y obtenir des marchés.
Au sujet du contrôle des investissements étrangers, que font vos services quand l'émir du Qatar arrive et met 30 milliards de dollars sur la table ?
Mme Sylvie Robert. - Avez-vous un droit de regard et de contrôle sur les appels d'offres liés à des investissements exceptionnels ? Je pense aux jeux Olympiques et Paralympiques et à des domaines sensibles comme la sécurité et l'environnement. Si l'encadrement est précis au moment des investissements, il arrive que des entreprises restent en France au-delà de leur présence ponctuelle liée à l'événement.
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Les Américains bénéficient d'une doctrine totalement intégrée de sécurité économique, faite d'aspects défensifs et offensifs.
L'emprise économique et technologique américaine est telle que les Américains peuvent naturellement dérouler une politique d'expansion normative, car le droit s'appuie sur la sphère économique gigantesque qui est celle des États-Unis. Ainsi peuvent-ils « rattraper » dans le champ de leurs juridictions des entreprises européennes qui se financent en dollar, qui emploient des citoyens américains dans leur chaîne de décision ou utilisent des serveurs aux États-Unis. Nous payons d'une certaine manière la moindre emprise économique européenne.
Le principal levier stratégique européen en matière de guerre économique est l'accès au marché européen, qui est le plus grand marché au monde et le plus intégré.
Pour le moment, nous intervenons au cas par cas, pour corriger des situations de commerce déloyal flagrantes - je pense par exemple aux véhicules électriques chinois.
Peut-être le jour viendra-t-il où l'Europe dira d'une seule voix que son poids dans le concert des puissances est déterminé par l'accès au marché européen, et où elle se montrera prête à verrouiller ce marché pour des raisons stratégiques. Cela dit, un tel alignement européen n'est pas à l'ordre du jour.
Mme Nathalie Goulet. - Les élections européennes arrivent !
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Espérons qu'un tel sujet vienne alimenter le débat politique.
En matière d'investisseurs étrangers, notre approche consiste trivialement à distinguer autant que possible le « bon » du « mauvais » chasseur : nous étudions l'investisseur pour évaluer son profil de risques et mesurer s'il est problématique. Nous nous demandons s'il a déjà investi en France et comment se sont passés les investissements : se sont-ils matérialisés ? Ont-ils créé des emplois ? Cet acteur a-t-il siphonné les technologies françaises en construisant des usines miroirs dans son pays d'origine ? Investit-il principalement dans des entreprises stratégiques françaises ? Travaille-t-il pour un gouvernement étranger ? Cette dernière information est parfois facile à établir, comme pour la Chine, parfois plus difficile. À partir de ce faisceau d'indices, nous déterminons si les fonds sont bienvenus ou non, et dans quel domaine.
Les fonds des pays du Golfe sont largement attirés en France, dans de nombreux secteurs, qui ne sont pas tous stratégiques. Nous ne pouvons pas nous passer des fonds étrangers : l'ampleur des besoins de financement de la tech française et de la tech européenne est telle, par rapport aux capacités de financement endogènes de l'Europe, que l'on ne peut pas faire autrement, à moins de renoncer à développer des licornes et des scale-up françaises. Le plan France 2030 et le rapport de Philippe Tibi sur le financement des entreprises technologiques françaises vont dans le sens d'un renforcement du financement français et européen, mais nous ne pourrons nous passer du jour au lendemain des investisseurs étrangers.
Concernant les appels d'offres, nous sommes confrontés à la difficulté suivante : les autorités adjudicatrices publiques, dans le champ des marchés de défense et de sécurité, peuvent intégrer des clauses de protection de la sécurité nationale. En matière de sécurité économique, en revanche, comme nous ne disposons pas de corpus juridique à part entière, nous passons par le code des marchés publics, qui est corseté : les règles sont fondées sur le prix et sur la qualité du produit ainsi que sur des clauses environnementales, qui prennent une place de plus en plus importante. Hors marchés de défense et de sécurité, il n'est pas facile d'imposer des clauses de sécurité économique.
Le problème n'est réglé que grâce à un réflexe qu'ont les entreprises publiques et les administrations qui gèrent ces marchés sensibles : elles nous consultent en amont de la rédaction des marchés. Ces interventions restent néanmoins très ponctuelles, et souvent liées à des contentieux.
Mme Martine Berthet. - Quels sont le volume et le rythme d'utilisation du fonds de 650 millions d'euros qui est à votre disposition pour prendre des participations dans des entreprises stratégiques ? Comment ces fonds transitent-ils dans le budget de l'État ? Passent-ils par le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » ?
M. Éric Bocquet. - Vous disiez que les entreprises n'ont pas l'obligation de vous rencontrer. Des cas problématiques vous échappent-ils ? Êtes-vous déjà passés à côté de menaces importantes pour notre économie ?
J'en viens au couple attractivité-souveraineté. Comment déterminez-vous si une opération capitalistique peut constituer, pour une entreprise donnée, en France, une menace ou un danger ? Quel est le point de bascule ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Le fonds FTS, instauré comme mesure de sortie de la crise du covid, était doté de 650 millions d'euros ; il est alimenté par les fonds du programme d'investissements d'avenir (PIA). Il ne relève pas du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » : les fonds ne transitent pas par l'Agence des participations de l'État.
Nous avons pratiquement consommé l'enveloppe ; un nouvel abondement est en cours. Cette bonne consommation des fonds traduit une forme d'appétit pour le risque, comparé aux autres fonds de l'État et aux fonds privés : ce fonds est donc utile. La diversité des tickets de financement est très forte, de toutes petites entreprises jusqu'à des levées de fonds plus importantes. Une quinzaine d'opérations ont été réalisées grâce à ces 650 millions d'euros.
Grâce à la diversité des sources dont nous disposons (services de renseignement, entreprises, délégués en région, veille en sources ouvertes), notre capacité à détecter les menaces a énormément progressé et nous ne sommes plus pris au dépourvu.
Nous traitons ces menaces au cas par cas, en utilisant notre faisceau de critères. Si l'entreprise est incluse dans l'une de nos listes, nous nous intéressons au problème. Si elle ne l'est pas, soit nous laissons la main à d'autres services de l'État le cas échéant, soit nous l'intégrons à nos listes à l'occasion de l'actualisation suivante, ce qui permet de corriger des lacunes.
Une menace est caractérisée si par exemple un acteur étranger potentiellement problématique souhaite investir dans une entreprise française protégée.
Mme Gisèle Jourda. - La délégation parlementaire au renseignement a envisagé d'élargir le périmètre d'action du SISSE et de doter vos services de moyens humains supplémentaires. Comment envisagez-vous un tel élargissement ?
Comment les entreprises identifient-elles les délégués à l'information stratégique et à la sécurité économiques, les Disse ?
M. Akli Mellouli. - Pourriez-vous nous donner des exemples concrets d'atténuation d'une menace significative ?
Quelles sont les menaces émergentes en matière de sécurité économique ?
Comment le SISSE évalue-t-il l'impact de ses interventions, du point de vue notamment de la protection des intérêts économiques de la France ? Avez-vous mis en place des indicateurs ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Nous sommes favorables à l'élargissement du périmètre d'action du SISSE, afin de lui permettre notamment d'agir davantage en matière d'intelligence économique. M. Geoffroy Roux de Bézieux a précisément été missionné par le Président de la République sur la question de savoir comment développer un lien plus fort entre l'administration française et les entreprises françaises stratégiques : il s'agit non seulement que les entreprises fassent remonter des alertes, mais aussi que l'État partage des informations stratégiques aux entreprises. La sécurité économique est une préoccupation bien identifiée par les PDG du CAC 40, du SBF 120 et de la French Tech. En la matière, nous avons besoin d'une interface plus solide autour du SISSE. Développer une logique d'accompagnement des entreprises serait consommateur de ressources humaines. Nous souhaiterions proposer un accompagnement multiservices, sur des sujets très variés : que faire en cas de prédation ? comment préparer une levée de fonds compatible avec nos exigences de souveraineté ? comment protéger des données sensibles ? Le SISSE possède une expertise utile et une expérience solide, sur une large gamme de problématiques, qui justifierait l'extension de ses ressources.
Concernant l'identification des Disse par les entreprises, nous nous sommes, faute de ressources adaptées à un changement d'échelle, arrêtés à mi-chemin. Avec seulement vingt délégués en région, il est impossible de sillonner le terrain. Nous avons réalisé des fiches de sécurité économique pédagogiques, qui sont publiques, et qui renvoient à des boîtes mail fonctionnelles régionales qui permettent aux entreprises de saisir les DISSE.
La voie principale d'évolution de notre dispositif législatif consisterait à décider, au-delà de la protection des entreprises stratégiques, de faire monter en maturité, en matière de protection, l'ensemble des entreprises françaises. Si toutes les PME se protègent mieux, c'est toute la sécurité économique de la France qui s'en trouvera fortifiée. À effectifs constants, nous ne pouvons envisager de déployer pareil projet : s'il en était ainsi décidé, il faudrait changer de braquet.
J'en viens aux cas pratiques de résolution des menaces, qui témoignent du panel d'outils qui est à notre disposition, qu'il s'agisse de l'outil financier ou de l'outil de contrôle des investissements étrangers.
Une PME française du secteur des semi-conducteurs, qui a des clients sensibles du point de vue de la souveraineté, était sur le point de se faire racheter par un fonds chinois, lequel avait déposé une demande au ministère via le dispositif de contrôle des IEF. Nous avons évalué la situation et estimé que cet investisseur était potentiellement dangereux. L'entreprise était trop stratégique pour proposer une autorisation sous conditions ; nous avons donc fait le choix de refuser l'opération, et l'investisseur a retiré son dossier.
Cela étant, nous ne pouvions en rester là, car nous ne voulons pas que notre action ait pour effet de retirer des capacités de financement à des entreprises françaises. Cette entreprise cherchait par ailleurs à se positionner sur le marché asiatique. Aussi avons-nous engagé une intervention financière proactive de l'État, afin d'encourager les investisseurs privés français à soutenir cette entreprise encore quelques mois. In fine, l'entreprise a réussi à trouver des financements en Europe, grâce au fonds FTS. Notre mode d'intervention est donc hybride ; il se fonde sur le contrôle et sur l'accompagnement.
Je citerai un autre exemple, qui a trait à la protection des données sensibles aux États-Unis. Le juge étranger demandait des informations sensibles à une entreprise française, dans le cadre d'une procédure dite de discovery. Nous avons dit au juge américain qu'une telle demande directe à l'entreprise française n'était pas possible, car une telle transmission d'informations serait contraire à la loi. Le juge américain, après plusieurs mois de négociations, a finalement reconnu la souveraineté de la France et accepté de passer par le bon canal, à savoir une commission rogatoire internationale.
Dans d'autres cas, nous avons purement et simplement interdit la transmission de l'information demandée par l'entreprise française.
Mme Nathalie Goulet. - Comment l'entreprise réagit-elle quand les investisseurs ne conviennent pas ? D'un point de vue commercial, vos décisions peuvent avoir des conséquences sur sa réputation.
M. Dominique de Legge, président. - Les critères semblent s'appliquer à la tête du client... Devrions-nous avoir un débat en vue de mieux définir ces critères, notamment si nous voulons que l'ensemble des entreprises soient sensibilisées à ces questions ? Le Parlement s'intéresse particulièrement aux questions de souveraineté ; ces critères ne devraient-ils pas être plus transparents et officiels ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Il arrive que les entreprises réagissent mal. Certains investissements étrangers sont de bonnes affaires, car certains fonds étrangers offrent des valorisations plus élevées. Dans nombre de situations, les investisseurs français ne peuvent proposer des valorisations équivalentes. Et il arrive souvent qu'il n'y ait aucun investisseur français, financier ou industriel. Dans les situations plus favorables, un investisseur français existe, mais il propose des investissements moins importants. C'est que dans certains cas l'investisseur étranger incorpore dans la somme qu'il consent à payer une forme de prime de valorisation du caractère stratégique de l'entreprise. Ainsi le SISSE n'est-il pas toujours très populaire auprès de certaines entreprises ; cela nous oblige à trouver des solutions alternatives à valorisation équivalente, ce qui n'est pas évident. La pilule est parfois difficile à avaler pour certains dirigeants de la French Tech, qui veulent récupérer leur mise, laquelle peut se trouver décuplée par l'investissement étranger.
La menace émergente principale est liée au financement. Notre système nous donne les moyens de contrer des offensives capitalistiques étrangères, mais il nous faut aussi disposer de capacités de financement suffisantes pour garder l'innovation française sous pavillon français. Tant que le différentiel de capacité de financement sera aussi considérable entre les États-Unis et l'Europe, la menace restera importante - voyez l'exemple des rachats de biotech.
La deuxième menace est technologique. La souveraineté économique de demain se joue aujourd'hui, en matière d'intelligence artificielle, d'informatique quantique, de semi-conducteurs. La rivalité technologique sino-américaine nous impose de redoubler d'efforts pour protéger les chercheurs et les laboratoires ; cette lutte pour l'hégémonie entre Chine et États-Unis est un facteur de menace pérenne.
La troisième menace est liée à l'extraterritorialité. Nos entreprises sont prises dans un étau, entre les Américains, qui les considèrent parfois comme des entreprises américaines et leur demandent de renoncer au marché chinois, et les Chinois, qui représentent un marché incontournable et une part importante de leurs fournisseurs. Ces entreprises doivent de plus en plus choisir entre les États-Unis et la Chine, les enjeux réglementaires étant de surcroît très complexes.
Voilà pour les menaces structurelles.
Nous disposons d'indicateurs de performance internes au SISSE, qui ont trait au taux de menaces éliminées. Nous visons un objectif de 100 %.
Les critères sont applicables à tous, mais, sur le fondement de ces critères, nous réalisons une analyse au cas par cas. Nous ne pouvons faire autrement, car les acteurs étrangers sont tous très différents les uns des autres.
Faut-il un débat sur ces critères ? Sur les critères eux-mêmes, je ne suis pas sûr qu'il y ait matière à débattre ; reste qu'il serait bienvenu qu'un dialogue beaucoup plus approfondi se noue entre l'exécutif et le Parlement sur ce sujet de la sécurité économique.
