COMPTES RENDUS DES AUDITIONS DE LA COMMISSION D'ENQUÊTE SUR LES POLITIQUES PUBLIQUES FACE AUX OPÉRATIONS D'INFLUENCES ÉTRANGÈRES
1. Audition, à huis clos, du capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), sur la coordination interministérielle relative aux menaces hybrides - le mardi 27 février 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous ouvrons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par une audition du capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Je rappelle que cette audition se tient à huis clos.
Commandant, je vous remercie de vous être rendu disponible pour venir éclairer la commission d'enquête sur les missions du SGDSN en matière de coordination des travaux relatifs aux menaces hybrides. Vous nous direz ce que recouvrent les termes « menaces hybrides » et en quoi cela répond au travail d'information que nous entendons mener sur les influences étrangères et les politiques publiques à même de nous en prémunir.
Vous avez été informé que nous souhaitions que vos propos soient illustrés de cas concrets - l'actualité n'en manque pas - et d'exemples étrangers sur les dispositifs que d'autres pays européens et alliés mettent en oeuvre.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Yann Briand prête serment.
M. le président. - Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient aussi précis et libres que possible.
Capitaine de vaisseau Yann Briand, sous-directeur des affaires internationales au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale. - Mon approche sera assez large afin de vous permettre, par la suite, de focaliser vos travaux sur les influences étrangères à proprement parler.
L'environnement géopolitique très dégradé que nous connaissons, se caractérise notamment par : l'utilisation de technologies de rupture par nos compétiteurs ; un niveau de violence élevé que nous observons depuis plusieurs dizaines d'années ; la prééminence de la dimension « dissuasion nucléaire » dans le rapport de force entre nations dotées ; le réchauffement climatique, qui devient un élément de l'équation géopolitique.
Les menaces hybrides sont une partie de cet environnement. Selon les acteurs concernés, elles peuvent prendre des formes différentes, par exemple celles de navires de milices maritimes chinoises ou de trafics de drogue.
Elles peuvent aussi se traduire par une relecture du droit international : par exemple, la « ligne des neuf traits » - démarcation délimitant une portion de la mer de Chine méridionale, sur laquelle la Chine affirme détenir une souveraineté territoriale.
Le SGDSN est un organisme interministériel placé sous l'autorité du Premier ministre, ce qui est pertinent pour lutter contre les menaces hybrides puisque l'impact de celles-ci ainsi que les réponses qu'il convient d'y apporter sont transversales. Nombre de ses missions sont liées à ces menaces. Il s'agit, notamment : du secrétariat du conseil de défense et de sécurité nationale ; de la protection contre les cyberattaques - assurée par l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) - ; de la protection du secret de la défense et de la sécurité nationale ; de la protection du débat démocratique contre les ingérences numériques étrangères - assurée par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) - ; du suivi de la situation géopolitique, qui est principalement du ressort de ma sous-direction ; la protection de la sécurité économique, ce qui comprend notre patrimoine scientifique et technologique ; et de la sécurité des activités spatiales.
Une définition des menaces hybrides figure dans le document de référence interministériel sur les stratégies hybrides, qui a été publié en mars 2021 et que nous allons remettre à jour cette année : « Pour la France, une stratégie hybride s'entend comme le recours par un acteur étatique ou non à une combinaison intégrée et volontairement ambiguë de modes d'actions militaires et non militaires, directs et indirects, légaux ou illégaux, difficilement attribuables. Jouant avec les seuils estimés de riposte et de conflit armé, cette combinaison est conçue pour contraindre et affaiblir l'adversaire, voire créer chez lui un effet de sidération. » Il s'agit notamment de provoquer une fragmentation de la société.
Le modèle des menaces hybrides - influence malveillante-ingérence-menaces hybrides - évoque les « poupées russes ». Les menace hybrides, la plus large de ces « poupées », couvrent un spectre, de multiples actions, se situant sous le seuil du conflit armé. Elles peuvent se traduire, par exemple, par l'emploi de flottilles de pêche menaçant d'assécher les ressources halieutiques d'un État, ou par la destruction de câbles sous-marins. Celle, plus petite, qui constitue des ingérences comprend les cyberattaques, la manipulation d'informations et le lawfare, l'usage stratégique du droit. Il y a enfin la dernière poupée, les menaces qui relèvent de l'influence malveillante. Tandis que l'influence, de manière globale, liée par exemple à la culture, au soft power ou au déploiement d'une force navale fait partie du dialogue normal entre les États, l'influence malveillante est discrète, difficilement attribuable, et vise à affaiblir une société et son système politique.
Les vulnérabilités en jeu sont : la légitimité et le fonctionnement des institutions politiques et des valeurs qui les fondent ; la cohésion sociale ; la robustesse de l'économie et des marchés financiers ; la conduite des opérations extérieures et l'intégrité des dispositifs en outre-mer et à l'étranger.
J'en viens aux axes d'efforts interministériels.
Parmi les treize champs identifiés par le Centre d'excellence européen pour la lutte contre les menaces hybrides, établi à Helsinki et au financement duquel le SGDSN contribue, la France a retenu cinq domaines d'action prioritaires : cyberespace ; lutte contre la manipulation de l'information (LMI) ; lawfare ; domaine économique, énergétique et financier ; champ opérationnel. C'est en effet dans ces domaines que les marges de manoeuvre et de progression sont les plus importantes, et que s'exerce le plus fortement la pression de nos compétiteurs. Les autres champs sont les infrastructures critiques, le domaine spatial, etc.
Pour ce qui concerne le cyberespace, voici quelques exemples de l'état de la menace.
En mai 2020, l'Iran a attaqué le système de distribution d'eau israélien ; l'attaque a été déjouée et Israël a répondu en bloquant le port iranien de Bandar Abbas.
En mai 2023, via la campagne Volt Typhoon visant des intérêts américains, qui a été détectée à l'occasion de contrôles, la Chine a mis en place des logiciels pour s'infiltrer dans certaines installations, voire pour en prendre le contrôle. De telles menaces sont inquiétantes, car elles n'apparaissent que lors du déclenchement d'une crise.
Dans sa synthèse 2022-2023 de la menace ciblant les collectivités territoriales, l'Anssi a recensé en France 187 incidents émanant soit d'activistes politiques, soit de groupes affiliés à des États ou des organisations terroristes, ainsi que de rares actions de sabotage, moins que dans d'autres États européens ou aux États-Unis. Dans le contexte actuel, les collectivités peuvent être le maillon faible.
La réponse française aux cyberattaques relève des agences : l'Anssi, qui dépend du SGDSN ; le Commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ; les services de renseignement. La doctrine en la matière est définie dans la revue stratégique de cyberdéfense et dans la stratégie nationale d'accélération pour la cybersécurité. L'organisation est assurée par le centre de coordination des crises cyber (C4), qui a un rôle, à la fois, descendant et ascendant vers les autorités politiques puisqu'il propose des options de réponses. Le corpus normatif est composé de directives européennes ; la directive NIS 2 (Network and Information Security) vise ainsi à établir une plus grande résilience en la matière.
Viginum définit l'ingérence numérique étrangère comme un phénomène inauthentique affectant le débat public numérique, qui combine : une atteinte potentielle aux intérêts fondamentaux de la Nation ; un contenu manifestement inexact ou trompeur ; une diffusion artificielle ou automatisée, massive et délibérée - fermes de trolls - ; l'implication directe ou indirecte d'un acteur étranger.
Je citerai trois exemples de campagnes suivies par Viginum : en mai 2023, Reliable Recent News, campagne qui utilisait des noms de domaines très proches de ceux de titres de presse ou d'organes étatiques (typosquatting), et qui servait des intérêts russes - Mme Catherine Colonna, l'ancienne ministre des affaires étrangères, avait alors dénoncé des acteurs d'origine russe, et non le gouvernement russe, ce qui est une nuance importante - ; en février 2024, Portal Kombat, avec la détection en Europe de 193 sites relayant des informations favorables aux intérêts russes, notamment dans le cadre de la guerre en Ukraine ; toujours en février 2024, l'affaire des étoiles de David, et son amplification artificielle par le site russe RRN.
Dans les 3 mois précédant une élection, il convient de souligner, que l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), par la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, peut demander à bloquer certains contenus diffusés par des plateformes dans un délai de vingt-quatre heures. Il faut aussi citer le décret du 13 juillet 2021 portant création de Viginum, et celui du 7 décembre 2021 autorisant ce service à mettre en oeuvre, dans un cadre très précis, un traitement automatisé de données à caractère personnel dans le but d'identifier les ingérences numériques étrangères. Ces textes apportent des garanties en termes de démocratie et de transparence, de même que l'existence d'un comité d'éthique qui surveille les travaux de Viginum
Dans l'écosystème des acteurs de la lutte contre la manipulation de l'information figurent également l'ambassadeur pour le numérique, le service d'information du Gouvernement (SIG), le ministère de l'Europe et des affaires étrangères ainsi que le ministère des armées.
J'en viens au sujet du lawfare, qui est l'utilisation du droit et des normes par des États à des fins d'affirmation de puissance, de déstabilisation et d'appui de leurs objectifs stratégiques, dans le champ militaire et, désormais, économique. Il recouvre trois types de menaces.
Le premier est l'instrumentalisation par les États de leur propre droit, en particulier au travers du développement de normes extraterritoriales. On pense ici à l'extraterritorialité du dollar : il semble que le simple passage d'un mail par un serveur stationné aux États-Unis suffise pour que la justice américaine se saisisse d'un sujet. Mais les États-Unis ne sont pas les seuls ; les Chinois ont fait un copier-coller extrêmement agressif des lois américaines. Quand je suis auditionné de manière publique, je prends garde à ne pas mettre les États-Unis et la Chine sur le même plan. Il est en effet possible de discuter avec les États-Unis pour tenter de trouver des solutions juridiques. De plus, l'emploi du lawfare pour la Chine s'étend au-delà de ce champ économique.
Le deuxième type de menaces concerne les normes internationales. Je prends comme exemple la relecture du droit maritime international par la Chine. Des îlots, en mer de Chine méridionale, ont été artificiellement transformés en îles : ainsi Pékin demande la reconnaissance d'eaux territoriales.
Le troisième type de menaces est l'exploitation par nos compétiteurs de notre propre droit ; je ne parlerai pas de l'exploitation des faiblesses - le terme ne serait pas juste -, mais il s'agit d'une exploitation du fonctionnement des démocraties, notamment pour mener des procédures bâillons. L'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem) et le centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du Quai d'Orsay ont réalisé une étude sur les manipulations de l'information. Russia Today avait intenté un procès au directeur de l'Irsem, M. Jeangène Vilmer, procès que Russia Today a perdu en 2022. Ces procédures bâillons représentent un véritable risque pour nos démocraties. Des chercheurs et des journalistes pourraient être tentés de se réfréner dans leurs propos et leurs écrits, par crainte d'une procédure judiciaire, qui, même si elle a de bonnes chances de ne pas aboutir, reste extrêmement désagréable pour l'inculpé.
La réponse en matière de lawfare est constituée de plusieurs lois. La loi n° 68-678 du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, dite loi de blocage, est une loi ancienne, mais très utile ; elle interdit à une entreprise de donner à une puissance étrangère des données considérées par l'État comme stratégiques.
La loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite loi Sapin 2, est compatible avec les normes américaines ; cela permet d'expliquer à notre partenaire américain que si une affaire de corruption éclate, il est alors possible de négocier que son traitement soit assuré en France, sans avoir à tomber sous le coup de la justice américaine. Cela protège nos entreprises et leurs salariés.
En ce qui concerne les outils européens, je citerai le règlement anti-coercition économique, le règlement de blocage et le projet de Fara (Foreign Agents Registration Act) européen, qui oblige les lobbyistes à s'enregistrer, afin que leur action soit plus transparente. La France négocie pour que ce texte corresponde à ses attentes, car des points de blocage existent au sein des propositions de Bruxelles ; l'esprit du texte, en revanche, nous convient parfaitement. Enfin, une loi contre les procédures bâillons vient d'être votée par le Parlement européen. Le Conseil doit désormais valider cette directive.
Dans le champ économique, le sens de ces ingérences est d'affaiblir notre économie, de la fragiliser et de capter nos technologies. Je saisis l'opportunité de cette audition pour souligner, les Flashs Ingérence DGSI, qui paraissent tous les mois, et qui sont à ce titre, très intéressants. Un récent Flash s'intéressait ainsi au débauchage de cadres d'entreprise par la Chine. Ces Flash traitent de questions très sensibles, comme le prix des carburants, levier potentiel d'action pour des compétiteurs qui souhaiteraient fragiliser nos équilibres sociaux.
Face à l'organigramme qui présente l'organisation de notre réponse dans le champ économique, nos partenaires étrangers sont souvent très impressionnés par le vaste spectre de menaces couvert et la robustesse de notre organisation qui couvre l'ensemble de ces champs. Il importe néanmoins de rester humble face à la détermination de nos compétiteurs. Par comparaison avec nos partenaires notamment non UE, les corpus français et européen nous protègent dans de nombreux domaines : coercition, investissements directs étrangers, dumping, captation de données, cybersécurité, protection physique de nos laboratoires, lawfare.
Des agences comme Bpifrance et l'Anssi sont chargées de mettre en oeuvre les différentes directives. Le comité interministériel est présidé par le SGDSN, avec l'appui du service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse), qui dépend du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ce comité traite de cas divers, comme celui-ci : que faire si la Chine a une attitude agressive pour acquérir des parts dans une entreprise sensible ? Qui pourra contrer cette offre ? Comment le faire ? Le sujet est-il sensible ? Peut-on accepter l'offre en question ? Voilà le genre de discussions qui se tiennent au sein de ce comité, appelé Colisé, comité de liaison interministériel en matière de sécurité économique.
Le ministère des armées intègre également les menaces hybrides dans la planification et la conduite des opérations. De nombreux travaux sont en cours. Le Mali nous a beaucoup appris sur les influences et les ingérences étrangères, notamment à cause de la politique de manipulation de l'information menée par Wagner. Quand, en avril 2022, le Président de la République a décidé le retrait des forces françaises du Mali Wagner a voulu faire porter la responsabilité d'un charnier à la France, sur le site de la base de Gossi, Nous avions eu assez de renseignements fiables pour faire décoller un drone et filmer de manière imparable ce qui se passait réellement. Ces preuves ont amené de nombreux journaux, comme Jeune Afrique, The Guardian et des titres français, à rétablir la vérité Nous avons gagné cette bataille, mais au sein d'une guerre tellement vaste qu'il serait très ambitieux de dire que nous pouvons lutter sur tous les fronts. C'est un vrai défi de répondre à une telle menace.
S'ajoute le biais cognitif. Je précise toutefois que l'existence, parmi certaines populations africaines, d'un sentiment anti-français ne se réduit pas à une manipulation de l'information par Wagner ; il peut exister des raisons plus profondes. Il faut donc traiter ces problèmes comme une menace hybride, mais également comme une véritable question politique.
En matière de gouvernance et de protection face aux stratégies hybrides, le centre d'excellence d'Helsinki a défini 13 champs, avec de nombreuses déclinaisons : propagande, ransomware, corruption, manoeuvres militaires à proximité de nos frontières, etc.
Le soutien de l'Union européenne est très important, que ce soit par l'intermédiaire de grands textes, comme la boussole stratégique, ou, de manière plus concrète, par des organes qui collectent du renseignement sur ces questions, comme l'Hybrid Fusion Cell, qui dépend de l'Intelligence Analysis Centre de l'Union européenne, ou encore par des directives, comme la directive sur la résilience des entités critiques, dite directive REC, et la directive concernant des mesures destinées à assurer un niveau élevé commun de cybersécurité dans l'ensemble de l'Union, dite directive NIS2. Ces directives s'appliquent en France et nous protègent.
L'Union européenne offre aussi des capacités de réaction, notamment grâce aux équipes de réaction rapide contre les menaces hybrides, qui sont en cours de développement. Il existe aussi des structures spécialisées, dont le centre d'excellence d'Helsinki.
L'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) s'intéresse aussi aux menaces hybrides. Sur ces questions, au sein de l'Otan, la France peut parfois se retrouver un peu isolée. La France est en effet attentive au fait que l'Otan ne duplique pas l'ensemble des actions de l'Union européenne, et n'interfère avec les prérogatives des États. L'Otan est en revanche pleinement légitime dans sa volonté de protéger le bon déroulement des actions militaires dans la zone euro-atlantique et des soutiens qui y sont directement associés. En revanche, La France considère que les questions de sécurité économique ne relèvent pas des prérogatives de l'Otan. Alors que le sommet de Washington, qui sera aussi un moment de politique américaine, sera une échéance importante, cette position française doit être rappelée.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, commandant, pour cette présentation très riche et très dense.
Vous décrivez deux logiques : une logique d'agences et une logique interministérielle. Qui coordonne le tout ? Quel est le fonctionnement précis ? J'ai le sentiment que les services travaillent en silo, chacun selon son approche. Notre commission d'enquête s'intéresse aux politiques publiques face aux influences étrangères. Il s'agit de savoir identifier un risque, de comprendre s'il s'agit d'un élément isolé ou non - cela pose la question de la coordination - et de définir le déclenchement de la réponse.
Quelle différence faites-vous entre influence et ingérence, et pouvez clarifier la notion de menace hybride ? La menace hybride est à l'image des poupées russes, certes, mais quelle est la doctrine des pouvoirs publics et du SGDSN en la matière ?
En ce qui concerne les menaces, je vous avoue que je reste sur ma faim. Au Sahel, la France a longtemps appliqué sa stratégie des « 3D » : développement, diplomatie, défense. Chacun connaît la fin de l'histoire, que je ne vais pas commenter. Cependant se mêlent des réalités propres au pays et une guerre hybride. Il aurait été intéressant que vous nous expliquiez les mécanismes à l'oeuvre et les réponses apportées.
Nous aurions pu citer un autre exemple, celui de la Finlande. Dans ce pays, nous avons vu la Première ministre, rockstar de la politique, devenir paria et devoir démissionner.
Ensuite, les États qui nous menacent, et notamment la Russie, ont-ils des alliances objectives ou structurées ? Quelles sont nos propres alliances ? Quand sommes-nous capables d'opérer seuls ? Quelle serait notre marge d'action sans l'Union européenne ou sans l'Otan ? Pouvons-nous avoir une stratégie autonome ? Sans l'Union européenne ni l'Otan, notre niveau de protection serait-il plus faible ?
Je ne parlerai pas de l'outre-mer, même si le sujet mériterait d'être creusé.
Êtes-vous aujourd'hui en mesure de travailler sur la prospective ? Notre commission d'enquête n'a pas vocation à faire les grands titres des journaux, mais à proposer des éléments structurants. Toutefois, dès lors que nous cherchons des réponses pour aujourd'hui, cela signifie que nous sommes déjà en retard. À l'heure où beaucoup parlent de l'intelligence artificielle, notre question est la suivante : les pouvoirs publics ont-ils imaginé les menaces de demain ? Cela suppose de faire de la recherche et de proposer des mesures opérationnelles pour demain et après-demain. Pour résumer, quelle est votre approche prospective ?
M. Dominique de Legge, président. - Mon questionnement rejoint celui de M. le rapporteur. En matière d'agences, un problème se pose, qui dépasse le cadre de cette commission d'enquête, celui de l'« agencialisation » des services de l'état. L'organisation des services en agences est-elle une bonne réponse en matière d'autorité et de coordination des services ?
En matière de réponse dans le champ économique, vous avez dit que nos partenaires étrangers ont l'impression que notre organisation est extrêmement robuste. Cependant, vous vous êtes arrêté là. Cela laisse à penser que notre organisation n'est peut-être pas aussi robuste que l'organigramme que vous nous avez présenté est indigeste. Pourriez-vous développer ce point ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Le besoin de coordination est un élément clé. Les menaces, éminemment transversales, imposent, pour certaines, un temps de réaction extrêmement court. La manipulation d'informations demande notamment une réponse rapide. J'ai été impressionné par l'organisation en place à Singapour : l'objectif de répondre en deux heures, avec 200 mots et deux images, semble être tenu. Cet exemple intéressant nous montre qu'il est possible d'être encore plus efficace en allant plus vite.
Revenons à la réponse de l'État envers la manipulation de l'information. En plus du Viginum, le comité de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), qui réunit l'ensemble des acteurs interministériels, permet d'agréger les informations afin de proposer aux autorités politiques des options nécessaires ou pertinentes en fonction de l'importance de la crise. La même organisation est retenue pour la réponse face aux menaces cyber, avec le C4, ainsi que pour les menaces portant sur le champ économique, avec le Colisé. Même si cette organisation n'existe pas spécifiquement pour le lawfare, ces sujets peuvent être traités par le Colisé. Il y a donc une volonté de « désiloter », et il me semble que cette organisation fonctionne.
La question de la réactivité constitue peut-être un point à creuser dans le cadre de votre commission d'enquête.
Lors de ma présentation liminaire, j'aurais dû mentionner un acteur essentiel, puisque les services de renseignement jouent un rôle fondamental en ces matières. La coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) assure un rôle de coordination des services de renseignement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais ce rôle n'est pas opérationnel. La coordination dans l'opérationnalité est un grand absent.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Ce point peut sans doute être amélioré, afin que des réponses encore plus rapides soient apportées.
Je ne dirais pas que nous fonctionnons encore en silo : les comités interministériels existent bien. Reste maintenant à gagner en rapidité lors de la prise de certaines décisions, si cela est nécessaire. Le Colisé peut prendre le temps d'étudier les dossiers relatifs à l'économie ou à des investissements directs étrangers, mais sur d'autres sujets, nous pouvons sûrement aller plus vite, comme l'illustre l'exemple singapourien.
Plusieurs définitions de l'influence et de l'ingérence sont possibles. Il me semble pertinent de distinguer une influence acceptable, relative au jeu normal entre les États, d'une influence malveillante - l'expression vient d'un document canadien -, qui constitue l'une des briques de l'ingérence, avec les cyberattaques, la manipulation de l'information et le lawfare.
Pour ce qui est des menaces, j'ai insisté sur la difficulté que pose le compétiteur russe, qui effectue ce type de manipulation d'information à une très grande échelle. La liste de nos compétiteurs comporte également la Turquie, qui a pu mener ce type d'opérations à l'issue de l'assassinat de Samuel Paty, ainsi que l'Azerbaïdjan et, dans une moindre mesure, la Chine, dont la posture est différente. Être présent face à l'ensemble des menaces de ces compétiteurs constitue un vrai défi.
S'ajoutent à cela des questions relatives à l'intelligence artificielle. Le président de Graphika, une entreprise travaillant pour le Pentagone, explique que le combat contre la détection d'informations produites de manière fausse est probablement perdu à terme, parce que même si nous utilisons des outils d'intelligence artificielle - vous en verrez chez Viginum -, il faudra toujours plus de temps pour démêler le vrai du faux dans les images et les enregistrements audio. Durant ce temps, l'information est diffusée parmi les citoyens. Or, plus le temps passe, plus il est difficile de contrer un narratif. Il faudra donc trouver d'autres méthodes pour répondre à ces menaces.
Vous vous interrogiez sur les capacités de la France à intervenir seule. De manière générale, la France est une nation dotée qui, quel que soit le gouvernement, tient fermement à conserver ses propres capacités d'analyse. À certains moments de l'histoire, par exemple lors de la deuxième guerre d'Irak, cela nous a permis de faire des choix différents des États-Unis. Nous aurons toujours un minimum de capacité autonome. Nous ne pouvons pas dépendre entièrement de nos alliés et de nos partenaires, sur ces questions.
Pour autant, le soutien apporté par l'Union européenne est extrêmement important et utile, notamment pour les questions relatives au domaine de la loi ou au domaine financier et économique. La masse critique de l'Union européenne apporte des capacités significatives pour protéger nos intérêts.
La prospective est l'un des axes d'effort du SGDSN, qui assure le pilotage du comité interministériel d'anticipation. Ce comité se réunit tous les six mois, dont une fois par an en présence des directeurs de cabinet des différents ministres. Il a été décidé de lancer une étude sur l'intelligence artificielle, pilotée par Viginum, qui pourra évoquer ces travaux avec vous. La question est fondamentale et nous pouvons sans doute faire plus. Le Gouvernement mène beaucoup de travaux au sujet de l'intelligence artificielle et nous pourrons sans doute en retirer des éléments pertinents. Il faut maintenant réfléchir à la bataille de demain dans ce domaine, c'est indéniable.
Monsieur le président, lors de ma présentation de la réponse de l'État dans le champ économique, comme dans les autres, il importe de faire preuve d'humilité. Face à l'organigramme que j'ai présenté, on peut avoir l'impression que nous disposons d'une organisation qui ressemble à Fort Knox, mais les défis qui sont devant nous sont colossaux. Pour le moment, la menace principale est russe. Mais si la Russie est une vague, la Chine est potentiellement un tsunami. Pour l'instant, la Chine ne s'est pas encore révélée comme un compétiteur extrêmement agressif. Sa manipulation de l'information cherche à promouvoir le modèle chinois. Imaginons toutefois une très grave crise dans l'Indopacifique, et un acteur chinois qui se décide à intervenir de manière bien plus déstabilisatrice pour notre société et notre système politique : avec les moyens dont la Chine dispose, cela risque d'être colossal. Il faut en effet faire maintenant de la prospective, pour réfléchir aux problèmes de demain, et non seulement à ceux du moment. Il serait imprudent de ma part de vous dire qu'en raison de l'organisation présentée, nous serions parfaitement étanches face à l'ensemble de ces menaces, au vu des enjeux et des intérêts associés à la protection de notre économie.
L'agencialisation constitue peut-être un risque dans certains États. Le secrétaire général du SGDSN s'est rendu en Suède, où les agences ont un pouvoir très fort par rapport aux ministères. Ce n'est pas le cas en France. Viginum compte 50 personnes. Administrativement, il s'agit d'un service du SGDSN, directement placé sous l'autorité du secrétaire général. De la même façon que l'Anssi est une direction du SGDSN. Au-dessus, des comités interministériels, rassemblant l'ensemble des administrations utiles, partagent l'information, élaborent des analyses conjointes, préparent les options de décision et en font des propositions aux autorités politiques. Ce fonctionnement me semble exemplaire.
Mme Nathalie Goulet. - Nous avons pour l'instant uniquement parlé d'États. Rien sur l'islam radical, rien sur l'influence des Frères musulmans ou du Qatar. Est-ce vous qui gérez ces questions ?
La loi de 1968 telle que vous l'avez présentée répond-elle aux questions posées par les clouds ? L'hébergement des données de santé dans des serveurs étrangers et celui des données de Bpifrance relatives aux prêts garantis par l'État au moment du covid par Microsoft ne constituent-ils pas une brèche massive ? Des questions relatives à l'extraterritorialité américaine sont-elles soulevées ?
Enfin, vous connaissez le travail mené par une commission d'enquête du Sénat relative à l'influence des cabinets de conseil. Le Sénat avait voté un texte nécessaire en matière de protection liée à l'influence des cabinets de conseil, qui a été scandaleusement raboté à l'Assemblée nationale. Quels retours pouvez-vous faire au Gouvernement à ce sujet ? Quelle est votre influence pour améliorer les dispositions et faire en sorte que notre travail en la matière soit retranscrit dans la loi ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je me suis effectivement concentré sur les États, mais les groupes terroristes font bien évidemment partie de la menace hybride. À côté des groupes terroristes, il y a l'ensemble des proxies qui peuvent être alimentés par des États. C'est tout à fait vrai et cela entre dans le champ des services de renseignement.
Je ne maîtrise pas le sujet de la pertinence de la loi de 1968 sur les clouds. L'Anssi vous répondra mieux que moi.
Les cabinets de conseil me semblent un peu en marge des sujets abordés.
Mme Nathalie Goulet. - Ils figurent pourtant dans l'une des diapositives projetées.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je retirerai ce terme de ma présentation, s'il y figure.
Au sein du ministère de l'économie, des finances, de la souveraineté industrielle et numérique (Mefsin), le Sisse pourra répondre plus précisément à cette question. De manière connexe se pose la question de la conformité ou compliance. Des entreprises doivent répondre au droit américain, démontrer leur conformité avec certaines normes américaines, et voient arriver des cabinets auscultant leurs actions. Le Sisse est vigilant sur ces sujets, et apporte des réponses. Il faut plutôt consulter la direction générale des entreprises (DGE) et le Mefsin pour obtenir les réponses à vos questions, tout à fait pertinentes.
M. André Reichardt. - J'ai le sentiment que le rôle de l'État est limité à un rôle défensif : on répond aux manipulations de l'information en disant qu'elles sont fausses, on répond en réparant les dégâts causés par des attaques cyber, on ne fait que répondre. Votre fonction ne recouvre-t-elle pas également des mesures plus actives ? À l'encontre d'acteurs ayant fait de la désinformation à notre égard, des désinformations qui ne sont pas le rétablissement de la vérité sont-elles envisagées ? Le SGDSN est-il actif en ce domaine ?
Cela rejoint ce que Nathalie Goulet indiquait au sujet de la lutte contre les groupes terroristes. Si l'on se contente de limiter les dégâts en invoquant la loi de 1905 de séparation des Églises et de l'État, nous ne gagnerons pas grand-chose... Il me semble que nous faisons de l'angélisme, dans ce pays. Pouvez-vous me convaincre de l'inverse ?
M. Akli Mellouli. - Je ne sais pas si l'on fait ou non de l'angélisme, mais je souhaite juste apporter une clarification. Lorsque l'on parle de terrorisme ou de radicalité, on parle de toutes les religions, et non seulement de l'islam. Un travail global de veille et de suivi est-il réalisé à l'encontre de toutes les religions ? Je ne voudrais pas laisser penser que le seul radicalisme dans ce pays concerne l'islam : cela serait léger en matière de lutte contre les influences religieuses...
Mme Nathalie Goulet. - Nous parlons de tous les « -ismes ».
M. Éric Bocquet. - Dans le prolongement de que Mme Goulet évoque, il me semble que le ministère de la défense est équipé de logiciels Microsoft. Sans faire d'anti-américanisme primaire, cela représente-t-il un risque en soi ?
L'influence des Gafam est parfois plus importante que celle des États. Il y a 3 milliards d'utilisateurs de Facebook dans le monde. Jamais aucune entreprise n'a eu une telle puissance. Il est établi qu'elle a joué un rôle déterminant dans la décision des Britanniques de voter en faveur du Brexit, et que l'élection de Trump, à cause de publicités ciblées et de fausses informations, a partie à voir avec elle. N'y a-t-il pas là aussi un risque d'influence directe auprès de l'opinion française ?
Vous avez enfin cité le sentiment anti-français au Mali, que vous semblez attribuer à des manipulations du groupe Wagner. Mais ce sentiment existait avant l'intervention de Wagner, en raison de notre passé colonial. Il a sans doute été utilisé et amplifié, mais ne l'attribuons pas aux seules manipulations du groupe Wagner.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Nous ne faisons pas d'angélisme. Les décisions sont prises en conseil de défense et de sécurité nationale, puis déclinées par les différents ministères. Elles ne sont pas nécessairement limitées au champ dans lequel nous avons été attaqués : des expulsions de diplomates ou de pseudo-diplomates peuvent être décidées, des sanctions économiques peuvent être prises, comme la coupure des canaux hertziens de Russia Today, même si, en l'espèce, cette décision a été prise par l'Union européenne au lendemain de la guerre en Ukraine.
Notre capacité à faire payer le prix à nos compétiteurs existe. C'est une analyse personnelle, mais on peut sans doute faire plus. Cela nécessite-t-il de changer les réglementations et les lois ? Je ne le sais pas. Le contexte change de manière dynamique, et nous apprenons. Il faut peut-être changer de braquet. De telles opérations se font déjà ponctuellement. Cela constitue sans doute un axe de travail intéressant pour votre commission.
Il n'y a bien évidemment pas de focalisation sur l'islam. Les administrations qui font ce travail, comme Viginum, sont agnostiques sur la menace. Elles partent de ce qu'elles voient. L'alt-right américaine et les réseaux russes font partie de nos axes d'étude habituels.
M. Akli Mellouli. - Il faut l'être, cette menace est très grave.
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - En ce qui concerne l'utilisation de Microsoft, sans entrer dans des informations particulièrement classifiées, lorsque nous avons vraiment besoin d'être sûrs, nous vérifions en profondeur la sécurité de nos outils. L'Anssi pourra vous répondre sur le degré de garantie apporté.
En ce qui concerne les Gafam, vous avez tout à fait raison : leur rôle est au coeur de ces questions. Le dialogue entre les autorités et les plateformes ainsi que les lois permettant de contraindre ces dernières sont au coeur de ce que nous pouvons faire d'utile. Sans doute la dimension européenne représente-t-elle une aide, car c'est à cette échelle que l'on peut peser sur les plateformes. Ce sujet mérite d'être creusé, même si certains outils existent déjà. La loi permet déjà à l'Arcom de demander, trois mois avant les élections, le blocage de certains contenus sur les plateformes. Il doit être possible d'aller plus loin, et c'est sans doute à l'échelle européenne que la réponse se trouve.
J'ai peut-être manqué de clarté au sujet du sentiment anti-français, mais j'ai tenu à insister sur le fait qu'il ne faut pas se retrancher derrière le petit doigt de la guerre hybride pour masquer des difficultés qui peuvent exister avant des opérations de déstabilisation. Sur le théâtre national, les Russes amplifient également différents troubles sociaux.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le Digital Services Act (DSA) et le Digital Markets Act (DMA) commencent enfin à être appliqués, et bientôt l'Artificial Intelligence Act et le Data Act, encore débattus, s'appliqueront également. Je m'étonne qu'au niveau de coordination où vous vous trouvez ces questions ne soient pas plus clairement connues. La donnée est l'actif stratégique majeur : internet est un nouveau terrain d'affrontement mondial. Des hackers attaquent nos structures vitales par leur intermédiaire. Les géants américains font tout pour occuper une position hégémonique sur le marché européen de la donnée, y compris dans nos ministères les plus sensibles : nous avons cité Microsoft au ministère de la défense, mais le ministère de l'intérieur essaie de se défaire de Palantir. Le cloud n'est pas un nuage éthéré : ce sont des câbles, des data centers, des briques logiciels qui constituent la chaîne de sécurisation de nos données. Comment se fait-il qu'au niveau interministériel où vous vous trouvez, avec le secrétariat général des affaires européennes (SGAE) et l'Anssi sous votre pilotage, il n'y ait pas de coordination supérieure à l'Anssi, irriguant toute la politique des ministères ? Chacun semble faire ce qu'il veut dans son coin. N'y a-t-il pas de réflexion sur ce sujet éminemment stratégique ? Un chief technical officer pilotait ces questions pour Obama. Évoquez-vous ces sujets ? N'avez-vous pas tout de même l'impression de travailler en silo ?
Mme Nicole Duranton. - Vous avez évoqué les élections européennes. Ces dernières années, de plus en plus de pays ont été victimes d'ingérence numérique étrangère en période électorale, et de tentatives d'influencer les votes ou de discréditer des résultats. Doit-on craindre de telles opérations lors des prochaines élections européennes ? Les dispositifs de protection mis en place par la France et l'Union européenne sont-ils suffisamment puissants pour lutter contre ces actions ?
Enfin, comment identifiez-vous factuellement et apportez-vous les preuves d'une tentative d'ingérence étrangère ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Les questions de cloud et de données sont essentielles. Pour autant, au sein de ma sous-direction, qui concentre ses études sur la menace hybride, de manière macroscopique, cette question n'apparaît pas suffisamment par rapport aux éléments que vous évoquez. Sans doute, au sein même du SGDSN, la sous-direction en charge de la protection du patrimoine scientifique et technologique dispose d'éléments de réponse, ainsi que l'Anssi. Le Mefsin peut également vous apporter des réponses.
Une opération spécifique sera montée par Viginum et par l'Anssi pour les élections européennes. Le lien avec l'Union européenne est très fort : Viginum a par exemple été engagé dans un exercice européen dédié. Nous étudierons après ces élections quelle aura été la qualité de la réponse. La prise en compte de la question est forte, sans aucun angélisme, au vu des informations circulant sur l'état de la menace russe. À plus forte raison, la France est une cible en 2024, car elle offre des raisons d'attaquer assez fortes. Nous accueillons les jeux Olympiques, qui représentent une grosse action pour l'Anssi, Viginum et le SGDSN ; il y a les élections européennes ; nous conduisons des opérations militaires. Ces éléments font que la France constitue une cible attrayante. En raison de nos prises de position envers l'Arménie, nous nous sommes découvert un nouveau compétiteur avec l'Azerbaïdjan. Nous sommes très loin de l'angélisme : les choses sont préparées pour que nous répondions au mieux face à ces menaces.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La logique d'agence et de silo semble totale. Chacun paraît s'occuper d'un bout du problème, mais personne ne pilote globalement. Je suis plutôt inquiet, personnellement, car il ne semble pas y avoir de compréhension des enjeux globaux et de coordination de la réponse. Il y a eu des opérations d'ingérences lors du Brexit, de l'élection de Trump, ou également lors des élections législatives des Français de l'étranger. Comprenez bien que notre rôle de parlementaires est de comprendre ce qui est mis en place avant que les jeux Olympiques et les élections européennes n'aient lieu. Nous pensions que le SGDSN constituait la vigie globale, mais nous restons sur notre faim. Des choses se préparent en vue de ces échéances, mais il ne me semble pas qu'un plan précis soit établi.
Que sommes-nous capables de faire en matière d'influence positive ? Concrètement, quels sont nos outils de réponse, à l'instar de ce qui est fait à Singapour ? Peut-on avoir une idée des moyens humains et financiers que nous pouvons mobiliser face à la vague représentée par la Russie et au tsunami que représenterait la Chine ?
Lors de cet échange, vous avez commencé à suggérer plusieurs préconisations. Pourrez-vous nous transmettre par écrit une liste d'évolutions législatives, réglementaires ou technologiques que vous envisagez, afin de nourrir notre réflexion ?
Capitaine de vaisseau Yann Briand. - Je vais tenter de vous rassurer un peu plus : le secrétaire général du SGDSN est le président de l'ensemble des comités existant pour chacun des champs de menace. Par son rôle central, le SGDSN assure bien cette coordination. Ces comités ont pour fonction de partager les informations entre les différentes chaînes opérationnelles, qui doivent effectivement se rencontrer, et de proposer ensuite des décisions aux autorités politiques. C'est bien là que ce travail est réalisé.
En vue des jeux Olympiques et des élections européennes, le SGDSN joue bien évidemment un rôle central. Les menaces très nombreuses peuvent être traitées de manière différente, mais cela sort de mon champ de prérogatives. La division protection et sécurité de l'État du SGDSN est au coeur de la manoeuvre pour la préparation des jeux Olympiques. Le secrétaire général, que vous auditionnerez, pourra vous donner des précisions sur le rôle du SGDSN au sujet de la préparation de ces deux grands événements.
Je pense que votre audition du secrétaire général du SGDSN pourra vous rassurer sur le rôle de coordination du SGDSN et de proposition de réponse aux autorités politiques.
M. Dominique de Legge, président. - Commandant, nous vous remercions de ces précisions. Nous recueillerons vos propositions écrites. En ce qui concerne la suite de nos travaux, nous nous retrouvons jeudi pour une table ronde, puis nous visiterons Viginum mardi prochain.
2. Table ronde, ouverte à la presse, de MM. David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris, Nicolas Tenzer, président du centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP) et Frédéric Charillon, professeur en science politique et relations internationales, sur la guerre informationnelle - le jeudi 29 février 2024
M. Dominique de Legge, président.- Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête avec une table ronde rassemblant le professeur Frédéric Charillon, MM. David Colon et Nicolas Tenzer. Je vous remercie tous les trois de vous être rendus disponibles pour cette table ronde. Vous êtes des habitués des auditions parlementaires, mais nous avons souhaité vous entendre sous une forme, sous un nom plus spécifique et peut-être différent de celui de vos précédentes interventions à l'Assemblée nationale ou au Sénat. Nous souhaitons qu'en tant que chercheurs, vous puissiez nous éclairer sur la définition des termes au coeur de cette commission d'enquête, en particulier celle de notion d'influence notamment lorsqu'elle est malveillante, mais aussi et surtout partager votre analyse sur l'efficacité de nos politiques publiques.
Monsieur Frédéric Charillon, vous êtes professeur des universités en sciences politiques à l'Université Paris Cité, spécialiste des relations internationales. Vous avez consacré votre thèse de doctorat aux États et acteurs non étatiques en France et en Grande-Bretagne dans la guerre du Golfe. Vous avez par ailleurs dirigé l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM) de 2009 à 2015 et le Centre d'études en sciences sociales de la défense (C2SD) de 2003 à 2009. Votre dernier ouvrage, Guerres d'influence, a été publié en 2022.
Monsieur David Colon, vous êtes professeur agrégé d'histoire à Sciences Po. Vos travaux portent sur la propagande et la manipulation de masse et, à ce titre, vous intervenez régulièrement dans les médias. Votre ouvrage Propagande. La manipulation de masse dans le monde contemporain a obtenu le prix Jacques Ellul et le prix Akropolis lors de sa publication en 2019 et votre dernier livre, La guerre de l'information : Les États à la conquête de nos cerveaux, est paru en 2023.
Monsieur Nicolas Tenzer, vous êtes spécialiste de philosophie politique, haut fonctionnaire et président du Centre d'Étude et de Réflexion pour l'Action politique (CERAP), think tank que vous avez fondé. Vous enseignez par ailleurs à Sciences Po. Votre dernier ouvrage, Notre guerre, est sorti en 2024 et traite du conflit ukrainien.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos liens éventuels ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. David Colon, Nicolas Tenzer, et Frédéric Charillon, prêtent serment.
Je vous remercie. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous propose, ainsi que nous en sommes convenus à l'instant, que chacun d'entre vous puisse faire un exposé liminaire d'un quart d'heure. Puis notre rapporteur et les collègues membres de la commission pourront vous interroger afin de préciser tel ou tel point. Nous sommes convenus de démarrer par ordre alphabétique, n'ayant pas de préférence particulière. Monsieur Chatillon, je vous laisse la parole.
M. Frédéric Charillon, professeur en science politique et relations internationales. - Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les sénatrices et les sénateurs, merci à vous toutes et à tous de nous recevoir aujourd'hui et de nous entendre. Je vais être bref pour que nous puissions avoir le temps d'échanger. Vous avez, monsieur le président, indiqué un premier point qui nous paraît à tous très important, il s'agit de la définition des termes.
Je commencerai par cela parce que c'est peut-être ce point qui m'a amené à entreprendre des recherches pour la rédaction de l'ouvrage que j'ai publié il y a presque deux ans, sur les guerres d'influence. Le sujet m'avait déjà interpellé dans mes diverses fonctions, notamment à la direction de l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire. C'était déjà une époque où on sentait monter une préoccupation pour ce concept d'influence. On assistait à une sorte de réveil, en quelques sortes, après une longue période où le mot était considéré comme « mal élevé », voire « paranoïaque ». On a alors observé brusquement un tournant, une sorte de prise de conscience par de là les cercles administratifs, ministériels de la défense et des affaires étrangères en ce qui me concerne. La préoccupation autour de l'influence s'est faite jour. On a même parfois constaté la création de directions administratives, de bureaux, de missions, ou des groupes de travail, en ce domaine.
Pour autant il m'était apparu que ce terme d'influence n'était pas défini. Quand on interrogeait des personnes, y compris des responsables en charge de développer un programme ou un groupe de travail sur l'influence, la définition du concept ne semblait pas être tout à fait mise au point. La question de l'influence n'était pas posée en tant que telle. Par ailleurs, cette prise de conscience n'était également pas suivie d'effets dans la pratique. Tandis que les autres pays y compris nos propres partenaires européens disposaient d'un discours bien rodé et d'éléments de langage qu'ils communiquaient, tel n'était pas mon cas lorsque je revenais par exemple, d'une mission à l'étranger. Peut-être devrions nous développer un discours et profiter du déplacement de certains cadres et des forums internationaux afin de communiquer certains messages. Pour vous le dire plus simplement, il y avait un fossé entre d'une part, la montée en puissance d'une préoccupation croissante pour le concept d'influence et d'autre part, l'absence de définition de ce terme et peut-être même celle de mise en oeuvre d'une politique, que ce soit à notre profit pour exercer une certaine influence ou pour tenter d'arrêter ou de contrecarrer d'éventuelles influences extérieures.
Nous savons aujourd'hui que de nombreux États consacrent des crédits importants pour définir des stratégies dites d'influence. C'est pratiquement devenu la règle du jeu international. Il y a quelques années, je crois que c'était vers 2019, un rapport parlementaire britannique qui abordait ce sujet et plus particulièrement l'intrusion russe dans les processus électoraux occidentaux, fournissait une liste d'interférences probables. Or, plutôt que de s'en scandaliser, en disant « c'est ignoble, il faut le dénoncer », ce rapport concluait que c'était la règle du jeu aujourd'hui. Il faut donc jouer ce jeu. Il faut être prêt. Il faut nous livrer à ce constat car c'est une lutte qui est en cours.
Cela nous conduit à la question de la définition. Le terme d'influence est convoqué dans de nombreuses situations. On parle d'influence pour des chaînes de télévision extérieures, pour des réseaux qui soutiennent tel ou tel pays ou pour des séries télévisées. On évoque parfois l'influence dans le cadre de programmes d'invitation de la part de grands pays extérieurs, y compris des pays amis ou partenaires destinés aux jeunes, appelés personnalités d'avenir ou young leaders. On fait aussi référence au terme d'influence lors des grandes rencontres internationales sur les questions stratégiques ou autres qui sont accompagnées des programmes d'invitation. C'est donc très varié. Tout le monde pressent ce que cela peut vouloir dire, mais il est plus difficile de la définir, ce qui est évidemment indispensable si nous souhaitons mettre en oeuvre une politique en la matière.
Nous savons également que nous avons peut-être déjà connu un certain nombre de défaites sur ce terrain de l'influence. C'est l'analyse qui est souvent avancée en ce qui concerne la France dans un certain nombre de pays du Sahel. C'est une analyse qui n'est probablement pas complète. La complexité de cette situation ne se résume pas à l'efficacité de la propagande russe ou autre. Il y a bien d'autres facteurs, mais on a cru comprendre effectivement qu'il y avait là un véritable sujet d'influence. Nous savons qu'en l'espèce elle est à l'oeuvre.
Pour autant, si nous devons mettre en place une politique publique de l'influence, parce qu'il s'agit bien de cela, il convient de définir ce qu'est l'influence. Il existe une définition très simple. L'influence consiste à faire adopter à des tiers, un comportement qu'ils n'auraient pas adopté, seuls. Elle peut cibler des leaders politiques, industriels ou économiques, des leaders d'opinion, des journalistes, ou l'opinion publique. Le politiste américain spécialiste des relations internationales que nous connaissons tous, Joseph Nye, l'inventeur en quelque sorte, et à tout le moins le héros du concept de soft power, avait formulé les stratégies pour y parvenir. Il existe trois types d'action pour faire changer quelqu'un de comportement. Il y a bien sûr l'usage de la force ou de la menace d'utiliser la force. Cela ne relève pas de l'influence. Il y a ensuite la rémunération ou la récompense, c'est-à-dire l'intéressement de nature financière ou autre. C'est une façon de dire si vous faites ce que j'attends de vous, alors vous trouverez une récompense dans cette action. Enfin, la troisième modalité réside dans le pouvoir de conviction et de séduction, qui consiste à amener quelqu'un à changer de comportement, sans apparaître comme exerçant la moindre pression sur cette personne. Des trois méthodes, l'influence ne relève que des deux dernières. Excluons le recours brutal à la force, ce n'est plus tout à fait ce qu'on appelle de l'influence, contrairement à l'incitation économique ou autre, d'une part, et le travail de persuasion, de conviction sur les esprits, qui sont effectivement des instruments de l'influence.
Au-delà de ces définitions, il ne faut pas oublier, me semble-t-il, que l'influence suppose des moyens. On ne peut prétendre avoir une stratégie d'influence, à moyens constants, formule que nous aimons particulièrement en Europe. L'influence a un coût. Les pays qui ont mis en place des stratégies d'influence ont choisi d'y consacrer des moyens financiers, et ont opté pour cette priorité plutôt que d'autres, au titre de leur action extérieure. Il faut bien garder à l'esprit que si on accepte cette définition de l'influence qui est de se donner les moyens de faire changer le comportement des acteurs tiers, alors cette politique a un coût, sauf à considérer que nous sommes, par notre seul discours, absolument géniaux et que la brillance de ce discours suffira à rallier à nous toutes les bonnes volontés du monde. Personnellement, j'en doute. Quand bien même, ce serait le cas, encore faudrait-il disposer de médias pour diffuser ce discours, ce qui requiert là encore des moyens.
Un dernier petit point sur la définition. L'influence n'est pas le contraire de la puissance. Je ne le pense pas. Plus on est puissant, plus on est influent, même si on n'utilise pas cette puissance, parce que la personne que l'on souhaite influencer, a bien identifié cette puissance et les moyens qui y sont associés et qui pourraient peut-être l'aider. Ce n'est pas un hasard si les États-Unis sont plus écoutés que d'autres dans certaines enceintes internationales. Il convient donc d'éviter le piège selon lequel il y aurait d'un côté la puissance qui serait le hard power et de l'autre l'influence, qui serait plus subtile et plus gentille. Plus on est puissant, plus on est écouté. Il y a donc un lien entre les deux.
Ce qui me paraît ensuite important de souligner est que si nous voulons mettre en oeuvre des stratégies d'influence, soit pour nous-mêmes aux fins d'être entendus, soit pour se préserver des ingérences extérieures, il faut alors se poser la question des savoir-faire. C'est un travail qu'il nous faut initier dans les différents ministères qui ont annoncé créer un bureau pour l'influence ou une direction de l'influence, que par ailleurs, je ne préconiserai pas de nommer ainsi. Je n'aimerais pas être la personne qui se promène dans le monde avec une carte de visite marquée « Responsable de l'influence ». Je ne suis pas certain que cela aiderait à créer du lien social de prime abord. C'est une erreur à ne pas faire.
De quoi parle-t-on en termes de savoir-faire ? Il y en a au moins trois ou quatre types, de nature très différente. Il y a tout d'abord, ce qu'on appelle souvent en France, le soft power, c'est-à-dire l'action culturelle en quelque sorte, et ce que les Britanniques ou d'autres peuvent appeler parfois le nation branding, qui consiste à associer à un pays donné, une image positive, notamment grâce au rayonnement de sa culture. Cela correspond à un type de savoir-faire, et de métier que l'on peut trouver, en France par exemple à la direction générale de la mondialisation ou dans les réflexions sur l'action culturelle extérieure.
Cette approche est tout à fait différente, pour prendre un autre exemple, de celle de placer des hauts fonctionnaires dans des organisations internationales, même si ces personnes sont ensuite supposées agir au nom de l'organisation internationale en question, et non en tant qu'agent ou représentant d'un pays. Néanmoins, nous savons tous que cela est important. J'illustrerai mon propos par la nomination de quatre personnalités chinoises à peu près au même moment à la tête de quatre agences importantes des Nations-Unies, alors que nous pensions obtenir une de ces nominations. Être capable de placer un certain nombre de personnes représente donc une autre facette de l'influence, qui ne relève pas du tout de l'action culturelle. Cela suppose d'effectuer un travail de veille sur les postes que l'on estime importants, de connaitre les dates de vacances et de candidature, de déterminer si nous avons éventuellement les bons candidats pour ce type de poste, puis ensuite de les préparer, et les aider à faire campagne pour obtenir ce poste.
Un autre savoir-faire tout à fait différent réside dans la lutte contre l'intrusion. Il me semble que lorsque, par exemple, le président de la République, le 7 novembre 2022, présentait la revue stratégique à Toulon, en évoquant l'importance des questions d'influence dans les réflexions stratégiques, peut-être avait-il très clairement à l'esprit, ou du moins un certain nombre de militaires avec lesquels je me suis entretenu, la lutte contre l'intrusion et contre les fake news, C'est encore un autre métier qui suppose de les détecter et de les combattre, etc. On pourrait certainement compléter la liste.
Enfin, j'en terminerai par-là, lorsque l'on aborde les aspects concrets et la mise en oeuvre d'une politique de l'influence ou de la contre-influence, efficaces, il faut comprendre que non seulement cette dernière convoque des savoir-faire différents, mais concerne également des terrains et des théâtres prioritaires très différents et dont certains ne sont pas forcément ceux que la fonction publique ou nos différents services maîtrisent le mieux parce qu'ils sont ceux, par exemple, des jeunes, tels que les influenceurs. Ces derniers représentent aujourd'hui le vecteur d'information le plus fréquemment cité par les étudiants. Quand on leur demande, qu'ils soient en première année ou en master, comment ils s'informent sur la politique internationale ou nationale, la réponse est « HugoDécrypte » qui par ailleurs fait un travail tout à fait remarquable. Sauf que derrière « HugoDécrypte », il peut y avoir « SophieDécrypte ». Peut-être avez-vous entendu parler de cette chaine Youtube, qui je crois a été fermée très récemment, une sorte de parodie qui avait du succès, mais qui était totalement en faveur de la Chine, en en présentant un tableau idyllique. Nous savons que ce type de vecteur constitue un théâtre d'affrontement aujourd'hui pour l'influence. On pourrait citer des chaînes de télévision comme AJ+. Une autre illustration est celle de ces observateurs électoraux dans le cadre de la dernière élection indonésienne, qui se désespéraient de voir que TikTok était en train de faire l'élection présidentielle, car un grand nombre d'électeurs se déterminaient en fonction de ce réseau. Les candidats eux-mêmes avaient complètement joué cette carte des réseaux, privant ainsi les électeurs de tout débat politique de fond.
Il convient également de mentionner le cas des diasporas, notamment étudiantes. Dans un certain nombre d'universités occidentales, des groupes d'étudiants suffisamment nombreux pour représenter un enjeu financier pour l'université elle-même, en raison des frais d'inscription, peuvent s'organiser, probablement pas tout seuls, pour notamment exiger qu'on change les termes du débat, qu'on évoque tel ou tel sujet, avec des mots différents, comme « province chinoise » plutôt que « pays », pour qualifier par exemple, Taïwan. Il est difficile pour l'université de mécontenter tout un groupe d'étudiants. Le terrain universitaire lui-même, chercheurs et étudiants, compris, constitue un terrain de lutte d'influence particulièrement important parce qu'il concerne souvent des étudiants qui sont déjà intéressés par une région ou par un pays, et sont plus facilement abordables.
Évidemment, il faudra également se pencher sur la question de l'intelligence artificielle puisqu'à l'instar des chaînes de télévision, chaque puissance aura ses propres vecteurs ou producteurs d'intelligence artificielle. Il y a déjà un chatGPT chinois, russe, etc. À mon grand désespoir et celui de mes collègues universitaires, la plupart des travaux demandés à des étudiants en master, pas les devoirs sur table, proviennent directement aujourd'hui de ChatGPT. Quand sera-t-il lorsque la concurrence sera beaucoup plus organisée ?
Ces métiers et terrains d'affrontements à venir et peut-être déjà présents, sont à prendre en considération lorsqu'on veut mettre en oeuvre une politique concrète de l'influence. Je vous remercie, monsieur le président.
M. David Colon, enseignant-chercheur à Sciences Po Paris. - Monsieur le président, mesdames et messieurs les sénateurs et les sénatrices, je voudrais d'abord vous remercier pour votre invitation et l'opportunité qui m'est donnée de m'exprimer sur un sujet qui me paraît particulièrement crucial. Je tiens à préciser que je suis membre des États-généraux de l'information et plus particulièrement du groupe 4, au sein duquel je travaille sur la lutte contre les ingérences étrangères. Je m'exprime donc ici à titre strictement personnel. Aucune des propositions que je vais émettre devant vous, n'engagent les États généraux de l'information.
Je partirai d'une déclaration de notre diplomatie française, le 15 février 2024 - je cite le Quai d'Orsay - « La récurrence des opérations menées ces derniers mois et leur lien direct avec les déclarations d'autorité russe, démontrent bien qu'il s'agit d'une stratégie coordonnée de guerre de l'information menée et assumée par Moscou ». Cette prise de conscience, cette déclaration publique, l'appel au sursaut de notre Président de la République, les alertes répétées de nos différents services, le rapport annuel de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (ANSSI), les déclarations de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), les dénonciations émanant de VIGINUM et du Quai d'Orsay attestent, je crois, de la gravité de la situation, sans qu'il ne soit nécessaire d'insister sur ce point.
Je voudrais simplement souligner le contexte qui est celui d'une guerre de l'information qui, du point de vue du Kremlin, est une guerre totale dirigée par les démocraties, à commencer par celles qui soutiennent l'Ukraine contre l'agression dont ce pays fait l'objet de la part du Kremlin depuis 2014 et plus spécifiquement depuis février 2022. Il s'agit d'une guerre totale, en ce que le Kremlin s'appuie pour la mener sur tous les moyens à sa disposition, militaires, étatiques, non-étatiques, avec notamment le recours à de grandes entreprises privées souvent dirigées par des proches du Kremlin impliqués dans des opérations d'influence. Cela vient d'être dit par Frédéric Charillon, les moyens sont considérables. Leur l'ampleur est chaque jour mieux connue à mesure des révélations faites sur les efforts imposants fournis par Vladimir Poutine pour survivre politiquement. En effet, de son point de vue, cette guerre totale qui est menée contre nous, est une guerre pour sa survie politique.
Cette guerre est également totale parce qu'elle a pour théâtre notre sphère et environnement informationnel, dans toutes leurs dimensions, aussi bien celle infrastructurelle des câbles, que celle des matériels, des protocoles de communication, et des contenus. Elle est totale parce qu'elle nous affecte dans toutes les dimensions de notre vie publique. Elle peut conduire à des piratages d'à peu près tous nos débats et clivages, pour les accentuer, fragiliser nos divisions ou encourager le doute. Parmi les opérations du Kremlin récemment dénoncées par la France, celle dite des « Etoiles bleues de David » illustre mieux que tout autre, ce pouvoir d'influence qui, pardonnez-moi monsieur le professeur, est un pouvoir du faible au fort. En l'occurrence, s'agissant de la Russie, l'influence est un substitut à une puissance que le Kremlin n'a plus. Ce dernier investit d'autant plus dans les opérations d'influence qu'il n'est plus en mesure de peser sur les destinés militaires ou celles économiques du monde comme il a pu rêver de le faire, par le passé.
Face à cela, la France a réalisé des progrès considérables. J'évoque dans mon livre notre réaction tardive, mais en même temps je suis convaincu que nous n'avons pas réagi trop tard. Parmi les réactions mises en oeuvre, on peut citer bien évidemment la création du commandement de la cyberdéfense, la publication d'une doctrine de lutte informatique défensive, offensive et d'influence, la création de VIGINIUM dont l'efficacité est, je crois, chaque jour vérifiée. Il y a eu des efforts considérables de la part de notre diplomatie publique, mais également de celle de l'Élysée pour développer des outils de veille, de détection et de caractérisation, accompagnés des efforts quotidiens de nos services pour retracer ces opérations d'influence et le cas échéant, les attribuer à des acteurs étrangers. Nous n'avons donc pas à rougir de ce qui a été fait jusqu'ici. J'ajoute à ce portrait flatteur le fait que la France est engagée dans une politique multilatérale, qui s'est traduite par le Partenariat pour l'information et la démocratie de 2019, par la signature par notre pays de la déclaration mondiale pour l'intégrité de l'information en ligne ainsi que par notre engagement dans le chantier des États généraux de l'information avec l'intention de proposer, comme vous, des pistes concrètes.
Après ce portrait flatteur, quelles sont, selon moi, les points problématiques ou plutôt ceux nécessitant d'être améliorés ? Tout d'abord, tandis que le Kremlin mène une stratégie coordonnée de guerre de l'information, nous ne menons pas de stratégie coordonnée de lutte contre cette guerre de l'information. C'est aujourd'hui ce qui nous manque le plus, une stratégie nationale, une doctrine. Je ne sais pas à qui peut revenir le soin de l'élaborer et la mettre en oeuvre, si ce doit être le Secrétariat général de la Défense et de la Sécurité nationale (SGDSN), ou l'Élysée, notamment à travers la Coordination nationale du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT) qui pourrait voir élargir ses compétences, aux ingérences et influences étrangères. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de cette stratégie coordonnée, ne serait-ce que pour définir clairement les champs d'action des différents acteurs qui sont de plus en plus nombreux au sein de notre pays, pour mettre en oeuvre les trois volets qui sont fondamentaux dans la lutte contre les influences étrangères, la « protection », la « régulation » et la « résilience ».
Permettez-moi, car le temps m'est compté, d'insister sur le volet « résilience » qui est aujourd'hui celui qui nous fait, à mon sens, le plus défaut. Ces derniers temps, j'ai eu l'occasion d'échanger avec des experts de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de contribuer avec beaucoup d'autres, à l'expertise du rapport Facts not Fakes qui sera publié ce lundi. Ce rapport, signé par les 38 pays membres de l'OCDE, porte précisément sur la lutte contre les ingérences informationnelles étrangères. Sans trahir de secret, il met en avant un certain nombre de pistes qui me semblent de nature à nous aider dans la définition d'une politique publique efficace de lutte contre les manipulations de l'information et contre les ingérences étrangères.
Le point crucial, c'est la transparence. Je n'ignore pas qu'une proposition de loi en ce sens, visant à prévenir les ingérences étrangères en France, a été déposée sur le Bureau de l'Assemblée nationale par MM. Sacha Houlié, Thomas Gassilloud, et Mme Constance Le Gripm. Elle s'inspire, et c'est une très bonne chose, du dispositif américain de 1938, le FARA, (Foreign Agents Registration Act), qui fait obligation à quiconque mène une action d'influence aux États-Unis pour le compte d'une entité ou d'un agent étranger, de déclarer son activité. Je n'ignore pas non plus que le champ de la proposition de loi est à ce stade encore assez réduit dans la mesure où, dans le prolongement des propos de Frédéric Charillon, il existe des pans absolument déterminants qui échappent aujourd'hui à cette obligation de transparence ainsi qu'à l'obligation d'enregistrement auprès de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, tels que le financement des centres dédiés à la production de savoirs, les centres de recherche et les universités. Il serait utile de connaître les sources de financement extra-européens de ces universités, proposition qui avait été par ailleurs présentée dans un précédent rapport d'une commission d'enquête sénatoriale, présidée par Étienne Blanc avec pour rapporteur André Gattolin.
Il serait utile d'étendre l'obligation de transparence aux think tanks, en particulier lorsque leurs membres s'expriment sur les plateaux de télévision et dans les médias. Il nous faut en tout cas encourager, j'en suis convaincu, une démarche de transparence parce qu'elle est de nature à davantage conforter la confiance dans les institutions politiques publiques que ne le sont des mesures liberticides. En effet, nous avons souvent tendance, face aux ingérences étrangères, à adopter des mesures restrictives en matière de liberté publique, qu'il s'agisse de la liberté d'expression, de la liberté d'opinion ou de celle d'informer.
Nous avons aussi un devoir de transparence à l'égard des opérations d'influence menées sur certaines plateformes. Permettez-moi d'en mettre une, en particulier, en exergue, TikTok. Le Sénat a publié un excellent rapport de la commission d'enquête, présidée par Mickaël Vallet, avec comme rapporteur Claude Malhuret. Force est de constater que TikTok n'a pas répondu aux questions soulevées par cette commission d'enquête, qu'il s'agisse de celles relatives au capital et au statut de la maison mère, ByteDance, à la propriété intellectuelle et à la localisation des ingénieurs qui élaborent les algorithmes - on sait qu'ils sont chinois - à la nature des entités chinoises avec lesquelles TikTok est en relation permanente, à la nature des données des utilisateurs transférés en Chine continentale, aux capacités de TikTok à mettre fin au transfert de données dont on sait que cela conduit à un accès de ces données au Parti communiste chinois.
TikTok n'a pas non plus, dans les délais qui lui étaient indiqués, pris les principales mesures demandées, à savoir une clarification des statuts et de l'actionnariat. On ignore même le nom de la personnalité chinoise qui dirige effectivement TikTok France, ce qui est étonnant. Imaginez que nous ayons une chaîne de télévision avec 20 millions d'auditeurs dont on ignore le nom du dirigeant. Je pense que nous serions plusieurs à trouver cela étrange. Néanmoins, nous semblons le tolérer pour cet outil qui donne un accès direct au cerveau de 22 millions de Français, au parti communiste chinois. Il n'y a pas eu de mise en conformité avec les prescriptions du règlement européen sur les services numériques (DSA). Force est aussi de constater l'absence de mise en place, d'une part, de mesures effectives de lutte contre la désinformation, et d'autre part, d'interfaces de programmation, ouvertes et transparentes.
Tout ce que nous avons depuis la parution du rapport de la commission et celle de mon livre où je crois avoir alerté sur ce sujet TikTok, ce sont des rapports qui mettent en avant la dangerosité du réseau, non seulement pour la sécurité nationale, pour le processus électoral avec des risques avérés de manipulation des électeurs, mais également pour la santé, en particulier psychologique pour les jeunes enfants. Amnesty International a rendu public en novembre dernier, deux rapports absolument effrayants sur le risque d'inciter des enfants et des jeunes, à consulter du contenu dangereux, affectant la santé mentale, tels que des contenus valorisant le suicide. Nous sommes en présence d'une menace tout à fait inédite qui n'a pas à ce stade été considérée véritablement comme telle ou qui n'a pas obtenu de nos pouvoirs publics, la réponse appropriée. Quelle réponse ? Je ne sais pas, mais il doit y en avoir une. On ne peut pas attendre les résultats de l'enquête menée par la Commission européenne disponibles dans quatre ans et une éventuelle amende à TikTok, pour mesurer les effets dévastateurs d'une plateforme qui fait une place considérable à la propagande du Kremlin.
Outre la transparence, un autre point essentiel est l'adoption d'une approche transversale impliquant l'ensemble de la société, ce que les anglo-saxons appellent whole society approach. En tant qu'historien, j'observe une certaine tendance en France qui traverse notre l'histoire, celle de la prédilection pour le secret ainsi que pour une forte organisation en tuyaux d'orgues, Cela nuit fortement à notre capacité à favoriser la résilience de notre société face aux opérations de manipulation de l'information. Je donnerai juste un exemple pratique. Tous nos services en charge de ces questions recourent à des outils dits de social listening, c'est-à-dire des outils de collecte automatisée des données en open source, donc des données publiques sur les réseaux sociaux pour mesurer les tendances. Ces données remontent en tuyau d'orgue vers les différents responsables qu'il s'agisse du Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), de l'Élysée, de l'armée, etc. sans jamais d'interopérabilité entre ces différents systèmes et de mise à disposition à nos concitoyens d'un outil leur permettant en temps réel de se rendre compte de la manipulation dont peut faire l'objet n'importe quel débat public en France. Le jour où j'ai personnellement, pris conscience, monsieur Tenzer de l'interférence du Kremlin dans nos débats publics, c'était en 2018, lors d'une manifestation des Gilets jaunes, l'acte 3, je crois. Alors que je regardais un outil comparable anglo-saxon, celui du German Marshall Fund, j'ai pu constater comment, sur Twitter, il y avait eu une manipulation manifestement inauthentique des tendances pour encourager les manifestants à des actes de violence.
Nous faisons face aujourd'hui à une « infodémie », à l'essor exponentiel de virus psychologiques, notamment amplifiés par les services de renseignement du Kremlin. Nous avons besoin de réagir à la hauteur et à l'échelle de ce phénomène, en encourageant l'immunisation de notre société par la dénonciation de ces campagnes, mais aussi par l'explication auprès du plus grand nombre, des techniques ainsi mises en oeuvre et des outils que nous pouvons utiliser nous-mêmes pour « empêcher un certain nombre de nos concitoyens de sombrer dans des bulles algorithmiques ou des chambres d'écho-conspirationnistes ». Merci pour votre attention.
M. Nicolas Tenzer, président du centre d'étude et de réflexion pour l'action politique (CERAP). - Merci monsieur le président, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, mesdames et messieurs. J'introduirai mon propos par une première remarque sur la manière dont j'ai approché le concept d'influence et en particulier celui de l'influence étrangère. D'abord, j'ai conçu l'influence de manière assez positive dans deux rapports au Premier ministre. Le premier, écrit en 2002, dans le cadre d'un groupe de travail présidé par l'amiral Jacques Lanxade, ancien chef d'état-major des armées notamment, portait sur l'organisation de notre politique étrangère et de sécurité et couvrait non seulement le Quai d'Orsay mais également nos services de renseignement. Nous y avions déjà pointé la nécessité, c'était il y a 22 ans, de mettre en place ce qu'on appelle une stratégie d'influence. Le second rapport en 2008, à l'attention du Premier ministre, du ministre des Affaires étrangères, du ministre de l'Économie et des Finances et du ministre chargé de la fonction publique, analysait également ces actions d'influence mais aussi de contre-influence menées à l'époque par un certain nombre de puissances étrangères, à la fois contre nos intérêts diplomatiques et économiques ainsi que contre ceux de nos entreprises.
Ma deuxième remarque introductive porte sur la construction du modèle que j'ai entreprise, à ce moment-là ainsi que par la suite. Lorsque l'on travaille sur les questions d'influence, il y a un élément que l'on doit ne jamais perdre de vue, pardon pour ce truisme : Que cherche à faire la puissance qui développe une stratégie d'influence ? Quels sont ses buts ? Étudiant en particulier depuis plus de 15 ans les opérations d'influence de la Russie, qui constituent ma préoccupation et mon champ d'expertise, même s'il m'arrive d'observer par-ci par-là, nombre d'éléments sur l'influence chinoise, azérie ou turque, j'ai pu constater l'existence d'une stratégie organisée correspondant à un petit modèle assez simple, construit autour de quatre grandes questions. La première question est pourquoi faire, et à partir du « pourquoi faire », quels sont les moyens utilisés ? Ces moyens, comme déjà évoqués, se déploient dans des champs extraordinairement divers. La deuxième question porte sur l'identité des cibles ? Ces cibles peuvent être multiples, telles que les dirigeants d'un pays directement ciblés, le chef d'État, le chef de gouvernement, un ministre, les institutions parlementaires, l'Assemblée nationale et le Sénat, des personnalités politiques, des personnalités médiatiques, des journalistes, mais également le grand public et au sein de ce qu'on appelle le grand public, le public général, des catégories particulières, socioprofessionnelles, groupes d'intérêt, etc.
Ce qui conduit à la troisième réflexion. Je pense, en effet, qu'il est très intéressant lorsqu'on analyse ces stratégies d'influence, d'identifier les différents acteurs utilisés à cette fin. Or, on peut constater que parmi eux, on retrouve à peu près les mêmes que les personnes ciblées, c'est-à-dire les chancelleries diplomatiques, les ministres, les gouvernements ainsi que des personnalités politiques, des journalistes, et des agents d'influence. Par-dessus tout, vous avez des personnes, pouvant se situer dans toutes ces catégories, que j'appellerai les « corrupteurs ». On ne peut pas aborder, soyons parfaitement directs, la question de l'influence de puissances hostiles sinon ennemies, comme la Russie ou la Chine, sans parler de corruption. C'est, selon l'expression anglaise, « l'éléphant dans la pièce, mais c'est un éléphant qui envahit la pièce à un certain moment ».
Enfin la quatrième réflexion sur les stratégies d'influence concerne les différentes temporalités, court terme, moyen terme et aussi long terme. Ainsi, la stratégie de la Russie comprend des actions d'opportunité de court terme, visant certains mouvements sociaux dans un pays. Cela peut être Occupy Wall Street ou Black Lives Matter aux États-Unis, le mouvement anti-migrants Pegida (Patriotische Europäer gegen die Islamisierung des Abendlandes) en Allemagne, les Gilets jaunes en France, les mouvements antivaccins un peu partout dans le monde, ceux d'opposition au Pass sanitaire pendant l'épidémie de la Covid-19 et aujourd'hui, les agriculteurs.
L'exemple des agriculteurs est très intéressant. Il s'agit, pour la Russie, d'appuyer manifestement tout mouvement de protestation, quel que soit par ailleurs notre avis sur la légitimité des colères. L'ensemble de ces mouvements ne sont pas nés en raison de l'influence développée par une puissance étrangère, mais leurs effets sont amplifiés. S'agissant des Gilets jaunes, cités par David Colon, il faut savoir que les reprises de leurs manifestations, notamment par Russia Today à l'époque, ont été beaucoup plus importantes que l'ensemble des émissions réalisées par l'ensemble des médias français, TF1, France 2, France 24, RFI, ou les chaînes qui diffusent des journaux.
On constate donc des effets d'amplification. Ainsi, on observe aujourd'hui non seulement une amplification de la colère des agriculteurs avec peut-être certains groupes un peu plus actifs que d'autres, un peu plus « travaillés » que d'autres, mais aussi un objectif assez direct d'instrumentalisation des protestations. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas du tout de dire que cette colère est illégitime ou incompréhensible. À titre d'exemple, les craintes sur l'adhésion future de l'Ukraine à l'Union européenne, oppositions auxquelles il faut répondre par une stratégie, sont instrumentalisées évidemment par le Kremlin pour essayer de créer un mouvement de refus de l'adhésion. C'est un exemple parmi d'autres.
Ma troisième remarque introductive porte sur les stratégies d'intimidation. J'observe cette influence depuis 15 ans. Elle est réelle de la part de la Russie, non seulement dans le cas ukrainien mais aussi dans celui syrien, qui a été un laboratoire assez extraordinaire. J'ai été personnellement ciblé, avec d'autres, par deux plaintes et quatre procédures devant les tribunaux français, que j'ai gagnées. La première avait été déposée par un blogueur pro russe favorable au régime de Bachar al-Assad en Syrie et la seconde par Russia Today, Ces dépôts de plaintes relèvent d'une stratégie bien connue d'intimidation, que l'on appelle les procédures Bâillon, ou SLAPP en anglais (Strategic Lawsuits Against Public Participation), qui font partie des stratégies de dissuasion. Or, il me semble qu'il y a eu pendant très longtemps, dans notre pays et comme dans d'autres, une sous-estimation, voire un déni, de l'ampleur de ces problèmes. Je suis donc très satisfait que le gouvernement aujourd'hui s'en saisisse de manière assez forte, même s'il existe des limites aux actions en ce domaine.
Ma dernière remarque introductive porte sur les agents d'influence en France, car vous en avez en France. Il est intéressant de comprendre comment un certain nombre de personnes deviennent de tels agents. Le premier mode est celui que David Colon a évoqué : la liberté de parole. Certaines personnes décident de soutenir par idéologie, croyance ou conviction, le régime russe ou chinois, au titre de leur liberté. Chacun a le droit d'avoir un jugement moral ou politique. Dans le second mode, très fréquent, l'agent a un intérêt, direct, comme la perception d'une rémunération, ou indirect car lié à une entreprise, en raison d'une relation d'affaires avec tel ou tel pays, sans parler évidemment du Kompromat, élément bien connu d'influence.
J'en viens à ma présentation dans laquelle j'évoquerai, premièrement, les cinq modes principaux d'influence, assez brièvement, afin de poser la réflexion plutôt que de la détailler à ce stade. Deuxièmement, je reviendrai sur un certain nombre de questions juridiques qui me paraissent importantes. Troisièmement, parce que nous sommes devant une commission qui va déposer un rapport et formuler sans doute des propositions, je tenterai de lancer un certain nombre de pistes très concrètes d'amélioration de nos dispositifs législatifs et de nos méthodes d'action.
Mon premier point porte donc sur les cinq modes principaux d'influence. Le premier mode concerne la reprise par un certain nombre de personnalités connues ou non, de récits bien connus et documentés par tous les spécialistes de la propagande du Kremlin. Cette reprise est donc réalisée par des personnalités connues, des journalistes, des personnalités politiques, ou de la sphère intellectuelle au sens large mais aussi des anonymes, et parfois des robots, des bots, selon l'expression anglaise, sur les réseaux sociaux comme X, parfois Facebook. Outre les récits de « propagande dure », d'une certaine manière, bien documentés et visibles, qui ne trompent que les esprits faibles, d'autres relèvent de ce que j'appellerai la « propagande douce ». Cette dernière, est par définition, la plus dangereuse parce qu'elle est la plus invasive. C'est celle qui peut pénétrer plus facilement l'esprit des dirigeants. Dans le dernier livre que vous avez eu l'amabilité de citer, monsieur le président, je les évoque de manière détaillée et précise. Ces récits sont par exemple : « La faute est partagée », « L'OTAN est une menace pour la Russie », « De toute manière, la guerre est perdue pour l'Ukraine », « Il va falloir négocier », « Il ne faut pas humilier la Russie », « On ne peut pas défaire une puissance nucléaire », ce qui est totalement faux historiquement comme en témoigne le cas des États-Unis au Vietnam ou l'URSS en Afghanistan, ou encore les déclarations attisées par Vladimir Poutine, sur la troisième guerre mondiale et la guerre nucléaire. L'ensemble de ces narrations relèvent de cette propagande douce, extrêmement bien documentée et à l'origine connue.
Quelle est la raison de la diffusion de ce genre de récit par ces personnes ? Est-ce par naïveté ? Ont-elles été involontairement influencées ou ces récits ont-ils été dictés ? Certaines personnes, j'en suis assuré, les reprenne par intérêt financier car elles ont reçu de l'argent pour le faire. Ce n'est pas le cas de tous, soyons parfaitement clairs, il ne s'agit pas d'entrer dans une sorte de complotisme généralisé, mais dans certains cas, c'est évident, quand vous avez un certain nombre de personnalités politiques qui déjà en 2014 plaidaient pour la levée des sanctions, parlaient des dommages irréversibles sur nos économies que ces sanctions contre la Russie en 2014 créaient, qui demandent la non-fourniture d'armes à l'Ukraine, enfin qui demandaient après 2022, en disant « oui mais il faut sauver des vies ukrainiennes », ce qui est un discours qui d'une certaine manière me paraît à titre personnel assez disons abject, tout ceci crée évidemment une forme de confusion.
Le deuxième mode d'influence consiste en l'influxion directe d'influence auprès de dirigeants. Je reviendrai sur la notion juridique de trafic d'influence, illustrée notamment par la capacité d'une personnalité publique connue de « souffler à l'oreille » du président, du premier ministre, du ministre de la défense, des armées, ou celui des affaires étrangères. Cette infraction est très difficile juridiquement à établir.
Le troisième type d'influence comprend l'action volontaire de déstabilisation d'un pays pour le compte de grandes puissances, notamment la Russie, avec un phénomène d'amplification des mouvements, comme ceux précédemment évoqués. Les mécontentements tendent à l'excès, quelles que soient les critiques politiques que chacun peut adresser à tel ou tel gouvernement. L'affirmation « Macron dictature » est très révélatrice. Chacun peut porter le jugement qu'il souhaite sur le président de la République et son action. Cependant, toute amplification de la situation, telle que l'affirmation que la France est entrée dans une forme de dictature sanitaire, lors de la crise de la Covid-19, crée un effet de relativisation de ce qu'est une véritable dictature, comme la dictature russe, chinoise, ou nord-coréenne. Cette affirmation est excessive. Ces présentations unilatérales des événements et de certaines critiques sont très bien documentées et relèvent d'une action tout à fait volontaire. On a pu l'observer pendant la campagne de 2017 avec les Macron Leaks.
Le quatrième mode opératoire est le soutien à des personnalités ou à des campagnes politiques par une puissance étrangère qui peut aller du financement, un soutien direct, ou une amplification de leur voix. Il existe un certain nombre de cas assez évidents de collusion de personnalités politiques connues avec des puissances étrangères, qui peut aller assez loin, et qui peut se traduire par exemple, par des votes de ces personnalités, lors des instances politiques, notamment l'Assemblée nationale ou au Parlement européen. Je pourrais le dire de manière extrêmement précise si vous le souhaitez.
Enfin, le cinquième mode d'influence passe par la création d'officines ou de médias en ligne qui promeuvent les récits favorables au Kremlin, ce qu'on appelle parfois les médias dits de « réinformation », qui se résume en général, à de l'information prorusse. Vous avez une presse complotiste comme France Soir. Vous avez des organismes aussi directement liés à la Russie, le journal Omerta. On ne comprend pas comment ce journal, quelle que soit la liberté d'expression, soit encore disponible. Vous avez par exemple des officines Géopragma dirigées par Mme Caroline Galactéros, ancienne conseillère politique affaires étrangères de M. Éric Zemmour pendant la campagne électorale. Vous avez le centre français de recherche sur le renseignement, officine prorusse bien connue, dirigée par un certain Eric Denécé. Vous avez également parfois un certain nombre d'organismes aussi, l'Observatoire Franco-Russe par exemple, qui est très lié à la chambre de commerce Franco-Russe. Je pourrais multiplier les exemples. Nous sommes ici protégés, je me permets de les mentionner parce que je pense qu'il faut en avoir une conscience très directe. Chacun d'entre nous, comme d'autres, ont une liste des organismes qui diffusent de manière totalement claire de la propagande liée au Kremlin.
S'agissant du deuxième point de ma présentation portant sur les aspects juridiques, la grande difficulté réside dans les complications auxquelles nous sommes confrontés. Il convient de faire attention au risque liberticide, évoqué par David Colon. Nous sommes performants dans le domaine du traçage, de la vigilance et du repérage. Ce n'est pas le cas en matière répressive. Soit la puissance publique n'utilise pas l'ensemble de ses moyens, soit elle ne va pas jusqu'au bout de l'action de répression.
Je développerai cet élément de nouveau en cinq points. Premièrement, la question de l'incrimination du trafic d'influence nous interroge sur les procédures en cours, en particulier celles dont des journaux, notamment Le Monde où Libération faisaient état, concernant M. Nicolas Sarkozy par exemple, qui avait reçu d'une société d'assurances, Réso-Garantia, apparemment une somme élevée à plus de 3 millions d'euros. Il y a eu une procédure lancée par le parquet financier pour trafic d'influence. C'est très difficile de démontrer que M. [Nicolas] Sarkozy ou n'importe quelle autre personne aurait parlé au président [Emmanuel] Macron pour lui dire un certain nombre de choses ». Quand vous avez des sommes aussi importantes, ou les 300 000 euros reçus pour une conférence devant un fonds souverain russe, vous vous posez un certain nombre de questions. D'autres personnalités politiques sont évidemment directement, à mon sens, suspectées. Mais comment le démontrer ? La question de la définition du trafic d'influence me paraît problématique.
Deuxièmement, se pose la question de l'incrimination d'intelligence avec l'ennemi. Nous ne sommes certes pas officiellement en guerre avec la Russie. En même temps, la Russie nous fait la guerre, soyons parfaitement clairs, et une guerre totale, radicale, définitive, qui vise effectivement à supprimer nos libertés, voire à nous atteindre directement. Comment faire pour que l'incrimination d'intelligence avec l'ennemi puisse s'appliquer dans des cas aussi graves qu'une complicité avec une puissance ennemie ? Nous devons nous poser la question clairement, sans nous cacher derrière la convenance.
Troisièmement, certains consultants travaillent manifestement pour ces puissances étrangères. C'est totalement légal. Vous avez tout à fait le droit, sauf si vous êtes parlementaire, national ou européen, élu même municipal, haut-fonctionnaire ou ministre, d'avoir une activité de consultant. Néanmoins, ne devrait-il pas être interdit de travailler pour une puissance étrangère lorsque dans votre carrière, vous avez exercé des fonctions publiques, électives ou comme haut-fonctionnaire, civil ou militaire. Je trouve qu'on est dans un cas de corruption, même si ce n'est pas une corruption légale puisqu'elle n'est pas incriminée, mais c'est en tout cas une corruption intellectuelle, est-ce que ça ne devrait pas être légalement interdit ?
Quatrièmement, les journalistes rencontrent de très grandes difficultés pour effectuer leurs investigations. Je citais mes propres affaires judiciaires. Certains journalistes, non liés à des grands médias, m'avaient confié qu'ils ne pouvaient pas poursuivre leur enquête en raison des risques qu'ils encouraient.
Cinquièmement, il existe un véritable sujet lié à la grande difficulté d'incriminer de la même manière quelqu'un qui travaille pour une puissance, qui de fait commet des crimes, par rapport à une autre personne qui travaillerait pour une entité, considérée comme terroriste. Pourquoi cette différence ? Pourquoi n'y aurait-il pas cette incrimination, à partir du moment où vous avez un État qui commet des actes terroristes, au même titre, voire même plus que des organisations terroristes comme Al Qaïda, Daesh ou le Hamas.
J'en viens à mon dernier point conclusif avec quatre remarques rapides. Premièrement, il y a une obligation d'exposer tout cela, de rendre transparent les situations et actions, cela rejoint la procédure FARA. Deuxièmement, il convient de mieux éviter les conflits d'intérêts, y compris lorsqu'un élu, un haut fonctionnaire a quitté ses fonctions. Troisièmement, la protection des lanceurs d'alerte doit être renforcée, en particulier leurs divulgations sont liées à une influence étrangère. C'est tout à fait essentiel. Quatrièmement, la question de la définition d'une action terroriste et d'une entité terroriste se pose notamment lorsqu'un État nous fait la guerre. Ne peut-il pas être légalement considéré comme tel ou assimilé à ce genre d'organisation ?
M. Dominique de Legge, président. -Merci, messieurs, de ces trois interventions riches qui doivent certainement inspirer notre rapporteur. À ce stade, je me limiterai à un seul commentaire. Si on avait un doute sur l'intérêt de cette commission, il est levé à cet instant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avec mes collègues, je souhaite vous remercier tous les trois pour la qualité et la densité de vos propos. L'objet de notre commission d'enquête, pourrait se résumer à « influence étrangère versus démocratie ». Notre choix est effectivement de regarder comment la démocratie peut se défendre, notamment parce que nous sommes parlementaires. Comment dote-t-on les services et les pouvoirs publics, d'outils et de possibilités en termes de prospective, issues de l'intelligence artificielle et d'autres mécanismes, pour les actions d'aujourd'hui, mais également de demain ou après-demain.
Mes observations et questions sont les suivantes. S'agissant de la définition des termes, je partage le constat de clarté et précision. Encore faut-il nous mettre d'accord. Nous avons fait le choix de parler d'influence. Or lors de vos interventions, vous passez parfois de l'influence à l'ingérence et l'ingérence à l'influence. Ma question est donc, ces termes sont-ils globalement des synonymes ? Existe-t-il de vraies différences ? Pour qu'il y ait pédagogie et transparence, encore faut-il une définition précise partagée par le plus grand nombre. Donc, différence ou non ? S'il faut choisir, quel terme retient-on ?
Deuxième observation, je partage totalement l'idée selon laquelle nous croyons en notre capacité à répondre et à combattre ces logiques d'influence parce que nous sommes une démocratie. Je vais utiliser le terme d'influence, mais peut-être me corrigerez-vous. La transparence sur les différents événements et actions est nécessaire pour que le plus grand nombre de personnes en aient une exacte compréhension. S'agissant des éléments de compréhension et de vulgarisation du grand public, avez-vous des pistes d'actions ?
Troisième question, êtes-vous d'accord sur la nécessité de coordonner l'ensemble du dispositif français ? Je fais référence notamment aux agences, aux différents ministères, en raison des nombreuses actions entreprises. Vous avez constaté que les opérations d'influence aujourd'hui sont bien identifiées, surtout individuellement. Mais comment prendre conscience qu'une opération d'influence fait partie d'un système et surtout comment y répondre rapidement. Que proposez-vous en termes de coordination, mais aussi de réactivité ?
Dans la question suivante, je m'éloigne volontairement de la question russe. Conseillez-vous l'exemple de l'Australie qui a adopté un certain nombre de décisions face à l'influence chinoise. Considérez-vous que leur système qui a évolué pour protéger leurs universités face à un narratif chinois - vous l'avez évoqué à mots couverts - peut-être intéressant à reproduire en France ?
Vous avez développé les modalités de l'influence russe. Je partage totalement le fait, qu'au-delà des guerres de Vladimir Poutine menées depuis plus de 20 ans car on oublie souvent que ce n'est pas la première, Vladimir Poutine conduit une guerre hybride, avec des chars et des bombes pour les Ukrainiens, et une guerre d'influence pour les Français... Vous avez également brièvement cité la Chine, l'Azerbaïdjan, et la Turquie. Est-ce parce que le sujet est moins d'actualité et que nous y sommes moins exposés, ou parce que l'on peut globalement considérer, avec les nuances nécessaires, l'ensemble de ces pays dans le cadre de la lutte contre les influences ?
Plus brièvement, pouvez-vous développer la question de la prospective ? Observez-vous des éléments qui pourraient nous inquiéter impactant le prochain scrutin européen du 9 juin et les Jeux Olympiques ? Pouvez-vous nous dire très clairement, s'il y a des partis siégeant aujourd'hui au Parlement français, qui participent d'une stratégie d'influence contre la France ?
Enfin, pouvez-vous développer la question des moyens financiers, de la France, de la Russie.... Mettre en oeuvre des politiques publiques est nécessaire, encore faut-il déterminer jusqu'où y mettre les moyens. La question se posera d'une action de la France, seule, ou en partenariat. Lesquels et à quelles conditions ?