14. Table ronde, ouverte à la presse, de MM. Thomas Huchon, journaliste réalisateur spécialiste de la lutte contre la désinformation et les réseaux sociaux, et Gérald Holubowicz, journaliste expert en IA générative, sur l'intelligence artificielle et les manipulations de l'information - le mardi 9 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Merci d'avoir accepté de nous consacrer un peu de votre temps. Cette audition répond à l'une des préoccupations de mon excellent collègue Rachid Temal, rapporteur de cette commission d'enquête, d'inclure dans nos travaux un volet prospectif sur les menaces actuelles, mais aussi sur celles auxquelles il faudra faire face dans un horizon plus lointain. Nous avons toutefois bien compris que l'intelligence artificielle faisait déjà partie de notre quotidien numérique. La question est de savoir si les pouvoirs publics en ont bien pris la mesure.
Monsieur Huchon, vous avez développé un concept d'intelligence artificielle générative pour lutter contre les « infox » en créant des vidéos de « désinfox ». Il s'agit en quelque sorte d'utiliser cette technologie pour la bonne cause. Vous avez des exemples très concrets à nous présenter et je vous en remercie.
Monsieur Holubowicz, vous êtes pour votre part un expert reconnu dans le domaine de l'utilisation des intelligences artificielles, dans les influences qui peuvent peser sur les manipulations de l'information et les processus électoraux. Il sera intéressant de voir comment du point de vue d'un professionnel des médias, les influences malveillantes peuvent être détectées et combattues.
Avant de vous donner la parole, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient le cas échéant d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thomas Huchon et Gérard Holubowicz prêtent serment.
M. Dominique de Legge, président. - Merci. Cette commission fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte-rendu publié. Je vous propose de prendre la parole dans l'ordre que vous souhaitez pour une dizaine de minutes chacun et, ensuite, le rapporteur et mes collègues pourront vous questionner.
Thomas Huchon. - Bonjour à tous, merci pour l'opportunité qui m'est faite aujourd'hui de m'exprimer devant votre commission.
En un temps record, l'espace informationnel, ce qui nous permet d'accéder à la réalité, de nous forger des opinions, mais aussi de nous socialiser et de créer des relations entre les citoyens, a profondément changé. Le monde dans lequel nous vivons est resté similaire en de nombreux aspects à ce qu'il était auparavant et en même temps, quelque chose a très profondément changé. Ce quelque chose, vous en avez tous un exemple devant vous, ce sont ces outils numériques que nous utilisons pour accéder à la réalité. Dans cet immense bouleversement auquel nous avons assisté depuis une quinzaine d'années, de nombreux éléments sont visibles, tandis que de nombreux autres éléments ne le sont pas. Je profite d'être présent dans un si bel endroit pour citer un bel auteur comme Saint-Exupéry : « l'essentiel est invisible pour les yeux ». Or, ce qui est devenu invisible à nos yeux aujourd'hui est devenu l'essentiel de ce qu'il se passe derrière nos écrans.
Derrière ces écrans, qui constituent nos moyens d'accéder à la réalité, qu'elle soit politique ou non, il se passe tout un tas de choses. Avant même de parler des perturbations que génère l'intelligence artificielle générative de contenus dans l'univers informationnel et plus largement, dans nos démocraties, il est important de comprendre que ce qui nous pose un problème fondamental n'est pas tant cette nouvelle technologie, mais plutôt le fait que nous n'ayons pas régulé l'espace informationnel. L'intelligence artificielle est un outil qui ne va pas disparaître. Nous sommes à l'époque de l'intelligence artificielle, qu'on le veuille ou non. Ce qui nous pose problème, en tant que société, en tant que démocratie, ce n'est pas tant la possibilité de faire dire n'importe quoi à n'importe qui, mais plutôt le fait qu'il soit possible de diffuser n'importe quoi. J'ai l'impression que cette nouvelle parole très critique face à l'intelligence artificielle, qui est légitime à tous points de vue, semble oublier une partie du problème. J'ai participé il y a quelques semaines au grand procès de l'intelligence artificielle organisé par le Quai des savoirs, structure d'Universcience, et mon témoignage portait sur le fait qu'il manquait quelqu'un sur le banc des accusés. Accuser l'intelligence artificielle générative de contenus de tous les maux de la désinformation, des fake news, de la circulation de tous ces mensonges aujourd'hui, revient à oublier une part très importante du problème. Notre manière d'accéder à la réalité a changé et dans ce changement, l'intelligence artificielle devient un facteur supplémentaire de ces dérèglements, mais pas nécessairement un facteur essentiel. Le facteur essentiel a trait au fait que nous avons créé des univers dans lesquels, sous couvert de nous laisser une liberté d'expression totale ou presque, nous avons en réalité créé les conditions d'une dictature plutôt que d'une démocratie. Un univers dans lequel on peut accuser n'importe qui de n'importe quoi sans jamais être obligé de fournir la preuve de ses accusations n'est pas un idéal démocratique. Or, les réseaux sociaux auxquels nous sommes confrontés à la fois en tant qu'utilisateurs et en tant que victimes des discours qui y sont propagés ont créé la possibilité d'accuser sans preuve. Ils continueront à permettre cela tant que nous n'aurons pas changé notre rapport de force par rapport à eux. Il me paraît essentiel de rappeler l'urgence démocratique à agir sur un phénomène qui perturbe nos processus électoraux, informationnels et démocratiques depuis quinze ans, lesquels, sous les coups de boutoir désormais nouveaux de l'intelligence artificielle, menacent plus que jamais de s'effondrer. Peut-être l'intelligence artificielle donnera-t-elle le dernier coup de boutoir qui mettra à bas nos ambitions démocratiques, mais il est certain qu'elle ne l'aura ni façonné ni construit.
Afin d'illustrer ce propos, je vous propose un contenu vidéo. Ce que vous allez voir a été réalisé en moins de quinze minutes, sans débourser un seul euro. Il n'existe aucune ambition malveillante dans mon projet, mais cela doit aussi vous faire comprendre que les intentions malveillantes peuvent trouver de nouveaux écrins.
Diffusion d'une courte vidéo.
Pour faire dire à Monsieur de Legge ces mots qu'il n'a jamais prononcés, il nous a suffi de récupérer un extrait de deux minutes environ d'un discours et de le « donner à manger » à une intelligence artificielle pour pouvoir lui faire dire absolument tout ce que l'on veut, avec plus ou moins de réussite technique - le français est une langue un peu compliquée parfois pour les intelligences artificielles qui ont tendance à préférer la phonétique à la sémantique. Il est désormais possible, avec des outils numériques extrêmement faciles d'accès, de faire dire à peu près n'importe quoi à n'importe qui.
Cette première vidéo est une sorte de tentative de réponse au sujet des influences étrangères. L'une des problématiques auxquelles nous sommes confrontés dans le cadre de ces opérations d'influence étrangère, de diffusion de fake news dans l'espace informationnel, est double. Il existe d'une part un enjeu de production, car fabriquer de l'information coûte très cher et il faut donc des moyens pour le faire. Il faut d'autre part tenir compte du temps. En effet, entre la publication d'une fake news sur un réseau social et la publication d'un contre-discours, il peut s'écouler plusieurs jours, le temps de repérer la fake news, la déconstruire, écrire une chronique, tourner une vidéo et réaliser le montage de cette vidéo de contre-discours qui ne viendra certainement pas convaincre tous ceux qui ont adhéré à la fake news diffusée initialement, mais qui viendra au moins émettre un deuxième son de cloche pour tous ceux qui se posent des questions et qui pourraient basculer d'un côté ou de l'autre. Il est certain que si nous ne fournissons pas de contre-discours, les gens basculeront fatalement du côté des fake news. L'idée consiste donc à réduire le temps de production, et donc le coût de production, et à être en capacité de produire très rapidement en utilisant HeyGen, un logiciel de fabrication de deep fake. À force d'utiliser ces outils et de comprendre leur fonctionnement, des journalistes comme moi ou comme d'autres sont de plus en plus capables de détecter de potentiels abus. J'ai été l'un des premiers journalistes à s'intéresser à l'affaire Cambridge Analytica avec la manipulation du Brexit et des élections américaines au travers de données récupérées par les réseaux sociaux ayant servi à créer des profils psychologiques des électeurs afin de les cibler avec des fake news correspondant à leurs peurs parfois inconscientes. Or, si nous savions en 2016 que Cambridge Analytica existait et était capable de faire cela, l'impact de ses techniques de manipulation aurait été moindre et nous aurions pu mieux nous protéger. Après avoir, comme les journalistes professionnels, les grands médias, mais aussi les grands partis politiques, les grandes institutions de notre pays, raté le virage de l'internet des blogs, puis celui des sites internet, puis celui des réseaux sociaux, puis celui des plateformes de vidéos en continu, ce serait prendre un risque supplémentaire important que de rater encore une fois en 2024 ce virage technologique. Il s'agit de se servir de ces technologies pour en faire, peut-être pas un outil bénéfique, mais au moins un outil d'aide à la production, et essayer de comprendre comment il fonctionne afin de permettre au grand public de s'en prémunir.
M. Gérald Holubowicz. - Merci. C'est un honneur de venir témoigner ici au Sénat. J'ai créé une newsletter qui couvre l'évolution de ces médias synthétiques que l'on manipule à l'aide de l'intelligence artificielle et de leurs effets dans l'espace public numérique et la sphère informationnelle. Je travaille sur ce phénomène depuis 2017. Déjà en 2018, nous alertions sur les risques des deep fake, notamment sur les personnes vulnérables, la sécurité, les institutions, la sécurité des entreprises, les risques sociétaux et culturels ainsi que les défis liés à la désinformation. Ce défi avait d'ailleurs été mis en lumière par Jordan Peele, réalisateur américain qui avait réalisé une forme de caricature avec Barack Obama en utilisant le deep fake de ce dernier pour insulter Donald Trump. Il s'agissait déjà d'une forme d'alerte et de mise en perspective pour alerter les pouvoirs publics et les autorités sur la question des deep fake qui venaient à peine de décoller.
Diffusion d'un court extrait audio d'un deep fake.
Je vous enverrai la vidéo que j'ai réalisée en quelques minutes à l'aide de versions payantes des logiciels Eleven Labs et HeyGen. L'abonnement à Eleven Labs se monte à 11 euros par mois, tandis que celui de HeyGen est de 59 euros par mois. Aucune vérification d'identité ne m'a été demandée par la plateforme au moment où j'ai réalisé le clonage de la voix de Monsieur Temal. Sur la partie vidéo en revanche, il a fallu donner un consentement qui n'est pas passé, mais il existe des méthodes détournées pour pouvoir obtenir ce consentement et donc faire passer la vidéo. En synthèse, à l'aide de quelques outils gratuits, j'ai pu récupérer votre voix, l'isoler à travers un autre logiciel d'intelligence artificielle qui a pu séparer le bruit qui entourait votre voix afin de la télécharger sur la plateforme Eleven Labs et la cloner. Tout cela a pris dix minutes.
Le volume de productions synthétiques réalisées n'a pas cessé d'augmenter depuis 2017 pour atteindre aujourd'hui des niveaux préoccupants. La possibilité de réaliser à l'aide d'un logiciel très bon marché, en très peu de temps, des contenus vidéo, des images, des documents audio synthétiques hyper réalistes et personnalisés représente aujourd'hui un changement de paradigme assez marquant qu'il faut absolument adresser.
Dans un premier temps, les créateurs de deep fake ont ciblé en particulier les populations vulnérables. Une société anglaise, Deep Trace, qui a changé de nom depuis, avait calculé en 2019 que 96 % des vidéos synthétiques (deep fake) alors produites étaient des contenus à caractère sexuel non consentis qui ciblaient des femmes connues ou inconnues. La journaliste indienne Rania Ayoub a notamment été victime d'un deep fake pornographique à la suite d'articles rédigés contre le parti de l'actuel Premier ministre. Elle avait incarné à cette époque malgré elle la dérive de ces vidéos fabriquées dans l'unique but de nuire à sa réputation, à l'humilier et à décrédibiliser son travail. Selon le directeur de l'organisation Witness.org, basée aux États-Unis, de nombreuses journalistes ont été victimes de ces contenus pornographiques pour décrédibiliser leur travail. Ces personnes ont préféré garder le silence et tenter de régler le problème dans l'anonymat pour éviter que le chantage se déploie plus largement.
Depuis l'avènement des logiciels de génération d'images, les observateurs constatent également l'augmentation d'autres images à caractère inquiétant, notamment des images pédopornographiques synthétiques qui sont distribuées à travers les réseaux. Un rapport de la Stanford Digital Repository a montré que les contenus de ce type étaient très nombreux, y compris des contenus à caractère terroriste (décapitations par exemple). Cela a évidemment proliféré depuis avec, sur le volet économique, des arnaques à la voix synthétique qui peuvent toucher des entreprises en simulant la voix d'un chef d'entreprise, mais également le gouvernement, des institutions, des hommes politiques, etc.
En termes de contexte, nous avons parlé de Jordan Peele en 2018, mais l'utilisation des médias synthétiques ne se fait pas uniquement de façon illégale. Au printemps 2022, le candidat à l'élection présidentielle sud-coréenne Yoon Suk-Yeol a utilisé l'intelligence artificielle pour se dédoubler. Il a créé un « AI Yoon » pour converser avec son électorat. Alors que Yoon Suk-Yeol était plutôt conservateur et mal reçu chez les jeunes, cette intelligence artificielle de conversation pouvait échanger avec les gens, interagissait avec eux et était plus sympathique que sa version réelle. Cela a gagné le coeur des moins de 30 ans et après une campagne serrée, le véritable Yoon Suk-Yeol a remporté l'élection présidentielle en Corée du Sud. En mars 2022, une tentative de déstabilisation du régime ukrainien a eu lieu quelques jours après l'invasion par les troupes russes. Le président Volodymyr Zelensky est ainsi apparu sur les réseaux (WhatsApp, etc.) sous la forme d'un deep fake pour appeler les troupes à déposer les armes, mais cela a heureusement très vite été désamorcé. Aux États-Unis fin avril, lorsque Joe Biden a annoncé sa nouvelle candidature à la présidence des États-Unis, le Republican National Committee (RNC) a publié de manière très officielle un clip de campagne entièrement illustré à l'aide d'images d'intelligence artificielle et montrant une Amérique du futur complètement dévastée. En Argentine à l'automne dernier, les deux candidats se sont battus à armes égales en utilisant des intelligences artificielles génératives. En novembre 2023, lors de la course à la présidence slovaque, les deux candidats étaient à couteaux tirés avec une avance en faveur de Michal Simecka, président du parti Slovaquie progressiste. À la veille du moratoire avant le scrutin, un deep fake audio a été publié, faisant dire à ce candidat qu'il était en train d'acheter des voix pour gagner les élections. Le jour de l'élection, Michal Simecka a perdu trois points, laissant passer son opposant de droite aux élections. Aux États-Unis, que ce soit à New York à Harlem ou dans le New Hampshire, un « robot call » de Joe Biden appelait les électeurs à ne pas voter aux primaires. Plus récemment, des supporters de Donald Trump ont utilisé l'intelligence artificielle pour recruter parmi la population noire de nouveaux supporters. L'intelligence artificielle et les médias synthétiques dans la sphère informationnelle sont donc à la fois utilisés par des partis officiels, par des candidats et par des acteurs malveillants et parviennent à influencer les opinions. Une étude suisse publiée début mars 2024 montre notamment que lorsque l'intelligence artificielle est bien utilisée, elle influence les populations de façon même plus importante que ne le ferait un être humain. Il s'agit donc d'une arme à double tranchant.
Cependant, la désinformation constitue un mal qui surgit lorsque l'information est défaillante. Dans un rapport mis à jour hier, l'organisation américaine NewsGard a publié le résultat d'une étude qui a identifié près de 800 sites entièrement générés par l'intelligence artificielle. Il s'agit de sites « d'information » véhiculant de fausses informations traduites dans près de 16 langues allant de l'arabe au français en passant par l'indonésien ou le turc. Ces sites sont un mélange entre la captation des contenus qui existent déjà et la fabrication de nouveaux contenus qui cherchent à désinformer. Le volume de publication de ces sites est important, de l'ordre de 1 000 articles par jour, soit bien plus que ce que pourrait produire une rédaction, ce qui est inquiétant. Cela ne serait pas un problème si cela ne concernait que quelques sites isolés que personne ne consulte. Cependant, le 18 janvier 2024, le site d'information technologique 404 Média rapportait que Google News référençait de nombreux sites de ce type. Ce phénomène, associé à une dépression du trafic attendue par l'industrie au cours de l'année 2024 du fait de différents facteurs comme la démonétisation des sites d'information sur les plateformes de médias sociaux ou l'arrivée prochaine du search generative experience (recherche d'information à travers une intelligence artificielle générative), met la presse et les médias dans une situation compliquée. Nous allons assister à une forme d'étranglement de la presse et des médias qui vont devoir exister dans un océan de contenus fabriqués pour désinformer. Il s'agit d'un problème d'équilibre économique et de capacité à pouvoir soutenir le travail des journalistes, avec l'intelligence artificielle qui d'un côté empêche les journaux et les médias d'avancer et, de l'autre, favorise les contenus particulièrement nocifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci. La porte d'entrée de cette commission d'enquête concernait le devenir des démocraties dans ce monde particulier, avec deux approches : vous avez cité un certain nombre de pays qui utilisent la désinformation, la guerre informationnelle, contre des démocraties, et, au sein même des démocraties, il existe l'enjeu des « big tech », les puissances technologiques qui utilisent les plateformes, mais également parfois les grandes structures comme les câbles sous-marins. Or, le modèle économique de nombreuses de ces plateformes implique qu'une fake news qui génère de nombreux clics est plus intéressante que de l'information réelle. Pouvez-vous nous préciser ce qu'est l'intelligence artificielle, en distinguant l'intelligence artificielle d'analyse et l'intelligence artificielle générative ?
M. Gérald Holubowicz. - L'intelligence artificielle a traversé plusieurs évolutions technologiques. Les systèmes experts, ancienne forme de l'intelligence artificielle, fonctionnaient avec des règles, tandis que l'intelligence artificielle connexionniste recouvre les modèles génératifs qui sont basés sur du machine learning et apprennent d'une base de données un certain nombre de facteurs (les règles de grammaire, les espaces sémantiques pour le langage, les contours pour l'image, etc.). Originellement, l'intelligence artificielle consiste à reproduire les capacités cognitives de l'humain afin d'atteindre l'intelligence artificielle générale, à savoir un niveau d'intelligence artificielle équivalent à nos capacités cognitives et capable d'accomplir nos tâches - d'où la panique des cols blancs qui se sentaient jusqu'à présent protégés de l'automation de la société, mais qui finalement se retrouvent également confrontés à ce problème, les services devenant remplaçables par l'intelligence artificielle. L'intelligence artificielle générative a pour objectif de générer du contenu texte, audio ou vidéo de la même manière que nous pourrions filmer, enregistrer ou écrire un texte. La fluidité au niveau du texte n'est pas encore optimale, mais progresse, et sur le son, la qualité des rendus a considérablement été améliorée. OpenAI a récemment annoncé travailler sur une solution pour rendre indiscernables les voix synthétiques des voix humaines. La vidéo est en outre récemment arrivée avec HeyGen, de même que le photoréalisme avec OpenAI qui fabrique de l'image vidéo époustouflante.
M. Dominique de Legge, président. - Il semble exister un problème sémantique, car le terme d'intelligence artificielle est une mauvaise traduction d'un terme anglais et désigne plutôt un traitement de données artificialisé ou industrialisé. Pourtant, ce terme fait peur dans l'opinion publique, car beaucoup sont ceux qui pensent que cette intelligence va se substituer à la nôtre. Or, la donnée qui est entrée dans ces machines est à la base maîtrisée par l'Homme. Je pense que le terme employé en français ne décrit pas exactement ce que vous venez de décrire.
Gérald Holubowicz. - Vous avez raison, mais lorsqu'Alan Turing pense l'intelligence artificielle, il la pense bien en termes d'intelligence. Dans le test de Turing, il s'agit de tromper son adversaire dans le but de faire passer a machine pour une personne. L'intelligence artificielle doit donc trouver les mécaniques intelligentes au sens français du terme.
M. Thomas Huchon. - L'un des personnages qui ont eu le plus d'influence sur nos vies contemporaines est une personne que nous connaissons très mal. Il s'agit de l'Américain Robert Mercer, aujourd'hui milliardaire extrêmement influent dans la politique américaine. Au tout début des années 1960, Robert Mercer est un brillant ingénieur informatique qui travaille chez IBM. Il s'y voit proposer le challenge de créer un logiciel informatique qui permettrait de traduire du langage, ce qui constitue la base de ces intelligences artificielles que nous connaissons aujourd'hui. On lui propose de mettre à sa disposition les meilleurs linguistes, des spécialistes de la grammaire, de l'orthographe, des traducteurs et de l'argent, ce à quoi il répond qu'il n'a pas besoin de toutes ces personnes. Il demande en revanche la totalité des textes écrits depuis dix ans par le parlement canadien, car ces textes sont écrits en français et en anglais et sont extrêmement nomenclaturés et normés. Il explique qu'il va entrer ces textes dans sa machine, laquelle sera capable de comprendre et de traduire, puis d'apprendre de ses erreurs au bout d'un certain temps et de traduire du langage. Ce jour-là, Robert Mercer a inventé la science utilisée par Google Traduction. À la fin des années 1980, Robert Mercer, qui a continué sa carrière à IBM en tant que brillant ingénieur informatique, est sollicité par un fonds d'investissement new-yorkais, Renaissance Technologies, qui lui demande de créer un programme similaire à celui qu'il a créé sur le langage, mais sur les cours de la bourse. Ce fonds d'investissement lui propose de mettre à sa disposition des économistes, des spécialistes des marchés, les plus grands marchés et des financements. Mais, Robert Mercer répond qu'il n'a pas besoin de tout cela, récupère la totalité des chiffres de la bourse de New York des trois années précédentes, les met dans sa machine, laquelle est progressivement capable non seulement de comprendre ce qu'il se passe, mais également de prévoir les futures transactions. Ce jour-là, Robert Mercer a inventé le « boursicotage algorithmique » (algorithmic trading), qui représente plus de 90 % des échanges monétaires aujourd'hui. Employé par Renaissance Technologies, il devient milliardaire, car ce fonds d'investissement parvient à générer des taux de rentabilité de 80 % par an, ce qu'aucun de ses concurrents n'arrive à faire. Au début des années 2010, Robert Mercer décide de s'intéresser à la politique de son pays en finançant des think tanks climatosceptiques, islamophobes, contre l'avortement, etc. Il finance surtout la création de l'entreprise Cambridge Analytica et du site Breitbart News, principal site de désinformation utilisé par le courant favorable à Trump durant les élections de 2016. Après avoir inventé la machine à traduire du langage et la machine à gagner de l'argent, Robert Mercer a inventé la machine à gagner les élections.
Dans cette tentative de définir ce que sont ces programmes informatiques qui ne sont pas de l'intelligence, il faut plutôt parler de malignité et d'une tentative de substituer à une partie des êtres humains et de leurs capacités cognitives des machines qui vont essayer de reprendre le contrôle de tous ces univers. Or, tout cela est possible, car l'avènement des nouvelles technologies de l'information et le changement de paradigme créent les conditions d'un monde dans lequel ces « intelligences » deviennent une forme de malignité. Il s'agit d'outils fabriqués par des humains qui y mettent une partie des biais qui les caractérisent et la puissance publique doit donc nous aider à y voir plus clair et exiger de la transparence sur la manière dont ces machines sont fabriquées.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour ces premières réponses. Notre commission d'enquête porte sur les politiques publiques à mettre en place. Nous nous intéressons à l'ingérence étrangère, mais cela constitue un seul biais. Sur les questions des processus électoraux pour commencer, auriez-vous des préconisations à proposer à notre commission d'enquête ?
M. Thomas Huchon. - Il existe trois niveaux d'intervention. Tout d'abord, il faut une prise de conscience de la société. Avoir conscience qu'il existe de potentielles manipulations constitue en effet une première manière de se protéger. Une communication publique doit faire état de ces potentiels dangers, comme on pourrait parler des dangers d'une substance illicite ou de comportements routiers inappropriés, afin de conduire à une position claire sur l'éducation aux médias, à l'information et au décryptage de l'information, laquelle devrait devenir de l'ordre du savoir fondamental enseigné à l'école dès le plus jeune âge.
Deuxièmement, il faudrait faire en sorte que des règles existent dans un espace qui n'en a pas. Toutes ces manipulations de l'information sont possibles, car l'information peut circuler sans contrainte. Si une telle liberté peut faire rêver, la loi française pose des limites à la liberté d'expression, la principale en étant la responsabilité du propos qui sont tenus - laquelle est trop rarement respectée sur ces plateformes. La loi de 1881 stipule qu'il doit être possible d'identifier la personne qui s'exprime et de la tenir comptable des propos qu'elle tient. Cela conduit à souhaiter que cet univers ne soit pas censuré, mais régulé, afin qu'il soit possible d'agir en cas d'abus, sans pour autant préempter de potentiels abus.
Un troisième élément relève à la fois de l'économie de l'attention et de la transparence nécessaire à l'observation de ces univers. Les plateformes sociales qui distribuent aujourd'hui ces contenus, armes visibles de ces influences de désinformation, sont des espaces dans lesquels l'information ne circule pas équitablement. Les grands médias professionnels ont d'immenses défauts, mais ils ont l'avantage d'être responsables de ce qu'ils diffusent et leur objectif est avant tout de fournir la meilleure information possible du point de vue de leur ligne éditoriale. Ces plateformes n'ont pas cette ambition et veulent simplement capter l'attention, car plus vous restez connectés longtemps, plus elles vont pouvoir récupérer des informations à votre sujet et vous profiler pour vous vendre de la publicité et donc gagner de l'argent. Cela renvoie aux propos de Patrick Le Lay qui, à la fin des années 1990, avait dit que son travail à TF1 consistait à « vendre du temps de cerveau disponible » à Coca-Cola. Cela nous avait semblé odieux à l'époque, mais je vais vous faire une confidence : Patrick Le Lay me manque aujourd'hui, car il avait le mérite de nous le dire clairement et qu'il disposait, pour nous vendre du Coca-Cola et capter nos cerveaux, uniquement de ce que nous lui disions. À l'inverse, Monsieur Zuckerberg de Facebook sait aussi ce que nous ne lui disons pas. Le vrai problème de ces plateformes n'est pas tant qu'elles diffusent de la désinformation, mais plutôt que leur modèle économique qui repose sur la captation de l'attention donne une prime presque systématique aux contenus qui captent notre attention. Or, les contenus qui captent le mieux notre attention sont ceux qui contiennent le plus d'appels à la colère et le plus d'émotions, qui vont jouer le plus sur nos indignations, à savoir les fake news. Il s'agit donc d'une conséquence terrible de ces modèles économiques plutôt que d'une volonté profonde de ces plateformes de fabriquer de la désinformation et de la diffuser.