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le rapporteur. Vos propos ont attisé notre curiosité. Nous avons un grand nombre de questions auquel j'en ajouterai une. Vous avez parlé d'influence et d'ingérence. En soi, l'influence, ce n'est pas un péché mortel, si je peux m'exprimer ainsi. Peut-on avoir une véritable influence en toute transparence ?
M. Frédéric Charillon, professeur. - Merci monsieur rapporteur d'avoir dressé le plan de notre prochain ouvrage composé de huit chapitres reprenant vos huit questions. Influence et ingérence, c'est la même chose puisque l'influence suppose qu'on arrive à faire de l'ingérence. Cependant, cette relation s'est révélée problématique pour nous, en tant qu'Européens et démocrates, puisqu'elle nous a conduit pendant très longtemps à rejeter le concept d'influence, considérant que c'était de l'ingérence et qu'en conséquence, elle n'était pas de nature démocratique. Les Américains avaient réglé ce problème en qualifiant l'influence d'information, comme en témoignent certaines agences américaines ou radios telles que Voice of America, Radio Free Europe qui estimaient avoir un devoir d'informer le public, dans le cadre d'actions qui se révélaient être en fait des stratégies d'influence.
Il convient de nuancer ce constat s'agissant de ce que l'on appelle en sciences politiques le sharp power. Le sharp power est une puissance qui n'est ni soft, ni hard, ni smart, mais qui est aiguisée car elle remue le couteau dans la plaie, et constitue une influence négative. Ia distinction est importante. On a le droit de défendre son message. L'ingérence au sens de « sharp power » est différente car elle consiste à profiter du système politique ouvert des démocraties pour y développer des opérations de déstabilisation, sachant qu'il n'y aura pas de réciprocité puisque le régime qui exerce généralement ce sharp power contrôle absolument tout le champ informationnel.
Vous avez raison de faire la distinction. Dans l'ingérence, il y a une volonté de nuire, qui n'existe pas forcément dans l'influence. Cette dernière peut simplement consister à communiquer son message. Toutefois, il faut avoir conscience que lorsque des acteurs étrangers veulent avoir une influence sur des acteurs français, leur objectif est l'ingérence pour déstabiliser.
Je ne vais pas répondre à toutes les questions parce que certaines d'entre elles relèvent du champ d'expertise de mes collègues. Comment organiser la transparence ? Gardons à l'esprit que la priorité est de protéger les jeunes qui peuvent être qualifiés, en stratégie, de « cible molle », et à tout le moins de cible particulièrement vulnérable. Or cela est généralement difficile car si vous voulez tenter d'alerter des étudiants sur ce type de risques, ces derniers ont l'impression qu'on essaie par paranoïa, de les brider et de les manipuler. Ce constat relève peut-être d'un aspect générationnel, mais pas uniquement. À titre d'exemple, lorsque dans certaines universités, un groupe d'étudiants est heureux de vous annoncer avoir trouver comme sponsor, une ambassade étrangère à Paris, généralement pas la plus amicale, prête à financer un voyage de découverte dans le pays en question, il est très difficile de leur révéler qu'ils sont l'objet d'une manipulation, sans passer pour leur ennemi. Or, c'est un public qui s'informe principalement sur TikTok, les réseaux sociaux, et YouTube, etc. C'est pourquoi, l'exigence de transparence requiert la mise en oeuvre d'une politique de diffusion d'éléments d'explication et d'alerte auprès des jeunes, mettant l'accent sur l'existence des fake news et de l'ingérence, sans stigmatisation ou accusation de naïveté.
Comment coordonner la réactivité ? Des coordonnateurs existent mais pas spécifiquement en ce domaine. Faut-il créer une autorité spécifique, à l'instar du coordonnateur pour le renseignement ou est-il préférable de coordonner l'ensemble des autorités existantes ? Puisqu'on a vu fleurir dans un certain nombre de ministères, tels que celui des armées ou des affaires étrangères, des directions de l'influence ou en tout cas des bureaux ou des missions nouvelles sur les questions de l'influence, il me semble qu'un effort de coordination est pertinent, et peut conduire à la création d'un coordinateur, comme pour le renseignement, même si son statut ne serait pas le même.
S'agissant de l'exemple australien, il est très intéressant et doit être étudié. Par ailleurs un parangonnage des bonnes pratiques démocratiques devrait être réalisé. Un grand nombre de rapports d'une manière générale, y compris de l'Institut de Recherche Stratégique de l'École Militaire, ont beaucoup insisté, jusqu'à présent, sur les pratiques nocives de certains régimes autoritaires, comme la Chine. Il est temps désormais de réfléchir sur les bonnes pratiques démocratiques de lutte contre l'influence ou de la contre-influence. L'exemple australien en est une illustration. En réalité, il y en a d'autres. Des think tanks en Europe centrale et orientale ont été créés sur ces questions, notamment en Pologne, en Slovaquie et en République tchèque, surtout sur l'influence russe, mais pas uniquement. L'Australie, vous avez raison, a été confrontée au problème de l'ingérence. Lorsqu'un auteur a écrit un livre sur l'influence chinoise en Australie, les principales maisons d'édition australiennes l'ont refusé dans un premier temps, sous la pression chinoise. De la même manière, les presses universitaires de Cambridge avaient supprimé de leur catalogue plusieurs centaines d'articles et quelques livres à propos de la Chine, sous cette même pression. Ces problèmes ont été résolus. Il faut donc étudier ces bonnes pratiques qui ont été efficaces.
Faut-il considérer tous les pays de la même manière ? Il va être difficile d'expliquer que certaines pratiques d'influence sont plus acceptables que d'autres. Elles le sont évidemment parce qu'il y en a qui ont pour but de nous nuire plus que d'autres. C'est pourquoi, il est important de sensibiliser le public au fait qu'il faut être vigilant quant aux messages que l'on reçoit, ne pas les considérer comme vrais, sans se poser de questions, notamment celle de leur source. Or, les plus jeunes et les étudiants ne posent plus généralement la question de la source, même lorsqu'ils utilisent un média ou un titre de presse, y compris des titres tout à fait respectables. Le plus souvent, ils ne peuvent identifier la tendance politique du média, droite, gauche, centriste etc. Cela ne les intéresse plus. Il conviendrait de les sensibiliser à ces questions.
Ensuite, je répondrai affirmativement à la question sur d'éventuelles inquiétudes à avoir dans le cadre du prochain scrutin européen ou des Jeux olympiques ? Un ancien président russe a dit très ouvertement qu'il fallait absolument aider un certain nombre de partis amis de façon clandestine ou pas, a-t-il précisé. Ce qui soulève un point extrêmement intéressant puisque le terme de guerre hybride n'est presque plus hybride. On observe au moins une puissance, la Russie, mais ce n'est peut-être pas la seule, qui assume maintenant complètement de vouloir se livrer à des opérations de déstabilisation. Ce n'était pas le cas avant. Souvenons-nous l'époque où Vladimir Poutine disait ne pas connaitre l'existence du groupe Wagner et de Evgueni Prigojine, pour affirmer plus tard « après tout ce que j'ai fait pour eux », lorsque le groupe Wagner s'est retourné contre lui. Il assume donc désormais cette relation, de la même manière que l'ancien président, Dmitri Medvedev, assume complètement vouloir faire de la déstabilisation. Il serait donc bien naïf de notre part d'ignorer les risques pour les prochaines échéances électorales puisqu'un ancien président russe nous l'a annoncé.
Nous pourrions être confrontés à deux objectifs de déstabilisation dans le cadre des élections européennes et des Jeux olympiques, que l'on retrouve également, à certains égards pour les campagnes électorales américaines et pour les événements du Capitole. Le premier objectif est très clairement de favoriser certains partis politiques que telle ou telle puissance étrangère a identifiés comme favorables à ses intérêts. C'est variable en fonction des puissances étrangères.
Le second objectif de nature plus globale consiste à déstabiliser la démocratie comme un tout, en tant que tel, et de montrer le plus possible l'image d'un chaos, comme en témoignent les difficultés liées au comptage des bulletins de vote pour déterminer le vainqueur, ou à l'intronisation du président des États-Unis pendant l'assaut du Capitole. Plus l'élection et le processus démocratique apparaissent comme un vaste chaos anarchique, plus certaines puissances autoritaires s'en réjouissent. Ces dernières vont plus loin que favoriser un parti ami. Elles visent à décrédibiliser l'ensemble du processus démocratique et les démocraties en général. L'organisation des Jeux olympiques peut faire l'objet d'une telle déstabilisation, avec un risque d'actions qui tendraient à démontrer que les régimes démocratiques n'assurent pas la sécurité, contrairement à ces puissances qui garantissent l'ordre.
M. David Colon, enseignant-chercheur. - Tout d'abord, le benchmark que vous appelez de vos voeux paraît ce lundi [4 mars] à 14 heures. Il s'agit du rapport de l'OCDE avec un parangonnage de 38 pays. Il est important de disposer d'un tel outil. Il est absolument remarquable. Espérons en tout cas qu'il sera connu comme il doit l'être car j'ai rarement lu un aussi excellent rapport que celui qui va être publié.
En ce qui concerne la définition, celle-ci devrait être la plus large possible. Elle figure en partie dans la proposition de loi que j'évoquais, à savoir des acteurs influents sur la vie publique française pour le compte d'une puissance étrangère. Le FARA précise que cette puissance étrangère peut s'exprimer à travers le gouvernement, un parti politique, une entreprise, une organisation non gouvernementale, un think tank ou un simple individu étranger, dans le but d'influencer le débat public, la vie publique ou les politiques publiques. Cette définition est donc la plus exhaustive afin d'éviter qu'une action n'échappe à la qualification d'influence.
En ce qui concerne, l'exemple australien, il est certes pertinent. Cependant, la leçon tirée de l'exemple américain nous apprend que le plus important dans une disposition telle que le FARA, c'est moins la norme elle-même que la capacité des pouvoirs publics à en assurer la mise en oeuvre. Le général de Gaulle a pris en 1944 une ordonnance obligeant à rendre public l'identité des propriétaires de journaux. Si l'on en croit Julia Cagé, cette obligation n'est toujours pas pleinement respectée. Ce qui est intéressant dans le cas du FARA, c'est la capacité du département de la justice à poursuivre des individus qui mènent des activités pour le compte d'un État étranger. Cette capacité de poursuite en justice et de mobilisation le cas échéant, des services de renseignement pour remonter les filières, identifier le donneur d'ordre et potentiellement les traduire devant la justice, est absolument fondamentale. Je rappellerai qu'en 2018, le FBI a poursuivi 13 personnes qui agissaient pour le compte de la Russie, dans le cadre des interférences électorales.
Je voudrais insister sur le volet sensibilisation en mettant en lumière les excellents exemples étrangers, notamment l'Agence suédoise de défense psychologique qui a précisément pour objet de produire des contenus, de former des personnes dans le domaine public et privé, à ces manipulations psychologiques de l'information dont ils peuvent être chaque jour les victimes. Une des pistes les plus prometteuses en la matière est le pre-bunking, composé d'outils correspondant à des sortes de vaccins informationnels ou de petites doses de désinformation auxquels seront exposés les individus en grand nombre. Il s'agit de techniques de désinformation des personnes pour que celles-ci puissent être immunisées lors d'une exposition à des narratifs désinformateurs.
Vous nous avez interrogés sur les modalités de la réponse, cette dernière ne peut être que globale à un phénomène global et transnational. Ainsi, la coopération internationale initiée par l'OCDE, est encouragée en parallèle par les Etats-Unis, le Canada et le Royaume-Uni, qui ont récemment publié une déclaration conjointe et un cadre conjoint d'action. Ce dernier devrait être une priorité parce que les régimes autoritaires ont constitué une forme d'alliance, si l'on considère l'interopérabilité de leurs espaces d'information et de désinformation. J'évoque ici l'espace chinois qui véhicule les narratifs russes, l'espace russe qui véhicule les narratifs chinois et iranien, l'espace iranien qui véhicule les deux autres et ainsi de suite, sans parler de leur proxies, leurs États alliés, la Syrie de Bachar el-Assad, la Corée du Nord, etc.
La menace est globale, et doit être traitée à l'échelle globale. La réponse doit mobiliser la société civile française. Le rapport à paraitre lundi montre que, dans les pays où la résilience a été la plus efficace, ce sont moins les institutions qui se sont mobilisées que les citoyens qui ont fait pression sur les institutions pour qu'elles se mobilisent. Ce fut le cas en Finlande, aux Pays-Bas récemment bien qu'ils n'aient pas de frontières avec la Russie. L'une de mes préoccupations personnelles est de parvenir à échanger avec les rédacteurs en chef de l'Agence France-Presse (AFP) afin qu'ils accompagnent, par exemple, la déclaration anxiogène de Vladimir Poutine, menaçant d'une riposte nucléaire, des réserves d'usage ainsi que des éléments nécessaires permettant aux clients de l'AFP, de comprendre que cette déclaration relève d'une opération de guerre psychologique de la part du Kremlin visant à développer une anxiété dans nos sociétés et à nous priver de la volonté d'agir.
En ce qui concerne les perspectives, en toute honnêteté, et compte tenu de mes travaux d'historien sur plus d'un siècle de manipulations de masse, nous sommes en présence de la menace la plus grave que notre pays ait eu à connaître, sur tous les plans. Je fais référence à la menace de cyber-attaques, dans la perspective des élections européennes comme dans celle des Jeux Olympiques ainsi qu'à celle de submersion de notre environnement informationnel par des contenus émanant de régimes étrangers visant à influencer jusqu'au vote de nos concitoyens. Ce qui a été récemment dénoncé par VIGINUM doit nous alerter, c'est-à-dire l'automatisation de la création et de la diffusion de contenus et en aval celle du ciblage des contenus. On sait aujourd'hui que le micro ciblage reposant sur l'analyse prédictive de la personnalité produit des effets considérables sur les électeurs. Or, il n'existe pas à ce jour de mesures efficaces pour nous en prémunir. Par conséquent, il convient de sensibiliser le plus possible la population aux ingérences et manipulations étrangères dont elle pourrait faire l'objet à courte échéance.
M. Nicolas Tenzer, président du CERAP. - Premièrement, en réponse à la question des termes, influence et ingérence, l'influence n'est pas à bannir. Bien au contraire, il faudrait plutôt la développer, qu'il s'agisse de l'influence sur nos principes ou sur nos valeurs. Après avoir été l'acteur actif de l'abolition de la peine de mort, Robert Badinter s'est déplacé dans des capitales afin de plaider pour l'abolition universelle de la peine de mort. Ce genre d'influence, encore une fois, doit être valorisée, comme la vente de nos trains ou de nos avions à l'étranger.
L'ingérence est plus exactement une influence d'une puissance hostile à l'intérieur de notre pays pour nous déstabiliser et promouvoir les intérêts de cette puissance. Elle constitue donc une dimension de l'influence spécifique car elle est active et hostile.
Deuxièmement, s'agissant de la question de la coordination, elle est nécessaire notamment pour traquer des personnes, je dis bien traquer, qui relayent de manière manifeste et systématique depuis longtemps, avec de forts soupçons de lien avec une puissance étrangère, des contenus favorables à cette puissance. La coordination peut alors concerner, non seulement nos services de renseignement extérieurs et intérieurs, mais également Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins), la douane, la police nationale, le coordinateur du renseignement, la direction générale des finances publiques ainsi que les personnalités qui permettent d'identifier aussi ces personnes et de repérer des contenus récurrents. Un certain nombre de personnes, un ancien ministre, une société de consultants, déclarent régulièrement plus d'un million d'euros et diffusent des contenus prorusses et parfois pro Chinois. J'ai proposé cet exemple de coordination de manière interne depuis plus de sept ans, sans succès. Il y a eu un certain nombre d'obstacles internes à ce que certaines enquêtes, à ce stade puissent être diligentées.
Troisièmement, concernant votre question sur les partis qui favorisent les intérêts d'autres puissances, on peut dire que le Rassemblement national d'un côté, de manière un peu différente de la France Insoumise, évidemment sont des partis qui, au Parlement européen, puisqu'on parle des élections européennes, poussent évidemment les intérêts russes, en demandant de lever les sanctions, de négocier, et en ne votant jamais aucun texte au Parlement européen sur les ingérences étrangères, sur la condamnation de la Russie pour le génocide, par exemple la déportation des enfants. Si ces situations représentent un risque direct, on observe également la reprise de narratifs par des personnalités, pas nécessairement politiques ou par des candidats d'autres partis dits plus classiques, de gauche ou de droite.
Quatrièmement, s'agissant des autres pays actifs en matière d'ingérence, ils sont nombreux. Le critère, encore une fois, est l'hostilité. Elle peut soit être directe lorsqu'elle vise à nous nuire ou à nuire à des intérêts amis ou alliés, soit relever de la complicité avec d'autres de ces puissances étrangères. Je fais référence à la complicité avec la Russie dans tel ou tel pays, à l'Iran, à l'attaque contre certains pays alliés, à l'Azerbaïdjan en Arménie... Cette hostilité peut encore prendre la forme du soutien à des groupes radicaux sur notre territoire.
Cinquièmement, en ce qui concerne la question de la transparence, et en particulier le financement des think tanks, évoqué par David Colon, je plaide personnellement pour indiquer tout lien avec un think tank d'un pays étranger, lors d'une participation à une émission de télévision, ou lors de publication d'articles etc. Je le dis d'autant plus volontiers que je suis membre non rémunéré, comme senior fellow, d'un think tank américain, Center for European Policy Analysis (CEPA). En outre, je suis également totalement favorable à ce que les think tanks français révèlent la source précise de l'ensemble de leurs financements, quel que soit le pays, démocratiques ou non, hostiles ou non. Le principe de transparence doit être général.
Dernier point, rapidement, en réponse à votre interrogation sur les moyens, il est possible de les associer avec d'autres pays de l'Union Européenne. À cet égard, certains projets ont déjà été mis en oeuvre avec très peu de moyens, comme le Service européen pour l'action extérieure (SEAE). Il convient toutefois d'être plus ambitieux. Des médias comme Deutsche Welle ou la BBC, sont beaucoup plus actifs que nos propres médias dans la lutte pour contrer la désinformation.
Mme Nathalie Goulet. - Merci infiniment pour ces interventions qui suscitent évidemment de nombreuses questions. « Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde » selon Albert Camus. Vous avez donc bien nommé les choses. J'ai plusieurs questions. La première porte sur le rôle des cabinets conseils, notamment ceux américains qui parfois influencent nos politiques. La deuxième question concerne le rôle des diasporas car certaines d'entre elles peuvent peser sur les décisions.
Quelle est votre opinion sur l'interdiction faite aux parlementaires d'avoir une double nationalité, disposition en vigueur dans certains pays. En effet, on peut ne pas savoir pour certains d'entre eux, s'ils défendent la France ou un État étranger quand ils s'expriment.
En matière de transparence, pensez-vous qu'il faille complètement revoir le registre des déclarations des lobbies ? Et si oui, dans quelles conditions ? Je pense notamment à certains organismes qui invitent des parlementaires en voyage de façon régulière et qui ne figurent pas sur la liste de ces lobbies, ELNET pour ne pas le nommer, alors ce groupe existe en France et en Belgique.
Enfin, étant très investie dans la lutte contre le terrorisme et la diffusion de l'islam radical en France, qui pose de nombreux problèmes, je souhaite recueillir votre analyse sur l'acceptation de financements extrêmement importants du Qatar, annoncée hier ? N'y voyez-vous pas une contradiction si des garanties ne sont pas accordées ?
M. Akli Mellouli. - Le rapporteur ayant déjà abordé la question de l'influence sur les processus démocratiques, et ayant lu les travaux du professeur Colon et d'autres, je m'interroge sur la situation suivante : comment les campagnes étrangères de désinformation ont-elles influencé les processus démocratiques récents tels que les élections et les référendums ? Quels enseignements en avez-vous tiré pour les élections futures, et éventuellement pour les Jeux Olympiques ?
Quel rôle la coopération internationale - je ne parle pas des diasporas - peut-elle jouer dans la lutte contre la guerre de l'information ? Comment les alliances existantes comme l'OTAN ou l'Union européenne peuvent-elles être renforcées ou adaptées pour répondre efficacement à ces menaces ?
Je m'interroge également sur les mesures de défense et de résilience. Quelles stratégies et mesures de défense recommandez-vous pour les démocraties afin de se prémunir contre les campagnes de désinformation et de manipulation informationnelle, tout en préservant la liberté d'expression ? S'agissant du rôle des plateformes numériques, quelles responsabilités les plateformes de médias sociaux et les entreprises technologiques devraient-elles assumer dans la lutte contre la désinformation ? Comment peuvent-elles équilibrer la lutte contre la désinformation sans tomber dans la censure ? Et enfin, quelle importance accordez-vous à l'éducation et à la sensibilisation du public comme moyen de défense contre la désinformation ? Quelles initiatives ou programmes considérez-vous comme les plus efficaces ?
Mme Sylvie Robert. - Merci messieurs pour vos analyses à la fois pertinentes mais aussi assez effrayantes. Mes questions peuvent recouper celles de mes collègues mais par des approches un peu différentes. Selon vous, la montée de l'illibéralisme que nous observons dans nos démocraties depuis environ une quinzaine d'années, est-elle la conséquence directe des opérations de Sharp Power, que vous évoquiez monsieur Charillon, menées notamment par les États autoritaires, en particulier sur les réseaux sociaux, ou résulte-t-elle finalement d'une imbrication plus complexe de facteurs internes mais aussi de réactions externes ?
Ma deuxième question rejoint les propos de David Colon, que je partage, notamment sur la nécessité d'adopter une véritable stratégie nationale en matière de défense informationnelle. Quelles mesures prendre, quels leviers actionner ? Mes collègues ont évoqué l'éducation et la culture. Ce sont des éléments absolument essentiels. Quelle place accordez-vous à ces politiques publiques ? On constate que les réseaux sociaux jouent un rôle évident dans la diffusion massive de ces fausses informations. Estimez-vous donc suffisante la nouvelle régulation des plateformes qui vient d'entrer en vigueur au niveau européen ?
Enfin, je m'interroge beaucoup sur la frontière entre influence, désinformation et propagande. J'apprends ici qu'il existe une propagande douce. J'en remercie Nicolas Tenzer. Ma question va peut-être renverser un peu le logiciel, mais le président de la République a fait part de sa volonté d'assumer, je crois que c'est son mot, une stratégie d'influence et de rayonnement de la France, notamment en utilisant la force de projection de notre audiovisuel public international, notre soft power. On ne peut qu'y souscrire. Cependant, est-ce finalement suffisant ? Comment notre stratégie d'influence, nos récits, nos discours peuvent-ils être audibles aujourd'hui dans l'espace francophone, en particulier lorsque les régimes ne nous sont pas favorables ? Enfin comment éviter que notre propre stratégie d'influence ne soit perçue à l'étranger comme une campagne de désinformation ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Professeur Colon, vous avez évoqué TikTok, la Chine et la Russie. En revanche, vous avez peu mentionné les plateformes américaines, les GAFAM, les Big Tech, dont le modèle toxique et pervers avec le microciblage, a été très bien démontré par une de vos collègues, Shoshana Zuboff, dans le fameux livre, L'âge du capitalisme de surveillance. Je vous pose la question car ces plateformes jouent un rôle non négligeable dans la guerre hybride que nous connaissons aujourd'hui. Vous n'avez pas non plus cité l'affaire Cambridge Analytica en 2016 qui révèle que les Russes ont manipulé l'élection américaine avec la complicité de Facebook pour faire élire Donald Trump. Or nous sommes à quelques mois de l'élection présidentielle américaine. Nous sommes deux Normands ici. Les États-Unis sont nos alliés historiques. Toutefois, ne confondons pas le gouvernement américain et ces Big tech qui sont des entreprises réalisant du profit. Frances Haugen, lanceuse d'alertes, nous l'a déclaré lors de son audition au Sénat, le profit se place avant la sécurité pour ces plateformes.
Force est donc de constater que celles-ci jouent un rôle essentiel. Elles introduisent volontairement des failles pour permettre à des influences étrangères de pénétrer les réseaux, ce qui m'apparait être très préoccupant. En réponse à mes deux collègues, la législation européenne, le DSA, ne va pas assez loin puisqu'il ne confère pas une transparence, en tout cas une redevabilité totale. Les algorithmes dans ces boîtes noires ne sont pas accessibles. Nous avons rédigé des rapports. Nous avons demandé, sans succès, l'instauration d'une sorte de Sécurité par la conception (safety by design) avant le lancement de toute plateforme et que nous puissions observer l'effet des algorithmes.
Ne croyez-vous pas que la solution pourrait passer par une régulation beaucoup plus stricte des plateformes qui sont essentielles, par une redevabilité totale, même si on nous oppose les modèles d'affaires ainsi que par la création d'un véritable statut. Ces propositions sont issues des conclusions de notre commission d'enquête TikTok et de notre rapport DSA avec Claude Malhuret.
En outre, il conviendrait également de mener une politique industrielle du cloud. Tout passe par la donnée. Or en l'absence d'une maîtrise et autonomie stratégique a minima, on sera toujours très vulnérable. Qu'en pensez-vous ?
M. Raphaël Daubet. - Vous avez affirmé que la Russie nous mène une guerre totale. Comment cela se présente-t-il dans un tel régime autoritaire ? Sa manifestation est-elle visible avec notamment la mobilisation du dispositif de désinformation via des financements, et celles de moyens humains ? Quels en sont les éléments tangibles ?
S'agissant de la vulnérabilité des jeunes et du besoin de sensibilisation évoqué précédemment, ne faudrait-il pas tenter d'insuffler à notre jeunesse, le réflexe de la vérification de la source, et plus généralement la culture du doute dans le cadre d'un enseignement ou d'un apprentissage dès le secondaire ?
M. André Reichardt. - Merci messieurs pour ces pistes de travail particulièrement riches, que vous nous avez données. Je souhaiterais revenir sur deux d'entre elles par deux questions. La première s'adresse à Nicolas Tenzer. Vous avez largement insisté, vous étiez le seul, sur la corruption. Pourriez-vous développer votre propos ? Que faut-il faire pour essayer d'améliorer le système actuel ? S'agit-il du dispositif législatif qui ne serait pas à la hauteur ? Y a-t-il des démarches différentes éventuellement à entreprendre par rapport à ce qui se fait à l'heure actuelle ? Ma collègue, Nathalie Goulet, évoquait les parlementaires mais d'autres personnes peuvent être corrompues pour jouer un rôle d'influence.
Ma deuxième question s'adresse aux trois experts. Cette stratégie de défense internationale européenne globale que vous avez abordée semble une piste importante de travail, en lien avec ce que vient de dire ma collègue, Catherine Morin-Desailly. Je souhaiterais illustrer cette préoccupation par une information qui nous a été communiquée très récemment concernant la Transnistrie. Cette petite partie de la Moldavie fait soudain appel à l'aide de la Russie. Vous avez bien compris la gravité de la situation. On sait comment vont répondre les Russes. Cela ne vient pas par hasard. Il y a manifestement une stratégie d'influence très forte. Je me suis déjà déplacé à deux reprises en Moldavie. Je dois y retourner, si je le peux.
Que fait-on à l'heure actuelle ? Que va-t-on faire ? On peut facilement imaginer comment la situation va évoluer. Je suis persuadé que le nombre de 1 500 militaires localisés actuellement en Transnistrie va passer demain à 3 000, puis 5 000 ou 10 000. Cela fait partie de la stratégie d'encerclement et de l'attaque de l'Ukraine aussi par l'Ouest. C'est prévisible. Que fait-on ? Que verriez-vous comme réponse immédiate ? On se contente actuellement de répondre par une stratégie de défense à des stratégies d'influence venant des autres, en l'espèce, la Russie. Ne peut-on pas envisager une stratégie un peu plus active, à ne pas confondre avec l'envoi de troupes au sol mais qui ne se résumerait pas seulement à prendre acte, observer et se défendre ?
M. Dominique de Legge, président. - Merci. Nathalie Goulet souhaitait verser au débat le décret d'annulation de 28 millions d'euros pour la politique d'influence qui est menée par le ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
M. Nicolas Tenzer, président du CERAP. - En réponse à madame Nathalie Goulet, les différentes activités des cabinets de conseil peuvent soulever de réels problèmes. Les missions de lobbying ne sont pas illégales. Nous utilisons aussi des cabinets de lobbying pour nos propres intérêts. Toutefois, le métier de mise en relation « est parfois un tout petit peu plus compromettant, un peu plus difficile ». Ces cabinets mènent également des actions de communication active qui sont à la limite du lobbying. En conséquence, la transparence sur les financements de ces cabinets est nécessaire, ce qui ne signifie pas qu'il faille exposer au grand public la liste de l'ensemble des clients du cabinet, personne ne l'accepterait. En revanche, une investigation fiscale appropriée pour déterminer si ces cabinets agissent dans l'intérêt d'une puissance étrangère hostile présenterait un intérêt certain, y compris dans le cas de personnes qui se livrent seules à des activités de conseil, comme certaines auxquelles j'ai pu faire allusion précédemment, sans les citer toutes. Encore une fois, ce qui importe c'est l'hostilité du comportement de la puissance et non toute puissance étrangère.
S'agissant des influences passées, la question est très bien documentée, me semble-t-il. Elles ont été observées en 2017, en France. Je ne reviendrai pas sur l'épisode des Macron Leaks qui a fait l'objet d'un excellent rapport de mon collègue et ami, Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, qui expose très directement un certain nombre d'éléments. Je ferai également référence à l'élection de Donald Trump en 2016. Quelques États, dont trois en particulier, dit « Etats bascules » (Swing States) ont été plus fortement influencés que d'autres. Cela va se renouveler bien sûr pour les élections de novembre. Nous avons pu observer l'influence russe pour inciter au Brexit. Je pourrais donner bien d'autres exemples, tels que l'influence exercée dans le cadre des élections slovaques récentes. L'influence russe en Moldavie a été évoquée précédemment. Elle est évidemment bien connue.
Le véritable sujet dans une démocratie comme la France, est la nature de la lutte contre cette influence. La réponse consiste à l'exposer et à la sanctionner lorsqu'il y a influence directe. Ce qui me permet de répondre à d'autres questions dont celle du sénateur Daubet qui évoquait notre vulnérabilité et la guerre totale. À partir du moment où nous sommes en guerre totale, nous ne pouvons pas échapper au fait d'avoir des réponses également fortes dans le respect de nos principes démocratiques. Cela renvoie très clairement à tout ce que j'évoquais précédemment en matière d'investigations et de transparence.
S'agissant du renforcement de nos lois et de nos dispositifs, j'en n'en mentionnerai que trois. Le premier vise à étendre la notion de trafic d'influence, y compris à des actions auprès des médias et pas uniquement auprès des personnalités politiques. Cela couvrirait non seulement les agissements de M. X, qui connaissant le président de la République, va échanger avec lui des éléments favorables à la position de Vladimir Poutine, mais également lorsqu'il intervient dans les médias pour défendre l'intérêt d'une puissance étrangère. La notion de trafic d'influence doit être étendue. Je pourrai formuler plus de propositions, si vous le souhaitez, par écrit, parce que le sujet est complexe.
Le deuxième dispositif pouvant être renforcé est la notion d'intelligence avec l'ennemi. Nous pouvons faire beaucoup plus.
Troisièmement, la prévention des conflits d'intérêts pourrait être renforcée par l'interdiction stricte pour une personne ayant exercé des fonctions publiques, électives, de membre de gouvernement, président, premier ministre ou fonctionnaire civil ou militaire, de recevoir des financements d'une puissance étrangère hostile, une fois retraité ou ayant quitté ses fonctions. La question se pose alors de définir la notion de puissance étrangère hostile. C'est complexe. Un certain nombre de critères assez clairs existent toutefois. Je ne pense pas que cela puisse concerner une autre nation de l'Union européenne. Encore que le cas puisse se poser un jour, pour la Hongrie, par exemple, ou même la Slovaquie. Cette interdiction s'impose quand on pense à cet exemple d'un ancien agent des services de renseignement français, qui, du temps où Russia Today existait, avait son émission ainsi financée. Je pourrais donner une liste quasi exhaustive de personnalités politiques qui ont des contrats avec des puissances hostiles toujours, aujourd'hui, notamment la Russie. Cela pose un problème de corruption qui n'est pas nommée. Prenons l'exemple d'un universitaire qui défend régulièrement les intérêts de la Russie, de la Chine, ou parfois d'un État du Golfe, et qui reçoit des rémunérations pour ce faire, ou d'un think tank, ce qui n'est pas illégal si c'est déclaré. Cela ne devrait-il pas être par interdit la loi et sanctionné, puisque vous posez la question du renforcement de la loi. Peu importe le passé d'une certaine manière, mais tentons de mettre en place pour le futur, un système totalement cohérent.
M. Dominique de Legge, président. - Je voudrais verser au débat, et c'est le privilège du Président, une autre question. Quelle est la définition d'une nation hostile ? Autrement dit, existe-t-il une liste des nations hostiles, comme il y avait une liste de compagnies aériennes considérées comme dangereuses ? Peut-on afficher publiquement ces États hostiles ?
M. David Colon, enseignant-chercheur. - En ce qui concerne le caractère concret de la menace, il est clair que dans toutes les opérations qui ont été menées récemment, on a identifié comment le Kremlin a eu recours à des intermédiaires privés tels que le commanditaire de l'opération des étoiles bleues de David, qui a été recruté par le Service fédéral de sécurité de la fédération de Russie (FSB). Ce recrutement a été rendu possible parce que cette personne avait un service à rendre au FSB en raison de ses problèmes avec la justice russe. Par définition, quiconque exerce des fonctions à la tête d'une entreprise en Russie peut du jour au lendemain avoir un service à rendre. C'est la marque d'un régime autoritaire. La propriété privée est subordonnée aux intérêts stratégiques de l'État. C'est valable pour l'Iran, la Russie, et la Chine. Il faut l'avoir à l'esprit.
En outre, grâce à une note de la DGSI, et au think tank britannique RUSI (Royal United Services Institute), il apparait que le renseignement russe est en cours de réorganisation. Il été particulièrement impacté quand on a renvoyé des diplomates, dont de nombreux officiers de renseignement sous couverture. Les filières et intendance se réorganisent dans le but de faire passer en France des agents qui vont mener des opérations de déstabilisation, y compris potentiellement, nous disent les informations disponibles, des actions violentes. Il existe plusieurs objets d'alerte et d'inquiétude, telles que la militarisation de la filière Tchétchène Kadyrov, celle de la filière pan-africaine de certains pays du Sahel. C'est un point de menace absolument épouvantable.
En ce qui concerne le numérique américain, rappelons que Vladimir Poutine pratique le judo qui consiste à utiliser la force de l'adversaire pour la retourner contre lui. C'est ce qu'il a fait, comme l'ont fait d'autres régimes autoritaires, avec les médias sociaux occidentaux et américains qui, par recherche du profit, mettent leurs services publicitaires au service de qui veut bien les acheter. Le modèle économique de ces plateformes est en soi un modèle qui favorise la désinformation, qui favorise le conspirationnisme, qui favorise les ingérences étrangères. Les effets en sont mesurables désormais. Il ne s'agit pas simplement d'effets positifs en mobilisant des électorats pour tel ou tel, mais également d'effets négatifs en dissuadant certains d'aller voter et en encourageant plus largement la défiance à l'égard des processus électoraux et à l'égard de la démocratie elle-même.
Le rythme de la régulation n'est pas celui des campagnes de manipulation. Une campagne de manipulation aujourd'hui sur les réseaux sociaux peut atteindre des centaines de millions de personnes en quelques heures tandis que c'est en quelques années que la sanction financière de la Commission européenne tombera. Par conséquent, il est urgent de rendre les plateformes responsables, je plaide en ce sens dans mon livre. J'ai deux filles de 5 et 8 ans. Elles seront demain sur les réseaux sociaux, je le crains. Si jamais l'un de ces réseaux sociaux poussait l'une ou l'autre à la dépression ou au suicide, j'aimerais que la personne en charge de ces réseaux rende des comptes devant la justice et ne se contente pas de verser une part de son chiffre d'affaires. Je crois qu'il faut être très clair. Il y a un risque sanitaire qui est absolument immédiat et d'une gravité inouïe. Il faut le traiter comme tel. Je plaide, bien évidemment - je le fais publiquement devant vous - pour un réseau social de services publics européens vertueux by design. Je connais toutes les difficultés sur ce chemin, mais c'est une nécessité absolue si l'on veut garantir une pleine et entière intégrité de l'espace informationnel.
En ce qui concerne la réponse à ces opérations d'ingérence et d'influence, notre stratégie doit consister d'abord à les rendre visibles, Elle doit viser également à dénoncer les opérations en cours, mais j'émettrai une nuance par rapport aux propos de Nicolas Tenzer. Je ne suis pas favorable à l'idée de dresser une liste ni d'États hostiles, ni d'agents de l'étranger qu'il faut stigmatiser. Je crois au contraire qu'il faut avoir une approche globale et mettre en évidence toutes les influences, y compris les investissements faits par les Etats-Unis dans notre vie publique, notamment parce que ça permettra de démystifier certaines idées préconçues et de mettre en évidence le fait que les États autoritaires, à commencer par la Chine, par la Russie, par le Qatar et d'autres, investissent des sommes absolument considérables dans l'influence, des sommes autrement plus importantes à ma connaissance que les sommes versées par les Etats-Unis aujourd'hui.
En matière d'audiovisuel public, il ne s'agit pas bien évidemment de transformer nos médias de services publics en médias d'État. Ce serait une erreur dramatique que de le faire. En revanche, il nous faut les rendre plus visibles, d'abord en investissant dans ces médias publics. La Chine, aujourd'hui, est en train d'anéantir l'influence de la France et de nombreux autres pays, dans le monde, tout simplement en offrant gratuitement, les services des agences de presse et les productions de China Global Television Network (CGTN). Par conséquent, si nous n'investissons pas, si nous ne réagissons pas à cette menace, nous risquons de voir la voix de la France étouffée, purement et simplement, et ne plus exister, en particulier dans les États trop petits privés des moyens nécessaires pour développer leurs propres offres médiatiques.
Enfin, s'agissant de l'éducation aux médias, celle-ci est aujourd'hui peu financée, peu généralisée et très peu évaluée. Une évaluation concrète de ce qui fonctionne ou non est nécessaire. Cela nécessite de l'investissement public. Je suis désolé, ce sont des mots qui fâchent. On a tout intérêt à s'inspirer de ce qui a été réalisé dans d'autres pays et qui a produit des résultats concrets. Vous verrez dans le rapport de l'OCDE qui paraitra lundi que parmi les États qui ont la plus forte confiance de leurs citoyens envers leurs élus et leurs médias, se trouve en tête la Finlande. Cette dernière a notamment mis en place un dispositif d'éducation aux médias qui repose sur l'éducation obligatoire de tous les enfants finlandais aux manipulations de l'information dont ils peuvent faire l'objet. Si bien que lorsque vous interrogez un Finlandais sur le fait qu'il ne soit pas déstabilisé par les opérations de subversion de la Russie, en dépit du partage d'une frontière d'un millier de kilomètres avec le pays, il répond les ignorer parce qu'il y a été préparé depuis toujours. Un journaliste finlandais, reporter sans frontières, me confiait « Vous autres, Français, n'avaient pas compris une chose, c'est que la guerre en réalité, qui nous est menée par la Russie, ne s'est jamais terminée. Ils ont toujours été en guerre contre nous, il n'y a que vous qui ne l'avez pas encore compris ».
M. Frédéric Charillon, professeur. - Vous nous avez interrogés sur le rôle des diasporas. Le sujet doit être étudié mais il est complexe car on ne peut a priori soupçonner toute diaspora. Qui peut dire si un État est véritablement capable de mobiliser une diaspora et avec quelle ampleur ? Néanmoins, ne soyons pas naïfs. C'est un terrain d'attention qui doit s'imposer à nous de façon particulière, en observant les diasporas organisées. On a évoqué notamment des étudiants. Certaines universités françaises ont pour étudiants 85% d'étrangers venant essentiellement de deux pays, l'Inde et la Chine. Nous savons que, dans ce cas-là, la question se pose du lien entre ces groupes et l'ambassade. Il ne faut pas, bien entendu, stigmatiser ou soupçonner les diasporas en général en tant que diaspora. Cependant, il convient regarder si des groupes sont organisés et ont des liens avec une ambassade en particulier.
Vous avez posé une question sur l'influence des groupes et entités, en faisant référence à ELNET. On a évoqué le Qatar. Je répète, l'approche doit être systématique, notamment en matière de transparence et de déclaration des actions. S'agissant des parlementaires, il faut évidemment aborder la question des groupes d'amitié, ce qui donne lieu à des débats. Toutefois, le principe de la transparence est le même pour tout le monde. Ainsi, il existe une assez grande transparence aux États-Unis instaurant à cette fin un ensemble de mécanismes au Congrès. Il est possible de savoir quel membre du Congrès a reçu un avantage financier, son montant, son origine et sa justification. Le dispositif en France pourrait donc être amélioré dans cet esprit. Cela doit concerner tous les États et non une liste d'États en particulier.
Nous avons répondu à vos questions sur les risques pesant sur les élections. En ce qui concerne les plateformes numériques et leur responsabilisation, l'enjeu réside dans le fait qu'elles ne veulent pas se reconnaître comme « éditeurs », mais uniquement comme « hébergeurs » car un éditeur est responsable de ses contenus. Cet angle d'attaque doit être examiné de manière approfondie.
S'agissant de l'illibéralisme, c'est une question importante qui se jouent sur les termes. Le mot n'a certes pas été créé par Moscou. Il se fonde sur les aspirations populaires et les mécontentements et sur différentes obédiences idéologiques. Il est néanmoins important d'identifier la portée du concept. L'illibéralisme sonne bien, il fait chic. Il permet de ne pas utiliser les termes d'autoritarisme ou de dictature. Il fait partie d'une guerre des mots et de l'information. De la même manière, les Chinois utilisent le terme de « connectivité » pour remplacer celui de démocratie. Dans tous les grands rendez-vous internationaux, des chercheurs chinois vous expliquent que la démocratie - prononcée « democrazy », - est obsolète et caduque, tandis que ce qui importe, c'est la connectivité. Il convient d'être très vigilant quant à ces concepts qui sont lancés pour être précisément efficaces. La connectivité et l'illibéralisme sont des faux-nez pour de notions beaucoup plus effrayantes. L'électorat n'a pas été créé de toute pièce par Moscou. Le concept chic d'illibéralisme a été largement promu, par des puissances extérieures, pas uniquement par Moscou, par Donald Trump également, avec ses conseillers lorsqu'il venait aider certains partis politiques en Europe.
Quant au sujet de l'enseignement, David Colon a fait référence à l'exemple Finlandais. La difficulté à laquelle on est confronté pour créer un enseignement associé à une sorte de responsabilisation des jeunes face à la désinformation, est le manque de crédibilité de la parole publique. Dès qu'une parole est officielle, un certain public se méfie, considérant que c'est déjà suspect et que c'est beaucoup plus amusant de s'en référer à un youtubeur. Plus ce dernier est impertinent et a du succès, plus il va être crédible tandis que la parole publique a beaucoup de mal à trouver sa crédibilité. Il nous faut trouver une réponse à ce problème.
Votre question sur le cas Moldave et autres est, en fait, celle de l'existence d'une capacité offensive de déstabilisation qui serait compatible avec l'ADN démocratique. Il existe également une marge de manoeuvre, la réciprocité, plus simple à mettre en oeuvre. Lorsqu'un pays considère des organismes européens ou américains comme agents de l'étranger, et les affichent avec un tampon dessus marqué « agents de l'étranger », la réciprocité devrait s'imposer. C'est un premier point. Quant à la question de la capacité offensive de déstabilisation de l'adversaire, elle n'est pas tout à fait compatible avec notre ADN démocratique, mais nous savons tous qu'elle est nécessaire.
Concernant l'efficience de notre stratégie d'influence, on ne compte plus les rapports parlementaires qui préconisent de rationaliser l'audiovisuel public extérieur. On n'est pas parvenu à créer un CNN ou BBC à la française. La rationalisation des instruments culturels français extérieurs est nécessaire.
Je conclurai en insistant sur la nécessité de surveiller nos faiblesses en France. J'en identifie trois ou quatre. Il ne faudra pas s'étonner si des puissances étrangères s'en emparent alors que nous avions des atouts et des instruments extraordinairement précieux. Premièrement, si quelques bons think tanks existent en France, ils sont peu nombreux et sont beaucoup moins bien dotés que d'autres. Or, nous voyons fleurir aujourd'hui des think tanks financés par des puissances étrangères, notamment du Golfe non comme acteur monolithique, car ces think tanks sont concurrents entre eux. Je crains donc que face aux quelques think tanks français qui demeureront, se créent une myriade de 10, 20 autres think tanks, beaucoup plus puissamment armés et financés, et qui seront, de toute évidence, des émanations de puissances pas forcément russes, mais chinoises probablement, golfiques évidemment, américaines aussi et beaucoup d'autres. Il faut être vigilant sur ce point.
Deuxièmement, je pense évidemment au financement des universités qui sont beaucoup trop vulnérables au financement extérieur. Le St. Antony's College d'Oxford a accepté un financement conséquent du Qatar, notamment pour un centre de recherche sur le Moyen-Orient. Nos universités dépendent souvent des droits d'inscription des étudiants chinois ou autres. Attention à cela parce qu'il se crée des États dans l'État, ou plus exactement des universités dans l'université, qui deviennent problématiques en raison du financement.
Troisièmement, une attention particulière doit être portée aux instituts français de recherche à l'étranger. On en dénombre 27 dans le monde, dans des pays tout à fait cruciaux et importants, qu'on laisse totalement dépérir, faute de financement, pour cause d'économies. Nous disposions d'un instrument d'influence, absolument extraordinaire. Je pense au Centre d'études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ) du Caire, à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO) et l'Institut de recherche sur l'Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC), à Bangkok. Ces instruments se sont étiolés et ont dépéri ces 10, 20 dernières années. Certains sont passés d'une centaine de salariés ou stagiaires à 3 ou 4 personnes. Cet extraordinaire instrument d'influence risque d'être un jour repris en main par des financements étrangers. En conséquence, on a un certain nombre d'atouts que l'on délaisse parce que l'on refuse de les assumer comme instruments d'influence et qui risquent de devenir des instruments d'influence des autres, en France.
M. Dominique de Legge, président. - Messieurs, il me reste de vous remercier au nom des collègues pour ces deux heures de débats passionnants, riches, mais aussi graves qui justifient que nous examinions ces sujets.
3. Table ronde, ouverte à la presse, de Mme Maud Quessard, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM), MM. Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM, et Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la fondation Descartes, sur la caractérisation des opérations d'influence et la résilience des organisations - le jeudi 7 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères avec une table ronde sur la caractérisation des opérations d'influence et la résilience des organisations. Je remercie nos trois intervenants de s'être rendus disponibles pour cette table ronde. Celle-ci s'inscrit dans le prolongement de celle que nous avons organisée la semaine passée, qui nous a permis de mieux cerner les principaux concepts, enjeux, et acteurs de la guerre informationnelle qui est actuellement menée contre nos démocraties.
Ce cadre étant posé, nous devons nous attacher à caractériser les menaces avec le plus de précision possible. Ce faisant, nous ne pouvons pas faire l'économie d'une réflexion sur nos propres vulnérabilités, et donc sur le niveau de résilience de nos institutions, et de notre société dans son ensemble, face à ces menaces. Nous souhaitons que vous puissiez nous éclairer, avec votre regard de chercheurs, sur ces différents aspects.
Maud Quessard, vous êtes maître de conférences des universités et directrice du domaine « Europe, Espace Transatlantique, Russie » à l'IRSEM. Vous êtes spécialiste de la politique étrangère des États-Unis, mais votre champ de recherches s'est étendu, plus généralement, aux compétitions de puissance, aux guerres de l'information et aux stratégies d'influence. Maxime Audinet, vous êtes chercheur sur les « stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (IRSEM). Vous êtes spécialiste de la Russie, et plus généralement sur la place de l'influence dans la politique étrangère des États autoritaires. Vous avez notamment publié plusieurs travaux sur l'influence russe en Afrique subsaharienne et votre ouvrage Russia Today (RT): Un média d'influence au service de l'État russe vient d'être réédité. Laurent Cordonier, vous êtes docteur en sciences sociales et dirigez la recherche de la Fondation Descartes. Vous êtes spécialistes des questions relatives à l'information, à la désinformation et au débat public. Vous avez récemment participé aux travaux de la commission présidée par Gérald Bronner sur « Les Lumières à l'ère du numérique », constituée à la demande du président de la République.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Maud Quessard, M. Maxime Audinet et M. Laurent Cordonier prêtent serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez la parole pour un propos introductif d'une quinzaine de minutes chacun, après quoi, le rapporteur et les membres de la commission vous poseront des questions.
M. Maxime Audinet, chercheur à l'IRSEM.- Merci, Monsieur le Président. Je vais revenir sur mon objet de recherche, qui occupe une place assez substantielle dans les débats sur l'influence et les ingérences étrangères. Je viens des études slaves et j'ai travaillé sur les pratiques d'influence et d'ingérence de la Russie. Dans ce vaste sujet, je voulais surtout rappeler en quoi l'invasion à grande échelle de l'Ukraine a transformé et restructuré ce dispositif d'influence informationnelle en mettant notamment l'accent sur la manière dont il cible la France et plus largement l'Union européenne. Dans nos travaux, nous envisageons l'influence informationnelle comme un spectre d'acteurs et d'activités qui s'étend des pratiques bien connues, souvent associées aux soft power comme l'attraction et la persuasion, jusqu'à des pratiques plus nocives et hostiles comme la manipulation et la tromperie. Dans la littérature en science politique, cette influence cesse d'être qualifiée comme telle dès lors qu'elle recourt à la coercition et à la force. On dit traditionnellement que lorsqu'on vous met un pistolet sur la tempe, ce n'est plus de l'influence mais une autre forme de pouvoir qui ne relève pas de notre sujet d'aujourd'hui.
Sur ce spectre, dans le cadre de la Russie, on trouve plusieurs types d'acteurs et je vais essentiellement me concentrer sur les deux grandes catégories qui sont actives notamment en France. Je commencerai par les acteurs étatiques, sans doute les plus importants en raison du caractère autoritaire du régime russe. L'État joue un rôle cardinal dans le domaine de l'influence, avec une supervision extrêmement importante. Parmi ces acteurs étatiques, on distingue trois grandes catégories. Les premiers sont bien connus, il s'agit des médias d'État transnationaux Russia Today (RT) et Sputnik, dont nous avons connu par le passé deux branches francophones : RT France et Sputnik France. Je voudrais signaler l'idée reçue selon laquelle ces médias n'existeraient plus. Vous savez qu'à la suite de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine, le Conseil de l'Union européenne a adopté un règlement début mars, aboutissant à la suspension de la diffusion de ces deux médias sur le territoire de l'Union européenne, notamment en France. En décembre, une deuxième vague de sanctions a frappé en particulier l'entité mère de RT - à savoir TV-Novosti située à Moscou - et a gelé l'ensemble des actifs de ces médias sur le territoire européen. C'est à ce titre que RT France a été mise en liquidation judiciaire. Pour autant, il est intéressant de noter que malgré cette suspension de diffusion, qui s'est également traduite par une dé-plateformisation - c'est-à-dire la fermeture des différents comptes et chaînes de RT sur les réseaux sociaux qui s'ajoute au blocage de leur site et de leurs canaux de diffusion audiovisuelle -, on a assisté à un processus d'éviction de ces médias transnationaux russes dans l'ensemble des pays occidentaux, y compris aux États-Unis et au Royaume-Uni, et à une relocalisation de ces médias à Moscou. Ce point est important parce qu'en fait, ces médias existent toujours et si l'on considère uniquement les canaux francophones, Sputnik France a fermé et s'appelle maintenant Sputnik Afrique, avec un ciblage affirmé des audiences d'Afrique francophone. Quant à RT, il s'appelle maintenant RT France : il est basé à Moscou et continue quotidiennement à produire des séquences textuelles et audiovisuelles. Ce media a même recruté un certain nombre de journalistes russes et français sur place et, par exemple - peut-être que ce nom vous est familier - Xavier Moreau, un homme d'affaires français installé à Moscou, très proche de l'extrême droite. Il a été recruté par RT France pour présenter une émission. Nous savons qu'il est historiquement l'une des figures françaises les plus promotrices des informations pro-Kremlin ou pro-russes et peut-être même l'une des personnalités les plus « poutinophiles » du petit écosystème français à Moscou. Je précise que j'ai fait la plupart de mes recherches sur ces acteurs à Moscou, à l'époque où c'était possible puisque maintenant les chercheurs qui travaillent sur la Russie ont énormément de difficultés à retourner sur le terrain.
Je mentionne également - et nous entrons vraiment ici dans le domaine de l'ingérence - que ces médias ont mis en place des méthodes parallèles pour contourner ces restrictions informationnelles et continuer à acheminer leur contenu jusqu'à nos audiences. Concrètement, ils ont fragmenté leur infrastructure numérique. Auparavant, par exemple, RT avait un nom de domaine qui s'appelait « rt.com », avec en France un sous-domaine « françaisrt.com ». Ce nom de domaine a été bloqué par les fournisseurs d'accès à Internet partout en Europe mais RT et Spoutnik ont créé une dizaine de sites miroirs qui sont des sites équivalents aux sites originaux bloqués, mais avec une URL différente accessible aujourd'hui en France sans recourir à un VPN. Ainsi, par exemple, si vous tapez en France « rtenfrance.tv » sur vos différents téléphones, vous accéderez au site de RT en français sans avoir besoin d'un VPN et il s'agit évidemment d'un non-respect des sanctions européennes. Il convient de noter que ces méthodes ne sont pas du tout dissimulées dans le discours russe. Margarita Simonyan, rédactrice en chef de Sputnik, les a mentionnées lors d'une intervention récente en faisant référence aux partisans soviétiques qui utilisaient des méthodes souterraines et de guérilla pendant la Seconde Guerre mondiale. Elle transpose cette idée dans l'espace informationnel en disant qu'il s'agit désormais de contourner les sanctions européennes. Autant en France on constate pour l'instant que les audiences, après avoir largement chuté, ne reprennent pas la place qu'elles avaient avant, autant, par exemple, en Allemagne, cette méthode du site miroir a été très efficace. Une dizaine de sites miroirs en version allemande de RT ont été créés et, aujourd'hui, ils ont au moins autant voire plus d'audience qu'avant l'invasion de l'Ukraine, avec environ cinq à sept millions de visites de leur site par mois : ce sont donc des méthodes qui peuvent fonctionner.
Je vais aller plus vite sur les autres points dont nous pourrons reparler. Parmi les acteurs étatiques, il y a évidemment aussi les services de renseignement dont on sait que la posture est beaucoup plus agressive depuis quelques mois dans le domaine de l'influence. Je fais référence notamment à l'affaire des étoiles de David qui a ciblé directement la France et on sait désormais que cette opération a été menée par le 5? service du FSB. Faute de temps, je me contenterai de mentionner que ces opérations s'inspirent de ce qu'on appelait à l'époque de la guerre froide les « mesures actives » du FSB qui étaient également des actions d'influence et d'intoxication ciblées sur le camp capitaliste de l'époque.
Troisième catégorie d'acteurs étatiques : les acteurs de la diplomatie numérique, c'est-à-dire la communication officielle des ambassades, du ministère des affaires étrangères et du ministère de la Défense russes. Je me pose toujours la question de l'opportunité, pour certaines chaînes d'information en continu, d'inviter ce type d'acteurs. En France, il y a un exemple qui marque les esprits : je fais ici référence au porte-parole de l'ambassade de Russie, Alexander Makogonov, qui a été interviewé presque une dizaine ou une douzaine de fois sur différentes chaînes d'information en continu où il déroule le discours et le récit officiel russe sur la guerre en Ukraine, y compris en mobilisant des éléments de désinformation. Si je travaillais pour un service de renseignement russe, j'estimerais que c'est une opération d'influence qui réussit parfaitement puisqu'il parvient à diffuser son discours à une heure de grande écoute, à des centaines de milliers de nos concitoyens, et sans toujours être confronté à une contradiction qui soit à la hauteur.
À côté des acteurs étatiques, on trouve des acteurs non officiels qui n'appartiennent pas à l'État mais à une frange désinstitutionnalisée de l'État russe : on parle d'« adhocratie » dans le jargon académique : dans cette catégorie, nous avons des « entrepreneurs d'influence » dont Evgueni Prigogine est l'incarnation. Je fais ici référence au fondateur du groupe Wagner et des célèbres « usines à trolls » du projet Lakhta, qui est l'un des projets les plus emblématiques des offensives informationnelles de la Russie. On sait d'ailleurs que ce dispositif, depuis la mort d'Evgueni Prigogine, est aujourd'hui en cours de démantèlement avec un phénomène de re captation de cet écosystème - cela vaut d'ailleurs pour le groupe Wagner comme pour le projet Lakhta - et de reprise en main par les services de renseignement. J'attire votre attention sur l'Afrique subsaharienne et le Sahel puisque le Burkina Faso aujourd'hui est le laboratoire de cette nouvelle présence de la Russie post-Prigogine - on y retrouve le 5? service du FSB responsable de l'opération relative aux étoiles de David - qui a repris la main sur de nouveaux pans d'activités autrefois mises en oeuvre par Prigogine. Je mentionne ici un article qui vient de sortir dans Le Monde qui concerne « African Initiative » et nous travaillons en ce moment sur ce nouvel acteur majeur de l'influence informationnelle de la Russie en Afrique francophone. Initialement basée au Burkina Faso, puis dans l'ensemble de la région sahélienne, il a, comme d'autres acteurs de l'influence russe, la particularité de diffuser un récit anti-néocolonial qui cible très explicitement la présence française et réactualise le discours russe visant à critiquer l'interventionnisme occidental.
Enfin, parmi ces acteurs non officiels, nous trouvons des contractuels, que mon collègue Colin Gérard appelle les « contractuels de l'influence » - et je parlerai également de « prestataires d'influence ou de désinformation », qui sont en fait des « technologues politiques », selon l'expression russe, à la tête d'entreprises de marketing numérique. Ces dernières sont directement sous-traitées par l'administration présidentielle et, en particulier, dirigées par deux personnages : Sergueï Kiriyenko, le premier directeur adjoint de l'administration présidentielle ainsi qu'une personnalité à laquelle il faut s'intéresser, Sofia Zakharova, qui dirige le « Centre S » qui, semble-t-il, est aujourd'hui un acteur déterminant des ingérences informationnelles de la Russie dans nos démocraties. Je précise ici que je m'appuie sur des sources ouvertes de presse et que je n'ai pas accès à des informations classifiées.
Ces sociétés ont été bien documentées, notamment par l'agence Viginum que vous connaissez bien, notamment dans le cadre de l'opération RRN « Reliable Recent News » Doppelgänger qui a été mise en oeuvre par deux de ces sociétés - Struktura and Social Design Agency (SDA/ASP) - dirigées par un technologue politique nommé Ilya Gambachidze qui est en lien direct avec les personnalités de l'administration présidentielle que j'ai mentionnées et dont on parle aussi dans les fameux « Kremlin Leaks » . Ces derniers, même s'il s'agit de propagande intérieure, constituent un document à mon avis essentiel pour comprendre avec une précision sans doute inédite les mécanismes d'influence, de désinformation, d'externalisation, d'influence qui sont supervisées, là encore, par le Kremlin.
Mme Maud Quessard, directeur de recherche à l'Institut de recherche stratégique de l'école militaire (IRSEM).- Je vous remercie de nous accueillir à cette audition en tant que chercheurs qui travaillons sur les luttes informationnelles. Pour situer le cadre de nos recherches, je précise que je suis historienne, politiste et spécialiste des États-Unis. Je travaille sur les guerres de l'information depuis la guerre froide et donc avec une perspective sur le temps long de l'évolution des différentes pratiques. Ensuite nous privilégions dans nos travaux une approche par les États et pas simplement par les groupes non étatiques - qui sont aussi très actifs. Cela permet une comparaison entre les États démocratiques et les États autoritaires mais aussi de comparer les bonnes pratiques mises en oeuvre, notamment depuis ces huit dernières années - entre 2016 et 2024 -, pour essayer de contrer ces nouvelles formes de lutte informationnelle et ces activités de désinformation. L'idée que je veux mettre en avant, et sur laquelle je travaille depuis plusieurs années, est de pointer du doigt les difficultés des États démocratiques à coordonner leurs capacités de réponse. La coordination est un mot clé qui est extrêmement présent partout, et pas simplement pour nos institutions françaises ; à cet égard, nous avons la chance d'être dans un État jacobin par nature plus propice à assurer la coordination qu'un État fédéraliste. Pour pousser plus loin la comparaison et aiguiser votre curiosité, je vous parlerai aujourd'hui de ce que j'appelle les « démocraties assiégées » : la démocratie étatsunienne en est un exemple frappant puisqu'elle est particulièrement assiégée par différentes luttes informationnelles qui posent des problèmes de sécurité nationale.
Quelles sont les politiques publiques ont été engagées aux États-Unis depuis les ingérences russes de 2016, qui ont été particulièrement documentées et attribuées ? Où en est la démocratie américaine vis-à-vis de ces pratiques de désinformation ? Pour répondre à ces questions, j'insisterai sur trois points, voire trois points bis. Le premier est que les ingérences étrangères rendent encore plus vulnérables et renforcent la nature contestée de l'espace informationnel nord-américain, en incluant le Canada. Deuxième point : les nouveaux écosystèmes de propagande endogènes, c'est-à-dire générés par des acteurs nationaux et par des puissances étrangères, sont une menace prioritaire pour la démocratie étatsunienne, ce qui ne veut pas dire que c'est sans interaction avec des ingérences étrangères. Troisième point : aujourd'hui, la question de la résilience de la société américaine est particulièrement entravée par la politisation des luttes informationnelles. Mon troisième point « bis » est que cette politisation soulève également des problèmes sur la gestion de l'usage des nouvelles technologies en matière de luttes informationnelles. Il s'agit de savoir comment on doit les encadrer et j'aborderai, si vous le permettez, l'intelligence artificielle ainsi que le débat public aux États-Unis qui entoure ces enjeux.
Comme vous le savez, les puissances démocratiques doivent nécessairement investir le champ informationnel qui est stratégique. Je rappelle que les États-Unis, ont longtemps été dominants dans ce champ informationnel dont ils ont fait un des piliers de leur puissance : ils l'ont même inscrit dans les éléments de doctrine qu'on appelle le DIME (Diplomatie, Information, Militaire, et Économie) et qui fondent la puissance américaine. Cependant celle-ci est aujourd'hui en difficulté. La présente audition étant centrée sur l'ingérence informationnelle, je n'insisterai pas sur les aspects cyber, sauf pour souligner que la première réponse de la puissance américaine aux ingérences informationnelles consiste d'abord à essayer de travailler sur la résilience de l'information, et ce concept s'est traduit dans les faits par la résilience des infrastructures numériques, non seulement pour les États-Unis mais aussi pour ses alliés et partenaires car, dans ce domaine, la réponse est nécessairement multilatérale. Pour un grand allié comme le partenaire américain, il est évident que cette volonté est mise en avant dans les arènes internationales. Quand je parle d'ingérence étrangère qui renforce la nature contestée de l'espace informationnel nord-américain, je mets en avant le fait que l'inquiétude qui pointe dans le débat public aux États-Unis concerne les grandes opérations d'influence menées par la puissance chinoise, notamment en utilisant des procédés que l'on appelle aujourd'hui « trans-plateformes ». Maxime Audinet vous ayant parlé des ingérences russes, je ne reviendrai pas sur ces dernières qui, dans le processus électoral américain ont été largement documentées depuis 2016. Sans remonter à l'époque de la guerre froide - ce serait utile mais chronophage - je me contenterai de rappeler qu'en août 2023, une des plus grandes opérations trans-plateformes menée par les Chinois a été largement documentée : elle comprenait 7 700 comptes, 954 pages web et 15 groupes directement liés aux forces de l'ordre chinoises ; de plus cette opération ciblait plus de cinquante plateformes comme celles que l'on utilise communément : YouTube, Reddit, TikTok, Medium etc... Ces opérations ont été largement « exposées » - c'est le terme consacré dans l'ensemble des travaux - notamment par la société Graphika, implantée à New York, qui cartographie les luttes informationnelles depuis 2019. Ce qui ressort de nos échanges avec nos partenaires américains est que, depuis septembre 2023, la Chine se livre de plus en plus et de façon sophistiquée à des opérations de désinformation avec des méthodes et techniques qui étaient traditionnellement plutôt l'apanage de la Russie. Ce qui inquiète également nos partenaires américains, comme en témoignent deux rapports dont le premier a été publié en septembre 2023 par le Global Engagement Center du département d'État - qui est une cellule du département d'État ayant pour vocation d'exposer les ingérences informationnelles et étrangères - sont les activités de ce type menées par la Chine non seulement dans l'espace nord-américain ou en Europe mais aussi en Indopacifique. Je tiens à rappeler que les intérêts de la France ne sont pas éloignés et, comme vous le savez, nous avons déjà eu des processus électoraux qui auraient pu être entravés, voire empêchés, par des opérations d'influence de puissances étrangères.
On sait, et je pense que cela a été largement documenté ici au Sénat, que l'influence de TikTok est très présente dans le débat public américain avec l'utilisation de TikTok ou de YouTube par les Chinois comme produits d'appel, comme des objets de divertissement qui peuvent ensuite conduire à des sites ou des messages beaucoup plus politisés. Je vous rappelle aussi que les plateformes, et en particulier Google depuis 2020, ont mis à l'index un certain nombre de chaînes de propagande chinoises qui pointaient du doigt la mauvaise gestion d'un certain nombre de problèmes intérieurs aux États-Unis, et ces pratiques ne sont pas une curiosité exotique qui se limitent au territoire américain. Il s'agissait tout d'abord de pointer du doigt la mauvaise gestion de l'épidémie de Covid-19 qui a préoccupé les Américains, ensuite les protestations contre les discriminations raciales - en particulier celles du mouvement Black Lives Matter - et enfin des sujets comme les incendies en Californie, le point commun de ces actions étant de souligner les défaillances de la puissance publique pour lutter contre des difficultés qui menacent les citoyens américains.
Je redis que ce qui inquiète particulièrement les autorités publiques aux États-Unis, c'est d'abord TikTok et son influence sur la jeunesse de 18 à 29 ans, puisque c'est le média social le plus utilisé sur le territoire américain par cette tranche d'âge. C'est aussi l'utilisation des jeux vidéo en ligne à travers lesquels on peut accéder à certains publics et à des plateformes de discussion où l'on échange d'abord sur les jeux et ensuite sur d'autres sujets. Je rappelle que lorsque l'on se trouve dans un Internet ouvert et dans une société ouverte comme aux États-Unis, on peut avoir librement accès à des jeux vidéo ou à la plateforme TikTok. En revanche, ce n'est pas le cas en Chine : l'accès à Internet pour la jeunesse y est particulièrement encadré, de même que l'accès à TikTok, dont les contenus diffèrent en Chine de ceux proposés à la jeunesse américaine. Tout cela a été mis à jour dans le débat public américain et documenté.
S'agissant de l'ingérence électorale, c'est le Global Engagement Center du département d'État qui a montré les « graves conséquences » potentielles de telles ingérences sur le processus électoral américain entre 2020 et 2023, en raison des ingérences russes en lien avec l'Internet Research Agency (IRA) de Saint-Pétersbourg dont on sait maintenant, c'est un « marronnier », qu'elle est un élément récurrent de l'influence russe aux États-Unis. Je tiens toutefois à souligner que ce ne sont pas les seuls acteurs qui inquiètent nos partenaires ainsi que nos alliés et qui devraient également nous inquiéter. En effet, des interférences de la Chine et de l'Iran dans le processus électoral américain ont également été bien documentées. De même, lors des dernières élections de mi-mandat, Cuba a également été pointé du doigt pour ses activités d'ingérence, comme cela a été documenté par le Global Engagement Center mais aussi par une note du renseignement américain, rendue publique après avoir été déclassifiée en décembre 2023. Tout cela invite, dans le débat public américain, à la réflexion. Je vous disais en préambule que les États-Unis restent parmi les champions de la maîtrise de l'information comme levier de puissance sur la scène internationale ; toutefois, si l'on regarde bien ce qui a été formulé dans sa doctrine, on trouve beaucoup d'éléments sur la résilience de la puissance cyber mais ce n'est qu'en novembre 2023 qu'a été définie la stratégie à l'égard des opérations dans l'environnement informationnel. C'est la première fois, depuis la guerre froide, que les États-Unis publient un tel document de 24 pages expliquant véritablement ce qu'il faut faire avec l'information.
Mon point de vue critique sur cette évolution est que les États-Unis - l'administration Biden en particulier - ont mis beaucoup l'accent entre 2020 et 2023 sur la résilience des infrastructures stratégiques et critiques en matière d'information en y investissant beaucoup de moyens financiers et en renforçant le rôle du Cyber Command. Cependant, il a été beaucoup plus difficile pour cette administration de s'attaquer aux questions de contenus et de régulation, malgré les efforts déployés pour mettre en place un certain nombre de politiques publiques et créer de nouveaux postes, comme celui de directeur de la technologie et de la démocratie au Conseil national de sécurité. Ce poste a été occupé par un juriste de Harvard, Tim Maurer : c'est un spécialiste des proxy russes en matière d'ingérence numérique. Sous sa houlette, le département de la Sécurité intérieure - U.S. Department of Homeland Security (DHS) qui est le ministère de l'Intérieur aux États-Unis - a essayé de réfléchir à l'encadrement de l'usage de l'intelligence artificielle par les puissances étrangères et a également essayé d'apporter des réponses à tout ce qui avait trait au contenu du conflit en cours en Ukraine. Par ailleurs, le ministère de l'Intérieur aux États-Unis qualifie, depuis 2017, l'infrastructure électorale d'entité critique, ce qui a conduit à la création de l'Agence de Cybersécurité et de Sécurité des Infrastructures (CISA). Celle-ci fait l'objet de beaucoup d'attaques car elle a été perçue non pas comme une agence capable de protéger les citoyens américains pour assurer un processus électoral sécurisé mais, au contraire, plutôt pointée du doigt dans le débat public comme étant potentiellement une agence pouvant censurer une partie de la classe politique américaine. Je souligne ici qu'il n'est donc pas simple de mettre en oeuvre des politiques publiques dans ce domaine.
Par ailleurs, sans empiéter sur le domaine du Professeur Laurent Cordonier, les stratégies de réponse ont été mises en oeuvre par des entités non seulement institutionnelles mais également issues de la société civile. La société Graphika que j'ai mentionnée n'est pas la seule société privée ayant pour but d'exposer les manipulations de l'information et de désinformation aux États-Unis ; je pourrais en citer une dizaine, disséminées sur tout le territoire américain, de la côte Est à la côte Ouest, comme l'agence New Knowledge, ainsi que des organisations ou agences paragouvernementales comme la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA) qui finance le développement de technologies pour détecter et contrer la désinformation en ligne, ce qui témoigne de la volonté des autorités publiques de financer la recherche dans ce domaine.
Malgré tous ces efforts, il est très difficile pour le gouvernement fédéral des États-Unis de mettre en oeuvre des politiques publiques qui favorisent la résilience face à des écosystèmes de propagande domestiques et étrangers qui sont de plus en plus interconnectés. Là aussi, et c'est un point bien documenté aux États-Unis par les agences ou laboratoires de recherche, un certain nombre de groupes extrémistes appelant à l'insurrection - je fais ici référence aux événements du capitole de janvier 2021 - ont des liens avec des puissances étrangères qui ont amplifié leur message sur les réseaux numériques. Vous avez tous en tête les enquêtes qui ont été rendues publiques sur les « Proud Boys » ainsi que sur des groupes complotistes comme « QAnon ». Celui-ci, après avoir décliné depuis 2021, a repris de sa vigueur sous d'autres formes et d'autres avatars lors de la campagne de 2024. Beaucoup d'efforts ont été faits avec les grandes plateformes numériques avant le rachat de Twitter par Elon Musk, mais il n'est pas facile aux États-Unis que la société civile puisse s'emparer de ces questions et proposer des éléments de réponse. Un certain nombre de chercheurs, de la côte Est à la côte Ouest des États-Unis, et plus particulièrement à Stanford - qui abrite un observatoire de l'Internet - ont été inquiétés par certaines commissions d'enquête qui les ont accusés de vouloir non pas dénoncer des opérations de désinformation sur la Covid-19, par exemple, ou sur le « Big Lie » entourant l'élection de Joe Biden, mais de vouloir aider à pratiquer la censure de masse. J'attire votre attention sur le fait que ces sujets sont nécessairement clivants car, aux États-Unis, on se trouve sur une ligne très fine entre la volonté de répondre aux différentes menaces de manière globale et le respect des libertés fondamentales individuelles - tout particulièrement la liberté d'expression - surtout car les plateformes bénéficient de la section 230 de la loi sur les communications de 1934 qui leur permet de bénéficier du statut d'hébergeur de contenus ou de fournisseur d'accès et non pas d'éditeur. J'ai dénoncé dès 2021 dans une tribune parue dans Le Monde, le fait qu'il est préférable de parler de « médias sociaux » et non pas simplement de plateformes numériques, car il y a bel et bien des politiques éditoriales menées à travers les différentes plateformes.
Au coeur des pistes de réponse aux menaces informationnelles, on trouve des débats juridiques, comme souvent aux États-Unis, mais il s'agit aussi d'un débat juridique entre les alliés et les puissances démocratiques qui veulent trouver des solutions communes pour essayer de trouver un cadre normatif. Aujourd'hui, le débat et le combat avec les puissances qui pourraient être malveillantes vis-à-vis de nos institutions démocratiques porte aussi sur les normes. Il n'est pas facile d'organiser la résilience et, sans développer davantage ce point, je dirai simplement que l'administration Biden a dû reculer sur un certain nombre de ses initiatives : je mentionne ici la commission qui a été qualifiée de « ministère de la vérité » par ses opposants, en référence à George Orwell, ainsi que le démantèlement d'une ONG qui était soutenue par l'administration et avait pour but de fournir un index des différentes opérations d'information. Aujourd'hui, ce qui pose question, c'est l'utilisation des « deep fakes » et de l'intelligence artificielle, que l'administration Biden a voulu encadrer. L'intelligence artificielle s'est invitée dans le débat public avec la campagne présidentielle de 2024. Il s'agit de la création de contenus visuels qui pourraient tromper les électeurs et de la possibilité de créer des militants robotisés ainsi que de nombreux faux sites d'information. C'est me semble-t-il NewsGuard qui a documenté le fait qu'il y a eu une augmentation depuis l'année dernière de plus de 1 000 % de ces faux sites d'informations qui pourraient imiter à l'identique un site comme le journal Le Monde en France. Tout ceci est donc particulièrement préoccupant et les acteurs malveillants ne manquent pas. Pourtant, ce n'est pas faute d'avoir voulu mettre en oeuvre un certain nombre de politiques d'encadrement et de politiques d'éducation à l'utilisation des nouvelles technologies et de l'intelligence artificielle, mais je laisserai le soin à Laurent Cordonier de développer ce sujet.
Il semblerait que la puissance américaine ait atteint un nouveau paradoxe : elle a mis des moyens techniques et militaires colossaux pour sécuriser l'espace cyber ; ces moyens devraient être dissuasifs mais les vulnérabilités sociales, sociétales, politiques et différentes failles - que nous connaissons tous sous forme de guerres culturelles aux États-Unis - fragilisent ce pays au bénéfice de ses compétiteurs stratégiques ou d'acteurs malveillants à son égard. Les États-Unis apparaissent ainsi comme un colosse aux pieds d'argile dans l'espace informationnel.
En conclusion, il semblerait que les politiques publiques américaines, en raison de la nature même du fédéralisme aux États-Unis, aient fait l'économie de la réflexion sur l'éducation aux médias, le journalisme d'investigation et la bonne communication des institutions publiques. Ce sont des termes qui sont familiers en France et pour l'ensemble des partenaires européens avec lesquels nous discutons sur les bonnes pratiques à mener sur ces enjeux. Ce n'est pas forcément le cas de nos alliés américains, et pourtant nous avons besoin d'échanger avec eux pour travailler en particulier sur les questions de régulation. Je serai heureuse de développer avec vous l'ensemble des pistes que j'ai pu lancer dans notre débat aujourd'hui.
M. Laurent Cordonier, directeur de la recherche à la fondation Descartes. - Comme vous avez pu le constater, beaucoup de chercheurs et d'acteurs rattachés à des institutions publiques ou privées s'intéressent à la mécanique, au fonctionnement et à la nature des ingérences numériques étrangères, en particulier à leur communication sur Internet. Pourtant, un des seuls messages que j'aurais envie de vous faire passer aujourd'hui est que le secteur qui reste un parent pauvre de la recherche est celui des effets de ces campagnes sur la population nationale. En d'autres termes, on s'intéresse beaucoup à l'offre de désinformation à but d'influence mais beaucoup moins à sa réception. Peut-on par exemple - c'est la question que l'on se pose - quantifier les effets de ces campagnes de désinformation, soit en termes d'adhésion au discours qui est mis en circulation, soit en termes de polarisation au sein de la société ? En effet, nous savons qu'une partie importante des ingérences étrangères qui touchent toutes les démocraties libérales visent à abîmer la qualité de la démocratie en polarisant la population. Elles visent souvent moins à faire passer un message précis de type propagandiste qu'à abîmer la démocratie. Pourtant, aujourd'hui, on manque cruellement de données et d'études sur les effets concrets de ces campagnes de désinformation. Pour combler ce manque, nous sommes en train, à la Fondation Descartes, de conduire une étude sur la pénétration au sein de la population française des récits de guerre des parties prenantes aux différents conflits en cours. L'objectif est non seulement de pouvoir mesurer quelle est l'opinion de la population sur ces différents narratifs mais aussi de déterminer quels sont les facteurs informationnels, sociodémographiques et cognitifs qui sont associés à une plus ou moins forte sensibilité à ces narratifs. Finalement, cela nous permettrait de comprendre comment l'adhésion à certains narratifs peut aboutir à une disposition plus ou moins favorable à soutenir des mesures telles que l'aide militaire de la France à l'Ukraine. Je pense que cet aspect reste encore largement dans l'ombre pour des raisons notamment historiques. En effet, les premiers chercheurs qui ont commencé à s'intéresser à ces campagnes et au fonctionnement d'Internet l'ont fait avec une approche technologique qui permet de tracer des réseaux, de remonter, voire parfois d'attribuer des attaques. Paradoxalement la question de la réception et des effets sur les opinions publiques dans les démocraties libérales a peut-être moins intéressé les sociologues.
D'une manière générale, il faut comprendre - c'est un point central - qu'être exposé à une désinformation ou à un contenu de propagande et d'influence, ne signifie pas nécessairement adhérer ou croire à cette désinformation : l'exposition n'équivaut pas à l'adhésion ou à la croyance. En réalité, la recherche montre que cette relation n'est pas du tout mécanique : il existe des facteurs de sensibilité à la désinformation. Je vais en citer trois sur lesquels il est possible d'imaginer des politiques publiques pouvant permettre de rendre les populations plus résilientes. Le premier concerne de style de pensée, qui peut être plus intuitif ou plus analytique. Les personnes qui, face à des informations nouvelles, se fient avant tout à leur intuition ou à leur première impression pour savoir si cette information est vraie ou non et si elles doivent lui accorder du crédit, sont des personnes qui sont nettement plus sensibles à la désinformation ; toutes les études l'ont montré : c'est un facteur immense dans ses effets et dans sa reproductivité. Au contraire, les personnes qui sont plus analytiques, et qui, face à une information nouvelle, prennent simplement quelques minutes, voire quelques secondes pour y réfléchir - ce processus étant en général de l'ordre du réflexe plus que du niveau conscient - ont tendance à être beaucoup moins facilement induites en erreur par une information fausse. Une source d'espoir réside dans le fait que ces styles de pensée cohabitent à l'intérieur de chacun de nous. Nous sommes tous à la fois intuitifs et analytiques et on bascule tous sur ce continuum. Lorsqu'on regarde une oeuvre de fiction, par exemple, on a intérêt à être sur un mode intuitif parce que si vous vous mettez à essayer de la comprendre de manière analytique - tel personnage est-il vraiment capable de faire ceci ou cela ? - la fiction devient très décevante et l'intrigue ne fonctionne pas. Nous sommes donc tous capables de basculer dans un sens plus ou moins analytique face à des informations mais ce réflexe n'est pas systématique et, en cela, les réseaux sociaux sont particulièrement piégeux car, en général, on va a priori sur les réseaux sociaux pour se distraire plutôt que pour s'informer ou regarder des choses importantes. On se trouve ainsi dans un rapport aux contenus diffusés par les réseaux sociaux qui relève de la distraction et on baisse donc notre « garde cognitive » en nous plaçant sur un mode très intuitif, ce qui permet à des informations de faire plus de dégâts.
Un autre facteur de sensibilité à la désinformation qui peut paraître trivial mais qui est extrêmement important et très connu dans la littérature scientifique, est le manque de connaissances de qualité sur le sujet concerné par la désinformation. Des études ont montré que les personnes qui ont moins de connaissances - même élémentaires - en biologie, étaient d'autant plus susceptibles de considérer comme vraies des informations fausses concernant le Covid. Avec quelques notions de base sur la nature des virus, leur mode de transmission ou le fonctionnement d'un vaccin, on est moins porté à croire, par exemple, les théories farfelues selon lesquelles ces facteurs peuvent aggraver notre électrosensibilité à la 5G ou autres fables qui ont pu se développer.
Le dernier facteur à mes yeux le plus important et sur lequel je travaille le plus est le niveau de défiance à l'égard des sources d'informations fiables et des institutions. Là encore, cela peut paraître assez trivial mais c'est d'une importance cruciale, car c'est du côté de la réception, à mon avis, que se situe le nerf de la guerre. Les personnes qui ressentent une forte défiance à l'égard des institutions et des médias sont celles qui vont croire à peu près à toutes les théories du complot qui peuvent circuler, même si ces dernières sont contradictoires entre elles. C'est quelque chose que l'on peut mesurer expérimentalement ou même dans la réalité quotidienne. Tel est, par exemple, le domaine de mon collègue David Chavalarias, chercheur au CNRS, qui montre que, par exemple, les personnes qui relayent des messages climatosceptiques sur X sont aussi en grande partie celles qui relayent et sont exposées à des messages de désinformation au sujet du Covid, et qui aujourd'hui repostent des messages de propagande du Kremlin, alors même que les liens entre ces questions paraissent ténus. Quand on essaye de caractériser leur profil, on constate que ces personnes sont avant tout marqués par une très forte défiance à l'égard des médias et des institutions. On comprend aussi que si ce phénomène de défiance s'aggrave davantage au sein de notre population, les effets des campagnes d'ingérence étrangères s'en trouveront facilités. C'est sur ce point que je souhaite attirer votre attention : les plus « belles » campagnes de désinformation ou d'ingérence, les plus fines, les mieux équipées en termes d'intelligence artificielle ou de deepfake ne peuvent avoir prise que sur une population dont le système immunitaire cognitif n'est pas assez développé et qui présente donc des facteurs de risque en constituant un terrain favorable, prêt à accepter ces désinformations.
Il est certes très souhaitable de lutter contre l'offre de désinformation, de chercher à la comprendre et de combattre la manière dont elle circule et s'offre au public. Il faut aussi en même temps - et les deux stratégies doivent aller de pair - s'efforcer d'augmenter la résilience de la population nationale et, pour cela, on peut imaginer un certain nombre de politiques publiques. Ces dernières produisent des effets à moyen et long terme plutôt qu'à court terme et on comprend bien, en tant que chercheurs, que le temps du politique n'est pas forcément celui de la recherche. Cependant, améliorer l'acquisition des connaissances de base utiles pour comprendre l'environnement politique et géopolitique dans lequel nos concitoyens et nous-mêmes naviguons tous est une première étape pour lutter efficacement contre l'impact des campagnes de désinformation. Ces connaissances de base concernent l'histoire, la géographie, mais aussi les sciences et toutes les disciplines qui peuvent armer nos concitoyens puisqu'on sait que les personnes les mieux informées sur un sujet ou simplement dotées de connaissances de base un peu solides sont beaucoup moins susceptibles d'être réceptrices d'informations fausses.
Un autre aspect absolument essentiel, que nous avions beaucoup mis en avant dans le rapport de la commission Bronner, est le développement de l'esprit critique. C'est un point central qui doit être probablement renforcé dans la scolarité de nos jeunes concitoyens, en respectant deux conditions. La première est de définir ce qu'est l'esprit critique, étant entendu qu'il ne consiste pas à douter de tout en faisant « tabula rasa », selon la formule de Descartes, L'esprit critique, à mon avis, comporte deux principaux volets. D'une part, il s'agit de prendre conscience de notre état de dépendance épistémique totale : nos propres sens et nos propres expériences étant limitées, nous connaissons le monde essentiellement par le biais du témoignage d'autrui. Si je sais aujourd'hui qu'il y a une guerre en Ukraine, c'est parce que des journalistes sur le terrain me l'ont rapporté. Quand on fait la liste de ce que l'on sait par soi-même, on réalise qu'elle est limitée et qu'on est donc presque toujours dépendant du témoignage d'autrui. Dans ces conditions, le facteur de la connaissance est celui de la confiance et, par ricochet, on peut comprendre que le nerf de la guerre, au niveau individuel, est d'être capable d'attribuer à bon escient sa confiance sur des bases rationnelles plutôt que sur des bases potentiellement émotionnelles, ou d'habitude, etc.
Telle est la première étape de la démarche de l'esprit critique, et la seconde réside dans la compréhension du fonctionnement de notre esprit. Nous sommes tous influencés par des biais cognitifs - que nous préférons appeler des « heuristiques » en psychologie cognitive - c'est-à-dire des raccourcis qui nous permettent souvent de gagner du temps pour nous faire une opinion sur un sujet ou comprendre une situation, mais qui, dans un certain nombre de cas, nous mènent à commettre des erreurs systématiques. Je ne prendrai qu'un seul exemple, celui du biais de confirmation : on tous tendance à favoriser les informations qui vont dans le sens de ce que l'on sait déjà. Une fois que l'on en prend conscience, quand on fait une recherche Google, il devient quasiment impossible de se demander : « ne suis-je pas juste en train d'essayer de confirmer ce que j'ai envie de croire et ce que je sais déjà ? », et donc là, au niveau individuel, on se place dans une attitude qui nous permet potentiellement de ne pas être piégés par notre propre système cognitif.
Toujours au sujet de l'esprit critique : avant d'implémenter quoi que ce soit dans les écoles ou ailleurs, il faut en tester l'efficacité pour ne pas dépenser de l'argent public en pure perte. Il faut également procéder à des tests pour savoir si l'action déployée n'est pas contre-productive. Un certain nombre de pistes d'études nous permettent aujourd'hui de penser - les résultats n'étant pas encore consolidés - que des formations à l'esprit critique mal conduites rendent les gens complotistes. En effet, si on assimile l'esprit critique au doute systématique, alors les gens à qui l'on va apprendre à douter de tout vont effectivement douter de tout.
Le dernier point de politique publique qui me paraît central, sur les aspects que je viens d'évoquer, est de de travailler à retisser un lien de confiance entre les médias, les institutions et la population. C'est une affaire de long terme : la confiance s'abîme facilement mais elle est très lente à recréer. Sur ce point, on peut suggérer quelques pistes que je détaillerai par la suite si vous le souhaitez.
Au final, s'agissant de l'offre et non pas de la réception des informations, on dispose aujourd'hui de quelques leviers grâce au Digital Service Act : il va être possible, par exemple, de mettre davantage en avant sur les réseaux sociaux des contenus fiables, et inversement de moins favoriser artificiellement des contenus non fiables sur des sujets importants liés à la situation internationale. Là encore, cela ne sera possible qu'à condition que l'Arcom - en charge de la mise en application de ce règlement européen en France - se saisisse de cette mission. Je n'en doute pas et je ne suis pas là pour supposer que ce ne sera pas le cas, mais il est clair que l'efficacité du Digital Service Act en France et dans chaque pays européen sera totalement dépendante de la volonté de l'institution nationale en charge de son application. Il appartient donc peut-être aux politiques et à la société civile de contrôler, au moment où l'Arcom implémentera le Digital Service Act, si elle est suffisamment exigeante à l'égard des plateformes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour votre présence et pour la qualité de vos propos qui ont été articulés de façon à suivre un chemin intéressant. On y trouve la caractérisation de ce que font ou peuvent faire les pouvoirs publics et ensuite les questions de « résilience », même si ce mot à la mode est souvent utilisé sans que personne ne sache exactement ce qu'il recouvre.
Ma première question s'adresse à vous trois et je la pose régulièrement : comment définissez-vous l'influence - c'est le terme que nous avons choisi pour libeller nos travaux -ainsi que l'ingérence et quelle est selon vous la différence entre ces deux notions que vous avez utilisées tour à tour ?