Il faut arrêter de considérer que ces plateformes sont des tuyaux et plutôt les faire rentrer dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Pour savoir si ces plateformes doivent entrer dans la loi de 1881, il faut répondre à trois questions. La première est de savoir si ces plateformes diffusent de l'information, ce qui est le cas. La deuxième question est de savoir si elles hiérarchisent et éditorialisent ces informations, ce qui est également le cas, car l'information que voit une personne n'est pas nécessairement la même que celle que voit une autre personne naviguant sur la même plateforme. La troisième question est de savoir si elles gagnent de l'argent en réalisant ces deux premières opérations, ce qui est le cas. Il semble difficile de considérer qu'une plateforme qui diffuse de l'information, hiérarchise et éditorialise de l'information et gagne de l'argent en le faisant ne serait pas un média, mais un simple tuyau. Je pense qu'il existe une forme de contradiction inacceptable, que nous avons acceptée, et que nous sommes aujourd'hui dans un état de fait très désagréable, dans lequel nous sommes un peu pris au piège de nos incompréhensions technologiques depuis quinze ans et de notre passivité sur tous ces sujets. Je suis ravi de pouvoir porter cette parole ce jour. Ce que je vous dis n'est pas tant le fait de ma conviction ou d'une idéologie que je porterais, mais plutôt les conclusions des travaux et enquêtes sur lesquels je travaille en tant que journaliste d'investigation. Je ne suis pas un idéologue ni un homme politique, je vous partage l'expérience de dix ans d'investigation sur ces sujets, notamment sur les réseaux sociaux, afin de porter cette parole et celle de tous ces lanceurs d'alerte qui ont quitté ces grandes entreprises et qui disent la même chose, même s'ils ne sont pas suffisamment écoutés - je sais néanmoins que Frances Haugen (la lanceuse d'alerte de Facebook) a été reçue au Sénat et je pense que ce type de témoignage gagnerait à être multiplié.
M. Gérald Holubowicz. - En premier lieu, l'éducation aux médias est importante. Il faudrait mettre en place un plan décennal et imaginer sur le temps long une intégration fine de l'éducation aux médias dans l'enseignement scolaire, qui ne soit plus seulement le fait d'intervenants extérieurs ponctuels. Il faudrait une structuration pédagogique autour de l'information aux médias, y compris avec une approche technique du numérique. Cela aiderait beaucoup, car nous avons fait une erreur depuis les années 1980 en écoutant les récits marketing de Steve Jobs et en considérant l'ordinateur comme une console de jeux vidéo, alors que la complexité de ces machines est redoutable. Les moins de 25 ans ne sont pas des découvreurs de technologies comme nous avons pu l'être, mais des consommateurs d'interfaces qui sont designées pour accaparer l'attention et augmenter le temps de présence sur les écrans. La proposition de Najat Vallaud-Belkacem sur la limitation du temps d'internet était provocante en ce qu'elle permettait de réfléchir à ces usages et à ces objets que nous avons tout le temps dans la main sans réellement les connaître. Demain, très probablement, l'intelligence artificielle sera embarquée dans ces outils. On ne trouve quasiment plus de jeunes qui n'utilisent pas de filtres sur leurs téléphones portables quand ils se prennent en selfie. Or, cela entraîne une forme de désintermédiation avec soi-même, son corps, son image. Il faudrait parvenir à indiquer aux enfants et aux adolescents que ces filtres induisent une véritable transformation de leur comportement. Par ailleurs, l'univers du numérique est aussi un univers porteur de valeurs toxiques et d'idées qu'il faut pouvoir maîtriser et apprendre à identifier.
Il faut également redonner un « coup de fouet » à la presse en essayant de restructurer les flux naturels de revenu de la presse. Google monopolise 90 % des parts de marché sur le revenu publicitaire et Facebook fait de même sur les réseaux. Sous l'impulsion de Mark Zuckerberg, Facebook a en outre tendance à bloquer les sites et Elon Musk en a fait de même avec Twitter. Il est nécessaire de casser ce monopole publicitaire - tous les acteurs du monde entier, hormis Google et Facebook, se partagent 5 % des revenus publicitaires - et restructurer ces flux afin de redonner de l'oxygène à la presse, lui permettre d'innover à nouveau et lui redonner les armes de son indépendance. Il faudrait par ailleurs conditionner certaines aides à la presse en fonction des titres qui emploie de vrais êtres humains, sans pour autant que cela implique d'enlever des aides aux médias ayant utilisé de l'intelligence artificielle.
Il faudrait par ailleurs imposer aux plateformes le statut d'éditeur afin de lutter contre l'impunité de ceux qui s'y expriment, voire inciter l'existence d'un équilibre quant à la présence d'information au sein de ces plateformes. Au niveau européen, l'AI Act n'adresse pas l'espace informationnel au niveau de l'intelligence artificielle ; il évalue uniquement les risques existentiels, mais pas l'impact sur les démocraties à travers les problématiques de désinformation et la prolifération des contenus liés à l'intelligence artificielle.
Mme Sylvie Robert. - Les états généraux de l'information sont toujours en cours, mais une piste semble d'ores et déjà se dessiner, ayant trait à la labellisation de l'information, à l'instar de ce que porte la Journalism Trust Initiative. Y êtes-vous favorable ? Estimez-vous que ce processus a du sens, surtout dans le contexte de désinformation que vous énoncez ?
Préconisez-vous d'établir une vraie stratégie de défense informationnelle ? Considérez-vous qu'il en existe une et, sinon, quels pourraient être ses fondements et ses priorités et quelles mesures phares pourraient y figurer ?
Les travaux d'Asma Mhalla mettent en contrepoint la question de la technologie et de la démocratie, notamment par rapport aux usages pernicieux de l'intelligence artificielle générative. Pensez-vous que les démocraties sont en mesure de faire face aux risques de déstabilisation sans se perdre, sans perdre leurs valeurs ?
Enfin, que pensez-vous de l'accord entre Le Monde et OpenAI ? Pensez-vous que le législateur devrait encadrer de tels accords ?
Mme Nathalie Goulet. - J'ai trouvé votre audition très intéressante. J'ai présidé une commission d'enquête sur les réseaux djihadistes il y a dix ans et votre collègue Gurvan Kristanadjaja avait monté un faux profil Facebook pour attirer de jeunes Français voulant faire le djihad en Syrie et en Irak. Il avait alors fait un exposé terrifiant de la manière dont l'algorithme fonctionnait, ce dernier ayant présenté dans un temps très court des centaines de profils qui souhaitaient s'engager et lui expliquaient comment partir en Syrie et en Irak. Le constat de ces algorithmes un peu mortifères était donc déjà fait. Comment essayer de combattre dans un affrontement asymétrique ? Le modèle économique est en effet sous-tendu par ces algorithmes et il n'est pas certain que le législateur français ou européen puisse contrer un modèle économique. Le Sénat a voté il y a quelques années le principe de l'information aux médias comme étant une cause nationale et je pense qu'il faut reprendre ce sujet. Considérer les plateformes comme des éditeurs règlerait le problème de la responsabilité, mais cela ne règlerait pas les autres questions. Vous n'avez par ailleurs pas parlé de tout ce qui concerne les cryptoactifs et les monnaies dématérialisées. Pensez-vous vraiment qu'il soit possible de mener cette croisade, sachant que les GAFAM constituent un modèle qui nous dépasse en termes de capacité dans une guerre asymétrique ?
M. Gérald Holubowicz. - La question de la labellisation de l'information recouvre plusieurs niveaux. D'un point de vue purement technique, les contenus peuvent être labellisés pour certifier leur authenticité de la prise de vue jusqu'à la diffusion. Plusieurs labels existent d'ailleurs, comme le C2PA, un consortium technique qui s'est mis en place aux États-Unis et qui est chargé d'arriver avec une solution technique d'implémentation, et la Content Authenticity Initiative qui est en charge de la promotion de cette solution et promeut l'adoption d'un tag et d'inscriptions dans le fichier produit pour pouvoir le tracer. Avec un appareil photo Leica par exemple, dès lors que l'on appuie sur le déclencheur, un tag s'inscrit dans le fichier de la photo, permettant de tracer le parcours de cette photographie. Cela est également faisable sur de la vidéo, mais cela l'est beaucoup moins sur les textes. Il s'agit cependant de dispositifs techniques qui peuvent être contournés d'une manière ou d'une autre, en coupant la photographie ou l'image par exemple. S'agissant de la labellisation de l'information au sens large, je suis plus réservé, car la question se pose de savoir ce qu'est la « bonne » information, d'autant que cette « bonne » information peut rapidement changer en fonction des régimes et des situations politiques.
Sur la stratégie de défense informationnelle, je n'ai pas d'éléments, de même que sur la question de savoir si les démocraties sont en mesure de faire face aux déstabilisations.
En ce qui concerne Le Monde, le deal n'est pas fermé à OpenAI et pourrait être ouvert à d'autres entreprises comme Mistral AI. Le Monde a conclu cet accord commercial afin d'être la première source recommandée aux utilisateurs de ChatGPT en termes de source. D'un point de vue stratégique, cela semble cependant revenir à donner trop rapidement les clés de la maison à quelqu'un qu'on ne connaît pas vraiment, sachant que la situation s'est déjà produite avec d'autres acteurs comme Facebook, où il a fallu s'extraire d'accords compliqués malgré d'importants investissements.
Concernant la manière de se battre contre les GAFAM dans un système asymétrique, il s'agit d'une question de vision de société et de capacité politique à imposer des règles. Quand l'AI Act a été voté par la Commission européenne, de nombreux lobbies étaient payés jour et nuit pour influencer le résultat des délibérations. C'est la raison pour laquelle l'AI Act se base uniquement sur les risques systématiques comme l'executive order de Biden, car cela correspond à ce que les GAFAM veulent poser comme problématique. Il faut donc poser des limites pour ne pas laisser quelques acteurs se répartir 90 % du marché de la publicité et imposer l'intelligence artificielle dans tous les secteurs, pour leur imposer de répondre à certains critères de mise sur le marché, etc. Il s'agit d'un positionnement politique, mais souvent, on préfère la course à l'innovation en pensant que cela va nous donner un avantage économique. Or aujourd'hui, en termes d'impacts environnementaux et énergétiques, s'il faut alimenter l'intelligence artificielle avec des puces qui valent 40 000 euros pièce, cela suppose une colossale extraction minière causant de la pollution et une forte consommation d'énergie. Cela suppose par ailleurs qu'il faudra rafraichir ces centres de serveurs avec de l'eau fraîche. Il faut donc prendre le temps de la réflexion. Je suis plutôt favorable à une convention citoyenne sur le numérique et l'intelligence artificielle qui permettrait d'éduquer aux enjeux forts et compliqués du numérique et de l'intelligence artificielle tout en faisant comprendre qu'il existe de véritables intérêts, afin d'arriver à une solution équilibrée.
M. Thomas Huchon. - S'agissant de la labellisation de l'information, je comprends l'idée sous-jacente et la vertu que pourrait avoir une forme de labellisation, mais je ne suis pas certain qu'elle marcherait mieux que la défiance généralisée que les complotistes et les personnes qui adhèrent aux fake news ont pour les grands médias et les institutions. Cela concerne entre 20 % et 40 % de la population française. Il n'existe cependant pas de mauvaise initiative face à ces problèmes et il faut donc en essayer un certain nombre.
En ce qui concerne la nécessité d'une stratégie de défense informationnelle, il apparaît que la démocratie est probablement le système politique ayant le moins de moyens pour se défendre lui-même. L'idée que l'on touche à un certain nombre des principes fondamentaux de la démocratie peut donc être inquiétante, mais en réalité, l'inquiétude vient plutôt de ces entreprises privées qui ne respectent pas la loi, ne paient pas l'impôt qu'elles devraient payer, transforment l'espace informationnel et font de nous des « petits hamsters » avides d'émotions et nourris aux fake news. Nous avons fait une erreur en tant que journalistes, car pendant longtemps, nous avons essayé de fabriquer de l'information comme nous voulions la consommer nous-mêmes. Or, en refusant d'aller combattre dans cet espace informationnel dérégulé, nous avons perdu. En même temps, nous ne voulions pas « nourrir » la machine qui était en train de nous détruire. Cela fait vingt ans que je fais ce métier et que je travaille sur internet et pendant longtemps, les grands médias professionnels ont refusé d'aller sur internet. Or, la nature a horreur du vide et à chaque fois que nous laissons un espace vide, s'y engouffrent ceux qui ont le plus envie d'y aller, et il s'agit rarement des plus modérés et des plus respectueux des principes démocratiques. S'il existe des fake news et des théories du complot, c'est avant tout, car des personnes les fabriquent et ce n'est pas seulement parce que les réseaux sociaux les diffusent. Il faudra donc aussi s'interroger sur la responsabilité et les intérêts de tous ceux qui fabriquent ces mensonges. À chaque fois que nous n'allons pas contredire un récit complotiste qui circule, nous donnons l'illusion aux internautes qui n'auraient pas d'opinion sur ce sujet qu'il n'existe que la version complotiste des choses. Il faut donc une stratégie de défense informationnelle, sachant que personne n'est prêt à payer pour s'informer sur la lutte contre la désinformation. Il faudra trouver un moyen et passer par la puissance publique ou les médias publics, mais tout cela ne pourra pas se faire tout seul. Les citoyens ont également un rôle à jouer, car pour civiliser cet espace numérique, il faut nous y comporter comme des citoyens. Il faut à la fois avoir de la mesure, prendre du temps, réfléchir, s'interroger et respecter les principes démocratiques fondamentaux qui nous gouvernent, tout en s'inscrivant dans un combat asymétrique. Dans la lutte contre la désinformation comme dans l'approche sur l'impact des algorithmes, comme dans l'approche sur l'impact des réseaux sociaux et comme dans l'approche sur les intelligences artificielles, notre cécité technique et technologique nous empêche de comprendre les problèmes et nous pousse dès lors à courir après ces problèmes sans jamais être en mesure de formuler une solution. Nous nous trouvons face à un dilemme : protéger les institutions démocratiques et les principes démocratiques qui nous gouvernent tout en étant capables d'avoir un rapport de force à la hauteur des enjeux auxquels nous faisons face. Certains pays étrangers investissent des millions d'euros pour déstabiliser nos démocraties, comme la Russie lors des élections présidentielles américaines de 2016. À l'époque, il fallait fabriquer des contenus, alors qu'aujourd'hui, il existe une technique consistant à repérer des points de clivage réels dans la société et à mettre de l'huile sur le feu. Cela donne l'illusion à ceux qui observent le débat public autour d'un problème réel qu'il n'existe que les deux voies les plus extrêmes sur le sujet.
À l'inverse de « l'infobésité », le fait d'être tellement confronté à des informations qu'on ne sait plus comment faire, se trouve « l'infodémie », terme inventé par l'OMS pour qualifier la pandémie de fausses informations à laquelle nous avons été confrontés durant la Covid-19. Ces deux phénomènes mis ensemble créent les conditions de cette fameuse « post-vérité », le fait que la vérité n'a plus d'importance, car nous ne partageons plus les faits et qu'il ne reste dès lors plus que les opinions qui sont en permanence exacerbées.