Deuxièmement, M. Audinet, vous avez évoqué le fait que la énième guerre menée par Poutine - puisque cela fait 25 ans qu'il mène des conflits armés, de la Tchétchénie jusqu'à l'Ukraine - a été l'occasion d'une modification structurelle de son dispositif. Celui-ci est-il devenu plus efficace ? L'occasion a-t-elle été propice à tester de nouvelles stratégies ? Avez-vous des préconisations à formuler sur la façon dont l'Union européenne et la France pourraient renforcer leur niveau de sanction et de protection ? En effet, vous avez indiqué que le blocage de certains sites avait été initialement efficace, jusqu'à ce que des sites miroirs permettent de le contourner. Pouvez-vous développer ce point et nous apporter des précisions sur les moyens utilisés par la Russie, en comparant leur niveau avec ceux dont nous disposons, ce qui amène à vous interroger sur les outils que nous devrions mettre en place pour répondre au défi qui nous est lancé ?
Ensuite, Mme Quessard, vous nous avez présenté le modèle américain en insistant sur les enjeux de coordination. Nos travaux nous ont permis de constater que beaucoup de choses sont faites dans ce domaine mais que subsistent des interrogations sur l'efficacité de la coordination entre les acteurs nationaux. Comment améliorer celle-ci, sans prétendre pour autant répondre toutes les attaques mais faire le rapprochement entre les faits constatés dans tel ou tel secteur ? Comment la France s'y prend-elle pour identifier les campagnes de désinformation et ensuite pour y opposer un contre-narratif ou, en tout cas, mettre en valeur notre vision des choses ?Sur ce dernier point M. Audinet, pouvez-vous nous apporter des précisions sur le modèle qui est en train d'être mis en oeuvre par les Russes au Burkina Faso ? Je rappelle ici que les opérations menées au Mali nous ont fait très mal ces dernières années.
J'ai été l'un des co-rapporteurs du rapport d'information de la commission des affaires étrangères du Sénat consacré à la stratégie française pour l'Indopacifique à l'aune de la réalité et on se rend bien compte que, tant pour les Américains que pour les Français, élaborer une stratégie est souhaitable mais l'efficacité c'est encore mieux. Il faut vraiment progresser dans ce domaine car cette zone Indopacifique est le nouveau centre névralgique de demain et même d'aujourd'hui ; elle constitue un enjeu majeur pour la France qui est la seule puissance européenne présente physiquement et militairement dans cette partie du monde. Mme Quessard, quels sont, selon vous, les moyens à déployer dans ce domaine, sachant que vous avez, semble-t-il, évoqué en creux le référendum en Nouvelle-Calédonie ainsi que les élections en Polynésie ?
S'agissant des États-Unis, je note que vous avez opportunément parlé de l'agence qui protège notamment le processus électoral, car les travaux de notre commission tirent également leur origine de nos inquiétudes à l'égard de ces questions électorales. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce qui est prévu concrètement par les États-Unis dans ce domaine ? Y'a-t-il des pistes de réflexion dont vous pourriez nous faire part sur ce qu'il serait possible de faire en France et en Europe en matière de protection de l'intégrité des élections, à l'approche des élections européennes ?
Je m'adresse à présent à vous trois : vous avez, à juste titre, beaucoup parlé d'intelligence artificielle car nous ne sommes qu'au début de la compréhension de ce que pourrait apporter l'IA dans le débat public et dans l'ensemble de la société. J'ai envie de comparer cette mutation à l'arrivée du chemin de fer au XIXème siècle. Quelles sont, dans ce domaine, les réponses possibles de la part des différents États et quelles seraient vos propositions d'action pour notre pays ?
Je voudrais également vous interroger sur la différence de stratégie entre les États unitaires et les États fédéraux ? Je note d'ailleurs que, s'agissant de la France, vous êtes l'une des rares aujourd'hui à avoir souligné les avantages de l'État jacobin, ce qui, dans le contexte actuel, nous parait assez osé mais néanmoins intéressant pour le sujet qui nous occupe.
M. Cordonier, pouvez-vous également développer la problématique du lien de confiance ? Je rejoins ici vos propos : aujourd'hui, le climat politique est tel que plus personne n'a confiance en personne, que tout se vaut, aussi bien la vérité que l'alter-vérité et que plus personne ne considère, comme c'était le cas il y a très longtemps, que les paroles d'un président, d'un ministre ou celles prononcées au journal de 20 heures est essentielle. Aujourd'hui on compare les propos tenus par le Président avec ceux qui peuvent être exprimées dans certaines émissions de divertissement. Peut-être pouvez-vous formuler des propositions de nature à renouer ce lien de confiance ?
J'ai encore beaucoup de questions à vous poser mais je me suis efforcé de balayer les principales à ce stade.
M. Dominique de Legge, président. - Sans vous surcharger de questions, et dans le prolongement de ce que vient de dire notre rapporteur, j'ai relevé, M. Cordonier, que vous expliquez que plus les gens sont en situation de défiance par rapport aux institutions et plus ils sont sensibles aux messages erronés. Ensuite, vous préconisez de sensibiliser la population à la nécessité d'exercer son esprit critique. Cependant, cette sensibilisation, a priori, doit nécessairement passer par le canal des institutions envers lesquelles la population concernée est, par hypothèse, défiante : donc, comment fait-on ?
Également dans le prolongement des propos de Rachid Temal sur l'intelligence artificielle, je distinguerai deux volets. Il y a l'intelligence artificielle qui attaque et celle qui permet de détecter, voire de riposter.
Je vous propose à présent de vous livrer à l'exercice impossible qui consiste à répondre à ces interrogations sans dépasser cinq minutes pour chacun d'entre vous afin de laisser le temps aux autres commissaires de vous interroger.
M. Maxime Audinet. - Merci pour ces questions. Tout d'abord, la définition de l'ingérence et de l'influence revient un peu comme un serpent de mer dans ce type de débats. On n'emploie pas ces notions de manière interchangeable car elles ne renvoient pas aux mêmes pratiques et il ne faut absolument pas les penser dans un continuum. Ce sont deux choses différentes qui peuvent se cumuler ou être déployées de manière séparée. Très concrètement, une ingérence c'est finalement un mode opératoire qui consiste à interférer et à intervenir dans une situation sans y avoir été autorisé. Voilà pour la définition très générique de l'ingérence, alors que l'influence - surtout dans la science politique américaine - a été pensée non seulement comme un mode d'expression du pouvoir mais aussi comme une relation. L'influence, selon la définition qu'en donne Robert Dahl, est une relation entre des acteurs - humains en particulier - où la volonté, les désirs, les préférences ou les intentions d'un ou plusieurs acteurs vont affecter les actions ou les prédispositions à agir d'un ou plusieurs acteurs conformément à la volonté, aux préférences ou aux intentions de l'acteur qui va influencer. Je précise à nouveau que l'influence s'arrête là où commence la coercition et je vous renvoie sur ce point aux travaux de Stephen Lukes. En combinant ces deux notions, on trouve, d'abord, des acteurs qui sont dans un mode opératoire relevant de l'ingérence. C'est par exemple le cas des services de renseignement, et en particulier des unités en charge de l'ingérence qui vont pénétrer nos systèmes informationnels et mener, sans y avoir été autorisés, des campagnes comme celle des étoiles de David. Il peut y avoir, combinée à cette activité d'ingérence, une volonté d'influencer la population et là encore, on peut reprendre l'épisode des étoiles de David qui s'est déroulé de manière très opportune à un moment où la société française était extrêmement tendue en raison des attaques terroristes du 7 octobre : il suffisait alors de jeter une allumette dans un baril de poudre et, de ce point de vue, la manipulation a fonctionné puisque l'ensemble des médias en ont parlé.
S'agissant de la mise à niveau de nos moyens, je rappelle d'abord que les pratiques d'ingérence et d'influence sont presque séculaires concernant la Russie qui, contrairement à la France, a une culture de l'influence et de la désinformation. On se souvient de la désinformation relative aux Protocoles des Sages de Sion diffusée à la fin du XIXème siècle à l'époque tsariste. On peut également citer les opérations du KGB pendant la guerre froide et on sait qu'il y a des filiations institutionnelles entre des institutions actives à l'époque de la guerre froide et des institutions toujours actives aujourd'hui comme le FSB - le Service fédéral de sécurité -, le SVR - le Service fédéral de protection et le GRU - laDirection principale du renseignement -, qui sont des émanations du KGB issues du démantèlement de celui-ci après la chute de l'Union soviétique. Ainsi, cet écosystème s'adapte au fil du temps et on le voit très bien depuis l'invasion de l'Ukraine. De ce point de vue, on peut parler d'une forme de clandestinisation des pratiques d'influence de la Russie qui apparait comme un retour de boomerang. En effet, l'argument politique qui avait été avancé consistait à interdire les médias d'État transnationaux russes qui agissaient à découvert en les considérant - au même titre que certaines entreprises, et certains diplomates ou individus - comme complices de la justification de l'invasion de l'Ukraine par l'État agresseur russe. Bien entendu, et comme on pouvait l'anticiper, cette volonté de tarir ces flux informationnels officiels et visibles s'est traduite en fait par une intensification de flux informationnels plus clandestins et moins visibles a priori. C'est d'ailleurs tout le sens des activités conduites par l'agence Viginum et cela constitue une partie de la réponse que je voulais apporter, à savoir que je rejoins totalement les propos de Laurent Cordonier sur la nécessité de politiques de long terme qui recouvrent deux aspects. Tout d'abord, la guerre de l'information n'est pas une lutte à mort mais un combat permanent. La désinformation ne va pas s'arrêter, a fortiori, dans un contexte où les acteurs de la désinformation s'approprient les nouvelles technologies numériques permettant de viraliser leurs contenus en réduisant de plus en plus les coûts de production de la désinformation. Il est donc clair que tant que nous n'aurons pas traité des vulnérabilités internes à nos sociétés, les acteurs de ce type d'ingérences pourront continuer leurs activités. C'est d'autant plus vrai que nous sommes des démocraties libérales et des sociétés ouvertes ; il faut évidemment que nous le restions, sans succomber à la tentation de fermer nos espaces informationnels, ce qui est le propre d'un certain nombre d'États autoritaires qui s'efforcent de « souverainiser » leurs infrastructures numériques, avec d'ailleurs plus ou moins de succès puisque, par exemple, l'Iran ou la Chine ont un internet beaucoup plus fermé que l'internet russe qui s'est construit de manière très chaotique et reste donc encore ouvert. Cette dernière observation permet d'expliquer qu'on puisse encore continuer à étudier la Russie depuis l'extérieur et c'est un des projets de recherche que nous menons.
Par ailleurs, s'agissant de votre question sur la défiance, il me parait important de souligner que nous sommes face à des acteurs - exogènes ou endogènes - qui épousent totalement ce qu'on appelle la « post-vérité », c'est-à-dire le brouillage de la frontière entre la réalité factuelle et l'opinion fondée sur les émotions. RT et Spoutnik ont un credo extrêmement relativiste et assument totalement ce type de positionnement dans leur production informationnelle : sans entrer dans les détails, on le détecte très bien dans la manière dont ils construisent l'information. Sans vouloir citer des noms - certaines commissions parlementaires travaillent en ce moment sur ce sujet - certains acteurs endogènes, notamment dans l'espace médiatique, s'appuient sur le même type de logique. Je pense par exemple à un acteur comme CNews qui d'ailleurs, comme RT, dans l'espace informationnel global, se rattache au modèle originel de Fox News qui a été fondé et pensé dans une logique de clivage par rapport à la norme médiatique en cherchant à montrer que l'espace médiatique serait dominé par ce qu'on appelle parfois des médias « mainstream » - pour employer un langage très utilisé par RT - à savoir des médias dominants supposément univoques, face auxquels les médias clivants que j'ai mentionnés se présentent comme des sources qui vont faire apparaitre l'autre face de la vérité. En réalité, ce phénomène se traduit par un affaissement et une fragilisation de ce que Hannah Arendt appelait la « matière factuelle », qui est le socle commun sur lequel se fonde le débat démocratique. Un certain nombre de ces acteurs cherchent justement à fragiliser cette norme que nous avons en commun dans le débat public en diffusant des contenus qui ne sont pas des informations mais des opinions et des commentaires permanents, plus ou moins crédible et plus ou moins douteux. Il faut en avoir conscience et, à mon avis, tel le sens des auditions menées dans ce domaine par la commission d'enquête que j'évoquais.
J'en termine en évoquant le cas du Burkina Faso qui est intéressant. Je rappelle que la République Centrafricaine (RCA) et ensuite le Mali - mais surtout la RCA - ont servi de laboratoire à la présence non officielle de la Russie dominée par un acteur comme le groupe Wagner et ce que nous avions appelé la « galaxie Prigogine ». Maud Quessard a mentionné l'Internet Research Agency (IRA) russe et sa participation au projet Lakhta qui a ciblé les États-Unis, l'Europe mais aussi l'Afrique subsaharienne. Aujourd'hui, le Burkina Faso est en train de devenir la vitrine de cette présence post-Prigogine qui est beaucoup plus étatique et plus dominée par le ministère de la Défense russe ainsi que les services de renseignement de ce pays. Notre hypothèse, à ce stade, est la suivante : puisqu'il s'agit d'acteurs étatiques avec des bureaucraties très lourdes - la Russie, de ce point de vue, abrite un peu comme la France, des administrations qui manquent parfois de fluidité, ce qui est le lot commun à toutes les bureaucraties - on peut supposer qu'il y aura probablement moins de flexibilité d'action et de créativité dans cet espace informationnel. On sait que Prigogine était présent derrière tous les acteurs liés à son appareil d'influence, par exemple dans la production de films et de clips sur les réseaux. C'était un acteur de nature entrepreneuriale et en fait quasiment semi-privé ; c'est pourquoi on parle « d'entrepreneurs d'influence » en utilisant un langage presque managérial ; ces acteurs ont un « business model » et cherchent à gagner du capital symbolique, financier et parfois politique. La logique et l'adaptabilité n'est pas la même quand on fait face à des acteurs qui sont des services de renseignement ou un ministère de la Défense.
Mme Maud Quessard. - Merci beaucoup pour vos excellentes questions. S'agissant de la terminologie, Maxime Audinet y a en partie répondu et je vous renverrai à nos travaux publiés en janvier 2021 dans un ouvrage intitulé Les guerres de l'information à l'ère numérique. Ce n'est pas tant pour faire de la publicité pour des travaux menés avec un certain nombre de collègues français et européens que pour souligner l'importance du choix des termes. Il y a une différence entre ingérence et influence et on trouve différentes formes d'influence, qu'elles soient malveillantes ou qu'elles correspondent à ce que le politologue américain Joseph Nye, qualifie de « soft power ». Je voudrais préciser ici qu'il n'y a pas de « soft power » en Russie ou en Chine. Je ne veux pas - et c'est extrêmement important - qu'il y ait de confusion sur ce point. Quand on parle de « soft power », on parle du modèle d'un État et de sa capacité d'attraction ou de séduction dans un modèle démocratique, et cela fait partie du contre-narratif. Si on veut que ce dernier soit audible aussi bien sur le territoire national qu'à l'extérieur, il faut qu'on puisse être solide sur nos institutions. Je mentionne ici le classement international dit de Portland - ou « Soft Power 30 » - publié en juillet de chaque année et qui essaie de répertorier tous les éléments permettant aux États d'exercer une influence bienveillante et efficace. Il y a quelques années, en 2017, la France était au sommet de ce classement et je pense qu'il est salutaire d'apporter des éléments positifs et moins hystérisants dans le présent débat.
S'agissant de la coordination de la réponse, tout d'abord, j'ai insisté sur l'importance de la coordination des acteurs institutionnels et surtout de la bonne entente entre les acteurs qui agissent pour la sécurité intérieure et ceux qui sont en charge de la sécurité extérieure. Le partage d'informations entre ces institutions est fondamental pour faire face à des écosystèmes de propagande de puissances étrangères interconnectés avec des acteurs endogènes : il faut faire le lien entre les deux pour prendre des mesures efficaces. Je ne stigmatise pas ici la France ou nos partenaires européens mais l'enjeu représenté par ce cloisonnement constitue un « marronnier » dans tous les États qui connaissent un problème organisationnel, particulièrement aux États-Unis. Beaucoup de travail a été fait sur ces questions mais des points doivent encore être améliorés : le travail en silo est pointé du doigt depuis les ingérences étrangères de 2017 et il l'a même été antérieurement. Il faut donc encore avancer sur ces questions, sans doute aussi ici, en faisant la navette...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pardon de vous interrompre : pourquoi dites-vous « sans doute aussi ici en France » ?
Mme Maud Quessard. - Parce que le cloisonnement n'est pas l'apanage de l'administration française ; ce n'est pas forcément une volonté, c'est un constat.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous estimez donc qu'il faut améliorer la coordination au sein de nos services ?
Mme Maud Quessard. - Nous avons besoin de plus de fluidité dans les actions et dans le partage de ces activités. La France a également la chance d'être un État centralisé, ce qui facilite ces interactions, parce que quand on se compare avec d'autres États - c'est l'objet de mes recherches - on constate que certains ne bénéficient pas toujours de cet avantage. C'est particulièrement vrai aux États-Unis qui doivent recourir à ce qu'on appelle des « processus interagences » car des myriades d'agences traitent des questions d'information ou de désinformation.
C'est pour cette raison qu'après les événements de 2016 et l'ingérence russe dans le processus électoral américain, il y a eu un grand débat sur l'opportunité de relancer l'Agence d'information des États-Unis - à laquelle j'ai consacré tout un ouvrage - et qui élaborait des contre-mesures face à l'Union soviétique de l'époque. Je vous renvoie à mes travaux parce que le précédent que constitue l'Agence d'information des États-Unis est resté dans le « mindset », l'état d'esprit ou la « carte mentale » des décideurs américains.
Pour être plus efficace sur le narratif et le contre-narratif, il faut donc une coordination de la réponse et également travailler sur nos propres modèles ainsi que la manière dont on les « vend ». Aujourd'hui le modèle américain et le narratif qui l'accompagne - qu'on appelle « la communication stratégique » dans les milieux de défense ou de diplomatie - fonctionne un peu moins bien à l'extérieur sur les zones auxquelles nous sommes rattachés.
L'enjeu concerne non seulement les pays alliés - censés être déjà plus ou moins acquis à ces narratifs - mais aussi et surtout ce qu'on appelle le Sud global ou les pays du Sud. En Indopacifique, les débats sur la manière de lutter contre les ingérences étrangères sont particulièrement importants, et pas uniquement sur la zone d'influence française. J'attire votre attention sur le fait que de nombreux forums sont organisés sur ces questions non seulement en Asie-Pacifique mais aussi en Amérique du Nord. Il y en aura un au Canada à la fin du mois de mars qui réunira peut-être trois représentants européens, des représentants nord-américains et plus d'une dizaine d'États appartenant à la zone Indopacifique - parmi lesquels le Japon, Taïwan, et la Corée du Sud - qui s'interrogent sur ces questions. Les discussions entre ces démocraties situées dans cette partie du monde porteront sur les échanges de bonnes pratiques et de politiques publiques.
Vous m'avez également interrogée sur l'agence CISA : celle-ci a été particulièrement vilipendée par les opposants à l'administration Biden et pourtant elle est au coeur du processus de sécurisation des élections américaines. Je fais ici le lien avec la question que vous m'avez posée sur le fédéralisme en précisant que la limite de la CISA est d'être une agence fédérale, ce qui signifie que, pour sécuriser le processus électoral, elle ne peut qu'émettre un guide de bonnes pratiques destiné à l'ensemble des cinquante États qui disposent chacun d'un pouvoir de décision sur l'organisation des élections et la lutte contre la désinformation. Si ces recommandations ne sont pas appliquées de manière homogène sur l'ensemble du territoire, cela peut conduire à une inégalité de la sécurisation du vote et de l'espace informationnel. Les vulnérabilités sont donc importantes en raison de la nature fédérale des États-Unis ; par suite, quand on discute avec nos alliés et partenaires sur la mise en place de bonnes pratiques à l'échelle nationale ou européenne - en vue notamment des prochaines élections -, il faut aussi penser à l'application de ces mesures dans nos États dont l'organisation n'est pas la même. N'étant pas particulièrement jacobine, j'ai simplement souligné la possibilité pour la France de mettre en oeuvre plus facilement des politiques publiques que dans d'autres États; on peut s'en réjouir, notamment en matière d'éducation - y compris aux médias - et on constate l'existence d'un frein important aux États-Unis dans ce domaine. On peut se battre la coulpe en estimant que notre pays n'en fait pas assez mais l'étude que j'ai menée avec Laurent Cordonier au printemps 2023 aux États-Unis sur ces questions, nous a amené à conclure que la possibilité de développer des programmes d'éducation aux médias - nous en avons d'ailleurs déjà - constitue un grand pas par rapport à d'autres États démocratiques qui n'ont pas cette possibilité.
Par ailleurs, je rejoins totalement vos propos sur les deux volets de l'intelligence artificielle et je pense avoir pointé les vulnérabilités américaines dans ce secteur. S'agissant de l'avantage technologique des États-Unis - même s'il s'agit de nationalisme technologique dans le cadre de la rivalité avec la Chine, plus encore qu'avec la Russie -, j'estime que les Américains n'ont pas investi simplement pour faire face au risque d'avoir un talon d'Achille et de créer de nouvelles vulnérabilités mais aussi pour identifier - et peut-être avec la volonté de stopper - l'utilisation malveillante de l'intelligence artificielle. Il ne faut pas que seuls les politiques et les ingénieurs sachent bien utiliser cet atout technologique : l'ensemble de la population civile doit être familiarisée avec ces outils. Je plaide donc pour l'éducation aux médias et à l'utilisation des nouvelles technologies en faveur de toutes les catégories de la population et pas simplement aux enfants et aux jeunes qui se débrouilleront sans doute bien mieux que moi-même ou d'autres dans ce domaine technologique.
M. Laurent Cordonier. - Merci pour vos questions. Si j'avais la solution permettant de reconstituer la confiance entre les institutions et le public, j'obtiendrais probablement un prix Nobel ; ce n `est pas le cas mais je vais tout de même essayer de vous apporter des éléments de réponse à partir de deux exemples. Le premier est une étude que nous avons publiée en 2021 avec mes collègues Gérald Bronner et Florian Cafiero dans laquelle nous montrons qu'au niveau international, il existe une corrélation quasi linéaire - d'une force que j'ai rarement vue en sciences sociales - entre le niveau de corruption du secteur public et le niveau d'adhésion aux théories du complot au sein des pays étudiés : plus le secteur public est corrompu et plus les populations sont complotistes, ce qui, en creux, est un résultat plutôt positif pour la France dont le secteur public est très peu corrompu par rapport à certains pays non-occidentaux, ce qui s'accompagne d'un niveau de complotisme relativement faible dans notre pays. Il y a donc des motifs d'espoir.
Cet exemple illustre l'importance de l'exemplarité. La confiance se mérite et des institutions ainsi que des agents du service public exemplaires contribuent à créer de la confiance. Les cas dans lesquels un ancien président de la République est traduit devant les tribunaux ou condamné, ou encore les cas d'arrestation de policiers pour corruption peuvent faire beaucoup de mal à ce lien de confiance
L'autre exemple est tiré de certaines études que je mène actuellement et qui me permettent de constater que l'institution dont la défiance est le plus corrélée à la mentalité ou à la sensibilité complotiste des individus, c'est la justice. On voit ici très bien comment on peut essayer de retisser un peu de confiance autour de la justice, notamment en expliquant mieux le fonctionnement de cette institution. Celle-ci est extrêmement complexe et les citoyens ne comprennent pas toujours ses décisions ; on peut facilement se dire qu'il n'est pas normal que telle ou telle condamnation ou absence de condamnation soit prononcée, qu'un tel soit condamné ou pas, ou encore que la peine soit trop légère ou trop lourde. S'agissant d'un domaine extrêmement technique avec énormément de considérations prises en compte au moment de la procédure de délibération du jury ou du juge, tant qu'on n'arrive pas à expliquer à la population les motifs des décisions et pourquoi des circonstance aggravantes ou atténuantes sont retenues, on comprend que la défiance à l'égard de la justice ne peut être qu'importante puisqu'elle va agir comme une boîte noire à l'intérieur de laquelle on peut imaginer tout un tas de choses. Si on arrive à améliorer la transparence d'institutions comme la Justice - au sens où il faut expliquer à la population les mécanismes qui s'y déroulent - et à faire progresser leur rapidité de traitement des dossiers, on ne peut qu'augmenter la confiance dans ces institutions et, par ricochet, rendre la population nationale moins sensible aux théories du complot et à toutes sortes de théories de désinformation.
Pour ce qui est des médias, je mentionne les réflexions menées notamment par Reporters Sans Frontières avec son initiative Journalism Trust Initiative (JTI) qui vise à reconstruire un lien de confiance entre les populations et les médias en établissant des normes journalistiques analogues à des normes ISO qu'il faut respecter pour mériter la qualification de contenu journalistique médiatique. Cette méthode n'évalue pas le contenu de l'information mais la manière dont elle est produite, en respectant un cahier des charges, des chartes déontologiques et le travail d'enquête du journaliste. Je pense que soutenir et améliorer de telles initiatives permettant aux citoyens de savoir qu'une information provient d'un média labellisé - sur sa manière de travailler mais pas sur sa ligne éditoriale - peut permettre à tous de naviguer dans le monde informationnel avec plus de simplicité ; autrement, très franchement, je ne suis pas sûr que la connaissance du monde médiatique et du fonctionnement que nous avons autour de cette table soit partagée par beaucoup de nos concitoyens. Là aussi, il s'agit d'une sorte de boîte noire dont les rouages ne sont pas visibles du grand public et les expliciter ne peut être que bénéfique pour retisser de la confiance.
S'agissant de la formation à l'esprit critique, je constate que, par chance, cette formation peut être prise en charge par l'Éducation nationale qui reste une des institutions qui suscite beaucoup de confiance auprès de la population, et en particulier auprès des parents -presque autant que l'hôpital comme le montrent des études. On a donc là des marges de manoeuvre, ce qui me permet de finir sur une note positive.
En effet, il ne faut pas trop noircir le tableau de la désinformation en France, d'abord parce que notre pays bénéficie d'un faible niveau de corruption selon les indicateurs internationaux. Il faut aussi se méfier des échelles de mesure déclarées de la confiance dans les institutions. Je les utilise moi-même mais ces indicateurs mesurent très probablement un phénomène qui ne correspond pas nécessairement à la confiance au sens où on l'entend habituellement. Par exemple, je citerai l'épisode du décès d'une figure de la complosphère francophone, médiatisé pour avoir obtenu le Nobel pour sa découverte du virus du sida avant de développer par la suite des thèses que je qualifierai d'exotiques. Le premier média à rapporter son décès a été France Soir - sous sa nouvelle mouture, éloignée du vrai journal qui existait auparavant. Or la première réaction sur Internet des personnes sensibles aux thèses du complot a été de de conseiller d'attendre que cette information soit confirmée. Cela démontre que, quand ils veulent être sûrs d'une information, ceux qui déclarent un niveau zéro de confiance dans les médias accordent plus de crédit aux journaux comme Le Monde ou Le Figaro qu'à leurs propres canaux d'information. Cela traduit sans doute le fait que les indicateurs que j'ai mentionnés mesurent non pas tant un niveau de « confiance épistémique » qu'un rapport de la personne aux médias dont elle va, tout en accordant un certain crédit aux informations que ceux-ci délivrent, penser qu'ils servent une ligne éditoriale cachée. Les personnes sensibles aux théories du complot vont ensuite extrapoler en imaginant que cette ligne est « de mèche » avec les gouvernements mondiaux ou autres. Je pense ainsi qu'il ne faut pas trop noircir les capacités de nos concitoyens en France à être intelligents et à être capables de séparer le bon grain de l'ivraie. J'ajoute qu'en France, une faible partie de la population bénéficie d'une très grande amplification à travers les réseaux sociaux. Il est donc important de mesurer les effets réels des campagnes de propagande et de désinformation en France ; on les surestime en examinant ce qui se passe sur les réseaux sociaux où, précisément, ces effets sont artificiellement amplifiés par ceux-là même qui ont créé ces campagnes et je précise que ce phénomène est documenté. J'estime donc que des mesures régulières seraient très opportunes dans ce domaine ; elles ne sont pas réalisées systématiquement parce que les sujets sur lesquels portent ces campagnes varient énormément dans le temps et dans leur forme, ce qui nécessiterait de renouveler à chaque fois les items sur lesquels on veut tester l'adhésion de la population, en évitant de retomber dans le piège des questions auxquelles les gens répondent non pas à la question elle-même mais pour manifester leur défiance dans les institutions. Trouver les bonnes méthodes de mesure n'est donc pas trivial.
Mme Nathalie Goulet. - Notre sujet est vaste... Vous avez beaucoup parlé de la Russie ainsi que des chaînes d'information russes. Pour ma part, je voudrais vous parler d'Al Jazeera et du Qatar. Avez-vous travaillé sur ces questions ? (hochements de tête). Vous me faites signe que ce n'est pas le cas ; pourtant, Al Jazeera est un média d'influence important et il n'y a pas que la Russie comme acteur dans ce domaine des médias.
Deuxièmement, j'ai beaucoup travaillé sur le terrorisme, notamment au moment des attentats où on avait appelé les chaînes d'information à plus de responsabilité et de respect, de façon à éviter que les journalistes envahissent les lieux attaqués en risquant de gêner à la fois les policiers et les secours : on avait alors à peu près trouvé un modus operandi.
Diriez-vous aujourd'hui qu'il faudrait que les acteurs publics soient plus responsables dans leurs propos de façon à ne pas entraîner avec eux des flots d'ilotes irresponsables ? Je pense notamment à des très hauts responsables politiques qui critiquent des décisions du Conseil constitutionnel au moment où on a besoin de confiance dans la justice, comme vous l'avez souligné. Vous avez également parlé de confiance dans l'école au moment où les professeurs sont attaqués de toutes parts, avec une situation certes minoritaire mais néanmoins inquiétante ; enfin, vous avez évoqué le secteur de la santé à un moment où, là aussi, on observe des brèches de complotisme et où le secteur médical est très affaibli par une situation financière très difficile. Ces trois piliers que vous avez cités sont donc aujourd'hui fragilisés pour des raisons différentes, la justice ayant pourtant un assez bon budget et la santé devant faire face à des problèmes de complotisme liés aux crises sanitaires qui s'ajoutent à ses autres difficultés. Comment pensez-vous qu'on puisse redresser la barre ? Vous avez souligné le rôle majeur d'une minorité agissante sur les réseaux mais il y a quand même, dans l'ensemble du pays, un mouvement de défiance à l'égard des trois institutions que vous avez considérées comme des piliers de base.
Enfin, l'éducation aux médias est une cause nationale que le Sénat a votée et introduite dans notre droit il y a plusieurs années. Comment, selon vous, améliorer cette éducation aux médias qui est évidemment une base très importante pour contrecarrer cette désinformation et repousser cette influence néfaste pour notre pays dans son ensemble ?
Mme Gisèle Jourda. - Je souhaite rebondir sur vos observations à propos de la création de chaines comme CNews car nos concitoyens regardent aujourd'hui bien souvent les chaînes d'information en continu. Ne faudrait-il pas, par le biais de l'éducation ou par le biais d'un bandeau apparaissant à l'écran, faire en sorte que les personnes sachent d'où on leur parle et qui leur parle, puisque vous avez bien souligné la différence entre le contenu d'opinion et le contenu d'information ? En effet, bien souvent, nos concitoyens - même s'ils sont, j'en suis intimement persuadée, relativement éclairés, mais pas tous - peuvent être pris dans le piège de ces informations que je ne veux qualifier ni de fausses ni de vraies, mais qui traduisent un certain point de vue assez univoque. Avant le phénomène de concentration des médias, vous pouviez lire des journaux en sachant d'où le journaliste parlait. Depuis l'acquisition des journaux par les mêmes actionnaires, il y a eu une dilution de l'information. Je veux bien qu'on parle d'esprit critique mais celui-ci se forme à partir d'une information elle-même basée sur des éléments que nous ne percevons pas tous de la même manière. Je serais donc très intéressée par votre point de vue à ce sujet.
Enfin, pour retisser un peu de la confiance il faut, par définition, ne pas baigner dans un flot de défiance, or aujourd'hui, notre société a un peu hérité - et je ne critique ici en aucune façon l'État - d'une tendance très procédurière « à l'américaine », où on met en cause tout et n'importe quoi sur la base d'arguments parfois non vérifiés ou dont on peut douter de la véracité. Quel est également votre regard dans ce domaine ?
M. Teva Rohfritsch. - Je suis sénateur de Polynésie et souhaiterais savoir si vous considérez que la zone Pacifique constitue un point de fragilité. Vous avez mentionné la Chine, qui est particulièrement active dans la région, mais les États-Unis se sont également bien réveillés et, de ce fait, on se retrouve en Polynésie au milieu d'une sorte de tectonique des plaques. Avez-vous identifié des points de surveillance particuliers ou des mouvements prononcés que, pour notre part, nous percevons aujourd'hui localement ?
Plus généralement, on a finalement le sentiment qu'il faudrait évoluer vers une société de certification permanente, alors qu'à travers les logiques qui, très souvent, s'affrontent, c'est normalement la pluralité de l'information qui permet la comparaison et de se forger soi-même une opinion. Le risque, en s'efforçant de trop réguler le secteur, est non pas d'en revenir à l'ORTF mais à des médias certifiés et « tamponnés » auxquels on pourrait accorder une confiance unique mais qui pourraient par ailleurs générer d'autres biais... Je noircis le trait sur un ton un peu provocateur, mais mon intention est de nourrir ce débat intéressant et de souligner la difficulté de trouver des solutions qui, si elles existaient, auraient sans doute déjà été mises en oeuvre.
M. Dominique de Legge, président. -Je propose à chacun des intervenants de se limiter à une durée de cinq minutes pour répondre aux questions afin de respecter à peu près les deux heures d'audition.
M. Laurent Cordonier. - La question de la responsabilisation des propos des personnalités politiques nous amène sur un terrain très différent de celui des institutions. On peut souhaiter que la parole politique, surtout dans certaines situations notamment liées à des conflits extérieurs, soit mesurée et fasse passer l'intérêt du pays ainsi que de nos concitoyens potentiellement en danger avant l'intérêt d'un parti ou d'une ligne politique. En revanche, je ne pense pas qu'il soit opportun de prendre des mesures dans un domaine qui relève de l'essence même de la démocratie.
Ensuite, vous avez évoqué à juste titre la défiance à l'égard des institutions de santé. J'ai beaucoup travaillé sur ce sujet et j'ai publié l'année dernière l'étude Information et santé pour la Fondation Descartes dans laquelle j'ai mesuré cette confiance. J'ai été le premier surpris en constatant que, pour les Français, la première source d'information de confiance sur la santé c'est de très loin - à plus de 80 % des personnes interrogées - le médecin et les professionnels de santé. Ici encore on constate vraiment un effet de loupe à la fois sur les réseaux sociaux et dans les médias qui grossissent le cas des minorités agissantes qui posent problème, menacent les soignants ou incendient des centres de vaccination, comme on l'a vu pendant le Covid. Certes, ce n'est pas parce qu'il s'agit de minorités ou de gens très peu nombreux, mais très sensibles à la désinformation, que cela ne pose pas de graves problèmes. Il a suffi aux États-Unis de quelques milliers de personnes pour prendre d'assaut le Capitole et il suffit d'une seule personne pour menacer de mort un chercheur qui rentre chez lui et travaille, par exemple, sur le Covid. Les impacts peuvent donc être très graves mais il faut quand même raison garder sur le diagnostic posé sur l'ensemble de la société : celle-ci relève beaucoup de dysfonctionnements dans les institutions mais continue à accorder sa confiance à l'école et à la santé.
Il faut donc trouver un moyen d'adresser les minorités agissantes qui bénéficient d'un effet de loupe. On pourrait, dans certains cas, avoir recours à l'article 27 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse qui indique très clairement que des informations diffusées publiquement en sachant qu'elles sont fausses et qui troublent la paix publique peuvent être sanctionnées. Cet article n'est pas, à ma connaissance, mis en oeuvre et pourrait l'être à l'égard de certains « super désinformateurs » qui occupent une position centrale sur les réseaux sociaux, sont suivis par de nombreuses personnes et diffusent des fausses informations entrainant des conséquences graves. Pourquoi ne pas activer cette loi ? Dans le rapport sur « Les Lumières à l'ère numérique » de la commission Bronner, nous proposions, sans modifier le texte de la loi de 1881, de permettre à des entités appartenant à la société civile de se porter partie civile au nom de ce texte pour attaquer certains super désinformateurs. Il ne s'agit évidemment, pas de poursuivre quiconque relayerait n'importe quel message car le dispositif serait conditionné à la constatation d'un impact important et quantifiable. Je pense donc qu'on peut trouver des outils pour adresser les minorités dont nous parlons.
Aux États-Unis, nous avons discuté avec les personnes en charge de la santé publique de l'État de New York, qui nous ont montré leur approche très intéressante, axée sur des communautés qui, à un moment donné, sur un point particulier de santé publique, posent problème. Par exemple, tout à coup, une communauté religieuse, pour une raison ou une autre, refuse de se faire vacciner, ce qui provoque localement l'émergence d'une épidémie de maladie qui avait disparu. C'est un cas très concret auquel a été confronté l'État de New York qui a ainsi été amené à réfléchir à la meilleure façon d'adresser au cas par cas des populations en trouvant les bons interlocuteurs, les bons argumentaires et en pratiquant un micro management très fin. Bien entendu, une telle démarche demande du travail et des compétences, mais je pense que le jeu en vaut la chandelle.
S'agissant de l'éducation aux médias, comme cela a été souligné - et pour essayer de voir le verre à moitié plein - la France a entrepris des actions avec, par exemple, des programmes d'éducation aux médias soutenus par le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (CLEMI) qui fournit notamment du matériel. Sans être un expert de la question, je mentionne que les personnes qui délivrent ces cours indiquent qu'elles manquent parfois de temps et de moyens pour une efficacité optimale, ce qui constitue un problème chronique dans le calendrier des cours assigné aux enseignants : ils deviennent trop chargés car on veut y inclure toutes sortes de nouveautés, si bien que les matières essentielles en pâtissent. Je crois qu'il avait été question de rendre les cours de théâtre obligatoires et j'estime qu'il y a peut-être d'autres priorités.
Vous avez ensuite évoqué la différence entre contenus d'opinion et contenus d'information : cette distinction est fondamentale et les citoyens doivent normalement avoir acquis la capacité de la comprendre, notamment par les cours d'éducation aux médias. À nouveau, je pense que si ces derniers peuvent être dispensés dans de bonnes conditions, les générations qui en bénéficient devraient être capables de faire la part des choses.
En revanche, je suis très réticent et très méfiant à l'idée d'intervenir « par le haut », et encore plus par la loi, dans le domaine de l'information, en décidant par exemple d'instaurer des quotas de séquences d'informations ou d'opinions. Il ne faudrait pas abîmer la démocratie en cherchant à la protéger et tel serait le cas si on limite trop la liberté d'expression. Vous parliez de CNews et je crois que les gens qui suivent ce media savent, en réalité, ce qu'ils sont en train de voir et d'écouter : ils sont là, en grande partie, parce que qu'ils souhaitent entendre ce genre de discours. Je donc ne suis pas sûr qu'intervenir en distinguant le contenu d'opinion et d'information clarifie vraiment la situation dans ce cas précis et je suis convaincu que c'est vraiment le citoyen qui doit être formé à démêler ces éléments. Nous verrons bien quelles recommandations vont sortir des États généraux de l'information : même sans former d'espoirs démesurés, je suis curieux à cet égard ; peut-être pourront-ils formuler des suggestions d'amélioration respectueuses de la liberté d'expression et de la presse.
Vous l'aurez compris, je ne pense pas qu'il faille recréer l'ORTF et ma conviction va plutôt en sens inverse. Vous avez abordé ce sujet sur un mode humoristique mais permettez-moi de le prendre très au sérieux en soulignant qu'instituer une télévision d'État serait le meilleur moyen d'abîmer la confiance : ce n'est pas ce que veulent les gens et on n'est plus aujourd'hui dans un contexte où un monopole de l'information serait accepté. La confiance pourrait être retissée en continuant à garantir l'indépendance et les moyens dont disposent le service public actuel. Celui-ci pourrait peut-être mieux faire, notamment sur la question climatique - sur laquelle j'ai travaillé avec certains médias du service public - en étant à l'écoute des demandes profondes des individus ainsi que de la population française et en progressant sur le journalisme de solutions encore insuffisant aujourd'hui. Pour le dire autrement, il faut monter en exigence et non pas chercher à s'adapter à ce qu'on imagine être le niveau du public car le fait de toujours vouloir tirer vers le bas le niveau de complexité des émissions, en doutant des capacités de compréhension des auditeurs ou téléspectateurs, est le meilleur moyen de ne pas obtenir la confiance du public qui aura le sentiment, peut-être à juste titre, d'être pris pour moins compétent qu'il n'est.
Mme Maud Quessard. - Je souscris totalement aux derniers propos de mon collègue Laurent Cordonier. J'insiste sur la nécessité de pratiquer le ciblage à l'envers et de bien identifier les publics sensibles et vulnérables. Quand nous menons des travaux comparatifs avec d'autres États européens qui ont en leur sein des groupes de populations plus sensibles - pour de multiples raisons socio-culturelles - à la désinformation, provenant de puissances étrangères ou pas, il est primordial de faire ce travail de ciblage. En effet, il est très utile d'identifier la menace mais encore faut-il également identifier les publics perméables à celle-ci qu'il faut peut-être protéger ou mieux informer : c'est particulièrement important.
S'agissant de la certification des médias, je n'irai pas non plus dans le sens de l'instauration de médias d'État à la française puisque nous sommes dans une société ouverte et que toute la richesse de la vie démocratique repose sur le pluralisme des opinions.
Vous vous êtes également interrogés sur les travaux menés sur les ingérences étrangères et les luttes informationnelles dans la région située autour de la Polynésie et, s'agissant de cette zone immense qu'est le Pacifique, je me contenterai, faute de temps, de vous renvoyer aux travaux de Mme Anne-Marie Brady : c'est une collègue néo-zélandaise qui travaille spécifiquement sur l'ingérence chinoise dans le Pacifique, aux dépends de sa propre intégrité et en devant protéger ses équipes et sa famille. Je tiens ici à souligner que le travail de terrain sur ces questions, particulièrement dans cette région, peut être problématique. Ce champ d'étude est donc documenté mais cela nécessite de regarder ce que font nos collègues qui sont sur le terrain car le Pacifique est pour nous géographiquement éloigné mais proche de nos préoccupations, comme en témoignent les forums internationaux que j'ai mentionnés précédemment.
S'agissant de la politisation des débats et des chaînes d'information en continu, j'aimerais juste faire une observation en évitant les redondances par rapport à ce qu'a dit Laurent Cordonier. Premier point : la question des bandeaux a fait l'objet de beaucoup de discussions aux États-Unis, tant pour la télévision que pour les médias sociaux. Une telle signalétique peut être critiquée mais certaines plateformes ont adopté ce procédé sur un certain nombre de médias sociaux et de chaînes internet à la suite de discussions avec les pouvoirs publics.
Ensuite, en ce qui concerne les chaînes d'information en continu, je rappelle l'importance du modèle économique qui les gouverne. J'entends dire que certains modèles américains comme celui de Fox News - on pourrait, par ailleurs, envisager d'imiter celui de CNN - auraient inspiré d'autres chaînes d'information en continu, mais il faut savoir que le modèle économique de Fox News consiste d'abord à générer du revenu avant d'être un leader d'opinion. Je signale qu'au cours des derniers mois, les messages personnels d'un présentateur très connu de cette chaîne d'information américaine ont fuité. Il y indiquait ne pas soutenir tel candidat illustre à l'élection présidentielle 2024non pas parce qu'il partageait ses opinions politiques, bien que ce soit le cas, mais parce que ce candidat apparaissait comme une « rock star » et une personne suffisamment médiatique pour générer de l'audience et donc du revenu. Je veux souligner, par cette anecdote, qu'à l'ère numérique les chaînes d'information continue sont en concurrence commerciale avec les médias sociaux et ces deux flux médiatiques peuvent jouer un rôle de diffusion de l'information.
S'agissant de l'éducation aux médias, j'ai rappelé qu'on a la chance d'avoir mené cette réflexion avec des centres universitaires importants. Je citerai les travaux de notre collègue, la professeure Divina Frau-Meigs, qui dirige l'association Savoir Devenir et travaille aussi avec l'université Panthéon-Assas, la Sorbonne Nouvelle et l'Union Européenne. Elle a participé à l'élaboration d'un certain nombre de rapports européens sur l'éducation aux médias et sur ce qu'elle appelle les « infox ». Dans un des ouvrages que je vous ai cités, elle a rédigé un chapitre essayant de comprendre pourquoi les publics jeunes sont volontiers réceptifs aux phénomènes d'infox ou de désinformation.
Par ailleurs, vous avez évoqué le rôle des politiques et je fais observer qu'il peut y avoir aussi, dans ce domaine, un devoir de réserve, comme dans d'autres institutions de notre pays, qui nous amène à respecter le travail des autres institutions lors d'une prise de position publique.
S'agissant d'Al Jazeera, je précise qu'il s'agit d'une chaîne d'information en continu qui obéit à un modèle très intéressant et bien documenté. Elle ne constitue pas pour nous un objet d'expertise mais nous travaillons avec des collègues qui s'investissent sur ces enjeux et sur les médias des pays du golfe en particulier. Nous avons fait travailler quelques collègues dans ce domaine précis et celui-ci doit être développé. De jeunes chercheurs s'y emploient s'ils répondent à une condition importante : celle de bien maîtriser les outils linguistiques de ce secteur. Ainsi, le petit travail personnel que je fais consiste à regarder les chaînes d'information en continu - fussent-elles hexagonales ou internationales - sur un même événement ; je regarde toutes les chaînes et comment, pendant 20 minutes, l'information est traitée : je vous assure que ce petit travail, assez facile à faire avec une simple télécommande, est extrêmement instructif. Je m'arrêterai là et je vous remercie pour toutes vos questions passionnantes.
M. Maxime Audinet. - Pour être bref, je vais juste répondre sur Al Jazeera en allant dans le même sens que ma collègue Maud Quessard. Je précise qu'il y a déjà beaucoup à faire en travaillant sur les pratiques russes. Je suis un spécialiste de la Russie, j'ai appris le russe au collège, au lycée et j'ai été en Russie ; c'est mon objet d'étude et je ne parle pas arabe ; je ne suis pas sûr d'avoir envie de faire la même chose au Qatar qu'en Russie, et je ne pourrai pas y conduire d'entretiens. D'autres chercheurs ayant travaillé dans ce domaine peuvent être entendus sur Al Jazeera qui est assurément un média d'influence ; ce qui est intéressant est de démontrer cette affirmation grâce aux outils des sciences sociales, comme j'ai essayé de le faire pour RT et les pratiques russes. Il y a actuellement, je crois, sept ou huit thèses en cours ou réalisées sur Al Jazeera auxquelles on peut facilement accéder sur le site « thèses.fr », de même que des thèses sont en cours de rédaction sur le site CGTN qui est le média d'état chinois, ou encore sur des médias d'influence en démocratie. Il est toujours important de distinguer un média d'État transnational d'un média de service public transnational : dans le cadre de notre pays, France 24 et RFI sont des médias de service public relevant de l'audiovisuel extérieur public et cela se détecte facilement dans la production d'informations, dans l'indépendance éditoriale vis-à-vis du Gouvernement et, finalement, dans de nombreux processus qui rejoignent d'ailleurs ce qui a été évoqué en matière de chartes déontologiques dans la production de l'information.
M. Dominique de Legge, président. - La question posée par Nathalie Goulet sur Al Jazeera était autant adressée aux intervenants qu'au président et au rapporteur de cette commission pour que nous prenions soin d'ouvrir nos travaux à d'autres pays que la Russie ou les États-Unis et le message a bien été reçu - il avait d'ailleurs déjà été anticipé.
Merci Madame et Messieurs d'avoir bien voulu nous consacrer autant de temps.
4. Audition, ouverte à la presse, de M. Christophe Lemoine, directeur adjoint à la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, sur l'action du ministère face aux influences extérieures -le mardi 12 mars 2024
M. Dominique de Legge, président - Monsieur Lemoine, vous nous indiquerez les missions et l'organisation de la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, puis vous nous présenterez le panel de contre-mesures mis en oeuvre par le ministère face aux influences étrangères. Nous aimerions aussi connaître la répartition des compétences au sein du ministère et ses modalités de coordination avec, entre autres services, la direction de la mondialisation en charge de l'influence française et le SGDSN dont dépend le dispositif Viginum chargé de la détection et de la caractérisation des ingérences étrangères. Vous illustrerez vos propos par des cas concrets.
Je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité et rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Monsieur Lemoine prête serment.
M. Christophe Lemoine, Directeur adjoint à la direction de la communication et de la presse du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères - Merci de m'accueillir devant votre commission d'enquête sur un sujet au coeur des priorités du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
J'illustrerai mes réponses par des exemples concernant essentiellement la Russie - l'État qui est peut-être le plus performant en termes d'ingérence étrangère, en tout cas dans l'espace informationnel français.
La problématique des ingérences étrangères a acquis une nouvelle dimension à l'arrivée du numérique dans l'espace informationnel. Des ingérences numériques étrangères ont été observées dès le début des années 2010, lors de la cyberattaque du Bundestag, du référendum néerlandais sur l'Ukraine, du Brexit ou encore des élections américaines, avant d'être publiquement dénoncées pour la première fois sur le territoire français à l'occasion de l'élection présidentielle de 2017, lors de l'affaire des Macron Leaks.
Les États qui utilisent ce genre de méthodes sur des terrains extrêmement propices, tels que le Sahel et plus récemment l'Ukraine, nous ont obligés à considérer ce phénomène, à l'origine assimilé à une succession ponctuelle d'opérations, comme un élément stratégique de notre politique étrangère.
La désinformation et la manipulation de l'information s'inscrivent dans des logiques conflictuelles entre États. Elles se sont imposées comme des armes de guerre depuis l'arrivée du numérique, permettant une diffusion massive d'informations sur des supports personnalisés. Voilà ce qui distingue les ingérences numériques de celles auxquelles nous avions affaire auparavant, par le biais de médias tels que la télévision ou la radio. Le numérique permet de cibler précisément des publics.
De plus en plus de mensonges se dissimulent dans un flot quotidien d'informations. Le général Guerassimov, qu'il me répugne quelque peu de citer, considère la désinformation, liée à la notion de guerre hybride, comme une première étape vers la fracturation des sociétés en vue de leur attaque militaire.
La désinformation sert à créer doutes et tensions dans nos sociétés ; à épuiser et biaiser le débat démocratique.
À titre d'exemple, la Russie, dissimulée derrière le dispositif RRN, a manipulé de l'information en novembre dernier, en diffusant, sur les réseaux sociaux, des images d'étoiles de David taguées sur les murs de Paris, dans l'idée de diviser la société et de biaiser le débat démocratique dans un contexte de conflit entre Israël et le Hamas. La Russie, bien que loin d'être le seul acteur de la désinformation, utilise des moyens et des méthodes qui la distinguent. Depuis le 24 février 2022, les attaques informationnelles russes s'intensifient en changeant de nature. Les Kremlin Leaks, des documents récupérés auprès de hauts responsables du Kremlin, ont indiqué que ce pays consacrait environ un milliard d'euros par an à la désinformation.
La Russie suit une stratégie claire. Sa guerre d'agression contre l'Ukraine se double d'une guerre informationnelle, d'abord en Ukraine puis dans les pays lui témoignant un soutien trop marqué.
Les manoeuvres russes qui nous visent régulièrement poursuivent l'objectif stratégique de légitimer la guerre d'agression contre l'Ukraine. La Russie s'évertue à saper la cohésion des soutiens de l'Ukraine et à déstabiliser les sociétés démocratiques libérales. Elle a utilisé la même tactique au Sahel contre la France.
La désinformation russe se diffuse dans nos espaces informationnels par des fermes à trolls ; des médias ou think tanks diffusant des contenus russes ; des milliers de comptes sur les réseaux sociaux relayant de fausses nouvelles ; les placements clandestins de publications.
La Russie poursuit trois objectifs : contourner les règles appliquées par les organismes spécialisés dans la vérification des faits en français ; détourner les mécanismes de détection des réseaux sociaux visant à lutter contre la manipulation et contourner les sanctions.
La Russie recourt depuis peu à des modes opératoires de plus en plus sophistiqués, tels que le clonage de sources officielles, de sites internet ou encore de chaînes Telegram, donnant l'impression à l'internaute de consulter un contenu original, alors qu'il se trouve face à un double falsifié (doppelgänger)
En outre, les Russes n'hésitent plus à propager leur désinformation par des canaux officiels. S'il est faux que l'éclat d'obus ayant blessé M. Rogozin à la colonne vertébrale ait été tiré par un canon Caesar, il n'en a pas moins été remis et présenté comme tel à l'ambassadeur de France à Moscou, M. Pierre Lévy. De même, la Russie a officiellement, quoique mensongèrement, accusé la France d'employer des mercenaires en Ukraine.
Attachons-nous aux trois opérations de désinformation survenues depuis le 22 février, révélatrices de l'évolution des méthodes russes.
D'abord, une copie conforme du site Internet du ministère des Affaires étrangères a évoqué un afflux de réfugiés en France, une crise économique ou encore la sauvagerie des soldats ukrainiens, fin 2022. Ensuite, des images d'étoiles de David peintes au pochoir sur les murs de Paris ont été artificiellement amplifiées sur les réseaux sociaux. Enfin, Viginum a identifié le réseau Portal Kombat de 193 sites agrégateurs de nouvelles, au service des autorités russes. Une fois réactivé, ce réseau jusqu'alors dormant aurait pu provoquer des vagues de désinformation dans notre espace informationnel.
La réponse à de telles opérations s'est organisée d'abord au sein du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères puis, depuis la fin des années 2010 avec d'autres administrations. A un travail de veille s'ajoutent la détection et l'analyse des phénomènes informationnels à l'étranger susceptibles de contribuer à des mises en cause de la France. Sans surprise, la vigilance du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères s'est d'abord exercée sur l'espace informationnel des pays du Sahel, avec l'appui du réseau diplomatique tenu d'analyser les événements susceptibles d'une instrumentalisation en France.
En août 2022, une nouvelle sous-direction veille et stratégie a vu le jour à la direction de la communication et de la presse du ministère, chargée d'opérations de communication stratégique à partir d'une veille opérée sur l'ensemble du spectre de l'espace informationnel. Cette sous-direction ne traite que de sources ouvertes et non confidentielles ou relevant d'autres services de l'État. Il lui revient surtout de moderniser l'analyse, la préparation de stratégies de riposte face aux manipulations de l'information, le développement de partenariats interministériels et internationaux, et avec la société civile.
Le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères s'est assigné pour principale mission d'améliorer sa capacité de veille, de détection et d'alerte, de réponse à court terme.
Il importe avant tout d'identifier l'ennemi. La France présente la particularité de s'être dotée d'une agence - Viginum, dépendant du SGDSN - spécialisée dans l'investigation en sources ouvertes. À partir des signalements des acteurs ministériels concernés et d'une équipe dédiée, Viginum propose, en lien avec la DCP, mais aussi avec l'état-major des armées, des ripostes, d'ampleur croissante, aux manoeuvres informationnelles détectées.
Tant la diffusion d'images d'étoiles de David que l'existence de Portal Kombat ont été publiquement dénoncées - cette dernière, par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, le 12 février. Il apparaît crucial de dévoiler les manoeuvres d'ingérence et de rétablir immédiatement les faits en agrégeant suffisamment de contenus en sources ouvertes pour documenter ceux-ci.
De telles dénonciations ont pour conséquence d'alerter l'initiateur de la manoeuvre sur la découverte du pot aux roses puis d'avertir nos concitoyens de l'existence de sites de désinformation.
Bien que leur impact semble limité, elles entraînent un coût pour les auteurs des manoeuvres, qu'elles obligent à renoncer au système éventé au profit d'un autre, encore à mettre en place, entravant ainsi leurs capacités d'action. La coordination internationale grâce à laquelle s'organisent les ripostes s'est renforcée par des mécanismes de dialogue au sein du G7 et de l'Union européenne. Ainsi, le service européen d'action extérieure (SEAE) dispose d'un centre contre les manipulations de l'information et les ingérences étrangères. Tenu de rendre des comptes au conseil des ministres des Affaires étrangères, le SEAE a développé une boîte à outils accessible à tous les États membres, améliorant à la fois la détection des manipulations de l'information et les réponses à y apporter.
Citons aussi l'initiative portée, en février dernier, par le ministre de l'Europe et des Affaires étrangères, ses homologues allemande et polonaise, à l'occasion d'une réunion en format Weimar dont ont résulté des dénonciations communes, fruit d'investigations elles aussi communes. S'y ajoutent encore diverses actions de lutte contre la désinformation conduites par le ministère, sous forme de projets en faveur du renforcement de l'écosystème médiatique.
Malgré l'impression laissée par des dénonciations ponctuelles que la désinformation se propage par à-coups, les acteurs étrangers suivent des stratégies de long terme - d'attaque méthodique en ce qui concerne la Russie. Il importe dès lors, au-delà de mesures à court terme, que nous aussi concevions des actions et des stratégies de long terme.
La France n'agit pas autrement lorsqu'elle promeut l'intégrité de l'espace informationnel dans le plaidoyer international ; la défense de la liberté de la presse et des médias en tant qu'enjeu démocratique ; la protection et la formation des journalistes ; l'accès à l'information vérifiée.
Les enceintes multilatérales où sont débattus ces enjeux et où sont conçus des programmes d'appui aux médias progressent constamment. Dans le même esprit se développent des programmes d'éducation aux médias destinés à la communauté éducative et à la société civile.
L'action du ministère dans ce contexte est pilotée par la direction générale de la mondialisation, dont l'action se cantonne essentiellement à la prévention. Signalons à ce propos la feuille de route médias et développement 2023-2027, issue d'un travail collaboratif avec les opérateurs de l'État et les organisations internationales destinées à structurer l'action de la France pour garantir l'intégrité de l'espace informationnel.
Pour le dire plus simplement, se pose à la fois une question d'éducation aux médias des citoyens et de déontologie journalistique, dans la mesure où le problème revient souvent à déterminer le vrai du faux, ce qui implique aussi bien un travail rigoureux de la part des journalistes qu'un esprit critique de la part de l'opinion publique.
Il importe de garder à l'esprit que les opérations de lutte contre la désinformation s'insèrent pleinement dans un travail de fond sur la régulation des plateformes. Le règlement sur les services numériques (ou Digital Services Act - DSA), adopté sous la présidence française de l'Union européenne, s'annonce assez prometteur en la matière. Au-delà du sujet central des contenus illicites, le DSA oblige les principales plateformes à évaluer et atténuer les risques systémiques, dont celui de désinformation en lien avec le processus électoral. Ce sujet n'a pas fini de nous occuper, car, en général, les élections se révèlent propices aux actions de désinformation. Le scrutin européen à venir l'illustrera certainement.
Les dispositifs prévus par le DSA accroîtront les obligations de transparence sur les fonctions de modération et les questions de retrait des contenus. Le dialogue régulier du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères avec les grandes plateformes numériques s'inscrit dans une stratégie globale, impliquant d'autres instruments internationaux. Mentionnons à ce propos : l'appel de Christchurch à la régulation des contenus terroristes en ligne ; l'appel de Paris en faveur de la sécurité et de la stabilité du cyberespace ; les enjeux de gouvernance algorithmique ; les enjeux afférents au développement croissant de l'intelligence artificielle générative ; la capacité de celle-ci à produire des images et vidéos de plus en plus difficiles à contrer entraînant maintes conséquences en termes de désinformation.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez employé à plusieurs reprises le terme de riposte, or - si j'ai bien compris - celle-ci se limite à l'identification et à la dénonciation de manoeuvres.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment le ministère perçoit-il son échec par rapport aux informations diffusées sur le Sahel et vis-à-vis de l'Aukus, dans le sens où le contrat avec l'Australie a finalement été rompu ? Quels enseignements en a-t-il tiré ?
M. Christophe Lemoine. - La dimension systémique de la guerre informationnelle est apparue pour la première fois à propos du Sahel, puisque le groupe Wagner, désormais connu sous le nom d'Africa Corps, y a mis en place, parallèlement au déploiement de forces sécuritaires, une stratégie de désinformation basée sur un narratif, désormais connu de tous, de rejet de l'Occident et plus spécifiquement de la France. Nous en avons retenu maintes leçons, dont celle de remédier au défaut de coordination constaté entre les différents acteurs étatiques. La création de Viginum, de la sous-direction du quai d'Orsay et, à l'état-major des armées, d'une cellule dédiée à la lutte contre la désinformation - oeuvrant toutes trois ensemble - le prouve assez.
Concernant l'Aukus, je ne suis pas certain de vous suivre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La France a découvert l'existence d'un autre contrat, conclu à son insu.
M. Christophe Lemoine. - Je pense que cela relève d'une logique de négociation de contrats entre États.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce qui se tramait dans la presse australienne laissait craindre un mouvement organisé de décrédibilisation, si ce n'est de la France, du moins de sa proposition retenue pour préparer le terrain.
Pour en revenir au Sahel, face à une opération de même nature, les trois cellules que vous évoquez seraient désormais capables d'identifier des narratifs dangereux pour la France et d'y répondre en s'adressant aux populations concernées.
M. Christophe Lemoine. - Nous y répondrions avec les méthodes qui sont les nôtres, distinctes de celles qu'utilisent les groupes ou les États qui manipulent des informations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment y répondriez-vous, alors ?
M. Christophe Lemoine. - Je peux vous citer un exemple de debunking d'une fausse information sous forme de vidéo diffusée en 2021, me semble-t-il. Les officines d'information liées à Wagner avaient, à l'occasion de l'évacuation d'un camp dans le nord du Mali, propagé des images d'un charnier supposément laissé par les Français. Nous l'avons rapidement démenti en publiant des images contraires, grâce au travail entre l'état-major des armées, Viginum et Le Quai d'Orsay.
Les opérations de manipulation étrangère de l'information sont parfois longues à identifier. Dans le cas du Sahel, la partie émergée de l'iceberg correspondait à des diffusions, sur les réseaux sociaux, de dessins animés, d'écrits ou encore de vidéos. Viginum a mené un travail de cartographie des comptes à l'origine de ces diffusions, organisés en réseau.
Dans le cas de fermes à trolls, des millions de comptes diffusent la même information. Il convient de remonter jusqu'au premier avant de réfléchir à une réaction possible, passant soit par la diffusion de démentis, soit par des signalements aux plateformes. Celles-ci ne manquent pas de supprimer les contenus qui tombent sous le coup de la loi, mais, dans ce domaine, ce qui relève ou non du pénal n'est pas toujours clair. Aussi menons-nous régulièrement des discussions avec ces plateformes.
Notre action passe aussi par des dénonciations. Nous n'utilisons pas, en France, de fermes à trolls. Nous ne diffusons pas de fausses nouvelles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi une sous-direction a-t-elle été créée au sein de la direction de la communication ? Elle aurait pu voir le jour à la direction des Français ou à la direction générale de la mondialisation. De quels moyens humains et financiers cette sous-direction dispose-t-elle ?
Pourriez-vous nous donner un exemple concret de la manière dont se coordonnent les trois cellules évoquées plus tôt, entre elles et avec le comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (COLMI) ? Qui détecte quoi ? Que se passe-t-il alors ? Viginum se contente apparemment de cartographier les réseaux de propagateurs de fausses informations. Comment sont-ils identifiés ?
M. Christophe Lemoine. - La question du rattachement de la nouvelle sous-direction a dû se poser. Sa création est allée de pair avec la réflexion du ministère lors des états généraux de la diplomatie. Le président de la République a appelé, par un discours à la conférence des ambassadeurs de 2022, à un réarmement de la diplomatie par la mise en place, notamment, d'une communication stratégique, de riposte, au-delà de la communication traditionnelle de porte-parolat.
En Allemagne, une telle sous-direction relève de l'équivalent de la direction générale de la mondialisation. En Italie, elle se rattache à la direction de la diplomatie publique. Nous avons décidé, en France, de la placer à la direction de la communication et de la presse. Ce choix a du sens, car la communication stratégique ne saurait se détacher entièrement de la communication diplomatique classique, sous forme de déclarations du quai d'Orsay, de communiqués de presse, etc. Cette sous-direction, au mois de novembre dernier, lors du sommet à propos des céréales en Ukraine, a diffusé une vidéo ouvertement antirusse - phénomène assez nouveau pour le ministère des Affaires étrangères, plus accoutumé à la communication positive. Cette vidéo dénonçait la manipulation des exportations de céréales et, de manière générale, la faim en tant que crime de guerre.
Elle résulte d'un travail commun avec la sous-direction de la veille et de la stratégie, en pleine montée en charge. Outre son sous-directeur, trois chargés de mission s'y attellent à un examen de fond de dossiers, assistés d'une équipe de veille d'environ douze personnes.
La veille traditionnelle du quai d'Orsay s'est transformée, passant des revues de presse à un processus plus dynamique et attentif aux réseaux sociaux. Les équipes disposent à présent d'outils pour cerner les tendances en termes de narratifs en circulation. Elles sont en mesure de s'intéresser plus spécifiquement à certains pays ou espaces informationnels. Le week-end dernier a été assassiné un membre du Parti socialiste sans frontières tchadien, M. Yaya Dillo. Sur les réseaux sociaux s'est produite une flambée de discours antifrançais, attribuant la responsabilité de sa mort à la France. Cette sous-direction a pu quantifier leur recrudescence. Il importe de disposer d'une vision globale des réseaux sociaux, où chacun, du fait des algorithmes en place, est incité à consulter tel contenu plutôt que tel autre, en fonction de ce à quoi il s'intéresse déjà.
Les relations de la sous-direction avec Viginum et l'état-major des armées s'établissent en aval du processus alors que les contacts avec le Colmi, hébergé par le SGDSN, se nouent plutôt en amont. Les services de renseignement y sont impliqués. Le Colmi se réunit chaque semaine afin de détecter plus que de simples opérations de désinformation. Le coeur du dispositif de lutte contre - et de réponse à - la désinformation n'est autre que Viginum, l'état-major des armées et le ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La cellule de douze personnes est-elle à pied d'oeuvre vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
M. Christophe Lemoine. - Ceux qui la composent travaillent entre 6 heures et 21 heures. De 21 heures à 6 heures sont établies des permanences.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le risque n'existe-t-il pas que ce système duplique inutilement l'activité de Viginum ?
M. Christophe Lemoine. - La DCP oeuvre dans le champ informationnel en s'efforçant de dégager des tendances en termes de narratifs. Viginum va plus loin en parvenant à cartographier des enchaînements de réponses. Évidemment, ils dialoguent en permanence, puisque, bien souvent, le Quai d'Orsay attire l'attention de Viginum sur certains sujets. Viginum procède au travail de cartographie et de rassemblement de preuves. Toute dénonciation d'une manoeuvre suppose en effet de l'attribuer.
Lors de la dénonciation de Portal Kombat, par exemple, Viginum a publié un rapport décrivant d'abord l'organisation des 193 sites avant d'attribuer, preuves à l'appui, cette manoeuvre de désinformation à des acteurs numériques russes. Le rôle de la DCP consiste plutôt à s'occuper des contenus qui circulent, autrement dit à suivre ce qui se dit de la France à l'étranger.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le découpage de ces services, complémentaires, mais qui empiètent parfois aussi sur les prérogatives les uns, des autres, soulève des questions.
Un dispositif de protection est-il prévu à l'approche des élections européennes du 9 juin ? Vous évoquez des discussions avec les plateformes. Ont-elles lieu régulièrement ou en cas de problème ? Qu'en avez-vous déjà obtenu concrètement ? Travaillez-vous sur les nouveaux modèles d'intelligence artificielle générative ? Si oui, qu'avez-vous anticipé ? Quel regard portez-vous sur ce qui se passe à Singapour, où il semblerait que l'État soit en mesure de répondre, en deux heures et deux cents mots, à un message identifié comme hostile ?
M. Dominique de Legge, président. - Que recouvrent les partenariats du ministère que vous évoquiez tout à l'heure avec la société civile ?
M. Christophe Lemoine. - Les élections européennes attirent toute notre attention, au vu du contexte dans lequel elles se dérouleront. Je suppose que certains ne se priveront pas de cette occasion de diffuser de fausses informations. Nous renforcerons l'effectif de notre dispositif, qui ne changera pas pour autant. Nous nous efforçons par ailleurs de mettre en place, depuis la réunion en format Weimar du ministre des Affaires étrangères avec ses homologues allemande et polonaise, une coordination entre capitales européennes en matière de détection des fausses informations. Un dialogue s'est d'ores et déjà instauré avec certains États membres de l'Union européenne, notamment les États baltes. Nous cherchons à élargir les mécanismes de détection et de riposte en lien avec le service européen d'action extérieure, qui lui aussi met à disposition des États membres des outils de détection.
Les tentatives de désinformation n'en restent pas moins nombreuses. Nous ne réussirons jamais à toutes les détecter, d'autant que les fausses informations se propagent d'un canal à l'autre, compliquant ainsi l'identification de leur source. Les contenus de la chaîne télévisée RT et l'agence de presse Sputnik, interdits de diffusion dans l'Union européenne, demeurent accessibles en ligne sous certaines conditions. En somme, le combat ne s'arrête jamais.
Nous avons réussi à obtenir des plateformes le retrait de certains contenus, certes à l'issue d'un long dialogue.
Nous serions ravis de pouvoir répondre à des messages hostiles à l'État français en deux heures et deux cents mots. Cela dit, je n'ai aucune idée de la masse de désinformation qui circule sur l'État de Singapour.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Que vous faudrait-il, au ministère, pour répondre à des messages en deux heures et deux cents mots ?
M. Christophe Lemoine. - Des mécanismes de détection extrêmement efficaces. La communication d'informations aux autorités et la prise de décision sont déjà assez rapides.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Disposez-vous de moyens d'identification ou d'analyse ? Le processus de signalement aux autorités est-il performant ? Comment l'améliorer, si nécessaire ? Êtes-vous capable de diffuser à votre tour un message en riposte ? Si le pouvoir exécutif vous réclamait un dispositif permettant de répondre à un message hostile en deux heures, quels moyens lui réclameriez-vous ?
M. Christophe Lemoine. - Ce sont l'identification et la vérification qui prennent le plus de temps. Sitôt détectée une manoeuvre informationnelle, il faut comprendre d'où elle vient. Je pense qu'il nous faudrait consacrer plus de moyens à Viginum et aux instances de veille de la DCP.
Nous travaillons en lien avec différents acteurs de la société civile, à commencer par les cellules de vérification des faits de certains médias, comme l'AFP, TF1 ou France 24, sans oublier des associations du domaine journalistique, telles que Reporters sans frontières.
Nous voyons circuler des images, produites par l'intelligence artificielle, de plus en plus perfectionnées. Nous devons pour l'instant prouver qu'elles sont fabriquées de toutes pièces. Ces technologies se développent à une telle vitesse que ces méthodes seront tôt ou tard dépassées. Peut-être, un jour, des outils d'intelligence artificielle permettront-ils de vérifier la véracité d'un contenu.
Mme Sylvie Robert. - Face à ce que vous décrivez, nous devons adopter une attitude de défense informationnelle. Considérez-vous que nous disposions aujourd'hui d'une véritable stratégie nationale permettant d'actionner tous les leviers nécessaires ?
J'estime que les bulles informationnelles et les biais algorithmiques générés par les plateformes et les réseaux sociaux menacent les démocraties libérales. À notre époque, ce qui est cru prime sur ce qui est vrai. Nous avons légiféré sur le secret des sources, le secret défense, le secret des affaires et les procédures-bâillons. Jugez-vous nécessaire de poursuivre plus avant cette démarche ?
M. Christophe Lemoine. - La lutte contre la désinformation s'articule autour de deux axes : l'un, à court terme, suppose de dénoncer et d'identifier ; l'autre, sur le long terme, échappe quelque peu au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères.
La conception d'une stratégie nationale à long terme devrait prendre en compte celles que suivent les États étrangers en matière de désinformation.
Distinguer le vrai du faux reste le noeud du problème. Cette question renvoie à des logiques algorithmiques, sachant que les algorithmes sont les secrets les mieux gardés des plateformes. Je serais tenté de les qualifier d'ennemi invisible car ils déterminent les contenus proposés à l'attention de chacun. Nombre d'études ont porté sur TikTok, notamment, expliquant pourquoi ce réseau n'est utilisé ni par l'Union européenne ni par l'État français. Je ne suis pas certain de savoir ce qu'il faudrait mettre en oeuvre. Quoi qu'il en soit, la question se pose du regard critique que l'utilisateur d'un réseau social est en mesure de porter sur celui-ci. Les dénonciations visent aussi à éveiller les consciences.
Mme Sylvie Robert. - La question de la transparence fait l'objet de débats. Le European Media Freedom Act a posé un cadre. Il y a lieu de s'en féliciter. Des zones d'ombre n'en subsistent pas moins. Que pensez-vous de la législation sur le secret des sources des journalistes et les procédures-bâillons ?
M. Christophe Lemoine. - Comme je le disais tout à l'heure, nous mobilisons les moyens d'un État démocratique, basé sur la transparence. Le sujet dépasse mon horizon.
M. André Reichardt. - Face à un pays comme la Russie, manifestement entré en guerre contre nous, ne trouvez-vous pas une simple caractérisation de l'agression un peu limitée ?
Ne serait-il pas opportun d'anticiper ce qui risque de se produire à l'occasion des élections européennes et des jeux Olympiques et Paralympiques, quitte à saturer nous-mêmes les réseaux d'informations ? Je songe aux Russes en Sibérie qui ne reçoivent d'informations que du Kremlin. Ne pourrions-nous pas leur en faire parvenir de certifiées ?
Cela ne me gêne pas d'utiliser les mêmes armes qu'un pays en guerre contre nous. De fait, face à une agression excessive, faut-il se contenter d'une réponse démocratique ? Cela me rappelle le livre de Jean-François Revel, Comment les démocraties finissent.
M. Christophe Lemoine. - La diffusion d'informations véridiques ne fonctionne en tant que réponse à la désinformation qu'à titre ponctuel. La désinformation passe aussi par des narratifs infusés dans les espaces informationnels. Par exemple, le groupe Wagner a passé des années à diffuser du contenu accusant les Français de tous les maux. Il ne suffit pas de le démentir. Une autre forme de communication s'impose - sujet qui intéresse d'ailleurs la DCP. De fait, nous avons changé de méthodes de communication vis-à-vis de l'Afrique.
Dans les débats publics, autour du Brexit, par exemple, n'est pas seulement injectée de la désinformation primaire, mais des narratifs. Au début de la guerre en Ukraine, la Russie a diffusé en Europe un narratif brodant sur quatre thématiques : la guerre coûtera cher aux Européens ; les Ukrainiens torturent les pauvres Russes du Donbass ; des vagues d'immigrés submergeront l'Europe ; l'Europe devra renoncer à sa prospérité.
Le narratif lui-même ne se contre qu'à long terme à l'aide d'un contre-discours suffisamment convaincant.
Il y a lieu de dénoncer deux asymétries. D'une part, nous ne recourons pas aux mêmes armes que ceux qui nous attaquent. D'autre part, nous ne pouvons pas intervenir dans le débat des pays autocratiques, en raison de la fermeture de ces pays en termes de médias et de réseaux et des caractéristiques de leurs campagnes électorales. Nous ne sommes pas en mesure de leur rendre la monnaie de leur pièce.
M. Rachid Temal, rapporteur. - D'où provient le chiffre, que vous citez, d'un milliard d'euros investis chaque année par la Russie dans sa guerre informationnelle ?
M. Christophe Lemoine. - Je le tire des Kremlin Leaks - documents récupérés par un Lituanien, si ma mémoire est bonne, qui les tenait lui-même d'un administrateur haut placé au Kremlin.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le directeur.
5. Audition, ouverte à la presse, de Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique de l'Organisation de coopération et de développement économiques - le mardi 19 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par l'audition de Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique au sein de l'Organisation de la coopération et du développement économique (OCDE), sur le thème de la réponse aux influences étrangères au sein des États de l'OCDE.
Je vous remercie de vous être rendue disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous indiquerez les missions et les moyens de l'OCDE dans la lutte contre les opérations d'influence étrangères. Vous nous présenterez les conclusions du très récent rapport de l'OCDE : Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information. Nous serons particulièrement intéressés de connaitre vos recommandations en matière de lutte contre la désinformation et les autres modalités d'influences étrangères.
Par exception à l'article 6 de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958, la pratique des commissions d'enquête est de ne pas faire prêter serment les fonctionnaires des organisations internationales.
Mme Elsa Pilichowski, directrice de la gouvernance publique de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). - Je reviens de Séoul où se tenait le troisième sommet pour la démocratie : le sujet de la désinformation et des influences étrangères était au coeur des débats. Les démocraties prennent conscience de cette problématique et réfléchissent ensemble aux moyens de préserver leur modèle.
Je commencerai par dire un mot sur la définition : le lobbying bien fait et transparent est positif pour la société et l'économie ; il en va de même pour l'influence étrangère, qui, si elle est transparente, peut avoir un effet positif sur l'élaboration des politiques, notamment internationales. Les entités étrangères peuvent contribuer à éclairer les débats politiques, à faire progresser les processus décisionnels, par la prise en compte d'intérêts diversifiés, et à promouvoir la coopération internationale. C'est la raison pour laquelle des ambassades et des organisations internationales ont été créées : ces instances permettent de s'influencer mutuellement, afin que le résultat soit positif pour l'ensemble.
En revanche, on peut parler d'ingérence étrangère quand les activités d'influence sont menées de manière dissimulée, secrète, non transparente, à des fins trompeuses ou dans l'intention de nuire. C'est pour cela que l'on distingue l'influence étrangère, légitime, de l'ingérence étrangère. Cette dernière a des conséquences sur l'élaboration des politiques publiques ainsi que sur le bien-être collectif dans les pays ciblés. C'est ce type d'activité, secrète, malign au sens américain du terme, trompeuse, qu'il faut circonscrire. L'influence exercée de façon transparente et en toute responsabilité constitue un outil des États.
Il ne s'agit pas pour nous de polariser le monde, mais au contraire d'adopter une vision constructive et de promouvoir la paix. Rares sont les États qui n'ont pas fait d'ingérence étrangère dans le passé d'une façon ou d'une autre. Il est important de partir de ce constat si l'on veut jeter les bases d'une discussion constructive entre les États.
Les sociétés démocratiques ouvertes sont plus fragiles face à l'ingérence étrangère que ne le sont les dictatures ou les autocraties, car celles-ci contrôlent la société civile, les médias, les sources d'information, etc. Pour un nombre croissant de membres de l'OCDE, la lutte contre l'ingérence étrangère est une priorité. Les 38 pays membres sont tous d'accord pour considérer que les influences étrangères sont devenues un facteur de déstabilisation important. C'est d'autant plus vrai que l'on se rapproche de l'Est de l'Europe.
Cette déstabilisation s'exerce à travers les campagnes de désinformation, l'ingérence électorale, le financement politique, la répression transnationale de la diaspora, la coercition économique, l'ingérence dans l'élaboration des politiques publiques par des pratiques de lobbying secrètes, etc.
Ce sujet est devenu plus important aujourd'hui. Il est passé de la sphère du renseignement ou de la sphère du militaire à la sphère civile. C'est la conséquence de la mondialisation, du développement du numérique. Toute consultation des parties prenantes rend vulnérable à l'ingérence étrangère. Les diasporas sont plus importantes. Le développement du numérique augmente les possibilités, notamment pour les autocraties, de faire de l'ingérence dans les sociétés ouvertes. Le défi pour les démocraties est de maintenir leur niveau d'ouverture tout en luttant contre les ingérences étrangères.
On se rend compte peu à peu que les ingérences étrangères ont des conséquences parfois importantes sur la confiance des citoyens dans les institutions publiques. Malheureusement, le but de ces ingérences est souvent de déstabiliser un autre pays. À une époque où la confiance dans les institutions publiques est fragile, cela devient un problème majeur.
De nombreux gouvernements ont mis en place des mesures pour améliorer leur connaissance des principaux canaux de transmission des influences étrangères, et pour lutter contre celles-ci. En novembre 2022, les ministres de l'OCDE se sont engagés, par la déclaration de Luxembourg, à agir afin de renforcer la confiance et la démocratie. Ils ont défini plusieurs axes de travail pour répondre aux défis posés à notre modèle démocratique de gouvernance.
Le premier axe avait pour thème la désinformation, sujet sur lequel nous avons beaucoup travaillé. Le troisième était relatif aux compétences des gouvernements et comprenait un sous-chapitre sur l'influence étrangère. Tel est l'origine de notre mandat d'action sur ce sujet.
Depuis un an, nous avons lancé un dialogue de haut niveau avec les pays de l'OCDE les plus engagés sur le sujet. Ce dialogue est mené de façon confidentielle, selon les règles de Chatham House. Le but est de dresser une première cartographie des principaux canaux de l'influence étrangère, et de définir des réponses allant plus loin que les réponses classiques, de type sécuritaire ou de renseignement, en concevant des outils de gouvernance publique basés sur la transparence.
Il est essentiel, notamment au niveau international, de bien définir ce que l'on qualifie d'ingérence étrangère. Nous avons, pour l'instant, une définition de travail selon laquelle l'influence étrangère consiste en un ensemble d'actions intentionnelles, de la part d'acteurs étatiques ou non étatiques, qui sont conduites dans l'intérêt d'un gouvernement étranger. Ces actions sont secrètes, non transparentes et de nature manipulatrice ; elles visent à affecter le système politique, l'économie, la société ou l'espace informationnel. Cette définition de travail est très proche de la définition qui figure dans un rapport de l'Assemblée nationale.
L'OCDE réfléchit aux canaux de transmission de l'influence étrangère : la capture des élites, le financement de la vie politique, l'ingérence électorale, le financement de la vie politique, les manipulations de l'information, la coercition économique, l'utilisation abusive de la coopération universitaire, économique et culturelle, la manipulation de la société civile ou des think tanks, le contrôle et la répression des diasporas. Tous ces canaux sont utilisés. Nous envisageons de développer davantage l'aspect cyber et d'inclure également la guerre juridique dans nos travaux.
En ce qui concerne les réponses possibles, plusieurs pistes d'action émergent : une approche mieux coordonnée des pouvoirs publics ; la mise en place de mesures réglementaires pour renforcer la transparence de l'influence étrangère dans les nombreux secteurs où elle se manifeste ; une meilleure prise de conscience de la société et des acteurs ciblés ; et un renforcement de la coopération internationale.
J'en viens à nos travaux sur la désinformation et ses liens avec l'influence étrangère. La désinformation a toujours existé : c'est un fait. L'avènement du numérique accroit la rapidité de la diffusion et a des conséquences également sur la presse professionnelle. La prolifération de la désinformation entraîne des conséquences considérables dans de nombreux domaines : en matière d'action publique, de santé publique, de sécurité nationale, de lutte contre le changement climatique, etc. Les Brésiliens, dans le cadre du G20, réfléchissent à la désinformation dans le secteur climatique. La désinformation jette le doute sur les faits avérés, compromet la mise en oeuvre des politiques publiques et ébranle très sérieusement la confiance des citoyens dans l'intégrité des institutions démocratiques.
Depuis la conférence ministérielle de 2022, nous avons créé le centre de ressources sur la mésinformation et la désinformation - the OECD DIS/MIS Resource Hub -, qui est bien reconnu au niveau international. La France et les États-Unis le coprésident. Le but est d'étudier comment les pays gèrent les défis d'un écosystème de l'information en rapide évolution, tout en veillant à ce que les valeurs et les processus démocratiques restent solides. Tel est le défi posé par la désinformation.
Nous avons rassemblé des informations sur la manière dont les gouvernements promeuvent la culture de l'intégrité dans l'espace de l'information. Nous avons eu des échanges approfondis avec des experts des gouvernements, des universitaires, des représentants de la société civile, des représentants des médias, des entreprises, afin d'identifier les meilleures pratiques et de tirer des leçons sur la désinformation. Tous les pays sont en train d'apprendre. On apprend collectivement au niveau international, au sein des démocraties. Personne ne sait faire mieux que les autres. L'intégrité de l'information est un bien public. Sa défense est essentielle pour renforcer la liberté d'opinion et d'expression. Celle-ci est en effet minée par la désinformation.
Tel a été le sens de notre démarche, qui a abouti à la publication de notre rapport du 4 mars 2024. Il présente les pratiques mises en oeuvre dans les pays de l'OCDE, notamment, et propose un cadre d'action afin de renforcer l'intégrité de l'espace informationnel, même si les contextes nationaux peuvent varier. Nous espérons parvenir à définir un standard international, c'est-à-dire un instrument juridique, mais non contraignant, dans les mois qui viennent.
Ce cadre d'action comporte trois axes. Le premier consiste en la mise en oeuvre de politiques visant à renforcer la transparence, la responsabilité et la pluralité des sources d'information. La question du renforcement des médias avait été quelque peu oubliée dans nos démocraties, car ils fonctionnaient bien, mais ils ont été affaiblis par le développement du numérique. On se rend compte de nouveau qu'il importe de soutenir des politiques qui permettent la constitution d'un secteur des médias diversifié, pluriel, indépendant. Nous mettons l'accent sur le journalisme local.
Nous plaidons aussi pour la mise en oeuvre de mesures réglementaires pour accroître la responsabilité et la transparence des plateformes en ligne, afin qu'elles ne puissent pas véhiculer la désinformation, en fonction de leur pouvoir de marché et de leurs intérêts commerciaux.
Notre rapport a été adopté à l'issue de négociations. C'est la première fois qu'un texte négocié va aussi loin en ce qui concerne la réglementation des réseaux sociaux. L'idée est d'aller au-delà de l'autorégulation traditionnelle. Des instruments comme le Digital Service Act, le DSA, sont nécessaires, pour accroitre la transparence des plateformes numériques, préciser les modalités de la circulation des données, de la modération des contenus, de la prise de décision algorithmique, des procédures de réclamation, etc. Pour la première fois, nous mettons l'accent sur la dimension réglementaire.
Le deuxième pilier est constitué par la résilience des citoyens. Il s'agit de renforcer les défenses de la société contre la désinformation. À Séoul, un grand débat a été organisé, auquel a participé, notamment, Maria Ressa, lauréate du prix Nobel de la paix. La conclusion a été qu'il ne fallait pas laisser les citoyens seuls et qu'il ne fallait pas reporter toute la responsabilité sur leurs épaules. On leur en demande trop si on leur demande de faire le tri en permanence tout seuls. Nous avons besoin d'une whole-of-society approach. Si les plateformes parlent beaucoup de l'éducation aux médias, c'est aussi parce que c'est un moyen pour elles de déresponsabiliser la publication de l'information.
Il faut absolument encourager la résilience des citoyens, mais on ne peut pas tout attendre d'eux. Il importe toutefois de donner aux individus les moyens de développer leur esprit critique, de reconnaître et de combattre la désinformation, comme le font la France, par le biais du centre pour l'éducation aux médias et à l'information, la Finlande, ou les Pays-Bas, par le biais de programmes éducatifs avancés et d'enseignements spécifiques tout au long de la scolarité. Il faut également mobiliser tous les secteurs de la société, notamment la recherche académique ou les organisations de la société civile, pour élaborer des politiques globales et fondées sur des données probantes en faveur de l'intégrité de l'information.
Le troisième volet est l'amélioration de la gouvernance et de l'architecture institutionnelle, afin de préserver l'intégrité de l'espace d'information. Il s'agit d'améliorer la coordination stratégique au sein de l'administration face au risque de désinformation, d'investir dans des capacités humaines et technologiques, de renforcer la coopération internationale entre les démocraties, puisque l'information circule à travers les frontières.
L'action gouvernementale est nécessaire pour contrer la menace de la désinformation, cependant aucune action ne doit conduire à un plus grand contrôle de l'information - c'est bien l'enjeu -, ni nuire à l'exercice des droits fondamentaux, notamment à celui de la liberté d'expression. L'exercice d'équilibre est donc très délicat et les pays qui ont mis en place des structures dans ce domaine ont souvent raté leur communication. Il est donc très important de traiter cette question, sans menacer la liberté des systèmes d'information.
Le rapport analyse les nouveaux risques liés à la désinformation sous ses différentes formes : la désinformation d'origine étrangère, la désinformation en période d'élection, et enfin la désinformation liée à l'intelligence artificielle.
Je commencerai par l'intelligence artificielle. Comme l'a dit Vìra Jourová, l'avènement de l'intelligence artificielle permet une « désinformation sous stéroïdes ». Alors que l'on commence à peine à apprendre à lutter contre la désinformation, il est probable que celle-ci sera démultipliée dans les prochaines années. L'intelligence artificielle peut être utilisée pour créer du contenu et pour diffuser la désinformation. On pense évidemment aux deepfakes, les images réalistes, les textes, les vidéos, les fichiers audio qui imitent faussement de vraies personnes. La voix d'un candidat aux élections slovaques a ainsi été contrefaite pour diffuser un message sur les réseaux sociaux à la veille des élections parlementaires l'année dernière. Lors de la campagne électorale en vue des élections législatives qui auront lieu en avril, pas moins de 129 contenus médiatiques générés par l'intelligence artificielle ont déjà été détectés depuis fin janvier.
Une solution technique émerge : le digital watermarking. Les entreprises technologiques ont pris des engagements lors de la conférence de sécurité de Munich, mais il faudra aller plus loin que l'autorégulation traditionnelle.
Plus préoccupant est l'utilisation de l'intelligence artificielle pour multiplier les faux profils sur les réseaux sociaux d'une manière beaucoup plus réaliste qu'aujourd'hui. Il est à craindre que les outils de détection existants, ceux des plateformes ou des gouvernements, ne soient pas en mesure de détecter des campagnes de désinformation coordonnées par l'intelligence artificielle. Voilà un sujet sur lequel nous commençons à travailler à l'OCDE.
J'en viens à la désinformation sous l'effet de manipulations et d'ingérences étrangères. Dans le contexte géopolitique d'aujourd'hui, marqué par une polarisation croissante entre les autocraties et les démocraties, les campagnes de désinformation provenant de l'étranger constituent une réelle préoccupation. Même si les gouvernements étrangers peuvent jouer un rôle constructif dans les débats politiques, les campagnes de désinformation parrainées par l'État et menées en secret, dans l'intention de nuire, ne devraient pas faire partie de la boîte à outils de la politique étrangère d'un pays.
Les démocraties ont créé des organismes pour se défendre : le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), en France, le Global Engagement Center (GEC), aux Etats-Unis, le National Crisis Management Center en Lituanie, etc. L'idée est que les citoyens doivent savoir quand le contenu diffusé sur les plateformes des médias sociaux provient de l'étranger et s'il résulte de techniques de manipulation. Les derniers rapports de Viginum sur les réseaux « Portal Kombat » et « Recent Reliable News » (RRN/Doppelgänger) sont exemplaires à cet égard. L'essentiel, c'est, comme pour la réglementation des plateformes, la transparence. Il n'appartient pas aux gouvernements de juger de la véracité des contenus ni de supprimer des contenus, mais ils devraient informer la population, par le biais d'une communication publique spécifique, que ces campagnes viennent de l'étranger.
Troisièmement, la désinformation joue un rôle critique pendant les élections. Les gouvernements ont pris conscience du risque et prennent de plus en plus de mesures. Les approches varient en fonction des contextes, mais l'accent est principalement mis sur la lutte contre la désinformation qui met en cause l'intégrité du processus et des organes électoraux, c'est-à-dire sur les récits relatifs à la fraude électorale : il ne s'agit pas des récits politiques, qui peuvent être manipulés mais sur lesquels on n'a pas beaucoup de prises, mais des campagnes de désinformation qui portent sur le processus électoral lui-même et qui visent à nuire à sa crédibilité, ce qui revient à affaiblir le coeur des démocraties.
Certains pays ont mis en place des groupes de travail spécialisés : le groupe de travail sur l'assurance de l'intégrité électorale, en Australie, le groupe de travail sur les menaces en matière de sécurité et de renseignements visant les élections, au Canada, etc. Selon une enquête récente menée par l'Institut Ipsos et l'Unesco dans seize pays, 87 % des personnes interrogées ont exprimé leur inquiétude face à ce risque. En cette année où les élections majeures sont nombreuses, il est important d'être particulièrement attentif. L'objectif poursuivi par les pays étrangers dans ces campagnes de désinformation n'est pas nécessairement de favoriser un candidat, même si cela peut être le cas : le plus souvent l'enjeu est de faire peser le doute sur l'intégrité du processus électoral.
Je souhaite maintenant évoquer les outils de gouvernance publique qui peuvent être mis en place pour lutter contre les ingérences étrangères. Ils sont variés : réglementation du financement des partis politiques, instauration de règles encadrant la mobilité entre les secteurs privé et public - qui seront probablement fondamentales à l'avenir -, contrôle des investissements étrangers, contrôle sur l'achat et la propriété des médias, protection de la société civile, protection des systèmes électoraux, etc. Certains pays ont fait des avancées vraiment importantes. L'Australie a mis en place en 2018 une réglementation générale qui couvre les différents canaux précités. L'Union Européenne aussi a beaucoup progressé.
Nous avons beaucoup travaillé récemment avec la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Le dispositif français est déjà bien élaboré. Nous ne partons pas de zéro. Ce sujet est bien appréhendé en France avec un cadre juridique dédié, des institutions efficaces et de nombreuses politiques publiques. Sur le plan pénal, nous pouvons citer le dispositif de répression des atteintes aux intérêts fondamentaux de la Nation ainsi que les restrictions posées aux financements provenant de l'étranger des partis politiques et des campagnes électorales. De nombreux pays ne sont pas protégés sur ce dernier point. Il existe également le dispositif de lutte contre les atteintes à la probité, y compris la corruption, le trafic d'influence et la prise illégale d'intérêts, le dispositif de contrôle des investissements étrangers, la récente loi contre le séparatisme, le dispositif de lutte contre les ingérences numériques étrangères et le dispositif relatif à l'encadrement des activités de représentation d'intérêts. Il y a donc beaucoup de choses en France.
Nous travaillons avec la HATVP pour concevoir un cadre de transparence dédié à l'influence étrangère s'inspirant des pratiques existantes. Dans de nombreux pays, il existe des registres dans le domaine du lobbying demandant aux représentants d'intérêts de s'inscrire et de divulguer publiquement leurs activités. Ce sont 18 pays sur les 38 que compte l'OCDE qui disposent désormais d'un tel registre. Trois de nos membres intègrent certaines activités d'influence étrangère dans leur cadre légal sur le lobbying : le Canada, l'Union européenne et, depuis 2023, la France. D'autres pays ont fait le choix d'un registre séparé couvrant un spectre plus large d'acteurs et d'activités d'influence, sur le modèle du Foreign Agents Registration Act (Fara) aux États-Unis. L'Australie a mis en place un modèle similaire avec le Foreign Influence Transparency Scheme Act (Fits) de 2018. La Grande-Bretagne prend également cette voie et le Canada réfléchit aussi au sujet.
L'Union européenne a présenté en 2023, dans le cadre du paquet européen de la défense de la démocratie, une proposition de directive établissant des exigences harmonisées dans le marché intérieur en matière de transparence et de la représentation d'intérêts exercés pour le compte d'un pays tiers. En France, une proposition de loi relative à l'établissement d'un tel registre sera prochainement débattue au Parlement.
Nous sommes en train de finaliser un rapport sur le sujet, dont nous avons discuté avec l'ensemble des acteurs français : la HATVP, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Viginum, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, Tracfin, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), le ministère de l'intérieur et le Conseil d'État, ainsi que les chercheurs de l'École militaire et de Sciences Po. Le rapport s'inspire évidemment des pratiques existantes et fera des recommandations sur le champ d'application, les définitions, les mécanismes de mise en oeuvre et le cadre institutionnel nécessaires pour un tel dispositif en France. Il sera, je l'espère, source d'inspiration pour les débats parlementaires qui auront lieu.
Je dirai enfin un dernier mot sur la nécessité de la coopération internationale. Il est évident que, dans un monde globalisé, lutter contre l'influence étrangère n'est probablement pas très efficace. Ce que nous sommes en train d'établir afin que les pays qui ont des valeurs communes puissent mieux collaborer sur ces sujets sera probablement fondamental à l'avenir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour ce rapport de l'OCDE intitulé Les faits sans le faux : Lutter contre la désinformation, renforcer l'intégrité de l'information, qui est très riche en réflexions et en propositions.
Vous avez raison de rappeler qu'il faut toujours renforcer la démocratie, car c'est par la démocratie que nous pourrons lutter contre les ingérences.
Vous avez évoqué la question de la définition et de la différence entre l'influence et l'ingérence. Pourrait-on dire que l'influence serait le volet plutôt positif et l'ingérence la phase plutôt négative d'une même notion ?
Mme Elsa Pilichowski. - C'est ainsi que nous avons ouvert ce sujet. Cela me paraît d'ailleurs important. Si on nie non seulement l'effet bénéfique de l'influence, mais le fait que les pays s'influencent entre eux, nous serons en dehors de la réalité, surtout dans le monde d'aujourd'hui. Il est important de le prendre en compte. Quand on parle de l'ingérence étrangère, l'enjeu est de rendre le système international plus transparent sur les mécanismes d'influence. C'est le but de notre côté : accepter, de façon positive et constructive, l'influence, tout en ayant un cadre qui ne permet pas l'ingérence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler ce qu'a fait l'Australie, dont la législation est plus globale ? Pouvons-nous, en Europe, nous inspirer de l'exemple australien et, le cas échéant, en quoi ? ou bien un autre modèle serait-il plus adapté à notre approche ?
M. Charles Baubion, conseiller à l'OCDE. - L'exemple australien a été mis en place en 2018. L'exemple américain existe pour sa part depuis 1938. Il avait été instauré à l'époque pour lutter contre l'ingérence du régime nazi aux États-Unis, avant l'entrée en guerre de ces derniers. Le système qui est en train d'être mis en place en Grande-Bretagne s'inspire également de tout cela. La France et les autres pays de l'Union européenne - à travers le projet de directive de la Commission européenne - peuvent tout à fait s'inspirer de ces approches. Elles sont diverses et ont chacune des avantages et des inconvénients. Nous étudions les uns et les autres dans le rapport que nous sommes en train de finaliser, pour voir s'ils peuvent s'adapter au cas français. En tous les cas, il s'agit d'une très bonne source d'inspiration.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler les éléments positifs et négatifs des exemples américain et australien ?
M. Charles Baubion. - Dès 1938, le système américain avait prévu d'intégrer non seulement l'influence sur les décideurs publics et les décisions publiques, mais également l'influence sur le public. À l'époque, plusieurs clubs avaient été créés par les autorités allemandes pour essayer d'influencer le public américain. Cette dimension a survécu à l'épreuve du temps et aux évolutions technologiques. C'est ainsi en vertu du Fara que des entités russes ont été condamnées pour ingérence dans les élections américaines de 2016, à travers des campagnes de désinformation menées sur les réseaux sociaux. Le fait d'intégrer l'influence du grand public et non seulement celle des décideurs et des décisions publics est assez important.
Ce qui est intéressant dans le système australien est qu'il détaille très précisément les différentes entités pouvant être considérées comme menant des activités d'influence étrangère. Il ne s'agit pas uniquement des gouvernements ou des agences gouvernementales. Cela peut être aussi des entités privées. Le système détaille de façon assez précise les pourcentages de droits de vote ou de parts de capital détenus par des gouvernements étrangers qui permettraient de les qualifier comme des entités exerçant une influence étrangère.
Un deuxième point est intéressant avec le système australien : il a pour spécificité d'émettre des demandes de mise à jour précises et de pratiquer des délais plus courts pour enregistrer les activités d'influence durant les périodes électorales. C'est une chose dont pourrait s'inspirer un système français.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le système australien vise-t-il aussi bien des médias que des entreprises ?
M. Charles Baubion. - Dans tout système, il existe des exemptions. Je ne pourrais pas vous dire de mémoire si les médias sont intégrés ou non dans le système australien. Les exemptions concernent généralement les activités diplomatiques et consulaires ainsi que des activités juridiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez souligné la nécessité de veiller à ce que les lois sur la désinformation ne soient pas contre-productives et ne risquent pas d'alimenter le narratif de puissances autocrates qui pourraient communiquer sur un supposé manque de pluralité ou de liberté dans nos pays. Quelles règles pourriez-vous indiquer en la matière, si la France souhaitait aller plus loin dans ce type de disposition ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons observé les échecs de communication survenus à l'étranger. Il y a plus d'échecs que de réussites dans la mise en place des équivalents de Viginum. Nous avons d'ailleurs voulu, dans le rapport, donner au Gouvernement un narratif, des mots pour aborder le sujet. Les gouvernements ont été tenus à distance des espaces informationnels pour les bonnes raisons. Il faut toujours le rappeler quand nous communiquons. Il est nécessaire que les exécutifs soient tenus à distance de ces espaces, c'est le propre d'une démocratie.
Il faut être capable de tenir un discours sur la séparation nécessaire entre les gouvernements et les espaces informationnels et dire surtout que l'on ne s'occupe pas du contenu, mais de la transparence. Les citoyens sont très sensibles au travail du Gouvernement sur le contenu, ce qui est bien normal. C'est ce que nous attendons dans une démocratie, nous attendons que le Gouvernement soit loin de l'implication sur le contenu. En revanche, les citoyens n'aiment pas non plus être manipulés. L'enjeu est donc d'encourager la transparence du système pour éviter que quiconque soit manipulé. Le Gouvernement travaille sur la transparence du système, non sur le contenu. C'est ce narratif qui est gagnant.
En revanche, si on commence à laisser planer le doute sur un éventuel travail sur le contenu, c'est l'échec, pour de bonnes raisons.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous donner un ou plusieurs exemples de gouvernements qui se sont heurtés précisément à un échec ?
Mme Elsa Pilichowski. - Je ne voudrais pas pointer tel ou tel pays, car nous ne l'avons pas fait dans nos rapports. Nous en avons parlé de façon individuelle avec les gouvernements. Il y a eu des crises politiques un peu compliquées aux États-Unis, en Allemagne ou au Brésil.
M. Rachid Temal, rapporteur. - S'agissait-il d'échecs ?
Mme Elsa Pilichowski. - Il s'agissait de situations compliquées dans la mise en oeuvre de mécanismes de discours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sans citer de pays, pourriez-vous donner un cas précis pour éclairer la commission d'enquête ?
Mme Elsa Pilichowski. - La communication autour du sujet est fragile. Les gouvernements ont peur de communiquer sur le sujet. Les exécutifs ne sont pas à l'aise. Quand nous avons commencé à travailler sur le renforcement de la démocratie, nous avons eu beaucoup de mal à ce que les exécutifs s'emparent du sujet pour la même raison. Ils ne représentent pas la démocratie au total ni le système informationnel. Ils se heurtent donc à une difficulté de communication.
Quand les narratifs n'étaient pas les bons, quand ils parlaient de réglementation, de danger absolu, cela a créé des polarisations plutôt que des effets positifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des préconisations ou des pistes à ouvrir pour la France ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons travaillé avec des journalistes pour notre rapport. Ils sont les plus sensibles sur ce sujet, avec raison, et ils savent quand le narratif ne passe pas. La première préconisation est de travailler avec eux, qui sauvegardent leur indépendance à tout prix, pour le meilleur, donc de suivre plutôt notre expérience que celles des gouvernements qui n'ont pas été jusque-là de grands succès en la matière.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles seraient vos préconisations par rapport aux propriétaires des médias ? Les journalistes sont le bout de la chaîne, mais il faut tenir compte également de ces derniers.
Mme Elsa Pilichowski. - Lorsque nous avons travaillé avec les journalistes, l'un des commentaires qu'ils ont faits sur la version préliminaire du rapport est qu'il parlait des médias et peu des journalistes. La propriété des médias et les journalistes, ce n'est pas la même chose. Il me semble que ceux qui sont très férus de leur indépendance sont essentiellement les journalistes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête travaille sur la capacité de notre démocratie, donc des politiques publiques, à se protéger des ingérences étrangères. Avez-vous pu établir une cartographie de tous les acteurs qui travaillent en France pour lutter contre ces ingérences et, le cas échéant, avec qui et comment ? Existe-t-il trop d'acteurs ? Un seul acteur serait-il préférable ? Qu'en est-il de leur coordination ?
Mme Elsa Pilichowski. - Nous avons cartographié ce que nous pensons être l'ensemble des acteurs français. Dans tous les pays, il y a un ensemble d'acteurs. C'est peut-être cela, la bonne pratique internationale. N'avoir qu'un seul acteur paraît impossible au vu de l'étendue et des différents canaux de l'ingérence étrangère. On ne peut pas être spécialisé sur tout. Différentes agences sont chargées de différents aspects. Cela soulève la question de leur coordination. L'Australie y a particulièrement travaillé. Sa politique étudie tous les canaux, mais cela se fait moyennant une grande coopération de l'ensemble des acteurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'est-ce que cela signifie concrètement, au quotidien, la coordination ? Qui dit coordination dit aussi réactivité quant à la détection d'une ingérence et aux choix de la réponse à y apporter. On a le sentiment que nombre d'acteurs détectent, mais que peu d'entre eux ont pour mission de répondre aux ingérences détectées et qu'aucun délai ne s'applique. Concrètement, donc, comment la coordination australienne que vous érigez en modèle fonctionne-t-elle ? Jusqu'où peut-elle aller et dans quel espace-temps, défensif ou offensif ?
Mme Elsa Pilichowski. - Il faut distinguer une menace qui arrive dans un pays donné - notamment en matière de désinformation - d'une politique de long terme de déstabilisation qui s'appuie sur tous les canaux. Ce n'est pas la même chose. Il faut mettre en oeuvre une politique préventive de transparence, qui permet de voir progressivement, sur les différents canaux, où se passe l'influence étrangère. La réponse à une menace directe est un autre sujet, même si les deux sont liés. Nous partons du principe que c'est par la mise en oeuvre de la transparence et la signalisation de certains canaux utilisés que nous viendrons à bout de l'influence étrangère. Une fois que l'on répond à une menace qui survient, il est presque un peu tard. Il faut arriver à mettre en place un système de transparence susceptible de prévenir la grande majorité des menaces. Cela implique un ensemble d'acteurs. Ce ne peut pas être le fait d'un seul acteur.
M. Charles Baubion. - Nos travaux sont un peu préliminaires, car il s'agit d'un sujet dont nous nous sommes saisis assez récemment. Nous avons regardé en détail le cas de la France par rapport à un outil particulier, à savoir l'établissement d'un registre de transparence de l'influence étrangère.
Quand on regarde l'ensemble des canaux évoqués - la coercition économique, la désinformation, ou autre - on constate qu'une multiplicité d'outils est nécessaire, chacun étant géré par un ensemble de différentes institutions. Et une vraie coordination est nécessaire pour aboutir à une cohérence d'ensemble de l'approche utilisée. Par le passé, l'ingérence étrangère a été essentiellement traitée par des services de renseignement et des approches sécuritaires qui fonctionnent, par définition, un peu en silos. Aujourd'hui, face à l'ampleur du risque et de la menace et au besoin de nouveaux outils, civils, une transformation est nécessaire, vers une approche coordonnée, appuyée sur une stratégie nationale bien établie impliquant tous les acteurs ainsi qu'un chef de file. Il existe en France des acteurs qui sont bien placés pour le faire au niveau de ce que l'on appelle le centre de gouvernement.
Pour ce qui est de la mise en oeuvre d'un système plus opérationnel par rapport à une campagne de désinformation détectée et des délais que vous évoquiez, je n'ai pas de réponse précise.
Détecter une campagne et communiquer dessus de façon transparente, c'est cela, la réponse opérationnelle apportée à la désinformation. Elle est menée par Viginum, lorsque cette structure met en lumière des campagnes de désinformation d'origine russe et les souligne auprès des citoyens. Telle est la réponse opérationnelle à apporter.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre des opérations au Sahel, malheureusement, cela n'a pas suffi. Un narratif était posé sur le terrain, notamment par Wagner, et notre incapacité à y répondre a joué dans les événements.
Ce que vous dites par ailleurs concernant Viginum est exact, à condition qu'un maximum de Français ait entendu parler de Viginum. Cela renvoie à ce que vous disiez précédemment sur d'autres modèles, notamment finlandais, d'éducation aux médias.
Le premier étage de la fusée pourrait donc être, en France, la rédaction d'une stratégie nationale, de long terme, associant tous les éléments militaires et civils que vous avez évoqués, impliquant une coordination forte ainsi qu'un chef de file et des capacités de réponse le cas échéant.
Concernant l'intelligence artificielle, dont vous avez listé les risques sur la création et la diffusion de contenus, j'ai bien aimé l'image de la désinformation sous stéroïdes. Cela m'a fait penser au changement de monde que nous avons connu avec Ben Johnson aux jeux Olympiques. Comment pourrions-nous imaginer d'ores et déjà la réponse des États à ce phénomène ? Ont-ils prévu, au sein de l'OCDE ou ailleurs, de travailler ensemble à ce sujet, pour anticiper les prochains outils d'ingérence ?
Mme Elsa Pilichowski. - Comme je l'ai dit à Séoul, nous sommes déjà très en retard. Il faut commencer par rattraper le retard que nous avons accumulé sur la mise en place d'une structure de lutte contre la désinformation. Ce n'est pas la seule chose qui sera nécessaire, mais, pour l'instant, elle manque. Il faut agir sur la formation de la société, les institutions nationales, la réglementation des plateformes. Nous avons agi en Europe, au moyen des réglementations récentes, mais cela est très récent et la mise en oeuvre de ces réglementations sera longue.
Il ne faut pas oublier cet aspect, car nous aurons tendance à mobiliser des techniques, comme le watermarking, en pensant qu'elles suffiront, alors qu'elles ne seront pas très efficaces tant que le reste ne sera pas en place. Elles seront en effet débordées rapidement par les acteurs et contre-manipulées.
Là où nous devons agir de façon franche et déterminante au niveau international, c'est sur les trois piliers de la réponse que nous indiquons dans notre rapport.
Nous avons commencé à travailler sur le sujet au niveau international. Ce n'est pas comme si c'était évident ou comme si nous avions déjà les réponses ! Nous y travaillons et cela prend du temps. Mais il faut avancer aussi de façon prioritaire sur les autres piliers, car, sans cela, rien de ce que l'on invente ne fonctionnera.
À Séoul, nombre de personnes partageaient vos préoccupations relatives à l'intelligence artificielle. Cependant, aucune réponse déterminante différente de ce que l'on dit dans le rapport ne sera présentée, même si quelques techniques supplémentaires interviendront, sur lesquelles nous pourrons travailler. Tant que nous n'agirons pas sur la réglementation des plateformes, il sera difficile d'avancer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela suppose que les États s'intéressent spécifiquement à l'intelligence artificielle, au-delà des piliers que vous évoquez, qui sont nécessaires. Ce n'est pas seulement une question technique. Nous changeons aussi d'approche, et de perspective.
Comment notre démocratie peut-elle combattre les ingérences, aujourd'hui et dans l'avenir ? Pouvez-vous nous en dire plus sur vos travaux avec la HATVP ? Quand votre rapport sera-t-il remis ?
M. Charles Baubion. - Le calendrier s'est un peu accéléré du fait du dépôt de la proposition de loi portant sur le sujet et de sa discussion en commission des lois à l'Assemblée nationale. Nous prévoyons d'organiser un événement vers la fin du mois d'avril, avec la HATVP, pour la publication du rapport.
Nous étudions dans ce rapport la façon dont un registre de transparence des activités d'influence étrangère pourrait être mis en place en France : quels seraient son champ d'application, les définitions employées, les sanctions éventuelles, ou encore l'organisation institutionnelle associée. Nous nous intéressons également aux questions relatives à l'intégrité des responsables publics, notamment concernant les mobilités entre le public et le privé. Nous fournissons des pistes de réflexion à la HATVP et aux acteurs français sur ces sujets.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous sommes très désireux de participer à cet événement. Au-delà de la proposition de loi, qui a son importance, nous souhaitons un rapport qui balaie plus largement le sujet, susceptible de servir de base de travail pour structurer la stratégie que nous avons évoquée.
Nous souhaitons pouvoir continuer à travailler ensemble. C'est un travail au long cours, incluant les volets militaire, civil, économique, médiatique, institutionnel, etc. De nombreux sujets doivent être balayés, même si de nombreux rapports ont déjà été produits, souvent dans des approches « en silos ». Nous vous remercions du travail que nous pourrons mener ensemble.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je reviens sur l'intelligence artificielle et sur la réglementation des plateformes, que vous appelez tous de vos voeux.
Le DSA est en train d'être mis en oeuvre. Considérez-vous, comme le Sénat, qu'il ne répond pas suffisamment à l'exigence de régulation ? Estimez-vous que l'AI Act, désormais voté, permet des avancées substantielles via l'approche par le risque, en interdisant un certain nombre d'utilisations non éthiques ? Allons-nous assez loin en ce sens ? L'Europe est la première à réguler le domaine de l'intelligence artificielle : ce texte, à l'instar du règlement général sur la protection des données (RGPD), est-il examiné de près par les trente-neuf États de l'OCDE ? Exerce-t-il une influence en dehors de l'Union européenne ?
Ensuite, l'IA se nourrit de données : au-delà des plateformes, qu'en est-il des Big Tech - AWS (Amazon Web Services), Google ou encore Microsoft -, qui gèrent, eux, de la donnée ? Quel regard portez-vous sur la régulation de ce secteur ?
Enfin, à quel moment l'OCDE a-t-elle observé, dans la longue histoire des déviances de l'internet, des dysfonctionnements majeurs liés principalement aux Gafam ? Bien sûr, les ingérences étrangères sont d'abord imputables aux États, mais ces entreprises ont elles aussi de lourdes responsabilités. Elles exercent en particulier un lobbying effréné pour bloquer toute tentative de législation de par le monde.
M. Éric Bocquet. - Tout d'abord, vous distinguez les ingérences économiques et les ingérences politiques : l'une domine-t-elle ou sont-elles d'égale importance ?
Ensuite, vous avancez que les diasporas peuvent être à l'origine de certaines pratiques d'ingérence : pouvez-vous nous donner des exemples ? Quels sont les buts et les méthodes de ces diasporas ?
Entre 2017 et 2021, le groupe Apple a augmenté son budget de lobbying de 500 %. Chez Google, ces dépenses ont progressé de 357 % ; chez Facebook, elles ont bondi de 1200 %. Avez-vous pu constater, à votre niveau, les effets concrets du renforcement des politiques d'influence des grands groupes du numérique ?
J'en viens à une question beaucoup plus large. Vous le soulignez avec raison, on ne peut pas croire à l'autorégulation ou tout laisser reposer sur les épaules des citoyens : il faut donc miser sur une régulation par les États.
M. Nick Clegg, vice-premier ministre du Royaume-Uni dans le gouvernement de coalition mené par David Cameron, entre 2010 et 2015, est ensuite devenu responsable pour Facebook à Bruxelles, chargé des affaires internationales. Peut-on défendre successivement l'intérêt général et les intérêts de Facebook ? Je ne fais de procès à personne, mais de tels parcours me semblent poser problème au titre de la régulation. Quant à Sheryl Sandberg, avant de devenir numéro 2 de Facebook, elle a fait partie de l'administration Clinton, fait un passage à la Banque mondiale et travaillé pour Google. La porosité est évidente entre la sphère politique et les grands groupes du numérique. Selon vous, est-ce normal, ou bien est-ce un sujet de préoccupation ?
Je saisis cette occasion pour vous recommander un ouvrage passionnant publié en 2020 par Mme Shoshana Zuboff, universitaire à Harvard : L'Âge du capitalisme de la surveillance. Mme Zuboff y démontre que, loin de se contenter de prévoir, le numérique a pour objectif assumé de modifier à grande échelle des conduites humaines...
Mme Elsa Pilichowski. - Nous l'affirmons très clairement dans notre rapport : le DSA et l'IA Act vont dans la bonne voie.
La prix Nobel de la paix Maria Ressa, qui est l'une des grandes voix mondiales au sujet de la désinformation, déclarait à ce propos à Séoul : « L'Union européenne a gagné la course des tortues. » J'ai trouvé cette formule intéressante : l'Union européenne a fait un pas en avant gigantesque avec le DSA et l'AI Act, qui sont une source d'inspiration pour beaucoup d'acteurs dans le monde, mais ces textes arrivent tard et doivent être mis en oeuvre rapidement. Sont-ils suffisants ? Nous allons voir comment l'Union européenne les met en place - leur application suppose de grandes capacités de réglementation et d'application. Un travail d'évaluation sera nécessaire. Ce qui est important, c'est que l'on puisse aller plus loin que l'Union européenne, dont l'espace informationnel n'est pas fermé, bien au contraire : il est ouvert à tout ce qui se passe dans le monde en permanence. Il faudrait au moins un accord des démocraties pour obtenir, philosophiquement, l'équivalent d'un DSA mondial. Ce serait un énorme pas en avant. Ce serait vraiment formidable.
Dans notre rapport, qui est un texte négocié, nous mentionnons une réglementation « as appropriate » : nous n'y sommes pas encore, ne serait-ce qu'en théorie. Nous avons fait un grand pas avec notre rapport, même s'il faut lire entre les lignes. Cela étant, il reste beaucoup à faire pour construire la défense de l'ensemble des démocraties.
Évidemment, je ne prendrai pas position au sujet du Mali ; mais on ne peut pas imaginer lutter dans l'espace informationnel d'un pays en tant que puissance étrangère. Cela ne paraît pas faisable. Un pays ne peut avoir de discours démocratique que dans son propre système informationnel : c'est bien pourquoi, au sujet de la désinformation, il faut fédérer bien au-delà de l'Union européenne. Sinon, nous n'y arriverons pas.
En matière de données, il est en train de se passer quelque chose. Avec l'intelligence artificielle générative, les pays du Sud vont être en grande difficulté par rapport aux pays du Nord, car ils n'ont pas autant de données ouvertes sur internet et de contenus produits. Il risque d'y avoir, à cet égard, une énorme différence, ce qui posera de grandes questions de concurrence de narratifs. Certains pays fourniront de la donnée pour pouvoir exercer une influence dans le Sud. C'est aussi sur cela qu'il faut travailler, et c'est très compliqué.
L'OCDE travaille beaucoup sur le dossier des Gafam. Je ne prendrai pas position sur le lobbying, sujet complexe s'il en est. Cela étant, la recommandation formulée à ce propos par l'OCDE fut la première, en 2010, et nous sommes en train de travailler à une recommandation beaucoup plus large sur le lobbying, comprenant aussi l'influence, y compris l'influence étrangère.
Pour ce qui concerne le numérique en général, on parle beaucoup de l'implication des parties prenantes, donc de facto de l'implication des entreprises technologiques. En la matière, un débat me semble particulièrement intéressant pour l'avenir : il s'agit de passer de l'implication des parties prenantes à la décision avec les citoyens. Ce sont deux choses très différentes.
Les entreprises technologiques doivent être consultées pour des raisons techniques, mais la décision démocratique exige de consulter les citoyens ou leurs représentants. À cet égard, il semble y avoir eu, depuis vingt ans, un glissement qui n'a probablement pas été très heureux pour l'évolution de la société numérique. Il faut savoir ce dont on parle quand on évoque les parties prenantes. Ce glissement, qui s'observe dans un certain nombre de domaines, est un sujet très important pour les démocraties.
L'ingérence économique a toujours existé ; elle est encore plus difficile à définir et à voir que l'ingérence politique. Mais, aujourd'hui, ce qui fait la différence, c'est l'ingérence politique. Les parts respectives de ces ingérences sont impossibles à chiffrer : je ne peux en aucun cas vous dire que la répartition est à 75-25 ou à 50-50. En revanche, ce qui pose les problèmes les plus aigus dans les démocraties, c'est l'ingérence politique, notamment via la désinformation, les actions de lobbying et les différentes passerelles entre le public et le privé. C'est ce sur quoi les pays travaillent le plus actuellement.
Pour ce qui concerne les diasporas, l'exemple canadien était le plus marquant ; sur ce sujet, je cède la parole à M. Baubion.
M. Charles Baubion. - La question des diasporas revêt deux aspects : le contrôle des diasporas exercé par les puissances étrangères, qui pose de vraies questions pour les démocraties, et la manipulation, y compris la manipulation de l'information.
Nous avons évoqué ce sujet avec nos collègues canadiens : ils insistent sur un ensemble de médias communautaires, auxquels ils ont difficilement accès, ainsi que sur les différentes boucles de réseaux sociaux. En la matière, on parle beaucoup de ces derniers ; mais, de plus en plus, l'information circule dans des boucles fermées, dans des systèmes de type WhatsApp, par lesquelles de nombreuses opérations de désinformations peuvent être menées au sein de telle ou telle communauté. Comprendre ce qui s'y passe était un vrai sujet de préoccupation pour les Canadiens.
La vraie question, c'est la dissociation encore plus grande, par des narratifs manipulés, de communautés qui ne sont pas intégrées. Ces communautés tendent à se dissocier de plus en plus de la société où elles vivent.
Les questions relatives aux répressions sont encore plus problématiques. Un certain nombre d'exemples de répression de communautés par des régimes autoritaires sont sortis dans la presse, notamment au Canada. Ces cas ne sont pas encore complètement documentés de manière officielle : il nous est difficile d'en dire beaucoup plus. Mais la répression des diasporas est un vrai sujet dans les démocraties.
Mme Gisèle Jourda. - Une proposition de loi reprenant les recommandations des services de renseignement et de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) entend autoriser le recours à la technique de l'algorithme.
Le but est de renforcer la lutte contre les ingérences étrangères en suivant les modes opératoires de certains services étrangers agissant sur le territoire national. Il s'agit, par exemple, de détecter des déplacements, des réservations ou des habitudes de communication. Cette pratique ferait l'objet d'une expérimentation de trois ans. Or elle peut poser un risque réel pour le respect de la vie privée : à ce titre, quel est l'avis de l'OCDE ?
Mme Évelyne Perrot. - Comment sensibiliser les scolaires aux enjeux de la désinformation ? Certains pays le font-ils déjà ?
M. Akli Mellouli. - Les membres des diasporas ne sont pas nécessairement des agents d'influence, et ces derniers n'appartiennent évidemment pas tous à une diaspora : prenons garde aux risques de stigmatisation. De même, n'oublions pas que l'influence peut jouer un rôle positif dans les relations internationales.
Mme Elsa Pilichowski. - Monsieur le sénateur, vous avez entièrement raison : il faut se méfier de ce discours et de telles stigmatisations sont un vrai problème.
On constate que, dans certains pays, les diasporas peuvent être plus facilement manipulées, du fait de leur constitution et de leurs liens avec le pays étranger. Il s'agit simplement de dresser ce constat. À cet égard, le Canada a vécu, il y a six à huit mois, une crise très importante. Ce moment extrêmement difficile a aussi été le point de départ de la réflexion menée.
Il faut bel et bien faire attention aux narratifs. L'objectif est plutôt de protéger les diasporas de la manipulation et de la désinformation.
M. Akli Mellouli. - Certaines personnes deviennent des agents d'influence par simple appât du gain, sans appartenir à une quelconque diaspora : n'occultons pas cette réalité. Dans ce domaine, il ne faut pas avoir d'oeillères.
Mme Elsa Pilichowski. - Vous avez entièrement raison.
Madame la sénatrice, diverses actions commencent à être conduites auprès des scolaires et, avec la Finlande et les Pays-Bas, la France est généralement citée parmi les bons élèves. Toutefois, il faut prendre garde à ne pas viser les seuls scolaires, qui, aujourd'hui, sont presque les mieux formés. Il faut regarder l'ensemble de la société, notamment les seniors, qui sont moins à l'aise avec le digital.
Quant à l'utilisation de la technique des algorithmes, nous voyons ce dont il s'agit, mais nous n'avons pas encore d'avis sur ce sujet.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.
6. Audition, ouverte à la presse, de M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) - le mardi 19 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous accueillons pour cette seconde audition de la journée, M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom.
Monsieur le Président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
L'Arcom joue en effet un rôle décisif dans la lutte contre les manipulations de l'information, dont nous savons qu'elles constituent un volet clef des opérations d'influence malveillantes, voire de la guerre de l'information, menées contre la France.
Cette audition s'inscrit dans le contexte particulier du début de la campagne pour les élections européennes.
Vous pourrez notamment revenir sur l'application qui a été faite de la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre les manipulations de l'information, qui a conféré à l'Arcom de nouvelles prérogatives en la matière.
D'autres textes relatifs à la régulation de l'espace numérique ont également été adoptés ou sont en en cours d'examen, dans l'Union européenne et en France. Vous pourrez nous éclairer sur les avancées éventuelles qu'ils permettent pour ce qui concerne le sujet de notre commission d'enquête, et évoquer toute autre piste d'amélioration de nos dispositifs existants que vous jugeriez utile pour contrer plus efficacement les influences étrangères malveillantes.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Roch-Olivier Maistre prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Roch-Olivier Maistre, président de l'Arcom. - Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'offrir l'occasion de m'exprimer devant votre commission d'enquête.
Dans un contexte de multiplication des phénomènes de manipulation de l'information, d'augmentation des risques d'ingérence étrangère, singulièrement à la veille d'un scrutin dont chacun mesure les enjeux au regard de la configuration géopolitique de notre continent, l'Arcom, qui doit veiller au respect par les médias audiovisuels de leurs obligations idéologiques, mais aussi déployer ses compétences plus récentes de supervision des plateformes en ligne, est amenée de plus en plus souvent à s'intéresser au sujet qui anime les travaux de votre commission.
À l'approche des élections européennes, mais aussi des Jeux de Paris de 2024, votre réflexion est à nos yeux plus que jamais d'actualité.
Je précise d'emblée que certaines des informations dont nous avons pu avoir à connaître présentent un caractère sensible, voire confidentiel, qu'il ne m'appartient pas de dévoiler dans ce cadre ; nous pourrons bien évidemment vous les transmettre sous forme écrite à l'issue de cette audition.
L'Arcom intervient à double titre pour contrer les tentatives d'ingérence étrangère visant notre territoire : d'abord au titre de la régulation des services de médias audiovisuels étrangers, ensuite à celui de la lutte contre la manipulation de l'information sur les plateformes en ligne.
Pour ce qui concerne notre action à l'égard des médias audiovisuels étrangers, le droit applicable aux chaînes étrangères, en l'occurrence extra-européennes, est celui de la liberté de réception. Toutefois, ces chaînes doivent respecter les règles qui découlent de la directive européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA), laquelle s'attache en particulier aux exigences liées à la protection du public et à l'ordre public.
La détermination de l'État compétent à l'égard d'une chaîne extra-européenne reçue sur le territoire de l'Union européenne ou sur le territoire d'un État partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière (CETT) est fondée sur la seule diffusion satellitaire.
Les critères retenus dans la dernière version de la directive SMA sont d'abord la localisation de la liaison montante entre le lieu d'émission du service et le satellite chargé d'en assurer la diffusion, puis la nationalité du satellite lui-même. Compte tenu de l'activité de l'opérateur satellitaire Eutelsat et, dans une moindre mesure, de l'activité de liaison montante en France de l'opérateur Globecast, propriété du groupe Orange, la France est compétente sur plusieurs centaines de services de télévision extra-européens. Il en va ainsi, en particulier, de chaînes d'Afrique du Nord et du Moyen-Orient qui sont diffusées par des satellites d'Eutelsat centrés sur cette région, mais qui peuvent être reçues dans le sud de l'Europe ou, par exemple, de chaînes russes qui sont reçues sur le territoire de l'Ukraine, État partie à la convention européenne sur la télévision transfrontière.
Ces services sous compétence française sont dispensés de conventionnement avec le régulateur. Pour autant, ils sont soumis aux obligations de la loi de 1986 sur la liberté de communication et au contrôle de l'Arcom, qui peut mettre en oeuvre des procédures de sanction et mettre en demeure Eutelsat de faire cesser leur diffusion ou demander au Conseil d'État d'ordonner en référé à Eutelsat d'y procéder.
Dès le déclenchement de la guerre en Ukraine, l'Arcom, comme les autres régulateurs européens, a contrôlé les chaînes russes reçues sur notre territoire ou placées sous sa compétence et pris des mesures à l'encontre de certaines d'entre elles.
L'Autorité a ainsi adopté deux décisions de cessation de diffusion ; le 2 juillet 2022, l'Arcom a mis en demeure Eutelsat de cesser la diffusion du service de télévision NTV-Mir à la suite de manquements relatifs à l'interdiction d'incitation à la haine ou à la violence et à l'obligation d'honnêteté de l'information ; puis, le 14 décembre 2022, l'Arcom a de nouveau mis en demeure Eutelsat de cesser la diffusion des services de télévision Rossiya 1, Perviy Kanal et NTV à la suite, là aussi, de manquements relatifs à l'obligation de ne pas inciter à la haine et à la violence et à l'obligation d'honnêteté de l'information.
Cette dernière décision faisait suite à une ordonnance du Conseil d'État du 9 décembre 2022, qui avait reconnu la compétence de l'Arcom sur ces trois chaînes russes, dès lors qu'elles étaient reçues sur les territoires ukrainiens occupés par la Russie. Cette question était en débat puisque ces chaînes cryptées étaient destinées principalement aux territoires russes. Le Conseil d'État a tranché en considérant qu'à partir du moment où ces chaînes étaient susceptibles d'être accessibles sur le territoire de l'Ukraine et que l'Ukraine était elle-même partie prenante à la CETT, nous retrouvions notre compétence.
Les chaînes concernées ont ensuite été visées par le neuvième paquet de sanctions de l'Union européenne du 16 décembre 2022, entré en vigueur le 1er février 2023.
L'Arcom a par ailleurs agi pour assurer la bonne mise en oeuvre des sanctions européennes portant sur l'interdiction de diffusion de médias russes. Sont concernés plusieurs services de télévision, notamment Russia Today (RT), dans ses différentes déclinaisons nationales - RT France, RT English, RT UK, RT Germany, RT Spanish, RT Arabic -, Rossiya RTR, Rossiya 24, TV Centre International et Ren TV, de même que le média Sputnik, qui n'est pas lui-même un service de télévision.
Plusieurs de ces chaînes sont sous compétence française, dont RT France qui était établie sur notre territoire et qui avait été conventionnée par l'Arcom en 2015 ou 2016. Les règlements européens relatifs aux sanctions étant d'application directe, l'Arcom a indiqué dans un communiqué de presse du 2 mars 2022 que la convention avec RT était suspendue. Nous avons relayé les informations sur les services sous sanction européenne aux opérateurs concernés, à savoir Eutelsat et les fournisseurs d'accès à internet (FAI), à Dailymotion, qui diffusait RT France en tant que service de médias audiovisuels à la demande, ainsi qu'à Google et Apple au titre de leur magasin d'applications.
Les services de l'Autorité sont de nouveau intervenus récemment à l'égard d'un opérateur français qui distribuait une chaîne sous sanction européenne.
En ce qui concerne les chaînes moyen-orientales, le CSA est déjà intervenu par le passé pour suspendre la diffusion satellitaire de certaines d'entre elles. Cette question a retrouvé une certaine actualité à la suite de l'attaque du Hamas du 7 octobre 2023, qui a conduit l'Arcom, qui avait été saisie par un certain nombre d'interlocuteurs, dont le comité Diderot, à apporter une attention renouvelée à certains de ces services.
L'Autorité a ainsi enjoint Eutelsat de suspendre la diffusion de la chaîne Al-Aqsa ainsi que de deux services miroir, diffusés sous un autre nom. Plusieurs autres services nous ont été signalés, mais il s'est avéré qu'ils relevaient de la compétence de l'Italie au regard du critère de la liaison montante. J'ai donc saisi mon homologue italien pour qu'il procède à l'examen de ces chaînes et en tire le cas échéant les conséquences nécessaires. D'autres services sont actuellement en cours d'examen par nos équipes.
Je profite de ce propos pour vous faire part des difficultés rencontrées par l'Arcom dans l'application des sanctions en raison du caractère complexe et en partie obsolète du cadre juridique applicable.
La première difficulté a trait aux règles permettant de déterminer l'État membre compétent sur une chaîne extra-européenne. Le critère de la liaison montante se révèle délicat à appliquer en raison de la volatilité desdites liaisons. Il est très facile de se déplacer sur le continent et de partir d'un autre territoire. Il conviendrait sans doute de réinterroger ces règles en vue d'une probable révision de la directive SMA dans le futur.
Après le prochain scrutin européen, la nouvelle Commission va fixer un programme de travail. Cette question viendra sûrement à l'ordre du jour.
La deuxième difficulté tient à ce que la compétence d'un État membre sur une chaîne étrangère est fondée sur la seule diffusion satellitaire. Dès lors, une chaîne de télévision diffusée uniquement sur internet, ce qui est maintenant très fréquent, échappe à l'intervention du régulateur. Un projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, dit « Sren » est en cours de discussion. Ce texte prévoit, dans certaines conditions, que l'Arcom puisse intervenir à l'égard de ces chaînes diffusées exclusivement sur internet et de ces services de médias audiovisuels à la demande, qui enfreignent les grands principes de la loi de 1986. S'il était adopté, l'Arcom pourrait intervenir auprès des fournisseurs d'accès pour bloquer les signaux correspondants.
La troisième difficulté tient à la diffusion de tout ou partie des contenus de chaînes sous sanction européenne sur des médias numériques. À titre d'exemple, des sites internet établis à l'étranger, mais accessibles en France, ont pu servir pendant un temps de plateforme de diffusion pour RT. Or l'Arcom ne tient aujourd'hui aucune compétence de la loi pour intervenir à l'encontre de ce type d'acteurs. L'article 4 du projet de loi Sren entend remédier à cette difficulté, notamment en autorisant l'Arcom à demander aux fournisseurs d'accès à internet de bloquer les sites concernés.
La dernière difficulté a trait à l'application des sanctions européennes de gel d'avoirs de personnes et d'entités russes dont certaines ont un lien avec des médias. Les conséquences éventuelles découlant de ces sanctions économiques, par leur effet en cascade sur l'actionnariat de tel ou tel média, restent à préciser. La direction générale du Trésor, qui est en charge de l'application des sanctions européennes, travaille à cette question en liaison avec la Commission européenne. À ce jour, nous n'avons pas eu de retour sur les suites qui seraient réservées à ces travaux.
J'en arrive, monsieur le président, monsieur le rapporteur, au deuxième volet de notre action pour contrer les ingérences étrangères, à savoir la lutte contre les phénomènes de manipulation de l'information sur les plateformes en ligne.
En adoptant la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, dite anti-infox, le Parlement français a instauré un cadre précurseur fondé sur des obligations de moyens et de transparence incombant aux opérateurs de plateformes en ligne en France.
Le projet de loi Sren prévoit d'adapter ce cadre de régulation au règlement européen sur les services numériques, le Digital Services Act (DSA). Dans le cadre de ce règlement, les dix-neuf très grandes plateformes et moteurs de recherche, qui ont été désignés par la Commission européenne l'année dernière, en août 2023, et auxquels se sont rajoutées trois plateformes diffusant des contenus à caractère pornographique, sont soumis à des exigences renforcées d'identification et d'évaluation des risques systémiques liés à la diffusion de contenus affectant le discours civique, les processus électoraux et la sécurité publique, ce qui inclut en particulier les contenus de désinformation, y compris ceux qui, sans être en tant que tels illégaux, seraient préjudiciables.
Le projet de loi Sren prévoit de désigner l'Arcom pour superviser la mise en oeuvre du règlement en France aux côtés de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) et de la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). L'Autorité serait plus précisément chargée, en tant que coordinateur pour les services numériques, de veiller à une application cohérente du règlement dans notre pays. Sur ce point, je précise que le DSA privilégie dans sa structure un travail de supervision collective en lien avec la Commission européenne. En effet, pour ces très grandes plateformes, la Commission européenne joue un rôle pilote en liaison avec les coordinateurs désignés par chaque État membre de l'Union au sein d'un comité européen des services numériques, dont la première réunion - à laquelle nous avons assisté, bien que le projet de loi Sren ne soit pas encore adopté - s'est tenue voilà environ trois semaines.
Le règlement fournit aussi des outils permettant d'associer l'ensemble des parties prenantes : la société civile, au travers des signaleurs de confiance, que nos autorités vont désigner ; la communauté de la recherche, puisque ce texte contraint ces très grandes plateformes à permettre aux chercheurs d'accéder à leurs données dans le cadre de leurs travaux ; les organisations spécialisées dans la vérification des faits et l'éducation aux médias, pour s'assurer du bon suivi par ces plateformes de leurs obligations.
J'ajoute qu'au titre de cette action à l'égard de la lutte contre la manipulation de l'information, nous sommes en liaison étroite avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) depuis sa création, en 2021. Fin 2023, l'Arcom et Viginum se sont accordés pour travailler au renforcement de leur collaboration, notamment en vue de la mise en oeuvre du DSA et dans la perspective des événements majeurs de 2024. Je précise que l'Arcom est statutairement membre du comité scientifique et éthique de Viginum.
Fondés sur l'analyse des contenus accessibles publiquement sur les plateformes en ligne, notamment en période électorale, les travaux de détection des opérations d'ingérence étrangère par Viginum pourront nourrir l'analyse des techniques, tactiques et procédures de manipulation de l'information dans le cadre de ce règlement. En lien avec le comité européen des coordinateurs pour les services numériques, l'Arcom sera en mesure d'exercer ses compétences, de proposer son expertise en matière d'analyse des risques systémiques à la Commission, laquelle détient une compétence exclusive sur les très grandes plateformes et moteurs de recherche. C'est elle qui détient le pouvoir de sanction pouvant aller jusqu'à une amende de 6 % du chiffre d'affaires mondial de la plateforme.
À nos yeux, il est très important pour la mise en oeuvre de ce règlement - nous en avons fait part à la Commission européenne - de respecter un fort ancrage local, qui permette aux autorités nationales d'alimenter l'action de la Commission, mais aussi de bien prendre en compte les enjeux nationaux de chaque État membre dans l'analyse, à l'échelle européenne, des risques liés à la manipulation de l'information. Il est très important que les préoccupations nationales puissent être relayées de façon fluide et efficace auprès de la Commission européenne. Il ne faudrait pas que cette compétence centrale de la Commission européenne entraîne un éloignement trop grand par rapport à ces réalités de terrain.
Le projet de loi Sren abonde en ce sens en ce qu'il maintient un pouvoir de recommandation de l'Arcom à l'égard des très grandes plateformes et moteurs de recherche en matière de lutte contre la désinformation. C'est un pouvoir que nous détenions en vertu de la loi de décembre 2018. Nous avions ainsi pris, avant les élections européennes de 2019, une recommandation en direction des plateformes. Le projet de loi Sren, dans le nouvel univers du DSA, nous permet de conserver un pouvoir de recommandation à l'égard de ces grandes plateformes et moteurs de recherche.
Ce texte nous demande également de publier un bilan périodique. L'Arcom participe activement à l'évaluation des engagements des mesures du code européen renforcé de bonnes pratiques en matière de désinformation. Ce code, dont l'Union s'est dotée le 16 juin 2022, a été révisé et adopté avant le DSA. Ces engagements sont susceptibles de permettre à ces plateformes d'atténuer leurs risques systémiques. L'Autorité a pu analyser les rapports de septembre 2023 des plateformes signataires de ce code, dont Instagram, Facebook, Linkedin, Bing, Google Search, YouTube, TikTok... Nous avons mené ce travail en liaison avec nos homologues au sein du groupe des régulateurs européens des services de médias audiovisuels, l'ERGA, qui travaille spécifiquement sur ces sujets de désinformation.
Afin de répondre aux enjeux qui s'attachent aux élections européennes de juin 2024, nous avons publié, le 7 mars dernier, notre traditionnelle délibération sur le contrôle du pluralisme en période électorale. Nous exerçons un contrôle renforcé sur les médias pour permettre un traitement équitable de l'ensemble des listes participant à ces élections. En sus de cette délibération sur le pluralisme politique, nous avons aussi publié des préconisations à l'égard des plateformes elles-mêmes afin de relayer les mesures prises dans le projet de lignes directrices sur les risques spécifiques aux processus électoraux que la Commission européenne a mis en consultation publique au mois de février dernier, appelant les opérateurs à tirer toutes les conséquences des règles relatives à l'organisation du scrutin prévu spécialement en France. Je pense notamment à la période de silence électoral, qui s'applique non seulement aux médias traditionnels, mais aussi, de par la loi, à ces plateformes.
À cet égard, je voudrais souligner le bilan globalement positif que nous avons pu tirer du rôle des plateformes sur ces problématiques de manipulation de l'information lors des scrutins électoraux de 2022. Ces derniers se sont bien déroulés au regard de ces questions. Peut-être que certains des intervenants lors des scrutins précédents étaient occupés à d'autres sujets que les élections françaises...
Nous avions réuni toutes ces plateformes en ligne dès le mois de janvier 2022 et échangions avec elles tous les quinze jours. Toutes déploient maintenant, à chaque processus électoral, une structure d'organisation leur permettant de se mettre en ordre de marche pour suivre avec attention les scrutins. Elles ont tiré des enseignements des élections américaines et des différentes élections générales que l'on a pu connaître en Europe. Lors des scrutins de 2022, nous avons constaté une vraie réactivité des plateformes face aux sujets de manipulation de l'information que l'on a pu rencontrer. Vous trouverez dans le rapport de la commission de contrôle de l'élection présidentielle, présidée par le vice-président du Conseil d'État, un bilan précisément positif de la réactivité et de l'action des plateformes sur ces thèmes.
Par ailleurs, la loi de décembre 2018 permet d'ordonner le blocage d'une chaîne sous contrôle étranger qui diffuserait des informations manifestement irrégulières de nature à altérer le résultat du scrutin. C'est une disposition que nous n'avons pas eu à mettre en oeuvre à ce jour. Nous sommes présents à la fois sur les chaînes étrangères et à l'égard des acteurs du numérique au titre de nos compétences issues de la mise en oeuvre du DSA.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous détailler les outils à votre disposition et les processus internes que vous mettez en oeuvre de la détection jusqu'à la prise de décision ?
M. Roch-Olivier Maistre. - De façon générale, à l'égard des médias traditionnels, l'Autorité agit sur signalement. Il est très aisé de saisir l'Arcom via son site internet, par courrier ou même par téléphone. Nous entreprenons alors un travail de vérification des contenus, ce qui peut parfois s'avérer difficile pour certaines télévisions étrangères, en raison de la barrière de la langue. Ce fut notamment le cas pour des chaînes turques ou chinoises.
Lorsque nous sommes alertés, nous récupérons le signal pour pouvoir effectuer les mêmes contrôles que nous opérons sur les médias français. Les séquences sont ensuite revisionnées. Très souvent, une alerte peut être biaisée, raison pour laquelle il faut revoir l'intégralité de la séquence pour porter l'appréciation la plus juste possible et déterminer si l'on est bien en présence d'une infraction au regard du droit applicable sur le territoire de l'Union européenne.
Ce travail est nécessairement contraint par les ressources qui sont les nôtres. Nous cherchons donc à cibler au mieux nos contrôles. Si nous étions saisis d'un volume plus significatif que les quelques chaînes de télévision que j'ai évoquées, cette contrainte serait certainement difficile à gérer en termes de moyens - je tiens à le souligner.
Une fois l'analyse effectuée, l'Autorité prend position et utilise les vecteurs juridiques que j'ai indiqués voilà quelques instants, le cas échéant pour ordonner à Eutelsat d'opérer le blocage.
La voie du référé audiovisuel est très peu utilisée. J'en ai un souvenir très ancien. Dominique Baudis présidait le CSA. Il s'agissait à l'époque de la chaîne du Hezbollah, qui diffusait des contenus à caractère ostensiblement antisémite. Il s'agit d'une procédure beaucoup plus formalisée, qui passe par l'intervention du juge et qui suppose que le régulateur bâtisse un dossier avec des éléments tangibles démontrant l'infraction.
Pour ce qui concerne les réseaux sociaux, nous nous appuyons aussi sur les signalements. Le comité Diderot, de même que Reporters sans frontières (RSF), sont très présents à nos côtés. Vous aurez compris, monsieur le rapporteur, que nous sommes loin d'un processus industriel...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je comprends que l'action de l'Arcom est donc principalement déclenchée sur signalement. Est-ce un choix stratégique ou un choix par défaut compte tenu de vos capacités ?
L'Arcom serait-elle plus opérante si elle disposait de personnels ayant des formations spécifiques, notamment au regard de la barrière de la langue que vous évoquiez ?
De manière générale, quelle est la formation des agents chargés de déterminer s'ils font face à une manipulation ou non ? Sur quels critères fondent-ils leur évaluation ? S'agit-il d'une décision individuelle ou collégiale ?
Enfin, combien de contrôles réalisez-vous chaque année ?
M. Roch-Olivier Maistre. - La démarche consistant à agir sur signalement est assez naturelle au regard du corpus juridique sur lequel le régulateur s'appuie. La loi de 1986 est d'abord une loi de liberté. Son article 1er consacre un principe constitutionnel, celui de la liberté de communication par voie électronique et de la liberté éditoriale des médias.
En regard de cette liberté, le législateur, conformément à notre Constitution, fixe des limites pour assurer l'ordre public. Le texte même pose toute une série de limitations.
Dès lors, le régulateur est dans une position d'équilibre permanent entre la protection d'une liberté publique fondamentale, la liberté d'expression, extrêmement protégée par notre droit et par nos juridictions - il s'agit d'un droit qui autorise beaucoup de choses, y compris des contenus qui peuvent heurter ou choquer - et la protection des publics.
La doctrine historique du régulateur est plutôt de fonctionner sur alerte, sur signalement. Nous ne sommes pas dans une approche orwellienne ; personne au sein de l'Arcom ne passe son temps à surveiller l'ensemble des programmes de télévision. Nous nous inscrivons plutôt dans une démarche de contrôle a posteriori. Nous appliquons la même philosophie aux chaînes étrangères.
Tout cela n'interdit pas que nous nous saisissions nous-mêmes, mais en règle générale - vous connaissez les réseaux sociaux ! -, nous sommes saisis avant.
Certes, notre approche sélective davantage que pro-active résulte aussi des contraintes matérielles.
Nous sommes souvent saisis par le comité Diderot ou Reporters sans frontières (RSF), par l'État - ce fut en particulier le cas pour les chaînes turques dont j'ai parlé -, notamment via Viginum, mais aussi par des autorités étrangères - ce fut le cas de des autorités ukrainiennes au début du conflit -, ou encore nos homologues étrangers.
La barrière de la langue pose évidemment une difficulté, puisque nous devons mobiliser des traducteurs. Nous avons d'ailleurs lancé une mission pour savoir si l'intelligence artificielle pourrait nous aider en la matière comme, de manière plus générale, sur le contrôle des obligations.
Les équipes sont les mêmes que celles qui travaillent sur les médias français ; elles sont rompues à l'exercice et savent donc faire la « balance ». Lorsque nous recevons un signalement pour un média français, la séquence est visionnée et analysée d'un point de vue juridique pour déterminer s'il y a manquement de la part de l'éditeur. Cette analyse est soumise à un groupe de travail qui est présidé par l'un des neuf membres du collège de l'Arcom. Il ne s'agit donc ni d'un examen improvisé ni d'une décision solitaire. Les décisions sont collégiales et reposent sur une analyse juridique solide.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mon propos n'est pas de remettre en cause le travail de l'Arcom, mais la question des médias est évidemment centrale pour notre commission d'enquête. C'est la raison pour laquelle nous essayons donc de comprendre comment les choses fonctionnent pour voir comment on peut les améliorer.
Quel volume représentent les deux principales sources d'alertes que vous avez évoquées ? Pouvez-vous distinguer, dans cet ensemble, sur l'exercice, le nombre d'auto-saisines et le nombre de saisines faisant suite à des alertes envoyées par les différents acteurs que vous avez cités, en précisant les suites qui ont été données à ces signalement ? Quelles suites ont été données ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous ferons parvenir des réponses par écrit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels moyens supplémentaires auriez-vous besoin pour accroître l'opérationnalité du dispositif, en termes par exemple de compétences en langues étrangères ou pour augmenter la régularité de vos interventions ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Je ne veux pas éluder votre question, mais chaque signalement est lié à des circonstances particulières.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On peut penser que le risque d'ingérence augmente à l'approche des élections européennes et des jeux Olympiques. Avez-vous prévu un plan particulier pour monter en puissance et assurer un meilleur suivi ? Cela se traduit-il par des ressources humaines supplémentaires, des capacités juridiques différentes... ?
M. Roch-Olivier Maistre. - En période électorale, de façon générale, un renfort temporaire est apporté à nos équipes. Là aussi, je vous ferai passer par écrit des éléments de réponse.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Menez-vous un travail de réflexion sur l'intelligence artificielle, non seulement pour vous aider dans vos missions, comme vous l'avez évoqué, mais comme outil de création, de diffusion ou d'amplification de contenus relevant d'opérations de manipulations de l'information ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous ne menons pas de travail spécifique sur ce sujet à ce stade. Nous menons un travail en interne pour déterminer si ces outils pourraient nous aider dans l'exercice de nos missions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous avez indiqué qu'à l'occasion des échéances électorales de 2019 et 2022 vous avez travaillé avec les plateformes, en organisant notamment une réunion tous les quinze jours. Pouvez-vous nous donner des exemples de sujets de manipulation de l'information que vous auriez identifié dans ce cadre et nous préciser de quelle manière et dans quel délai les plateformes ont réagi ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous fournirons des réponses par écrit pour établir un bilan de ce qui s'est passé.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez évoqué une forme de travail collaboratif, avec Viginum notamment, mais peut-être est-ce également le cas avec les autres acteurs du comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi). Pourriez-vous décrire le « modèle-type » de ces travaux ? Organisez-vous des réunions statutaires régulières ou autres réunions techniques ? Quelle est la nature de ces réunions et des décisions qui sont éventuellement prises ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Nous vous répondrons par écrit.
M. Dominique de Legge, président. - Depuis le début de nos auditions, on nous explique que, lorsqu'une attaque est détectée, il y a une riposte. Dans votre cas, quelle forme prend cette riposte ? La justice vous suitelle lorsque vous la saisissez ?
Vous avez évoqué des initiatives que vous preniez pour alerter les plateformes : pouvez-vous nous fournir des exemples où elles ne suivent pas vos recommandations ? Leur est-il arrivé de saisir la justice pour les contester ?
M. Roch-Olivier Maistre. - En ce qui concerne ce que vous appelez la riposte, je crois avoir donné des indications voilà quelques instants, en particulier les voies juridiques en notre possession. Je n'ai pas d'exemple d'initiative en direction de la justice depuis que suis président de l'Arcom.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Quels sont vos liens avec les autres autorités françaises de régulation, notamment la Cnil ou l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) ? Je rappelle d'ailleurs qu'il a été question à un moment de fusionner l'Arcep et l'Arcom. Chacune de ces autorités a un rôle à jouer dans l'application des règlements européens. Quelle est l'efficacité de ces coopérations ? Doit-on aller plus loin ?
Comment les choses se passent-elles avec les autres autorités européennes de régulation dans le cadre de la mise en place du comité européen prévu par le DSA ? Observez-vous des différences quant à la manière de fonctionner de ces autorités ?
Les médias, notamment publics, jouent un rôle important en matière de manipulation de l'information ou de désinformation. Or l'Arcom nomme les présidents de l'audiovisuel public. Que convient-il de faire pour que ces médias honorent ces missions ?
M. Roch-Olivier Maistre. - Comme la question de la fusion entre l'Arcep et l'Arcom n'a pas été véritablement tranchée par le législateur, nous avons conclu une convention pour organiser les relations entre nos deux autorités. Nous avons aussi créé un service commun, dirigé alternativement par un collaborateur de l'Arcom et de l'Arcep, pour traiter des sujets d'intérêt partagé. Les deux collèges se réunissent une fois par semestre. Nos relations sont donc fluides. Chaque autorité saisit l'autre pour avis, lorsque le sujet en question peut la concerner.
Il en va de même pour la Cnil, avec laquelle nous avons d'importants sujets de collaboration dans le numérique - je pense notamment à la protection des mineurs à l'égard des sites pornographiques.
Quand l'Arcom sera formellement désignée comme coordinateur pour la France dans le cadre de la mise en place du DSA, nous mènerons évidemment cette mission avec la Cnil et la DGCCRF. Nous avons anticipé les choses, en prévoyant des mécanismes de suivi, afin que nos relations soient tout aussi fluides dans ce cadre.
Le futur comité européen n'est pas pleinement opérationnel, parce que tous les États n'ont pas encore désigné l'autorité compétente, mais je veux souligner le dynamisme important dont fait preuve la Commission européenne sur ce sujet. Elle a ouvert plusieurs enquêtes, par exemple contre X au lendemain des événements du 7 octobre et contre TikTok. Elle a aussi formulé plusieurs observations générales, notamment à l'égard de Meta. La Commission articule son travail avec les autorités nationales et les acteurs de la société civile pour rassembler des données publiques et alimenter les instructions.
La Commission européenne s'est beaucoup exposée et engagée en faveur de l'adoption de la directive et elle fait aussi face à une certaine pression de la part des États membres qui veulent que tout cela fonctionne.
En ce qui concerne les relations avec nos homologues européens, il est certain qu'un groupe sera un peu plus actif - je pense évidemment à notre homologue irlandais, mais aussi à nos homologues allemand, luxembourgeois ou néerlandais. Ce groupe sera peut-être un peu plus moteur, mais il faut savoir que la taille et la nature des régulateurs varient beaucoup selon les pays. Notre configuration n'est pas encore complètement stabilisée, mais les services de la Commission sont particulièrement mobilisés.
Les médias publics jouent un rôle très important en France : ils représentent 30 % des audiences et ont des rédactions de taille importante. La rigueur avec laquelle ces médias portent l'honnêteté, la rigueur, la vérification de l'information, la lutte contre les fausses informations est centrale.
Cette question est liée au mode d'organisation du service public, un sujet que le Sénat connaît bien, puisqu'il a voté en juin 2023 une proposition de loi réformant l'audiovisuel public. Cela touche à la manière dont ces acteurs coopèrent, partagent leurs informations, déploient des stratégies homogènes ou non, prennent des initiatives communes sur des sujets comme l'éducation aux médias ou la citoyenneté numérique, mettent en commun leurs ressources et leurs moyens pour déployer une action efficace en la matière... La ministre de la culture s'est exprimée sur ces sujets. Je ne peux dire qu'une chose : affaire à suivre !
M. Dominique de Legge, président. - Nous vous remercions pour cette audition et pour les notes et éléments de réponse que vous nous avez annoncés !
7. Audition, à huis clos, de Mme Céline Berthon, directrice générale de la sécurité intérieure - le jeudi 21 mars 2024
Audition à huis clos dont le compte rendu ne sera pas publié.
8. Audition, ouverte à la presse, de Mme Teija Tiilikainen, directrice du centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides - le jeudi 21 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête, avec l'audition de Madame Teija Tiilikainen, Directrice du centre d'excellence d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides. Madame la Directrice, vous êtes en visite en France, auprès du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, avec lequel nous avons convenu d'intégrer dans votre programme cette séquence au Sénat. Dès l'entame de nos travaux, nous avions évoqué la possibilité de nous rendre en Finlande. Chère Madame, je vous remercie donc d'avoir accepté notre invitation.
Le centre d'excellence sur les menaces hybrides est souvent cité comme exemple de la coopération au sein de l'Union européenne et de l'OTAN. Avec Rachid Temal, rapporteur, et les membres présents de la commission d'enquête, nous sommes impatients d'en savoir plus sur les missions et les moyens de votre centre dans la lutte contre les opérations d'influence étrangères. Nous serons particulièrement intéressés par vos recommandations en matière de lutte contre les manipulations de l'information et de bonnes pratiques de contre-influence. Avant de vous donner la parole, je vous rappelle que par exception à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, la pratique des commissions d'enquête est de ne pas faire prêter serment les fonctionnaires des organisations internationales. Par ailleurs, comme convenu, cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site Internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation. Nous sommes très impatients de vous entendre.
Mme Teija Tiilikainen, directrice du centre d'excellent d'Helsinki en matière de lutte contre les menaces hybrides. - Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, Mesdames et Messieurs, j'aimerais vous remercier pour cette opportunité de participer à cette commission d'enquête, afin d'évoquer les travaux de notre centre d'excellence qui est à Helsinki.
Avant de présenter le centre d'excellence pour la lutte contre les menaces hybrides, je ferai une analyse brève du contexte actuel. J'aimerais vous décrire la façon dont nous évaluons le rôle des menaces hybrides, nos tactiques, et évoquer les vulnérabilités des sociétés démocratiques. Ensuite, je présenterai les travaux de notre centre, sachant que l'une de nos missions clés est de permettre la coopération entre l'Union européenne et l'OTAN, afin de faire face aux menaces hybrides. C'est une tâche essentielle et j'expliquerai ce qui est attendu de notre centre, notamment par la France, qui est en est un membre clé. Un expert français a d'ailleurs été nommé pour participer à nos travaux.
Les menaces hybrides ne sont pas nouvelles. Toutefois, l'échelle et la nature des instruments utilisés dans le contexte sécuritaire actuel sont tout à fait nouvelles. L'utilisation d'outils technologiques et de moyens de plus en plus précis pour intervenir dans le débat public, pour influencer les élections, pour manipuler les contextes nationaux est nouvelle. Nous devons donc disposer de nouvelles ressources et approches.
J'aimerais souligner que nous évoquons les menaces non conventionnelles, qui sont utilisées pour cibler nos sociétés démocratiques. De plus, les contextes géopolitiques sont de plus en plus aigus. Nous constatons un conflit à l'échelle de l'ordre international, une remise en question des valeurs sur lesquelles cet ordre repose. Le conflit se développe également entre les régimes autoritaires et la gouvernance démocratique. Les conflits sont de plus en plus sévères et les régimes autoritaires tentent de promouvoir leurs valeurs et points de vue. Ils ont recours à différents moyens pour faire entendre leurs voix sur la scène internationale. Notre centre se concentre surtout sur les acteurs autoritaires, comme la Russie et la Chine, et s'intéresse à la façon dont ces régimes expriment leur volonté de cibler le modèle démocratique, afin de protéger leur propre système autoritaire et de promouvoir leur leadership sur la scène internationale. La Russie et la Chine, ainsi que d'autres États autoritaires, souhaiteraient créer un nouvel ordre international, au sein duquel les plus puissants auraient voie au chapitre. Notre système actuel, qui repose sur l'égalité entre les États souverains, serait ainsi remplacé.
J'ajoute que nous notons des conflits plus nombreux. Nous constatons également que certains acteurs ne se conforment plus à des règles rédigées après les deux guerres mondiales pour permettre la stabilité. Ils rejettent le principe de confiance mutuelle, ne se conforment plus au droit et à l'ordre international. Mon message est assez négatif mais les menaces hybrides sont un instrument tout à fait ordinaire dans le contexte sécuritaire et je souhaite souligner le besoin que nous avons de protéger nos sociétés en ayant recours à des nouveaux moyens ou outils. Il nous faut renforcer la sensibilisation à ces conflits et à ces menaces. En effet, la préparation est un point clé : les menaces hybrides atteignent leur cible lorsque la cible n'est pas bien préparée.
Je vais maintenant présenter les missions de notre centre et la façon dont nous soutenons les États participants. Le centre d'excellence a été créé il y a sept ans, par neuf États, à la suite de l'annexion de la Crimée par la Russie. Il a été créé dans un contexte d'ingérence dans les campagnes électorales. Ces neuf pays de l'Union européenne et de l'OTAN souhaitaient mettre sur pied un centre d'excellence autonome qui apporterait son soutien aux pays participants pour lutter contre les menaces hybrides. Le centre permet de faire des recommandations et de partager des bonnes pratiques entre les pays participants. Il est aussi un lieu d'échange.
Les types de menaces sont de plus en plus nombreux et nous accueillons maintenant 35 participants : l'Albanie est le dernier membre de l'OTAN qui doit encore rejoindre le centre, cette année. Le centre et son secrétariat sont basés à Helsinki. Environ 40 personnes travaillent au sein de la structure et nos experts sont issus des différents pays participants : 17 nationalités sont représentées au sein du centre (experts du monde civil, du monde militaire, du monde académique...). Nous sommes un hub d'experts et nous échangeons avec les gouvernements des pays participants. D'ailleurs, je suis présente à Paris pour renforcer les liens entre l'administration de votre pays et le centre. J'ai pu échanger avec le ministère, comparer notre compréhension des menaces hybrides, et évoquer les mesures mises en place en France, dont je tiens à souligner qu'elles sont très complètes.
Nos travaux ont trois objectifs, qui sont inclus dans le programme de travail du centre. Nous devons améliorer notre compréhension des menaces hybrides. Nous pensons tout savoir de la forme qu'elles revêtent, comme nous le pensons aussi pour les menaces conventionnelles militaires. En réalité, comment ces menaces fonctionnent-elles, notamment les attaques contre les démocraties ? Comment les migrations sont-elles instrumentalisées pour en faire une menace ? Comment ces menaces sapent-elles le modèle démocratique ? Nous analysons également les acteurs menaçants, la façon dont ils conçoivent leurs politiques et les mettent en oeuvre. Nous nous demandons aussi comment identifier nos propres vulnérabilités et contrer les attaques dont elles font l'objet.
Le centre dispose d'un programme de travail annuel. Notre but est d'analyser les particularités des menaces hybrides, de mieux connaître les acteurs. Cette année, nous nous concentrons sur le rôle de la Chine en Afrique, et sur la manipulation de l'information dans différents pays africains. Nous étudions aussi la coopération entre la Chine et la Russie. Nous analysons la résilience démocratique. En effet, cette résilience est essentielle et cette année, différentes campagnes électorales sont organisées à travers le monde. Dans ce cadre, nous proposons des formations à nos États participants sur le thème de la manipulation des élections. Nous étudions bien d'autres sujets importants et des sessions de formation ont lieu tout au long de l'année.
Monsieur le Président, vous avez aussi évoqué notre rôle de facilitation du rapprochement entre l'OTAN et l'Union européenne. La coopération entre l'Union européenne et l'OTAN fait partie de nos centres d'intérêt, en effet. Nous organisons des réunions, des symposiums, des ateliers et, à chaque occasion, nous réunissons des représentants de l'Union européenne et de l'OTAN. Ces représentants participent à la majeure partie de nos activités. Nous leur offrons ainsi des lieux de discussion, la possibilité de comprendre la nature de la menace et les outils, de comprendre les écarts entre les diverse politiques de lutte. Le centre réunit donc ces acteurs et nous avons la possibilité d'analyser les discussions et de présenter des conclusions sur les différents sujets qui occupent l'OTAN et l'Union européenne. Nos conclusions sont de nature à alimenter les réflexions de ces deux organisations et leur permettre de mieux coopérer.
Je voudrais rendre un hommage tout particulier à la France. Mon voyage d'études m'a permis de découvrir des aspects de la lutte telle qu'elle est envisagée en France, aspects qui pourraient être très utiles aux autres membres de notre centre. C'est justement le rôle du centre que de servir de plateforme de centralisation des bonnes pratiques car nous avons tout à apprendre des uns et des autres. Les instruments utilisés pour les menaces hybrides sont de nature multiforme et ils évoluent constamment. Il convient donc de maintenir une veille permanente sur l'environnement et le contexte. Le centre souhaite placer toutes ses compétences à la disposition des pays membres.
J'attends maintenant vos questions avec impatience.
M. Dominique de Legge, président. - Merci beaucoup, Madame la Directrice. Avant de laisser la parole à Monsieur le Rapporteur, je salue les auditeurs de l'Institut du Sénat qui nous ont rejoints en tribune pour suivre cette audition.
Les 35 adhérents du centre d'excellence recoupent à peu près les membres de l'OTAN. Lors des auditions que nous avons eues jusqu'à présent, il ne nous a pas échappé que la Turquie tenait une place un peu particulière au sein de l'OTAN. Mon deuxième point de questionnement est que j'ai cru comprendre que vous pouviez faire un lien entre la crise migratoire et les menaces hybrides. Pourriez-vous développer cet aspect ?
Je laisse notre rapporteur vous poser ses questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, Monsieur le Président. Madame la Directrice, je vous remercie pour votre présence, pour la qualité de votre présentation, et pour la qualité du travail qui est réalisé par le centre d'excellence d'Helsinki, où nous avons prévu de nous rendre car nous l'avons identifié depuis l'origine comme un lieu important pour nos travaux.
Pouvez-vous dresser une cartographie des dangers, des pays ou des groupes qui mènent des opérations d'ingérence ? Vous avez cité la Chine et la Russie. Quels sont leurs modes d'intervention, au regard des cas emblématiques que vous avez pu identifier ?
Mme Teija Tiilikainen - A l'exception de l'Albanie, tous les pays de l'OTAN contribuent aux activités de notre centre, qui n'est pas un organisme international mais qui accueille des États participants. Pour sa part, la Turquie a adhéré en 2019, nous avons pu nouer de bonnes relations et le niveau de coopération est excellent. Des dissensions bilatérales sont parfois constatées entre certains pays participants, dissensions qui sont traduites dans nos rapports. Dans l'organe exécutif suprême, c'est-à-dire le comité de pilotage, le code de conduite impose que le centre doive avoir toute liberté pour aborder toute nature de menace hybride sans se laisser entraîner dans des dissensions bilatérales. Le centre est censé occuper une place autonome et nous avons toute liberté de publier nos conclusions (acteurs en présence, tendances à l'oeuvre), lesquelles sont rendues publiques.
Vous m'avez aussi interrogée sur l'instrumentalisation des flux migratoires. L'une des formes de menaces hybrides que nous observons de plus en plus fréquemment est l'instrumentalisation de crises montées de toutes pièces. Ces crises sont créées à partir de flux migratoires qui ne sont pas réels mais qui sont provoqués. Ainsi, il est avéré que la Russie transporte des réfugiés et des demandeurs d'asile à la frontière de la Finlande. C'est un exemple de l'instrumentalisation des flux migratoires. Les demandeurs d'asile sont ainsi pris en otages. Nous avons observé le même phénomène aux frontièrex de la Pologne et de la Lituanie, suite à une instrumentalisation de la Biélorussie.
Les manipulations sont aussi possibles pour les produits énergétiques et pour les matières premières. Des problèmes sont ainsi créés, ainsi que des instabilités, des polarisations des opinions publiques. Ce sont autant d'outils entre les mains des acteurs de menaces hybrides. J'insiste sur le fait que la Russie et la Chine indiquent elles-mêmes qu'elles montent des opérations défensives contre l'Occident car ce dernier est mal intentionné, s'immisce dans leurs affaires intérieures, menace leur sécurité territoriale, leur intégrité culturelle et politique. La Chine et la Russie déclarent qu'elles doivent donc faire usage de tous les outils à leur disposition pour se protéger. C'est une vision très différente de la nôtre. Ces pays manipulent l'information, instrumentalisent les crises, s'attaquent aux infrastructures critiques, montent des opérations aux frontières et font usage de toutes les formes existantes de guerres hybrides, d'opérations maritimes, de guerre juridique... Pour la Chine, nous avons la preuve d'opérations de manipulation de l'information, notamment à destination de la diaspora chinoise, afin de nuire à leurs cibles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez indiqué que le centre avait une capacité de produire et de publier. Lors de vos travaux, avez-vous publié des analyses sur la question des ingérences turques ?
Mme Teija Tiilikainen - Nous avons un fonctionnement de niveau stratégique, c'est-à-dire que nous suivons les exemples d'ingérence mais pas précisément. Nous faisons en sorte de tirer des conclusions assez générales d'exemples d'ingérence mais nous ne détaillons pas ces derniers. Notre objectif est de proposer des contre-mesures d'ensemble. Nous nous intéressons beaucoup aux pays qui ne sont pas membres de l'Union européenne ou de l'OTAN. C'est pourquoi nous n'avons pas eu à nous préoccuper beaucoup de menaces émanant de la Turquie. Nous avons publié des rapports sur l'instrumentalisation de la migration, et nous en avons décrit les modèles. Ces atteintes ont visé l'Europe.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour votre réponse et votre précision. Le centre est une sorte de Think Tank qui regroupe des experts mais qui n'intervient pas dans l'opérationnel. Ai-je bien compris l'essence même du centre d'excellence d'Helsinki ?
Mme Teija Tiilikainen - Nous ressemblons beaucoup à une cellule de réflexion. Nous menons un travail d'analyse poussé. Nous avons une posture indépendante qui nous permet de publier nos conclusions. En revanche, contrairement à une cellule de réflexion, nous dispensons également des formations, tirées de nos conclusions et de notre recueil de bonnes pratiques, afin d'apprendre à lutter contre les menaces hybrides, qui nécessitent des réponses rapides. Le fait est que ces incidents sont souvent inopinés. Les cibles ne sont pas préparées et elles sont prises par surprise. C'est pourquoi nos modules de formation s'attachent à former les esprits à l'usage du bon outil et à l'organisation de la bonne réponse. Nous travaillons en étroite collaboration avec les gouvernements des pays membres, dans le cadre d'exercices d'entraînement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avant d'évoquer les pays membres du centre, avez-vous effectué un travail de comparaison et d'analyse avec deux autres pays ? Si c'est le cas, quelles bonnes pratiques avez-vous pu mettre en évidence ? Le premier pays est l'Australie, notamment par rapport à la Chine, concernant les universités, l'économie et la politique. Existe-t-il un modèle australien et l'avez-vous analysé ? Le deuxième pays est Taïwan, dont on loue souvent la capacité de défense et de réponse. Avez-vous conduit des analyses sur ces deux modèles ? Quelles bonnes pratiques pourrions-nous reproduire chez nous ?
Mme Teija Tiilikainen - Les comparaisons que nous avons établies portaient sur les pays participants de notre centre. Ainsi, nous avons comparé les cinq pays nordiques, pour lesquels le concept de sécurité globale s'applique depuis des décennies. Si ce concept a pu sembler dépassé, nous constatons aujourd'hui qu'il prend tout son sens et qu'il pourrait intéresser nos pays participants pour lutter contre les menaces hybrides. À l'avenir, nous prévoyons d'élargir le cercle des comparaisons.
Nous avons étudié le cas de Taïwan, notamment sa méthode de lutte contre les campagnes de désinformation et de manipulation de l'information menées par la Chine. Certaines pratiques appartiennent aux pays eux-mêmes et il existe des vulnérabilités. Je vous transmettrai le rapport que nous avons publié avant les élections taiwanaises, document très complet qui évoque les moyens utilisés par la Chine pour manipuler l'information via les médias ou les acteurs de la société civile. Nous avons beaucoup à apprendre de cet exemple.
Pour sa part, l'Australie est un pays partenaire, non participant, qui a conçu des politiques intéressantes, et avec lequel nous menons une coopération étroite. Nous n'avons pas encore tiré de conclusions de nos travaux mais nous avons hâte d'en apprendre davantage à propos de ses propres pratiques face aux politiques chinoises dans la région indopacifique. Pour cette dernière, nous avons étudié différentes menaces hybrides, qui passent par des leviers économiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre analyse sur l'indopacifique intéressera beaucoup la France puisque nous y poursuivons une stratégie, comme au niveau européen. J'ai été rapporteur d'un rapport sur la stratégie française et nous constatons que nous rencontrons des difficultés face à des incursions chinoises dans nos DROM de la région. Par ailleurs, avez-vous analysé le Brexit, l'élection présidentielle américaine de 2016 ? Quelle est votre analyse sur le rôle des GAFAM ?
Mme Teija Tiilikainen - En effet, nous avons analysé différents types d'ingérence dans les campagnes électorales et nous devons souligner le rôle des GAFAM dans ce contexte. Sur les six ou sept dernières années, nous avons noté de grandes évolutions. Les réglementations sont plus nombreuses en Europe, qui a adapté un code de conduite pour les entreprises qui fournissent les réseaux sociaux. Aux Etats-Unis, la réglementation s'est développée également. Il semblerait que le monde ait pris conscience du risque. Si les GAFAM avaient continué à se développer de manière non réglementée, elles auraient pu être utilisées pour manipuler les débats politiques et les campagnes électorales. Nous coopérons également avec ces entreprises lorsque nous formons les gouvernements aux ingérences dans les campagnes électorales, en accueillant des représentants de ces grands réseaux sociaux, en leur demandant de conduire une analyse critique de leurs observations à l'échelle de leurs plateformes. Par cette introspection, nous tentons de les inclure dans le dialogue. L'objectif est que nous ayons tous une même compréhension géopolitique des risques actuels.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie et constate que l'autocritique est possible au sein d'une structure dont font partie les pays de l'OTAN. Vous avez cité le modèle nordique. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur la question de l'éducation aux médias ? En effet, il s'agit de l'un des éléments de lutte pour que les jeunes et les moins jeunes aient un rapport aux médias apaisé, structuré et transparent.
Mme Teija Tiilikainen - Je pense que c'est l'une des questions clés, lorsque l'on s'intéresse à l'environnement médiatique. Les jeunes s'informent en ligne et, dans la plupart des cas, le journalisme en ligne ne respecte pas l'éthique journalistique. C'est assez alarmant car des acteurs étrangers pourraient en tirer profit. La question des médias et du journalisme de qualité est aussi un problème sociétal.
Les pays nordiques ont inclus l'éducation aux médias dans les programmes scolaires, de différentes façons. Je n'ai pas connaissance d'une évaluation de ces programmes mais il est important d'inclure l'éducation aux médias dans les programmes scolaires. Dès le plus jeune âge, les enfants suivent des cours sur l'environnement médiatique, apprennent la façon dont le système fonctionne, s'entraînent à adopter un esprit critique et à remettre en cause les sources. Toutefois, les tendances sont alarmantes et nous notons des problèmes de qualité du journalisme dans de nombreux pays. Le journalisme en ligne et la course au clic sont de plus en plus présents, ce qui pourrait éroder un peu plus le journalisme de qualité, dont rien ne dit qu'il pourra survivre dans de telles conditions.
Diffuser de fausses informations est très facile, comme la manipulation des opinions publiques et de la prise de décision, ou la polarisation des sociétés. Les contrôles qui existaient par le passé n'existent plus forcément et je pense que le centre pourrait se concentrer davantage sur la question de l'éducation aux médias. Un autre sujet important est celui des acteurs de la société civile et leur rôle, notamment dans les pays nordiques. L'environnement des réseaux sociaux a beaucoup muté et nous devons identifier des contre-mesures essentielles pour protéger la qualité du journalisme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez indiqué que le modèle français était utile et que la France était un acteur majeur du centre d'excellence d'Helsinki. Pouvez-vous nous en dresser les principaux points positifs et les points à améliorer ? De notre point de vue, alors que nous débutons les travaux de la commission d'enquête, il n'existe pas de stratégie nationale de lutte en matière de guerre hybride et de guerre informationnelle.
Mme Teija Tiilikainen - J'ai noté bien des éléments positifs dans la coordination des mesures politiques pour lutter contre les menaces hybrides. Ces dernières existent dans toutes les branches des gouvernements. Au sein des différents ministères et agences, la plupart des pays ont identifié le problème et des décisions sont prises. En revanche, il manque une coordination et un dialogue entre les différents ministères. J'ai l'impression qu'en France, un effort est effectué pour mieux se coordonner et que le dialogue existe entre les différentes branches et agences. C'est essentiel pour renforcer la résilience. Lors de mes échanges avec mes collègues en France, j'ai aussi appris que ce pays avait utilisé des outils législatifs très rapidement. Ainsi, elle a synchronisé ses efforts avec l'Union européenne et vous utilisez les outils que cette dernière fournit à tous ses membres. J'ai été très impressionnée par la rapidité de ce processus et par les ressources administratives dans lesquelles vous avez puisé.
Je n'ai pas identifié de point d'amélioration mais je suis convaincue que la France est sur la bonne trajectoire pour lutter contre les menaces hybrides.
Vis-à-vis du public, il convient de diffuser une information équilibrée et non alarmante. Je pense qu'il convient d'être ouvert et d'utiliser les bons termes pour décrire les acteurs et les menaces, d'une manière juste pour les citoyens. En effet, il s'agit d'assurer la résilience. Si les citoyens ne comprennent pas les phénomènes actuels, ils blâmeront le gouvernement. Les menaces hybrides doivent donc être bien comprises, et leurs acteurs doivent être connus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie.
M. Dominique de Legge, président. - Dans le prolongement de la question du rapporteur, avez-vous des exemples de contre-influence ? Ce sujet revient souvent dans nos auditions. Nous réussissons à détecter des phénomènes de guerre hybride mais quelle est la nature de la riposte ?
Mme Teija Tiilikainen - Il me semble qu'il existe deux types de contre-influence. La première est de prouver notre résilience aux acteurs, de communiquer sur cette résilience et de montrer que nous sommes préparés à ces attaques. La communication est une tâche essentielle mais elle n'est pas si simple. De plus, nous avons besoin de mesures plus actives. En effet, la résilience ne fait pas tout. Les mesures hybrides sont très utiles pour les acteurs hostiles, à qui elles ne coûtent pas si cher. Nous ne pouvons donc pas compter uniquement sur la résilience et nous devons montrer à nos adversaires que notre tolérance a des limites. Les contre-mesures doivent aussi être très bien ciblées, bien préparées. Nous devons disposer de contre-mesures à l'échelle de l'Union européenne ou l'OTAN, afin qu'elles soient plus efficaces. Dans le monde cyber, différentes mesures pourraient aussi être mises en oeuvre. Dans tous les cas, nous devons être proactifs et anticiper les mesures de contre-influence.
M. Raphaël Daubet. - Madame la Directrice, je vous remercie pour vos mots à l'égard de notre pays. Voyez-vous une différence notable entre la coopération qui existe entre les pays de l'Union européenne et la coopération que nous avons avec les pays non-membres de l'Union européenne ? Par ailleurs, le Brexit a-t-il affecté la dynamique de la politique de sécurité européenne ? Des ajustements sont-ils nécessaires pour répondre à ces défis et menaces dans l'ère post-Brexit ?