Je suis toujours frappé de voir un enfant de deux ans qui sait se servir d'une tablette et cela dit quelque chose de l'état dans lequel ces outils nous replongent. Nous ne sommes plus vraiment des êtres humains doués de nos réflexions quand nous sommes devant ces outils. Nous sommes à la fois plongés dans nos émotions et nous redevenons des enfants, là où nous pourrions avoir des réflexions d'adultes.
Mme Gisèle Jourda. - La formation de l'esprit critique est très importante, car sur les chaînes d'information en continu, on ne sait jamais d'où parle la personne, comment l'information a été détectée, etc., et quelle est la différence entre la chaîne d'information et la chaîne d'opinion. Or, pour avoir une opinion, il faut former l'esprit critique. Quels sont les mesures d'urgence à prendre ?
M. Gérald Holubowicz. - L'adage « ce n'est pas parce qu'on peut qu'on doit » circule de plus en plus et correspond tout à fait à ce que la Silicon Valley fait : ils peuvent et ils font, peu importent les conséquences. Or, il faut pouvoir mettre des barrières. L'idée de la convention citoyenne sur le numérique et l'intelligence artificielle semble constituer une bonne piste de réflexion, car elle permettrait de dégager une prise de conscience générale et une forme de négociation collective autour de solutions acceptables quant à ces outils. Le numérique en lui-même n'est pas néfaste, mais les opérateurs qui animent le numérique aujourd'hui ont privatisé cet espace qui était ouvert et libre à tous initialement. Mettre des barrières relève de l'ordre de la puissance publique et politique et il s'agit d'un choix de société.
M. Thomas Huchon. - Vous conviez un espoir d'esprit critique et effectivement, cela est à la fois nécessaire et fondamental. Pour aller moi-même dans les collèges et les lycées pour faire de l'éducation aux médias et de l'éveil à l'esprit critique, je constate que même sans politique publique précise et sans moyens spécifiquement alloués à ces thèmes dans les établissements scolaires, la jeunesse de France ne semble pas être totalement larguée sur ces questions d'esprit critique, car il existe une réelle volonté au sein de l'école, avec du personnel merveilleux travaillant dans des conditions difficiles. Développer l'esprit critique consistera par ailleurs à créer des citoyens capables de comprendre que lorsqu'ils ont lu une page Wikipédia sur la physique quantique par exemple, ils ne maîtrisent pas la physique quantique. Il s'agit d'accepter l'impérieuse nécessité d'apprendre et la nécessaire humilité de comprendre que nous ne savons rien. Il faut pour cela prendre en compte le temps, car comprendre un phénomène prend du temps, ce qui devient de plus en plus difficile dans un univers de l'hyper-immédiateté. Ces outils nourrissent en outre les aspects les plus grégaires de nos cerveaux, alors qu'il faudrait miser sur d'autres valeurs essentielles, et notamment l'humilité.
15. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique - le mardi 30 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons, pour cette première audition de la journée, Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique depuis septembre 2022.
Madame l'ambassadrice, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour venir éclairer notre commission d'enquête.
Il est apparu assez clairement, au fil de nos auditions, que la France a subi des influences étrangères en Afrique - je pense tout particulièrement à la Russie.
Il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne-Sophie Avé prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous cède la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes.
Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, j'espère que cette audition pourra vous être utile, même si la mission qui m'a été confiée par le Président de la République ne recoupe qu'à la marge le sujet de votre commission d'enquête.
Je vous ai déjà adressé ma lettre de mission, laquelle part du constat des difficultés que notre pays rencontre en Afrique. À ce titre, l'on m'a confié le volet de la diplomatie publique : j'ai été chargée non pas de modifier notre stratégie ou notre diplomatie, mais de déployer la stratégie définie par le Président de la République dans le discours de Ouagadougou, puis lors des échanges menés avec la société civile au sommet Afrique-France de Montpellier et lors de diverses prises de parole.
Avant tout, j'ai été chargée de formaliser ce narratif, de sorte que l'ensemble de nos postes puissent se l'approprier. Il s'agit, en changeant notre manière de dire les choses, de présenter notre action en Afrique de manière plus précise et plus fidèle.
Ce narratif « décomplexé » se lit en creux dans les interventions du ministre de l'Europe et des affaires étrangères et du Président de la République. Il s'agit, globalement, de garantir une plus grande transparence.
Les relations bilatérales avec les différents pays d'Afrique relèvent d'un choix, de part et d'autre : la France et les pays considérés peuvent tout aussi bien choisir d'être ou de ne plus être partenaires.
Je rappelle que la France est partenaire de la plupart des pays du monde et que, sur le continent africain, ces liens ne se limitent pas à l'Afrique francophone. Le tropisme de l'Afrique francophone donne même une vision totalement biaisée de la relation entre la France et ce continent. Sur plus de quarante-cinq pays que compte l'Afrique subsaharienne, nous éprouvons quelques difficultés avec trois États, mais, avec plus de quarante pays, les relations sont extrêmement bonnes : des accords sont régulièrement conclus en parfaite intelligence, qu'il s'agisse de relations commerciales ou de coopération culturelle - je pense notamment à l'enseignement du français. Nous sommes les partenaires de ces États, au même titre que de très nombreux pays de l'Union européenne ou du G7, ceux que l'on appelle les « like minded ». En matière commerciale, ces pays nouent des contrats avec des entreprises d'États qui ne sont pas nécessairement like minded sans que cela pose de difficulté.
Nous devons assumer nos cibles. Nous nous adressons non seulement aux chefs d'État et aux membres de gouvernements - c'est ce que fait traditionnellement la diplomatie - mais aussi à la société civile, au travers des associations, notamment les organisations non gouvernementales (ONG), dont nous soutenons les projets. En Afrique comme en France, le tissu associatif présente l'avantage d'être au plus près du terrain, dans des domaines que l'action publique ne peut pas forcément couvrir.
Nous nous adressons aussi aux diasporas, qu'il s'agisse des très nombreux Français vivant en Afrique ou des Africains vivant en France. Certains apprécient le terme « diaspora », d'autres beaucoup moins : nés en France de parents eux-mêmes présents en France depuis très longtemps, ils se vivent non comme les membres d'une diaspora, mais comme des Français disposant d'une double culture, française et africaine.
Je précise que ma mission s'est limitée à l'Afrique subsaharienne ; je ne me suis pas du tout occupée de l'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient.
L'enjeu est de valoriser notre relation avec l'Afrique ; d'expliquer peut-être avec plus de transparence pourquoi nous y sommes attachés, le silence ayant, dans un certain nombre de pays, donné libre cours à une vaste fantasmagorie. Si les Français sont présents en Afrique, ce serait en vertu d'intérêts secrets, d'un agenda caché. Ce fantasme a progressé au fil du temps. Il a évidemment alimenté les discours antifrançais dans ces territoires.
Les pays africains avec lesquels nous coopérons ne sont en rien comparables à des régions ou des départements français : voilà pourquoi nous devons changer de posture, parler de nous en parlant d'eux. Si nous coopérons avec ces pays, c'est parce que leur population est jeune ; parce que, demain, l'Afrique sera plus peuplée que l'Europe ; parce que ces hommes et ces femmes sont non seulement des citoyens, mais aussi des consommateurs en puissance. Nous avons tout intérêt à ce que ces pays développent ; demain, leurs classes moyennes consommeront nos produits et nos services, elles alimenteront notre tourisme. Ces pays seront autant de partenaires commerciaux utiles.
Il est important de valoriser ce que nous apprécions dans ces pays, donc de sortir d'un dialogue asymétrique d'inspiration postcoloniale. On ne peut pas se contenter de répéter à ces pays : « La France vous aide, la France finance ; la France fait ci, la France fait ça. » C'est tout à fait possible quand on est président de région et qu'il s'agit de justifier, auprès de ses administrés et en particulier de ses électeurs, l'utilisation des deniers publics ; mais, quand on est en Afrique, on ne peut pas communiquer de cette manière.
Tout d'abord, la plupart des crédits sont déployés sous forme de prêts, qui seront remboursés à plus ou moins long terme. En outre, les États et collectivités territoriales africains sont à l'origine des projets : notre grammaire ne doit pas laisser croire que ces derniers sont menés par la France. Enfin, nous en tirons bénéfice à court et moyen termes ; il faut le dire en toute transparence, faute de quoi tous les narratifs fantasmés continueront de prospérer.
Une fois ce nouveau narratif validé, il a fallu s'assurer que les ambassades s'en saisissent. À cet égard, nous avons eu recours non pas aux éléments de langage, dont on connaît pourtant l'importance dans la culture du ministère des affaires étrangères, mais aux éléments de posture, aux recommandations d'attitudes, précisant avant tout les manières de dire. J'ai donc eu pour mission de me rendre dans un certain nombre d'ambassades afin de mettre en oeuvre ce narratif dans des contextes nationaux précis. Je suis allée au Cameroun, en Guinée Conakry, au Togo, au Sénégal, en Ouganda, au Tchad et au Congo-Brazzaville - autant de pays très différents, notamment dans le domaine des médias.
C'est un exercice extrêmement nouveau qui a été demandé à nos ambassades : communiquer en utilisant les canaux les plus appropriés. Dans certains pays, les réseaux sociaux sont extrêmement développés, qu'il s'agisse de Facebook, d'Instagram, de Twitter ou de TikTok. Dans d'autres, l'accès à internet restant très faible, il faut passer par la radio ou la télévision. Je me suis efforcée d'accompagner les ambassades en les aidant à prendre ce virage ; c'est aussi le rôle de la direction de la communication et de la presse (DCP) et, à terme, de l'école pratique des métiers de la diplomatie.
S'il était indispensable d'élaborer un narratif positif pour faire comprendre ce que nous faisons, c'est parce que la nature a horreur du vide et que le vide a laissé prospérer des contre-narratifs.
Les grandes antiennes ont la vie dure : le franc CFA serait une monnaie coloniale, grâce à laquelle la France tirerait les ficelles en Afrique ; la France pillerait les ressources du continent... Ces fake news reviennent régulièrement.
S'y ajoute une foule de nouveaux contre-narratifs, de nouvelles histoires et de nouveaux fantasmes. Je pense notamment au faux charnier de Gossi - si vous les auditionnez, les représentants du ministère des armées pourront évoquer ce point avec davantage de détails. Puisque mentir ne suffit plus, on fabrique des preuves. Grâce à l'intelligence artificielle, on peut produire de fausses photos ou de fausses vidéos ; en l'occurrence, on est allé jusqu'à fabriquer physiquement un faux charnier ; par chance, un drone a pu filmer ces opérations. Mais, pour une manoeuvre que nous controns, combien de fausses informations sont diffusées, que nous n'avons pas forcément le temps matériel de débunker !
Il est extrêmement facile de mentir : on n'a pas besoin d'étayer son propos. Mais, pour révéler un mensonge, il faut produire des éléments tangibles, notamment des chiffres, ce qui exige beaucoup de temps. Il faut donc commencer par identifier les fausses nouvelles : c'est le travail de la cellule de veille de la DCP et du pôle anticipation stratégique et orientation (ASO) du ministère des armées. Ces structures traquent l'apparition de fausses nouvelles, en source ouverte, sur les réseaux sociaux.
Très récemment, on a pu affirmer que, du fait de l'élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence de la République du Sénégal, les entreprises françaises présentes dans ce pays payeraient désormais leurs impôts au Sénégal : cela a toujours été le cas... De même, certains s'efforcent de faire croire que les pays du Sahel se portent beaucoup mieux depuis l'arrivée au pouvoir des juntes, qu'il s'agisse d'économie ou de sécurité. Dans le premier cas, la désinformation est facile à contrer ; c'est beaucoup plus difficile dans le second, car nous ne disposons plus vraiment d'une présence sur place et n'avons donc plus accès aux informations.
Il faut commencer par identifier les fausses nouvelles - qu'il s'agisse de vidéos ou de cartoons, procédant du même roulement de tambour permanent, ou drumbit -, puis déterminer lesquelles vont vraiment se diffuser et, dès lors, avoir un impact.
Des fake news apparaissent sans cesse, mais certaines restent très confidentielles : il faut savoir lesquelles vont avoir un impact et toucher beaucoup de monde. Ce sont celles que l'on a intérêt à démonter. À l'inverse, en démontant une fausse information qui n'a été vue que par très peu de personnes, on crée un « effet Streisand » : on attire l'attention sur un élément qui était resté confidentiel.
C'est bien pourquoi il faut mesurer l'ampleur de la diffusion. À ce titre, vous avez auditionné les représentants du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Ils ont pu vous expliquer comment ils parviennent à identifier l'amplification artificielle de fausses informations : des fermes à trolls permettent d'en accroître la visibilité, par des interactions avec telle ou telle publication, par la simple mécanique des réseaux sociaux.
Une fois que nous identifions de fausses nouvelles largement diffusées et même en train de devenir virales au sens des réseaux sociaux, nous devons créer un contre-narratif et débunker, c'est-à-dire fournir des arguments à nos ambassades et à la DCP. Toutefois, si le mensonge prend l'ascenseur, la vérité prend l'escalier : par construction, même si vous disposez d'arguments massue pour démonter une fausse information, il est extrêmement difficile de toucher toutes les personnes qui ont pu être atteintes.
Ainsi, depuis 2019, la France n'a plus de siège à la Banque centrale de Dakar, pour ce qui concerne le franc CFA d'Afrique de l'Ouest. De même, le Trésor français ne conserve plus les réserves de francs CFA d'Afrique de l'Ouest : ces fonds ont été restitués. Nous avons coupé nos liens avec le franc CFA d'Afrique de l'Ouest, mais une grande majorité d'Africains de l'Ouest l'ignorent. Ils continuent de penser que leurs pays placent leurs réserves en France, ce qu'ils apparentent d'ailleurs au versement d'une taxe, alors que le placement des réserves leur rapportait des intérêts. Vous pouvez répéter sans cesse ces évidences, de telles idées perdurent.