Mme Teija Tiilikainen - La principale différence que je vois entre les pays membres de l'Union européenne et ceux qui ne le sont pas est que l'Union européenne, en tant qu'organisation, a créé toutes sortes de ressources et d'instruments conjoints. Les entités sensibles sont protégées par la directive sur la cybersécurité. Il existe aussi des approches communes concernant les relations extérieures. Pour leur part, les partenaires de l'Est, comme l'Ukraine et la Moldavie, sont en difficulté lorsqu'il s'agit de lutter contre les multiples opérations de nature hybride qui sont organisées contre eux. Le fait d'adhérer à l'Union européenne fait donc la différence.
Lorsque le Brexit a eu lieu, l'Union européenne n'a pas eu le temps de s'y adapter avant que les Russes envahissent l'Ukraine. Les conclusions du Brexit sur l'Union européenne n'ont donc pas encore été tirées, la priorité ayant été donnée au soutien à l'Ukraine. L'Union européenne doit maintenant s'attacher à recréer un bon niveau de coopération avec le Royaume-Uni, dans un environnement sécuritaire, et elle doit renforcer sa défense, particulièrement face aux menaces hybrides. L'Union européenne doit aussi mieux coopérer sur le plan militaire.
M. Dominique de Legge, président. - Madame la Directrice, il me reste à vous remercier très sincèrement et très chaleureusement d'avoir accepté de prévoir, dans un emploi du temps chargé, ce passage par le Sénat. Je vous remercie.
9. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) - le jeudi 28 mars
M. Dominique de Legge, président. - Nous avons le plaisir d'accueillir M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP).
Merci, monsieur le président, de venir éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous ferez part de votre appréciation du risque d'ingérences dans le financement de notre vie politique, qui seraient de nature à exercer une influence étrangère malveillante sur le débat public, à plus forte raison à l'approche des élections européennes et, dans une moindre mesure, des jeux Olympiques.
Notre commission d'enquête sera à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention de telles opérations d'influences, susceptibles de déstabiliser le fonctionnement de notre démocratie.
Avant de vous céder la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Philippe Vachia prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez la parole pour un propos liminaire ; M. le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront ensuite leurs questions.
M. Jean-Philippe Vachia, président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP). - Je suis très honoré d'être convié par votre commission d'enquête. J'ai eu l'occasion de m'exprimer devant la commission d'enquête réunie l'an dernier, sur ce sujet, par l'Assemblée nationale. En la matière, si les problèmes restent les mêmes, la situation a un peu évolué depuis lors et cette audition va me permettre de développer un certain nombre d'éléments.
Comme vous le savez, la CNCCFP a deux grandes attributions : premièrement, le contrôle des comptes de campagne des candidats aux élections politiques, notamment aux élections sénatoriales, lequel se traduit par l'approbation du compte de campagne, son rejet ou son approbation avec réformation et éventuellement modulation du remboursement du compte de campagne ; deuxièmement, la vérification du respect par les partis politiques de leurs obligations comptables - j'insiste sur le mot vérification : il ne s'agit pas d'un contrôle étendu.
Mes propos d'aujourd'hui prennent un relief particulier dans le contexte de la campagne pour les élections au Parlement européen. Je précise que, pour nous, la campagne couvre les six mois qui précèdent le mois de l'élection : c'est la période de financement.
J'axerai mon propos sur tout ce qui, de près ou de loin, est en rapport avec les interventions ou risques d'interventions étrangères directes ou indirectes. J'opérerai une distinction entre la situation actuelle et celle qui prévalait avant la loi pour la confiance dans la vie politique de 2017. Je serai plus précis et plus long quant à la situation d'aujourd'hui, en mettant l'accent sur les élections au Parlement européen, qui constituent notre actualité.
Avant tout, je tiens à formuler quelques rappels.
Premièrement, bien avant 2017, l'on a cherché à protéger les campagnes électorales des ingérences étrangères. L'interdiction des concours, contributions, aides matérielles directes et indirectes des États étrangers et personnes morales de droit étranger a ainsi été énoncée dès les lois de 1988 et de 1990.
Deuxièmement, en France - ce n'est pas le cas dans d'autres pays de l'Union européenne, par exemple en Allemagne -, les concours directs ou indirects de personnes morales sont complètement interdits depuis 1995, que ce soit sous forme de rabais ou encore d'avantages.
Troisièmement, je tiens à formuler un rappel quant à la situation des contributions des personnes physiques. Avant 2017, ces dons étaient déjà plafonnés à 4 600 euros par campagne, tous candidats confondus, et, pour les partis politiques, à 7 500 euros par an tous partis confondus. Les deux membres d'un couple peuvent verser chacun 4 600 euros par an, soit 9 200 euros. Au cours de la même année, l'un et l'autre peuvent verser chacun 7 500 euros aux partis politiques. Néanmoins, l'avantage fiscal attaché, à savoir la déduction de 66 % dans la limite de 20 % du revenu, est plafonné à 15 000 euros par année.
À cet égard, avant 2017, il n'y avait pas de condition de nationalité. En outre, les prêts de personnes physiques n'étaient pas encadrés, ou ne l'étaient guère, qu'il s'agisse des campagnes électorales ou des partis.
Pour les campagnes électorales, ces financements restaient assez limités, sous une réserve très importante : le financement des partis ou groupements politiques. Des emprunts pouvaient être contractés auprès de personnes physiques sans grandes conditions. Or de tels emprunts ont bel et bien été souscrits, notamment par le Rassemblement national, pour financer la campagne de Marine Le Pen en 2017. Ils ont été remboursés dans l'année suivant l'élection. L'ancien parti Cotelec de Jean-Marie Le Pen a lui aussi eu recours à de tels emprunts. On peut également citer un emprunt du parti Les Républicains, remboursé en 2013.
Quant aux emprunts auprès de personnes morales, ils n'étaient pas réglementés avant 2017. Ainsi, n'importe quelle personne morale pouvait prêter : je citerai, à ce titre, le cas de Cotelec et le fameux emprunt russe du Rassemblement national, sur lequel je reviendrai dans quelques minutes.
De notre point de vue, la loi du 15 septembre 2017 pour la confiance dans la vie politique a ajouté un certain nombre de conditions très utiles.
Tout d'abord, elle a fait prononcer une interdiction générale des prêts de toute personne morale - c'est désormais le principe -, sauf par des partis politiques au sens de la loi de 1988 ou par des banques de l'Espace économique européen (EEE). Les prêts des personnes physiques sont désormais encadrés, tant pour les campagnes que pour les partis - j'y reviendrai également dans quelques instants. Pour ce qui concerne les personnes physiques, un point essentiel est ajouté : elles peuvent verser un don si elles sont de nationalité française ou si elles résident en France.
Des dispositions similaires sont prévues pour les partis politiques. Les capacités d'emprunt sont limitées aux mêmes personnes.
De surcroît, les obligations d'information sur les emprunts des candidats ou des partis ont été considérablement développées par la loi de 2017. Pour les comptes de campagne, les contrats d'emprunt doivent être livrés. Les données essentielles sont non seulement fournies, mais publiées par nos soins. Si vous le souhaitez, vous pourrez ainsi consulter sur le site data.gouv.fr tous les emprunts contractés par les différents candidats aux élections législatives.
S'y ajoute l'encadrement des prêts des personnes physiques, lesquels sont assortis de butoirs. Leur durée est limitée à cinq ans et même réduite à dix-huit mois dans le cas des campagnes, lorsqu'ils sont consentis sans intérêt ou à un taux inférieur au taux d'intérêt légal. Par ailleurs, les candidats emprunteurs doivent fournir chaque année à la CNCCFP la preuve du remboursement des emprunts. Nous dépensons une énergie considérable pour nous en assurer.
Dans la limite de nos pouvoirs, nous veillons à respecter ce cadre plus exigeant, même si les dons restent essentiellement déclaratifs.
En pratique, le parti ou le candidat fait remplir une fiche où le donateur affirme qu'il est de nationalité française ou que sa résidence fiscale se trouve en France ; mais nous n'avons pas de moyen de le contrôler. En outre, des difficultés peuvent se faire jour lorsque nous avons recours à un prestataire de services de paiement pour recevoir ces données.
Pour ce qui concerne les emprunts, l'annexe des comptes de campagne comprend désormais un tableau précisant les pays d'établissement. À titre d'indication, pour les législatives de 2022, il n'y a pas eu d'emprunt auprès d'un établissement bancaire étranger. Tous les établissements bancaires considérés étaient français. Pour les mêmes élections, le pays d'origine des personnes physiques ayant accordé des prêts n'a pas toujours été mentionné, mais il l'a été dans l'immense majorité des cas. Dans 7 cas sur 530 occurrences, le pays d'origine n'est pas la France.
J'en viens aux risques et aux marges d'incertitude auxquels nous sommes confrontés.
Tout d'abord, il faut prendre en compte le poids du passé dans les comptes des partis politiques : il s'agit plus précisément de la persistance, après 2017, d'emprunts contractés auprès de banques ou de personnes physiques à des conditions qui n'étaient pas du tout celles fixées par la loi en 2017.
Je passerai sur les vieux emprunts souscrits auprès de personnes physiques qui encombrent - passez-moi l'expression - les bilans de certains partis politiques. Nous sommes extrêmement insistants sur ce point.
Je dirai un mot de l'emprunt dit russe, contracté par le Front national, aujourd'hui Rassemblement national, en 2017. Il s'agissait d'un emprunt à cinq ans remboursable à terminaison. Mais, entre-temps, la banque prêteuse initiale a fait faillite et sa créance a été reprise par un autre établissement. Par ailleurs, cet emprunt a fait l'objet d'une renégociation en 2019, sanctionnée par l'équivalent, à Moscou, de notre tribunal de commerce. Le rééchelonnement du règlement de cet emprunt a alors été prévu de 2020 à 2028 au même taux d'intérêt, à savoir 6 %. Le Rassemblement national s'est acquitté de ses remboursements chaque année. Il lui restait 6,5 millions d'euros à rembourser le 31 décembre 2022. En septembre 2023, il a indiqué qu'il avait entièrement remboursé ce prêt ; nous attendons de recevoir le compte du parti politique le 30 juin prochain pour vérifier que tel a bien été le cas.
Pour nous, la question qui s'était posée, et qu'illustre le rapport rendu par Mme Le Grip au nom de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, était la suivante : la renégociation a-t-elle donné lieu à un nouvel emprunt, ou bien l'ancien emprunt a-t-il été poursuivi ? Nous avons considéré, au terme d'une réflexion menée en interne, que c'était la poursuite de l'ancien emprunt.
Normalement, les années passant, le poids du passé va s'alléger et cet héritage va finir par disparaître. Ce qui ne disparaît pas, c'est le problème des prêts des personnes physiques sous la nouvelle législation.
Tout d'abord - je l'ai déjà indiqué -, il n'y a pas de condition de nationalité française ou de résidence sur le territoire national, ce qui paraît absolument incroyable.
Ensuite, nous avons constaté que, pour certains candidats, ces prêts atteignaient des montants très significatifs pour chaque compte de campagne ; or nous n'avons aucune possibilité de vérifier la surface financière du prêteur, donc de nous assurer qu'il prête bien sur ses deniers et que les fonds ne viennent pas de quelqu'un d'autre. Nous serons sans doute de nouveau confrontés à ce problème avec les comptes de campagne des élections européennes ; à ce titre, nous devrons une nouvelle fois être très vigilants.
Enfin - je le signale, même si ce problème est à la marge des sujets traités par votre commission d'enquête -, je signale que la loi interdit les prêts consentis à titre habituel. En d'autres termes, les personnes physiques ne peuvent pas devenir des prêteurs systématiques. Or nous l'avons constaté dans un certain nombre de cas. Je ne l'avais pas dit l'année dernière, car nos travaux n'étaient pas encore suffisamment avancés ; mais je puis vous indiquer que nous avons saisi les procureurs de la République et Tracfin (Traitement du renseignement et action contre les circuits financiers clandestins) d'un certain nombre de situations qui nous paraissaient problématiques.
Ainsi, pour les dernières élections législatives, les ressources totales des candidats s'établissaient à 66,2 millions d'euros. Les dons représentaient 10,8 millions d'euros et les prêts de personnes physiques 7 millions d'euros, soit 11 % à 12 % des ressources. Selon les derniers comptes disponibles, la dette totale des partis politiques français s'élève à 134,2 millions d'euros, à rapprocher, soit dit en passant, de leurs 254 millions d'euros d'actifs : la situation globale des partis politiques est donc saine - je n'en dirais pas autant de certains partis. En tout, les dettes des partis politiques auprès des personnes physiques atteignent 37,4 millions d'euros : ce chiffre est loin d'être ridicule.
Parmi les points qui sont réellement d'actualités, je citerai également le cadre européen pour les élections au Parlement européen.
Le cadre européen du fonctionnement des partis politiques ne concerne que les partis politiques européens. Pour les partis nationaux, la compétence reste évidemment nationale, en vertu de la législation sur le financement des campagnes.
Depuis le règlement du Conseil et du Parlement de 2014, un cadre définit le statut des partis politiques européens. Il existe en outre un organisme, qui est plus ou moins notre équivalent européen, à Bruxelles, à savoir l'Autorité pour les partis politiques et les fondations européennes (APPF).
Il existe aujourd'hui dix partis politiques européens. Au total, seize partis politiques français y sont affiliés, à savoir tous les grands partis, sauf Renaissance, La France insoumise (LFI) et Reconquête.
À cet égard, je tiens à formuler deux remarques.
Premièrement, les partis politiques européens comptent normalement parmi leurs membres des partis politiques nationaux des Vingt-sept. Mais il ne leur est pas formellement interdit d'accueillir des partis de pays extérieurs à Union européenne, sous différents statuts - affiliés, partenaires, etc. Dans son rapport, qui est évidemment public, l'APPF dresse un inventaire à la Prévert de tous ces partis, parmi lesquels on trouve même des partis russes et biélorusses - je précise que ce sont des partis d'opposition.
Deuxièmement, in concreto, ces partis politiques sont essentiellement financés via des subventions distribuées par le Parlement européen. Mais ils peuvent aussi percevoir des dons, provenant aussi bien de personnes physiques que de personnes morales - c'est là une différence avec notre système national -, lesquels sont plafonnés à 18 000 euros par donateur. Néanmoins, au-delà de 3 000 euros, ces dons sont publiés : on connaît le nom de la personne.
Pour nous, le rôle des partis politiques européens dans la campagne nationale est extrêmement difficile à appréhender.
En vertu du règlement de 2014, les partis politiques européens peuvent, avec les subventions qu'ils perçoivent, participer à la campagne pour l'élection au Parlement européen ; mais le même règlement précise qu'ils n'ont pas le droit de financer, directement ou indirectement, des partis politiques nationaux.
Dans un avis du 19 mars 2019, le Conseil d'État a considéré que la règle spéciale l'emportait sur la règle générale et qu'il pouvait, en conséquence, y avoir des financements indirects de partis politiques nationaux pendant la campagne. Nous sommes tenus pas cet avis, dont je résume le contenu. L'APPF considère, en revanche, que l'interdiction générale vaut aussi pour la campagne pour l'élection au Parlement européen. Selon sa doctrine, les partis politiques européens - mettons les partis populaires - peuvent faire campagne sur les idées du parti populaire européen (PPE) dans les 27 pays de l'Union européenne, mais ne peuvent pas financer indirectement tel ou tel parti, par exemple, en France, Les Républicains.
S'y ajoute un « mais » par rapport au « mais » : il peut y avoir des actions communes ou des cofinancements, par exemple pour des meetings tenus en commun. L'APPF précise que, dans ces cas, le logo et l'intervention du parti politique européen doivent être soigneusement distincts de ceux du parti national.
Notre Guide du candidat et du mandataire consacre trois pages à cette problématique très compliquée, que je simplifie ici outrageusement : dès que l'action d'un parti politique européen se rattache, en France, à la campagne d'une liste, elle doit, si elle donne lieu à des dépenses, être retracée dans le compte de campagne au titre des cofinancements, dans une annexe particulière, sans préjudice de la position que l'APPF pourra prendre ultérieurement.
Pour ajouter encore à la complexité, l'APPF estime que les partis politiques européens peuvent faire campagne pour le candidat chef de file à l'échelle de l'Union européenne - le Spitzenkandidat, comme on dit en allemand.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi ne pas parler de candidat commun ou de candidat chef de file ? Il existe des expressions en français.
M. Jean-Philippe Vachia. - Certes, monsieur le rapporteur, mais personne ne les emploie ; cela étant, si vous parvenez à les imposer, vous nous faciliterez les choses...
Des difficultés peuvent se présenter si le chef de file européen - appelons-le ainsi - se trouve être la tête de liste nationale. Imaginez - ce n'est pas le cas - que Marie Toussaint soit désignée chef de file écologiste européenne : le parti écologiste européen pourrait faire campagne pour elle, mais dans un cadre considéré comme différent de la campagne qu'elle mènerait, parallèlement, pour l'élection au Parlement européen. Quant à nous, nous disons : attention, si elle bénéficie de certaines dépenses, elles doivent figurer dans le compte de campagne.
Vous le voyez, ces questions sont très complexes. Je précise que le règlement de 2014 est en cours de modification ; il s'agit notamment d'assouplir les critères de financement indirect.
En matière de dons, les partis européens font face exactement aux mêmes problématiques et aux mêmes interrogations que nous. Les dons ne peuvent provenir que de personnes habitant l'un des 27 pays de l'Union européenne ; mais, en France comme ailleurs, les autorités compétentes n'ont pas le pouvoir de vérifier qui est le vrai payeur, autrement dit de s'assurer que les dons viennent bien des fonds personnels du donateur.
En outre, je tiens à insister sur un point tout à fait d'actualité : le nouveau règlement sur la publicité politique, que le Conseil européen a adopté le 12 mars 2024, en accord avec le Parlement européen, et qui est en voie de publication.
Sans préjudice des règles nationales, ce document fixe un cadre restrictif en matière de publicité politique. Nos règles nationales, qui interdisent cette publicité pendant six mois, n'en continuent pas moins de s'appliquer. Mais le nouveau règlement apporte des précisions majeures pour votre problématique : il s'agit de l'obligation de publier, par les éditeurs, les sponsors et financeurs des publicités à caractère politique. À terme, cette disposition sera très intéressante.
Dans le cadre de cette campagne, le problème des influences étrangères surgira de nouveau - j'enfonce là une porte ouverte. Je pense plus précisément à l'emploi des réseaux sociaux comme canaux de campagne électorale. Nous avons déployé des moyens pour mieux les suivre et caractériser d'éventuels soutiens indirects à tel ou tel candidat.
Il me reste à répondre à diverses recommandations émises par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, que reprend votre questionnaire.
À l'évidence, il faut imposer une condition de nationalité ou de résidence en France pour les prêteurs personnes physiques.
De même, il convient de réparer un oubli : il faut aussi une condition de nationalité pour les cotisants des partis politiques. À mon sens, il s'agit bel et bien d'une omission.
En outre, nous pensons qu'il faudrait fixer un plafond par prêteur, lequel reste à déterminer. Certains prêts peuvent être gigantesques : il faut mettre fin à cet usage.
Au nom de la commission que je préside, je ne viens pas réclamer de nouveaux crédits. Je demande simplement des moyens juridiques supplémentaires, pour que nous puissions mener nos enquêtes.
Premièrement, nous devons être à même de saisir Tracfin pour obtenir des informations. Bien sûr, nous lui signalons toutes les situations qui, selon nous, posent problème, mais Tracfin n'a pas le droit de nous donner des informations.
Deuxièmement, nous devons avoir accès au fichier national des comptes bancaires et assimilés (Ficoba).
Troisièmement, nous devons pouvoir exiger, in fine, de toutes les personnes physiques qui consentent des dons ou des prêts, par exemple à tel ou tel colistier, de nous fournir des éléments probants quant à l'origine des fonds considérés. À cet égard, l'élection au Parlement européen présente une particularité : chaque liste compte 81 personnes et l'apport personnel du candidat ne se limite pas au chef de file : les 80 autres membres sont concernés.
Je passe rapidement sur le problème de l'accès au crédit bancaire. À cet égard, nous rejoignons en partie les conclusions auxquelles aboutit, dans son rapport, le Médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques.
Il existe deux sujets. Le premier, c'est l'accès aux comptes bancaires. C'est essentiellement un problème pour les petits candidats, que pourrait sans doute résoudre le recours à un service public de base - parmi les particuliers, les personnes modestes peuvent toujours ouvrir un compte à La Poste. Le second - il s'agit là d'un véritable problème, qui n'a pas été résolu jusqu'à présent -, c'est la capacité des candidats à emprunter auprès d'une banque de l'Union européenne. Selon nous, une chose est sûre : il faudrait procéder autrement qu'en créant une banque de la démocratie. Cette solution ne serait pas du tout adéquate.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels moyens disposez-vous concrètement pour contrôler les réseaux sociaux ? Comment accroître encore l'efficacité de cette surveillance ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Dans notre rapport d'activité, qui sera publié en juin prochain, nous formulons un certain nombre de suggestions et de propositions que je n'ai pas reprises dans mon propos liminaire. Nous demandons notamment un droit d'accès aux gestionnaires de grandes plateformes pour obtenir un certain nombre d'indications. Nous nous interrogeons en particulier sur l'origine d'un certain nombre de publications sur les réseaux sociaux, qui semblent être des contributions à des campagnes, mais ne sont pas clairement reconnues comme telles par le candidat.
Par ailleurs, outre nos chargés de mission « électoraux », nous dédions un chargé de mission à plein temps à la surveillance de ce qui se passe sur les réseaux sociaux. Son travail nous apprend énormément de choses, notamment sur tous les sujets actuels. C'est aussi un moyen de détecter des événements de campagne qui ne sont pas déclarés dans les comptes.
Nous recevons aussi des signalements. Par exemple, les opposants à telle ou telle liste nous indiquent tel ou tel comportement qu'ils estiment déviant. Il s'agit en quelque sorte de dénonciations : nous en recevons un certain nombre en ce moment et nous examinons systématiquement les points signalés. Nous engrangeons les informations et nous les confronterons avec celles des candidats au moment de l'examen des comptes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce travail est-il accompli manuellement ou bien de manière automatisée ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Notre objectif est de nous doter d'un système automatisé, mais il n'existe pas actuellement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien de personnes dédiez-vous à ce travail ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Nous avons un chargé de mission, qui ne fait que cela. Par ailleurs, notre service du contrôle et des affaires juridiques comprend un chef de service, un adjoint au chef de service et huit chargés de mission, suivant chacun une grande liste et quelques petites listes au titre de l'élection au Parlement européen. Eux aussi font de la veille : en ce moment, c'est même leur principal travail. Un autre chargé de mission assure une veille relative à la presse écrite et à la presse audiovisuelle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous identifié des preuves d'ingérence au titre des élections récentes ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Tout dépend jusqu'à quelle période on remonte.
Pour ce qui concerne l'emprunt russe, permettez-moi de vous renvoyer aux propos que j'ai tenus devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous considérez donc que, dans le cas de l'emprunt russe, il n'y a pas eu d'ingérence ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Pas du tout : je n'ai jamais dit cela.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête n'est pas celle de l'Assemblée nationale : il est bon que nous vous entendions sur ce sujet.
M. Jean-Philippe Vachia. - En 2014, on pouvait emprunter auprès d'une banque russe sans condition particulière. D'autres que nous pouvaient faire le rapprochement entre le prêt consenti par cette banque et les prises de position du Rassemblement national : c'est une chose. Aujourd'hui, ce n'est plus possible et, selon moi, il faut s'en féliciter. Les prêts ne peuvent plus être consentis que par un des établissements de l'EEE, lesquels sont par définition sérieux. Ils passent à la moulinette de nos critères prudentiels les prêts qu'ils vont consentir. Même si l'établissement est espagnol ou portugais, le dossier sera examiné avec sérieux ; à mon sens, il n'y aura pas de risque.
Entre autres exemples que j'ai cités, il y a eu, en 2017...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Attardons-nous un instant sur les élections de 2014 : considérez-vous que le prêt russe accordé au Front national constitue une ingérence étrangère dans la vie politique française ?
M. Jean-Philippe Vachia. - J'ai mon opinion personnelle. Cela étant, la commission que je préside n'a jamais pris une position qui me permette de répondre positivement à votre question.
Je n'exerçais évidemment pas mes fonctions actuelles en 2014. Au temps de mon prédécesseur, la CNCCFP a vérifié si l'on disposait du contrat d'emprunt ; elle a notamment vérifié le taux d'intérêt. Cet emprunt n'était pas du tout donné : le taux de 6 % était même beaucoup plus élevé que le taux auquel se sont financés la plupart des candidats à l'élection présidentielle. Les taux consentis par le Crédit coopératif aux principaux candidats à ce scrutin s'établissaient entre 1 % et 1,8 %.
Vous me demandez si cet emprunt était assorti de contreparties : je ne peux pas vous répondre sur ce point, car la commission que je préside n'a aucun moyen de le savoir. C'est précisément l'objet de mon angoisse. Autant, maintenant, je suis rassuré, car les emprunts bancaires ne peuvent être consentis que par des établissements professionnels...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous reviendrons sur ce point.
M. Jean-Philippe Vachia. - ... soumis aux accords de Bâle III et aux règles de l'Union européenne. Ils tombent même parfois dans l'excès de rigueur ; mais je ne sais pas d'où viennent les dons de personnes physiques que je vois dans le bilan de certains partis. Je ne le sais pas : on nous dit qu'ils ont été accordés par M. Dupont ou Mme Durand, mais il s'agit parfois de 100 000 ou 200 000 euros...
M. Rachid Temal, rapporteur. - La banque d'un pays, sinon sous influence, du moins proche de la Fédération de Russie, pour reprendre cet exemple, pourrait très bien consentir un prêt à telle ou telle liste lors de prochaines élections. On peut notamment penser à la Hongrie.
M. Jean-Philippe Vachia. - La Hongrie fait partie de l'Union européenne : dès lors qu'il est enregistré, un établissement bancaire hongrois peut très bien consentir un tel prêt.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On peut donc concevoir des ingérences par État interposé...
M. Jean-Philippe Vachia. - Tout dépend de ce que vous appelez ingérence étrangère : on pourrait aussi envisager l'ingérence de la Hongrie elle-même ou de tel ou de tel autre pays de l'Union européenne.
Quoi qu'il en soit, nous n'avons aucun moyen, a fortiori pour ce qui concerne les établissements bancaires, de savoir si la décision prise a une coloration particulière laissant présupposer une ingérence étrangère.
Je suis un raisonnement a contrario. Les prêts consentis pour les élections nationales sont essentiellement accordés par les banques mutualistes et coopératives : les grandes banques commerciales sont plutôt en retrait. Quand on compare les taux d'intérêt, on constate clairement que les banques ne font pas de cadeau aux plus petits candidats, notamment ceux qui ont le moins de chance d'être remboursés ; mais les candidats obtiennent leurs prêts, sauf Marine Le Pen - ce n'est pas la peine de chercher midi à quatorze heures.
La question de l'emprunt de Marine Le Pen a été abondamment traitée dans le rapporteur de Jean-Raphaël Alventosa, Médiateur du crédit aux candidats et aux partis politiques : n'ayant pas trouvé d'emprunt auprès d'un établissement bancaire national, celle-ci s'est tournée vers une banque hongroise, ce qui est tout à fait légal. Il se trouve que cette banque est dirigée par un proche de M. Orbán, lequel a une position prorusse. Je le sais comme chaque Français qui lit la presse, mais je ne peux pas en tirer des conséquences particulières.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'en est-il des banques européennes disposant de filiales en dehors de l'Union ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Le prêt doit être accordé par une banque de l'Union européenne : ce ne peut pas être, par exemple, la filiale hongkongaise d'une banque hongroise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous détailler les mesures concrètes que vous proposez à notre commission d'enquête pour vérifier l'identité des personnes physiques accordant des prêts ou des dons, notamment pour s'assurer qu'il ne s'agit pas de prête-noms ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Je vais vous donner un exemple, pour ce qui concerne la catégorie des prêteurs dits habituels, à savoir des personnes qui prêtent à plusieurs reprises des dizaines, voire des centaines de milliers d'euros. Aujourd'hui même, j'ai encore adressé un signalement à Tracfin et au procureur de la République pour un cas de cette nature : il s'agit d'un homme qui, d'élection en élection, prête des sommes vraiment très importantes.
Pour notre part, nous souhaitons pouvoir saisir Tracfin ; il s'agit de lui demander de vérifier d'où vient cet argent, quels circuits il suit, et de mener une enquête pour nous. Je le répète, nous faisons notre devoir en adressant à Tracfin les informations dont nous disposons, mais les échanges se font à sens unique, sans mauvais vouloir, pour autant, de la part de Tracfin.
De même, nous souhaitons pouvoir consulter le Ficoba.
Enfin, nous voudrions pouvoir exiger des preuves, de la part de toute personne physique, que les fonds versés viennent bien de son portefeuille - assurance vie ou compte d'épargne, par exemple. J'attache beaucoup d'importance à cette disposition. L'intéressé doit pouvoir prouver que ces sommes ne lui ont pas été versées la veille.
Voici un exemple : une personnalité située à l'extrême droite nous a bombardés de questions, essayant par tous les moyens de nous faire dire que, si elle n'atteignait pas les 3 % des suffrages exprimés, donc le remboursement de l'État, elle pourrait ne pas rembourser un prêt qu'on lui a octroyé de 1 million d'euros. Or, notre position est justement que, dans tous les cas, un prêt reçu doit être remboursé. Sinon, si les fonds proviennent d'une source extérieure, cela pourrait constituer un soutien abusif, avec un prêt non remboursé se transformant de fait en don.
Ce genre de cas est terriblement frustrant pour nous, car nous pouvons nous poser de nombreuses questions, mais nous n'avons aucun moyen juridique d'aller vérifier la provenance réelle de l'argent. En l'occurrence, nous avons informé la personne concernée que nous avertirions Tracfin à la moindre hésitation.
M. Dominique de Legge, président. - Pourquoi ce candidat vous a-t-il avisé ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Certains partis ont des systèmes de prêt qui se transforment en contribution si le remboursement de l'État ne se matérialise pas ; dès lors que c'est opéré avant le dépôt du compte, cela ne pose aucun problème. Dans le cas que j'évoque, le candidat voulait se lancer dans une campagne et un contributeur était disposé à lui fournir 1 million d'euros, mais il ne pensait pas parvenir à 3 % et a donc interrogé la commission sur ses options, en nous affirmant qu'il aurait la possibilité, le cas échéant, de ne pas rembourser ce prêt.
Dans le même ordre d'idée, les apports personnels nous posent également problème, en particulier quand les listes sont très longues. Nous n'avons aucun moyen de les contrôler, alors même qu'ils peuvent être très significatifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Entretenez-vous des relations avec des services de renseignements français pour échanger de manière informelle, ou non, sur ces questions de financement ?
M. Jean-Philippe Vachia. - Nous avons des relations avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), mais nous ne les avons pas revus après notre première rencontre. J'y ai fait référence, nous avons également des échanges, frustrants, mais fructueux, avec Tracfin : nous les rencontrons et leur adressons des dossiers ; en revanche, ils ne peuvent nous fournir en retour des renseignements concrets ou les résultats de leurs recherches. Nous n'avons pas d'échange avec la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
Mme Nathalie Goulet. - Avez-vous des homologues européens ? Si tel est le cas, quelle coopération entretenez-vous avec eux ? Si non, devrions-nous militer pour leur création ?
Nous avons bien compris les problèmes de traçabilité de l'origine des fonds ; il est normal, en effet, que Tracfin ne fasse pas redescendre les informations, même si votre frustration est compréhensible. Pour autant, agissez-vous au niveau des banques ? Celles-ci sont responsables des premiers signalements à travers leur contrôle prudentiel. Quels rapports entretenez-vous avec les autorités de contrôle du secteur ?
Enfin, ne faudrait-il pas enfin interdire le versement d'espèces dans les comptes de campagne ?
M. Jean-Philippe Vachia. - les candidats peuvent en effet recevoir des fonds en liquide inférieurs à 150 euros dans la limite de 20 % du compte. Nous ne portons pas de proposition spécifique à ce sujet, mais je partage votre avis : c'est un peu archaïque.
Nous n'avons quasiment pas d'homologues au sein de l'Union européenne. L'APPF organise chaque année une réunion des organisations gérant les partis et des partis eux-mêmes, qui nous permet de disposer d'un tableau complet. Le cas de figure le plus fréquent est une régulation assurée par l'administration elle-même, via le ministère de l'intérieur. En Allemagne, cette régulation est du ressort de la direction des finances du Bundestag. Seule une petite minorité de pays de l'Union européenne disposent d'un organisme comme le nôtre.
Vous avez raison, le premier rôle dans la lutte contre le blanchiment revient aux banques, qui font des signalements à Tracfin dont nous ne sommes pas du tout informés. Pour autant, dès lors que les prêts de personnes physiques sans condition de nationalité sont légaux, il existe des opérations qui, ne posant aucun problème pour les banques, sont douteuses à nos yeux. Notre crainte est en effet qu'une entreprise étrangère ayant pignon sur rue verse un financement, avec l'objectif dissimulé d'influencer la campagne.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre éclairage précieux.
10. Audition, ouverte à la presse, de M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique - le jeudi 28 mars 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette seconde audition de la journée, M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique.
Monsieur l'ambassadeur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous indiquerez quels sont les missions et les moyens confiés à la diplomatie numérique pour lutter contre les opérations d'influences étrangères malveillantes et de manipulation de l'information. Dans un contexte international complexe, vous nous présenterez l'état de la coopération internationale et européenne en matière de lutte contre les opérations d'influence. Enfin, vous nous préciserez comment vous coordonnez votre action avec les autres services de l'État chargés de la lutte contre ces opérations.
Avant de vous donner la parole, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Henri Verdier prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande.
M. Henri Verdier, ambassadeur pour le numérique. - Je commencerai par livrer quelques observations générales sur ce que j'ai appris sur le sujet lui-même.
Nous faisons face à une menace ancienne et construite, que les Américains appellent le political warfare. Cela existe depuis plus d'un siècle, et la Central Intelligence Agency (CIA) s'y est illustrée pendant la guerre froide, de manière souvent efficace. Il ne s'agit pas seulement de propagande ou de désinformation : la France doit prendre conscience que nous sommes confrontés à une attaque résolue contre notre système politique lui-même, contre les sociétés ouvertes et contre la démocratie.
Celle-ci prend la forme de fausses informations qu'il faut démentir, mais aussi de vraies informations, de silence sur certaines informations, ou encore de faux comportements, comme des commentaires très emportés sur des débats publics. Les investigations du rapport Mueller en 2016 aux États-Unis avaient ainsi montré une forte présence d'agents russes dans Wikipédia, cherchant à attiser les tensions et la polarisation sur des sujets comme l'avortement ou le mouvement Black Lives Matter. Les buts peuvent être variés : nous faire croire des choses fausses, nous pousser à ne plus croire en rien, ou encore nous faire croire que notre adversaire est très fort. Ainsi, certains historiens considèrent que les opérations de 2016 étaient volontairement très visibles afin de laisser penser que la Russie avait pesé sur le choix du président des États-Unis.
Nous entrons donc dans un monde de manipulation à plusieurs niveaux, où il faut apprendre à douter de tout - avec sérénité, toutefois, car nos sociétés ont jusqu'à présent résisté. Notons qu'en Europe, dans les années 1970, les travaux sur la psychologie des foules ou sur la programmation neurolinguistique étaient très avancés, mais que nous y avons un peu renoncé, contrairement à d'autres pays.
Dans le monde où je travaille, on tend à distinguer la mésinformation, ou misinformation, qui regroupe les complotistes en tout genre, de la désinformation, ou disinformation, qui renvoie à des campagnes méthodiques, cadrées et dotées d'objectifs précis. On parle actuellement d'ingérence étrangère et de désinformation lorsque l'on fait face à une campagne massive, hostile, artificielle et d'origine étrangère.
Le numérique est une donnée nouvelle en la matière : promouvoir du faux, de la colère ou du dissensus est devenu très facile, peu cher et discret, réduisant considérablement le coût d'une opération de manipulation.
De plus, internet a considérablement affaibli la presse, pas seulement à cause de la désinformation, des blogs ou des réseaux sociaux. Il y a trente ans, un tiers des revenus du secteur provenait des petites annonces, qui sont maintenant parties vers les sites web ; le deuxième tiers provenait de la publicité, sur laquelle quelques géants numériques ont pris un quasi-monopole en imposant leurs tarifs ; enfin le troisième tiers provenait des abonnements, qui sont devenus la seule source de revenus. Or un journal qui ne dépend que du bon vouloir de son lectorat a tendance à le séduire et à le flatter, devenant moins crédible pour le reste de la société. La perte de crédibilité, de puissance et d'autonomie de la presse fait donc partie du problème auquel nous sommes confrontés.
Enfin, les réseaux sociaux sont extraordinairement vulnérables aux opérations de désinformation, et ce pour plusieurs raisons.
Tout d'abord, leur modèle économique repose sur l'économie de l'attention. Or pour capter l'attention, le sensationnalisme, le conspirationnisme, les propos excessifs et la colère sont efficaces. C'est humain de notre côté ; c'est mécanique du leur, avec des algorithmes qui présentent plus souvent aux utilisateurs ce qu'ils regardent le plus, créant ainsi des montées aux extrêmes.
Ensuite, des mécanismes sont liés au design même de ces solutions, avec des bulles de filtres, qui enferment les utilisateurs dans un entre-soi où ils ne voient plus que des gens qui pensent comme eux. Aujourd'hui encore, 40 % des Américains sont convaincus que Donald Trump a gagné les dernières élections, car ils fréquentent uniquement des concitoyens qui pensent la même chose qu'eux. Il existe également des phénomènes de chambre d'écho, où une rumeur née dans un point très identifié est reçue par de multiples canaux, donnant l'impression d'une unanimité. Les effets d'amplification algorithmique permettent en outre aux acteurs les plus fantaisistes de gagner en quelques semaines des millions de followers. Des phénomènes très indirects ont même été constatés lors de la dernière campagne américaine : les publicités politiques pour les partis les plus extrémistes coûtaient alors quatre fois moins cher que celles concernant les partis centraux, simplement parce qu'il y avait peu d'annonceurs publicitaires ciblant les couches de population concernées. Tous ces phénomènes, présents dans la conception même des réseaux sociaux, les rendent très vulnérables à des opérations de désinformation, ce qui constitue un élément nouveau.
Je ne voudrais effrayer personne, mais il faut se dire que nous n'avons encore rien vu en matière de numérique : la facilité à créer de fausses vidéos très probantes grâce à l'intelligence artificielle (IA), ou encore générer et animer de faux comptes est préoccupante. Dans certains pays, on commence à voir des campagnes dans lesquelles des centaines de chatbots abordent des dizaines de milliers de personnes dans les réseaux sociaux pour donner naissance à ce qui ressemble à de vraies conversations, comprenant des interactions et objections. Cela ne ressemble plus à un simple message de propagande. Préparons-nous donc à pire !
Ce préambule vise à rappeler que notre réponse, quelle qu'elle soit, doit tenir compte de l'objectif de l'attaque, lequel est, je le répète, non pas de nous faire croire des choses fausses, mais bien de déstabiliser la démocratie. Cela engendre une série de négations : d'une part, on ne peut pas ne rien faire, sous peine de laisser le champ libre aux attaquants ; d'autre part, on ne peut pas faire comme eux, sans quoi on n'est plus une démocratie. Propager la haine, la colère, le nihilisme et le mensonge nous ferait perdre nos valeurs, l'État de droit et une forme de transparence de l'action publique. Nous nous interdisons donc certaines actions, mais nous avons des raisons de penser que la démocratie est un modèle stable et pérenne, et que cela ne nous affaiblit pas. En revanche, il faut être très créatifs dans notre réponse.
En tant qu'ambassadeur pour le numérique, j'ai la lourde tâche d'unifier et de donner une cohérence à notre diplomatie numérique, qui englobe tous les domaines dans lesquels les relations internationales sont impactées par le numérique ou l'impactent. Mon travail consiste donc à assurer une synthèse et une coordination sur des sujets tels que la guerre dans le cyberespace, le droit international dans le cyberespace, les sanctions, la désinformation et la mésinformation, la gouvernance des plateformes dans le cadre européen, l'éthique de l'IA, la défense de la francophonie face à des IA éduquées en anglais, l'aide publique au développement, etc.
Je ne suis donc pas spécialisé sur la désinformation - vous avez auditionné sur ce point la direction de la communication et de la presse (DCP) du ministère de L'Europe et des affaires étrangères -, et je n'exerce pas de mission opérationnelle. Je ne suis donc pas chargé de détecter des opérations ni d'y riposter.
J'ai plusieurs rôles principaux, à commencer par la conduite d'un dialogue stratégique avec les réseaux sociaux.
Nous dialoguons, à la fois, sur des principes ou des controverses, comme la définition d'un comportement inauthentique ou la promotion des meilleures pratiques, et, de manière semi-opérationnelle, lorsque des acteurs comme le ministère des armées, le service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ou la DCP me demandent de signaler ou d'insister sur l'importance de certaines désinformations, surtout en période de crise.
La désinformation peut effectivement devenir une arme tactique, par exemple lorsque l'on propage la rumeur qu'un convoi français allant chercher nos militaires pour les évacuer livrerait en réalité des armes à Daech, afin d'inciter les villageois à attaquer ce convoi, ou que l'on murmure opportunément pendant un coup d'État que le président recherché se trouverait à l'Alliance française ou à l'ambassade, pour provoquer des assauts. Dans ces moments d'urgence, disposer de bons canaux au sein des entreprises de réseaux peut être déterminant.
Dans mon portefeuille, je travaille également avec eux sur les contenus terroristes ou encore la protection de l'enfance, ce qui nourrit une relation assez dense.
Je contribue ensuite à la définition des politiques, en réfléchissant au meilleur cadre de régulation de ces problèmes.
Cela passe par le Rapid Alert System européen, qui a nécessité de s'accorder sur des définitions et règles d'intervention ; par le Rapid Response Mechanism du G7, qui est moins actif, mais nous a permis de nous poser les mêmes questions dans un cadre plus large ; également par un important travail mené récemment par l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), dont le rapport vient d'être publié. Nous avions accepté d'en prendre la coprésidence avec les États-Unis, ce qui a entraîné une négociation serrée sur le fait que la régulation des entreprises ferait partie de la réponse et que nous ne pouvions pas nous contenter de transparence et d'autorégulation. Obtenir cette coprésidence sur le fondement de cette vision partagée, âprement négociée, a constitué une véritable victoire diplomatique.
Le cadre de régulation du numérique lui-même fait partie intégrante de la réponse à apporter à la désinformation. Je dis parfois que la meilleure réponse, à ce titre, est le Digital Services Act (DSA), lequel construit un cadre de redevabilité dans lequel les grands réseaux sociaux devront rendre des comptes à un régulateur indépendant - l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) pour la France - sur ce qu'ils connaissent du problème et des mesures prises, et ainsi s'améliorer chaque année.
D'autres textes européens sont en cours d'élaboration, notamment une réflexion très intéressante sur la publicité politique en ligne. La France estime que l'on peut s'en dispenser, considérant qu'une élection ne devrait pas se jouer par partage de micro-messages sur des micro-communautés, comme ce fut le cas aux dernières élections américaines où 50 000 micro-communautés recevaient autant de messages différents, la bataille se déplaçant sur le terrain des budgets publicitaires.
La France est d'ailleurs très protégée de tels phénomènes grâce au règlement général sur la protection des données (RGPD), qui empêche d'acheter des bases de données détaillées sur l'électorat, grâce au plafonnement sévère du budget total de campagne et des donations personnelles, enfin grâce à l'interdiction de la publicité politique trois mois avant les élections. Notre cadre est ainsi infiniment plus sain que celui d'autres pays, et nous n'assistons pas à des événements aussi spectaculaires qu'aux États-Unis.
Par ailleurs, la coopération européenne se fonde sur la confiance, avec une forte convergence de valeurs et un partage des diagnostics. Certains observateurs du secteur évoquent la nécessité de coalitions d'action, voire d'une institution européenne pour lutter contre les ingérences étrangères. Avant cela, il faudrait néanmoins s'entendre, non sur le diagnostic, mais sur la solution, et nous en sommes encore à rechercher ce que serait une belle réponse démocratique.
En France, la coopération interministérielle et interagences est plutôt bonne sur ces sujets, le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) nous réunissant autant que de besoin. Parmi les acteurs régaliens, chacun sait ce qu'il fait et connaît les autres. Viginum détecte, mais ne répond pas. La réponse dépendant du sujet, notre doctrine tend effectivement à la confier au ministère compétent, à celui qui est le plus attaqué - le ministère de l'Europe et des affaires étrangères va intervenir sur les affaires internationales ou celles qui concernent nos armées sur un théâtre d'opérations extérieures, pas sur une rumeur concernant le monde agricole. Nos services de renseignement savent ce que nous faisons et nous disent ce que nous avons besoin de savoir, dans un climat de bonne volonté.
Il manque encore, toutefois, une forte coalition portant une puissante stratégie interministérielle du côté de la recherche, de la culture, des médias et de l'éducation.
Certains pays ont fait des choses remarquables dans ce domaine, comme la Finlande. Son système éducatif intègre ces problématiques dans chaque matière : en mathématiques, on explique la manipulation des statistiques ; en histoire de l'art, on montre comment un changement de cadrage peut changer le sens d'une photo ; en histoire, on étudie la rhétorique fasciste et bolchevique, etc. Chaque professeur contribue à ce qui est plus une éducation des enfants pour en faire des citoyens armés intellectuellement qu'une simple sensibilisation à la désinformation. À Taïwan, il existe un programme Humor Against Rumor, avec une agence publique chargée de répondre à ces attaques avec humour.
C'est peut-être dans ce domaine, à mon sens, que nous avons une nette marge de progression.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la coordination et la coopération, vous considérez que notre système fonctionne bien. Pour autant, existe-t-il une stratégie nationale, interministérielle, sur la lutte contre les ingérences ?
M. Henri Verdier. - Peut-être pas. Nous sommes entrés à reculons dans cette problématique à la fin de la campagne 2017 avec les « Macron Leaks », une véritable opération très construite qui aurait pu faire des dégâts. Nous savions alors que nous étions attaqués.
Un débat est né sur la protection des élections, qui est un sujet extrêmement sensible, au coeur de la démocratie. Les attaques représentent une atteinte insupportable à la souveraineté et à la démocratie, mais les mesures de sécurité prises pour y répondre doivent être très contrôlées, car nous ne saurions laisser une agence piloter seule le bon déroulement des élections.
Viginum a donc été créé, assorti d'un dispositif de sécurité très important : l'agence est dotée d'un comité éthique, elle agit sous la surveillance de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil), puis de l'Arcom. En outre, son champ d'intervention est limité et elle a le droit de détecter, de documenter et de communiquer, mais pas de répondre ou de mener des opérations.
Progressivement, nous nous sommes rendu compte que nous faisions face, non pas seulement à des attaques précises contre un processus électoral, mais bien à un travail constant dont les premières victimes sont souvent nos ambassades, nos ambassadeurs ou nos troupes à l'étranger.
En bonne intelligence interministérielle, nous avons donc construit une capacité de voir plus loin, en langue étrangère, tout en échangeant beaucoup avec Viginum. Les armées ont exigé d'être capables, sur les théâtres d'opérations uniquement, de protéger leurs troupes. L'étape suivante serait donc de reconstruire une stratégie globale et cohérente, en ajoutant le travail d'éducation, de prévention, de sensibilisation et de mobilisation que j'évoquais.
À ma connaissance, donc, la stratégie complète et cohérente que vous semblez appeler de vos voeux n'existe pas encore.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concernant la coordination, nous avons le sentiment qu'il existe beaucoup d'agences et d'acteurs, avec parfois des compétences identifiées et des rapports avec d'autres structures, mais nous avons du mal à comprendre le fonctionnement réel du système. Nous savons que chacun agit et peut appeler son collègue dans d'autres agences, comme Viginum ou le SGDSN, mais nous avons du mal à disposer d'une cartographie précise indiquant qui fait quoi. Comment passe-t-on d'une surveillance et d'une analyse en silos, donc par secteurs, à une coordination ? Avant même d'agir, qui décide de la réponse à mettre en oeuvre ?
M. Henri Verdier. - Viginum est le navire amiral, avec un mandat spécifique. Il est placé sous les auspices du SGDSN. Son pilotage politique est assuré par le comité de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), où se prend la décision collective et collégiale de riposte, parfois soumise aux autorités politiques, si nécessaire. La règle, inscrite, je crois, dans les statuts de Viginum, est que la riposte sera portée par le ministère qui est en première ligne.
Le ministère des armées a, en outre, considéré nécessaire de disposer d'une capacité propre pour protéger ses troupes sur les théâtres d'opérations, mais il partage ses analyses. Viginum étant né dans une culture de protection des élections, il ne va pas analyser ce qui se passe au Mali ou dans les zones où nous avons envoyé des troupes.
Le ministère de l'Europe et des affaires étrangères a ainsi été en première ligne sur les trois derniers coups d'État en Afrique ou sur des rumeurs nées au Pakistan. C'est généralement le réseau diplomatique qui détecte ces problèmes en premier et qui est le plus à même d'y répondre. Certaines situations ont même pu être réglées par une démarche directe de l'ambassadeur auprès d'un acteur local.
Dans le cadre de ce dispositif de détection et de réponse, nous savons qui contacter en cas de problème. Mais peut-être sommes-nous trop familiers du système pour en mesurer la complexité...
Quand Facebook refuse de prendre au sérieux une urgence ou qu'un nouveau problème survient qui n'a pas été correctement évalué, on m'appelle pour contacter les équipes de Trust & Safety de la plateforme ou organiser une réunion avec l'état-major des armées. Mon rôle est de maintenir ce dialogue stratégique avec les entreprises, tout comme, s'agissant du cadre politique international, nous préparons des instructions, que nous faisons valider par tous les services compétents, avant d'aller les plaider à l'OCDE ou à l'ONU - toutes les grandes organisations internationales se préoccupent désormais de ces sujets.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Viginum serait le vaisseau amiral, mais certains ministères - pas tous - disposeraient de flotteurs... C'est déjà complexe ! Pensez-vous par ailleurs qu'avec 40 ETP, c'est-à-dire le plafond d'emploi pour l'année 2024 de la division des opérations de Viginum, on puisse être le vaisseau amiral d'un pays comme la France, sujet à des ingérences étrangères dont l'évolution, vous l'avez indiqué, sera exponentielle avec le développement de l'IA ?
M. Henri Verdier. - Je suis venu avec un livre, dont je recommande chaleureusement la lecture : Active Measures : The Secret History of Disinformation and Political Warfare du politologue Thomas Rid. Nous devons faire face à des administrations puissantes, bien équipées, compétentes, et qui ont une longue histoire en la matière. Il nous faudra peut-être monter en puissance, mais de façon progressive, comme me l'a appris mon expérience de directeur interministériel du numérique et du système d'information et de communication de l'État (Dinsic). Par exemple, l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) a recruté, chaque année pendant dix ans, 50 nouveaux ETP ; elle n'a pas démarré son activité avec 500 ETP d'un coup, ce qui n'aurait pas permis de créer une culture, de mettre en place une hiérarchie acceptée par tous, d'être efficace. Il faut construire une trajectoire de montée en puissance.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Personne ne remet en cause l'idée d'une montée en puissance progressive. En revanche, il me semble que nous ne sommes pas suffisamment équipés, que le jeu entre les acteurs est complexe et que la montée en puissance demeure faible. Selon vous, quelles mesures concrètes faudrait-il prendre pour améliorer la coordination des différents services ? Faut-il constituer de nouvelles cellules dans d'autres ministères ? Faut-il disposer d'une agence unique ?
M. Henri Verdier. - Cette question ne relevant pas de la diplomatie, je ne vous répondrai pas avec ma casquette d'ambassadeur.
À titre personnel, je pense qu'il faudrait déployer une stratégie qui comprend un volet recherche, permettant d'étudier les mécanismes intimes des réseaux sociaux, la programmation neurolinguistique, la psychologie des foules, la propagation de la colère dans nos sociétés, ou encore l'effritement des institutions. Il faudrait également réaliser un travail analogue à celui de la Finlande que j'ai évoqué.
Par ailleurs, il faudrait prendre en compte l'impérieuse nécessité d'une presse crédible et indépendante, y compris des milliardaires. D'ailleurs, en tant qu'ambassadeur pour les affaires numériques, je travaille à la mise en oeuvre des principes du Partenariat international pour l'information et la démocratie.
Il faudrait aussi que nous soyons capables de détecter et de répondre à des opérations couvertes ou ouvertes.
La coordination interministérielle doit être la plus large possible. Peut-être qu'une mission, un secrétariat d'État, ou une agence seraient bienvenus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À partir de l'exemple du repli de nos troupes du Mali que vous avez évoqué précédemment, pourriez-vous détailler les actions déployées par les opposants à la France, afin de comprendre ce qui a conduit, à chaque étape depuis l'alerte, l'État à communiquer ou à ne pas le faire ?
M. Henri Verdier. - C'était non pas un repli, mais un retrait, car nous n'avons pas reculé devant l'ennemi. Il ne faut pas dire que l'armée française s'est repliée devant Daech !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il s'agit d'une commission d'enquête, donc pour que les choses soient claires, je précise bien que ce n'est pas ce que j'ai dit.
M. Henri Verdier. - En Afrique, le groupe Wagner dispose de relais très puissants - des prétendus panafricanistes reçoivent des liasses de billets tous les mois - qui accusent la France. Or dans ces pays où les réseaux sociaux sont présents, il n'y a pas de presse indépendante, puissante et crédible. Ces accusations sont ensuite relayées par des centaines, voire des milliers, de bots ou de faux comptes, pour faire croire que tout le monde tient le même discours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Si l'on reprend le schéma que vous avez décrit, c'est l'un des flotteurs - le ministère des armées, en l'espèce - du vaisseau amiral qui a identifié l'alerte, qui doit ensuite partager cette information avec Viginum et le SGDSN, n'est-ce pas ?
M. Henri Verdier. - Absolument. Sans violer la liberté d'expression, on peut demander aux entreprises du numérique d'appliquer leurs conditions générales d'utilisation. Aussi, tout d'abord, nous signalons les comptes manifestement mensongers - unauthentic and coordinated - aux entreprises ; celles-ci enquêtent, en trouvent d'autres, et les ferment.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans quels délais ?
M. Henri Verdier. - Parfois, il leur suffit de quelques jours. D'autres fois, nous leur signalons des cas qui nécessitent plus d'investigation. Facebook publie un rapport mensuel, intitulé Trust and Safety, qui recense les comptes fermés dans le mois, explique l'origine des sources et motive les fermetures. L'entreprise est relativement transparente ; ces informations sont accessibles sur leur site internet.
Ensuite, nous répondons, avec des comptes publics ou d'amis, et nous contestons, en montrant, par exemple, qu'une photo relayée est fausse. Il ne faut pas laisser le champ libre ; si on laisse l'adversaire parler sans cesse sans jamais répondre, on lui donne trop de crédit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle est la doctrine française en matière de réponse ? Comment s'applique-t-elle ? On cite beaucoup le cas des services taïwanais, capables de répondre 200 mots en deux heures.
M. Henri Verdier. - C'est une question compliquée : si l'on révèle à l'ennemi nos lignes rouges, on lui laisse une partie du champ libre. Cela étant dit, le ministère des armées a mis en ligne voilà deux ans une doctrine de la lutte informatique d'influence (L2I) - je l'ai présentée à l'ONU -, qui explique ce que la France s'autorise et indique ce qu'elle ne fera jamais - par exemple, manipuler les résultats des élections. En revanche, nous disons que nous n'allons pas raconter tout ce que nous faisons ; on ne va pas donner la liste de nos faux comptes ! (Sourires.) Par définition, il existe une zone grise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous dites que la France utilise des faux comptes...
M. Henri Verdier. - Nous ne créons pas de comptes de personnes prétendant être des chercheurs au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) récompensés de la médaille Fields. Nous utilisons des comptes de quidams qui discutent sur les réseaux sociaux, je pense.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous pensez ou vous nous dites ?
M. Henri Verdier. - J'espère.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez prêté serment devant une commission d'enquête !
M. Henri Verdier. - Je ne suis pas du côté opérationnel. Je m'engage déjà personnellement en vous disant que je l'espère. Sur les réseaux sociaux, il faut répondre, et cela ne peut pas se faire en écrivant : « Bonjour, ici le ministère des armées. Tout cela est faux ». Il faut des gens qui, ayant l'apparence de citoyens, disent que telle ou telle rumeur n'est pas vraie ! Il peut s'agir d'un compte sous pseudonymat. Je ne suis ni dans un service opérationnel ni au ministère des armées ; c'est à eux qu'il faut poser la question !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous le ferons.
En tant qu'ambassadeur, avez-vous des relations de coordination avec des services de renseignement ?
M. Henri Verdier. - Je n'ai aucun mandat de coordination et je n'ai pas de rapports formels ou officiels avec les services de renseignement, sauf lors des réunions interministérielles présidées par le SGDSN, au cours desquelles je croise la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI).
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ces réunions permettent de coordonner la réflexion sur la montée des menaces.
M. Henri Verdier. - Elles peuvent aussi être opérationnelles. Voilà quelques semaines, les services du ministère de l'Europe et des affaires étrangères ont attribué une opération complète, et l'ont décrite.
La question des attributions est complexe : si elle est trop imprécise, l'adversaire se plaindra également d'avoir subi de telles opérations. À cet égard, lors de mon déplacement à l'ONU voilà trois semaines, la Russie, l'Iran et la Turquie se sont plaints lourdement de subir de constantes manipulations de l'information ; c'est une première réponse au fait que la France se fait de plus en plus entendre ; il faut être plus précis et démanteler ces réseaux.
À l'inverse, si l'attribution est trop précise, nous révélons ce que nous savons et donc ce que nous ne savons pas, nous grillons aussi une source ou au moins une méthode - un calcul algorithmique, etc. - et nos adversaires s'empressent de corriger.
En plus des attributions publiques, les attributions privées sont possibles. Il m'est arrivé de tenter de construire un dialogue stratégique en Russie ou en Chine, au travers duquel beaucoup de choses se disent, mais dans des enceintes privées.
Le sujet des attributions soulève de nombreuses questions : faut-il le faire ? quand ? comment ? sur quels motifs ? que faut-il dévoiler ? donnons-nous un bon ou un mauvais exemple ? nos alliés vont-ils confirmer cette attribution ou au moins se montrer solidaires ?
Ainsi, ces réunions interministérielles ont pour objet des stratégies de long terme, mais également des décisions opérationnelles.
J'ai essayé de vous montrer que le spectre était plus vaste que la simple diffusion de fake news. Il est frappant de constater que ces opérations d'influence reposent de façon croissante sur de la communication publique, sur des ambassadeurs provocateurs.
Nous avons dû apprendre à déployer une communication publique différente. Par exemple, les communiqués des porte-parole du ministère de l'Europe et des affaires étrangères publiés il y a dix ans ne portaient pas d'accusations ou de reproches publics. Aujourd'hui, nous avons dû muscler notre propos, dénoncer plus souvent, pour ne pas perdre du terrain.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qu'en est-il des ingérences dans l'espace francophone ? Est-ce un enjeu majeur ?
M. Henri Verdier. - Aujourd'hui, le champ de bataille principal de l'espace francophone, c'est l'Afrique. L'agenda à très long terme de la Russie est d'y dégager la France, et à travers elle l'Occident démocratique, notamment en soutenant des coups d'État. Parallèlement, les pays africains expriment - pour dire les choses positivement - une demande d'indépendance.
Dans le cadre de mes missions, j'ai aidé l'Arcom à travailler sur ces sujets dans le cadre du Réseau francophone des régulateurs des médias (Refram), puisqu'elle le préside cette année. Nous avons également prévu d'organiser un atelier sur les questions de désinformation lors du prochain sommet de la francophonie qui aura lieu en octobre à Paris. Il sera piloté par le Refram et bénéficiera des moyens de la diplomatie pour attirer du monde.
Sans avoir de mandat précis en la matière, j'ai également commencé un plaidoyer sur la manière dont les grandes plateformes traitent les pays d'Afrique ; c'est indigne, je l'ai dit à Washington voilà deux semaines. Le Nigeria - 200 millions d'habitants et 80 % de taux de pénétration de Twitter - a dû adopter une loi pour que Twitter y dispose d'un représentant légal. La police ou l'armée de certains pays africains nous disent que ces entreprises ne répondent ni à leurs appels ni à leurs mails et demandent à la France de relayer leurs questions pour avoir des réponses.
Actuellement, je dénonce publiquement le fait que ces entreprises ne prennent pas au sérieux les pays émergents. Au moment des élections brésiliennes, Twitter avait deux modérateurs pour tout le Brésil ! Il n'y a que sept modérateurs en langue arabe pour le monde entier, soit deux à la fois en permanence, s'ils dorment la nuit et prennent leur week-end !
Je le répète, je n'opérationnalise ni la détection ni la riposte.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Serait-il utile et nécessaire de passer de l'autorégulation des plateformes à davantage de contrainte ?
M. Henri Verdier. - On ne peut plus rien attendre de l'autorégulation, comme le prouvent les dix ans d'inaction des plateformes en la matière ! C'est un fait et non une opinion. Le Digital Services Act contient nombre de bonnes dispositions. Mettons-le en oeuvre, et nous verrons ensuite s'il faut aller plus loin.
Il faut favoriser l'accès des chercheurs publics aux données, car nous ne comprenons pas bien ces mécanismes, nous ne savons pas les caractériser.
M. Dominique de Legge, président. - J'ai bien suivi vos échanges sur la question de la coordination : si chaque service peut mener ses propres initiatives de détection, cela ne peut être le cas pour la riposte. J'ai l'impression que sur ce point il faut bien distinguer la détection et la riposte.
Mme Nathalie Goulet. - Ambassadeur pour les affaires numériques, combien de divisions ? (Sourires.)
En 2017, le gouvernement danois a nommé un ambassadeur auprès des Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft (Gafam). Quelles sont vos relations avec ces plateformes ? Serait-il intéressant que la France nomme un ambassadeur auprès d'elles ?
M. Henri Verdier. - Depuis vingt-cinq ans, des diplomates sont chargés des négociations à l'ONU sur le droit international du cyberespace tandis que d'autres représentent la France dans les grandes enceintes multiacteurs, l'Union internationale des télécommunications (UIT), l'Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (Icann), l'Internet Governance Forum, le Sommet mondial sur la société de l'information (SMSI).
En 2016, le Danemark a créé un poste de Tech Ambassador auprès des entreprises de la Silicon Valley. Or, selon la France, il ne s'agit pas d'États souverains, donc, par principe, nous n'avons pas de relations diplomatiques avec ces plateformes.
En revanche, nous coopérons avec elles, parce que nous croyons au format multiacteurs et parce que les États doivent discuter de certains sujets avec les entreprises, la société civile et les chercheurs. Aussi, nous favorisons les formats de gouvernance multiacteurs d'internet, nous régulons ces entreprises, nous leur adressons des messages, etc., mais nous ne négocions pas de puissance à puissance.
La nomination de David Martinon comme premier ambassadeur aux affaires numériques a été la réponse de la France au Danemark. Nos amis danois savent - nous nous sommes expliqués sur ce point - qu'il faut des ambassadeurs pour s'occuper des affaires numériques, et non pour négocier avec les entreprises. Par exemple, nous contestons la nature diplomatique de ce que Microsoft appelle son « bureau de représentation auprès des Nations unies à New York ». Dans nos discussions avec Microsoft, nous parlons de leur « bureau commercial ».
Il faut engager un travail avec ces entreprises. Une fois par an, je me rends dans la Silicon Valley pour rencontrer des entreprises, ou encore l'équivalent de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) en Californie, les activistes du Center for Humane Technology et les comités du logiciel libre, qui sont la résistance intérieure face à ces grands monopoles. Il s'agit d'acteurs du jeu diplomatique, non de puissances souveraines.
Les ambassadeurs thématiques n'ont traditionnellement pas de bureau, mais j'ai tout de même le privilège d'avoir six collaborateurs, dont l'un mis à disposition par Bercy et l'autre par l'Anssi, ce qui permet d'avoir un meilleur rôle interministériel.
De plus, j'ai un rôle de leader auprès de certaines équipes du Quai d'Orsay : l'équipe active de la direction de la communication et de la presse ; la sous-direction de la cybersécurité, composée de sept personnes, au sein de la direction des affaires stratégiques, de sécurité et du désarmement. Nous montons une sous-direction numérique au sein de la direction de la diplomatie économique. Au sein de la direction générale de la mondialisation de la culture, de l'enseignement et du développement international, nous factorisons la quinzaine d'agents chargés du numérique. Au total, près d'une soixantaine d'agents travaillent sur les affaires numériques au sein du Quai d'Orsay, et ma mission consiste à donner un peu de cohésion à leur travail. Dans les grands postes, à l'OCDE, à l'UIT, ou à l'Unesco, les représentants permanents disposent d'un diplomate chargé des affaires numériques.
Mme Sylvie Robert. - Je partage avec vous la nécessité de mettre en oeuvre le DSA.
Vous avez pointé le manque de stratégie nationale en matière de défense informationnelle, laquelle passe par une éducation aux médias ; nous l'avons votée, mais elle n'a pas été véritablement mise en oeuvre.
Cette absence de stratégie résulte-t-elle d'un manque de volonté politique ou de moyens ? Est-elle liée à un déficit d'organisation interministérielle ? Le ministère de l'éducation nationale, le ministère de la culture devraient-ils travailler à des modules de contenus ayant pour objet la déconstruction de la vérité ou d'autres imaginaires ?
Considérez-vous que nous avons une stratégie nationale d'influence, permettant notamment de partager les valeurs démocratiques et le principe de liberté ? Si tel n'était pas le cas, ne serait-ce pas le deuxième pilier à renforcer ?
M. Henri Verdier. - On pourrait dire que toute l'action diplomatique est une stratégie d'influence. La direction des affaires culturelles a été rebaptisée « diplomatie d'influence », mais elle va retrouver son intitulé d'origine, car il n'est pas facile pour un diplomate de dire : « Bonjour, je viens vous influencer ». Promouvoir notre culture, nos artistes, la langue française, la coopération internationale - on y met beaucoup d'argent - est une forme d'influence. Simplement, nous ne faisons pas d'influence manipulatoire.
Dans le monde actuel, les démocraties sont de nouveau minoritaires ; il faut qu'elles se dressent pour dire que leur modèle fonctionne mieux que les autres. La première fois que je suis allé à l'ONU, voilà cinq ans, j'ai ressenti une once de commisération de la part de certains représentants d'autres pays - comment vous en sortez-vous, vous qui êtes des pays lents, décadents et lâches ? -, mais cela va mieux ces temps-ci, surtout depuis que des dictateurs s'enferrent dans la petite Ukraine et qu'ils prennent des décisions qui ne sont clairement pas dans l'intérêt de leur pays.
Le discours selon lequel la démocratie n'est plus un modèle efficace, qu'elle a vocation à être remplacée par un grand leader autoritaire et omniscient est allé très loin, au point qu'il a failli « passer ».
Je vous l'accorde, les démocraties doivent sans doute construire une posture de défense plus affirmée et plus éloquente.
J'en viens à votre question sur l'absence de stratégie nationale. Ce n'est pas me vanter que de dire que j'ai porté ce dossier à mon arrivée au Quai d'Orsay. Avant Viginum, nous avions bricolé quelques petits outils de détection - en réalité, ce n'est pas si difficile de détecter des faux comptes - en open source, qui sont encore disponibles en ligne. Nous l'avions fait en lien avec la société civile, ce qui est à mes yeux très important.
Les Français - et c'est à leur honneur - se sont offusqués de l'idée, légitime, d'instituer une vérité d'État, lequel dirait ce qui est vrai et ce qui est faux, au motif que cela reviendrait à censurer la liberté d'expression et à contrôler a priori des contenus. Si des propos horribles sont tenus, les Français préfèrent que leurs auteurs en répondent devant la justice le jour venu. Aussi, ils ont abordé avec crainte et tremblement ce dispositif.
De plus, certains des services que vous auditionnerez à huis clos ont trouvé tous ces dispositifs « gadget » par rapport, si j'ose dire, aux vraies attaques cyber sur les infrastructures ou à la vraie guerre informationnelle, faite de secrets, d'échanges de brevets extrêmement confidentiels. Selon eux, au fond, tout cela n'était que du marketing et de la communication. Aussi, ils ont mis un petit peu de temps à s'engager sur le sujet.
Quant à l'éducation nationale, vous savez bien qu'à chaque nouveau problème en France, on prétend que les professeurs n'ont qu'à le régler. Ces derniers sont quelque peu las d'être chargés de résoudre tous les problèmes...
Aussi, les freins et inquiétudes ont eu trait au respect des libertés publiques - l'État est-il vraiment dans son rôle ? - et il a fallu, si je puis dire, « éduquer l'oeil ». En définissant la notion d'« ingérence étrangère », voilà quatre ans, comme « une campagne étrangère, massive, artificielle et hostile », nous avons donc mis des garde-fous. Ainsi, ne relève pas d'une « campagne étrangère », un humoriste - ou un mouvement social - ayant basculé dans la paranoïa ; ne relèvent pas d'une « campagne artificielle » des propos de personnes affirmant détester les Français, car ils seraient tous bêtes. Nous avons resserré au maximum la définition de cette notion pour pouvoir commencer à travailler sur une stratégie.
C'est plutôt à l'honneur de notre pays que personne n'ait envie de jouer au cowboy et de censurer la parole. Mais il s'agit désormais de forger une doctrine et une stratégie, afin d'aller de l'avant.
Nous avons beaucoup parlé de détection, de riposte, de défense. Nous devrions présenter les choses de façon positive : il s'agit d'avoir un système résilient, d'allier l'État et la société civile. On pourrait parler d'un plan pour une meilleure résilience démocratique, pour une meilleure indépendance de l'opinion et pour un espace public plus sain. Ce serait plus positif que de parler de détecter les méchants et de combattre l'erreur et le mensonge.
J'insiste sur l'importance de la résilience et de la société civile. J'ai réalisé des prototypes en open source avec le monde de l'open source intelligence. Si l'État s'appuie dans son coin sur des personnes très compétentes, il saura bien sûr détecter les coups tordus et riposter. Mais, faute d'être transparent, il risque de ne plus convaincre, ce qui est très dangereux, surtout si certaines personnes dépassent les limites. S'il indique que telle information, comme celle sur les punaises de lit, qui a été artificiellement amplifiée, est une rumeur, qu'il a des preuves qu'elle provient de Saint-Pétersbourg, qui le croira, si ce n'est des gens qui travaillent avec lui depuis longtemps et ont analysé ses logiciels ? L'alliance avec la société se justifie pour des raisons démocratiques, mais aussi parce que c'est la seule manière de se dépêtrer de certaines attaques. Mais je parle trop devant des caméras...
Vous vous rappelez qu'en 2019, l'Élysée a dû démentir sur la page d'accueil de son site internet que la France allait rendre l'Alsace à l'Allemagne, après que la rumeur a atteint une forte intensité. Imaginez quand nous serons confrontés à des attaques similaires, aussi intenses et crues, et que personne ne croira plus l'État ! Nous aurons beau dire « Ma super agence, avec mes super agents et mes gros logiciels ont des preuves évidentes que tout cela n'est qu'une manipulation », on ne nous croira pas ! Seule une assise large, avec des journalistes indépendants, et qui ont prouvé leur indépendance, avec des activistes, qui ont souvent critiqué l'État, nous permettra de résister à certains coups.
M. Akli Mellouli. - J'étais dans un centre régional des oeuvres universitaires et scolaires (Crous) le week-end dernier à Dijon, il y a bien des punaises de lit, et des affiches en témoignent ! Plus sérieusement, à quel rang classeriez-vous la France par rapport aux Nations les plus performantes en matière de stratégie d'influence, selon les critères des moyens, de l'efficacité des réponses, de la résilience ? S'il y a du retard, quelles démarches faudrait-il mettre en place pour le combler ?
Mme Nathalie Goulet. - N'y a-t-il pas des progrès à faire sur le cloud souverain ?
M. Henri Verdier. - Je ne suis pas sûr que la question du cloud souverain soit liée à celle de la désinformation et de l'ingérence, mais nous pourrons en parler à l'issue de cette audition, car c'est un véritable enjeu.
Je ne saurais pas nous classer. Par exemple, les États-Unis disposent du Global Engagement Center, investissent, ont des équipes de recherche, mais sont-ils plus protégés que nous ? Je ne sais pas.
Nous assistons à une reprise de conscience, si je puis dire. Les active measures et la deception sont une tactique vieille d'au moins cent vingt ans, qui a été utilisée au coeur de la guerre froide. Le bloc de l'Est n'a pas désarmé, contrairement à nous. Nous l'avons laissé faire, et l'arrivée soudaine d'internet a tout ébranlé, a donné beaucoup d'impact aux équipes de Saint-Pétersbourg.
Notre prise de conscience nous a conduits à nous interroger : la régulation des réseaux sociaux est-elle suffisante ? Les autorités devront-elles muscler leur engagement pour démentir, contester, voire porter le fer ?
Sans faire de désinformation, on peut dénoncer ce qui se passe de l'autre côté de l'ancien rideau de fer : il suffit de dire ce qui est, mais encore faut-il savoir le dire. Par exemple, nous avons lancé récemment une chaîne Telegram russophone, afin d'essayer de parler à cette population.
Le problème a pris une acuité nouvelle, et nous y travaillons davantage. Nous coopérons beaucoup : lorsqu'un dispositif fonctionne bien dans un pays, il est vite adopté par l'ensemble des autres pays européens.
Je ne sais pas quel serait le pays modèle, à part Taïwan, mais le contexte est différent. S'agissant d'un pays sinophone, la frontière entre propagande et désinformation n'est pas claire, car ce que racontent les médias de Chine continentale arrive à Taïwan.
Un représentant de Taïwan m'a dit un jour que son gouvernement travaille sur la question de la désinformation à l'aune de la lutte contre la contrefaçon - en utilisant les douanes, en remontant les filières de financement, etc. - plutôt qu'à l'aune du contre-terrorisme. Peut-être ce modèle-là mérite-t-il d'être observé.
Je ne vois pas quel est le rapport entre le cloud souverain et l'objet de cette commission d'enquête.
Mme Nathalie Goulet. - Je pensais à la protection et à la manipulation des données.
M. Henri Verdier. - Le cloud souverain soulève plutôt la question de l'espionnage des données ou de la prise de contrôle de nos filières économiques. À ce stade, le cloud, même étranger, même américain, ne représente pas un risque accru de manipulation de l'information.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie, monsieur l'ambassadeur. Il s'agit de l'une des auditions les plus concrètes que nous ayons entendues depuis le début de nos travaux.
11. Audition, à huis clos, du général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'État-Major des armées - le jeudi 4 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons, pour cette première audition de la journée, le général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'état-major des armées, plus connu sous le nom de Comcyber. Je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Nous savons désormais que le cyberespace constitue un terreau particulièrement fertile pour le déploiement d'opérations d'influence étrangères malveillantes dirigées contre les démocraties. Vous nous présenterez l'état de la menace, ainsi que l'action du Comcyber pour assurer la défense de notre pays dans ce nouveau champ de conflictualité.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Aymeric Bonnemaison prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
Général de division Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense à l'état-major des armées. - Je commencerai par quelques définitions. Mes missions sont les suivantes : protéger les systèmes d'information et les systèmes d'armes des trois armées ; défendre les systèmes d'information (SI) du ministère des armées à l'exception de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et de la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD) ; conduire les opérations militaires dans le cyberespace.
Pour ce dernier, je reprendrai la définition de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) : « espace constitué par les infrastructures interconnectées relevant des technologies de l'information ». Cela concerne internet, mais pas seulement : nous avons des systèmes d'armes qui fonctionnent en vase clos et que nous devons aussi protéger.
Comme on le dit souvent dans les armées, nous travaillons en multimilieux (terre, air, mer, espace et cyber) et en multichamps : le champ électromagnétique qui raccorde nos systèmes par les ondes et le champ informationnel. Le Comcyber agit en interaction forte dans ces deux champs.
Le cyberespace a trois couches : la couche physique, visible, constituée par les antennes ou les serveurs ; la couche logicielle, avec les outils et les programmes ; la couche informationnelle ou sémantique, c'est à dire le contenu du cyberespace, le multimédia, les interactions sur les plateformes, les réseaux sociaux et les sites web. Je ne couvre qu'une partie de cette couche informationnelle, celle qui est croisée avec le cyberespace : les réseaux sociaux et les sites.
L'une des spécificités du Comcyber français est de couvrir trois domaines de lutte : la lutte informatique défensive (LID), c'est-à-dire détecter, caractériser et contrer les attaques ; la lutte informatique offensive (LIO) contre des systèmes adverses, soit pour du renseignement, soit pour les leurrer et perturber leurs opérations sur le champ de bataille, soit pour bloquer leurs systèmes d'armes ; mais aussi - spécificité française - la lutte informatique d'influence (L2I), moins développée dans d'autres pays, ou échappant à l'équivalent du Comcyber.
La capacité L2I est définie par un document de doctrine publié en 2021 - la France est un des seuls États à l'avoir fait. Il s'agit des « opérations militaires conduites dans la couche informationnelle du cyberespace pour détecter, caractériser et contrer les attaques ». Cette documentation détermine les garde-fous que nous nous imposons : nous ne travaillons qu'en dehors du territoire national, dans des zones ou nos forces sont déployées ou pourraient être déployées. Nous ne travaillons pas sur le territoire national, pas plus en détection qu'en contre-offensive.
Notre cadre juridique est strict, dépendant du droit national et du droit international, notamment du droit des conflits armés. À chaque opération, nous définissons des règles d'engagement opérationnel pour cadrer nos actions, validées par le chef d'état-major des armées. Le Comcyber compte deux « legads » ou conseillers juridiques, l'un au niveau opératif et l'autre auprès de moi, pour savoir si chaque opération entre dans le cadre.
Au sein de l'état-major des armées, nous sommes structurés verticalement par le pôle Anticipation, stratégie et orientation (ASO) commandé par le général Ianni, lequel définit le cadrage stratégique. Je ne fais que décliner les actions qu'il m'indique. C'est lui qui fixe les grandes orientations et interagit avec d'autres acteurs stratégiques, notamment en matière de communication stratégique et opérationnelle.
Dans la revue nationale stratégique, l'influence est devenue la sixième fonction stratégique. Pour avoir suivi ce que nous avons subi en Afrique, je sais combien nos opérations ont pu être déstabilisées sur le champ informationnel.
Au sein de l'État, nous nous coordonnons avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), Viginum, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères (MEAE) et le ministère de l'intérieur.
Concrètement, nous faisons de la veille-alerte pour détecter les attaques informationnelles contre nos armées et les opérations qu'elles mènent. Cela peut sembler simple, mais c'est comme surveiller un océan : nous devons détecter toute opération et déterminer par sa caractérisation si elle est inauthentique et coordonnée par un État, et pas seulement l'expression d'un particulier. Ensuite, nous devons contrer l'opération en la dénonçant par le debunking, le fact checking, l'enjeu étant de le faire dans des délais suffisamment restreints pour qu'elle ne puisse pas porter ses fruits. Il est donc difficile de détecter les opérations dans une masse énorme, de les caractériser, et ensuite d'apporter la preuve qu'il s'agit d'une action coordonnée et malveillante.
Autre étape possible : faire supprimer le site ou le contenu malveillant, soit en le signalant directement aux plateformes, soit en passant par l'ambassadeur pour le numérique ou en le signalant à Pharos (plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements) pour les propos faux ou haineux. Le succès n'est pas toujours garanti. Pharos fonctionnait bien pour l'antiterrorisme, mais c'est plus compliqué pour les plateformes, qui vivent en partie de ces opérations : plus il y a de choses choquantes, plus elles sont relayées et plus elles font du business. Nos compétiteurs jouent sur les lignes : ils respectent les conditions d'utilisation et les plateformes en prennent prétexte pour ne pas retirer les contenus incriminés.
Dernière action que nous pouvons être amenés à conduire, sur laquelle je serai plus discret : mobiliser des communautés favorables, tromper l'adversaire, faire croire qu'on est à un endroit alors qu'on est à un autre... Mais cela est cadré comme toute activité opérationnelle et uniquement à l'étranger.
Nous faisons une différence entre la ruse et la perfidie. Ce n'est pas neutre, surtout face à nos compétiteurs en Afrique francophone, qui ne s'interdisent pas la perfidie.
Vous me demandiez de caractériser la menace.
La principale concerne les campagnes russes de désinformation axées, en ce qui nous concerne, contre Barkhane et plus généralement contre la présence militaire française en Afrique. Ces campagnes, puissantes et désinhibées, reposent sur un fait réel ou créé artificiellement, relayé sur un site, puis amplifié par des bots sur les réseaux, jusqu'à des influenceurs, parfois repris au niveau politique. On le voit, dans le champ surveillé par Viginum, avec de la désinformation concernant la France reprise par des officiels russes.
Le fait initial peut être une manifestation avec des images donnant l'impression que toute la rue africaine a des pancartes prorusses et antifrançaises. Si vous changez de cadrage, vous voyez que les manifestants étaient quinze ou vingt, qu'ils avaient été payés pour être là et que les pancartes leur avaient été distribuées. Mais bien relayées, l'impact de ces images est fort.
Cela peut être des dessins animés dénonçant la présence militaire française, très simplificateurs, publiés par Wagner, de faux sites, de faux documents. Tout cela va devenir très difficile à contrôler avec le développement de l'intelligence artificielle accessible à tous.
Il existe des actions coordonnées entre la lutte informatique offensive et la lutte informatique d'influence. Un DDoS (attaque par déni de service distribué) pendant 48 heures peut nous affaiblir, mais il n'est pas grave en soi techniquement ; ce qui est grave, c'est qu'il soit relayé pour laisser croire que l'État n'a pas les moyens de se défendre. Autre type d'attaque plus insidieuse : des attaques cyber permettent de récupérer des données qui peuvent être réutilisées pour faire de la diffamation - on l'a vu avec les MacronLeaks - pour faire pression sur des personnels ou pour faire du phishing.
Deuxième menace : la menace terroriste, qui a diminué avec la chute de l'État islamique, et qui avait surtout un but de recrutement. C'est pour y faire face que nous avons commencé la lutte informationnelle dans le cyberespace en 2015, en partenariat avec les Britanniques et les Américains. Nous avions acquis une bonne vision de l'organisation des fonctions d'influence au sein de l'État islamique. Sa chute a fait baisser sa propagande, même si elle demeure surveillée.
Troisième type d'action, l'accompagnement d'opérations extérieures. À chaque déploiement d'une mission, comme l'envoi d'une frégate en Indopacifique, nous intégrons le risque réputationnel local.
Je donnerai deux illustrations d'attaques informationnelles contre lesquelles nous avons dû agir. À Gossi, site que nous avions évacué, Wagner a voulu faire croire que nous avions abandonné des cadavres, mais nous avons anticipé cette menace en plaçant un drone sur place. Dès qu'ils ont voulu lancer l'opération en créant un faux charnier, nous avons récupéré les images, nous les avons divulguées et amplifiées sur les réseaux. Ce faisant, nous avons contré cette manoeuvre sur les réseaux locaux, mais nous avons aussi pu prouver aux démocraties occidentales la manipulation russe et montrer un des modes d'action de Wagner, ce qui a été repris par les médias et est désormais admis par tous.
Autre exemple : le site web de l'armée de terre a fait l'objet d'une forme d'usurpation. Il n'était pas attaqué lui-même, mais lorsque vous tapiez « recrutement armée de terre », vous tombiez sur un site sengager.ukraine.fr très bien fait, reprenant nos codes graphiques, comportant des liens avec d'autres fonctions. Il a été relayé, puis détecté concomitamment à l'étranger par nous et en France par Viginum. Nous l'avons signalé à Pharos, tandis que Viginum le signalait à l'Association française pour le nommage internet en coopération (Afnic), qui gère les noms des sites. Il a été retiré dans les quatre heures.
Avec Viginum, notre coopération va au-delà de cette coordination : nous partageons nos outils, et nous faisons en sorte que nos données utilisent les mêmes formats et soient analysées de la même manière. Viginum ne fait que de la détection et de la caractérisation, et non du contre-narratif comme nous sommes amenés à le faire sur les théâtres d'opérations.
La L2I est concernée par la loi de programmation militaire (LPM) et la montée en gamme capacitaire qu'elle prévoit. Des arbitrages financiers internes sont en cours ; nous nous battons pour maintenir un budget important.
Nous coopérons principalement avec les Américains, qui ont un organe comparable, le USCYBERCOM, dirigé par le général Timothy Haugh, également patron de la National Security Agency (NSA), chargé de la LID et de la LIO, mais moins de la L2I, confiée aux commandements géographiques, les COCOM, qui disposent de WebOps agissant localement sur les réseaux.
Je suis très sollicité par d'autres partenaires européens qui envisagent de se doter d'une capacité dans ce domaine. Je ne peux pas les nommer, car ce n'est pas encore tranché dans leurs pays. Beaucoup s'intéressent notamment à notre cadrage pour le faire accepter chez eux.
Nos armées sont parties assez tôt - parmi les premières avec les États-Unis et, le Royaume-Uni - parce que nous avons été mis au défi par la propagande de Daech et, dès l'opération en République centrafricaine (RCA), l'agressivité russe que nous n'avions pas vu venir.
Le reste de l'État s'est mobilisé avec Viginum et le Quai d'Orsay en interaction avec le ministère de l'intérieur. À l'international, nous avons été précurseurs sur le plan militaire - d'autres pays ayant pu développer des capacités au sein de leurs services de renseignement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez évoqué deux principaux champs d'intervention : Daech et l'Afrique francophone. À l'aune de la guerre que vous menez, je souhaite avoir votre sentiment général sur la situation en Afrique francophone - Mali, Niger... -, où l'on constate un net recul de la France.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Contrairement à ce que l'on finit par croire, cette guerre ne se mène pas que sur le champ informationnel, elle s'appuie sur des éléments pratiques et tangibles. Dans toute mission extérieure, on s'aperçoit que, quand une force reste longtemps, la situation se complique, ce qui offre prise à des attaques réputationnelles et à de fausses interprétations.
Il faut des approches globales. Je voudrais corriger la perception que l'on peut avoir sur ce qui se passe en Afrique. Il nous arrive d'être sollicités pour une dénonciation de l'action française repérée sur un site ; par un effet de loupe, on a l'impression en France que toute la population locale - malienne, burkinabé... - l'a vue et lue, alors même que le taux de pénétration est très faible sur les auditoires africains. Notre travail consiste aussi à décortiquer de tels éléments. C'est la même chose que sur le terrain : quand on se déploie, on doit faire une analyse du champ de bataille.
Il faut voir si l'action repérée sur Twitter par exemple - en fonction du pays où l'on se trouve, ce peut aussi être TikTok ou Facebook - concernera dans le pays visé seulement cinquante personnes d'une certaine tranche d'âge qui ne sont pas actives et non la tranche d'âge que vous croyez avoir touchée. De fait, l'auditoire est segmenté. Il faut donc une analyse fine pour définir sur qui l'action va peser.
En RCA, nous avons été bousculés. À Gossi, on a su riposter. Reste qu'il y a une pente générale et un niveau d'agressivité et de déploiement de dispositifs par les Russes, face auxquels nous ne sommes pas à l'échelle. Sur place, nous déployons un dispositif adapté, mais, si l'on veut entrer dans un tel combat, il faut un déploiement énorme, peut-être avec des règles d'engagement qui ne seront pas les mêmes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Imaginons que l'on veuille être à la hauteur pour contrer ces actions. Quel serait le dispositif idéal en termes de moyens et en termes opérationnels ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Il faut une politique globale et pas seulement informationnelle. Il faut donc être en mesure de relayer les actions positives que l'on conduit sur le terrain, qui ne doivent pas être que militaires et sécuritaires.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je pense en effet à toute la chaîne, qui va de l'identification au contre-narratif.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Il est compliqué de ne faire qu'une action dans le cyberespace sans accroche physique.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour pouvoir contrer les actions russes aujourd'hui, quel volume de jeu est nécessaire ? Je ne parle pas de l'intelligence artificielle, nous y reviendrons tout à l'heure.
On cite beaucoup Viginum, mais cette structure n'emploie que 40 personnes.
Dans votre champ d'intervention, de la détection au contre-narratif, pour avoir une réponse à la hauteur de l'attaque, quelles sont vos préconisations en termes de moyens et d'évolutions législatives, pour que le Comcyber ait la capacité de répondre à toutes les attaques, quel que soit le lieu ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - C'est une question très compliquée. Est-ce aux militaires de conduire cette mission générale quel que soit le lieu ?
Sur la partie militaire, ce qui relève de mon segment, à savoir la détection et la caractérisation d'attaques informationnelles, je ne suis engagé que s'il y a des opérations militaires en jeu et uniquement en dehors du territoire national.
Aujourd'hui, le sentiment antifrançais cultivé et entretenu n'a pas que des racines informationnelles. Il faut donc un plan global. Pour ce qui me concerne, cela suppose concrètement de mettre en place des dispositifs informationnels qui serviront de relais et permettront la saisie d'opportunités. Cela nécessite des moyens beaucoup plus importants que ceux dont je dispose, en potentialité de déploiement sur place, en capacités RH de détection, de caractérisation et de suivi.