Une grande partie des missions qui m'ont été confiées ont été assez naturellement reprises par la DCP - il s'agit pour elle d'une compétence pérenne -, laquelle s'est dotée d'une sous-direction chargée précisément de l'influence. En parallèle, le ministère des armées s'est doté du pôle ASO, dont, sauf erreur de ma part, vous allez entendre les représentants. Si le Président de la République m'a nommée à ce poste, c'est sans doute pour insister sur cette difficulté et souligner le travail de coordination qu'il convenait de mener ; mais, à terme, chacun, dans son domaine, doit reprendre l'ensemble de ses missions, dans le cadre, bien sûr, d'une action coordonnée.
Je le répète, les diasporas entraient dans le champ de ma mission. Il importe de s'adresser à ceux qui sont à la fois Français et Africains, de nationalité ou de coeur : ils sont autant de ponts entre la France ou leur pays d'origine - celui où ils sont nés ou d'où leurs parents et grands-parents sont issus. Aujourd'hui, ces diasporas sont prises en compte par la direction Afrique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
J'en viens, plus précisément, aux ingérences étrangères.
Si l'on dresse un panorama de nos détracteurs, on constate qu'à l'heure actuelle les plus bruyants d'entre eux s'autoproclament panafricains, bien qu'ils n'aient rien de cela : ce sont en fait des antifrançais, anticolonialistes, anti-impérialistes. Les authentiques panafricains, comme Nkrumah et Sékou Touré, doivent se retourner dans leur tombe en voyant ainsi dévoyée cette belle idée qu'est l'unification de l'Afrique... Ce projet est en effet détourné par des personnes dont le discours est purement et simplement antifrançais.
Bien sûr, derrière ces gens-là, il y a des ingérences étrangères. Toutefois, les pays étrangers dont il s'agit ne sont pas à l'origine de l'activisme antifrançais dit panafricain. En outre, l'existence de financements étrangers est extrêmement difficile à démontrer.
Ce ne sont pas les puissances étrangères qui ont créé ces activistes : si ces derniers sont apparus, c'est parce que le complotisme, quel qu'il soit, représente un marché porteur. Dans certains pays d'Afrique francophone, il est porteur de dire du mal de la France, et, étant eux-mêmes originaires de ces pays, lesdits activistes sont crédibles. Surtout, grâce aux réseaux sociaux, aux conférences et à la vente de livres, cette activité se monétise ; elle permet de gagner de l'argent. L'expression d'une opinion purement désintéressée n'aurait pas fait long feu : c'est parce que ces discours rapportent de l'argent que des chaînes dédiées se sont développées sur les réseaux sociaux. Et, plus le propos est outrancier, plus il est choquant, plus il suscitera de vues et d'interactions, plus il rapportera d'argent. Le système d'algorithmes sur lequel reposent les réseaux sociaux est ainsi fait.
Un influenceur - joueur de football, actrice ou chanteur - peut être repéré par une marque de cosmétiques, de chaussures de sport ou de vêtements pour en devenir l'ambassadeur ; de même, ces antifrançais, ces « panafricanistes » ont été repérés par les Russes comme ayant des plateformes disposant d'une certaine visibilité, et sont devenus des proxys. Néanmoins - j'y insiste -, je ne crois pas qu'ils aient été fabriqués par des ingérences étrangères. Ils sont entrés au service des pays concernés, qui leur ont dit : votre audience nous intéresse, votre discours nous intéresse, car il correspond à la propagande que nous voulons diffuser.
Ces activistes étaient déjà dans la place, avec 300 000, 400 000 ou 500 000 abonnés. On pourrait presque parler de « disciples », car ils s'apparentent à des gourous de secte - on le constate en observant les communautés qu'ils fédèrent. Certaines puissances étrangères ont donc entrepris de se servir d'eux, comme une marque se sert de personnes possédant une certaine notoriété. Elles ont cherché à mettre leur audience et leur crédit au service de tel ou tel discours.
Dès lors qu'un activiste est financé par une puissance étrangère, il gagne une autre dimension. Par exemple, il peut être doté de fermes à trolls faisant monter l'audience et la visibilité de ses publications. Certaines de ces personnes se rendent en Russie, dans d'autres pays d'Afrique où ils souhaitent déployer leur propagande ou dans les départements d'outre-mer français. Tous ces voyages coûtent cher, d'autant que les intéressés ont le goût du luxe. Ils ne se satisfont pas du YMCA local : ils exigent de grands hôtels et de belles voitures. Tout cela est évidemment financé par des puissances étrangères.
En résumé, ces « panafricains » ont bénéficié des algorithmes des réseaux sociaux. Comme on dit familièrement, « plus c'est gros, mieux ça passe ». De même, « plus c'est gros, plus ça rapporte », et diverses puissances étrangères se sont servies de ces activistes comme de proxys.
Néanmoins, il est extrêmement difficile de tracer ces financements : là est toute la difficulté. Une partie des fonds proviennent des réseaux sociaux. Quand un de vos contenus atteint 10 000 ou 100 000 vues sur un média comme YouTube, vous gagnez de l'argent, et cet argent est versé sur des comptes qui ne sont évidemment pas en France - ce serait trop simple...
Les financements octroyés par ces puissances étrangères peuvent prendre la forme de cryptomonnaies ou encore passer par des proxys : elles sont, de ce fait, très difficiles à tracer. S'y ajoutent un certain nombre d'avantages en nature : j'ai mentionné les voyages et les hébergements.
Si ces financements étaient envoyés directement sur un compte en France, par un virement Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), il serait extrêmement facile de les détecter. Malheureusement, ce n'est pas ainsi que cela se passe. L'ingérence étrangère est donc très difficile à prouver. Or, pour judiciariser, il faut disposer d'éléments particulièrement probants : aucun juge n'acceptera d'engager une enquête sur la base du soupçon, même avec un faisceau d'indices. Il faudrait des éléments très concrets.
Dernièrement, un panafricaniste a affirmé aux micros d'un média français diffusé sur TF1 et sur TMC (Télé Monte-Carlo) qu'il était financé par le Hezbollah et par l'Iran. On le soupçonnait d'avoir perçu 400 000 euros de la part de la Russie : il a répondu que ce montant était très en dessous de la vérité. On peut estimer qu'il s'agit là d'un aveu et que, sur cette base, on peut judiciariser. Cet homme déclare être financé, non seulement par des puissances étrangères, mais aussi par un groupe terroriste. Or les juristes sont formels : faute de preuve matérielle, il lui suffirait de dire qu'il plaisantait pour qu'un juge classe l'affaire. Dans un État de droit, de tels propos ne suffiraient pas à convaincre un magistrat de l'existence d'un financement par une puissance étrangère. Il faut des preuves, et ces dernières sont extrêmement difficiles à recueillir.
On sait que ces personnes sont les proxys de puissances étrangères. On sait quel est l'impact de leur propagande ; on sait qu'ils ne se contentent pas de dire du mal de la France. « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur », écrivait Beaumarchais : dire du mal, c'est une forme de l'esprit français. Mais il ne s'agit plus de cela : aujourd'hui, nous sommes face à un drumbit, face à des propos martelés. La comparaison est peut-être excessive, mais je pense, à ce titre, à la radiotélévision libre des Mille Collines (RTLMC) : à force de dire aux gens « à bas la France », « mort à la France » ou « la France dégage », des ambassades se trouvent attaquées. Dans certains pays francophones, des Français sont attaqués et molestés. D'autres personnes, considérées à tort comme françaises, sont également prises à partie : on leur dit de retourner en France avant de constater qu'elles sont hollandaises...
Ce discours antifrançais, à la fois violent et mensonger, a bel et bien un impact. Mais il est malheureusement très difficile de démontrer un lien direct et incontestable entre ce qui est dit par des activistes sur les réseaux sociaux et les mouvements de foule qui ont attaqué nos ambassades ou nos instituts français, au Burkina Faso et au Niger.
Comment faire cesser cette propagande ou, en tout cas, réduire sa portée ? En réalité, le seul moyen d'agir, c'est d'assécher les possibilités de monétiser, donc de taper au portefeuille. Le seul but de ces personnes est de gagner de l'argent. Voilà pourquoi il faut les sanctionner pécuniairement, au prorata de leur audience. Dès lors, leur activité deviendra beaucoup moins rentable, et ils devront trouver autre chose. Ils vendront peut-être de faux médicaments ou des bains de siège à la menthe pour soigner les cancers ; en tout cas, ils feront un peu moins de panafricanisme antifrançais.
Aujourd'hui, on est coincé : pour judiciariser, il faut des preuves et, dans un État de droit, c'est bien normal. En la matière, on ne peut agir que sur la base de la diffamation, de l'injure publique ou de l'incitation à la haine, et encore faut-il que ces éléments soient constitués dans une publication. C'est précisément pourquoi, au ministère des affaires étrangères, la DCP procède à des heures d'écoute et de transcription ; elle parcourt méthodiquement ces diatribes, ces logorrhées insupportables, dans l'espoir de déceler, au détour d'une phrase, un propos relevant de l'incitation à la haine ou de la diffamation. Toutefois, c'est aussi difficile que de faire tomber Al Capone pour fraude fiscale...
En vertu de notre droit, la liberté d'expression reste le principe, et ses limitations sont extrêmement encadrées, sans doute à juste titre, car nous sommes une démocratie : mentir en nuisant aux intérêts de la France, à des fins commerciales, ne peut pas être sanctionné en tant que tel. Il n'existe pas de levier juridique.
M. Dominique de Legge, président. - À vous entendre, votre mission a vocation à se terminer assez rapidement : à quelle échéance les postes doivent-ils prendre le relais ? Selon vous, sont-ils dès à présent armés pour assumer ce travail ?
Pour lutter contre les influences étrangères, vous évoquez la piste juridique. Toutefois, vous soulignez combien il est difficile d'obtenir des preuves et des condamnations. Vous insistez sur la nécessité de « taper au portefeuille », en admettant que « nous sommes coincés ».
Nous cherchons à lutter contre des voyous en restant parfaitement propres, avec des procédés purement démocratiques : notre contre-attaque doit-elle se cantonner dans le domaine juridique ? Ne doit-on pas être plus offensif ? À l'évidence, au cours des derniers mois, notre contre-narratif n'a pas été à la hauteur de notre ambition, à savoir la préservation de notre présence en Afrique.
M. Teva Rohfritsch. - Votre lettre de mission mentionne la riposte aux attaques, dans une logique à la fois défensive et offensive : n'aurait-on pas intérêt à développer le volet offensif et, plus précisément, nos stratégies de contre-influence ? Je pense notamment au recrutement de proxys : s'agit-il d'une ligne rouge ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez reçu pour mission de consolider et de diffuser une méthodologie, consistant à systématiser une communication en privilégiant les canaux institutionnels. À cet égard, quelle vision avez-vous de l'audiovisuel français en Afrique ? Comment travaillez-vous avec ces acteurs ? Dans quelle mesure contribuent-ils à la diffusion d'un contre-narratif ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Cette mission m'a été confiée par le Président de la République : il lui appartiendra de décider s'il convient de nommer quelqu'un pour me remplacer et, le cas échéant, quel travail mon successeur devra accomplir. Mon champ d'attribution est ainsi un peu plus large que celui dont mon prédécesseur était doté. Selon le bilan qu'il tirera de la situation en Afrique, le Président de la République déterminera si la diplomatie publique doit rester centralisée et confiée à un ambassadeur.
Comment répondre à des voyous ? C'est bel et bien la problématique à laquelle nous faisons face.
Non, nous n'utiliserons pas des méthodes de voyous, notamment en créant des fermes à trolls : de tels procédés se retourneraient tôt ou tard contre nous. Mais nous avons des marges de manoeuvre, en particulier sur le terrain. Nous avons pris le pari de parler à l'intelligence des gens, ce qui suppose de leur fournir du contenu. En ce sens, nous devons être beaucoup plus clairs et transparents, en détaillant ce que nous faisons, en partenariat avec les différents pays.
Nous devons travailler avec les médias locaux. Nous nous berçons encore de l'illusion que ces pays sont 100 % francophones, ce qui est loin d'être le cas. Comme disait Mandella, si vous parlez à un homme dans une langue qu'il comprend, vous parlez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous parlez à son coeur. Or, ce que nous devons faire, c'est parler au coeur des gens.
C'est là toute la difficulté. Le français est notre langue : nous la maîtrisons, nous en sommes fiers et nous la promouvons. Il s'agit certes d'une langue unificatrice, permettant aux différentes communautés d'un même pays de communiquer - les frontières étatiques du continent africain ne sont évidemment pas des frontières naturelles, et les pays d'Afrique sont autant de patchworks culturels et linguistiques. L'anglais joue ce même rôle unificateur dans les pays d'Afrique anglophones, qu'il s'agisse du Ghana ou du Nigeria. Mais le français reste, comme l'anglais, la langue du colonisateur : dès lors que le rapport à la France est en crise, le rapport au français l'est aussi. coeur
Voilà pourquoi il faut s'appuyer sur les médias locaux, notamment les radios, pour diffuser nos messages en utilisant les langues communautaires. C'est extrêmement important.
J'en ai fait l'expérience lorsque j'étais ambassadrice au Ghana, et c'est sans doute ce qui a incité le Président de la République à me demander d'agir en ce sens, autant que faire se pouvait, chez nos différents partenaires.
Dans ce pays, j'ai notamment monté une émission de télévision en deux séries de treize épisodes. Le principe était d'inviter des célébrités ghanéennes, notamment des chanteurs : l'invité, ou l'invitée - il y avait peut-être même plus de femmes que d'hommes - donnait à cette occasion sa perception de la France. L'émission était certes en anglais, mais elle permettait de parler au coeur des gens. C'était un moyen de détailler les différents volets du partenariat entre la France et le Ghana et, en partant du regard de ces personnalités, de parler de la France. Je crois que c'est cela qui a marché.
Aujourd'hui, avec plus de 150 000 abonnés sur Instagram et 75 000 abonnés sur Twitter, j'ai une idée de ce qui peut fonctionner en la matière. En communiquant dans une langue locale, on aura beaucoup plus d'audience qu'en communiquant en français ou en anglais.