C'est approximativement quatre fois plus en moyens humains. Les moyens financiers permettront d'avoir plus d'outils. Il faut aussi trouver un équilibre entre les moyens financiers et la ressource humaine, et ce que l'on pourra sous-traiter, à qui et dans quelles conditions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Aujourd'hui, il y a donc des sous-traitances ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Il existe des possibilités de sous-traitance sur la caractérisation, la connaissance de l'environnement numérique et informationnel. Un peu comme dans le marketing digital, il s'agit de savoir, quand on se déploie sur une zone, quels sont les vrais vecteurs d'influence, les supports, les tranches de population, ce qui fait l'objet d'une veille.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle forme prennent ces sous-traitances aujourd'hui ? Quels marchés ? Quelles entreprises ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je réserve ma réponse.
M. Rachid Temal. - Pour ma part, j'ai le sentiment que la France a une capacité de défense. Tout le monde parle de coopération et de coordination, mais chacun reste sur sa parcelle. Ce n'est pas un jugement, c'est un constat.
Aujourd'hui, vous êtes le premier à parler de potentiels intervenants, dont j'ignore s'ils sont privés ou publics, dans quel cadre et comment ils interviennent.
Pour une commission d'enquête qui travaille sur notre capacité de défense, ne pas obtenir de réponse est un problème.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Ne vous méprenez pas. Je pense à des études. Ainsi, j'ai mandaté récemment à la direction générale des relations internationales et de la stratégie (DGRIS) une étude sur la cyberinfluence chinoise. Il s'agit donc d'études internes demandées à des universitaires ou à des fondations pour tracer le segment sur lequel est opérée l'action.
M. Dominique de Legge, président. - Ce n'est pas opérationnel.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Les opérations de lutte informatique d'influence restent à ma main.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a donc pas d'entreprise privée ou de cabinet de conseil qui fait pour vous des études de détection, de l'identification ou du contre-narratif...
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Nous travaillons avec Géode, un centre de recherche et de formation, qui travaille en partenariat avec le cabinet Cassini. Il s'agit d'études stratégiques qui visent à donner du contexte. Ce n'est pas opérationnel.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Certes, mais l'opérationnel est issu d'une stratégie. Cette entreprise participe à votre réflexion en vous fournissant des études. Ce sont des outils permettant de construire une stratégie afin d'être opérationnels. De fait, c'est un des éléments de notre politique de défense contre les ingérences étrangères.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Quand on fait un détachement opérationnel, on a besoin de connaître le terrain. C'est pour connaître le terrain que nous faisons ces études. Nos effectifs ne nous donnent pas la capacité d'avoir toutes les données. Celles-ci constituent un des éléments nous permettant de construire une manoeuvre opérationnelle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la partie opérationnelle, vous faites donc appel à des prestataires. Pourrons-nous en avoir la liste ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je vais regarder... mais je répète que nous ne déléguons pas d'opération militaire à des partenaires privés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le ratio entre ce que vous pouvez et ce que vous ne pouvez pas identifier ? Par ailleurs, quel est le ratio entre ce que vous avez identifié et la part de contre-narratif ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Le cyberespace est tellement vaste que je suis obligé de segmenter. Pour ma part, je me concentre sur les opérations militaires. Il est difficile de vous donner des statistiques, car, par définition, je ne peux pas vous parler d'actions qui auraient été conduites contre nous et que je n'aurais pas vues. Au Mali, nous avons localement été très performants, car nous avions bien cartographié l'écosystème local. Aujourd'hui, plus on perd de présence, puis il sera complexe de cartographier.
Les chiffres que je vous donnerais seraient erronés...
M. Rachid Temal. - J'en viens au contrôle narratif. Je récapitule pour bien comprendre la chaîne de décision : une fois que vous avez identifié une action qui paraît coordonnée, inspirée ou pilotée par un compétiteur, par exemple un État, il y a l'identification, puis la caractérisation. Quel est l'échelon qui permet de décider de la réponse éventuelle et du contenu de cette réponse ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - La réponse dépend du chef d'état-major des armées. Le processus de cadrage des opérations de lutte informatique d'influence que je conduis est le même que pour tout autre opération militaire placée sous les ordres du chef d'état-major des armées. Il y a un cadrage de l'opération et du niveau de contre-narratif qui peut être autorisé en fonction du support et de son influence - locale ou plus vaste - et de l'analyse du risque d'un contre-narratif.
Il peut y avoir des délégations en conduite, parce que l'on estime que le délai de réaction doit être très court et que cela concerne, par exemple, une boucle de diffusion très locale. Si c'est plus sensible et peut devenir stratégique, cela va remonter les échelons.
Dans notre planification initiale, il y a un cadrage et une graduation de ce qui peut être fait.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela ne remonte jamais au dernier échelon qui est l'autorité politique.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Prenons l'exemple de l'usurpation du site du ministère des armées. Dans la mesure où il s'agit d'une attaque sur le territoire national, elle est remontée par Viginum. Dans ce cas précis, il y a eu un signalement à Pharos. Les missions de Viginum n'incluent pas le contre-narratif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le manuel des règles d'engagement, c'est-à-dire la planification avant chaque opération, n'est pas rendu public.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - En effet, il est classifié. Il y a un cadre général, mais, pour chaque opération, le niveau est redéfini et le niveau de délégation qui peut être accepté ou pas est précisé.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Venons-en à la coordination.
Quand ces opérations sont menées, vous les pilotez en direct ; cela revient ensuite à Viginum ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je pilote les opérations de L2I sur les théâtres d'opération des Armées et toujours hors territoire national. VIGINUM est chargée de détecter les manipulations de l'information venues de l'étranger visant à déstabiliser l'État et à porter atteinte aux intérêts de la Nation. La coordination est primordiale mais nous n'agissons pas sur les mêmes segments.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le ministère des armées a son propre dispositif, tout comme le ministère de l'intérieur, et Viginum est au milieu ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Oui, mais cela ne concerne pas les mêmes segments. La coordination générale se fait au SGDSN (dont dépend Viginum). Pour les Armées, c'est la cellule ASO qui se charge de la coordination ; elle est connectée au SGDSN, à Viginum et au ministère des affaires étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au sein du ministère, en interne ou par le biais de fondations, des travaux et des réflexions sur l'intelligence artificielle (IA) et la capacité à y répondre sont-ils menés ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Nous y travaillons déjà. Les deux enjeux majeurs sont le traitement de la donnée et l'IA.
Au départ, nous avons procédé de façon artisanale, via des solutions élaborées par nous-mêmes avec des développeurs, puis nous sommes montés en gamme. Le ministère des armées a créé l'Agence militaire pour l'IA de défense (Amiad), dont j'ai rencontré le directeur. Nous intégrons des projets communs.
Cela entre dans la dynamique capacitaire et le budget qui m'est accordé pour créer des plateformes, détecter plus rapidement. C'est pour cela que la mesure en ressources humaines par rapport à la charge va éminemment dépendre des progrès que nous réalisons en intelligence artificielle. Ce sera une course permanente : nous allons progresser en détection et caractérisation grâce à l'IA, mais nos adversaires pourront être plus nombreux, car ces travaux deviennent accessibles à des personnes moins qualifiées et, dans le même temps, cela se sophistique. Cette course technologique intense ne concernera pas que nous, c'est pour cela que nous travaillons avec Viginum. Il s'agit d'un enjeu majeur pour le pays.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la LPM et les 413 milliards d'euros qui ont fait couler beaucoup d'encre, vous avez évoqué des craintes.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Je suis un vieux militaire, j'ai donc forcément des craintes quand on me parle de budget militaire : je suis prudent.
La cyberdéfense a été prise en compte dans la LPM : des rattrapages ont été effectués, notamment pour la protection des systèmes, et la L2I a été intégrée. C'est une bonne chose.
La question qui se pose est la suivante : comment maintenir ce budget pour conduire les opérations dont vous parlez.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le budget 2024-2030 de la LPM n'intègre pas des besoins quatre fois supérieurs que vous avez mentionnés tout à l'heure.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Non, mais, pour la première fois, il intègre des capacités en développement sur la partie L2I et un doublement des effectifs. Aujourd'hui, les effectifs représentent 90 ETP.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez indiqué intervenir non pas sur le territoire national, mais sur des théâtres d'opération. De quoi s'agit-il précisément ? Est-ce une opération extérieure (Opex) ou une présence française ? Par définition, le cyber n'a pas de frontières. Par conséquent, que signifie intervenir sur un théâtre d'opération ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - La première mission, ce sont les théâtres d'opération, mais nous sommes obligés d'élargir le cercle et cela concerne aussi les pays voisins et les grandes thématiques. En d'autres termes, nous sommes présents sur les zones de crise où l'on pourrait être déployé ou sur des zones d'intérêt en matière de renseignements, c'est-à-dire celles qui peuvent avoir une incidence sur les opérations menées ou qui méritent une veille particulière.
C'est déjà le cas. Dès que l'on part en opération - par exemple, le déploiement d'une force navale -, nous accompagnons ce déplacement d'un narratif valorisant l'action et la présence des forces françaises et nous veillons aussi aux effets négatifs.
Mme Sylvie Robert. - Ma question reprend celle du rapporteur sur le contre-narratif, ce que vous appelez le leurre. Vous faites la distinction entre la ruse et la perfidie. Je la comprends facilement d'un point de vue sémantique, mais plus difficilement d'un point de vue législatif.
Ce contre-narratif, qui est l'aboutissement d'un processus - détecter, caractériser, prouver, construire une riposte -, est pris en charge par l'état-major, mais dépend du contexte. Qui vous aide pour le construire ? Utilisez-vous les plateformes ? Quels sont vos leviers et vos outils ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je prolonge la question de Sylvie Robert sur le rôle des plateformes, qui sont assez toxiques en dépit des régulations et des réglementations européennes en cours d'application, notamment le règlement DSA (Digital Services Act). Quel diagnostic posez-vous ? Considérez-vous que la lutte contre la désinformation en ligne revient à écoper la mer avec une petite cuillère ? Faut-il une plus grande exigence ? La législation européenne ne mérite-t-elle pas d'être approfondie ?
Par ailleurs, comment travaillez-vous avec les autres pays européens et l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) en matière de cyberdéfense informationnelle ? Ce sont des sujets importants de coordination pour une meilleure efficacité et une mutualisation des moyens.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Sur la ruse et la perfidie, je suis un peu bridé, car, si j'en dis trop, cela peut contrer notre action - tout ce qui est dit ici pourra être lu par nos adversaires. C'est un peu ce que l'on faisait en guerre électronique. Imaginons sur les réseaux sociaux un rassemblement invitant à aller attaquer une ambassade. On peut troubler le message en intégrant des messages qui donnent une autre localisation ; ce faisant, on disperse les acteurs, on sème le trouble et cela évite les regroupements. C'est très tactique en termes de leurre. Là, on est du côté de la ruse. La perfidie consisterait à se cacher pour ce faire derrière une ONG. De telles distinctions découlent de celles du droit des conflits armés : il est possible de se faire passer pour un adversaire, mais pas pour une ambulance par exemple. C'est assez subtil. C'est pour cela que, dans chaque règle d'engagement, on précise bien les distinctions pour qu'elles soient applicables par les opérateurs.
Comment fait-on la nuance ? Les 90 équivalents temps plein (ETP) qui travaillent sur ces questions sont un peu à part : ils sont spécialistes des applications, ils ont une culture de marketing digital ; il y a des psychologues, des linguistes. Ce sont eux qui, en équipe, construiront le message, lequel sera validé par une sorte de filtre hiérarchique. Plus la dynamique sera rapide et locale, plus la délégation sera faible, car on aura besoin d'un tempo important, s'il s'agit de boucles fermées et que nous savons que l'incidence ne sera pas stratégique.
Si on laisse un soldat élaborer la riposte à un message sur un réseau ou sur un site sans filtre et sans règle d'engagement, cela peut revenir à l'échelon politique avec une violence démultipliée, parce que ce sera utilisé de façon négative. C'est toute la complexité de l'informationnel. Nous avons des filtres, qui nous permettent de distinguer les différentes boucles et le degré de dangerosité.
Nous sommes vraiment au niveau tactique opératif, alors que vous voyez plutôt les choses en termes de grande déstabilisation ou d'ingérence en France.
Mme Sylvie Robert. - Vous évoquez les ripostes rapides. Vous parlez beaucoup du temps, mais, pour créer du contre-narratif et influencer, c'est-à-dire modifier structurellement des imaginaires, il ne faut pas la même durée de temps.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - On a les deux, même si j'ai essentiellement parlé de la réaction. Il y a le temps long et le temps court.
Le temps permet de façonner les perspectives. En Afrique par exemple, il faut inscrire des dispositifs qui fonctionneront dans le temps long. La vraie réussite, c'est de parvenir à déployer des dispositifs autoporteurs. C'est pourquoi il est très difficile de quantifier notre action.
Nous avons réussi des choses qui sont aujourd'hui autoporteuses. Par exemple si, dans un pays, on forme les jeunes au fact checking, qu'on leur apprend à détecter tout ce qui est faux et qu'on le fait dans une démarche positive, ils vont d'eux-mêmes censurer nos agresseurs, développer un esprit critique et tracer une information fausse pour la faire sortir des réseaux des plateformes.
Nous cherchons à nous inscrire dans ce temps long, mais je ne vous cache pas qu'il est très dur à maintenir. On a besoin de temps pour construire nos opérations et nos dispositifs, mais nous sommes en même temps contraints par le tempo imposé par nos adversaires, qui nous demande des actions rapides.
Le désengagement aujourd'hui peut nous permettre de reconstruire quelque chose de long et de durable. En Afrique, il faudra du temps pour changer le sentiment antifrançais.
Les deux dynamiques existent. Le contre-narratif rapide, qui doit être réactif, car il a une incidence sur le terrain pour nos forces, peut autant que possible être délégué de façon à sauver nos forces ou nos ressortissants. Le contre-narratif qui vise à redonner une certaine image de nos forces déployées et de la politique française s'inscrit dans le temps long et nécessite un investissement sur le long terme.
Je ne peux pas me dire très satisfait de la politique des plateformes, mais Pharos est un vrai succès, qui nous a valu un partenariat avec les États-Unis. La France avait bien le dispositif le plus performant. Pharos est une plateforme adaptée à la lutte contre l'incitation à la haine, au terrorisme, mais pas à l'influence telle qu'elle est conduite par les Russes ou par des panafricanismes, lesquels jouent toujours sur les limites.
Par construction, les plateformes font du business. Une information vraie fait dix clics, alors qu'une information fausse et scandaleuse en fait cent. Ces plateformes fonctionnent sur le clic, c'est leur modèle. Par conséquent, quand on leur demande de retirer un contenu, il faut non seulement qu'elles le veuillent, qu'elles en vérifient la pertinence et y consacrent des moyens, mais qu'elles perdent du business. C'est donc difficile à mettre en place.
Pourtant, nous en avons vraiment besoin, surtout avec l'émergence de l'intelligence artificielle, car nous ne sommes qu'aux balbutiements de cette problématique.
Il y a également un volet éducatif : développer l'esprit critique et la connaissance de la menace que représentent les réseaux sociaux et l'intelligence artificielle. Il faut le faire très tôt.
À l'échelle européenne, il n'y a pas tant de pays que cela qui ont intégré dans leurs armées ce que nous faisons ; les choses ne sont donc pas très avancées. Il existe des espaces d'échanges. En revanche, les coopérations bilatérales se développent : ce bilatéral permettra de construire pas à pas le multilatéral.
Je ne connais pas d'homologue en Europe qui ait exactement une structure équivalente en L2I. Certains pays d'Europe émergent et travaillent sur ce sujet, mais ne veulent pas que cela se sache. Je ne peux donc pas vous les révéler. Ils ont aussi des règles intérieures. La question de l'influence est extrêmement sensible. Bien sûr, la pression russe est en train d'éveiller les esprits. Peut-être certains pays travaillent-ils sans que nous le sachions.
M. Dominique de Legge, président. - Nous sommes le seul pays d'Europe à avoir une armée de projection.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - C'est exactement cela. C'est parce que nous avons été confrontés massivement à ce problème en Afrique que nous avons un temps d'avance.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Dans la mesure où la politique de l'information est régulée par l'Europe, il devrait y avoir une stratégie commune pour lutter contre l'influence en ligne et cette cyberguerre.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Ces questions ne se règlent pas à l'échelon militaire, loin de là.
Mme Nathalie Goulet. - Vous avez indiqué que des linguistes faisaient partie de votre équipe ? Combien sont-ils ? Est-ce suffisant ?
Pouvez-vous nous faire parvenir un organigramme des différents satellites qui travaillent sous votre commandement ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. C'est le Centre interarmées des actions sur l'environnement (CIAE), basé à Lyon qui est chargé de la mission des opérations numériques.
Aujourd'hui, je peux dire que j'ai besoin de 500 personnes supplémentaires, mais je sais qu'il en sera autrement. C'est pourquoi nous essayons d'irriguer les niveaux inférieurs en créant des échelons régionaux, par exemple outre-mer ou dans des déploiements opérationnels - nous l'avons testé avec Barkhane -, pour avoir ce niveau de réactivité. Nous voulons former à la détection et à la caractérisation des gens dans l'armée dont ce n'est pas le seul métier et qui pourront être le premier niveau de détection.
Plutôt que de demander des personnels supplémentaires, nous essayons de transformer des métiers afin qu'ils puissent se saisir de cette problématique.
Mme Nathalie Goulet. - Avec la direction du renseignement militaire (DRM) ?
Général de division Aymeric Bonnemaison. - La DRM nous aide dans tout ce qui relève du « blanchiment » des informations que nous pourrions utiliser. Ainsi, à Gossi, c'est un drone qui a pris les images, lesquelles sont un moyen de renseignement et donc classifiées : il s'agit de les « blanchir » pour être en mesure de les diffuser.
Sur le nombre de linguistes, je ne peux pas vous répondre très précisément.
M. André Reichardt. - Dans la lutte contre les influences terroristes, du temps du G5 Sahel, y avait-il des travaux communs entre l'armée française et celle des autres pays ?
De façon générale, sur le théâtre des opérations africaines, quand il y a des narratifs antifrançais, je suis de ceux qui pensent que la France est trop sur la réserve dans le contre-narratif, surtout au regard de tout ce que nous avons fait et continuons de faire. Le directeur général de l'Agence française de développement que nous avons reçu a rappelé les milliards d'euros que la France consacre à ce continent. Y a-t-il entre les armées et les ambassades françaises concernées des coordinations pour développer un contre-narratif dans la durée et montrer tout ce que fait la France ?
Pour ma part, je considère qu'avoir laissé l'armée au Mali sans se préoccuper de tenir un narratif à l'endroit des populations sur tout ce que la France fait d'un point de vue sociétal, civil, en termes d'infrastructures par le biais de l'AFD était une erreur. On le voit bien d'ailleurs, puisque l'on pense que la France n'est plus là : elle y est pourtant encore.
Général de division Aymeric Bonnemaison. - Ce ne sont pas les militaires qui ont la solution de l'ensemble.
Quand on est en réaction, bien souvent, il faut parfois laisser passer : en faisant du contre-narratif, on développe des arguments contraires et on donne de la visibilité à une action qui n'en avait pas tant que cela. C'est pourquoi il est très important pour nous de mesurer l'audience réelle d'un phénomène. On a quelquefois l'impression qu'un tweet antifrançais est extrêmement virulent, alors qu'il n'est suivi par personne. Quelquefois, le silence est une solution préférable à la réaction. Parfois, c'est la dilution qui est préférable : il faut noyer l'information dans autre chose. Ce sont des solutions en réaction.
Le fond du sujet, c'est de le faire en anticipation et par l'influence, vous avez raison. Il faut valoriser des actions de long terme. C'est la mission que nous sommes en train de construire avec le ministère des affaires étrangères : nous avons eu des interactions avec les ambassades quand nous nous trouvions dans ces pays.
La valorisation de l'éducation et des financements que l'on apporte n'est pas suffisante. Elle mérite d'être promue. C'est de l'influence ou du rayonnement. Mais Sans ce socle, il est beaucoup plus difficile pour nous d'agir.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie pour les précisions que vous avez apportées.
12. Audition, à huis clos, de M. Etienne Apaire, secrétaire général du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR) - le jeudi 4 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous poursuivons nos travaux, toujours à huis clos. Nous accueillons M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR).
Monsieur le secrétaire général, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Vous nous présenterez un état des lieux des opérations d'influence étrangère dans les domaines de la délinquance et de la radicalisation. Cette audition sera également l'occasion de dresser un premier bilan de la mise en oeuvre des outils de contrôle des financements étrangers destinés aux associations, introduits par la loi du 24 août 2021.
Vous nous indiquerez également comment le CIPDR s'intègre dans la coopération interservices visant à identifier et à organiser la riposte face aux opérations d'influence étrangères.
Notre commission d'enquête sera enfin à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention de telles opérations d'influence.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Etienne Apaire prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition se tient à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
M. Étienne Apaire, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. - Nous sommes en phase de réflexion pour transformer le secrétariat général du CIPDR (SG-CIPDR) en délégation interministérielle de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Nous avons revu les circuits financiers. Nos missions, sauf une, ne se sont jamais interrompues malgré notre réorganisation. Elles portent sur la prévention de la délinquance et de la radicalisation, la lutte contre le séparatisme, ainsi que la coordination du retour des mineurs des zones de guerre en Syrie et en Irak. Enfin, je suis également président de la mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (Miviludes). Le SG-CIPDR compte 65 personnes. C'est la mission de contre-discours qui a été interrompue dans le cadre de la réorganisation.
Le SG-CIPDR ne s'occupe pas d'ingérence, mais d'influence. Nous menons une veille sur les réseaux sociaux concernant les propos ou messages de certains « influenceurs » qui peuvent conduire au djihadisme d'atmosphère, selon le terme du professeur Gilles Kepel, ou avoir des liens avec des projets politiques ou des valeurs qui diffèrent des nôtres.
Influences « étrangères » ne veut pas dire « d'un pays étranger », de notre point de vue. Nous avons des nationaux sous influence étrangère ou relayant des influences étrangères et des étrangers ne relevant d'aucun État précis qui essaient de nous influencer en promouvant des valeurs, des modes d'organisation ou des croyances contraires aux nôtres. On s'approche de l'ingérence étrangère quand certains relaient systématiquement des discours très proches de ceux d'États étrangers. Il existe en réalité toutes sortes de situations qui ont du mal à être distinguées.
Notre veille est réalisée par quatre veilleurs et quatre analystes, qui observent quotidiennement les réseaux sociaux en source ouverte, pour identifier les principaux influenceurs. Grâce à des outils, par des mots clés, on peut rétrécir la focale sur les discours promoteurs de certains questionnements ou de la remise en cause de certaines valeurs.
Je peux citer, parmi ce qui peut se rapprocher l'ingérence, la sphère turque. La chaîne TRT Français compte 1 million d'abonnés - cela ne signifie pas qu'il y a 1 million de personnes qui « likent » - ; Anadolu Français, 200 000 abonnés, et Nouvelle Aube, une centaine de milliers d'abonnés. Nous nous interrogeons sur les liens que ces chaînes entretiennent avec certains mouvements politico-spirituels tels que les Frères musulmans, ou avec l'État turc lui-même.
Une autre source d'influence importante est AJ+, un média du groupe qatari Al Jazeera, compte 4 millions d'abonnés. Elle critique la mise en place de certaines mesures législatives, comme l'interdiction du port du voile ou la loi de 2021 relative aux valeurs de la République, mais a adopté des codes de communication modernes, avec des articles en écriture inclusive. Beaucoup d'influenceurs n'hésitent pas non plus à employer l'humour. Ils sont très bien organisés, ont compris tous les codes de la communication, et exercent leur influence quotidiennement.
Certains influenceurs moins importants, installés en France ou à l'étranger, notamment outre-Manche, sont bien plus agressifs. Ils estiment que la France a un droit contraire à l'islam et relaient l'idée selon laquelle nous sommes un pays islamophobe. L'organisation CAGE International, à Londres, qui a longtemps soutenu des djihadistes, met clairement en cause les institutions françaises sur Internet et dans divers forums à travers le monde. Son directeur a vu son interdiction d'entrer en France annulée par la juridiction administrative, et a été repéré devant un bâtiment du ministère de l'intérieur, dont il pensait que c'était le siège du SG-CIPDR. Il déclarait que c'était le lieu où se trouvaient tous les mécréants voulant porter atteinte aux croyants. Le personnel du SG-CIPDR en a été un peu inquiet et des mesures particulières de sécurité ont été mises en oeuvre
Des pics de diffusion sont observés dans les discours à travers le monde à chaque événement concernant la communauté islamiste, dont, récemment, l'interdiction de l'abaya à l'école et l'attaque de Gaza et ses conséquences.
Certains influenceurs sont des individus dont il est difficile d'établir les liens avec des pays, mais qui comptent plusieurs centaines de milliers d'abonnés, qui organisent des formations à distance et des pèlerinages, et qui prônent une culture religieuse très rigoriste. Mais ils sont à Dubaï ou dans d'autres pays ce qui rend compliquée toute action à leur égard quand ceux-ci diffusent des discours contraires à nos valeurs.
D'autres, sur lesquels nous sommes très vigilants, sont en France. La liberté d'opinion et de croyance existe, mais nous veillons à ce que leurs discours restent dans le cadre des lois. Certains ont à côté une activité commerciale, de business communautaire. Nous nous assurons qu'ils respectent les règles comptables et fiscales et ne font pas de publicité mensongère. Il faut aussi être très vigilant vis-à-vis des organisateurs de cagnottes, pour que l'argent ne soit pas versé à des mouvements terroristes.
Les veilles donnent lieu à des rapports transmis aux administrations concernées et aux services de renseignement, complétant ainsi leur action. Dernièrement, nous avons très vite vu un message sur le lycée Maurice-Ravel et avons pu prévenir le ministère de l'éducation nationale.
A la différence des auteurs d'ingérences nous ne sommes pas face à des gens qui se cachent, mais qui sont au contraire très prolixes cherchent la visibilité et répètent leurs messages en espérant influencer un public en attente.
La difficulté, en matière d'influence, est que nous faisons face à une opposition entre valeurs, entre conceptions de l'organisation de la société.
Les influenceurs cherchent à développer leur audience. Toute limitation de leur capacité d'expression est ressentie comme injuste. Quand nous rappelons que l'antisémitisme n'est pas une opinion, mais une infraction, certains en sont contrits et se reportent sur des médias étrangers.
L'Unité de contre-discours républicain (UCDR) a été créée en 2021 par le Président de la République, dans l'idée de développer un contre-narratif, face aux propos des influenceurs. Nous avions une capacité en propre de production de messages et un relais par des associations, exécutant plus ou moins bien leurs engagements - c'est toute la question du fonds Marianne. Le contre-discours présente des limites évidentes. On a bien du mal à convaincre quelqu'un qui est déjà convaincu d'autre chose. Tout le monde a vécu l'expérience d'un repas de famille où la personne qui critique la vaccination est impossible à convaincre de l'inanité de ses propos par un « contre-discours » rationnel. Le contre-discours a peut-être fait son temps. Des études montrent d'ailleurs que son efficacité est très réduite.
Mais que faire, dans un combat de valeurs ? Qui défend les valeurs de la République, en réalité ? Chacun a son rôle à jouer, assemblées parlementaires comme gouvernement. Des influenceurs déclarent que l'idéal est la charia. En face, la République estime que chacun est censé connaître la loi naturellement, ainsi que les institutions et tous les avantages qu'elles procurent. Le contrat social est présumé. L'instruction civique est censée convaincre chacun de son intérêt. Mais quand on demande précisément qui fait quoi, on est en difficulté. Les services d'information du Gouvernement et des ministères communiquent sur les actions du Gouvernement et les ministères et non sur les valeurs de la République. Ceux des assemblées font la même chose, et c'est bien naturel. Il y a des défenses ponctuelles de la laïcité ou de l'égalité entre les hommes et les femmes. Mais face à des chaînes, sur les réseaux sociaux, consultées par des milliers de nos concitoyens, en faisons-nous assez pour défendre des valeurs républicaines culbutées par d'autres valeurs ?
L'Ifop a mené un sondage sur les conceptions de la laïcité des jeunes Français : de plus en plus d'entre eux, particulièrement de confession musulmane, estiment que les dernières lois adoptées ne sont pas conformes à leurs croyances. A-t-on réellement essayé de les convaincre du bien-fondé de nos lois ? Dans plusieurs de nos territoires, l'accès des jeunes filles à la scolarité ou à l'espace public est remis en cause. Nous savons qu'il peut être difficile d'enseigner l'histoire et la géographie dans certains territoires. La liberté d'enseignement, d'accès à l'espace public, de croire ou de ne pas croire, est fondée sur des valeurs. Notre dispositif est-il adapté ? Y a-t-il un pilote ? Nous devons nous préoccuper, positivement, de réaffirmer les valeurs de la République.
La loi confortant les principes de la République est un outil qui prévoit un grand nombre de contrôles permettant d'établir notamment la transparence des financements de structures. Nous avons là un dispositif de conformité. Nous sommes particulièrement attentifs aux établissements scolaires hors contrat, aux associations sportives, aux entreprises chargées d'un service public en vue d'éviter ce qui peut s'apparenter à des ingérences cachées de financeurs privés et publiques cachées
Nous sommes également attentifs aux manifestations d''influence, étrangère ou non, mais en tout cas contraire à nos valeurs, dans le monde universitaire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous vous occupez de l'influence et non de l'ingérence. Comment les définissez-vous ?
M. Étienne Apaire. - Pour le dire sommairement, l'influence n'est pas cachée ; elle vise à convaincre, quand l'ingérence vise à modifier les décisions publiques ou les pouvoirs économiques, dans un pays donné. S'agissant des influenceurs, nous sommes face à des gens qui ne se cachent pas.
Évidemment dans la mesure où certains États n'ont pas une distinction claire entre ce qui relève du religieux et ce qui relève du politique, il se peut qu'influence et ingérence puissent être complémentaires
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est le cas de beaucoup de pays. Vous ne suivez donc pas d'actions d'États masquées.
M. Étienne Apaire. - Non.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites que 65 personnes travaillent pour le CIPDR et la Miviludes. Seulement quatre d'entre elles surveillent les réseaux sociaux.
M. Étienne Apaire. - Nous avons quatre veilleurs et quatre analystes, soit, en permanence, un veilleur et un analyste actifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est peu.
M. Étienne Apaire. - Une fois qu'on a dit ce que j'ai dit sur le nombre de personnes qui sont susceptibles de s'intéresser à des discours contre nos valeurs, on se rend bien compte qu'une réflexion est nécessaire, soit sur l'utilité de la structure, soit sur les moyens qui lui sont alloués.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sachant que vous êtes en pleine réflexion structurelle, voire stratégique, avez-vous des préconisations sur ces deux sujets ? Quels seraient les moyens efficaces pour vous permettre de remplir vos missions ?
M. Étienne Apaire. - Le choix est clair : soit on internalise un certain nombre de forces dans un organisme, comme cela a été fait avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), soit on répartit l'action sur tous les ministères et tous les services de communication, en leur donnant une mission de veille, dans leurs domaines de compétence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Où va votre préférence ?
M. Étienne Apaire. - Pourquoi a-t-on créé l'UCDR ? Des difficultés se sont présentées sur le contre-discours et sur le contrôle des entités mandatées pour le produire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est plus large que cela.
M. Étienne Apaire. - J'essaie d'être bref.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Moi, j'essaie d'être précis.
M. Étienne Apaire. - Nous ferons une autre commission d'enquête si vous le voulez.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La commission d'enquête a rendu ses conclusions.
M. Étienne Apaire. - L'idée d'avoir dans un même endroit les veilleurs, les analystes et ceux qui identifient les endroits où il faut porter un discours - et non un contre-discours - me semble utile. Par ailleurs, la mobilisation de toute la société civile me paraît importante, car l'État n'est pas seul dans cette affaire. Si cela ne tenait qu'à moi, j'augmenterais les moyens qui sont alloués au SG-CIPDR, de manière générale et pour renforcer sa capacité à coordonner la diffusion de discours assurant la promotion des valeurs de la République, en lien avec les veilleurs, pour savoir où orienter les discours, avec la mobilisation de tous.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concrètement, que signifierait cette augmentation de moyens ?
M. Étienne Apaire. - Je ne saurais pas vous le dire.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité la Turquie et le Qatar. Rien à propos de l'Arabie saoudite, de l'Iran, ou de l'Azerbaïdjan. Vous ne les citez pas au même niveau ni comme des pays porteurs de contre-discours ou de logiques d'influence.
M. Étienne Apaire. - Effectivement, car il ne s'agit pas de la même organisation. Les liens de financement entre Al-Jazeera et le gouvernement qatari sont connus, de même que les liens entre Russia Today (RT) France et le gouvernement russe. Les liens avec des organismes qui sont des influenceurs, comme l'Union turco-islamique des affaires religieuses (Diyanet þleri Türk slam Birliði - la Ditib), sont complètement reconnus par le gouvernement turc.
M. Rachid Temal, rapporteur. - D'accord, mais...
M. Étienne Apaire. - On n'a pas cette même organisation avec l'Arabie saoudite. Il existe des influenceurs salafistes, dont on peut considérer qu'ils ont des liens avec certains pays, mais pas de manière organique comme ceux que j'ai cités à l'instant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre mission est d'agir pour la prévention de la délinquance et de la radicalisation. Ce dernier mot recouvre une dimension religieuse. Peut-on considérer que ni l'Arabie saoudite, ni l'Iran, ni l'Azerbaïdjan ne mènent, directement ou indirectement, des actions d'ingérence ou d'influence contre la France ?
M. Étienne Apaire. - Pour ce qui est de l'ingérence, je ne sais pas. Pour ce qui est de l'influence, je n'en suis pas sûr. En revanche, certains influenceurs peuvent parfois résider dans certains pays. Mais la ville de Dubaï peut-elle être considérée comme complice parce qu'elle accueille des influenceurs ? De même, la ville de Londres peut-elle être considérée comme complice parce qu'elle accueille CAGE International, qui passe son temps à remettre en cause les valeurs de la République ? Nous n'observons pas d'osmose entre ces organes d'influence et les gouvernements des pays qui les accueillent
M. Rachid Temal, rapporteur. - Les chercheurs que nous avons auditionnés ont pourtant cité ces pays.
M. Étienne Apaire. - Ces pays ont sans doute des valeurs qu'ils défendent à travers le monde, mais la question se pose de savoir s'ils ont une influence telle qu'on peut la percevoir sur les réseaux sociaux en France. Je n'en suis pas sûr.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur quoi cette incertitude repose-t-elle ?
M. Étienne Apaire. - J'ai demandé qui étaient les cinq influenceurs qui retenaient particulièrement notre attention. Parmi eux figure un certain Redazere : 4 477 520 abonnés. Il est salafiste. Je ne peux pas vous dire s'il a un lien quelconque avec l'un des pays que vous avez cités. De même, je ne peux pas vous dire si un autre salafiste, Nader Abou Anas, qui comptabilise 2,633 millions d'abonnés., a un lien avec l'Azerbaïdjan, l'Arabie saoudite ou un autre pays. Il appartient à l'oumma, il est un défenseur de la communauté et il a des conceptions salafistes qui dépassent de beaucoup les ingérences étrangères de pays que vous nous indiquez. Certains pays sont cependant plus proches de cette diffusion ; je les ai indiqués. Du reste, ce n'est pas exclusif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne comprends toujours pas votre réponse et votre mécanique de classification. Comment pouvez-vous à la fois identifier certains pays précisément et dire que pour d'autres il n'y aurait que des influenceurs ?
Vous avez évoqué l'abaya, Gaza ou les lois qui ont été adoptées en France sur le voile. Tout le monde connaît les campagnes de l'Iran sur ces sujets ! Je m'étonne que vous ne citiez pas ce pays, alors que vous vous occupez de radicalité, et pas non plus l'Azerbaïdjan, l'Arabie saoudite ou Dubaï, quand d'autres le font. Je m'interroge donc sur le périmètre de votre action.
M. Étienne Apaire. - L'Iran n'a pas été identifié par mes services directement comme étant lié à des influenceurs qui sont en outre, à 99 %, sunnites et non chiites.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela n'empêche pas l'Iran d'intervenir...
M. Étienne Apaire. - Vous me demandez une preuve impossible. Vous me dites que je ne les cite pas, mais je n'ai pas d'éléments, je ne peux donc pas les citer ! L'Iran finance peut-être des conférences en Azerbaïdjan, mais, en tant que SG-CIPDR, je ne le perçois pas et je ne peux pas le dire honnêtement. Je n'ai aucun moyen de l'affirmer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous des relations régulières, de coopération ou de coordination, avec Viginum et le Comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi) et le cas échéant, lesquelles et selon quelles modalités ?
M. Étienne Apaire. - Un haut-fonctionnaire du ministère de l'intérieur assure la coordination entre tous les services de veille contre les ingérences.
Le CIPDR n'a pas de lien organique avec Viginum même si nous entretenons des relations suivies avec cet organisme. Par ailleurs, l'analyse des faux discours n'entre pas dans notre lettre de mission ni dans notre coeur de métier. En revanche, si nous détectons quelque chose d'inhabituel, nous transmettons l'information à nos partenaires
Nous ne sommes pas un service de renseignement, mais nous avons des liens avec tous les services de renseignement, notamment ceux du ministère de l'intérieur. En tant que chefs de file de la lutte contre le séparatisme, en matière d'action administrative, nous intervenons en appui des préfectures ou des administrations pour la vérification de la mise aux normes d'un certain nombre d'établissements et la transparence des financements des fonds de dotation. Nous sommes en lien non seulement avec les services du renseignement territorial, mais aussi avec la direction des libertés publiques et des affaires juridiques (DLPAJ), bras armé du ministère de l'intérieur pour sanctionner les irrégularités. Nous sommes en soutien des préfectures pour permettre les analyses nécessaires pour opérer ces contrôles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quand vous dites que l'État s'interroge sur le contre-discours et se demande si cela n'a pas fait son temps, de qui parlez-vous exactement ?
M. Étienne Apaire. - Une réflexion est engagée au sein du Gouvernement, portée par le ministère de l'intérieur, pour savoir ce qu'il convient de faire en matière de contre-discours et de discours et voir comment on les organise.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont vos préconisations dans ce domaine ?
M. Étienne Apaire. - Je préconise de rassembler dans un endroit unique l'activité de veille, le constat et la coordination de la diffusion de discours - et non de contre-discours - assurant la promotion des valeurs de la République à tous les niveaux, dans l'éducation nationale, ce qui est la vocation d'un organisme interministériel. Pour l'instant, il me semble que cela manque. Il faut aussi la mobilisation de tous les acteurs de la société. Je pense aux entreprises notamment.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui produirait le fond des discours ?
M. Étienne Apaire. - Soit la coordination a une faculté de promotion, ce qui pose une question de coût, soit on peut recourir à des associations, comme cela se fait déjà, ce qui soulève la question de savoir dans quel cadre juridique on se pose et qui contrôle la diffusion des messages. La réflexion est difficile. Le choix doit se faire entre la commande publique, la subvention et l'internalisation. Pour l'instant, il n'y a pas d'internalisation, car personne ne s'occupe de la promotion des valeurs de la République. En tout cas, il n'y a pas assez de personnes par rapport au nombre d'influenceurs.
Mme Nathalie Goulet. - Je suis les travaux du comité de prévention de la délinquance, devenu le CIPDR, et auquel on a ajouté la Miviludes, depuis plusieurs années. J'ai demandé à de nombreuses reprises une évaluation du CIPDR, sans succès. Du préfet Pierre N'Gahane au fonds Marianne, aucune évaluation n'a été effectuée. Nous avons pu observer le contre-discours de Dounia Bouzar ou de Mohamed Sifaoui, nous qui sommes impliqués dans ce dossier. André Reichardt et moi-même avons en effet présidé la commission d'enquête sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe en 2014, avant l'attentat contre Charlie Hebdo.
Je me réjouis que vous ayez enfin cité, devant la présente commission, le problème des Frères musulmans, du Qatar et de la Turquie, et que l'on déplace un peu le discours qui était auparavant centré sur l'Est.
Al Jazeera pose de nombreux problèmes, dans ses déclinaisons également. Dans sa version arabe, on pend les homosexuels, alors que sa version française est gay friendly ! Il faut voir comment tout cela se décline et mesurer à la fois les dangers et les financements associés. L'Arabie saoudite ne mène pas, en revanche, une semblable politique d'influence par les médias. Son influence se produit autrement, d'autant que l'Arabie saoudite de Mohammed ben Salmane n'est pas la même que celle d'il y a vingt-cinq ans.
J'en viens à la nécessaire évolution du comité de prévention que vous dirigez. Comme vous l'avez parfaitement annoncé, le fonds Marianne a sonné le glas de la structure actuelle. Je souscris à l'idée de rassembler la veille, l'analyse et la réplique au sein de la même structure. La question est de savoir laquelle, et avec quels moyens.
Il faut distinguer la violence commise à l'égard de la France de l'influence exercée sur des personnes présentes sur son territoire, visant à les faire agir de telle ou telle façon. Ce sont deux degrés différents. Les cas de l'Iran et de l'Azerbaïdjan sont spécifiques. Des attaques très violentes contre la France, inacceptables, ont été recensées dans ce dernier pays. Toutefois, il s'agissait d'attaques frontales, visibles, peu malignes et identifiées. L'influence du Qatar et des Frères musulmans est tout à fait différente.
Où faut-il placer votre dispositif : au sein de Viginum, au ministère de l'intérieur, ou au sein d'une cellule supplémentaire insérée dans les services de renseignement ? Dans de nombreux endroits, la veille exercée sur les réseaux rassemble 300 personnes, qui travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre en six langues différentes. Cependant, même avec quatre personnes, elle est indispensable. Les influenceurs que vous avez cités ne résident pas en France, mais à Dubaï ou en Belgique, comme BarakaCity.
Comment améliorer votre outil et où doit-on le positionner, sachant que le rapport de la Cour des comptes et le fonds Marianne ont signé l'arrêt de mort de sa version actuelle ?
M. Étienne Apaire. - Tout le monde s'accorde à dire qu'il y a un besoin, de veille notamment, auquel s'ajoute un besoin de discours et de mobilisation de la société. Les choix qui sont faits attribuent actuellement cette responsabilité au ministère de l'intérieur. Viginum dépend du secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Il existe d'autres possibilités, dans les services du Premier ministre, et de coordination interministérielle. Tout est possible. La proximité avec les services de renseignement du ministère de l'intérieur, notamment le renseignement territorial, et avec la DLPAJ présente des avantages. Comme souvent dans ces questions, toutes les organisations offrent des avantages. Encore faut-il les évaluer. Je suis d'accord avec vous sur le fait que nous partons avec un boulet un peu difficile à nos pieds.
La question est de savoir quel est le meilleur endroit pour faire agir tout le monde et de s'assurer que la coordination interministérielle soit au bon endroit ?
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez insisté sur la nécessité de construire un discours. Pensez-vous que nous lutterons contre la radicalisation avec un discours, sachant que ce dernier risque d'être perçu comme un discours officiel, en un temps où tout ce qui est officiel et institutionnel est considéré comme suspect ?
M. Étienne Apaire. - C'est presque une question de philosophie politique. Pendant des siècles, ce pays a assuré la défense des « hussards noirs de la République » notamment des enseignants, qui eux-mêmes assuraient la promotion de la République. Certaines formes de communication étatiques faisaient également ouvertement la promotion des valeurs de la République. Il suffit de relever la fréquence des insertions de la devise de notre République sur nombre d'édifices publics.
Sous la troisième République déjà nous luttions contre certains influenceurs. Ainsi il n'y a pas si longtemps, l'État considérait que certains mouvements religieux liés à Rome devaient être interdits ou en tout cas interdits d'expression, car ils portaient atteinte aux valeurs de la République laïque.
Si l'on se place maintenant du côté de celui qui écoute, on peut se demander si nous disposons des compétences nécessaires pour assurer une instruction civique généralisée, un rappel des valeurs de la République et du contrat républicain auprès de l'intégralité de la population.
Je pense que cet objectif n'est pas inatteignable si on utilise des moyens modernes de communication pour convaincre de la solidité de nos valeurs. De toute manière nous n'avons pas le choix.
En effet, je constate que les prédicateurs et les influenceurs dont nous parlons n'ont pas peur pour leur part d'avoir l'air ridicule en affirmant certaines valeurs qui nous semblent étonnantes, mais qui arrivent à convaincre une part non négligeable de la jeunesse. « Le jour où j'épouserai ma femme, elle n'aura pas le droit de travailler ni d'aller toute seule dehors » : le garçon qui tient ses propos, Adel, a 20 ans, il est footballeur, il dit des choses plus énormes les unes que les autres et il est suivi par 600 000 personnes ! Une part non négligeable de jeunes garçons se dit que ses propos ne sont pas idiots et que, si le Coran le dit, il faut le faire.
Pardonnez-moi d'être un peu vigoureux, mais nous sommes les seuls à nous poser des questions sur les valeurs de la République. Je ne demande pas aux gens d'être convaincus, mais de respecter la loi, qui autorise ou interdit un certain nombre de comportements conformément à nos valeurs républicaines.
Lorsque je donne des conférences sur les valeurs de la République, je dis que les atteintes à ces valeurs ne sont pas à rechercher dans des territoires lointains. En Seine-Saint-Denis, il n'y a plus dans certains quartiers, beaucoup de femmes dans l'espace public dehors à partir de 18 heures. On vous dit que ce n'est pas la place de la femme. Des jeunes filles, non voilées dans la rue, se voilent lorsqu'elles entrent à l'université pour éviter les pressions.
Nous sommes dans un combat de valeurs, y compris sur le plan politique. Certaines personnes pensent comme ceci ou comme cela. Or elles n'avancent pas masquées, mais avec leurs valeurs. Si nous craignons de défendre les nôtres, je ne sais pas qui le fera car en face, nos adversaires ne craignent personne.
En outre, l'un des discours dominants chez ces influenceurs consiste à dire que nous avons perdu notre vitalité, que la démocratie ne fonctionne pas et que nous ne sommes même pas capables de défendre ces valeurs. Il convient donc de nous mobiliser pour convaincre ceux qui doutent du contraire.
Je ne vois pas ce qui nous empêche de rétablir un « catéchisme républicain » vigoureux et de nous assurer qu'il est connu et compris de tous et qu'il n'est pas négociable.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au coeur de Paris se présentent aussi des cas de séparatisme, mais ce dernier n'est pas seulement religieux.
M. Étienne Apaire. - Je vous l'accorde. La question est la suivante : a-t-on la capacité de le combattre ?
M. Dominique de Legge, président. - Je le souhaite de tout coeur. Cependant, soyons conscients du fait qu'un discours officiel est, par définition, suspect aujourd'hui. Une parole sensée, républicaine, institutionnelle n'est plus entendue ni écoutée parce qu'elle devient suspecte. La parole publique est décrédibilisée.
J'aimerais prendre votre discours comme un grand message d'espérance. Ce n'est pas si simple que cela. Ce n'est pas en rendant obligatoires la diffusion et le commentaire, tous les matins, du catéchisme de la République à l'école que l'on réglera le problème. Je comprends toutefois votre réponse, mais le discours ne suffit plus.
Mme Sylvie Robert. - Il s'agit effectivement d'un débat de philosophie politique. Si l'on se dit que l'on a perdu la bataille culturelle, comment reconstruire cet imaginaire qui a été transformé dans les esprits ? Nous manquons d'outils, de leviers. Voyez comme il est difficile d'enseigner l'histoire. Peu à peu, cette bataille a été perdue. La reconstruction du narratif s'avère compliquée. Il ne faut pas se culpabiliser ni se victimiser, mais affirmer les choses. Or en de nombreux endroits, le débat, la controverse ne sont même plus possibles. Si nous parvenons à débattre malgré tout, comme nous le faisons dans les assemblées parlementaires, nous réussirons peut-être à atteindre notre objectif.
La question des influences participe de cette analyse et de cette nécessaire reconstruction.
Mme Nathalie Goulet. - Nous sommes tous porteurs des valeurs de la République. C'est à nous de les défendre. Il y a quelques semaines, de violentes attaques ont eu lieu sur les réseaux sociaux contre l'islamophobie en France au motif que cette dernière interdirait les financements étrangers des mosquées, ce qui est faux. Une telle interdiction devrait en effet s'appliquer également aux synagogues, aux églises, en vertu de l'égalité devant la loi.
J'ai obtenu le retrait d'un post publié sur les réseaux sociaux qui avait comptabilisé 800 000 à 1,5 million de vues. Nous sommes tous porteurs de cette défense. Or nous sommes tous un peu démissionnaires devant l'avalanche de mensonges éhontés qui circulent, d'autant qu'il y va aussi de la responsabilité des plateformes. Il va falloir s'en occuper sérieusement.
L'échec du contre-discours déployé depuis des années et l'épisode du fonds Marianne sont le signe que l'heure est venue de rediscuter du sujet et de revoir la méthodologie.
M. Étienne Apaire. - Je confirme que nous sommes tous porteurs des valeurs de la République. Je suis engagé en ce sens.
Des évolutions surviennent. Des interrogations sont en cours à l'échelle européenne en vue de mieux défendre les valeurs de l'Union Européenne qui sont fondées sur notre corpus républicain. Là encore il existe un déficit, nous n'avons pas de discours suffisant pour assurer la promotion des valeurs de l'Europe. Or, quand nous voyons les financements accordés à certaines structures d'influence islamiste par l'Union Européenne, et au relai complaisant qui peut être accordé aux accusations d'islamophobie portées contre notre pays, nous devons rester particulièrement vigilant et dénoncer ce qui ne nous semble pas conforme aux valeurs de l'Union.
Notre action est reconnue à l'international et intéresse beaucoup les autres pays, malgré les aléas que nous avons connus.
Par ailleurs, les techniques de communication évoluent en permanence, en bien ou en mal. Or l'intelligence artificielle peut nous aider, à la fois en matière de veille mais également en matière de diffusion de messages.
Deux éléments nous intriguent. Dans les quartiers - je les cite de manière indéterminée, sans parler d'un département particulier -, les jeunes ont un fort attrait pour tout ce qui représente l'autorité publique. Il y a à la fois beaucoup de difficultés et de violences, et beaucoup d'attrait. On s'étonne ainsi de voir qu'un grand nombre de jeunes issus de minorités intègrent les forces de police, de gendarmerie, la justice ou l'armée. La République représente donc bien quelque chose pour eux. Ce mouvement doit être accompagné et encouragé.
Par ailleurs, concernant l'intelligence artificielle, il n'y a pas que des « ingénieurs du chaos » pour reprendre la formule de Giuliano da Empoli, qui cherchent grâce à leur connaissance des réseaux sociaux et des algorithmes à fausser le jeu démocratique. Il y a toute une réflexion à mener pour voir comment utiliser au mieux ces nouveaux moyens technologiques pour informer au plus près ceux qui ne connaissent ou ne comprennent pas nos valeurs, faute d'avoir reçu l'enseignement républicain et l'instruction civique nécessaires. Nous avons ainsi toute une réflexion devant nous à mener pour élaborer des messages convaincants mais aussi pour les acheminer auprès de ceux qui sont les plus concernés, les personnes âgées.
Mme Sylvie Robert. - Ce sont des techniques algorithmiques.
M. Étienne Apaire. - Cette logique ne doit pas être simplement au service du chaos, du mal ou des influenceurs étrangers. Nous pouvons, nous aussi, nous en emparer pour diffuser les messages nécessaires à la promotion de nos valeurs communes.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie de votre participation.
13. Audition, à huis clos, de M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (SISSE) - le mardi 9 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, j'ouvre nos travaux du jour en accueillant M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du Service de l'information et de la sécurité économiques (SISSE).
Monsieur, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Vous pourrez commencer par situer votre service dans la galaxie de l'organisation administrative avant de nous présenter un état des lieux des opérations d'influences étrangères dans les domaines économiques et technologiques. Cette audition sera en outre l'occasion d'une présentation de la mise en oeuvre du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France.
Vous nous indiquerez également quelles sont les modalités de la coordination interministérielle de notre politique de sécurité économique face aux opérations d'influences étrangères.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Joffrey Célestin-Urbain prête serment.
Nous sommes convenus que cette audition se tiendrait à huis clos, en sorte que vous puissiez vous exprimer le plus librement possible.
Vous avez la parole pour un propos liminaire d'une durée de quinze à vingt minutes.
M. Joffrey Célestin-Urbain, chef du Service de l'information stratégique et de la sécurité économiques. - Je vais commencer par situer le SISSE dans le maquis administratif : il s'agit d'un service de la direction générale des entreprises (DGE), l'une des directions de Bercy, c'est-à-dire du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique. Ce service existe - et est abrité par la DGE - depuis 2016 ; il est lui-même le résultat de la fusion de deux organismes, une délégation interministérielle à l'intelligence économique et un service de coordination à l'intelligence économique qui relevait de Bercy. Ces deux structures ont coexisté pendant une dizaine d'années.
Le SISSE est le bras armé de la politique de sécurité économique du Gouvernement. Il a la particularité d'avoir de fait une compétence interministérielle - nous coordonnons toutes les administrations qui concourent à cette politique - mais d'être hébergé à Bercy, héritage de l'hybridité qui préexistait à sa création - une patte à Matignon, une patte à Bercy. Nous faisons vivre ces deux logiques au quotidien : nous bénéficions de toute la connaissance économique de Bercy, sectorielle et thématique, mais notre positionnement interministériel nous permet d'être immergés dans un écosystème plus large. Nous travaillons très étroitement avec les services de renseignement, qui sont très actifs en matière de renseignement économique, en particulier la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et la direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), mais aussi la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Dans un univers « Bercy pur », sans dimension interministérielle, nous aurions moins accès à ces services.
Notre mission est de protéger les actifs stratégiques de l'économie française, matériels et immatériels, face aux menaces étrangères. Nous ne traitons ni les sujets franco-français - d'autres services de l'État s'occupent de tout ce qui a trait aux relations entre donneurs d'ordre et sous-traitants français - ni les problèmes qui concernent les entreprises françaises dont nous considérons qu'elles ne relèvent pas de la souveraineté économique.
Nous travaillons sur la base de listes structurantes d'actifs stratégiques, qui correspondent aux entités sur lesquelles nous veillons et que nous protégeons contre les ingérences économiques étrangères. Ces listes n'existaient pas avant 2019 : le périmètre de ce que l'État entend par « sécurité économique » n'était pas précis. Désormais, dès lors que l'on repère un événement impliquant un acteur étranger et qu'une des entités desdites listes est impliquée dans cette transaction, on sait que l'on est dans le champ de la sécurité économique.
Nous nous sommes dotés de trois listes : une liste d'entreprises stratégiques qui répond à une approche large de la sécurité économique - elle va bien au-delà du CAC 40 et du SBF 120 et bien au-delà des seules entreprises de la défense et de la sécurité ; une liste de technologies critiques pour l'économie française, qui représente une vision prospective du potentiel d'innovation que nous voulons protéger ; une liste plus récente des laboratoires publics de recherche sensible, élaborée en lien avec le ministère de l'enseignement supérieur, de la recherche et de l'innovation (Mesri). Nous marchons donc sur ces trois « pattes ». Il était important d'ajouter la recherche à notre périmètre : si nos entreprises industrielles étaient plutôt correctement protégées contre les rachats, donc sur le plan capitalistique, nous avions identifié en revanche, au fil des années, un angle mort dans le domaine de la recherche, zone de vulnérabilité exploitée par nos rivaux étrangers. Il arrive que ces rivaux, je le précise, soient tout simplement des « prédateurs », des pays qui remontent les chaînes de valeur pour recruter directement des chercheurs ou financer les bourses de thésards en France pour s'introduire dans des laboratoires. Nous couvrons désormais cette problématique.
Notre travail, au quotidien, est de collecter et traiter toute information potentiellement pertinente qui révélerait une menace étrangère sur l'une de ces entreprises, technologies ou laboratoires : le SISSE est une machine à aspirer des informations en provenance des services de l'État, les services de renseignement étant notre source la plus importante, mais aussi de nos propres capacités de veille, qui nous permettent de repérer dans nos bases de données des faisceaux d'indices, des menaces futures, des signaux faibles.
Fait intéressant, de plus en plus d'entreprises viennent nous voir spontanément : elles ont compris qu'elles ne pouvaient se vendre à un partenaire étranger ou nouer des partenariats qui présentent un risque du point de vue de la souveraineté sans en référer à l'État à un moment ou à un autre. Pendant longtemps, les entreprises ont eu une sorte de sentiment d'impunité, en l'absence de réponse forte de la part de l'État. Désormais, elles sont de plus en plus nombreuses à vouloir anticiper le problème avec nous : elles n'attendent pas que la prise de contrôle par une entreprise étrangère soit signée ou que la levée de fonds qu'elles préparent soit engagée pour consulter le SISSE. Elles veulent savoir, concrètement, ce qu'elles ont ou non le droit de faire : peuvent-elles se « marier » avec tel ou tel acteur étranger ? Telle opération est-elle interdite ou autorisée ? À quelles conditions ? Voilà le genre de questions qu'elles nous posent.
Si les entreprises ont le réflexe de venir nous voir, cela va élargir considérablement la surface des informations dont nous disposons ; c'est d'autant plus important pour nous que nous n'avons pas d'informations « captives » : les entreprises n'ont aucunement l'obligation, administrativement parlant, de venir voir le SISSE, en cas de menace de sécurité économique. Nous ne bénéficions pas des mêmes facilités que certains services de renseignement - du reste, nous ne sommes pas un service de renseignement -qui récupèrent des informations par la réglementation - ainsi des déclarations de soupçon adressées à Tracfin.
Nous collectons donc toutes ces informations et sommes chargés d'extraire, dans ce flux qui représente plusieurs milliers, voire plusieurs dizaines de milliers, de signalements chaque année, ce qui représente une véritable menace économique étrangère. C'est à nous de qualifier un événement de menace. Le cas échéant, nous avons une obligation de résultat : celle d'éteindre cette menace étrangère par tous moyens, ce qui prend plus ou moins de temps, vous pouvez l'imaginer, en fonction de la complexité du dossier, de l'acteur impliqué - État ou acteur privé, le second pouvant être le faux-nez du premier. Lutter contre cette menace a de surcroît des conséquences diplomatiques qu'il faut savoir peser. Notre objectif de performance est de « un pour un » : une menace égale une extinction de menace - nous devons tout neutraliser.
Quelques chiffres : nous avons mis en place notre plateforme de veille interministérielle en 2020, à la sortie de la première phase du covid ; nous avons traité 353 menaces économiques étrangères en 2020, 478 en 2021, 694 en 2022, 968 en 2023. Cette augmentation qui peut paraître inexorable s'explique par deux types de facteurs : une montée brute de la menace étrangère, liée à des raisons structurelles relevant de la géopolitique mondiale, et la montée en puissance de notre dispositif lui-même. Nous voyons plus de choses, nous voyons des choses plus tôt, et le périmètre que nous surveillons est allé en s'élargissant.
Je donne deux exemples de cet élargissement.
À la « faveur » de la crise du covid, en avril 2020, nous avons ajouté les entreprises de biotechnologie à la liste des entreprises que nous avons la faculté de contrôler au titre de la surveillance des investissements étrangers en France (IEF).
Idem, récemment, avec les énergies renouvelables : il fut un temps où nous ne pouvions pas contrôler le rachat d'entreprises du secteur des énergies renouvelables lorsqu'elles en étaient à un stade amont de leur phase de recherche et développement (R&D), car il fallait à chaque fois démontrer qu'elles étaient essentielles à l'approvisionnement électrique de la France, ce qui, s'agissant de start-up, s'avère quasi impossible.
Autrement dit, nous avons continuellement élargi notre champ de vision. Grâce à la mobilisation des services de renseignement et des entreprises elles-mêmes, nous voyons de plus en plus de choses.
La menace économique étrangère que nous répertorions peut se décliner selon les secteurs ou les acteurs : 48 % de la menace que nous observons est une menace de type capitalistique, c'est-à-dire consiste en une prise de contrôle d'entreprises stratégiques françaises par des intérêts étrangers potentiellement problématiques ou par des « fonds activistes », qui prennent une participation au capital d'une entreprise cotée et déclenchent des campagnes très agressives dans le but d'en évincer les dirigeants ou de pousser la société à optimiser leur performance financière. Le deuxième grand « paquet » de menaces, qui représente 39 % du total, comprend tout ce qui concerne les atteintes à la propriété intellectuelle et aux données sensibles des entreprises. Vous mesurez ainsi toute l'étendue de notre action : nous ne nous limitons pas aux opérations « classiques » de Bercy, celles qui sont régies par les décrets Villepin, Montebourg et Le Maire relatifs au contrôle des investissements étrangers.
Quels sont les secteurs les plus visés ? Le premier est celui de la santé et des biotechnologies - 16 % des menaces -, le deuxième celui des transports - 15 %, le troisième celui du numérique et de l'électronique, hardware et software confondus - 14 %. Ce troisième secteur inclut l'intelligence artificielle, le logiciel, la blockchain, l'informatique quantique, mais aussi des choses très « physiques » : atteinte aux réseaux de télécommunications français, prise de contrôle dans le secteur des semi-conducteurs. Le quatrième secteur comprend tout ce qui concerne l'enseignement supérieur, la recherche et l'innovation - 13 %, ce qui n'est pas négligeable ; certains pays y concentrent tous leurs efforts.
Les vecteurs utilisés sont pour la moitié le vecteur capitalistique - rachat de parts au capital, obtention de droits de vote, donc influence sur la gouvernance -, pour un quart le vecteur humain - débauchage d'experts français dans certaines filières stratégiques, intrusion de chercheurs étrangers dans des laboratoires soumis à contrôle d'accès, espionnage industriel.
Deux autres vecteurs de déstabilisation sont assez récurrents. Le vecteur juridique, premièrement, renvoie à des procédures administratives ou judiciaires étrangères diligentées à l'encontre d'entreprises françaises par des concurrents étrangers ou par des autorités de poursuite, notamment anglo-saxonnes. De telles procédures peuvent placer une société dans une situation compliquée ; elles touchent les grands groupes, mais aussi de plus petites entreprises.
J'ai en tête l'exemple d'une PME technologique, leader français et européen, qui s'est vu du jour au lendemain intenter un procès aux États-Unis par son concurrent, dont le chiffre d'affaires était vingt fois supérieur. Cette entreprise, dont les fondamentaux étaient extrêmement sains et le rythme de croissance très élevé, était en phase de préparation de sa levée de fonds, avec des perspectives très prometteuses. Malheureusement, elle a été stoppée net par ce procès ; pendant deux ans, elle n'a pu attirer d'investisseurs. Nous sommes intervenus, via des fonds publics, pour « dérisquer » des investisseurs français et permettre à l'entreprise de continuer à financer ses frais d'avocat - pour une entreprise dont le chiffre d'affaires s'élève à une vingtaine de millions d'euros, il est en effet insoutenable de lâcher 1 million d'euros tous les quatre mois dans le cadre d'un procès aux États-Unis. Nous l'avons aussi protégée sur le volet relatif à la transmission d'informations sensibles, car les procédures judiciaires à l'étranger sont souvent l'occasion de capter des informations très sensibles pour l'entreprise et pour la souveraineté.
Dernier vecteur : le cyber. Nous ne répertorions pas toutes les attaques cyber - c'est l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi) qui s'occupe des attaques contre les collectivités locales ou les hôpitaux -, mais nous intervenons dans ce domaine à deux égards : d'une part, lorsqu'une attaque cyber touche l'une des entités stratégiques que j'évoquais et menace sa survie et, d'autre part, pour contrôler les rachats d'entreprises stratégiques de la filière cyber française.
Le paysage de la menace économique étrangère comprend à la fois des ingérences caractérisées - et parfois des opérations illégales et clandestines - et des opérations nettement plus « habituelles » en économie de marché : lobbying, influence. Faut-il qualifier de menace pour la sécurité économique française les actions de lobbying des grandes plateformes du numérique à Bruxelles ? On aurait tendance à dire oui, mais, lorsque des entreprises françaises font de même, on penche plutôt pour dire qu'un tel lobbying relève du jeu légitime. L'Inflation Reduction Act, programme massif de subvention aux énergies vertes assorti d'exigences de localisation aux États-Unis, relève-t-il de la sécurité économique ? L'importation massive de véhicules électriques chinois est-elle un problème de politique commerciale ou de sécurité économique ? Au bout du compte, tout cela se rejoint un petit peu, mais on navigue là dans une sorte de zone grise ; notre rôle est précisément de donner des repères à nos autorités politiques : telle opération est légitime, il est possible de laisser faire ; telle autre ne l'est pas, il faut la bloquer ou a minima l'encadrer.
Quels sont les pays les plus représentés parmi les sources de menaces économiques étrangères ? Deux pays dominent le classement ; vous pouvez deviner leur identité. En tout état de cause, la carte de la guerre économique ne se superpose pas strictement avec la carte des alliances militaires et géostratégiques. La sécurité économique est de toute façon un univers où la notion d'allié n'a guère de sens : on y a plus ou moins des alliés, selon les circonstances, selon les secteurs, etc.
Que faisons-nous de toutes ces alertes ? Nous avons plusieurs moyens de les neutraliser, à commencer par la dissuasion informelle. Il nous arrive de recevoir des dirigeants d'entreprises françaises ou des patrons de fonds d'investissement étrangers en leur disant : « Ne faites pas cette opération, car nous la bloquerons ». Dans certains cas, cela marche, dans d'autres non. Il arrive que l'investisseur nous remercie : si l'on prévient en amont l'investisseur étranger qu'il n'a aucune chance d'aller au bout de son deal, car il finira par recevoir une réponse négative de la part de l'État français, il économise six mois de due diligence avec banques d'affaires et cabinets d'avocats. Certains dirigeants d'entreprises françaises acceptent l'augure, d'autres poursuivent en pensant que nous bluffons, mais finissent par le regretter.
Nous utilisons aussi des instruments plus classiques. L'instrument réglementaire le plus connu est le contrôle des investissements étrangers en France, qui nous permet d'encadrer, de refuser ou d'autoriser des franchissements de seuil. Dès qu'un investisseur extra-européen prend plus de 25 % des droits de vote d'une société stratégique française - 10 % pour une société cotée -, il doit obtenir une autorisation du ministre de l'économie avant de mettre en oeuvre cette opération. Le ministre a quatre choix possibles.
Il peut décider, premièrement, que l'opération n'entre décidément pas dans le champ du contrôle et qu'il n'y a donc pas lieu de l'écarter ; il peut juger, deuxièmement, qu'elle entre certes dans le champ du contrôle, mais que les risques pour la souveraineté sont limités, parce que l'acteur étranger n'est pas défavorablement connu ou parce que l'entreprise française n'est pas particulièrement stratégique.
Les deux autres options sont un peu plus contraignantes pour l'investisseur. Le refus, troisièmement, est relativement rare et ciblé sur les cas les plus problématiques - l'État communique assez peu sur ce genre de situations, mais il serait faux de croire qu'il n'y a jamais de refus. Quant à la quatrième option, nous l'utilisons couramment, davantage que la moyenne des autres États européens : c'est l'autorisation sous condition, qui consiste à autoriser la prise de contrôle en l'assortissant de garde-fous de souveraineté -protection des informations sensibles, maintien en France des activités industrielles et de R&D, etc. Le SISSE s'est donné les moyens de contrôler l'effectivité de ces conditions, ce qui n'a pas toujours été le cas. Nous avons diligenté 80 contrôles l'année dernière ; les investisseurs et les cabinets d'avocats ont bien compris qu'ils ne pouvaient plus passer entre les gouttes, ce qui démontre que l'exécution des décisions administratives est un aspect important de la robustesse du dispositif, au-delà du volet législatif.
Un autre instrument réglementaire est à notre disposition : la loi du 26 juillet 1968 relative à la communication de documents et renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique à des personnes physiques ou morales étrangères, ou loi dite de blocage. Ce texte visionnaire et « panoramique » interdit la transmission d'informations de souveraineté à des autorités étrangères. Son article 1er bis « interdit à toute personne de demander, de rechercher ou de communiquer [...] des documents ou renseignements d'ordre économique, commercial, industriel, financier ou technique tendant à la constitution de preuves en vue de procédures judiciaires ou administratives étrangères ou dans le cadre de celles-ci », c'est-à-dire sans passer par les canaux de coopération habituels.
Cette loi a été moribonde pendant plus de cinquante ans ; en 2022, nous l'avons ressuscitée sans y toucher, en lui donnant une portée réglementaire et administrative via un décret et un arrêté - décision a été prise de ne pas ajouter au dispositif une couche normative trop épaisse. Voici ce que nous avons dit aux entreprises à cette occasion : pour traiter les demandes intrusives de transmission d'informations qu'elles reçoivent de la part d'autorités étrangères, il existe un seul guichet au sein de l'administration, le SISSE, qui produit des avis qu'elles pourront verser en procédure dans le cadre de ces procédures étrangères. Depuis 2022, une centaine d'entreprises sont venues nous voir - auparavant, nous traitions quatre ou cinq dossiers par an. Nous produisons à leur demande un courrier signé par mes soins ou par ceux du directeur général des entreprises où il est indiqué en substance qu'elles ne peuvent transmettre telle ou telle information demandée par la cour de justice ou l'autorité des marchés financiers de tel ou tel pays sans que l'autorité étrangère active entre en communication avec son homologue français, la transmission de cette information étant en tout état de cause prohibée au titre de la protection de la souveraineté si elle ne passe pas par les canaux d'entraide judiciaire ou administrative internationaux.
Cela change tout : l'entreprise française peut sortir cette carte et se réclamer de l'administration française auprès de l'autorité étrangère, ce qui est d'autant plus efficace que la loi française a des conséquences pénales - violer la loi française revient à s'exposer à une sanction pénale. Ce dispositif fonctionne très bien ; même les juridictions américaines sont de plus en plus nombreuses à reconnaître, dans des arrêts publics, la protection par la France de sa souveraineté. Nous avons été surpris : dans 95 % des cas, la « loi française » est tout à fait acceptée par les autorités étrangères. Autrement dit, le langage de la souveraineté ne choque pas du tout nos amis américains ou chinois.
J'en viens à un dernier outil : il s'agit d'un outil financier, le fonds French Tech Souveraineté (FTS), doté de 650 millions d'euros et géré par Bpifrance. Il permet à l'État de prendre des participations au capital d'entreprises technologiques qui, à défaut, risqueraient de partir sous capital étranger à l'occasion d'une levée de fonds. Grâce à la mobilisation de ce fonds public, nous attirons des investisseurs privés français ou européens et donnons à l'entreprise les moyens de contrer cette menace capitalistique. Cette approche interventionniste est assez méconnue du grand public ; nous la mettons en oeuvre selon une logique très colbertiste. Nous ne le faisons évidemment pas tous azimuts - le but n'est pas de racheter toute l'économie française, et le fonds serait bien sûr loin d'y suffire -, mais cet outil fait partie intégrante de notre panoplie d'intervention.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez dit que vous nous laissiez deviner quels étaient les deux pays les plus menaçants, mais vous venez de nous expliquer que les Chinois et les Américains comprenaient nos messages... J'en conclus que cette information n'est pas tout à fait confidentielle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Existe-t-il une doctrine française en matière de sécurité économique ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Une circulaire classifiée a été prise en juillet 2019. Elle comprend un volet national, avec des éléments de doctrine et d'organisation interministérielle, et un volet territorial, car nous mobilisons beaucoup les préfets de région et de département, comme vecteurs des remontées d'informations de terrain et comme premier échelon de remédiation sur des menaces de sécurité économique identifiées.
Les préfets sont mobilisés depuis 2011 en matière d'intelligence économique territoriale, s'agissant d'une politique essentiellement défensive. Le SISSE a vingt délégués placés auprès des préfets de région.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour quelle raison cette circulaire est-elle classifiée ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Elle est classifiée parce qu'elle contient des éléments très sensibles, au-delà, d'ailleurs, du seul secteur de la défense nationale. En vertu d'une acception large du régime de classification relatif à la protection du secret de la défense nationale, nous y incluons les dossiers sensibles du point de vue de la sécurité économique, domaine qui comprend beaucoup d'éléments qui doivent être protégés.
Cette circulaire est accessible aux personnes habilitées secret défense et à celles qui ont besoin d'en connaître.
M. Dominique de Legge, président. - Les entreprises sont-elles informées qu'elles sont inscrites sur ces fameuses listes ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Non, elles n'en sont pas informées. Certaines le devinent, celles qui font partie du coeur des entreprises stratégiques. Si nous ne les en informons pas, c'est pour une raison essentielle : contrairement aux opérateurs d'importance vitale (OIV), qui ont un régime juridique propre assorti d'obligations réglementaires relatives à la protection de leurs informations et à la sécurisation de leur chaîne de valeur, nos entreprises stratégiques pour la sécurité économique n'ont pas d'obligations qui seraient assorties à ce statut - autrement dit, il ne s'agit pas d'un véritable statut juridiquement contraignant. C'est pourquoi nous n'avons pas estimé utile de les en informer ; elles ne sont donc pas notifiées formellement.
Je citerai une autre motivation, de second ordre : certaines entreprises sont dans une relation contractuelle et commerciale avec l'État : le fait de leur dire qu'elles sont stratégiques pourrait leur donner un levier d'aléa moral qu'elles pourraient avoir envie d'exploiter, par exemple lorsqu'elles répondent à des appels d'offres.
Pour ces deux raisons, nous sommes restés dans un régime intermédiaire qui est sans doute perfectible, mais relativement souple : les entreprises ne savent pas qu'elles sont sur nos listes, elles sont surveillées par les services de l'État, mais aucune servitude ne s'attache pour elles à leur importance pour la sécurité économique. Il existe évidemment des recoupements entre ces listes et celle des opérateurs d'importance vitale : certaines entreprises stratégiques sont déjà couvertes par un autre régime du droit, mais toutes ne le sont pas.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui détermine le nombre d'entreprises visées et le nombre d'entités figurant sur chaque liste ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - La constitution de la première liste, celle des entreprises stratégiques, a été amorcée par le SISSE, via un travail interministériel et sur la base de critères dont le détail est classifié - à des considérations très régaliennes s'ajoutent des considérations portant sur le potentiel d'innovation, et nous nous intéressons non seulement aux grands donneurs d'ordre, mais aussi à leurs sous-traitants critiques, car, en l'absence de substitution possible, la défaillance d'une entreprise de sous-traitance peut suffire à compromettre l'ensemble d'une chaîne de valeur.
Ces listes sont actualisées tous les ans et demi. Nous sollicitons à cet effet les différents ministères ainsi que les préfets, sur le terrain, qui peuvent nous faire des propositions. La gouvernance est centralisée et interministérielle.
Il n'y a pas de nombre d'entités prédéterminé. Les trois listes comprennent ce que nous considérons comme les piliers indispensables qu'il faut protéger en France : des entreprises, des technologies et des laboratoires. Pour ce qui est du nombre d'entreprises ainsi protégées, la maille actuelle nous permet de travailler correctement. En l'état actuel des listes, nous sommes dimensionnés pour surveiller correctement ce que nous avons à surveiller.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien y a-t-il d'entités par liste ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Cette information est classifiée.
M. Dominique de Legge, président. - Si nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos, c'est pour que vous puissiez nous dire des choses qui n'ont pas vocation à être portées à la connaissance du grand public. Si à chaque fois que l'on vous pose une question précise vous vous réfugiez derrière le secret défense, je crains que très rapidement notre réunion ne se termine.
J'avoue avoir du mal avec les concepts que vous maniez. Vous parlez d'« entreprises stratégiques » ; c'est très large. Vous parlez de « souveraineté », autre concept ; or je note que le ministre de l'agriculture est chargé aussi de la souveraineté alimentaire : la coopérative agricole de ma commune relève-t-elle de la liste des entreprises stratégiques pour la souveraineté ?
Il va falloir que vous compreniez que nous sommes là pour enquêter : nous avons besoin de réponses à nos questions.
M. Joffrey Célestin-Urbain. - J'ose espérer vous avoir apporté malgré tout un certain nombre de réponses qui permettent de clarifier l'essentiel.
M. Dominique de Legge, président. - Vous pouvez espérer, mais vos réponses ne sont pas à la hauteur de nos espérances.
M. Joffrey Célestin-Urbain. - J'en prends bonne note.
Je reviens sur les concepts. La notion d'« entreprises stratégiques » renvoie aux entreprises à protéger en priorité au titre de la politique de sécurité économique, laquelle nous a conduits à adopter des critères et à construire des listes. Typiquement, les entreprises financées par le programme France 2030 passent sous les fourches caudines de nos critères avant d'intégrer ou non nos listes.
Une entreprise qui peut être importante pour la souveraineté alimentaire, qui tombe dans le champ du ministère de l'agriculture et de la souveraineté alimentaire, a tout à fait vocation, si elle répond à ces critères relatifs à la sécurité économique, à être protégée au même titre que les grands donneurs d'ordre de filières industrielles telles que l'aéronautique, le spatial ou la défense. Notre conception de la souveraineté économique inclut la souveraineté technologique, la souveraineté alimentaire, la souveraineté industrielle, etc. : nous brassons relativement large.
Le calibrage de notre dispositif est essentiel : nous sommes aujourd'hui capables de suivre les acteurs inscrits sur nos listes ; l'approche ne serait pas du tout la même si ce nombre croissait substantiellement.
Nous gardons par ailleurs toujours en tête l'autre pôle de l'action publique : nous veillons en permanence à garantir l'équilibre entre les objectifs de souveraineté et les objectifs d'attractivité. Si du jour au lendemain l'on décidait de suivre au titre de la politique de sécurité économique 200 000 ou 400 000 entreprises françaises, on nous reprocherait d'étouffer l'économie de notre pays, car notre politique se traduit par des contraintes pesant sur les opérateurs concernés. La maille qui est la nôtre nous assure un bon équilibre, tant du point de vue opérationnel qu'eu égard à l'objectif d'attractivité incarné par Choose France.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Existe-t-il un document législatif ou réglementaire au fondement de la définition des critères que vous utilisez ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Il n'existe pas de régime législatif complet encadrant la politique de sécurité économique, et donc pas de document législatif à disposition.
Le décret du 20 mars 2019 relatif à la gouvernance de la politique de sécurité économique décrit les différentes missions du SISSE et du commissaire à l'information stratégique et à la sécurité économiques (Cisse), qui est également directeur général des entreprises, étant entendu que la dimension interministérielle est au coeur de nos missions.
Mais il n'existe ni loi surplombante ni dispositif analogue à ce qui existe pour les opérateurs d'importance vitale (OIV) : le cadre réglementaire reste assez étroit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pensez-vous qu'il faille une loi sur la sécurité économique ? Existe-t-il des lois équivalentes dans des pays étrangers ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Jusqu'à présent, nous nous sommes appuyés sur les corpus législatifs existants relatifs à d'autres régimes d'entreprises, comme les OIV ou les laboratoires de recherche, ces derniers étant couverts pour certains par le dispositif de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST). J'ai cité également la loi de blocage, ainsi que le contrôle des investissements étrangers en France. La transposition de la directive du 14 décembre 2022 sur la résilience des entités critiques, dite REC, impose aussi des obligations. Des normes existent en outre pour la filière cyber.
Ces bouts de législation posent un cadre pour certaines des entités que nous suivons, mais nous ne disposons pas de régime ad hoc. Instaurer un régime ad hoc exigerait de changer de philosophie, et donc d'imposer de nouvelles obligations et charges de sécurité économique couvrant un champ beaucoup plus large, s'appliquant y compris à des start up et à des PME. Un tel choix de politique économique irait à l'encontre de l'objectif de simplification, car il reviendrait à imposer de nouvelles charges...
M. Rachid Temal, rapporteur. - ... notamment en matière de sécurité...
M. Joffrey Célestin-Urbain. - En matière de sécurité, un corpus applicable à toutes les entités serait sans doute utile dans l'absolu. Cependant, le dispositif changerait de nature : nous notifierions les entreprises, auxquelles s'appliquerait un régime juridique à part entière.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Un tel régime existe-t-il dans d'autres pays ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Pas à ma connaissance. Il existe des bouts de législation, mais non des listes d'entreprises assorties d'un corpus de droits et de devoirs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Un régime juridique ad hoc permettrait au Parlement de s'exprimer.
Combien de personnes travaillent au SISSE ? Combien effectuent la veille ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Une petite soixantaine de personnes travaille au SISSE, dont une petite quarantaine à Paris et une vingtaine de délégués à l'information stratégique et à la sécurité économiques (Disse) placés auprès des préfets de région et au contact des antennes territoriales du renseignement, sur le terrain.
Ces effectifs ont peu évolué au cours des dernières années. Ils permettent surtout d'effectuer un travail de coordination efficace. Si nous voulions traiter nous-mêmes toutes les alertes de sécurité, que l'on évalue à 1 000 par an environ, cela serait plus compliqué. Afin de traiter les menaces, nous nous appuyons sur un réseau interministériel qui comprend des représentants de divers ministères, justice, agriculture, énergie ou encore transports. Le SISSE pilote la chaîne de traitement des alertes, mais c'est parfois aux différents ministères qu'il incombe d'apporter la réponse opérationnelle.
Les effectifs sont adaptés au système actuel, dans lequel il n'existe pas de régime juridique propre et où le SISSE pilote la réponse de l'État.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au quotidien, combien de personnes travaillent à la veille en matière d'ingérence économique ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Six personnes se consacrent à la veille, y inclus la transformation numérique du service, qui permet d'automatiser une partie importante des opérations. Leur travail principal consiste à faire de l'analyse sur des acteurs étrangers à la suite de saisines émanant d'autres administrations ou d'entreprises, et à traiter toutes les informations disponibles en source ouverte.
Pour ce qui est des autres informations, nous dépendons d'autres administrations, comme les services de renseignement ou ceux d'autres ministères.
Nos veilleurs se consacrent donc à la veille en source ouverte et à son automatisation. Les autres équipes du SISSE jouent le rôle d'une plateforme de traitement de toutes les informations issues de la veille. Nous avons organisé toute la chaîne de valeur du SISSE pour transformer chaque information reçue en action, c'est-à-dire en stratégie visant à éliminer la menace.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont vos relations avec Tracfin, avec le ministère des armées, avec le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et avec le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - La coordination est véritablement excellente au niveau interministériel, ce qui ne fut pas toujours le cas. Quand j'ai pris mes fonctions, en 2018, le travail était mené en silos : l'alimentation du SISSE par les services de renseignement était plutôt faible. Depuis, nous avons complètement changé de braquet. Tracfin fait partie de la communauté du renseignement, donc de nos informateurs potentiels ; la zone de recouvrement entre nos deux services n'est pas très étendue, mais les données que nous nous échangeons nous permettent d'étayer des dossiers sur lesquels nous avons des doutes et pour lesquels ne manquent que les informations relatives aux flux financiers.
Le ministère des armées est partie prenante de la politique de sécurité économique. Nos listes incluent une grande partie d'entreprises de la base industrielle et technologique de défense (BITD). Il existe environ 4 000 entreprises de défense, dont une partie est considérée comme stratégique pour la sécurité économique. Le ministère des armées intervient sur le contrôle des investissements étrangers en France, et fait partie de la boucle de décision en cas de rachat d'une entreprise de défense.
Le SISSE pilote l'ensemble du dispositif interministériel de sécurité économique ; il assure notamment le secrétariat du Comité de liaison en matière de sécurité économique (Colisé) - le Cisse, qui est également directeur général des entreprises, occupe les fonctions de secrétaire des réunions du Colisé, la présidence étant assurée par le SGDSN. Cette organisation est motivée par le caractère hybride de cette politique, qui relève de la sécurité nationale, mais aussi de la politique économique, pilotée depuis Bercy. Cette dyarchie fonctionne très bien au quotidien.
Quant au coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT), qui anime la communauté du renseignement, il est étroitement associé à notre politique.
Le travail que nous réalisons avec Viginum est relativement récent. Viginum travaille spécifiquement et avant tout sur les campagnes de déstabilisation informationnelle qui visent les intérêts de la Nation ; il peut aussi s'intéresser dans le cadre de son mandat aux campagnes qui ciblent des acteurs économiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites avoir l'obligation d'éteindre la menace par tous moyens. La liste de moyens à disposition que vous avez citée est-elle exhaustive ? Disposez-vous d'autres outils non cités ?
M. Dominique de Legge, président. - Des moyens de type secret défense ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Pas du tout.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité les quatre options qui se présentent au ministre, d'un point de vue réglementaire, pour contrôler les investissements étrangers. Combien de décisions sont rendues chaque année ? Combien de refus sont prononcés ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - On dénombre environ chaque année 300 notifications, c'est-à-dire 300 demandes formulées par des investisseurs étrangers. Environ 170 demandes sont hors champ, et 130 font l'objet d'un contrôle, dont 50 % se traduisent par une autorisation assortie de conditions. Ce chiffre se situe entre 0 % et 5 % chez nos voisins européens - il est de 12 % en Espagne -, ce qui fait dire à Bruxelles que la France va très loin en matière de sécurité économique.
Quelques décisions de refus sont prononcées chaque année. Elles interviennent quand le profil de l'investisseur est très problématique, au regard d'une possible collusion avec la grande délinquance financière, ou quand il est impossible de protéger efficacement notre souveraineté par une simple autorisation assortie de conditions. Ces décisions sont soigneusement pesées.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Si une entreprise ne respecte pas ses engagements, et par exemple s'accapare une technologie, quels sont les outils à disposition du ministère ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Jusqu'à présent, les moyens étaient faibles, mais trois agents supplémentaires ont été recrutés en 2023, pour faire en sorte que, pour un stock donné, l'ensemble des lettres d'engagement soit contrôlé sur une base glissante tous les cinq ans.
Ce travail de contrôle est devenu systématique. Les agents vérifient si les entreprises répondent à leurs obligations, qu'elles soient formelles - désignation d'un point de contact avec l'administration, production d'un rapport annuel sur la vérification du respect de leurs engagements - ou de fond. Ainsi pouvons-nous détecter les manquements.
M. Rachid Temal, rapporteur. - En cas de manquement, de quelle manière faites-vous respecter les obligations ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Une fois épuisées toutes les mises en demeure possibles, une palette de sanctions reste à la main du ministre de l'économie ; des amendes dont le montant est déterminé en fonction du chiffre d'affaires peuvent ainsi être prononcées. Ces sanctions ont été renforcées par la loi Pacte (loi du 22 mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises).
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous un exemple concret de sanction à nous donner ? Le ministre est-il déjà allé jusqu'au bout du processus de sanction ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - À ce jour, cela n'est pas encore arrivé. Néanmoins, étant donné la montée en puissance de notre dispositif, cela arrivera sans doute - je le répète, nous effectuons plus de 80 contrôles par an.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À ce jour, aucune entreprise n'a été sanctionnée pour non-respect de ses engagements ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Oui, à ma connaissance.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des préconisations à faire, en matière législative par exemple, pour améliorer la sécurité économique des entreprises ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Nous pouvons nous interroger quant à la pertinence d'aller plus loin vers la création d'un dispositif de sécurité économique global, adossé à un cadre juridique propre.
Concernant le contrôle des investissements étrangers en France, il ne me semble pas nécessaire d'aller plus loin dans la loi. Les sanctions nécessaires et les procédures afférentes sont prévues ; l'enjeu porte davantage sur la mise en oeuvre pleine et entière des contrôles et l'exercice des pouvoirs qui nous sont dévolus.
Je ne vois pas d'angle mort majeur, et la voie réglementaire permet de pallier les manques. Je rappelle que nous avons récemment enrichi la liste des technologies critiques pour y ajouter des activités de recherche et développement et complété le décret pour y ajouter les activités de production et de transformation de matières premières critiques.
Nous avions envisagé, en 2021-2022, de modifier la loi de blocage, afin de renforcer les sanctions contre les entreprises françaises contrevenantes. Le choix avait été fait de proposer plutôt une stratégie d'accompagnement des entreprises. Aussi n'avions-nous pas modifié le quantum des sanctions applicables. Les entreprises déplorent souvent de se trouver entre le marteau et l'enclume : coopérer avec une autorité étrangère fait courir le risque d'une sanction française, quand l'absence de coopération fait courir le risque d'une sanction de la part d'un État étranger. Il fallait éviter une impasse ; nous n'avons donc pas modifié la loi. Aujourd'hui, l'équilibre semble satisfaisant : il ne semble décidément pas utile de modifier la loi de 1968 dans l'immédiat.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Auriez-vous des propositions à nous faire pour ce qui relève du domaine réglementaire, ainsi que de la dimension européenne ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Il serait intéressant, au niveau européen, de disposer d'un décalque de la loi de 1968. Le règlement de blocage européen interdit à des entreprises européennes de se conformer à des sanctions commerciales extraterritoriales, mais il ne constitue pas un règlement de protection des données sensibles européennes. Une harmonisation européenne, à partir de l'expérience française, serait souhaitable, de même que pour le contrôle des investissements étrangers stratégiques.