Toujours dans le domaine de l'image, on ne peut pas se contenter de présenter nos diplomates debout, devant des drapeaux, aux côtés de telle ou telle autorité. C'est bien sûr leur coeur de métier, mais il faut aussi les montrer humblement, sur le terrain.
Je crois beaucoup à la puissance de l'image, en particulier en Afrique. J'ai évoqué ce patchwork de langues qui est l'une des caractéristiques du continent : dans tous les pays d'Afrique où j'ai eu l'occasion de travailler, j'ai été fascinée par l'incroyable capacité des individus à comprendre le langage non verbal. Ils y sont de toute évidence beaucoup plus attentifs que nous, Européens. Nous sommes très attachés aux mots ; les Français peuvent même avoir l'obsession du mot juste - en tout cas, c'est ainsi que j'ai été élevée. En Afrique, on se concentrera sur l'expression du visage : est-ce que vous souriez en parlant ? Est-ce que vous avez l'air sincère ? Est-ce que vos gestes sont des gestes d'ouverture ? Tout cela compte énormément. Voilà pourquoi il faut utiliser beaucoup mieux l'image, insister sur ce qui nous lie, non seulement aux chefs d'État, mais aussi aux gens.
Poser un narratif positif, c'est le plus important, et l'on n'en est pas encore là. Dans un certain nombre de pays, les ambassades disposent de bons services de communication, notamment grâce à telle ou telle initiative personnelle. Je pense notamment à Stéphanie Rivoal, qui, lorsqu'elle était ambassadrice en Ouganda, a accompli un travail exceptionnel. Elle a ainsi posé un narratif extrêmement positif ; deux ambassadeurs lui ont succédé, mais, dans le pays, on continue à parler d'elle, de l'image de la France et de la Française qu'elle a donnée.
D'autres ambassadeurs, notamment l'actuel ambassadeur de France au Tchad, ont ce sens de la communication et du dialogue direct avec les populations : c'est un excellent moyen de contrer la désinformation, dès qu'elle apparaît. On ne doit pas s'enfermer dans une forme de déni en partant du principe qu'un mensonge est si gros que personne n'y croira : c'est faux. Des gens sont prêts à le croire. Des gens sont prêts à croire n'importe quoi, qui plus est aujourd'hui, avec les réseaux sociaux : il faut réagir, il faut être présent dans les médias, car la nature a horreur du vide. Il faut détailler, humblement, le travail mené au quotidien, par exemple en accompagnant des chantiers de fouilles archéologiques ; dire que nous en sommes heureux, car de tels travaux nous apprennent quelque chose à nous, Français, de l'histoire de l'humanité ; ne pas laisser croire que nous nous contentons de financer.
À mon sens, la première des ripostes, c'est ce narratif positif : j'ai eu la chance de le mettre en oeuvre au Ghana. Aujourd'hui, quand une personne tient des propos négatifs sur mon fil d'information ou sur le fil d'un blogueur évoquant l'action de la France dans les pays francophones, je n'ai même plus besoin d'intervenir : les abonnés, qui, pour certains, me suivent depuis plusieurs années, répondent eux-mêmes, avec leurs propres mots, parfois dans leur propre langue, pour dénoncer des erreurs ou des manipulations.
En déployant ce narratif positif, vous provoquez une dissonance cognitive. Les gens vont se dire : « On peut prétendre que les Français sont des méchants. Mais ce que je vois, c'est que la France a aidé à construire telle autoroute, a permis d'installer l'électricité dans tel hôpital, finance telle association ou tel artiste. Ce que je vois concrètement, c'est que la France nous aime et nous aide. On nous dit que les Français sont des méchants, mais ce n'est pas ce que je constate sur le terrain. » C'est à cela que nous devons parvenir : que les gens doutent quand on leur dit des choses négatives au sujet de la France.
Quant à l'audiovisuel extérieur français, il est à l'image de la France : il donne la parole à toutes les opinions, y compris antifrançaises. La BBC a résolument pris le parti de représenter le monde tel que les Britanniques le voient. L'audiovisuel extérieur français présente plutôt la France telle qu'elle se voit elle-même, avec sa diversité, ses contradictions, son goût du débat et même de la polémique. Certains détracteurs de la France entendent ainsi, sur des médias français, des personnes qui tiennent les mêmes propos négatifs, pour ne pas dire dévastateurs, et ils y voient comme la confirmation de leurs propres discours.
Nous sommes pris au piège de notre ouverture. Qu'il s'agisse des leaders ou de l'opinion publique, personne en Afrique n'accepte de croire que nous n'avons pas la main sur la ligne éditoriale de médias que nous finançons : dès lors que nous les finançons, nous sommes censés valider ce qui s'y dit. C'est en tout cas ce qu'ils pensent...
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je pensais plus particulièrement à France 24 et à Radio France internationale (RFI), notamment à leur rôle en matière d'information.
Mme Anne-Sophie Avé. - Je parle bien de ces médias : certains éditorialistes de RFI ont pu être nos pires détracteurs. Leur présence sur les médias français leur offre une certaine notoriété, un certain crédit ; et, en parallèle, ils diffusent sur les réseaux sociaux de la propagande antifrançaise. En un sens, nous donnons l'impression de valider de tels propos, ce qui nous place dans une position extrêmement compliquée : nous laissons à penser que ces positions sont acceptables.
M. Dominique de Legge, président. - Vous suggérez donc que des médias financés par les pouvoirs publics alimentent un discours antifrançais.
Mme Anne-Sophie Avé. - Ce que je dis, c'est que, sur France Médias Monde, il y a des journalistes, notamment des éditorialistes, dont le discours est totalement dans la ligne de la propagande antifrançaise.
M. Dominique de Legge, président. - Comment réagissez-vous face à ce problème ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Nous interrogeons ces médias. Nous leur demandons : est-ce bien normal ? Ils nous répondent en invoquant la liberté de la presse.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Pouvez-vous nous donner des exemples précis ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Pas officiellement.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous êtes devant une commission d'enquête : vous êtes tenue de nous répondre.
Mme Anne-Sophie Avé. - Il suffit d'écouter RFI : certains éditoriaux ne manqueront pas de vous surprendre.
M. Dominique de Legge, président. - Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Je pense à un journaliste qui ne travaille heureusement plus à RFI et qui conseille un certain nombre de chefs d'État d'Afrique, Alain Foka. Ses éditoriaux n'allaient pas du tout dans le sens du narratif positif que je viens d'évoquer. Ils n'insistaient certainement pas sur le partenariat que nous entretenons avec l'Afrique.
Écoutez également les éditoriaux de Claudy Siar, lisez ce qu'il écrit sur les réseaux sociaux : vous constaterez que ce n'est pas tout à fait acceptable non plus. Ces journalistes peuvent invoquer la liberté d'opinion et la liberté de la presse, mais ils s'expriment dans des médias financés par la France. D'une certaine manière, on reproche à notre pays de valider leurs discours. Certains chefs d'État nous disent : comment pouvez-vous tolérer de tels propos sur des médias français, quand bien même ils relèvent de l'audiovisuel étranger ?
M. Dominique de Legge, président. - Nous recevrons prochainement la directrice de TV5Monde.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le secteur de l'information est dominé par une logique de compétition. L'audiovisuel public français prétend lutter fortement contre la désinformation menée par certaines chaînes, comme Al Jazeera ou Russia Today : qu'en est-il selon vous ?
Mme Anne-Sophie Avé. - De telles chaînes ont en tout cas une vraie cohérence éditoriale, au service d'une propagande clairement définie : quand on regarde Russia Today, on sait parfaitement à quoi s'en tenir. À l'opposé, RFI traduit les opinions dans toute leur diversité, sans qu'une mise en perspective soit toujours assurée. Elle ne porte pas la voix de la France : cette ligne éditoriale est un choix, mais un certain nombre de pays nous le reprochent. Ils considèrent que certains journalistes y font de la propagande antifrançaise. Cette situation est très mal comprise par certains de nos partenaires, certains chefs d'État d'Afrique. Ils nous disent : comment voulez-vous que nous luttions contre les discours antifrançais quand vos propres chaînes les diffusent ?
Je vous rappelle que le discours du président malien à l'ONU a été diffusé en intégralité sur RFI, sans mise en perspective, même s'il a été suivi d'un débat. On pourrait citer d'autres exemples. Qu'il s'agisse des médias nationaux ou extérieurs, le principe retenu par la France n'est pas « qui paye commande ». Nous finançons, mais nous respectons la diversité des opinions.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, madame l'ambassadrice, des réponses que vous nous avez apportées et des pistes que cette audition a permis d'ouvrir.
16. Audition, à huis clos, de Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles - le mardi 30 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette seconde audition de la journée Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), M. Arnaud Skzryerbak, adjoint à la directrice générale, et M. Matthieu Couranjou, délégué aux plateformes numériques.
Madame, messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Nous l'avons vu, les espaces médiatique et numérique constituent un terrain privilégié pour la conduite des opérations d'influence auxquelles notre pays est confronté.
Il nous paraît donc important d'entendre sur ce sujet le point de vue du ministère de la culture, et plus spécifiquement de votre direction, qui est compétente en matière de développement des médias et de régulation des plateformes.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Florence Philbert, M. Arnaud Skzryerbak et M. Matthieu Couranjou prêtent serment.
Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
Vous avez la parole, madame Philbert, pour un propos introductif d'une durée de quinze à vingt minutes, puis mes collègues membres de la commission d'enquête et moi-même vous poserons nos questions.
Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles - Merci de me donner l'occasion d'exprimer le point de vue du ministère de la culture, en particulier de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC).
Je commencerai par vous présenter rapidement les missions de la DGMIC. Notre rôle est de promouvoir la diversité culturelle et le développement des industries culturelles, mais aussi le pluralisme et la qualité de l'information en veillant à préserver la vitalité et l'indépendance de la presse et des médias sous toutes leurs formes.
Nous n'avons pas de rôle opérationnel dans la lutte contre les opérations d'ingérence étrangères. Nous sommes concernés par la qualité et la protection de l'information, mais nous ne sommes pas chargés de la veille pour le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Nous n'avons pas de pouvoir de régulation ou de blocage, contrairement à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). En revanche, nous sommes responsables de l'efficacité du cadre juridique pour protéger l'information, notamment contre les influences étrangères. Nous nous appuyons sur les entreprises de l'audiovisuel public et sur l'Agence France-Presse, pour garantir une information de qualité et agir contre la désinformation.
Avant de vous présenter les grands axes de nos travaux, je m'attarderai sur trois éléments de contexte sur l'évolution de l'information, qui sont importants pour les travaux qui vous occupent.
L'univers informationnel est aujourd'hui soumis à de profonds bouleversements. Il est plus exposé aux tentatives de déstabilisation de l'étranger.
L'évolution du numérique et les smartphones ont bouleversé les usages des consommateurs de l'information. La presse a vu ses tirages baisser de plus de 50 % en dix ans. Même si la télévision reste la principale source d'information - 55 % des Français s'informent en regardant les journaux télévisés, 40 % en écoutant la radio et 11 % des podcasts -, une part croissante des Français, notamment les 18-24 ans, s'informe sur les réseaux sociaux.
Le déplacement des usages vers le numérique a pour conséquence directe la baisse des ressources publicitaires des médias traditionnels. On constate ainsi une fragilisation de leur modèle économique alors que ce sont eux qui fournissent une information de qualité. À cet égard, je vous renvoie à l'étude que la DGMIC a publiée avec l'Arcom fin janvier, dans laquelle on relève une captation croissante de la valeur par les plateformes numériques. À l'horizon 2030, seuls 29 % des recettes publicitaires de l'ensemble du marché seront dirigées vers les médias producteurs de contenu, soit une perte de valeur de 800 millions d'euros en six ans.
Par ailleurs, on constate l'intervention d'acteurs établis à l'étranger parvenant à toucher un public français. La question se pose donc de notre capacité à réguler au-delà de notre territoire. Le droit européen repose sur le principe du pays d'origine, qui est très strictement encadré, même si des dérogations sont possibles. Un arrêt de novembre dernier de la Cour de justice de l'Union européenne à propos de la directive sur le commerce électronique met le doigt sur cette contrainte. Il est nécessaire que le droit européen s'empare de certains sujets, comme il l'a fait avec le Digital Services Act (DSA), en particulier de la régulation de la publicité.
Face aux risques de déstabilisation étrangère, nous avons trois leviers d'action : l'adaptation du cadre juridique, le soutien aux médias traditionnels, qu'ils soient publics ou privés, le suivi des travaux relatifs aux conséquences de l'intelligence artificielle.
Plusieurs textes ont renforcé ces dernières années les obligations à la charge des plateformes, comme la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, qui a permis de créer en France des capacités institutionnelles, et le DSA à l'échelle européenne. Ce règlement est entré en application le 17 février 2024. C'est une avancée majeure pour la régulation des plateformes en ligne et le contrôle de la propagation des contenus illicites et préjudiciables. Ce règlement prévoit une série d'obligations additionnelles pour les très grandes plateformes, qui doivent évaluer les risques liés à leurs services et prendre des mesures d'atténuation concrètes. Toutefois, le traitement des contenus assimilés à des correspondances privées sur les réseaux sociaux n'est pas couvert à ce stade par le DSA. L'enjeu est désormais de bien mettre en oeuvre le DSA, la Commission européenne et les régulateurs nationaux s'y emploient.
La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information prévoit une extension des pouvoirs de blocage des médias liés à l'étranger et permet de s'opposer à la diffusion de programmes portant atteinte à l'ordre public ou à des intérêts fondamentaux des Nations. Elle permet également de refuser de conventionner certaines chaînes. L'article 14 de la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique étend les pouvoirs de l'Arcom en matière de lutte contre la désinformation.
Le règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, adopté le 13 mars 2024, fixe des obligations de transparence à destination des acteurs politiques, des services publicitaires et des diffuseurs de publicité.