Au-delà du paquet visant à renforcer la sécurité économique de l'Union européenne, lancé en janvier, Bruxelles se pose la même question. La Commission européenne souhaiterait exploiter toutes les potentialités des traités européens et développer une politique de sécurité européenne qui aille au-delà de la dimension intergouvernementale. L'union européenne est susceptible, dans les prochaines années, de prendre une part croissante dans les décisions des États membres en matière de sécurité économique, même si de nombreux États ne sont pas encore prêts à mutualiser.
Mme Nathalie Goulet. - En ce qui concerne l'extraterritorialité de la loi américaine, serait-il opportun d'organiser la défense de nos entreprises européennes sur le modèle de celle des entreprises américaines ? Aux États-Unis, tous marchent ensemble - système bancaire, système fiscal et législateur. Il existe une forme de « pack » qui aide les entreprises américaines non seulement à se défendre, mais aussi à être des prédateurs d'entreprises à l'étranger. Le modèle américain me semble donc très efficace. Le règlement de blocage européen, pris à la suite de l'embargo imposé à l'Iran, n'a empêché ni la BNP ni la SNCF de payer des amendes extravagantes aux États-Unis pour pouvoir continuer à y obtenir des marchés.
Au sujet du contrôle des investissements étrangers, que font vos services quand l'émir du Qatar arrive et met 30 milliards de dollars sur la table ?
Mme Sylvie Robert. - Avez-vous un droit de regard et de contrôle sur les appels d'offres liés à des investissements exceptionnels ? Je pense aux jeux Olympiques et Paralympiques et à des domaines sensibles comme la sécurité et l'environnement. Si l'encadrement est précis au moment des investissements, il arrive que des entreprises restent en France au-delà de leur présence ponctuelle liée à l'événement.
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Les Américains bénéficient d'une doctrine totalement intégrée de sécurité économique, faite d'aspects défensifs et offensifs.
L'emprise économique et technologique américaine est telle que les Américains peuvent naturellement dérouler une politique d'expansion normative, car le droit s'appuie sur la sphère économique gigantesque qui est celle des États-Unis. Ainsi peuvent-ils « rattraper » dans le champ de leurs juridictions des entreprises européennes qui se financent en dollar, qui emploient des citoyens américains dans leur chaîne de décision ou utilisent des serveurs aux États-Unis. Nous payons d'une certaine manière la moindre emprise économique européenne.
Le principal levier stratégique européen en matière de guerre économique est l'accès au marché européen, qui est le plus grand marché au monde et le plus intégré.
Pour le moment, nous intervenons au cas par cas, pour corriger des situations de commerce déloyal flagrantes - je pense par exemple aux véhicules électriques chinois.
Peut-être le jour viendra-t-il où l'Europe dira d'une seule voix que son poids dans le concert des puissances est déterminé par l'accès au marché européen, et où elle se montrera prête à verrouiller ce marché pour des raisons stratégiques. Cela dit, un tel alignement européen n'est pas à l'ordre du jour.
Mme Nathalie Goulet. - Les élections européennes arrivent !
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Espérons qu'un tel sujet vienne alimenter le débat politique.
En matière d'investisseurs étrangers, notre approche consiste trivialement à distinguer autant que possible le « bon » du « mauvais » chasseur : nous étudions l'investisseur pour évaluer son profil de risques et mesurer s'il est problématique. Nous nous demandons s'il a déjà investi en France et comment se sont passés les investissements : se sont-ils matérialisés ? Ont-ils créé des emplois ? Cet acteur a-t-il siphonné les technologies françaises en construisant des usines miroirs dans son pays d'origine ? Investit-il principalement dans des entreprises stratégiques françaises ? Travaille-t-il pour un gouvernement étranger ? Cette dernière information est parfois facile à établir, comme pour la Chine, parfois plus difficile. À partir de ce faisceau d'indices, nous déterminons si les fonds sont bienvenus ou non, et dans quel domaine.
Les fonds des pays du Golfe sont largement attirés en France, dans de nombreux secteurs, qui ne sont pas tous stratégiques. Nous ne pouvons pas nous passer des fonds étrangers : l'ampleur des besoins de financement de la tech française et de la tech européenne est telle, par rapport aux capacités de financement endogènes de l'Europe, que l'on ne peut pas faire autrement, à moins de renoncer à développer des licornes et des scale-up françaises. Le plan France 2030 et le rapport de Philippe Tibi sur le financement des entreprises technologiques françaises vont dans le sens d'un renforcement du financement français et européen, mais nous ne pourrons nous passer du jour au lendemain des investisseurs étrangers.
Concernant les appels d'offres, nous sommes confrontés à la difficulté suivante : les autorités adjudicatrices publiques, dans le champ des marchés de défense et de sécurité, peuvent intégrer des clauses de protection de la sécurité nationale. En matière de sécurité économique, en revanche, comme nous ne disposons pas de corpus juridique à part entière, nous passons par le code des marchés publics, qui est corseté : les règles sont fondées sur le prix et sur la qualité du produit ainsi que sur des clauses environnementales, qui prennent une place de plus en plus importante. Hors marchés de défense et de sécurité, il n'est pas facile d'imposer des clauses de sécurité économique.
Le problème n'est réglé que grâce à un réflexe qu'ont les entreprises publiques et les administrations qui gèrent ces marchés sensibles : elles nous consultent en amont de la rédaction des marchés. Ces interventions restent néanmoins très ponctuelles, et souvent liées à des contentieux.
Mme Martine Berthet. - Quels sont le volume et le rythme d'utilisation du fonds de 650 millions d'euros qui est à votre disposition pour prendre des participations dans des entreprises stratégiques ? Comment ces fonds transitent-ils dans le budget de l'État ? Passent-ils par le compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » ?
M. Éric Bocquet. - Vous disiez que les entreprises n'ont pas l'obligation de vous rencontrer. Des cas problématiques vous échappent-ils ? Êtes-vous déjà passés à côté de menaces importantes pour notre économie ?
J'en viens au couple attractivité-souveraineté. Comment déterminez-vous si une opération capitalistique peut constituer, pour une entreprise donnée, en France, une menace ou un danger ? Quel est le point de bascule ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Le fonds FTS, instauré comme mesure de sortie de la crise du covid, était doté de 650 millions d'euros ; il est alimenté par les fonds du programme d'investissements d'avenir (PIA). Il ne relève pas du compte d'affectation spéciale « Participations financières de l'État » : les fonds ne transitent pas par l'Agence des participations de l'État.
Nous avons pratiquement consommé l'enveloppe ; un nouvel abondement est en cours. Cette bonne consommation des fonds traduit une forme d'appétit pour le risque, comparé aux autres fonds de l'État et aux fonds privés : ce fonds est donc utile. La diversité des tickets de financement est très forte, de toutes petites entreprises jusqu'à des levées de fonds plus importantes. Une quinzaine d'opérations ont été réalisées grâce à ces 650 millions d'euros.
Grâce à la diversité des sources dont nous disposons (services de renseignement, entreprises, délégués en région, veille en sources ouvertes), notre capacité à détecter les menaces a énormément progressé et nous ne sommes plus pris au dépourvu.
Nous traitons ces menaces au cas par cas, en utilisant notre faisceau de critères. Si l'entreprise est incluse dans l'une de nos listes, nous nous intéressons au problème. Si elle ne l'est pas, soit nous laissons la main à d'autres services de l'État le cas échéant, soit nous l'intégrons à nos listes à l'occasion de l'actualisation suivante, ce qui permet de corriger des lacunes.
Une menace est caractérisée si par exemple un acteur étranger potentiellement problématique souhaite investir dans une entreprise française protégée.
Mme Gisèle Jourda. - La délégation parlementaire au renseignement a envisagé d'élargir le périmètre d'action du SISSE et de doter vos services de moyens humains supplémentaires. Comment envisagez-vous un tel élargissement ?
Comment les entreprises identifient-elles les délégués à l'information stratégique et à la sécurité économiques, les Disse ?
M. Akli Mellouli. - Pourriez-vous nous donner des exemples concrets d'atténuation d'une menace significative ?
Quelles sont les menaces émergentes en matière de sécurité économique ?
Comment le SISSE évalue-t-il l'impact de ses interventions, du point de vue notamment de la protection des intérêts économiques de la France ? Avez-vous mis en place des indicateurs ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Nous sommes favorables à l'élargissement du périmètre d'action du SISSE, afin de lui permettre notamment d'agir davantage en matière d'intelligence économique. M. Geoffroy Roux de Bézieux a précisément été missionné par le Président de la République sur la question de savoir comment développer un lien plus fort entre l'administration française et les entreprises françaises stratégiques : il s'agit non seulement que les entreprises fassent remonter des alertes, mais aussi que l'État partage des informations stratégiques aux entreprises. La sécurité économique est une préoccupation bien identifiée par les PDG du CAC 40, du SBF 120 et de la French Tech. En la matière, nous avons besoin d'une interface plus solide autour du SISSE. Développer une logique d'accompagnement des entreprises serait consommateur de ressources humaines. Nous souhaiterions proposer un accompagnement multiservices, sur des sujets très variés : que faire en cas de prédation ? comment préparer une levée de fonds compatible avec nos exigences de souveraineté ? comment protéger des données sensibles ? Le SISSE possède une expertise utile et une expérience solide, sur une large gamme de problématiques, qui justifierait l'extension de ses ressources.
Concernant l'identification des Disse par les entreprises, nous nous sommes, faute de ressources adaptées à un changement d'échelle, arrêtés à mi-chemin. Avec seulement vingt délégués en région, il est impossible de sillonner le terrain. Nous avons réalisé des fiches de sécurité économique pédagogiques, qui sont publiques, et qui renvoient à des boîtes mail fonctionnelles régionales qui permettent aux entreprises de saisir les DISSE.
La voie principale d'évolution de notre dispositif législatif consisterait à décider, au-delà de la protection des entreprises stratégiques, de faire monter en maturité, en matière de protection, l'ensemble des entreprises françaises. Si toutes les PME se protègent mieux, c'est toute la sécurité économique de la France qui s'en trouvera fortifiée. À effectifs constants, nous ne pouvons envisager de déployer pareil projet : s'il en était ainsi décidé, il faudrait changer de braquet.
J'en viens aux cas pratiques de résolution des menaces, qui témoignent du panel d'outils qui est à notre disposition, qu'il s'agisse de l'outil financier ou de l'outil de contrôle des investissements étrangers.
Une PME française du secteur des semi-conducteurs, qui a des clients sensibles du point de vue de la souveraineté, était sur le point de se faire racheter par un fonds chinois, lequel avait déposé une demande au ministère via le dispositif de contrôle des IEF. Nous avons évalué la situation et estimé que cet investisseur était potentiellement dangereux. L'entreprise était trop stratégique pour proposer une autorisation sous conditions ; nous avons donc fait le choix de refuser l'opération, et l'investisseur a retiré son dossier.
Cela étant, nous ne pouvions en rester là, car nous ne voulons pas que notre action ait pour effet de retirer des capacités de financement à des entreprises françaises. Cette entreprise cherchait par ailleurs à se positionner sur le marché asiatique. Aussi avons-nous engagé une intervention financière proactive de l'État, afin d'encourager les investisseurs privés français à soutenir cette entreprise encore quelques mois. In fine, l'entreprise a réussi à trouver des financements en Europe, grâce au fonds FTS. Notre mode d'intervention est donc hybride ; il se fonde sur le contrôle et sur l'accompagnement.
Je citerai un autre exemple, qui a trait à la protection des données sensibles aux États-Unis. Le juge étranger demandait des informations sensibles à une entreprise française, dans le cadre d'une procédure dite de discovery. Nous avons dit au juge américain qu'une telle demande directe à l'entreprise française n'était pas possible, car une telle transmission d'informations serait contraire à la loi. Le juge américain, après plusieurs mois de négociations, a finalement reconnu la souveraineté de la France et accepté de passer par le bon canal, à savoir une commission rogatoire internationale.
Dans d'autres cas, nous avons purement et simplement interdit la transmission de l'information demandée par l'entreprise française.
Mme Nathalie Goulet. - Comment l'entreprise réagit-elle quand les investisseurs ne conviennent pas ? D'un point de vue commercial, vos décisions peuvent avoir des conséquences sur sa réputation.
M. Dominique de Legge, président. - Les critères semblent s'appliquer à la tête du client... Devrions-nous avoir un débat en vue de mieux définir ces critères, notamment si nous voulons que l'ensemble des entreprises soient sensibilisées à ces questions ? Le Parlement s'intéresse particulièrement aux questions de souveraineté ; ces critères ne devraient-ils pas être plus transparents et officiels ?
M. Joffrey Célestin-Urbain. - Il arrive que les entreprises réagissent mal. Certains investissements étrangers sont de bonnes affaires, car certains fonds étrangers offrent des valorisations plus élevées. Dans nombre de situations, les investisseurs français ne peuvent proposer des valorisations équivalentes. Et il arrive souvent qu'il n'y ait aucun investisseur français, financier ou industriel. Dans les situations plus favorables, un investisseur français existe, mais il propose des investissements moins importants. C'est que dans certains cas l'investisseur étranger incorpore dans la somme qu'il consent à payer une forme de prime de valorisation du caractère stratégique de l'entreprise. Ainsi le SISSE n'est-il pas toujours très populaire auprès de certaines entreprises ; cela nous oblige à trouver des solutions alternatives à valorisation équivalente, ce qui n'est pas évident. La pilule est parfois difficile à avaler pour certains dirigeants de la French Tech, qui veulent récupérer leur mise, laquelle peut se trouver décuplée par l'investissement étranger.
La menace émergente principale est liée au financement. Notre système nous donne les moyens de contrer des offensives capitalistiques étrangères, mais il nous faut aussi disposer de capacités de financement suffisantes pour garder l'innovation française sous pavillon français. Tant que le différentiel de capacité de financement sera aussi considérable entre les États-Unis et l'Europe, la menace restera importante - voyez l'exemple des rachats de biotech.
La deuxième menace est technologique. La souveraineté économique de demain se joue aujourd'hui, en matière d'intelligence artificielle, d'informatique quantique, de semi-conducteurs. La rivalité technologique sino-américaine nous impose de redoubler d'efforts pour protéger les chercheurs et les laboratoires ; cette lutte pour l'hégémonie entre Chine et États-Unis est un facteur de menace pérenne.
La troisième menace est liée à l'extraterritorialité. Nos entreprises sont prises dans un étau, entre les Américains, qui les considèrent parfois comme des entreprises américaines et leur demandent de renoncer au marché chinois, et les Chinois, qui représentent un marché incontournable et une part importante de leurs fournisseurs. Ces entreprises doivent de plus en plus choisir entre les États-Unis et la Chine, les enjeux réglementaires étant de surcroît très complexes.
Voilà pour les menaces structurelles.
Nous disposons d'indicateurs de performance internes au SISSE, qui ont trait au taux de menaces éliminées. Nous visons un objectif de 100 %.
Les critères sont applicables à tous, mais, sur le fondement de ces critères, nous réalisons une analyse au cas par cas. Nous ne pouvons faire autrement, car les acteurs étrangers sont tous très différents les uns des autres.
Faut-il un débat sur ces critères ? Sur les critères eux-mêmes, je ne suis pas sûr qu'il y ait matière à débattre ; reste qu'il serait bienvenu qu'un dialogue beaucoup plus approfondi se noue entre l'exécutif et le Parlement sur ce sujet de la sécurité économique.
14. Table ronde, ouverte à la presse, de MM. Thomas Huchon, journaliste réalisateur spécialiste de la lutte contre la désinformation et les réseaux sociaux, et Gérald Holubowicz, journaliste expert en IA générative, sur l'intelligence artificielle et les manipulations de l'information - le mardi 9 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Merci d'avoir accepté de nous consacrer un peu de votre temps. Cette audition répond à l'une des préoccupations de mon excellent collègue Rachid Temal, rapporteur de cette commission d'enquête, d'inclure dans nos travaux un volet prospectif sur les menaces actuelles, mais aussi sur celles auxquelles il faudra faire face dans un horizon plus lointain. Nous avons toutefois bien compris que l'intelligence artificielle faisait déjà partie de notre quotidien numérique. La question est de savoir si les pouvoirs publics en ont bien pris la mesure.
Monsieur Huchon, vous avez développé un concept d'intelligence artificielle générative pour lutter contre les « infox » en créant des vidéos de « désinfox ». Il s'agit en quelque sorte d'utiliser cette technologie pour la bonne cause. Vous avez des exemples très concrets à nous présenter et je vous en remercie.
Monsieur Holubowicz, vous êtes pour votre part un expert reconnu dans le domaine de l'utilisation des intelligences artificielles, dans les influences qui peuvent peser sur les manipulations de l'information et les processus électoraux. Il sera intéressant de voir comment du point de vue d'un professionnel des médias, les influences malveillantes peuvent être détectées et combattues.
Avant de vous donner la parole, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient le cas échéant d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thomas Huchon et Gérard Holubowicz prêtent serment.
M. Dominique de Legge, président. - Merci. Cette commission fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte-rendu publié. Je vous propose de prendre la parole dans l'ordre que vous souhaitez pour une dizaine de minutes chacun et, ensuite, le rapporteur et mes collègues pourront vous questionner.
Thomas Huchon. - Bonjour à tous, merci pour l'opportunité qui m'est faite aujourd'hui de m'exprimer devant votre commission.
En un temps record, l'espace informationnel, ce qui nous permet d'accéder à la réalité, de nous forger des opinions, mais aussi de nous socialiser et de créer des relations entre les citoyens, a profondément changé. Le monde dans lequel nous vivons est resté similaire en de nombreux aspects à ce qu'il était auparavant et en même temps, quelque chose a très profondément changé. Ce quelque chose, vous en avez tous un exemple devant vous, ce sont ces outils numériques que nous utilisons pour accéder à la réalité. Dans cet immense bouleversement auquel nous avons assisté depuis une quinzaine d'années, de nombreux éléments sont visibles, tandis que de nombreux autres éléments ne le sont pas. Je profite d'être présent dans un si bel endroit pour citer un bel auteur comme Saint-Exupéry : « l'essentiel est invisible pour les yeux ». Or, ce qui est devenu invisible à nos yeux aujourd'hui est devenu l'essentiel de ce qu'il se passe derrière nos écrans.
Derrière ces écrans, qui constituent nos moyens d'accéder à la réalité, qu'elle soit politique ou non, il se passe tout un tas de choses. Avant même de parler des perturbations que génère l'intelligence artificielle générative de contenus dans l'univers informationnel et plus largement, dans nos démocraties, il est important de comprendre que ce qui nous pose un problème fondamental n'est pas tant cette nouvelle technologie, mais plutôt le fait que nous n'ayons pas régulé l'espace informationnel. L'intelligence artificielle est un outil qui ne va pas disparaître. Nous sommes à l'époque de l'intelligence artificielle, qu'on le veuille ou non. Ce qui nous pose problème, en tant que société, en tant que démocratie, ce n'est pas tant la possibilité de faire dire n'importe quoi à n'importe qui, mais plutôt le fait qu'il soit possible de diffuser n'importe quoi. J'ai l'impression que cette nouvelle parole très critique face à l'intelligence artificielle, qui est légitime à tous points de vue, semble oublier une partie du problème. J'ai participé il y a quelques semaines au grand procès de l'intelligence artificielle organisé par le Quai des savoirs, structure d'Universcience, et mon témoignage portait sur le fait qu'il manquait quelqu'un sur le banc des accusés. Accuser l'intelligence artificielle générative de contenus de tous les maux de la désinformation, des fake news, de la circulation de tous ces mensonges aujourd'hui, revient à oublier une part très importante du problème. Notre manière d'accéder à la réalité a changé et dans ce changement, l'intelligence artificielle devient un facteur supplémentaire de ces dérèglements, mais pas nécessairement un facteur essentiel. Le facteur essentiel a trait au fait que nous avons créé des univers dans lesquels, sous couvert de nous laisser une liberté d'expression totale ou presque, nous avons en réalité créé les conditions d'une dictature plutôt que d'une démocratie. Un univers dans lequel on peut accuser n'importe qui de n'importe quoi sans jamais être obligé de fournir la preuve de ses accusations n'est pas un idéal démocratique. Or, les réseaux sociaux auxquels nous sommes confrontés à la fois en tant qu'utilisateurs et en tant que victimes des discours qui y sont propagés ont créé la possibilité d'accuser sans preuve. Ils continueront à permettre cela tant que nous n'aurons pas changé notre rapport de force par rapport à eux. Il me paraît essentiel de rappeler l'urgence démocratique à agir sur un phénomène qui perturbe nos processus électoraux, informationnels et démocratiques depuis quinze ans, lesquels, sous les coups de boutoir désormais nouveaux de l'intelligence artificielle, menacent plus que jamais de s'effondrer. Peut-être l'intelligence artificielle donnera-t-elle le dernier coup de boutoir qui mettra à bas nos ambitions démocratiques, mais il est certain qu'elle ne l'aura ni façonné ni construit.
Afin d'illustrer ce propos, je vous propose un contenu vidéo. Ce que vous allez voir a été réalisé en moins de quinze minutes, sans débourser un seul euro. Il n'existe aucune ambition malveillante dans mon projet, mais cela doit aussi vous faire comprendre que les intentions malveillantes peuvent trouver de nouveaux écrins.
Diffusion d'une courte vidéo.
Pour faire dire à Monsieur de Legge ces mots qu'il n'a jamais prononcés, il nous a suffi de récupérer un extrait de deux minutes environ d'un discours et de le « donner à manger » à une intelligence artificielle pour pouvoir lui faire dire absolument tout ce que l'on veut, avec plus ou moins de réussite technique - le français est une langue un peu compliquée parfois pour les intelligences artificielles qui ont tendance à préférer la phonétique à la sémantique. Il est désormais possible, avec des outils numériques extrêmement faciles d'accès, de faire dire à peu près n'importe quoi à n'importe qui.
Cette première vidéo est une sorte de tentative de réponse au sujet des influences étrangères. L'une des problématiques auxquelles nous sommes confrontés dans le cadre de ces opérations d'influence étrangère, de diffusion de fake news dans l'espace informationnel, est double. Il existe d'une part un enjeu de production, car fabriquer de l'information coûte très cher et il faut donc des moyens pour le faire. Il faut d'autre part tenir compte du temps. En effet, entre la publication d'une fake news sur un réseau social et la publication d'un contre-discours, il peut s'écouler plusieurs jours, le temps de repérer la fake news, la déconstruire, écrire une chronique, tourner une vidéo et réaliser le montage de cette vidéo de contre-discours qui ne viendra certainement pas convaincre tous ceux qui ont adhéré à la fake news diffusée initialement, mais qui viendra au moins émettre un deuxième son de cloche pour tous ceux qui se posent des questions et qui pourraient basculer d'un côté ou de l'autre. Il est certain que si nous ne fournissons pas de contre-discours, les gens basculeront fatalement du côté des fake news. L'idée consiste donc à réduire le temps de production, et donc le coût de production, et à être en capacité de produire très rapidement en utilisant HeyGen, un logiciel de fabrication de deep fake. À force d'utiliser ces outils et de comprendre leur fonctionnement, des journalistes comme moi ou comme d'autres sont de plus en plus capables de détecter de potentiels abus. J'ai été l'un des premiers journalistes à s'intéresser à l'affaire Cambridge Analytica avec la manipulation du Brexit et des élections américaines au travers de données récupérées par les réseaux sociaux ayant servi à créer des profils psychologiques des électeurs afin de les cibler avec des fake news correspondant à leurs peurs parfois inconscientes. Or, si nous savions en 2016 que Cambridge Analytica existait et était capable de faire cela, l'impact de ses techniques de manipulation aurait été moindre et nous aurions pu mieux nous protéger. Après avoir, comme les journalistes professionnels, les grands médias, mais aussi les grands partis politiques, les grandes institutions de notre pays, raté le virage de l'internet des blogs, puis celui des sites internet, puis celui des réseaux sociaux, puis celui des plateformes de vidéos en continu, ce serait prendre un risque supplémentaire important que de rater encore une fois en 2024 ce virage technologique. Il s'agit de se servir de ces technologies pour en faire, peut-être pas un outil bénéfique, mais au moins un outil d'aide à la production, et essayer de comprendre comment il fonctionne afin de permettre au grand public de s'en prémunir.
M. Gérald Holubowicz. - Merci. C'est un honneur de venir témoigner ici au Sénat. J'ai créé une newsletter qui couvre l'évolution de ces médias synthétiques que l'on manipule à l'aide de l'intelligence artificielle et de leurs effets dans l'espace public numérique et la sphère informationnelle. Je travaille sur ce phénomène depuis 2017. Déjà en 2018, nous alertions sur les risques des deep fake, notamment sur les personnes vulnérables, la sécurité, les institutions, la sécurité des entreprises, les risques sociétaux et culturels ainsi que les défis liés à la désinformation. Ce défi avait d'ailleurs été mis en lumière par Jordan Peele, réalisateur américain qui avait réalisé une forme de caricature avec Barack Obama en utilisant le deep fake de ce dernier pour insulter Donald Trump. Il s'agissait déjà d'une forme d'alerte et de mise en perspective pour alerter les pouvoirs publics et les autorités sur la question des deep fake qui venaient à peine de décoller.
Diffusion d'un court extrait audio d'un deep fake.
Je vous enverrai la vidéo que j'ai réalisée en quelques minutes à l'aide de versions payantes des logiciels Eleven Labs et HeyGen. L'abonnement à Eleven Labs se monte à 11 euros par mois, tandis que celui de HeyGen est de 59 euros par mois. Aucune vérification d'identité ne m'a été demandée par la plateforme au moment où j'ai réalisé le clonage de la voix de Monsieur Temal. Sur la partie vidéo en revanche, il a fallu donner un consentement qui n'est pas passé, mais il existe des méthodes détournées pour pouvoir obtenir ce consentement et donc faire passer la vidéo. En synthèse, à l'aide de quelques outils gratuits, j'ai pu récupérer votre voix, l'isoler à travers un autre logiciel d'intelligence artificielle qui a pu séparer le bruit qui entourait votre voix afin de la télécharger sur la plateforme Eleven Labs et la cloner. Tout cela a pris dix minutes.
Le volume de productions synthétiques réalisées n'a pas cessé d'augmenter depuis 2017 pour atteindre aujourd'hui des niveaux préoccupants. La possibilité de réaliser à l'aide d'un logiciel très bon marché, en très peu de temps, des contenus vidéo, des images, des documents audio synthétiques hyper réalistes et personnalisés représente aujourd'hui un changement de paradigme assez marquant qu'il faut absolument adresser.
Dans un premier temps, les créateurs de deep fake ont ciblé en particulier les populations vulnérables. Une société anglaise, Deep Trace, qui a changé de nom depuis, avait calculé en 2019 que 96 % des vidéos synthétiques (deep fake) alors produites étaient des contenus à caractère sexuel non consentis qui ciblaient des femmes connues ou inconnues. La journaliste indienne Rania Ayoub a notamment été victime d'un deep fake pornographique à la suite d'articles rédigés contre le parti de l'actuel Premier ministre. Elle avait incarné à cette époque malgré elle la dérive de ces vidéos fabriquées dans l'unique but de nuire à sa réputation, à l'humilier et à décrédibiliser son travail. Selon le directeur de l'organisation Witness.org, basée aux États-Unis, de nombreuses journalistes ont été victimes de ces contenus pornographiques pour décrédibiliser leur travail. Ces personnes ont préféré garder le silence et tenter de régler le problème dans l'anonymat pour éviter que le chantage se déploie plus largement.
Depuis l'avènement des logiciels de génération d'images, les observateurs constatent également l'augmentation d'autres images à caractère inquiétant, notamment des images pédopornographiques synthétiques qui sont distribuées à travers les réseaux. Un rapport de la Stanford Digital Repository a montré que les contenus de ce type étaient très nombreux, y compris des contenus à caractère terroriste (décapitations par exemple). Cela a évidemment proliféré depuis avec, sur le volet économique, des arnaques à la voix synthétique qui peuvent toucher des entreprises en simulant la voix d'un chef d'entreprise, mais également le gouvernement, des institutions, des hommes politiques, etc.
En termes de contexte, nous avons parlé de Jordan Peele en 2018, mais l'utilisation des médias synthétiques ne se fait pas uniquement de façon illégale. Au printemps 2022, le candidat à l'élection présidentielle sud-coréenne Yoon Suk-Yeol a utilisé l'intelligence artificielle pour se dédoubler. Il a créé un « AI Yoon » pour converser avec son électorat. Alors que Yoon Suk-Yeol était plutôt conservateur et mal reçu chez les jeunes, cette intelligence artificielle de conversation pouvait échanger avec les gens, interagissait avec eux et était plus sympathique que sa version réelle. Cela a gagné le coeur des moins de 30 ans et après une campagne serrée, le véritable Yoon Suk-Yeol a remporté l'élection présidentielle en Corée du Sud. En mars 2022, une tentative de déstabilisation du régime ukrainien a eu lieu quelques jours après l'invasion par les troupes russes. Le président Volodymyr Zelensky est ainsi apparu sur les réseaux (WhatsApp, etc.) sous la forme d'un deep fake pour appeler les troupes à déposer les armes, mais cela a heureusement très vite été désamorcé. Aux États-Unis fin avril, lorsque Joe Biden a annoncé sa nouvelle candidature à la présidence des États-Unis, le Republican National Committee (RNC) a publié de manière très officielle un clip de campagne entièrement illustré à l'aide d'images d'intelligence artificielle et montrant une Amérique du futur complètement dévastée. En Argentine à l'automne dernier, les deux candidats se sont battus à armes égales en utilisant des intelligences artificielles génératives. En novembre 2023, lors de la course à la présidence slovaque, les deux candidats étaient à couteaux tirés avec une avance en faveur de Michal Simecka, président du parti Slovaquie progressiste. À la veille du moratoire avant le scrutin, un deep fake audio a été publié, faisant dire à ce candidat qu'il était en train d'acheter des voix pour gagner les élections. Le jour de l'élection, Michal Simecka a perdu trois points, laissant passer son opposant de droite aux élections. Aux États-Unis, que ce soit à New York à Harlem ou dans le New Hampshire, un « robot call » de Joe Biden appelait les électeurs à ne pas voter aux primaires. Plus récemment, des supporters de Donald Trump ont utilisé l'intelligence artificielle pour recruter parmi la population noire de nouveaux supporters. L'intelligence artificielle et les médias synthétiques dans la sphère informationnelle sont donc à la fois utilisés par des partis officiels, par des candidats et par des acteurs malveillants et parviennent à influencer les opinions. Une étude suisse publiée début mars 2024 montre notamment que lorsque l'intelligence artificielle est bien utilisée, elle influence les populations de façon même plus importante que ne le ferait un être humain. Il s'agit donc d'une arme à double tranchant.
Cependant, la désinformation constitue un mal qui surgit lorsque l'information est défaillante. Dans un rapport mis à jour hier, l'organisation américaine NewsGard a publié le résultat d'une étude qui a identifié près de 800 sites entièrement générés par l'intelligence artificielle. Il s'agit de sites « d'information » véhiculant de fausses informations traduites dans près de 16 langues allant de l'arabe au français en passant par l'indonésien ou le turc. Ces sites sont un mélange entre la captation des contenus qui existent déjà et la fabrication de nouveaux contenus qui cherchent à désinformer. Le volume de publication de ces sites est important, de l'ordre de 1 000 articles par jour, soit bien plus que ce que pourrait produire une rédaction, ce qui est inquiétant. Cela ne serait pas un problème si cela ne concernait que quelques sites isolés que personne ne consulte. Cependant, le 18 janvier 2024, le site d'information technologique 404 Média rapportait que Google News référençait de nombreux sites de ce type. Ce phénomène, associé à une dépression du trafic attendue par l'industrie au cours de l'année 2024 du fait de différents facteurs comme la démonétisation des sites d'information sur les plateformes de médias sociaux ou l'arrivée prochaine du search generative experience (recherche d'information à travers une intelligence artificielle générative), met la presse et les médias dans une situation compliquée. Nous allons assister à une forme d'étranglement de la presse et des médias qui vont devoir exister dans un océan de contenus fabriqués pour désinformer. Il s'agit d'un problème d'équilibre économique et de capacité à pouvoir soutenir le travail des journalistes, avec l'intelligence artificielle qui d'un côté empêche les journaux et les médias d'avancer et, de l'autre, favorise les contenus particulièrement nocifs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci. La porte d'entrée de cette commission d'enquête concernait le devenir des démocraties dans ce monde particulier, avec deux approches : vous avez cité un certain nombre de pays qui utilisent la désinformation, la guerre informationnelle, contre des démocraties, et, au sein même des démocraties, il existe l'enjeu des « big tech », les puissances technologiques qui utilisent les plateformes, mais également parfois les grandes structures comme les câbles sous-marins. Or, le modèle économique de nombreuses de ces plateformes implique qu'une fake news qui génère de nombreux clics est plus intéressante que de l'information réelle. Pouvez-vous nous préciser ce qu'est l'intelligence artificielle, en distinguant l'intelligence artificielle d'analyse et l'intelligence artificielle générative ?
M. Gérald Holubowicz. - L'intelligence artificielle a traversé plusieurs évolutions technologiques. Les systèmes experts, ancienne forme de l'intelligence artificielle, fonctionnaient avec des règles, tandis que l'intelligence artificielle connexionniste recouvre les modèles génératifs qui sont basés sur du machine learning et apprennent d'une base de données un certain nombre de facteurs (les règles de grammaire, les espaces sémantiques pour le langage, les contours pour l'image, etc.). Originellement, l'intelligence artificielle consiste à reproduire les capacités cognitives de l'humain afin d'atteindre l'intelligence artificielle générale, à savoir un niveau d'intelligence artificielle équivalent à nos capacités cognitives et capable d'accomplir nos tâches - d'où la panique des cols blancs qui se sentaient jusqu'à présent protégés de l'automation de la société, mais qui finalement se retrouvent également confrontés à ce problème, les services devenant remplaçables par l'intelligence artificielle. L'intelligence artificielle générative a pour objectif de générer du contenu texte, audio ou vidéo de la même manière que nous pourrions filmer, enregistrer ou écrire un texte. La fluidité au niveau du texte n'est pas encore optimale, mais progresse, et sur le son, la qualité des rendus a considérablement été améliorée. OpenAI a récemment annoncé travailler sur une solution pour rendre indiscernables les voix synthétiques des voix humaines. La vidéo est en outre récemment arrivée avec HeyGen, de même que le photoréalisme avec OpenAI qui fabrique de l'image vidéo époustouflante.
M. Dominique de Legge, président. - Il semble exister un problème sémantique, car le terme d'intelligence artificielle est une mauvaise traduction d'un terme anglais et désigne plutôt un traitement de données artificialisé ou industrialisé. Pourtant, ce terme fait peur dans l'opinion publique, car beaucoup sont ceux qui pensent que cette intelligence va se substituer à la nôtre. Or, la donnée qui est entrée dans ces machines est à la base maîtrisée par l'Homme. Je pense que le terme employé en français ne décrit pas exactement ce que vous venez de décrire.
Gérald Holubowicz. - Vous avez raison, mais lorsqu'Alan Turing pense l'intelligence artificielle, il la pense bien en termes d'intelligence. Dans le test de Turing, il s'agit de tromper son adversaire dans le but de faire passer a machine pour une personne. L'intelligence artificielle doit donc trouver les mécaniques intelligentes au sens français du terme.
M. Thomas Huchon. - L'un des personnages qui ont eu le plus d'influence sur nos vies contemporaines est une personne que nous connaissons très mal. Il s'agit de l'Américain Robert Mercer, aujourd'hui milliardaire extrêmement influent dans la politique américaine. Au tout début des années 1960, Robert Mercer est un brillant ingénieur informatique qui travaille chez IBM. Il s'y voit proposer le challenge de créer un logiciel informatique qui permettrait de traduire du langage, ce qui constitue la base de ces intelligences artificielles que nous connaissons aujourd'hui. On lui propose de mettre à sa disposition les meilleurs linguistes, des spécialistes de la grammaire, de l'orthographe, des traducteurs et de l'argent, ce à quoi il répond qu'il n'a pas besoin de toutes ces personnes. Il demande en revanche la totalité des textes écrits depuis dix ans par le parlement canadien, car ces textes sont écrits en français et en anglais et sont extrêmement nomenclaturés et normés. Il explique qu'il va entrer ces textes dans sa machine, laquelle sera capable de comprendre et de traduire, puis d'apprendre de ses erreurs au bout d'un certain temps et de traduire du langage. Ce jour-là, Robert Mercer a inventé la science utilisée par Google Traduction. À la fin des années 1980, Robert Mercer, qui a continué sa carrière à IBM en tant que brillant ingénieur informatique, est sollicité par un fonds d'investissement new-yorkais, Renaissance Technologies, qui lui demande de créer un programme similaire à celui qu'il a créé sur le langage, mais sur les cours de la bourse. Ce fonds d'investissement lui propose de mettre à sa disposition des économistes, des spécialistes des marchés, les plus grands marchés et des financements. Mais, Robert Mercer répond qu'il n'a pas besoin de tout cela, récupère la totalité des chiffres de la bourse de New York des trois années précédentes, les met dans sa machine, laquelle est progressivement capable non seulement de comprendre ce qu'il se passe, mais également de prévoir les futures transactions. Ce jour-là, Robert Mercer a inventé le « boursicotage algorithmique » (algorithmic trading), qui représente plus de 90 % des échanges monétaires aujourd'hui. Employé par Renaissance Technologies, il devient milliardaire, car ce fonds d'investissement parvient à générer des taux de rentabilité de 80 % par an, ce qu'aucun de ses concurrents n'arrive à faire. Au début des années 2010, Robert Mercer décide de s'intéresser à la politique de son pays en finançant des think tanks climatosceptiques, islamophobes, contre l'avortement, etc. Il finance surtout la création de l'entreprise Cambridge Analytica et du site Breitbart News, principal site de désinformation utilisé par le courant favorable à Trump durant les élections de 2016. Après avoir inventé la machine à traduire du langage et la machine à gagner de l'argent, Robert Mercer a inventé la machine à gagner les élections.
Dans cette tentative de définir ce que sont ces programmes informatiques qui ne sont pas de l'intelligence, il faut plutôt parler de malignité et d'une tentative de substituer à une partie des êtres humains et de leurs capacités cognitives des machines qui vont essayer de reprendre le contrôle de tous ces univers. Or, tout cela est possible, car l'avènement des nouvelles technologies de l'information et le changement de paradigme créent les conditions d'un monde dans lequel ces « intelligences » deviennent une forme de malignité. Il s'agit d'outils fabriqués par des humains qui y mettent une partie des biais qui les caractérisent et la puissance publique doit donc nous aider à y voir plus clair et exiger de la transparence sur la manière dont ces machines sont fabriquées.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour ces premières réponses. Notre commission d'enquête porte sur les politiques publiques à mettre en place. Nous nous intéressons à l'ingérence étrangère, mais cela constitue un seul biais. Sur les questions des processus électoraux pour commencer, auriez-vous des préconisations à proposer à notre commission d'enquête ?
M. Thomas Huchon. - Il existe trois niveaux d'intervention. Tout d'abord, il faut une prise de conscience de la société. Avoir conscience qu'il existe de potentielles manipulations constitue en effet une première manière de se protéger. Une communication publique doit faire état de ces potentiels dangers, comme on pourrait parler des dangers d'une substance illicite ou de comportements routiers inappropriés, afin de conduire à une position claire sur l'éducation aux médias, à l'information et au décryptage de l'information, laquelle devrait devenir de l'ordre du savoir fondamental enseigné à l'école dès le plus jeune âge.
Deuxièmement, il faudrait faire en sorte que des règles existent dans un espace qui n'en a pas. Toutes ces manipulations de l'information sont possibles, car l'information peut circuler sans contrainte. Si une telle liberté peut faire rêver, la loi française pose des limites à la liberté d'expression, la principale en étant la responsabilité du propos qui sont tenus - laquelle est trop rarement respectée sur ces plateformes. La loi de 1881 stipule qu'il doit être possible d'identifier la personne qui s'exprime et de la tenir comptable des propos qu'elle tient. Cela conduit à souhaiter que cet univers ne soit pas censuré, mais régulé, afin qu'il soit possible d'agir en cas d'abus, sans pour autant préempter de potentiels abus.
Un troisième élément relève à la fois de l'économie de l'attention et de la transparence nécessaire à l'observation de ces univers. Les plateformes sociales qui distribuent aujourd'hui ces contenus, armes visibles de ces influences de désinformation, sont des espaces dans lesquels l'information ne circule pas équitablement. Les grands médias professionnels ont d'immenses défauts, mais ils ont l'avantage d'être responsables de ce qu'ils diffusent et leur objectif est avant tout de fournir la meilleure information possible du point de vue de leur ligne éditoriale. Ces plateformes n'ont pas cette ambition et veulent simplement capter l'attention, car plus vous restez connectés longtemps, plus elles vont pouvoir récupérer des informations à votre sujet et vous profiler pour vous vendre de la publicité et donc gagner de l'argent. Cela renvoie aux propos de Patrick Le Lay qui, à la fin des années 1990, avait dit que son travail à TF1 consistait à « vendre du temps de cerveau disponible » à Coca-Cola. Cela nous avait semblé odieux à l'époque, mais je vais vous faire une confidence : Patrick Le Lay me manque aujourd'hui, car il avait le mérite de nous le dire clairement et qu'il disposait, pour nous vendre du Coca-Cola et capter nos cerveaux, uniquement de ce que nous lui disions. À l'inverse, Monsieur Zuckerberg de Facebook sait aussi ce que nous ne lui disons pas. Le vrai problème de ces plateformes n'est pas tant qu'elles diffusent de la désinformation, mais plutôt que leur modèle économique qui repose sur la captation de l'attention donne une prime presque systématique aux contenus qui captent notre attention. Or, les contenus qui captent le mieux notre attention sont ceux qui contiennent le plus d'appels à la colère et le plus d'émotions, qui vont jouer le plus sur nos indignations, à savoir les fake news. Il s'agit donc d'une conséquence terrible de ces modèles économiques plutôt que d'une volonté profonde de ces plateformes de fabriquer de la désinformation et de la diffuser.
Il faut arrêter de considérer que ces plateformes sont des tuyaux et plutôt les faire rentrer dans la loi de 1881 sur la liberté de la presse. Pour savoir si ces plateformes doivent entrer dans la loi de 1881, il faut répondre à trois questions. La première est de savoir si ces plateformes diffusent de l'information, ce qui est le cas. La deuxième question est de savoir si elles hiérarchisent et éditorialisent ces informations, ce qui est également le cas, car l'information que voit une personne n'est pas nécessairement la même que celle que voit une autre personne naviguant sur la même plateforme. La troisième question est de savoir si elles gagnent de l'argent en réalisant ces deux premières opérations, ce qui est le cas. Il semble difficile de considérer qu'une plateforme qui diffuse de l'information, hiérarchise et éditorialise de l'information et gagne de l'argent en le faisant ne serait pas un média, mais un simple tuyau. Je pense qu'il existe une forme de contradiction inacceptable, que nous avons acceptée, et que nous sommes aujourd'hui dans un état de fait très désagréable, dans lequel nous sommes un peu pris au piège de nos incompréhensions technologiques depuis quinze ans et de notre passivité sur tous ces sujets. Je suis ravi de pouvoir porter cette parole ce jour. Ce que je vous dis n'est pas tant le fait de ma conviction ou d'une idéologie que je porterais, mais plutôt les conclusions des travaux et enquêtes sur lesquels je travaille en tant que journaliste d'investigation. Je ne suis pas un idéologue ni un homme politique, je vous partage l'expérience de dix ans d'investigation sur ces sujets, notamment sur les réseaux sociaux, afin de porter cette parole et celle de tous ces lanceurs d'alerte qui ont quitté ces grandes entreprises et qui disent la même chose, même s'ils ne sont pas suffisamment écoutés - je sais néanmoins que Frances Haugen (la lanceuse d'alerte de Facebook) a été reçue au Sénat et je pense que ce type de témoignage gagnerait à être multiplié.
M. Gérald Holubowicz. - En premier lieu, l'éducation aux médias est importante. Il faudrait mettre en place un plan décennal et imaginer sur le temps long une intégration fine de l'éducation aux médias dans l'enseignement scolaire, qui ne soit plus seulement le fait d'intervenants extérieurs ponctuels. Il faudrait une structuration pédagogique autour de l'information aux médias, y compris avec une approche technique du numérique. Cela aiderait beaucoup, car nous avons fait une erreur depuis les années 1980 en écoutant les récits marketing de Steve Jobs et en considérant l'ordinateur comme une console de jeux vidéo, alors que la complexité de ces machines est redoutable. Les moins de 25 ans ne sont pas des découvreurs de technologies comme nous avons pu l'être, mais des consommateurs d'interfaces qui sont designées pour accaparer l'attention et augmenter le temps de présence sur les écrans. La proposition de Najat Vallaud-Belkacem sur la limitation du temps d'internet était provocante en ce qu'elle permettait de réfléchir à ces usages et à ces objets que nous avons tout le temps dans la main sans réellement les connaître. Demain, très probablement, l'intelligence artificielle sera embarquée dans ces outils. On ne trouve quasiment plus de jeunes qui n'utilisent pas de filtres sur leurs téléphones portables quand ils se prennent en selfie. Or, cela entraîne une forme de désintermédiation avec soi-même, son corps, son image. Il faudrait parvenir à indiquer aux enfants et aux adolescents que ces filtres induisent une véritable transformation de leur comportement. Par ailleurs, l'univers du numérique est aussi un univers porteur de valeurs toxiques et d'idées qu'il faut pouvoir maîtriser et apprendre à identifier.
Il faut également redonner un « coup de fouet » à la presse en essayant de restructurer les flux naturels de revenu de la presse. Google monopolise 90 % des parts de marché sur le revenu publicitaire et Facebook fait de même sur les réseaux. Sous l'impulsion de Mark Zuckerberg, Facebook a en outre tendance à bloquer les sites et Elon Musk en a fait de même avec Twitter. Il est nécessaire de casser ce monopole publicitaire - tous les acteurs du monde entier, hormis Google et Facebook, se partagent 5 % des revenus publicitaires - et restructurer ces flux afin de redonner de l'oxygène à la presse, lui permettre d'innover à nouveau et lui redonner les armes de son indépendance. Il faudrait par ailleurs conditionner certaines aides à la presse en fonction des titres qui emploie de vrais êtres humains, sans pour autant que cela implique d'enlever des aides aux médias ayant utilisé de l'intelligence artificielle.
Il faudrait par ailleurs imposer aux plateformes le statut d'éditeur afin de lutter contre l'impunité de ceux qui s'y expriment, voire inciter l'existence d'un équilibre quant à la présence d'information au sein de ces plateformes. Au niveau européen, l'AI Act n'adresse pas l'espace informationnel au niveau de l'intelligence artificielle ; il évalue uniquement les risques existentiels, mais pas l'impact sur les démocraties à travers les problématiques de désinformation et la prolifération des contenus liés à l'intelligence artificielle.
Mme Sylvie Robert. - Les états généraux de l'information sont toujours en cours, mais une piste semble d'ores et déjà se dessiner, ayant trait à la labellisation de l'information, à l'instar de ce que porte la Journalism Trust Initiative. Y êtes-vous favorable ? Estimez-vous que ce processus a du sens, surtout dans le contexte de désinformation que vous énoncez ?
Préconisez-vous d'établir une vraie stratégie de défense informationnelle ? Considérez-vous qu'il en existe une et, sinon, quels pourraient être ses fondements et ses priorités et quelles mesures phares pourraient y figurer ?
Les travaux d'Asma Mhalla mettent en contrepoint la question de la technologie et de la démocratie, notamment par rapport aux usages pernicieux de l'intelligence artificielle générative. Pensez-vous que les démocraties sont en mesure de faire face aux risques de déstabilisation sans se perdre, sans perdre leurs valeurs ?
Enfin, que pensez-vous de l'accord entre Le Monde et OpenAI ? Pensez-vous que le législateur devrait encadrer de tels accords ?
Mme Nathalie Goulet. - J'ai trouvé votre audition très intéressante. J'ai présidé une commission d'enquête sur les réseaux djihadistes il y a dix ans et votre collègue Gurvan Kristanadjaja avait monté un faux profil Facebook pour attirer de jeunes Français voulant faire le djihad en Syrie et en Irak. Il avait alors fait un exposé terrifiant de la manière dont l'algorithme fonctionnait, ce dernier ayant présenté dans un temps très court des centaines de profils qui souhaitaient s'engager et lui expliquaient comment partir en Syrie et en Irak. Le constat de ces algorithmes un peu mortifères était donc déjà fait. Comment essayer de combattre dans un affrontement asymétrique ? Le modèle économique est en effet sous-tendu par ces algorithmes et il n'est pas certain que le législateur français ou européen puisse contrer un modèle économique. Le Sénat a voté il y a quelques années le principe de l'information aux médias comme étant une cause nationale et je pense qu'il faut reprendre ce sujet. Considérer les plateformes comme des éditeurs règlerait le problème de la responsabilité, mais cela ne règlerait pas les autres questions. Vous n'avez par ailleurs pas parlé de tout ce qui concerne les cryptoactifs et les monnaies dématérialisées. Pensez-vous vraiment qu'il soit possible de mener cette croisade, sachant que les GAFAM constituent un modèle qui nous dépasse en termes de capacité dans une guerre asymétrique ?
M. Gérald Holubowicz. - La question de la labellisation de l'information recouvre plusieurs niveaux. D'un point de vue purement technique, les contenus peuvent être labellisés pour certifier leur authenticité de la prise de vue jusqu'à la diffusion. Plusieurs labels existent d'ailleurs, comme le C2PA, un consortium technique qui s'est mis en place aux États-Unis et qui est chargé d'arriver avec une solution technique d'implémentation, et la Content Authenticity Initiative qui est en charge de la promotion de cette solution et promeut l'adoption d'un tag et d'inscriptions dans le fichier produit pour pouvoir le tracer. Avec un appareil photo Leica par exemple, dès lors que l'on appuie sur le déclencheur, un tag s'inscrit dans le fichier de la photo, permettant de tracer le parcours de cette photographie. Cela est également faisable sur de la vidéo, mais cela l'est beaucoup moins sur les textes. Il s'agit cependant de dispositifs techniques qui peuvent être contournés d'une manière ou d'une autre, en coupant la photographie ou l'image par exemple. S'agissant de la labellisation de l'information au sens large, je suis plus réservé, car la question se pose de savoir ce qu'est la « bonne » information, d'autant que cette « bonne » information peut rapidement changer en fonction des régimes et des situations politiques.
Sur la stratégie de défense informationnelle, je n'ai pas d'éléments, de même que sur la question de savoir si les démocraties sont en mesure de faire face aux déstabilisations.
En ce qui concerne Le Monde, le deal n'est pas fermé à OpenAI et pourrait être ouvert à d'autres entreprises comme Mistral AI. Le Monde a conclu cet accord commercial afin d'être la première source recommandée aux utilisateurs de ChatGPT en termes de source. D'un point de vue stratégique, cela semble cependant revenir à donner trop rapidement les clés de la maison à quelqu'un qu'on ne connaît pas vraiment, sachant que la situation s'est déjà produite avec d'autres acteurs comme Facebook, où il a fallu s'extraire d'accords compliqués malgré d'importants investissements.
Concernant la manière de se battre contre les GAFAM dans un système asymétrique, il s'agit d'une question de vision de société et de capacité politique à imposer des règles. Quand l'AI Act a été voté par la Commission européenne, de nombreux lobbies étaient payés jour et nuit pour influencer le résultat des délibérations. C'est la raison pour laquelle l'AI Act se base uniquement sur les risques systématiques comme l'executive order de Biden, car cela correspond à ce que les GAFAM veulent poser comme problématique. Il faut donc poser des limites pour ne pas laisser quelques acteurs se répartir 90 % du marché de la publicité et imposer l'intelligence artificielle dans tous les secteurs, pour leur imposer de répondre à certains critères de mise sur le marché, etc. Il s'agit d'un positionnement politique, mais souvent, on préfère la course à l'innovation en pensant que cela va nous donner un avantage économique. Or aujourd'hui, en termes d'impacts environnementaux et énergétiques, s'il faut alimenter l'intelligence artificielle avec des puces qui valent 40 000 euros pièce, cela suppose une colossale extraction minière causant de la pollution et une forte consommation d'énergie. Cela suppose par ailleurs qu'il faudra rafraichir ces centres de serveurs avec de l'eau fraîche. Il faut donc prendre le temps de la réflexion. Je suis plutôt favorable à une convention citoyenne sur le numérique et l'intelligence artificielle qui permettrait d'éduquer aux enjeux forts et compliqués du numérique et de l'intelligence artificielle tout en faisant comprendre qu'il existe de véritables intérêts, afin d'arriver à une solution équilibrée.
M. Thomas Huchon. - S'agissant de la labellisation de l'information, je comprends l'idée sous-jacente et la vertu que pourrait avoir une forme de labellisation, mais je ne suis pas certain qu'elle marcherait mieux que la défiance généralisée que les complotistes et les personnes qui adhèrent aux fake news ont pour les grands médias et les institutions. Cela concerne entre 20 % et 40 % de la population française. Il n'existe cependant pas de mauvaise initiative face à ces problèmes et il faut donc en essayer un certain nombre.
En ce qui concerne la nécessité d'une stratégie de défense informationnelle, il apparaît que la démocratie est probablement le système politique ayant le moins de moyens pour se défendre lui-même. L'idée que l'on touche à un certain nombre des principes fondamentaux de la démocratie peut donc être inquiétante, mais en réalité, l'inquiétude vient plutôt de ces entreprises privées qui ne respectent pas la loi, ne paient pas l'impôt qu'elles devraient payer, transforment l'espace informationnel et font de nous des « petits hamsters » avides d'émotions et nourris aux fake news. Nous avons fait une erreur en tant que journalistes, car pendant longtemps, nous avons essayé de fabriquer de l'information comme nous voulions la consommer nous-mêmes. Or, en refusant d'aller combattre dans cet espace informationnel dérégulé, nous avons perdu. En même temps, nous ne voulions pas « nourrir » la machine qui était en train de nous détruire. Cela fait vingt ans que je fais ce métier et que je travaille sur internet et pendant longtemps, les grands médias professionnels ont refusé d'aller sur internet. Or, la nature a horreur du vide et à chaque fois que nous laissons un espace vide, s'y engouffrent ceux qui ont le plus envie d'y aller, et il s'agit rarement des plus modérés et des plus respectueux des principes démocratiques. S'il existe des fake news et des théories du complot, c'est avant tout, car des personnes les fabriquent et ce n'est pas seulement parce que les réseaux sociaux les diffusent. Il faudra donc aussi s'interroger sur la responsabilité et les intérêts de tous ceux qui fabriquent ces mensonges. À chaque fois que nous n'allons pas contredire un récit complotiste qui circule, nous donnons l'illusion aux internautes qui n'auraient pas d'opinion sur ce sujet qu'il n'existe que la version complotiste des choses. Il faut donc une stratégie de défense informationnelle, sachant que personne n'est prêt à payer pour s'informer sur la lutte contre la désinformation. Il faudra trouver un moyen et passer par la puissance publique ou les médias publics, mais tout cela ne pourra pas se faire tout seul. Les citoyens ont également un rôle à jouer, car pour civiliser cet espace numérique, il faut nous y comporter comme des citoyens. Il faut à la fois avoir de la mesure, prendre du temps, réfléchir, s'interroger et respecter les principes démocratiques fondamentaux qui nous gouvernent, tout en s'inscrivant dans un combat asymétrique. Dans la lutte contre la désinformation comme dans l'approche sur l'impact des algorithmes, comme dans l'approche sur l'impact des réseaux sociaux et comme dans l'approche sur les intelligences artificielles, notre cécité technique et technologique nous empêche de comprendre les problèmes et nous pousse dès lors à courir après ces problèmes sans jamais être en mesure de formuler une solution. Nous nous trouvons face à un dilemme : protéger les institutions démocratiques et les principes démocratiques qui nous gouvernent tout en étant capables d'avoir un rapport de force à la hauteur des enjeux auxquels nous faisons face. Certains pays étrangers investissent des millions d'euros pour déstabiliser nos démocraties, comme la Russie lors des élections présidentielles américaines de 2016. À l'époque, il fallait fabriquer des contenus, alors qu'aujourd'hui, il existe une technique consistant à repérer des points de clivage réels dans la société et à mettre de l'huile sur le feu. Cela donne l'illusion à ceux qui observent le débat public autour d'un problème réel qu'il n'existe que les deux voies les plus extrêmes sur le sujet.
À l'inverse de « l'infobésité », le fait d'être tellement confronté à des informations qu'on ne sait plus comment faire, se trouve « l'infodémie », terme inventé par l'OMS pour qualifier la pandémie de fausses informations à laquelle nous avons été confrontés durant la Covid-19. Ces deux phénomènes mis ensemble créent les conditions de cette fameuse « post-vérité », le fait que la vérité n'a plus d'importance, car nous ne partageons plus les faits et qu'il ne reste dès lors plus que les opinions qui sont en permanence exacerbées.
Je suis toujours frappé de voir un enfant de deux ans qui sait se servir d'une tablette et cela dit quelque chose de l'état dans lequel ces outils nous replongent. Nous ne sommes plus vraiment des êtres humains doués de nos réflexions quand nous sommes devant ces outils. Nous sommes à la fois plongés dans nos émotions et nous redevenons des enfants, là où nous pourrions avoir des réflexions d'adultes.
Mme Gisèle Jourda. - La formation de l'esprit critique est très importante, car sur les chaînes d'information en continu, on ne sait jamais d'où parle la personne, comment l'information a été détectée, etc., et quelle est la différence entre la chaîne d'information et la chaîne d'opinion. Or, pour avoir une opinion, il faut former l'esprit critique. Quels sont les mesures d'urgence à prendre ?
M. Gérald Holubowicz. - L'adage « ce n'est pas parce qu'on peut qu'on doit » circule de plus en plus et correspond tout à fait à ce que la Silicon Valley fait : ils peuvent et ils font, peu importent les conséquences. Or, il faut pouvoir mettre des barrières. L'idée de la convention citoyenne sur le numérique et l'intelligence artificielle semble constituer une bonne piste de réflexion, car elle permettrait de dégager une prise de conscience générale et une forme de négociation collective autour de solutions acceptables quant à ces outils. Le numérique en lui-même n'est pas néfaste, mais les opérateurs qui animent le numérique aujourd'hui ont privatisé cet espace qui était ouvert et libre à tous initialement. Mettre des barrières relève de l'ordre de la puissance publique et politique et il s'agit d'un choix de société.
M. Thomas Huchon. - Vous conviez un espoir d'esprit critique et effectivement, cela est à la fois nécessaire et fondamental. Pour aller moi-même dans les collèges et les lycées pour faire de l'éducation aux médias et de l'éveil à l'esprit critique, je constate que même sans politique publique précise et sans moyens spécifiquement alloués à ces thèmes dans les établissements scolaires, la jeunesse de France ne semble pas être totalement larguée sur ces questions d'esprit critique, car il existe une réelle volonté au sein de l'école, avec du personnel merveilleux travaillant dans des conditions difficiles. Développer l'esprit critique consistera par ailleurs à créer des citoyens capables de comprendre que lorsqu'ils ont lu une page Wikipédia sur la physique quantique par exemple, ils ne maîtrisent pas la physique quantique. Il s'agit d'accepter l'impérieuse nécessité d'apprendre et la nécessaire humilité de comprendre que nous ne savons rien. Il faut pour cela prendre en compte le temps, car comprendre un phénomène prend du temps, ce qui devient de plus en plus difficile dans un univers de l'hyper-immédiateté. Ces outils nourrissent en outre les aspects les plus grégaires de nos cerveaux, alors qu'il faudrait miser sur d'autres valeurs essentielles, et notamment l'humilité.
15. Audition, ouverte à la presse, de Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique - le mardi 30 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons, pour cette première audition de la journée, Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique depuis septembre 2022.
Madame l'ambassadrice, nous vous remercions de vous être rendue disponible pour venir éclairer notre commission d'enquête.
Il est apparu assez clairement, au fil de nos auditions, que la France a subi des influences étrangères en Afrique - je pense tout particulièrement à la Russie.
Il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anne-Sophie Avé prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo, qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je vous cède la parole pour un propos liminaire d'une quinzaine de minutes.
Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique. - Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, j'espère que cette audition pourra vous être utile, même si la mission qui m'a été confiée par le Président de la République ne recoupe qu'à la marge le sujet de votre commission d'enquête.
Je vous ai déjà adressé ma lettre de mission, laquelle part du constat des difficultés que notre pays rencontre en Afrique. À ce titre, l'on m'a confié le volet de la diplomatie publique : j'ai été chargée non pas de modifier notre stratégie ou notre diplomatie, mais de déployer la stratégie définie par le Président de la République dans le discours de Ouagadougou, puis lors des échanges menés avec la société civile au sommet Afrique-France de Montpellier et lors de diverses prises de parole.
Avant tout, j'ai été chargée de formaliser ce narratif, de sorte que l'ensemble de nos postes puissent se l'approprier. Il s'agit, en changeant notre manière de dire les choses, de présenter notre action en Afrique de manière plus précise et plus fidèle.
Ce narratif « décomplexé » se lit en creux dans les interventions du ministre de l'Europe et des affaires étrangères et du Président de la République. Il s'agit, globalement, de garantir une plus grande transparence.
Les relations bilatérales avec les différents pays d'Afrique relèvent d'un choix, de part et d'autre : la France et les pays considérés peuvent tout aussi bien choisir d'être ou de ne plus être partenaires.
Je rappelle que la France est partenaire de la plupart des pays du monde et que, sur le continent africain, ces liens ne se limitent pas à l'Afrique francophone. Le tropisme de l'Afrique francophone donne même une vision totalement biaisée de la relation entre la France et ce continent. Sur plus de quarante-cinq pays que compte l'Afrique subsaharienne, nous éprouvons quelques difficultés avec trois États, mais, avec plus de quarante pays, les relations sont extrêmement bonnes : des accords sont régulièrement conclus en parfaite intelligence, qu'il s'agisse de relations commerciales ou de coopération culturelle - je pense notamment à l'enseignement du français. Nous sommes les partenaires de ces États, au même titre que de très nombreux pays de l'Union européenne ou du G7, ceux que l'on appelle les « like minded ». En matière commerciale, ces pays nouent des contrats avec des entreprises d'États qui ne sont pas nécessairement like minded sans que cela pose de difficulté.
Nous devons assumer nos cibles. Nous nous adressons non seulement aux chefs d'État et aux membres de gouvernements - c'est ce que fait traditionnellement la diplomatie - mais aussi à la société civile, au travers des associations, notamment les organisations non gouvernementales (ONG), dont nous soutenons les projets. En Afrique comme en France, le tissu associatif présente l'avantage d'être au plus près du terrain, dans des domaines que l'action publique ne peut pas forcément couvrir.
Nous nous adressons aussi aux diasporas, qu'il s'agisse des très nombreux Français vivant en Afrique ou des Africains vivant en France. Certains apprécient le terme « diaspora », d'autres beaucoup moins : nés en France de parents eux-mêmes présents en France depuis très longtemps, ils se vivent non comme les membres d'une diaspora, mais comme des Français disposant d'une double culture, française et africaine.
Je précise que ma mission s'est limitée à l'Afrique subsaharienne ; je ne me suis pas du tout occupée de l'Afrique du Nord ou du Moyen-Orient.
L'enjeu est de valoriser notre relation avec l'Afrique ; d'expliquer peut-être avec plus de transparence pourquoi nous y sommes attachés, le silence ayant, dans un certain nombre de pays, donné libre cours à une vaste fantasmagorie. Si les Français sont présents en Afrique, ce serait en vertu d'intérêts secrets, d'un agenda caché. Ce fantasme a progressé au fil du temps. Il a évidemment alimenté les discours antifrançais dans ces territoires.
Les pays africains avec lesquels nous coopérons ne sont en rien comparables à des régions ou des départements français : voilà pourquoi nous devons changer de posture, parler de nous en parlant d'eux. Si nous coopérons avec ces pays, c'est parce que leur population est jeune ; parce que, demain, l'Afrique sera plus peuplée que l'Europe ; parce que ces hommes et ces femmes sont non seulement des citoyens, mais aussi des consommateurs en puissance. Nous avons tout intérêt à ce que ces pays développent ; demain, leurs classes moyennes consommeront nos produits et nos services, elles alimenteront notre tourisme. Ces pays seront autant de partenaires commerciaux utiles.
Il est important de valoriser ce que nous apprécions dans ces pays, donc de sortir d'un dialogue asymétrique d'inspiration postcoloniale. On ne peut pas se contenter de répéter à ces pays : « La France vous aide, la France finance ; la France fait ci, la France fait ça. » C'est tout à fait possible quand on est président de région et qu'il s'agit de justifier, auprès de ses administrés et en particulier de ses électeurs, l'utilisation des deniers publics ; mais, quand on est en Afrique, on ne peut pas communiquer de cette manière.
Tout d'abord, la plupart des crédits sont déployés sous forme de prêts, qui seront remboursés à plus ou moins long terme. En outre, les États et collectivités territoriales africains sont à l'origine des projets : notre grammaire ne doit pas laisser croire que ces derniers sont menés par la France. Enfin, nous en tirons bénéfice à court et moyen termes ; il faut le dire en toute transparence, faute de quoi tous les narratifs fantasmés continueront de prospérer.
Une fois ce nouveau narratif validé, il a fallu s'assurer que les ambassades s'en saisissent. À cet égard, nous avons eu recours non pas aux éléments de langage, dont on connaît pourtant l'importance dans la culture du ministère des affaires étrangères, mais aux éléments de posture, aux recommandations d'attitudes, précisant avant tout les manières de dire. J'ai donc eu pour mission de me rendre dans un certain nombre d'ambassades afin de mettre en oeuvre ce narratif dans des contextes nationaux précis. Je suis allée au Cameroun, en Guinée Conakry, au Togo, au Sénégal, en Ouganda, au Tchad et au Congo-Brazzaville - autant de pays très différents, notamment dans le domaine des médias.
C'est un exercice extrêmement nouveau qui a été demandé à nos ambassades : communiquer en utilisant les canaux les plus appropriés. Dans certains pays, les réseaux sociaux sont extrêmement développés, qu'il s'agisse de Facebook, d'Instagram, de Twitter ou de TikTok. Dans d'autres, l'accès à internet restant très faible, il faut passer par la radio ou la télévision. Je me suis efforcée d'accompagner les ambassades en les aidant à prendre ce virage ; c'est aussi le rôle de la direction de la communication et de la presse (DCP) et, à terme, de l'école pratique des métiers de la diplomatie.
S'il était indispensable d'élaborer un narratif positif pour faire comprendre ce que nous faisons, c'est parce que la nature a horreur du vide et que le vide a laissé prospérer des contre-narratifs.
Les grandes antiennes ont la vie dure : le franc CFA serait une monnaie coloniale, grâce à laquelle la France tirerait les ficelles en Afrique ; la France pillerait les ressources du continent... Ces fake news reviennent régulièrement.
S'y ajoute une foule de nouveaux contre-narratifs, de nouvelles histoires et de nouveaux fantasmes. Je pense notamment au faux charnier de Gossi - si vous les auditionnez, les représentants du ministère des armées pourront évoquer ce point avec davantage de détails. Puisque mentir ne suffit plus, on fabrique des preuves. Grâce à l'intelligence artificielle, on peut produire de fausses photos ou de fausses vidéos ; en l'occurrence, on est allé jusqu'à fabriquer physiquement un faux charnier ; par chance, un drone a pu filmer ces opérations. Mais, pour une manoeuvre que nous controns, combien de fausses informations sont diffusées, que nous n'avons pas forcément le temps matériel de débunker !
Il est extrêmement facile de mentir : on n'a pas besoin d'étayer son propos. Mais, pour révéler un mensonge, il faut produire des éléments tangibles, notamment des chiffres, ce qui exige beaucoup de temps. Il faut donc commencer par identifier les fausses nouvelles : c'est le travail de la cellule de veille de la DCP et du pôle anticipation stratégique et orientation (ASO) du ministère des armées. Ces structures traquent l'apparition de fausses nouvelles, en source ouverte, sur les réseaux sociaux.
Très récemment, on a pu affirmer que, du fait de l'élection de Bassirou Diomaye Faye à la présidence de la République du Sénégal, les entreprises françaises présentes dans ce pays payeraient désormais leurs impôts au Sénégal : cela a toujours été le cas... De même, certains s'efforcent de faire croire que les pays du Sahel se portent beaucoup mieux depuis l'arrivée au pouvoir des juntes, qu'il s'agisse d'économie ou de sécurité. Dans le premier cas, la désinformation est facile à contrer ; c'est beaucoup plus difficile dans le second, car nous ne disposons plus vraiment d'une présence sur place et n'avons donc plus accès aux informations.
Il faut commencer par identifier les fausses nouvelles - qu'il s'agisse de vidéos ou de cartoons, procédant du même roulement de tambour permanent, ou drumbit -, puis déterminer lesquelles vont vraiment se diffuser et, dès lors, avoir un impact.
Des fake news apparaissent sans cesse, mais certaines restent très confidentielles : il faut savoir lesquelles vont avoir un impact et toucher beaucoup de monde. Ce sont celles que l'on a intérêt à démonter. À l'inverse, en démontant une fausse information qui n'a été vue que par très peu de personnes, on crée un « effet Streisand » : on attire l'attention sur un élément qui était resté confidentiel.
C'est bien pourquoi il faut mesurer l'ampleur de la diffusion. À ce titre, vous avez auditionné les représentants du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Ils ont pu vous expliquer comment ils parviennent à identifier l'amplification artificielle de fausses informations : des fermes à trolls permettent d'en accroître la visibilité, par des interactions avec telle ou telle publication, par la simple mécanique des réseaux sociaux.
Une fois que nous identifions de fausses nouvelles largement diffusées et même en train de devenir virales au sens des réseaux sociaux, nous devons créer un contre-narratif et débunker, c'est-à-dire fournir des arguments à nos ambassades et à la DCP. Toutefois, si le mensonge prend l'ascenseur, la vérité prend l'escalier : par construction, même si vous disposez d'arguments massue pour démonter une fausse information, il est extrêmement difficile de toucher toutes les personnes qui ont pu être atteintes.
Ainsi, depuis 2019, la France n'a plus de siège à la Banque centrale de Dakar, pour ce qui concerne le franc CFA d'Afrique de l'Ouest. De même, le Trésor français ne conserve plus les réserves de francs CFA d'Afrique de l'Ouest : ces fonds ont été restitués. Nous avons coupé nos liens avec le franc CFA d'Afrique de l'Ouest, mais une grande majorité d'Africains de l'Ouest l'ignorent. Ils continuent de penser que leurs pays placent leurs réserves en France, ce qu'ils apparentent d'ailleurs au versement d'une taxe, alors que le placement des réserves leur rapportait des intérêts. Vous pouvez répéter sans cesse ces évidences, de telles idées perdurent.
Une grande partie des missions qui m'ont été confiées ont été assez naturellement reprises par la DCP - il s'agit pour elle d'une compétence pérenne -, laquelle s'est dotée d'une sous-direction chargée précisément de l'influence. En parallèle, le ministère des armées s'est doté du pôle ASO, dont, sauf erreur de ma part, vous allez entendre les représentants. Si le Président de la République m'a nommée à ce poste, c'est sans doute pour insister sur cette difficulté et souligner le travail de coordination qu'il convenait de mener ; mais, à terme, chacun, dans son domaine, doit reprendre l'ensemble de ses missions, dans le cadre, bien sûr, d'une action coordonnée.
Je le répète, les diasporas entraient dans le champ de ma mission. Il importe de s'adresser à ceux qui sont à la fois Français et Africains, de nationalité ou de coeur : ils sont autant de ponts entre la France ou leur pays d'origine - celui où ils sont nés ou d'où leurs parents et grands-parents sont issus. Aujourd'hui, ces diasporas sont prises en compte par la direction Afrique du ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
J'en viens, plus précisément, aux ingérences étrangères.
Si l'on dresse un panorama de nos détracteurs, on constate qu'à l'heure actuelle les plus bruyants d'entre eux s'autoproclament panafricains, bien qu'ils n'aient rien de cela : ce sont en fait des antifrançais, anticolonialistes, anti-impérialistes. Les authentiques panafricains, comme Nkrumah et Sékou Touré, doivent se retourner dans leur tombe en voyant ainsi dévoyée cette belle idée qu'est l'unification de l'Afrique... Ce projet est en effet détourné par des personnes dont le discours est purement et simplement antifrançais.
Bien sûr, derrière ces gens-là, il y a des ingérences étrangères. Toutefois, les pays étrangers dont il s'agit ne sont pas à l'origine de l'activisme antifrançais dit panafricain. En outre, l'existence de financements étrangers est extrêmement difficile à démontrer.
Ce ne sont pas les puissances étrangères qui ont créé ces activistes : si ces derniers sont apparus, c'est parce que le complotisme, quel qu'il soit, représente un marché porteur. Dans certains pays d'Afrique francophone, il est porteur de dire du mal de la France, et, étant eux-mêmes originaires de ces pays, lesdits activistes sont crédibles. Surtout, grâce aux réseaux sociaux, aux conférences et à la vente de livres, cette activité se monétise ; elle permet de gagner de l'argent. L'expression d'une opinion purement désintéressée n'aurait pas fait long feu : c'est parce que ces discours rapportent de l'argent que des chaînes dédiées se sont développées sur les réseaux sociaux. Et, plus le propos est outrancier, plus il est choquant, plus il suscitera de vues et d'interactions, plus il rapportera d'argent. Le système d'algorithmes sur lequel reposent les réseaux sociaux est ainsi fait.
Un influenceur - joueur de football, actrice ou chanteur - peut être repéré par une marque de cosmétiques, de chaussures de sport ou de vêtements pour en devenir l'ambassadeur ; de même, ces antifrançais, ces « panafricanistes » ont été repérés par les Russes comme ayant des plateformes disposant d'une certaine visibilité, et sont devenus des proxys. Néanmoins - j'y insiste -, je ne crois pas qu'ils aient été fabriqués par des ingérences étrangères. Ils sont entrés au service des pays concernés, qui leur ont dit : votre audience nous intéresse, votre discours nous intéresse, car il correspond à la propagande que nous voulons diffuser.
Ces activistes étaient déjà dans la place, avec 300 000, 400 000 ou 500 000 abonnés. On pourrait presque parler de « disciples », car ils s'apparentent à des gourous de secte - on le constate en observant les communautés qu'ils fédèrent. Certaines puissances étrangères ont donc entrepris de se servir d'eux, comme une marque se sert de personnes possédant une certaine notoriété. Elles ont cherché à mettre leur audience et leur crédit au service de tel ou tel discours.
Dès lors qu'un activiste est financé par une puissance étrangère, il gagne une autre dimension. Par exemple, il peut être doté de fermes à trolls faisant monter l'audience et la visibilité de ses publications. Certaines de ces personnes se rendent en Russie, dans d'autres pays d'Afrique où ils souhaitent déployer leur propagande ou dans les départements d'outre-mer français. Tous ces voyages coûtent cher, d'autant que les intéressés ont le goût du luxe. Ils ne se satisfont pas du YMCA local : ils exigent de grands hôtels et de belles voitures. Tout cela est évidemment financé par des puissances étrangères.
En résumé, ces « panafricains » ont bénéficié des algorithmes des réseaux sociaux. Comme on dit familièrement, « plus c'est gros, mieux ça passe ». De même, « plus c'est gros, plus ça rapporte », et diverses puissances étrangères se sont servies de ces activistes comme de proxys.
Néanmoins, il est extrêmement difficile de tracer ces financements : là est toute la difficulté. Une partie des fonds proviennent des réseaux sociaux. Quand un de vos contenus atteint 10 000 ou 100 000 vues sur un média comme YouTube, vous gagnez de l'argent, et cet argent est versé sur des comptes qui ne sont évidemment pas en France - ce serait trop simple...
Les financements octroyés par ces puissances étrangères peuvent prendre la forme de cryptomonnaies ou encore passer par des proxys : elles sont, de ce fait, très difficiles à tracer. S'y ajoutent un certain nombre d'avantages en nature : j'ai mentionné les voyages et les hébergements.
Si ces financements étaient envoyés directement sur un compte en France, par un virement Swift (Society for Worldwide Interbank Financial Telecommunication), il serait extrêmement facile de les détecter. Malheureusement, ce n'est pas ainsi que cela se passe. L'ingérence étrangère est donc très difficile à prouver. Or, pour judiciariser, il faut disposer d'éléments particulièrement probants : aucun juge n'acceptera d'engager une enquête sur la base du soupçon, même avec un faisceau d'indices. Il faudrait des éléments très concrets.
Dernièrement, un panafricaniste a affirmé aux micros d'un média français diffusé sur TF1 et sur TMC (Télé Monte-Carlo) qu'il était financé par le Hezbollah et par l'Iran. On le soupçonnait d'avoir perçu 400 000 euros de la part de la Russie : il a répondu que ce montant était très en dessous de la vérité. On peut estimer qu'il s'agit là d'un aveu et que, sur cette base, on peut judiciariser. Cet homme déclare être financé, non seulement par des puissances étrangères, mais aussi par un groupe terroriste. Or les juristes sont formels : faute de preuve matérielle, il lui suffirait de dire qu'il plaisantait pour qu'un juge classe l'affaire. Dans un État de droit, de tels propos ne suffiraient pas à convaincre un magistrat de l'existence d'un financement par une puissance étrangère. Il faut des preuves, et ces dernières sont extrêmement difficiles à recueillir.
On sait que ces personnes sont les proxys de puissances étrangères. On sait quel est l'impact de leur propagande ; on sait qu'ils ne se contentent pas de dire du mal de la France. « Sans la liberté de blâmer, il n'est point d'éloge flatteur », écrivait Beaumarchais : dire du mal, c'est une forme de l'esprit français. Mais il ne s'agit plus de cela : aujourd'hui, nous sommes face à un drumbit, face à des propos martelés. La comparaison est peut-être excessive, mais je pense, à ce titre, à la radiotélévision libre des Mille Collines (RTLMC) : à force de dire aux gens « à bas la France », « mort à la France » ou « la France dégage », des ambassades se trouvent attaquées. Dans certains pays francophones, des Français sont attaqués et molestés. D'autres personnes, considérées à tort comme françaises, sont également prises à partie : on leur dit de retourner en France avant de constater qu'elles sont hollandaises...
Ce discours antifrançais, à la fois violent et mensonger, a bel et bien un impact. Mais il est malheureusement très difficile de démontrer un lien direct et incontestable entre ce qui est dit par des activistes sur les réseaux sociaux et les mouvements de foule qui ont attaqué nos ambassades ou nos instituts français, au Burkina Faso et au Niger.
Comment faire cesser cette propagande ou, en tout cas, réduire sa portée ? En réalité, le seul moyen d'agir, c'est d'assécher les possibilités de monétiser, donc de taper au portefeuille. Le seul but de ces personnes est de gagner de l'argent. Voilà pourquoi il faut les sanctionner pécuniairement, au prorata de leur audience. Dès lors, leur activité deviendra beaucoup moins rentable, et ils devront trouver autre chose. Ils vendront peut-être de faux médicaments ou des bains de siège à la menthe pour soigner les cancers ; en tout cas, ils feront un peu moins de panafricanisme antifrançais.
Aujourd'hui, on est coincé : pour judiciariser, il faut des preuves et, dans un État de droit, c'est bien normal. En la matière, on ne peut agir que sur la base de la diffamation, de l'injure publique ou de l'incitation à la haine, et encore faut-il que ces éléments soient constitués dans une publication. C'est précisément pourquoi, au ministère des affaires étrangères, la DCP procède à des heures d'écoute et de transcription ; elle parcourt méthodiquement ces diatribes, ces logorrhées insupportables, dans l'espoir de déceler, au détour d'une phrase, un propos relevant de l'incitation à la haine ou de la diffamation. Toutefois, c'est aussi difficile que de faire tomber Al Capone pour fraude fiscale...
En vertu de notre droit, la liberté d'expression reste le principe, et ses limitations sont extrêmement encadrées, sans doute à juste titre, car nous sommes une démocratie : mentir en nuisant aux intérêts de la France, à des fins commerciales, ne peut pas être sanctionné en tant que tel. Il n'existe pas de levier juridique.
M. Dominique de Legge, président. - À vous entendre, votre mission a vocation à se terminer assez rapidement : à quelle échéance les postes doivent-ils prendre le relais ? Selon vous, sont-ils dès à présent armés pour assumer ce travail ?
Pour lutter contre les influences étrangères, vous évoquez la piste juridique. Toutefois, vous soulignez combien il est difficile d'obtenir des preuves et des condamnations. Vous insistez sur la nécessité de « taper au portefeuille », en admettant que « nous sommes coincés ».
Nous cherchons à lutter contre des voyous en restant parfaitement propres, avec des procédés purement démocratiques : notre contre-attaque doit-elle se cantonner dans le domaine juridique ? Ne doit-on pas être plus offensif ? À l'évidence, au cours des derniers mois, notre contre-narratif n'a pas été à la hauteur de notre ambition, à savoir la préservation de notre présence en Afrique.
M. Teva Rohfritsch. - Votre lettre de mission mentionne la riposte aux attaques, dans une logique à la fois défensive et offensive : n'aurait-on pas intérêt à développer le volet offensif et, plus précisément, nos stratégies de contre-influence ? Je pense notamment au recrutement de proxys : s'agit-il d'une ligne rouge ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez reçu pour mission de consolider et de diffuser une méthodologie, consistant à systématiser une communication en privilégiant les canaux institutionnels. À cet égard, quelle vision avez-vous de l'audiovisuel français en Afrique ? Comment travaillez-vous avec ces acteurs ? Dans quelle mesure contribuent-ils à la diffusion d'un contre-narratif ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Cette mission m'a été confiée par le Président de la République : il lui appartiendra de décider s'il convient de nommer quelqu'un pour me remplacer et, le cas échéant, quel travail mon successeur devra accomplir. Mon champ d'attribution est ainsi un peu plus large que celui dont mon prédécesseur était doté. Selon le bilan qu'il tirera de la situation en Afrique, le Président de la République déterminera si la diplomatie publique doit rester centralisée et confiée à un ambassadeur.
Comment répondre à des voyous ? C'est bel et bien la problématique à laquelle nous faisons face.
Non, nous n'utiliserons pas des méthodes de voyous, notamment en créant des fermes à trolls : de tels procédés se retourneraient tôt ou tard contre nous. Mais nous avons des marges de manoeuvre, en particulier sur le terrain. Nous avons pris le pari de parler à l'intelligence des gens, ce qui suppose de leur fournir du contenu. En ce sens, nous devons être beaucoup plus clairs et transparents, en détaillant ce que nous faisons, en partenariat avec les différents pays.
Nous devons travailler avec les médias locaux. Nous nous berçons encore de l'illusion que ces pays sont 100 % francophones, ce qui est loin d'être le cas. Comme disait Mandella, si vous parlez à un homme dans une langue qu'il comprend, vous parlez à sa tête. Si vous lui parlez dans sa langue, vous parlez à son coeur. Or, ce que nous devons faire, c'est parler au coeur des gens.
C'est là toute la difficulté. Le français est notre langue : nous la maîtrisons, nous en sommes fiers et nous la promouvons. Il s'agit certes d'une langue unificatrice, permettant aux différentes communautés d'un même pays de communiquer - les frontières étatiques du continent africain ne sont évidemment pas des frontières naturelles, et les pays d'Afrique sont autant de patchworks culturels et linguistiques. L'anglais joue ce même rôle unificateur dans les pays d'Afrique anglophones, qu'il s'agisse du Ghana ou du Nigeria. Mais le français reste, comme l'anglais, la langue du colonisateur : dès lors que le rapport à la France est en crise, le rapport au français l'est aussi. coeur
Voilà pourquoi il faut s'appuyer sur les médias locaux, notamment les radios, pour diffuser nos messages en utilisant les langues communautaires. C'est extrêmement important.
J'en ai fait l'expérience lorsque j'étais ambassadrice au Ghana, et c'est sans doute ce qui a incité le Président de la République à me demander d'agir en ce sens, autant que faire se pouvait, chez nos différents partenaires.
Dans ce pays, j'ai notamment monté une émission de télévision en deux séries de treize épisodes. Le principe était d'inviter des célébrités ghanéennes, notamment des chanteurs : l'invité, ou l'invitée - il y avait peut-être même plus de femmes que d'hommes - donnait à cette occasion sa perception de la France. L'émission était certes en anglais, mais elle permettait de parler au coeur des gens. C'était un moyen de détailler les différents volets du partenariat entre la France et le Ghana et, en partant du regard de ces personnalités, de parler de la France. Je crois que c'est cela qui a marché.
Aujourd'hui, avec plus de 150 000 abonnés sur Instagram et 75 000 abonnés sur Twitter, j'ai une idée de ce qui peut fonctionner en la matière. En communiquant dans une langue locale, on aura beaucoup plus d'audience qu'en communiquant en français ou en anglais.
Toujours dans le domaine de l'image, on ne peut pas se contenter de présenter nos diplomates debout, devant des drapeaux, aux côtés de telle ou telle autorité. C'est bien sûr leur coeur de métier, mais il faut aussi les montrer humblement, sur le terrain.
Je crois beaucoup à la puissance de l'image, en particulier en Afrique. J'ai évoqué ce patchwork de langues qui est l'une des caractéristiques du continent : dans tous les pays d'Afrique où j'ai eu l'occasion de travailler, j'ai été fascinée par l'incroyable capacité des individus à comprendre le langage non verbal. Ils y sont de toute évidence beaucoup plus attentifs que nous, Européens. Nous sommes très attachés aux mots ; les Français peuvent même avoir l'obsession du mot juste - en tout cas, c'est ainsi que j'ai été élevée. En Afrique, on se concentrera sur l'expression du visage : est-ce que vous souriez en parlant ? Est-ce que vous avez l'air sincère ? Est-ce que vos gestes sont des gestes d'ouverture ? Tout cela compte énormément. Voilà pourquoi il faut utiliser beaucoup mieux l'image, insister sur ce qui nous lie, non seulement aux chefs d'État, mais aussi aux gens.
Poser un narratif positif, c'est le plus important, et l'on n'en est pas encore là. Dans un certain nombre de pays, les ambassades disposent de bons services de communication, notamment grâce à telle ou telle initiative personnelle. Je pense notamment à Stéphanie Rivoal, qui, lorsqu'elle était ambassadrice en Ouganda, a accompli un travail exceptionnel. Elle a ainsi posé un narratif extrêmement positif ; deux ambassadeurs lui ont succédé, mais, dans le pays, on continue à parler d'elle, de l'image de la France et de la Française qu'elle a donnée.
D'autres ambassadeurs, notamment l'actuel ambassadeur de France au Tchad, ont ce sens de la communication et du dialogue direct avec les populations : c'est un excellent moyen de contrer la désinformation, dès qu'elle apparaît. On ne doit pas s'enfermer dans une forme de déni en partant du principe qu'un mensonge est si gros que personne n'y croira : c'est faux. Des gens sont prêts à le croire. Des gens sont prêts à croire n'importe quoi, qui plus est aujourd'hui, avec les réseaux sociaux : il faut réagir, il faut être présent dans les médias, car la nature a horreur du vide. Il faut détailler, humblement, le travail mené au quotidien, par exemple en accompagnant des chantiers de fouilles archéologiques ; dire que nous en sommes heureux, car de tels travaux nous apprennent quelque chose à nous, Français, de l'histoire de l'humanité ; ne pas laisser croire que nous nous contentons de financer.
À mon sens, la première des ripostes, c'est ce narratif positif : j'ai eu la chance de le mettre en oeuvre au Ghana. Aujourd'hui, quand une personne tient des propos négatifs sur mon fil d'information ou sur le fil d'un blogueur évoquant l'action de la France dans les pays francophones, je n'ai même plus besoin d'intervenir : les abonnés, qui, pour certains, me suivent depuis plusieurs années, répondent eux-mêmes, avec leurs propres mots, parfois dans leur propre langue, pour dénoncer des erreurs ou des manipulations.
En déployant ce narratif positif, vous provoquez une dissonance cognitive. Les gens vont se dire : « On peut prétendre que les Français sont des méchants. Mais ce que je vois, c'est que la France a aidé à construire telle autoroute, a permis d'installer l'électricité dans tel hôpital, finance telle association ou tel artiste. Ce que je vois concrètement, c'est que la France nous aime et nous aide. On nous dit que les Français sont des méchants, mais ce n'est pas ce que je constate sur le terrain. » C'est à cela que nous devons parvenir : que les gens doutent quand on leur dit des choses négatives au sujet de la France.
Quant à l'audiovisuel extérieur français, il est à l'image de la France : il donne la parole à toutes les opinions, y compris antifrançaises. La BBC a résolument pris le parti de représenter le monde tel que les Britanniques le voient. L'audiovisuel extérieur français présente plutôt la France telle qu'elle se voit elle-même, avec sa diversité, ses contradictions, son goût du débat et même de la polémique. Certains détracteurs de la France entendent ainsi, sur des médias français, des personnes qui tiennent les mêmes propos négatifs, pour ne pas dire dévastateurs, et ils y voient comme la confirmation de leurs propres discours.
Nous sommes pris au piège de notre ouverture. Qu'il s'agisse des leaders ou de l'opinion publique, personne en Afrique n'accepte de croire que nous n'avons pas la main sur la ligne éditoriale de médias que nous finançons : dès lors que nous les finançons, nous sommes censés valider ce qui s'y dit. C'est en tout cas ce qu'ils pensent...