Les investissements étrangers dans les médias sont contrôlés. L'article 40 de loi du 30 septembre 1986 limite à 20 % la part détenue par une personne de nationalité étrangère au capital d'un service de radio ou de télévision par voie hertzienne terrestre assuré en langue française. Par ailleurs, les investissements étrangers en France dans le secteur de la presse doivent être autorisés par le ministre chargé de l'économie. Des réflexions sont en cours sur une extension du périmètre de ces dispositions à l'ensemble des médias d'information et aux réseaux de communication électronique.
La DGMIC soutient ensuite les médias traditionnels, dont l'Agence France-Presse et l'audiovisuel public, afin d'offrir une information de qualité et fiable. L'éducation aux médias et à l'information, si elle ne fait pas partie de nos missions, est une composante des politiques publiques afin d'armer nos concitoyens et de contrebalancer les tentatives d'ingérence étrangère.
L'Agence France-Presse, qui est l'une des trois principales agences de presse à l'échelon international, remplit une mission d'intérêt général. Elle est une valeur de référence. Le contrat d'objectifs et de moyens de l'AFP prévoit très clairement la lutte contre la désinformation et le développement de l'investigation numérique, que l'on appelle plus couramment le fact checking. À cet effet, l'Agence dispose du réseau le plus important au monde. Elle travaille en vingt-six langues et couvre quatre-vingts pays. Au cours des prochaines années, elle sera amenée à développer des formats éditoriaux nouveaux, à intensifier la formation au journalisme numérique et à accroître les complémentarités entre journalistes et fact-checkers.
L'audiovisuel public, pour sa part, va jouer un rôle absolument central dans la fabrication et la diffusion d'une information fiable et de qualité. Le rôle du Gouvernement est d'accroître la puissance et l'offre d'information au plus près du terrain dans le cadre des contrats d'objectifs et de moyens pour les années 2024 à 2028 et de la réforme proposée par Emmanuel Macron.
Il faut d'abord s'intéresser au public que l'on perd et qui se détourne des médias traditionnels, notamment les jeunes de moins de 30 ans. Il faut pour cela lutter davantage contre la désinformation, créer des programmes de décryptage de l'information, renforcer les expertises au sein des rédactions dans tous les domaines - l'environnement, l'économie, la santé, etc. -, enrichir les offres d'éducation aux médias, rapprocher les forces de l'audiovisuel public dans une gouvernance commune, renforcer les coopérations rédactionnelles en proposant une ligne éditoriale renouvelée, enrichir l'offre numérique en contenus de lutte contre la désinformation. Il faut investir dans une marque commune, qui sera mieux référencée. Ce projet global sera discuté au cours des prochaines semaines.
En ce qui concerne les médias privés, la question est de savoir comment réguler à l'échelon européen les acteurs du numérique qui captent une part croissante de la publicité. Ainsi, Google est clairement en position dominante. Il faut ensuite aller plus loin que ce qui est prévu dans les règlements DMA et DSA. Il faut enfin mieux mettre en avant les services d'intérêt général.
Enfin, il faut arriver à assurer la traçabilité des contenus générés par l'intelligence artificielle et les rendre identifiables par les utilisateurs. Le ministère a engagé plusieurs chantiers sur ce sujet.
M. Dominique de Legge, président. - Dans quelle mesure les médias qui diffusent la voix de la France à l'étranger participent-ils au narratif qu'a évoqué devant nous précédemment Mme Avé ?
L'enquête diligentée par la Commission européenne sur Facebook et Instagram ne mériterait-elle pas d'être réalisée aussi en France ?
Mme Sylvie Robert. - Que pensez-vous de l'accord passé entre Le Monde et OpenAI ? Le législateur doit-il intervenir afin d'encadrer de tels accords ?
Que pensez-vous de l'idée de revenir sur le principe du pays d'origine pour réguler les plateformes ?
La France va-t-elle transposer rapidement la directive sur les procédures-bâillons ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Quel est le rôle des chaînes France Info, France Médias Monde et France 24 en matière de fact checking ? Votre direction mène-t-elle une réflexion sur la formation des journalistes à la lutte contre la désinformation ? Des programmes sont-ils prévus ?
Mme Florence Philbert. - La loi prévoit que les médias doivent garantir le pluralisme, mais jamais le Gouvernement n'intervient dans la ligne éditoriale des médias.
La stratégie de l'audiovisuel extérieur s'inscrit dans la même logique que celle de l'ensemble des médias publics. L'idée est de proposer au public étranger une source d'information considérée comme impartiale et vérifiée, au travers d'un média employant des journalistes qualifiés et faisant certifier son information. France Médias Monde promeut son offre sur les réseaux sociaux pour lutter contre les infox. Mais en aucun cas, je le répète, le Gouvernement n'intervient sur sa ligne éditoriale.
France Médias Monde est confrontée à la démultiplication de risques de cyberattaques ou d'attaques de ses infrastructures. Elle travaille avec les autres entreprises de l'audiovisuel public pour prévenir les attaques et essayer d'y apporter des réponses collectives. On constate également des atteintes croissantes à la liberté d'informer sur le terrain, des censures et des coupures dans certains pays, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger. La stratégie du Gouvernement est de proposer une information de qualité.
France Médias Monde est associée avec l'Arcom aux travaux sur la régulation, avec les réseaux francophones, les régulateurs des médias et les instances africaines de régulation de la communication. La chaîne a aussi différentes coopérations avec l'audiovisuel public. Ainsi, elle diffuse des programmes la nuit sur France Info.
Nous avons peu d'échanges en interministériel sur la formation des journalistes. Pour notre part, nous réfléchissons à cette question dans le cadre des offres que proposent l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et l'AFP, mais il s'agit de formation continue. La question se pose en effet de savoir comment sont fixés les grands axes de formation des étudiants journalistes, mais elle ne relève pas du ministère de la culture.
De même, la DGMIC ne s'occupe pas de l'éducation aux médias et à l'information. Nous mettons en oeuvre des choses de façon un peu éparpillée à l'école et pour les jeunes, mais l'éducation aux médias doit se faire à tous les âges, y compris chez les personnes âgées. Peut-être faudrait-il envisager de massifier des formations dans les bibliothèques et faire une grande campagne de communication sur ces questions.
L'accord entre Le Monde et OpenAI pose la question du modèle économique des médias. Les recettes publicitaires des médias, je l'ai dit, ont chuté drastiquement. Aujourd'hui, pour disposer des mêmes ressources, un journal a besoin de trois lecteurs numériques pour un lecteur papier. Il faut donc accroître les différentes ressources de ces médias. Le Monde a décidé de monétiser ses données pour renseigner les modèles de l'intelligence artificielle. Sur ce sujet, la problématique est la même que celle des droits voisins : faut-il oeuvrer de manière groupée ou chacun doit-il défendre ses propres intérêts ? On le voit, la négociation collective fonctionne moyennement, chacun négocie pour son compte. La valorisation des données est pour la presse l'un des moyens de conforter son modèle économique.
Nous ne nous sommes pas encore précisément penchés sur la transposition de la directive sur les procédures-bâillons, mais l'idée est de prévoir un texte qui traite d'un ensemble de questions. Peut-être les états généraux de l'information donneront-ils lieu à des modifications législatives.
Sur le principe du pays d'origine, il faudra voir avec la nouvelle Commission européenne si des dérogations sont possibles, tout en sachant que la position de la France n'est pas forcément suivie par les autres États membres.
M. Matthieu Couranjou, délégué aux plateformes numériques. - Le règlement DSA aujourd'hui en vigueur est un début de réponse aux difficultés posées par ce principe du pays d'origine, principe fondateur dans l'Union pour le numérique. La Commission est chargée de la supervision des risques systémiques induits par les « très grandes plateformes », assistée par les régulateurs nationaux au travers d'un « Comité » qui a un rôle consultatif. Le régulateur du pays d'établissement du service en cause n'est donc plus seul souverain, pour ce qui relève de ces risques dits systémiques.
M. Dominique de Legge, président. - Avez-vous les moyens aujourd'hui de déceler des influences étrangères chez certains intervenants dans les médias publics ?
Mme Florence Philbert. - Il appartient aux dirigeants des médias, et non au ministère de la culture ou à l'État, de s'assurer que les journalistes qu'ils emploient font correctement leur travail. Le ministère n'intervient pas dans la ligne éditoriale des médias.
M. Dominique de Legge, président. - Un certain nombre d'organismes, notamment au sein du ministère de la défense, sont vigilants à cet égard. Une veille est-elle organisée au sein du ministère de la culture ?
Mme Florence Philbert. - Absolument pas. Le régulateur regarde les contenus, dans le respect de la loi de 1986. Le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, au sein du ministère de la défense, intervient également dans le strict respect de la loi.
Mme Sylvie Robert. - On a appris hier que le Burkina Faso interdisait l'accès à TV5 Monde et à plusieurs quotidiens, dont Le Monde. Avons-nous la capacité d'établir une stratégie d'influence dans l'espace francophone ? Savons-nous mettre en oeuvre un soft power pour promouvoir les valeurs de la démocratie et les principes de notre pays ? Sommes-nous en mesure, dans le cadre d'une stratégie culturelle, de peser sur ce qu'il se passe dans le monde ?
Mme Florence Philbert. - L'influence culturelle se fait par des actions de coopération, par exemple dans le domaine du livre par des traductions et des cessions de droit, des subventions aux librairies francophones, en concertation avec le ministère des affaires étrangères, mais aussi dans les domaines de la musique et du cinéma, pour diffuser nos contenus à l'international, dans les musées par le prêt d'oeuvres. Cette politique d'influence est menée par chacune des directions du ministère de la culture, en partenariat avec la direction de la mondialisation.
Ce soft power demande du temps et des moyens sur place, or on a peu d'effectifs dans les ambassades. Il faut donc prioriser les zones dans lesquelles on agit. L'enjeu, c'est de mettre en avant nos contenus dans la profusion existante. C'est du soft power et de la technologie.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.
17. Audition, à huis clos, du général de brigade Pascal Ianni, directeur du pôle « Anticipation, stratégie et orientations » à l'État-Major des Armées - le jeudi 2 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons le général de brigade Pascal Ianni, directeur du pôle « anticipation stratégique et orientations » (ASO) à l'état-major des armées. Cette audition prolonge celle du général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense, le mois dernier.
Vous nous présenterez la genèse du pôle ASO, ses missions, ses moyens et son articulation avec le commandement de la cyberdéfense (Comcyber). Au-delà des armées, la commission d'enquête s'intéresse tout particulièrement aux enjeux de coordination avec l'ensemble des autres acteurs de la lutte contre les manipulations de l'information et les influences étrangères malveillantes. Nous écouterons donc vos observations sur le fonctionnement et l'efficacité de cette gouvernance.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Pascal Ianni prête serment.
Général Pascal Ianni, directeur du pôle « anticipation stratégique et orientations » à l'état-major des armées. - Quatre points importants sont à souligner.
Le premier a trait à l'environnement stratégique. Sortis du triptyque paix-crise-guerre des années 1990 et du début des années 2000, nous sommes désormais dans une situation de compétition-contestation-affrontement, dans une forme d'intrication, surtout dans le champ informationnel.
Le deuxième point, fondamental actuellement et pour les décennies à venir, est l'hybridité, qui doit être comprise comme l'état inhérent de conflictualité dans lequel nous nous trouvons et nous trouverons. C'est ce qui permet à nos adversaires, Russie, Chine, Azerbaïdjan, Iran, de rester sous le seuil de la guerre classique tout en portant atteinte à nos intérêts vitaux. L'hybridité passe par la combinaison d'effets matériels et immatériels, dans les domaines civil et militaire. Le champ informationnel en est le terrain d'expression par excellence.
Troisième point, précisément : l'arme informationnelle. Sous le seuil de l'engagement armé, attribuable ou non, assumable ou non, elle est l'expression même de la compétition, de la contestation et de l'affrontement, quel que soit le pays ou l'entité concernés : Russie, Ukraine, Gaza, Israël, Hamas, Azerbaïdjan, Arménie. C'est l'arme du pauvre, car tout le monde peut pratiquer cette forme d'ingérence qu'est la désinformation, à condition de maîtriser des algorithmes, de savoir créer des contenus et de disposer de relais efficaces. Cette arme touche jusqu'au coeur de notre société.
Le dernier point est que des compétiteurs souhaitent nous nuire dans le champ informationnel et par le biais de l'arme informationnelle, à commencer par la Russie, bien sûr, en France et à l'étranger. La Chine agit sur le temps long, avec une stratégie en profondeur : comme au jeu de go, elle pose des pions pour empêcher les autres de bouger et leur retirer leur liberté d'action, celle-là même qui fait notre force. L'Iran est de plus en plus actif en Afrique, au Niger par exemple, autour de l'approvisionnement en uranium, mais aussi dans le champ informationnel et de l'influence, via la religion. N'oublions pas la Turquie, très active, ainsi que l'Azerbaïdjan, pays de 10 millions d'habitants, une épine dans le pied dont il est difficile de savoir comment la traiter.
Le point de départ de la cellule ASO est une volonté du chef d'état-major des armées (Cema), qui a publié sa vision stratégique en octobre 2021. Son idée maîtresse est que nous devons être capables de gagner la guerre avant la guerre tout en étant en mesure de nous engager dans des affrontements de haute intensité.
Gagner la guerre avant la guerre, c'est gagner la bataille des perceptions, de l'influence, du champ informationnel. Dès juillet 2021, à la prise de fonction du Cema, il s'est agi d'intégrer le fait informationnel et les notions d'influence, de contre-influence, d'ingérence et de contre-ingérence dans toutes nos réflexions stratégiques, opérationnelles ou tactiques.
Être prêt à s'engager dans un affrontement à haute intensité relève du temps court et du temps long, dans les conditions les plus exigeantes. Depuis février 2022, avec l'agression russe contre l'Ukraine, on observe le lancement d'une guerre informationnelle de haute intensité, « dimensionnante » pour nous, l'action menée vise jusqu'à la saturation du champ informationnel.
La revue nationale stratégique (RNS) de novembre 2022 marque la création de la sixième fonction stratégique d'influence, qui représente une prise de conscience politique de l'influence comme enjeu de sécurité nationale.
La cellule ASO a été créée en août 2022. Au sein de l'état-major des armées, la réflexion est nourrie, depuis l'été 2021, par