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je pensais plus particulièrement à France 24 et à Radio France internationale (RFI), notamment à leur rôle en matière d'information.
Mme Anne-Sophie Avé. - Je parle bien de ces médias : certains éditorialistes de RFI ont pu être nos pires détracteurs. Leur présence sur les médias français leur offre une certaine notoriété, un certain crédit ; et, en parallèle, ils diffusent sur les réseaux sociaux de la propagande antifrançaise. En un sens, nous donnons l'impression de valider de tels propos, ce qui nous place dans une position extrêmement compliquée : nous laissons à penser que ces positions sont acceptables.
M. Dominique de Legge, président. - Vous suggérez donc que des médias financés par les pouvoirs publics alimentent un discours antifrançais.
Mme Anne-Sophie Avé. - Ce que je dis, c'est que, sur France Médias Monde, il y a des journalistes, notamment des éditorialistes, dont le discours est totalement dans la ligne de la propagande antifrançaise.
M. Dominique de Legge, président. - Comment réagissez-vous face à ce problème ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Nous interrogeons ces médias. Nous leur demandons : est-ce bien normal ? Ils nous répondent en invoquant la liberté de la presse.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Pouvez-vous nous donner des exemples précis ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Pas officiellement.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous êtes devant une commission d'enquête : vous êtes tenue de nous répondre.
Mme Anne-Sophie Avé. - Il suffit d'écouter RFI : certains éditoriaux ne manqueront pas de vous surprendre.
M. Dominique de Legge, président. - Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?
Mme Anne-Sophie Avé. - Je pense à un journaliste qui ne travaille heureusement plus à RFI et qui conseille un certain nombre de chefs d'État d'Afrique, Alain Foka. Ses éditoriaux n'allaient pas du tout dans le sens du narratif positif que je viens d'évoquer. Ils n'insistaient certainement pas sur le partenariat que nous entretenons avec l'Afrique.
Écoutez également les éditoriaux de Claudy Siar, lisez ce qu'il écrit sur les réseaux sociaux : vous constaterez que ce n'est pas tout à fait acceptable non plus. Ces journalistes peuvent invoquer la liberté d'opinion et la liberté de la presse, mais ils s'expriment dans des médias financés par la France. D'une certaine manière, on reproche à notre pays de valider leurs discours. Certains chefs d'État nous disent : comment pouvez-vous tolérer de tels propos sur des médias français, quand bien même ils relèvent de l'audiovisuel étranger ?
M. Dominique de Legge, président. - Nous recevrons prochainement la directrice de TV5Monde.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Le secteur de l'information est dominé par une logique de compétition. L'audiovisuel public français prétend lutter fortement contre la désinformation menée par certaines chaînes, comme Al Jazeera ou Russia Today : qu'en est-il selon vous ?
Mme Anne-Sophie Avé. - De telles chaînes ont en tout cas une vraie cohérence éditoriale, au service d'une propagande clairement définie : quand on regarde Russia Today, on sait parfaitement à quoi s'en tenir. À l'opposé, RFI traduit les opinions dans toute leur diversité, sans qu'une mise en perspective soit toujours assurée. Elle ne porte pas la voix de la France : cette ligne éditoriale est un choix, mais un certain nombre de pays nous le reprochent. Ils considèrent que certains journalistes y font de la propagande antifrançaise. Cette situation est très mal comprise par certains de nos partenaires, certains chefs d'État d'Afrique. Ils nous disent : comment voulez-vous que nous luttions contre les discours antifrançais quand vos propres chaînes les diffusent ?
Je vous rappelle que le discours du président malien à l'ONU a été diffusé en intégralité sur RFI, sans mise en perspective, même s'il a été suivi d'un débat. On pourrait citer d'autres exemples. Qu'il s'agisse des médias nationaux ou extérieurs, le principe retenu par la France n'est pas « qui paye commande ». Nous finançons, mais nous respectons la diversité des opinions.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, madame l'ambassadrice, des réponses que vous nous avez apportées et des pistes que cette audition a permis d'ouvrir.
16. Audition, à huis clos, de Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles - le mardi 30 avril 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette seconde audition de la journée Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles (DGMIC), M. Arnaud Skzryerbak, adjoint à la directrice générale, et M. Matthieu Couranjou, délégué aux plateformes numériques.
Madame, messieurs, je vous remercie de vous être rendus disponibles pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Nous l'avons vu, les espaces médiatique et numérique constituent un terrain privilégié pour la conduite des opérations d'influence auxquelles notre pays est confronté.
Il nous paraît donc important d'entendre sur ce sujet le point de vue du ministère de la culture, et plus spécifiquement de votre direction, qui est compétente en matière de développement des médias et de régulation des plateformes.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Florence Philbert, M. Arnaud Skzryerbak et M. Matthieu Couranjou prêtent serment.
Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis et libres possible.
Vous avez la parole, madame Philbert, pour un propos introductif d'une durée de quinze à vingt minutes, puis mes collègues membres de la commission d'enquête et moi-même vous poserons nos questions.
Mme Florence Philbert, directrice générale des médias et des industries culturelles - Merci de me donner l'occasion d'exprimer le point de vue du ministère de la culture, en particulier de la direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC).
Je commencerai par vous présenter rapidement les missions de la DGMIC. Notre rôle est de promouvoir la diversité culturelle et le développement des industries culturelles, mais aussi le pluralisme et la qualité de l'information en veillant à préserver la vitalité et l'indépendance de la presse et des médias sous toutes leurs formes.
Nous n'avons pas de rôle opérationnel dans la lutte contre les opérations d'ingérence étrangères. Nous sommes concernés par la qualité et la protection de l'information, mais nous ne sommes pas chargés de la veille pour le Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Nous n'avons pas de pouvoir de régulation ou de blocage, contrairement à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom). En revanche, nous sommes responsables de l'efficacité du cadre juridique pour protéger l'information, notamment contre les influences étrangères. Nous nous appuyons sur les entreprises de l'audiovisuel public et sur l'Agence France-Presse, pour garantir une information de qualité et agir contre la désinformation.
Avant de vous présenter les grands axes de nos travaux, je m'attarderai sur trois éléments de contexte sur l'évolution de l'information, qui sont importants pour les travaux qui vous occupent.
L'univers informationnel est aujourd'hui soumis à de profonds bouleversements. Il est plus exposé aux tentatives de déstabilisation de l'étranger.
L'évolution du numérique et les smartphones ont bouleversé les usages des consommateurs de l'information. La presse a vu ses tirages baisser de plus de 50 % en dix ans. Même si la télévision reste la principale source d'information - 55 % des Français s'informent en regardant les journaux télévisés, 40 % en écoutant la radio et 11 % des podcasts -, une part croissante des Français, notamment les 18-24 ans, s'informe sur les réseaux sociaux.
Le déplacement des usages vers le numérique a pour conséquence directe la baisse des ressources publicitaires des médias traditionnels. On constate ainsi une fragilisation de leur modèle économique alors que ce sont eux qui fournissent une information de qualité. À cet égard, je vous renvoie à l'étude que la DGMIC a publiée avec l'Arcom fin janvier, dans laquelle on relève une captation croissante de la valeur par les plateformes numériques. À l'horizon 2030, seuls 29 % des recettes publicitaires de l'ensemble du marché seront dirigées vers les médias producteurs de contenu, soit une perte de valeur de 800 millions d'euros en six ans.
Par ailleurs, on constate l'intervention d'acteurs établis à l'étranger parvenant à toucher un public français. La question se pose donc de notre capacité à réguler au-delà de notre territoire. Le droit européen repose sur le principe du pays d'origine, qui est très strictement encadré, même si des dérogations sont possibles. Un arrêt de novembre dernier de la Cour de justice de l'Union européenne à propos de la directive sur le commerce électronique met le doigt sur cette contrainte. Il est nécessaire que le droit européen s'empare de certains sujets, comme il l'a fait avec le Digital Services Act (DSA), en particulier de la régulation de la publicité.
Face aux risques de déstabilisation étrangère, nous avons trois leviers d'action : l'adaptation du cadre juridique, le soutien aux médias traditionnels, qu'ils soient publics ou privés, le suivi des travaux relatifs aux conséquences de l'intelligence artificielle.
Plusieurs textes ont renforcé ces dernières années les obligations à la charge des plateformes, comme la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, qui a permis de créer en France des capacités institutionnelles, et le DSA à l'échelle européenne. Ce règlement est entré en application le 17 février 2024. C'est une avancée majeure pour la régulation des plateformes en ligne et le contrôle de la propagation des contenus illicites et préjudiciables. Ce règlement prévoit une série d'obligations additionnelles pour les très grandes plateformes, qui doivent évaluer les risques liés à leurs services et prendre des mesures d'atténuation concrètes. Toutefois, le traitement des contenus assimilés à des correspondances privées sur les réseaux sociaux n'est pas couvert à ce stade par le DSA. L'enjeu est désormais de bien mettre en oeuvre le DSA, la Commission européenne et les régulateurs nationaux s'y emploient.
La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information prévoit une extension des pouvoirs de blocage des médias liés à l'étranger et permet de s'opposer à la diffusion de programmes portant atteinte à l'ordre public ou à des intérêts fondamentaux des Nations. Elle permet également de refuser de conventionner certaines chaînes. L'article 14 de la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique étend les pouvoirs de l'Arcom en matière de lutte contre la désinformation.
Le règlement relatif à la transparence et au ciblage de la publicité à caractère politique, adopté le 13 mars 2024, fixe des obligations de transparence à destination des acteurs politiques, des services publicitaires et des diffuseurs de publicité.
Les investissements étrangers dans les médias sont contrôlés. L'article 40 de loi du 30 septembre 1986 limite à 20 % la part détenue par une personne de nationalité étrangère au capital d'un service de radio ou de télévision par voie hertzienne terrestre assuré en langue française. Par ailleurs, les investissements étrangers en France dans le secteur de la presse doivent être autorisés par le ministre chargé de l'économie. Des réflexions sont en cours sur une extension du périmètre de ces dispositions à l'ensemble des médias d'information et aux réseaux de communication électronique.
La DGMIC soutient ensuite les médias traditionnels, dont l'Agence France-Presse et l'audiovisuel public, afin d'offrir une information de qualité et fiable. L'éducation aux médias et à l'information, si elle ne fait pas partie de nos missions, est une composante des politiques publiques afin d'armer nos concitoyens et de contrebalancer les tentatives d'ingérence étrangère.
L'Agence France-Presse, qui est l'une des trois principales agences de presse à l'échelon international, remplit une mission d'intérêt général. Elle est une valeur de référence. Le contrat d'objectifs et de moyens de l'AFP prévoit très clairement la lutte contre la désinformation et le développement de l'investigation numérique, que l'on appelle plus couramment le fact checking. À cet effet, l'Agence dispose du réseau le plus important au monde. Elle travaille en vingt-six langues et couvre quatre-vingts pays. Au cours des prochaines années, elle sera amenée à développer des formats éditoriaux nouveaux, à intensifier la formation au journalisme numérique et à accroître les complémentarités entre journalistes et fact-checkers.
L'audiovisuel public, pour sa part, va jouer un rôle absolument central dans la fabrication et la diffusion d'une information fiable et de qualité. Le rôle du Gouvernement est d'accroître la puissance et l'offre d'information au plus près du terrain dans le cadre des contrats d'objectifs et de moyens pour les années 2024 à 2028 et de la réforme proposée par Emmanuel Macron.
Il faut d'abord s'intéresser au public que l'on perd et qui se détourne des médias traditionnels, notamment les jeunes de moins de 30 ans. Il faut pour cela lutter davantage contre la désinformation, créer des programmes de décryptage de l'information, renforcer les expertises au sein des rédactions dans tous les domaines - l'environnement, l'économie, la santé, etc. -, enrichir les offres d'éducation aux médias, rapprocher les forces de l'audiovisuel public dans une gouvernance commune, renforcer les coopérations rédactionnelles en proposant une ligne éditoriale renouvelée, enrichir l'offre numérique en contenus de lutte contre la désinformation. Il faut investir dans une marque commune, qui sera mieux référencée. Ce projet global sera discuté au cours des prochaines semaines.
En ce qui concerne les médias privés, la question est de savoir comment réguler à l'échelon européen les acteurs du numérique qui captent une part croissante de la publicité. Ainsi, Google est clairement en position dominante. Il faut ensuite aller plus loin que ce qui est prévu dans les règlements DMA et DSA. Il faut enfin mieux mettre en avant les services d'intérêt général.
Enfin, il faut arriver à assurer la traçabilité des contenus générés par l'intelligence artificielle et les rendre identifiables par les utilisateurs. Le ministère a engagé plusieurs chantiers sur ce sujet.
M. Dominique de Legge, président. - Dans quelle mesure les médias qui diffusent la voix de la France à l'étranger participent-ils au narratif qu'a évoqué devant nous précédemment Mme Avé ?
L'enquête diligentée par la Commission européenne sur Facebook et Instagram ne mériterait-elle pas d'être réalisée aussi en France ?
Mme Sylvie Robert. - Que pensez-vous de l'accord passé entre Le Monde et OpenAI ? Le législateur doit-il intervenir afin d'encadrer de tels accords ?
Que pensez-vous de l'idée de revenir sur le principe du pays d'origine pour réguler les plateformes ?
La France va-t-elle transposer rapidement la directive sur les procédures-bâillons ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Quel est le rôle des chaînes France Info, France Médias Monde et France 24 en matière de fact checking ? Votre direction mène-t-elle une réflexion sur la formation des journalistes à la lutte contre la désinformation ? Des programmes sont-ils prévus ?
Mme Florence Philbert. - La loi prévoit que les médias doivent garantir le pluralisme, mais jamais le Gouvernement n'intervient dans la ligne éditoriale des médias.
La stratégie de l'audiovisuel extérieur s'inscrit dans la même logique que celle de l'ensemble des médias publics. L'idée est de proposer au public étranger une source d'information considérée comme impartiale et vérifiée, au travers d'un média employant des journalistes qualifiés et faisant certifier son information. France Médias Monde promeut son offre sur les réseaux sociaux pour lutter contre les infox. Mais en aucun cas, je le répète, le Gouvernement n'intervient sur sa ligne éditoriale.
France Médias Monde est confrontée à la démultiplication de risques de cyberattaques ou d'attaques de ses infrastructures. Elle travaille avec les autres entreprises de l'audiovisuel public pour prévenir les attaques et essayer d'y apporter des réponses collectives. On constate également des atteintes croissantes à la liberté d'informer sur le terrain, des censures et des coupures dans certains pays, notamment au Mali, au Burkina Faso et au Niger. La stratégie du Gouvernement est de proposer une information de qualité.
France Médias Monde est associée avec l'Arcom aux travaux sur la régulation, avec les réseaux francophones, les régulateurs des médias et les instances africaines de régulation de la communication. La chaîne a aussi différentes coopérations avec l'audiovisuel public. Ainsi, elle diffuse des programmes la nuit sur France Info.
Nous avons peu d'échanges en interministériel sur la formation des journalistes. Pour notre part, nous réfléchissons à cette question dans le cadre des offres que proposent l'Institut national de l'audiovisuel (INA) et l'AFP, mais il s'agit de formation continue. La question se pose en effet de savoir comment sont fixés les grands axes de formation des étudiants journalistes, mais elle ne relève pas du ministère de la culture.
De même, la DGMIC ne s'occupe pas de l'éducation aux médias et à l'information. Nous mettons en oeuvre des choses de façon un peu éparpillée à l'école et pour les jeunes, mais l'éducation aux médias doit se faire à tous les âges, y compris chez les personnes âgées. Peut-être faudrait-il envisager de massifier des formations dans les bibliothèques et faire une grande campagne de communication sur ces questions.
L'accord entre Le Monde et OpenAI pose la question du modèle économique des médias. Les recettes publicitaires des médias, je l'ai dit, ont chuté drastiquement. Aujourd'hui, pour disposer des mêmes ressources, un journal a besoin de trois lecteurs numériques pour un lecteur papier. Il faut donc accroître les différentes ressources de ces médias. Le Monde a décidé de monétiser ses données pour renseigner les modèles de l'intelligence artificielle. Sur ce sujet, la problématique est la même que celle des droits voisins : faut-il oeuvrer de manière groupée ou chacun doit-il défendre ses propres intérêts ? On le voit, la négociation collective fonctionne moyennement, chacun négocie pour son compte. La valorisation des données est pour la presse l'un des moyens de conforter son modèle économique.
Nous ne nous sommes pas encore précisément penchés sur la transposition de la directive sur les procédures-bâillons, mais l'idée est de prévoir un texte qui traite d'un ensemble de questions. Peut-être les états généraux de l'information donneront-ils lieu à des modifications législatives.
Sur le principe du pays d'origine, il faudra voir avec la nouvelle Commission européenne si des dérogations sont possibles, tout en sachant que la position de la France n'est pas forcément suivie par les autres États membres.
M. Matthieu Couranjou, délégué aux plateformes numériques. - Le règlement DSA aujourd'hui en vigueur est un début de réponse aux difficultés posées par ce principe du pays d'origine, principe fondateur dans l'Union pour le numérique. La Commission est chargée de la supervision des risques systémiques induits par les « très grandes plateformes », assistée par les régulateurs nationaux au travers d'un « Comité » qui a un rôle consultatif. Le régulateur du pays d'établissement du service en cause n'est donc plus seul souverain, pour ce qui relève de ces risques dits systémiques.
M. Dominique de Legge, président. - Avez-vous les moyens aujourd'hui de déceler des influences étrangères chez certains intervenants dans les médias publics ?
Mme Florence Philbert. - Il appartient aux dirigeants des médias, et non au ministère de la culture ou à l'État, de s'assurer que les journalistes qu'ils emploient font correctement leur travail. Le ministère n'intervient pas dans la ligne éditoriale des médias.
M. Dominique de Legge, président. - Un certain nombre d'organismes, notamment au sein du ministère de la défense, sont vigilants à cet égard. Une veille est-elle organisée au sein du ministère de la culture ?
Mme Florence Philbert. - Absolument pas. Le régulateur regarde les contenus, dans le respect de la loi de 1986. Le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, au sein du ministère de la défense, intervient également dans le strict respect de la loi.
Mme Sylvie Robert. - On a appris hier que le Burkina Faso interdisait l'accès à TV5 Monde et à plusieurs quotidiens, dont Le Monde. Avons-nous la capacité d'établir une stratégie d'influence dans l'espace francophone ? Savons-nous mettre en oeuvre un soft power pour promouvoir les valeurs de la démocratie et les principes de notre pays ? Sommes-nous en mesure, dans le cadre d'une stratégie culturelle, de peser sur ce qu'il se passe dans le monde ?
Mme Florence Philbert. - L'influence culturelle se fait par des actions de coopération, par exemple dans le domaine du livre par des traductions et des cessions de droit, des subventions aux librairies francophones, en concertation avec le ministère des affaires étrangères, mais aussi dans les domaines de la musique et du cinéma, pour diffuser nos contenus à l'international, dans les musées par le prêt d'oeuvres. Cette politique d'influence est menée par chacune des directions du ministère de la culture, en partenariat avec la direction de la mondialisation.
Ce soft power demande du temps et des moyens sur place, or on a peu d'effectifs dans les ambassades. Il faut donc prioriser les zones dans lesquelles on agit. L'enjeu, c'est de mettre en avant nos contenus dans la profusion existante. C'est du soft power et de la technologie.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.
17. Audition, à huis clos, du général de brigade Pascal Ianni, directeur du pôle « Anticipation, stratégie et orientations » à l'État-Major des Armées - le jeudi 2 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons le général de brigade Pascal Ianni, directeur du pôle « anticipation stratégique et orientations » (ASO) à l'état-major des armées. Cette audition prolonge celle du général Aymeric Bonnemaison, commandant de la cyberdéfense, le mois dernier.
Vous nous présenterez la genèse du pôle ASO, ses missions, ses moyens et son articulation avec le commandement de la cyberdéfense (Comcyber). Au-delà des armées, la commission d'enquête s'intéresse tout particulièrement aux enjeux de coordination avec l'ensemble des autres acteurs de la lutte contre les manipulations de l'information et les influences étrangères malveillantes. Nous écouterons donc vos observations sur le fonctionnement et l'efficacité de cette gouvernance.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, le général Pascal Ianni prête serment.
Général Pascal Ianni, directeur du pôle « anticipation stratégique et orientations » à l'état-major des armées. - Quatre points importants sont à souligner.
Le premier a trait à l'environnement stratégique. Sortis du triptyque paix-crise-guerre des années 1990 et du début des années 2000, nous sommes désormais dans une situation de compétition-contestation-affrontement, dans une forme d'intrication, surtout dans le champ informationnel.
Le deuxième point, fondamental actuellement et pour les décennies à venir, est l'hybridité, qui doit être comprise comme l'état inhérent de conflictualité dans lequel nous nous trouvons et nous trouverons. C'est ce qui permet à nos adversaires, Russie, Chine, Azerbaïdjan, Iran, de rester sous le seuil de la guerre classique tout en portant atteinte à nos intérêts vitaux. L'hybridité passe par la combinaison d'effets matériels et immatériels, dans les domaines civil et militaire. Le champ informationnel en est le terrain d'expression par excellence.
Troisième point, précisément : l'arme informationnelle. Sous le seuil de l'engagement armé, attribuable ou non, assumable ou non, elle est l'expression même de la compétition, de la contestation et de l'affrontement, quel que soit le pays ou l'entité concernés : Russie, Ukraine, Gaza, Israël, Hamas, Azerbaïdjan, Arménie. C'est l'arme du pauvre, car tout le monde peut pratiquer cette forme d'ingérence qu'est la désinformation, à condition de maîtriser des algorithmes, de savoir créer des contenus et de disposer de relais efficaces. Cette arme touche jusqu'au coeur de notre société.
Le dernier point est que des compétiteurs souhaitent nous nuire dans le champ informationnel et par le biais de l'arme informationnelle, à commencer par la Russie, bien sûr, en France et à l'étranger. La Chine agit sur le temps long, avec une stratégie en profondeur : comme au jeu de go, elle pose des pions pour empêcher les autres de bouger et leur retirer leur liberté d'action, celle-là même qui fait notre force. L'Iran est de plus en plus actif en Afrique, au Niger par exemple, autour de l'approvisionnement en uranium, mais aussi dans le champ informationnel et de l'influence, via la religion. N'oublions pas la Turquie, très active, ainsi que l'Azerbaïdjan, pays de 10 millions d'habitants, une épine dans le pied dont il est difficile de savoir comment la traiter.
Le point de départ de la cellule ASO est une volonté du chef d'état-major des armées (Cema), qui a publié sa vision stratégique en octobre 2021. Son idée maîtresse est que nous devons être capables de gagner la guerre avant la guerre tout en étant en mesure de nous engager dans des affrontements de haute intensité.
Gagner la guerre avant la guerre, c'est gagner la bataille des perceptions, de l'influence, du champ informationnel. Dès juillet 2021, à la prise de fonction du Cema, il s'est agi d'intégrer le fait informationnel et les notions d'influence, de contre-influence, d'ingérence et de contre-ingérence dans toutes nos réflexions stratégiques, opérationnelles ou tactiques.
Être prêt à s'engager dans un affrontement à haute intensité relève du temps court et du temps long, dans les conditions les plus exigeantes. Depuis février 2022, avec l'agression russe contre l'Ukraine, on observe le lancement d'une guerre informationnelle de haute intensité, « dimensionnante » pour nous, l'action menée vise jusqu'à la saturation du champ informationnel.
La revue nationale stratégique (RNS) de novembre 2022 marque la création de la sixième fonction stratégique d'influence, qui représente une prise de conscience politique de l'influence comme enjeu de sécurité nationale.
La cellule ASO a été créée en août 2022. Au sein de l'état-major des armées, la réflexion est nourrie, depuis l'été 2021, par l'actualité sahélienne : après le départ du Mali, nous sommes confrontés à une véritable guerre informationnelle. L'on apprend beaucoup, sous l'effet de l'urgence. La guerre en Ukraine, ensuite, va de pair avec une guerre informationnelle de haute intensité, à grande échelle : nous apprenons beaucoup des Ukrainiens dans cette bataille narrative.
La cellule ASO comprend trois pôles. Le premier est le pôle de prospective et anticipation stratégique - pour gagner la guerre avant la guerre, il faut anticiper, voir loin, imaginer les futurs possibles. Le deuxième est le pôle ILI, coeur de notre sujet du jour. Le troisième regroupe les affaires publiques et les relations extérieures.
Le « quoi » de l'ILI au sein des armées est la structuration de la chaîne de guerre informationnelle, là où il s'agit d'élaborer et de conduire des manoeuvres, dans le cadre de la compétition stratégique, jusqu'à une situation d'affrontement.
Pour ce qui est du « pourquoi », perdre cette bataille, c'est perdre notre liberté d'action et notre crédibilité stratégique. On peut être très bon tactiquement, rencontrer des succès sur le terrain ; cela perd beaucoup de son efficacité si l'on ne gagne pas la bataille des perceptions.
Le cadre est important : tout ce que nous faisons est assumable. Le non assumable ne nous regarde pas. Tout ce qui est dit et fait est toujours vérifiable : nous ne manipulons pas l'information. Ce respect des principes démocratiques est une ligne rouge ; la puissance de la vérité est un facteur de supériorité. Il est parfois difficile de ne pouvoir compter sur les bénéfices immédiats des manipulations opérées par nos adversaires, mais nous ne mentons pas.
Nous respectons des règles : droit international humanitaire, règles d'engagement. Il n'y a pas une action, dans le champ de l'ILI, qui ne soit cadrée par un ordre précis et clair. Le périmètre comprend la lutte informatique d'influence, car le numérique et les réseaux sociaux sont omniprésents, mais aussi les médias traditionnels. Au Tchad, le taux de numérisation de la population est de 1,8 % : l'on y écoute des radios communautaires en arabe et en français. Les modes d'action dépendent donc des auditoires et des situations géographiques. Il s'agit d'optimiser les effets de chaque vecteur sur chaque entité.
Agir dans le champ informationnel s'articule autour de 4 grands blocs.
Le premier bloc, proche du sujet de l'ingérence, concerne la veille, l'alerte et la caractérisation. Il s'agit tout d'abord de comprendre ce qui se passe dans le champ des perceptions : que font nos adversaires, quels sont leurs actions et leurs « narratifs » ? Par exemple, nous listons les arguments déployés par la Russie auprès d'auditoires français, ou par l'Azerbaïdjan auprès d'auditoires européens. Nous caractérisons avant, si nécessaire, d'alerter, dans un cadre militaire, mais aussi interministériel, via la sous-direction de la veille et de la stratégie du Quai d'Orsay, ou encore le SGDSN et le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum). Les actions de veille couvrent les sujets les plus structurants.
La deuxième étape est la réponse. Vous connaissez l'effet Streisand : répliquer donnera-t-il plus d'ampleur à une attaque ou une manoeuvre qui n'en aurait pas si nous ne réagissons pas du tout ? Si elle intervient, la réponse couvrira le spectre le plus large. Nous essayons d'adopter une posture plus offensive. Il arrive que nous fassions face à de véritables rouleaux compresseurs, ce que l'on pourrait qualifier de tsunamis informationnels. Les Russes peuvent saturer l'espace de fausses informations. Leur action est grossière, mais ils sont omniprésents, ce qui peut nous rendre, Français et Occidentaux, invisibles, illisibles, incompréhensibles, donc incompris. C'est ainsi que l'on perd la bataille des perceptions.
Troisième bloc : la capacité de production. Il faut occuper l'espace informationnel. Comment produire du contenu positif en soutien de notre stratégie d'influence ?
Le quatrième volet de l'action informationnelle est la structuration et l'animation des réseaux de relais, et en particulier des réseaux locaux. La force des Russes réside en partie dans leur capacité à acheter et à animer des relais locaux qui diffusent et martèlent leurs messages.
Se pose à nous un problème de combinaison entre le court terme, le moyen terme et le long terme.
À court terme, il s'agit d'organiser la surveillance et de déterminer l'opportunité d'une réponse. À moyen terme, il s'agit de développer une, car, sans direction, on se contente de surréagir à tout à très court terme. Le moyen terme comprend aussi la structuration d'une communauté de l'ILI au sein des armées.
Enfin, à long terme, la structuration de la chaîne de guerre informationnelle est essentielle : production de contenus, doctrine, ressources humaines, formation, entraînement, équipement, rôle de l'intelligence artificielle générative pour la massification et la diffusion de contenus. Ce travail de longue haleine, parfois ingrat, est indispensable en vue de la haute intensité, pour décupler notre action et être en mesure d'occuper l'espace informationnel.
Je vais vous présenter quelques exemples de l'action de nos adversaires.
Pour ce qui concerne l'Indo-Pacifique, des comptes chinois ou prochinois attaquent la France sur sa stratégie, dénonçant par exemple une présence militaire hégémonique en Nouvelle-Calédonie.
En Afrique de l'Ouest, des messages brocardant la France comme un pays prédateur volant toutes les ressources africaines sont diffusés de manière multiquotidienne sur des boucles fermées - Whatsapp, mais aussi Twitter, Telegram ou Facebook. Le Président de la République, comme son ancien homologue du Niger, s'y trouve caricaturé. Un biais cognitif a fini par s'imposer : dans l'esprit de nombreux Africains, notamment les plus jeunes, l'idée s'est installée que la France pille les ressources de leur pays. Répéter qu'aucune compagnie française n'exploite l'or au Burkina Faso ou au Mali, ou que la part du commerce extérieur français en Afrique est infinitésimale, n'empêche pas ces biais cognitifs et cette défiance de prospérer, au prix pour la France d'une perte de crédibilité, donc d'une délégitimation.
La désinformation est même devenue un mode d'action officiel, une sorte de « politique publique russe ». Ainsi Sergueï Lavrov, lors d'une conférence de presse tenue en janvier 2024, officialise-t-il la fausse information selon laquelle la Russie a tué une soixantaine de mercenaires français à Kharkiv. L'affaire avait commencé par une polémique, la Russie annonçant avoir touché un bâtiment avec un missile de croisière, tuant des mercenaires français. Nous avions apporté un démenti à cette manoeuvre ciblant les opinions publiques russe et française - en France, par l'intermédiaire de relais prorusses. Le deuxième acte est la diffusion par les Russes d'une liste de noms créés par ChatGPT, comprenant astucieusement des noms de Français présents en Ukraine pour d'autres raisons - derechef, nous nions. Enfin vient la conclusion, sous la forme de cette conférence de presse. Il y va donc d'une politique d'État qui vise à attaquer la réputation de la France, et se traduit pour nous par une réelle perte de liberté d'action et de crédibilité stratégique.
En Afrique, nous faisons face à des fermes de bots et de trolls, identifiées en juillet 2023, des séries de comptes vecteurs de fausses informations ayant vocation à mobiliser la population locale contre la France. Ainsi est-il arrivé que près de 700 comptes reprennent en masse plus de 400 contenus. Après les déclarations du Président de la République sur le déploiement de forces au sol en Ukraine, en deux jours, nous avons observé la publication de près d'un million de messages antifrançais par 25 000 bots de comptes russes ou prorusses sur Twitter - c'est donc une véritable capacité de saturation qui s'exerce.
Toutes ces actions s'inscrivent dans des stratégies hybrides, combinant aspects économiques, politiques et sécuritaires. Tout commence par l'exploitation des ressources locales, par exemple le diamant, le bois précieux et le bétail par Wagner en République centrafricaine. S'ensuit une stratégie d'éviction des autres pays étrangers, qui passe par un harcèlement des sociétés françaises, comme Castel - je vous renvoie à une tentative d'incendie de la brasserie Mocaf, à Bangui, en mars 2023. Le volet sécuritaire est incarné par les mercenaires de Wagner. Pour ce qui est des ingérences politiques, la Russie peut déployer des conseillers politiques afin d'influencer les responsables locaux dans le cadre notamment du projet African Politology.
En la matière, quelles sont les perspectives ? La menace augmente et continuera d'augmenter de manière exponentielle ; de manière schématique, nous pouvons considérer qu'elle s'est accrue d'un facteur dix à cent depuis deux ans. Cette massification est liée à la numérisation de la société, aux innovations technologiques et à une forme de désinhibition quant à la manipulation de l'information.
Le deuxième volet de la menace est la guerre cognitive. TikTok illustre cette volonté ou cette stratégie pour capter les cerveaux et agir sur leurs capacités en créant une dépendance à une forme d'instantanéité tout en capturant des données personnelles - l'espionnage fait partie intégrante du tableau - et en saturant les réseaux de contenus de qualité très variable. Même celui qui n'utilise pas ces réseaux y est exposé, car on en retrouve partout les images. Les contenus de Tik Tok sont échangés sur X, Facebook ou Instagram. Il y a là un sujet de préoccupation, car les familles de militaires sont parfois visées par des actions dans le champ cognitif, consistant à récupérer des données personnelles et à cibler des contenus.
Mener cette guerre suppose donc de renforcer notre résilience cognitive. La 3e séquence de l'exercice Orion conduit en 2023 comportait un volet interministériel piloté par le SGDSN au sein duquel le groupe de travail 5 (GT5), dirigé par le service d'information du Gouvernement, était consacré à la communication stratégique. Ses conclusions furent que la société française est très exposée à la désinformation et à la manipulation de l'information : on l'a vu avec les gilets jaunes, avec le covid, avec les sphères complotistes et, aujourd'hui, avec la guerre en Ukraine. Il faut donc, j'insiste, renforcer notre résilience cognitive. Cet effort doit concerner les armées, leurs familles et les soldats eux-mêmes - il entre dans les cursus de formation -, mais aussi la société en général.
Face à ces menaces, nous cherchons prioritairement à poursuivre la structuration de notre chaîne de lutte et de guerre informationnelles, et ce au sein des armées, mais aussi au niveau interministériel - je souligne à cet égard l'engagement de mes pairs au sein du ministère de l'Europe et des affaires étrangères, notamment à la sous-direction de la veille et de la stratégie, et au sein de Viginum. Une symbiose s'opère et nous avons beaucoup progressé en un an, notamment sous la pression des événements, car les JO se profilent.
L'enjeu est aussi de faire exister un écosystème national. La force du Royaume-Uni est dans la symbiose entre le public et le privé en matière de guerre informationnelle.
L'autre axe sur lequel nous travaillons est le renforcement de la résilience cognitive, action de temps long d'autant plus indispensable que les scénarios autour de l'Ukraine annoncent un durcissement des relations en Europe de l'Est. Nous savons que la Russie va lancer des actions hybrides et que la Chine peut le faire ; or le champ informationnel est un terrain de prédilection de ces actions.
M. Dominique de Legge, président. - Nous nous rendrons en Suède et en Finlande dans le cadre de la commission d'enquête.
Vous avez mentionné France Médias Monde. Nous avons reçu, ce mardi, le ministère de la culture : il nous a été répondu que l'on ne pouvait agir, car il fallait respecter l'indépendance et la liberté éditoriales.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité plusieurs compétiteurs. Qu'en est-il du Qatar ? Par ailleurs - le cas est différent -, qu'en est-il de notre ami et allié américain ?
Général Pascal Ianni. - Le Qatar n'est pas un compétiteur, à ce stade, dans le champ de l'ILI. Peut-être vous référez-vous à une forme de prosélytisme religieux, mais cela n'entre pas dans le périmètre de ce que font les armées.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Suivez-vous des comptes américains ?
Général Pascal Ianni. - Oui, non pas au sens du renseignement, mais à des fins d'information.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle différence faites-vous entre influences et ingérences ?
Général Pascal Ianni. - L'influence est la capacité à défendre nos intérêts, à promouvoir nos engagements et à riposter ; l'ingérence est offensive et nuit à nos intérêts. Par exemple, Hollywood relève du soft power, de l'influence américaine, non de l'ingérence. Mais s'immiscer dans des élections ou un processus décisionnel, c'est de l'ingérence. Nous couvrons les deux.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous rappelez que nous sommes une démocratie et mentionnez une ligne rouge. Mais le général chargé du Comcyber nous a parlé de « ruse ». Quelle est la différence ? Comment ne pas franchir la ligne rouge ?
Général Pascal Ianni. - L'une des premières leçons que j'ai apprise en école d'officiers est que le droit international autorise la ruse, mais interdit la perfidie. On peut être rusé et dire toute la vérité, rien que la vérité ; on peut faire de la déception sans manipuler l'information, par exemple en exploitant les biais cognitifs de nos adversaires.
La perfidie, c'est le mensonge, la manipulation de l'information, tout ce que nous ne faisons pas. La ruse est en quelque sorte une filouterie, qui permet de se frayer un passage là où il n'en existait pas.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous un exemple, au Mali ou au Niger ?
Général Pascal Ianni. - Lors de l'affaire du « charnier » de Gossi, en avril 2022, nous avons pris les mercenaires russes et les soldats maliens sur le fait, en train de constituer le charnier qu'ils souhaitaient attribuer à la France, et les avons laissés continuer, en prenant le risque de les filmer pendant la journée. Cela s'est terminé vers 17 ou 18 heures : nous aurions pu révéler l'information dès le matin, mais nous les avons laissés poursuivre, pour voir jusqu'où ils iraient. Nous avons surveillé les réseaux sociaux, un premier tweet étant publié la veille, puis un deuxième, un troisième, etc. Le moment venu, nous avons alerté les médias. C'est un exemple de ruse : s'ils avaient agi avant nous, nous aurions dû leur courir après.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous mentionnez une stratégie sur cinq ans : est-elle publique ? Couvre-t-elle à la fois l'influence et la lutte contre l'ingérence ?
Général Pascal Ianni. - Elle n'est pas publique, mais classifiée, et couvre tous les aspects du domaine de l'ILI, dont la contre-ingérence. Les armées ne mènent pas d'opération d'ILI sur le territoire national, mais participent au travail de veille et de caractérisation conduit par Viginum sur le territoire national.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Existe-t-il une coordination de votre action avec celle d'autres armées de l'Union européenne et avec l'Organisation du traité de l'Atlantique Nord (Otan) ? Quid, dans ce dernier cadre, de la Turquie, membre de l'Otan ?
Général Pascal Ianni. - Nous travaillons particulièrement bien avec certains pays européens. Nous avons des réflexions communes sur la guerre informationnelle, avec des zones de recouvrement.
L'Otan développe un dispositif de communication stratégique piloté depuis le Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (Shape, Supreme Headquarters Allied Powers in Europe), à Mons. L'Otan valorise, communique, mais sa posture est défensive ; elle ne saurait de toute façon adopter une posture offensive qu'avec l'accord de ses trente-deux membres.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous mentionniez une opération que mènerait l'Azerbaïdjan sur la question du voile lors des JO. Comment en êtes-vous certain, et comment vous organisez-vous à cet égard ?
Général Pascal Ianni. - Nous mettons en place un dispositif de veille et de détection des signaux faibles avant qu'une telle attaque ne devienne virale, afin de proposer des réponses adaptées : prises de parole officielles, documentation médiatique et information destinées aux opinions publiques françaises et étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui pilote l'opération : vous, Viginum ou le Quai d'Orsay ?
Général Pascal Ianni. - Deux dispositifs existent. D'une part, le comité opérationnel de lutte contre la manipulation de l'information (COLMI) animé par Viginum traite d'ores et déjà ce dossier ; d'autre part, au sein de la task force interministérielle informationnelle (TF2I), une structure ad hoc regroupant l'état-major des armées et la DCP du MEAE. Le Quai d'Orsay et les armées y travaillent de concert tous les jours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quels moyens supplémentaires, tant financiers que techniques, faut-il mobiliser pour contrecarrer un tsunami informationnel ?
Général Pascal Ianni. - Nous commençons à disposer de capacités intéressantes, même si cela ne suffit jamais. La loi de programmation militaire couvre la majeure partie de nos besoins, quoique le rythme du progrès technologique et les actions de nos adversaires laissent subsister une marge d'incertitude. Nous avons beaucoup avancé au niveau interministériel, et devons continuer de le faire pour intégrer davantage de politiques publiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je m'exprime en tant que vice-président de la commission des affaires étrangères : cette RNS a été faite sans le Parlement, et avant la deuxième guerre russe contre l'Ukraine. Peut-être faut-il la revoir à l'aune de ces éléments - nous en avons émis la demande auprès du ministre.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous inviterai à nous dire quelques mots, en répondant à nos collègues, de TV5 Monde et de RFI.
Mme Nathalie Goulet. - J'ai beaucoup travaillé sur le franc CFA : nous ne cessons d'expliquer que la manipulation autour du « franc CFA colonisateur » n'est qu'une fake news - et nous avons rendu, en septembre 2020, un rapport clair sur ce sujet. Mais il n'y a rien à faire : il est absolument ancré que le franc CFA est fait pour coloniser et que la France en bénéficie - alors même que le Président de la République a décidé de l'abandonner ! Comment faire face à ce qui relève d'un mensonge d'État ? Le franc CFA joue un rôle, de manière injuste, dans le désamour de la France.
Par ailleurs, chacun sait que je suis très intéressée par le Caucase. Pouvez-vous dater le début des attaques menées par l'Azerbaïdjan, attaques tout à fait ridicules au demeurant ? Songez au soutien au peuple kanak : tout cela n'a aucun sens... L'Azerbaïdjan est un pays laïque : attaquer sous l'angle du voile semblerait curieux. Ces attaques remontent-elles à la deuxième guerre du Karabagh, sachant que la France coprésidait le groupe de Minsk après la première ? Bien que violentes, grossières et insupportables - ces traits expliquant peut-être que nous ayons rappelé notre ambassadeur -, elles semblent davantage une réplique que la manifestation d'une volonté de nuire.
Votre spectre couvre-t-il l'islam radical ? Ce point est d'importance pour l'Afrique, et n'oublions pas les Frères musulmans. L'islam radical, ce n'est pas que le Qatar.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Vous avez mentionné la coopération avec France Médias Monde. Qu'observez-vous sur le terrain quant au rôle des médias dans cette guerre de l'information ? Qu'en est-il de Russia Today ou d'Al-Jazira ? Coopérez-vous avec le groupe France Médias Monde via des instances formalisées ? Au cours de nos auditions, nous avons entendu des critiques sur l'audiovisuel public extérieur, concernant notamment des discours antifrançais tenus en Afrique.
Général Pascal Ianni. - Le franc CFA est l'exemple même du biais cognitif. On peut agir sur deux axes : d'abord, informer, inlassablement - par les médias, les réseaux sociaux, les parlementaires ; ensuite, faire disparaître le franc CFA. La réforme de 2020 était portée par la France mais certains de nos adversaires font prospérer l'idée que la France reste le premier bénéficiaire du dispositif créé en 2020.
Pour ce qui est du Caucase, les attaques remontent à un an ou un an et demi.
Mme Nathalie Goulet. - Deux pays pour un peuple...
Général Pascal Ianni. - L'Azerbaïdjan est un proxy de la Turquie dans son combat contre certains pays occidentaux, notamment contre la France - et je n'oublie pas le sujet arménien. Il est intéressant de noter quel axe a choisi d'exploiter l'Azerbaïdjan, à savoir l'outre-mer, qui touche à la cohésion nationale. Ne sous-estimons pas les effets de cette action menée en Nouvelle-Calédonie et par le biais du Baku Initiative Group.
J'en viens à l'islam radical : la lutte contre les groupes armés terroristes - Daech, Al-Qaida en Afrique - reste une priorité, mais ces entités ne sont pas les plus actives contre la France dans le champ informationnel. Nous en étions la cible lorsque nous étions déployés au Sahel : aujourd'hui, ils visent la Russie et Wagner.
Le point de départ doit être le respect de la liberté d'informer : ce n'est pas à un militaire de dire à un journaliste ce qu'il doit faire. Il faut offrir l'accès le plus libre à l'information, en respectant le principe du besoin d'en connaître et la sécurité des opérations. Notre travail est d'aider les journalistes à montrer la réalité des faits. Nous avons des échanges transparents et de confiance avec certains journalistes, ce qui n'est pas possible avec d'autres. Il n'y a en la matière aucune formalisation : des relations interpersonnelles font que les choses se passent bien, sans ligne ou comité éditorial ; mais le morcellement du paysage est une difficulté.
Mme Sylvie Robert. - Vous n'êtes pas que dans la réaction : vous êtes aussi dans l'offensive, donc dans l'anticipation. Au-delà de la défense, construisez-vous une stratégie d'offensive informationnelle ? Qui en décidera ?
C'est la première fois que j'entends parler de bataille des perceptions et de guerre cognitive. En l'espèce, il est question non plus de raison, mais de narratif. Certains pays, par la perception et par l'imaginaire, entraînent des populations - vous avez parlé de TikTok. Mais nous, le faisons-nous ? Vous entourez-vous de scénaristes, d'artistes ? Ce genre d'actions relèvent-elles de l'influence ou de l'ingérence ?
M. André Reichardt. - C'est la première fois que nous entendons parler de la définition d'une stratégie d'influence à cinq ans, alors que, jusqu'à présent, nous restions dans une posture défensive. Je vous remercie, mon Général, de nous donner à penser que nous pouvons aussi être dans l'offensive.
À propos du Qatar, vous dites que le religieux n'entre pas dans le périmètre de la défense. Mais une telle exclusion n'est-elle pas réductrice, alors même que vous citiez l'Iran ? Je relève que l'Arabie Saoudite n'a pas été mentionnée, non plus que le Yémen, alors même que des actions militaires sont menées, surtout dans le contexte de la guerre entre le Hamas et Israël.
Nous faisons déjà face à la Russie, sur le temps court, quand la Chine agit sur le temps long. Mais cela fait presque neuf ans que, avec Nathalie Goulet et Jean-Pierre Sueur, nous avons publié un rapport sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe - et je pourrais citer également le rapport que nous avons publié avec Nathalie Goulet et Corinne Féret sur l'Islam en France. La stratégie d'influence que nous avions identifiée se poursuit : des écoles et des universités en France sont désormais concernées. Ne sommes-nous pas face, non pas à un pays, mais à une stratégie d'influence communautaire, que motive une volonté dépassant l'islam radical de recréer une umma, une communauté islamique mondiale, éminemment dangereuse dans le temps long ? En tant que militaire, ne trouvez-vous pas cela grave, dangereux ?
Général Pascal Ianni. - Toutes nos actions sont conduites dans le cadre des opérations commandées par l'état-major des armées, avec des ordres précis et tracés. La nouveauté, c'est l'hybridité et ce que nous appelons le « multi-milieux multi-champs » : quand on opère en Afrique par exemple, on agit sur les champs physique, informatique, cyber et spatial. Tout cela se conjugue à l'exigence de subsidiarité : les ordres sont déclinés à différents niveaux : le mien, puis celui du sous-chef des opérations, puis au niveau tactique, en Afrique - c'est là d'ailleurs la force des armées.
Nous sommes aujourd'hui dans une bataille des narratifs. Est-ce le narratif russe ou le narratif occidental qui s'imposera ? Le narratif russe est par exemple omniprésent en Amérique du Sud. Au Brésil, une majorité de la population pense que l'agression de l'Ukraine par la Russie en Ukraine est légitime, que Poutine est un homme fort dans son bon droit. Les Ukrainiens ont gagné la bataille des perceptions dans les pays occidentaux, mais pas dans le « sud global ».
Vous parlez des scénaristes. Pour agir dans le champ des perceptions, il faut une mobilisation, non seulement de France Médias Monde, mais de tout un système de production culturelle. La francophonie et la diffusion vers les auditoires africains faisaient la force de la France. En y ajoutant un volet d'éducation, nous commencerons à assembler un « lego » permettant d'agir sur les perceptions. J'appelle de mes voeux la conduite de ce genre d'actions, mais il n'est pas dans mes prérogatives d'en décider.
Mme Sylvie Robert. - Alors que les menaces vont s'amplifiant et que Viginum se mobilise, c'est maintenant que nous devrions retrouver notre capacité d'action culturelle ! Nous avons auditionné le ministère de la culture, j'ai rencontré Mediawan : ils n'ont pas d'argent. C'est une question de moyens et de volonté politique.
Général Pascal Ianni. - Il y va surtout d'une capacité à voir loin, ce qui est difficile aujourd'hui. La structuration est essentielle : nous pouvons prendre des coups à court terme, mais nous serons évincés si nous ne construisons pas à long terme.
Monsieur Reichardt, en tant qu'officier, je ne peux m'exprimer sur des sujets qui ne relèvent pas de mes fonctions. Oui, il existe une volonté de créer une umma en Afrique, je l'observe, et nous agissons contre une forme de prosélytisme. Mais cette question concerne davantage le ministère de l'intérieur.
M. André Reichardt. - Il faut au moins en avoir conscience.
Général Pascal Ianni. - C'est mon cas, en tant que citoyen.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité l'écosystème britannique. Pourquoi fonctionne-t-il mieux que le nôtre, selon vous ?
Général Pascal Ianni. - Le Royaume-Uni a une tradition d'externalisation que nous n'avons pas - je fais observer néanmoins qu'il faut un juste milieu entre externalisation et internalisation. Dans ce cadre, les Britanniques travaillent avec des sociétés privées. Voilà un an, je participais à un colloque, à Londres, où étaient réunis des Français, des Britanniques et des Américains - ce qui est significatif, d'ailleurs : à la sortie de chaque cycle de conférences, des start-up tenaient des stands pour commercialiser leurs services...
Nous commençons à agir dans ce sens, mais telle n'est pas notre culture. Or je pense qu'il y a une place, en ce domaine, pour les acteurs privés. Je reviens sur l'exemple africain : les grandes entreprises sont elles aussi concernées par la protection de leur réputation, et adoptent à cet égard une démarche de veille, de caractérisation, de riposte, de production de contenus, de structuration des réseaux.
M. Dominique de Legge, président. - Cher André Reichardt, nous devrons en effet explorer davantage les stratégies d'influence déployées sur notre propre territoire, notamment issues du Moyen-Orient - j'ai aussi reçu le courrier de Nathalie Goulet. Nous pourrions organiser des auditions sur ce sujet, en accord avec le rapporteur.
18. Audition, ouverte à la presse, de M. Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire, et de M. Benjamin Leperchey, chef de service, adjoint à la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle - le jeudi 2 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, nous auditionnons M. Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire, et M. Benjamin Leperchey, chef de service, adjoint à la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle.
Messieurs, vous nous présenterez les moyens dont disposent vos directions générales respectives pour détecter, caractériser et éventuellement riposter aux opérations d'influence étrangères malveillantes dans les domaines de l'enseignement scolaire, de l'enseignement supérieur et de la recherche.
Vous pourrez nous éclairer sur la manière dont vos services s'inscrivent dans une forme de coordination interministérielle en matière de lutte contre les opérations d'influence malveillantes.
Nous serons plus particulièrement intéressés, s'agissant de l'enseignement scolaire, par un premier bilan de la mise en oeuvre de l'éducation aux médias et à l'information (EMI) au sein des établissements.
Concernant l'enseignement supérieur, cette audition sera également l'occasion de faire un point d'étape sur le suivi des recommandations formulées par la mission d'information du Sénat sur les influences étatiques extraeuropéennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences.
Notre commission d'enquête sera enfin à l'écoute de toute proposition pour améliorer notre droit ou nos pratiques dans le sens d'une meilleure prévention des opérations d'influence qui sont susceptibles de déstabiliser le fonctionnement de notre démocratie.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Édouard Geffray et M. Benjamin Leperchey prêtent successivement serment.
M. Édouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire. - Je crains de n'avoir qu'une partie des réponses qui vous intéressent. Vous allez rencontrer le secrétaire général du ministère de l'éducation nationale la semaine prochaine, qui, en tant que haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS), est chargé des questions d'ingérence étrangère. Je vous prie de m'excuser si je n'aborde qu'une partie du spectre de vos interrogations ; pour ma part, je m'occupe de ce qui se passe dans les classes.
Les influences étrangères peuvent passer par trois canaux : les personnes physiques, les comportements que des élèves seraient incités à avoir et la diffusion de fausses informations sur les réseaux sociaux, afin d'alimenter des représentations erronées, critiques ou pire, à l'égard de tout ce qui constitue notre modèle. Vous pourrez approfondir les deux premiers points avec le secrétaire général du ministère.
Concernant les personnels, nous sommes particulièrement vigilants pour tous les enseignements optionnels de langues vivantes étrangères, dits Eile (enseignements internationaux de langues étrangères), anciennement Elco (enseignements de langue et de culture d'origine), à savoir les enseignements en langue étrangère portés par les autorités consulaires en lien avec l'éducation nationale. Ces Elco ont évolué en Eile pour renforcer les contrôles sur les personnes qui venaient enseigner en France, à la fois pour vérifier leur maîtrise de la langue française, le contenu de leur enseignement et leur « honorabilité ». Il en va de même pour les assistants de langue, sur lesquels le contrôle a été sensiblement renforcé au cours de ces dernières années. Nous restons vigilants mais, en la matière, nous n'avons pas d'inquiétudes spécifiques.
J'en viens aux comportements des élèves, comme la remise en cause des principes et des valeurs de la République, singulièrement du principe de laïcité, surtout via les réseaux sociaux. Nous restons tout aussi vigilants, notamment en matière de respect des valeurs de la République, sans négliger les appels à la contestation qui pourraient circuler sur les réseaux sociaux, y compris à l'échelle internationale.
J'en viens enfin au troisième canal, qui m'intéresse particulièrement en tant que directeur général de l'enseignement scolaire, à savoir les fausses nouvelles et fausses informations, ce torrent d'informations inexactes, fausses, manipulées, instrumentalisées, non vérifiées, éventuellement certifiées par la foule des likes, mais invalidées par l'analyse.
Notre démarche d'éducation à l'information est plus préventive que curative. Nous ne sommes pas en mesure de déconstruire en classe chaque fausse information qui circule sur les réseaux sociaux. Cependant, notre action court sur toute la scolarité, dès le primaire, sous la forme d'ateliers de sensibilisation. Nos deux approches principales sont les suivantes : la connaissance de la construction de l'information et l'utilisation des médias, et la mise en pratique et la pédagogie des usages, pour que les enfants puissent distinguer ce qui relève du faux et du vrai.
Nous travaillons sur cette thématique avec le Centre de liaison de l'enseignement et des médias d'information (Clemi), organe qui présente des garanties d'indépendance. Nous avons développé des outils et noué des partenariats. Aujourd'hui, en tout cas au collège, la plupart des élèves bénéficient d'actions complémentaires, comme la semaine de la presse et des médias. Nous touchons 4,5 millions d'élèves grâce au Clemi : presque l'intégralité des collégiens participe à cette semaine. Ces actions associent des professeurs et des partenaires extérieurs, comme des journalistes de quotidiens ou de chaînes de télévision, pour que les élèves comprennent comment authentifier une vraie information. Ce parcours scolaire vise à renforcer l'esprit critique et les facultés d'analyse de nos élèves.
Il existe un écart entre construire l'esprit critique des élèves et leur permettre de résister à un flux de fausses informations instrumentalisées - cela vaut aussi pour les adultes, qui relayent aussi des informations fausses. Telle est notre responsabilité éducative, et la tâche à laquelle nous nous employons.
M. Benjamin Leperchey, chef de service, adjoint à la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle. - S'agissant de l'enseignement supérieur et de la recherche, nous travaillons activement sur le sujet depuis quelques années, notamment à la suite de la mission d'information menée par M. André Gattolin en 2021.
Concernant l'état de la menace, mon propos sera bref, car les informations deviennent rapidement confidentielles. Je vous renverrai donc à l'audition du HFDS. Je vous confirme cependant que l'ensemble des équipes du ministère est sensibilisé et connaît les principaux points de risque - les usual suspects sont la Chine, la Russie depuis quelques années, l'Afrique du Nord, beaucoup, et un peu moins le Moyen-Orient, la Turquie ou l'Azerbaïdjan. Les premiers pays cités sont les plus directement intrusifs.
Les opérations sont actuellement beaucoup moins frontales, ce qui rend les frontières plus floues, si bien que les mécanismes de recensement et de détection que le rapport du Sénat de 2021 nous encourageait à faire progresser restent difficiles à mettre en oeuvre. Nous ne prétendons pas être exhaustifs, d'autant plus que des sciences moins sensibles en matière de protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST) sont aujourd'hui ciblées. Le dispositif PPST reste notre outil principal de défense contre les intrusions, mais il est moins pertinent pour faire face aux opérations de construction de narratifs ou de propagande discrète, notamment au sein des sciences humaines et sociales.
Nous faisons principalement de la prévention, notamment auprès des présidents d'établissement. Nous travaillons, dans le cadre de l'amélioration du pack réglementaire sur le sujet, à une formation à la prise de fonctions : ces questions-là en feront bien partie. Il n'y a pas de naïveté sur le sujet, mais la prise de conscience reste hétérogène parmi les présidents d'établissement. Nous nous appuyons beaucoup sur le réseau des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD), qui sont implantés dans chaque établissement, sous le pilotage du HFDS du ministère, pour porter la bonne parole, organiser les recensements et renforcer la posture défensive face aux éventuelles ingérences. Pour le détail de la cartographie de la menace, je vous renvoie à l'audition du HFDS, le secrétaire général du ministère.
L'enseignement supérieur et la recherche constituent un terrain particulier. L'importante autonomie des établissements, la liberté d'expression particulière des enseignants-chercheurs et la liberté académique font que le ministère, bien qu'autorité d'emploi, n'a pas toutes les prérogatives des autres administrations, notamment pour ce qui est de sa capacité à orienter ou limiter la parole de ses agents. Toucher au contenu des cours est interdit. Il en va de même pour les partenariats, qui sont consubstantiels aux activités de recherche.
Nous agissons via la PPST et le travail des FSD : nous essayons de recenser tous les partenariats à risque et d'informer les intéressés sur les risques encourus. Les présidents peuvent bloquer les partenariats les plus risqués, mais il n'est pas possible d'avoir de posture générale d'interdiction des partenariats, notamment avec des partenaires scientifiques importants, par exemple en Chine ou en Russie, même si depuis la guerre en Ukraine, pour cette dernière, les partenariats se sont réduits à un fil d'eau. Les partenariats avec la Chine restent importants, et exigent une compréhension fine du bénéfice-risque qu'ils représentent.
Le travail est en cours pour ce qui concerne l'extension de la PPST aux sciences humaines et sociales. Quelques unités de recherche de sciences humaines et sociales - le HFDS pourra être plus précis - sont désormais incluses dans la PPST, ce qui n'était pas le cas en 2021. Nous ciblons les thématiques les plus sensibles : l'ergonomie, la cognitique, domaines qui permettent de développer des technologies sensibles de robotique ou d'intelligence artificielle. Le champ de construction du narratif et de l'influence concerne plus la géographie et les sciences sociales généralistes : nous n'en sommes qu'au début du processus. Il est difficile d'identifier des zones de risque particulières.
Les établissements qui sont le plus au coeur de ces problématiques, comme l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), sont parfaitement au fait de l'ampleur de la menace et sont bien outillés pour adapter le contenu de leurs enseignements, leur posture et leurs partenariats en fonction du risque d'ingérence. Ils travaillent avec des ministères régaliens particulièrement prescripteurs. Dans les établissements sensibles, le sujet est parfaitement sous contrôle.
Dans les établissements plus généralistes, nous pourrions craindre des ingérences moins visibles, plus évanescentes. La prise de conscience est réelle, mais un recensement exhaustif est plus difficile à réaliser que dans le champ des sciences dures.
Sur le développement d'un réseau de FSD, nous avons fait de grands progrès, mais le déploiement est encore en cours. Les établissements restent autonomes et proposent des formats différents. Le réseau est cependant très complet pour les établissements sous tutelle du ministère, avec, dans les plus grands établissements, la nomination d'adjoints à ces FSD.
Concernant l'avis préalable sur les coopérations internationales, une obligation générale est globalement appliquée. Reste que les établissements gardent leur autonomie en matière de coopération scientifique. Il est compliqué de faire des recommandations générales sur tel sujet ou tel pays. Les FSD peuvent cependant identifier des risques, partager leur analyse avec les établissements et ainsi proposer des contre-mesures, soit en instaurant des zones à régime restrictif (ZRR) ou des PPST, soit en limitant les risques grâce aux FSD.
Concernant l'évolution du droit, le HFDS vous en dira plus. Nous sommes en train de renforcer le dispositif de PPST, avec un nouveau décret qui prévoit de plus graves sanctions, notamment en cas de manquement en matière de signalement d'activités qui mériteraient de passer en régime PPST et ZRR. Nous ne pouvons imposer la création de ZRR, qui reste à l'initiative de l'établissement. En revanche, il existe une obligation de signaler l'ensemble de ces activités, si bien que le HFDS connaît au moins les risques et, pour les ZRR, les manques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je commencerai par la direction générale de l'enseignement scolaire (Dgesco). Monsieur le directeur général, vous avez cité les trois canaux de risques. J'ai toujours été très surpris par le premier canal. Il est compliqué de faire appel à des enseignants via le réseau consulaire, et de s'étonner ensuite qu'il existe des ingérences étrangères. Vous dites qu'ils sont sous contrôle. Combien sont-ils et quels sont les moyens concrets mis en place pour vérifier leur connaissance de la langue et de la culture françaises et leur honorabilité ?
M. Édouard Geffray. - Pour les Elco, il n'existait pas de contrôle, ni sur la maîtrise du français ni sur le contenu des enseignants. En revanche, pour les Eile, les négociations avec les pays entre 2020 et 2021 ont abouti à une nouvelle convention, instaurant un double contrôle. Le niveau minimal de maîtrise du français requis est le niveau B2. L'intervenant doit produire une attestation. Ensuite, des inspecteurs de l'éducation nationale viennent contrôler ces intervenants, qui enseignent en dehors du temps scolaire, mais en lien avec l'éducation nationale : ils contrôlent le contenu des cours et les cahiers des élèves, pour vérifier que les cours soient conformes au cadre fixé, notamment aux valeurs républicaines qui sont au fondement de notre système scolaire.
La première année, le niveau de contrôle par les inspecteurs de l'éducation nationale n'était pas satisfaisant - je vous transmettrai les chiffres exacts par écrit, mais cela représente quelques centaines d'intervenants contrôlés. Nous étions alors en période de covid. Désormais, l'objectif fixé, et qui sera tenu, est de 100 % d'inspections pour la première année, avec, ensuite, des visites périodiques, pour nous assurer que les enseignements restent conformes au-delà de la première année. Nous prévoyons la possibilité de mettre un terme immédiatement aux interventions de toute personne qui ne remplirait pas les conditions fixées. Nous en sommes à la deuxième année pleine de contrôles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ainsi, il n'y a pas de contrôle d'honorabilité avant le début de l'enseignement. De plus, le contrôle n'est pas effectué à 100 %.
M. Édouard Geffray. - Le niveau de français est lui-même une condition d'éligibilité au dispositif, ce qui constitue un premier barrage. Ensuite, au cours de la première année, un inspecteur de l'éducation nationale réalise une inspection, qui sera effectuée à 100 % dès cette année.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a donc pas de contrôle d'honorabilité a priori.
M. Édouard Geffray. - Dans tous les cas, pas par l'éducation nationale. Je n'ai pas ce pouvoir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ne pourrions-nous pas imaginer que les enseignements soient réalisés par des enseignants formés en France ? Pourrions-nous nous dégager du réseau consulaire pour trouver les enseignants ?
M. Édouard Geffray. - Nous parlons de l'enseignement d'une langue et d'une culture d'origine, c'est-à-dire d'un environnement général. Votre proposition relève d'une orientation politique qui dépasse largement le périmètre de votre serviteur dans le cadre de ses fonctions actuelles. Techniquement, juridiquement, rien ne l'interdirait. Simplement, le choix réalisé depuis plusieurs décennies est que les autorités consulaires, en lien avec l'éducation nationale, puissent organiser la dispense de ces cours, dans ce cadre précis.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il est toujours difficile de dire à des enfants français que l'on va leur apprendre une langue et une culture d'origine avec des enseignants qui seraient eux aussi complètement français : j'y vois une forme de contradiction.
Je suis élu du département du Val-d'Oise, département où vivait et a été tué Samuel Paty. Vous parlez de torrent de fausses informations ; j'y suis très sensible. Depuis, quels sont les modes de contrôle du ministère sur les fausses informations et les moyens de détection au sein des classes ? Il s'agit de pouvoir intervenir auprès des familles et des enfants, pour soutenir les enseignants et les personnels éducatifs et d'encadrement.
M. Édouard Geffray. - La question est suivie par le secrétaire général du ministère.
Nous avons une cellule ministérielle de veille et d'alerte qui, tous les jours, via l'application Faits Établissement, analyse les remontées, avec une veille numérique associée, pour vérifier toute information qui mettrait en cause des agents.
Quand des propos commencent à circuler sur un agent et le mettent en cause, la protection fonctionnelle est automatiquement accordée : nous avons inversé la logique, il existe désormais une présomption de nécessaire protection. Nous proposons donc systématiquement la protection fonctionnelle à l'agent. Plusieurs mesures en découlent : des mesures peuvent être prises avec les réseaux sociaux pour éliminer les contenus, la police peut protéger les personnes mises en cause, les établissements sont sécurisés, puis des actions pédagogiques ont lieu dans les classes pour rétablir la vérité, qui a été déformée et instrumentalisée, voire contrer des faits créés de toute pièce. La réaction est systématique et automatique. Dès lors qu'un collègue est mis en cause, nommément, l'ensemble de cette chaîne de réponse est déclenché. Le HFDS vous donnera les chiffres.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ne pouvez-vous donc pas nous donner le nombre de cas et son évolution ?
M. Édouard Geffray. - Non, cela ne relève pas de ma direction. Le HFDS vous le dira le 14 mai. Je ne peux vous donner des chiffres imprécis. En revanche, les remontées sont bien quotidiennes, et l'engagement de la protection fonctionnelle est bien immédiat, dès lors qu'un agent est mis en cause, notamment sur les réseaux sociaux.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien de personnes exercent au sein de la cellule ministérielle de veille et d'alerte ?
M. Édouard Geffray. - Cette cellule relève du HFDS, il vous dira combien d'équivalents temps plein (ETP) y travaillent. Elle comprend plusieurs agents, la permanence est active jour et nuit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - J'en viens à l'enseignement supérieur, en espérant obtenir plus de réponses. Vous avez cité les pays à risque : Chine et Russie, qui sont les plus problématiques, puis l'Afrique du Nord, qui inclut trois pays. Sont-ils tous concernés ?
M. Benjamin Leperchey. - Je pensais particulièrement au Maroc. Cependant, je précise que je vous ai présenté le discours général que nous portons.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous sommes dans une commission d'enquête, nous espérions aller plus loin que le discours général...
M. Benjamin Leperchey. - Certes, mais le HFDS pourra entrer dans les détails et vous donner les chiffres, car cela relève de sa mission. Dans le discours général de sensibilisation, voilà les pays sur lesquels nous appelons l'attention de la gouvernance des établissements.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi ne citez-vous pas les États-Unis ?
M. Benjamin Leperchey. - Nous ne les citons pas non pas parce qu'il y aurait un risque moindre, mais parce que les opérations d'ingérence sont moins manifestes. Il est donc plus difficile de communiquer dessus. En matière de PPST, comme tous les grands pays scientifiques, les États-Unis restent un point d'attention.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous évoquez la liberté des chercheurs, des enseignants et des établissements. Vous dites ensuite que, dans les établissements spécialisés, comme l'Inalco, tout est sous contrôle, et que la prise de conscience est réelle dans les autres établissements. Cela suppose que vous ayez des indicateurs sur lesquels vous fondez vos propos. Quels sont ces indicateurs ? Quelles sont vos capacités pour intervenir en cas d'ingérences avérées ?
M. Benjamin Leperchey. - Avec l'Inalco, nous avons travaillé sur le contrat pluriannuel avec l'État, très intéressant en la matière. Par ailleurs, l'Institut se présente comme un établissement construisant une vision objective de l'histoire et des relations entre les pays. Il insiste sur le fait qu'il est l'un des derniers établissements occidentaux à pouvoir le faire, contrairement à des instituts d'autres pays, qui construisent leur propre narratif sur le sujet. Telles sont la raison d'être et l'utilité que l'Institut affiche : une capacité d'analyse européenne et occidentale sur les relations entre pays. Je n'ai pas de doute sur le fait que l'Inalco soit extrêmement vigilant au regard des relations qu'il construit avec les pays, pour élaborer un narratif objectif, différent de celui que les pays proposent eux-mêmes. Je ne peux dire si cela est totalement vrai, mais telle est la manière dont l'Inalco décrit sa raison d'être. L'Institut est vigilant et prudent. J'espère avoir répondu à votre question.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pas vraiment. Le ministère dispose-t-il d'un observatoire, d'outils, d'indicateurs pour mieux comprendre le risque d'ingérence dans les établissements d'enseignement supérieur ?
M. Benjamin Leperchey. - Nous n'avons pas de remontées systématiques des difficultés, mais les remontées sont systématiques pour les faits graves. Nous envoyons régulièrement des circulaires aux FSD sur le sujet - la dernière date de mars 2024 - rappelant cette exigence de remontée systématique des faits graves. Cependant, il existe une difficulté : autant les faits sont clairement identifiables en matière d'intrusion, autant pour de l'ingérence, pour une forme de communauté de pensée entre un enseignant et les intérêts d'un pays, la ligne n'est pas nette. À ce titre, nous n'avons pas de remontées systématiques. Je serais bien en peine de vous indiquer un niveau de couverture.
M. Rachid Temal, rapporteur. - N'avez-vous donc pas d'observatoire ou de centralisation des informations sur les intrusions manifestes ?
M. Benjamin Leperchey. - Si, le HFDS le fait. Et pour les ingérences moins manifestes, nous invitons à effectuer des signalements autant que faire se peut.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Nous allons auditionner le secrétariat général du ministère. L'organigramme est un peu complexe. Les directions sont nombreuses, mais des responsabilités se recoupent, notamment en matière de numérique éducatif.
Combien de personnes travaillent pour le Clemi ? L'équipe me semble restreinte par rapport aux enjeux. Quels sont les budgets dédiés ?
Comment les élèves sont-ils sensibilisés et formés aux médias sociaux - à différencier des médias professionnels ? Une politique particulière est-elle menée ? Le cas échéant, est-elle menée exclusivement par le Clemi ou dans le cadre de l'enseignement général, tel que cela a été défini dans la loi du 26 juillet 2019 pour une école de la confiance, quand M. Jean-Michel Blanquer était encore ministre ? Nous avions voté le principe de la formation des formateurs sur ces sujets. Année après année, nous demandons un bilan précis des budgets dédiés et des modalités de formation des formateurs au numérique éducatif. Le numérique éducatif n'est pas qu'un outil pédagogique. Tout l'écosystème numérique, ses potentialités et ses risques doivent être abordés, comme le code de l'éducation le prévoit depuis 2011. Quels sont les contenus ?
En matière d'équipements, des directives émanant du Premier ministre ou de la direction interministérielle du numérique (Dinum) existent-elles au regard des entreprises à sélectionner pour le traitement des données liées aux élèves et étudiants ? Ces données étant sensibles, il peut y avoir des risques d'influence et d'ingérence étrangères. Existe-t-il des instructions précises et coordonnées, fondées sur une vision stratégique de la Dinum ?
La Dgesco est-elle en contact régulier avec le Comité d'éthique pour les données de l'éducation mis en place par M. Jean-Michel Blanquer, présidé d'abord par Mme Claudie Haigneré, puis maintenant Mme Nathalie Sonnac, comité qui fait des préconisations pour préserver les élèves au travers de leur recours au numérique ?
Enfin, que pouvez-vous nous dire des récents événements, qui ont gravement atteint l'école, notamment via ses espaces numériques de travail (ENT) : les élèves et les établissements ont été victimes de piratage informatique et de graves menaces, il y a quelques semaines à peine.
Merci pour vos réponses, que j'espère les plus précises possible.
M. Édouard Geffray. - L'éducation aux médias et à l'information n'est pas l'apanage du Clemi. Le Clemi assure une vision intégrée avec les partenaires extérieurs du type France Télévisions et Radio France et la presse écrite, mais il fait partie de l'opérateur Réseau Canopé. Le Clemi compte une vingtaine de personnes. Nous travaillons à renforcer ses moyens avec la directrice du Réseau Canopé. Comme la structure appartient au réseau, qui la prend intégralement en charge, je ne connais pas le montant des lignes budgétaires propres. Je demanderai l'information au Réseau.
L'un des enjeux, exprimé dans une circulaire du 24 janvier 2022, est de faire en sorte que l'articulation de l'action du Clemi et de l'éducation nationale soit efficace dans tout le territoire. En 2022, nous avons restructuré la gouvernance au niveau académique et créé des cellules académiques dédiées à l'éducation aux médias et à l'information, associant à la fois le Clemi, les services des délégations académiques au numérique éducatif (Dane) et les corps d'inspection du premier degré et du second degré. Un responsable est à la tête de cette cellule, qui a pour objectif à la fois d'identifier l'ensemble des actions qui sont actuellement menées dans les écoles et les établissements scolaires, d'impulser les actions à venir et la formation des équipes éducatives et de faciliter les contacts avec l'ensemble des partenaires.
L'un des enjeux est effectivement lié au flux d'informations qui viennent des réseaux sociaux. Deux leviers essentiels existent. L'éducation à l'information et à l'esprit critique constitue un parcours complet, au sein des programmes scolaires, qui va du CP à la terminale ; les briques des programmes permettent de développer son esprit critique dans son rapport à l'information.
Sur la partie numérique stricto sensu, nous avons développé l'outil Pix, qui permet aux élèves de développer des compétences et de bons réflexes numériques, dès la fin du primaire, avec une attestation délivrée en fin de sixième, généralisée cette année à tous les collèges, une certification en fin de troisième et une autre en fin de terminale. Nous sommes en train de développer un outil complémentaire, Pix+ Édu, dédié aux professeurs. Il s'agit de développer des compétences numériques stricto sensu, mais aussi les bons réflexes de sécurité informatique et de transmission d'informations. Chacun peut être victime d'une information fausse, mais aussi en être l'auteur, le relais ou le consolidateur, via par exemple des likes sur Twitter, qui renforcent la véracité des informations. Pix évolue au cours de la scolarité, et est aussi disponible à la population générale. Dans le cadre scolaire, Pix est obligatoire ; Parcoursup demande de plus en plus les attestations.
En matière de formation des professeurs, nous avons, compte tenu du nombre d'agents, instauré un plan national de formation, dont l'EMI est une dimension fondamentale. Nous avons développé un schéma directeur de 2022 à 2025, dont l'EMI est un pilier. Ensuite, des sessions de formation sont organisées au niveau national, puis les plans académiques de formation viennent toucher un public croissant. En 2021-2022, 393 modules de formation ont été réalisés, pour 4 938 agents formés. En 2022-2023, 359 modules de formation ont été dispensés, à destination de 18 148 agents formés. Je n'ai pas encore les chiffres pour l'année en cours.
Vous pouvez le constater : quand on m'interroge sur mon domaine, je dispose bien des chiffres ; je vous prie de m'excuser pour mes précédentes réponses, qui, faute d'informations précises, ne vous avaient pas satisfaits.
La direction du numérique pour l'éducation (DNE) émet des recommandations, notamment sur les outils de communication entre professeurs et élèves. Certains outils, pendant le covid, posaient problème, notamment au regard du règlement général sur la protection des données (RGPD) et moins au regard des informations qui pouvaient circuler, même si ces aspects se rejoignent. Mes anciennes fonctions m'incitent à y être sensible. Quand on parle de protection des personnels, d'information, de risque de piratage, on parle toujours un peu de souveraineté, qu'elle soit individuelle ou collective. Les recommandations émises par la DNE sont très explicites, application par application. Un certain nombre de guides sont émis par la DNE à destination des enseignants, ainsi que des instructions, qui passent par le réseau des délégués académiques au numérique éducatif.
Compte tenu de l'ampleur de notre ministère, puisque 20 % de la population française passe dans nos murs tous les jours, je ne peux vous assurer que des élèves ou des professeurs n'utilisent pas tel réseau social non recommandé. Toutefois, pour les applicatifs scolaires, une forme de sécurisation s'est organisée et des consignes strictes sont passées.
Enfin, pour qu'elles soient accessibles aux professeurs dans un cadre scolaire, sur la plateforme dédiée, il faut que les données respectent le cadre du gestionnaire d'accès aux ressources (GAR), qui a pour vocation de garantir un ensemble de règles de certification, notamment sur le fait que les données ne puissent être transférées ou destinées à un usage malveillant. La DNE effectue un travail constant avec ses partenaires, qui, dans le cadre des commandes publiques, sont amenés à produire des ressources ou des outils numériques, pour être sûre que l'ensemble des données ne puisse faire l'objet d'un mésusage ou d'une captation par des tiers.
Sur les écrans, la commission d'experts sur l'impact de l'exposition des jeunes aux écrans a fait des préconisations. Nous allons les examiner, même si nous avons nos propres préconisations, notamment pour les plus petits enfants. Nous sommes cependant tributaires du fait que les jeunes peuvent très facilement créer un compte sur les réseaux sociaux.
Concernant les ENT, des menaces ont été proférées sur ces espaces de travail. Sous réserve de la confirmation du HFDS, il s'agit non d'une faille globale de sécurité, mais plutôt de piratages de comptes à l'échelle individuelle, comptes instrumentalisés pour écrire à un grand nombre de personnes en même temps. Les messageries ont donc été suspendues à la veille des vacances de printemps, pour procéder à une remise à jour générale et à une actualisation des mots de passe. Les comptes sont progressivement rouverts depuis la fin des vacances scolaires.
M. Benjamin Leperchey. - Les applicatifs utilisés dans les établissements supérieurs sous la tutelle du ministère sont principalement développés soit par l'Agence de mutualisation des universités et des établissements (Amue), soit par l'association Cocktail, qui font de la mutualisation entre établissements. Ces outils sont donc souverains.
Nous faisons face à une difficulté particulière pour les équipements physiques. Les établissements achètent dans le cadre des marchés publics, selon le code de la commande publique, qui malheureusement leur interdit d'exclure des prestataires et des fournisseurs au sujet desquels ils alertent le HFDS. À ce stade, le HFDS et le secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), au sein de leurs travaux interministériels, n'ont pas encore trouvé de réponse complètement satisfaisante. Ce point de vigilance remonte spontanément, ce qui nous laisse penser que les établissements restent dans l'ensemble vigilants sur ces questions.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Cela justifie pleinement ce que le Parlement a voté, grâce au Sénat, dans le projet de loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, aux articles 10 bis A et 10 bis B.
Mme Nathalie Goulet. - Je ne suis pas une spécialiste de l'éducation. Quand vous parliez de ZRR, pour zones à régime restrictif, je pensais plutôt aux zones de revitalisation rurale. Il faut parfois faire un peu de pédagogie... Pourriez-vous nous communiquer l'ensemble des documents que vous avez cités, notamment les circulaires ? Notre commission comprendrait mieux l'articulation de vos directions. De votre point de vue, tout semble clair ; de l'extérieur, cela l'est moins.
J'ai eu le plaisir et le privilège de vice-présider la mission d'information Gattolin. En matière de recherche, nous avions envisagé un dispositif similaire à la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), avec des déclarations d'intérêts de la part de chercheurs ou d'intervenants extérieurs. Est-ce d'actualité, ou cela n'a-t-il pas lieu d'être ?
Enfin, quelle est votre analyse des attaques répétées contre la laïcité, à tous les niveaux de l'enseignement - des menaces envers les instituteurs jusqu'aux événements à SciencesPo ? Malgré tous les dispositifs mis en place, les attaques sont réitérées. N'y voyez-vous pas une influence étrangère ?
M. Benjamin Leperchey. - Concernant les déclarations d'intérêts, c'est l'autonomie des établissements et leur liberté en matière de partenariats qui sont en jeu. Certains sont plus avancés que d'autres. Nous incitons à la vigilance ; pour autant, il n'appartient au ministère ni d'imposer la forme que pourraient prendre ces déclarations ni d'établir une liste de ce qui serait permis ou non. Nous entrons dans le champ de la liberté académique.
Mme Nathalie Goulet. - Auriez-vous des recommandations, toutefois, afin que nous puissions esquisser une forme de déclaration d'intérêts, pratique qui semble devenue classique ? En matière de transparence, on en demande beaucoup à chacun, cela pourrait aller dans le bon sens.
M. Benjamin Leperchey. - Atteintes à la laïcité et antisémitisme ne sont pas les mêmes sujets. Depuis le 7 octobre, ces questions ont pris une coloration particulière au sein des établissements d'enseignement supérieur. La ministre est très vigilante à ces questions. Elle a encore fait passer des instructions ce matin aux présidents des universités pour leur dire de réaliser une remontée systématique de tous les faits antisémites ou d'atteinte aux valeurs de la République. En cas de doute, nous leur demandons de remonter plus que pas assez.
Si, en matière de partenariats, on nous oppose assez rapidement la liberté académique, il n'y a aucun frein dans les établissements pour signaler les faits antisémites ou les faits d'atteinte aux valeurs de la République ; les présidents font bien remonter les faits. La ministre va créer un canal numérique unique de remontée des faits. La cellule ministérielle de veille et d'alerte fait également une veille sur l'enseignement supérieur et nous remonte tous les faits portés à sa connaissance, chaque jour.
Sur le traitement des signalements, nous en sommes encore à trouver un équilibre entre la vie démocratique, l'expression de points de vue divers - le débat entre étudiants fait partie de la mission des établissements - et l'exigence, portée très fortement par la ministre, du respect de la pluralité des opinions et de débats sans blocages.
Pouvons-nous y voir des influences étrangères ? Pas manifestement. Peut-être, mais ce n'est pas ce qui ressort des signalements. Nous voyons plutôt des syndicats étudiants ou des partis politiques qui instrumentalisent ou portent eux-mêmes un certain nombre de manifestations. Je n'ai pas eu connaissance de mouvements ou de faits manifestement pilotés ou motivés par un pays étranger.
M. Édouard Geffray. - La loi du 15 mars 2004 encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics définit un cadre très clair pour l'enseignement scolaire. Nous disposons d'un système de remontées et d'équipes d'appui qui sont très actives.
Les variations trimestrielles sont très nettes : 1 731 faits d'atteinte à la laïcité recensés au deuxième trimestre 2023, contre 3 306 au premier trimestre, qui avait été marqué par la position très claire du ministre Attal selon laquelle la loi du 15 mars 2004 faisait obstacle au port de l'abaya et du qamis. À la rentrée, nous avons vu une tentative de passer outre, qui s'est résorbée en quelques jours.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien d'élèves ces chiffres représentent-ils ?
M. Édouard Geffray. - Je ne peux vous répondre, et je ne sais pas si le HFDS dispose de cette information. Je vais essayer de la trouver pour le 14 mai prochain. Pour le port de l'abaya ou du qamis, il y a eu 1 034 atteintes à ce titre au cours du premier trimestre, sachant que nous accueillons 12 millions d'élèves.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est donc le ratio ?
M. Édouard Geffray. - Cela représente environ une atteinte pour 12 000 élèves, mais quand ces faits apparaissent cela pose un vrai problème. D'autres atteintes à la laïcité ont eu lieu lors des hommages à Samuel Paty et à Dominique Bernard.
Nous constatons une chute de moitié entre le premier et le deuxième trimestre, mais aussi une tendance de fond d'augmentation des faits d'atteinte à la laïcité dans le premier degré. Cela pose donc la question du rôle des parents qui n'incitent pas leurs enfants à être en phase avec les valeurs de la République. La ligne est pourtant très claire : cela ne passe pas, on respecte les lois et les principes de la République. L'autonomie de l'individu se construit sur le fait qu'il respecte la loi de l'école.
Ensuite, des équipes académiques valeurs de la République (EAVR) sont systématiquement engagées dès lors qu'une situation problématique ne trouve pas de résolution immédiate au sein de l'établissement. Dans 87 % des faits, les EAVR sont intervenues dans les écoles en question : la réponse est systématique. En vis-à-vis, une action de prévention est menée, puisque ces équipes ont mené 859 actions de prévention au sein des établissements. Elles expliquent pourquoi certains comportements ne sont pas acceptés et le sens de ces principes, qui sont liés à la liberté et la protection des mineurs. Ces actions sont aussi importantes que les actions curatives.
Mme Nathalie Goulet. - Avez-vous associé les parents ?
M. Édouard Geffray. - Cela est très variable. Si un jeune a un comportement d'atteinte aux valeurs de la République, la loi prévoit une phase de dialogue et éventuellement une sanction. Dans les deux cas, les parents sont associés. Souvent, le simple rappel à l'ordre sur le port d'un signe religieux suffit ; si cela ne suffit pas, la phase de dialogue associe l'élève mineur et ses parents. En cas de procédure disciplinaire, il en va de même.
Je ne connais pas la part des actions de prévention qui associent les parents. C'est néanmoins un enjeu majeur.
Enfin, nous sommes en train de former l'intégralité des personnels de l'éducation nationale aux valeurs de la République et au respect de la laïcité. Ainsi, plus de 550 000 personnels ont été formés en deux ans : nous maintenons la cadence, nous formons entre 250 000 et 300 000 personnels par an, y compris les contractuels, les assistants d'éducation (AED) et les accompagnants d'élèves en situation de handicap (AESH). Notre objectif est que d'ici à deux ans ou deux ans et demi, 100 % des personnels soient formés.
Mme Nathalie Goulet. - J'ai beaucoup travaillé sur les questions de radicalisation. Nous avons connu le même problème de formation des personnels.
J'espère enfin que vous pourrez nous transmettre l'ensemble des documents cités.
M. Dominique de Legge, président. - Vous parlez de veille, de remontées, d'interventions, pour des faits qui étaient manifestement des atteintes à la laïcité ou aux valeurs de la République. Chaque événement n'est pas forcément le fait d'une génération spontanée. À travers l'analyse de ces actes, pensez-vous qu'ils puissent être téléguidés à partir d'autres pays ? Des pays seraient-ils plus enclins à encourager des atteintes à la laïcité à l'école ?
M. Édouard Geffray. - Sur l'attribution d'une éventuelle influence à certains pays, je laisserai le HFDS vous répondre, s'il dispose des éléments, ce qui n'est pas mon cas. Il existe en revanche une corrélation étroite entre des pics d'atteinte à la laïcité de la part d'élèves et des faits d'instrumentalisation sur les réseaux sociaux. Je n'ai pas les moyens de vous dire si ces faits sur les réseaux sociaux sont téléguidés depuis l'étranger. Néanmoins, un certain nombre « d'influenceurs », sur les réseaux sociaux, incitent à de tels faits, pour créer une augmentation artificielle, à l'instant t, afin de faire masse ; nous constatons alors une corrélation entre des prises de position et certaines modes de contestation au sein des établissements scolaires.
Cependant, je ne peux vous dire si cela est rattaché à une volonté étrangère, au sens étatique du terme.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, messieurs, pour vos éclairages.
19. Audition, à huis clos, de MM. Thierry Le Goff, secrétaire général, et Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse - le mardi 14 mai 2024
M. Akli Mellouli, président. - Nous auditionnons, M. Thierry Le Goff, secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse et du ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche, accompagné par M. Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité du même ministère, et M. Frédéric Marie, chef de pôle au sein de ce service.
Je vous remercie, Messieurs, d'éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Notre commission d'enquête sera d'autant plus attentive à votre audition qu'elle intervient après celle de MM. Edouard Geffray, directeur général de l'enseignement scolaire et Benjamin Leperchey, adjoint à la directrice générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle, qui tous deux nous ont orientés vers vous, à plusieurs reprises, en tant que haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS).
Vous nous présenterez un bref état des lieux de la menace que font peser les opérations d'influence étrangères dans les domaines de l'enseignement scolaire et de l'enseignement supérieur et de la recherche. Dans ce cadre, vous reviendrez sur vos missions et sur les moyens dont vous disposez dans le cadre de vos fonctions de HFDS. Nous serons naturellement intéressés de connaitre l'état d'avancement de la mise en oeuvre des recommandations formulées par le rapport de notre collègue André Gattolin, au nom de la mission d'information du Sénat, sur les influences étatiques extra-européennes dans le monde universitaire et académique français et leurs incidences. Vous pourrez, enfin, nous indiquer quelles sont les évolutions susceptibles d'être apportées au cadre législatif et réglementaire en matière de protection du patrimoine universitaire et technologique de la France.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Thierry Le Goff, Christophe Peyrel et Frédéric Marie prêtent serment.
M. Thierry Le Goff, secrétaire général du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. - Quelques mots, pour commencer, sur le service de défense et sécurité et sur ma mission de HFDS, fonction que j'exerce pour trois ministères - l'Éducation nationale et la recherche, l'Enseignement supérieur, les Sports et Jeux olympiques et paralympiques. La fonction est cadrée par le code de la défense, vous le savez, en lien avec le Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et j'ai auprès de moi un service de défense et de sécurité, qui exerce directement cette fonction. Elle a pris de l'importance ces dernières années, sur l'ensemble des problématiques de défense et de sécurité, son objectif est de créer les conditions les meilleures pour assurer la sécurité globale de l'institution scolaire face aux menaces qui empêchent le bon fonctionnement de l'école. Notre objet touche très largement aux problématiques de sécurité nationale, au-delà des ingérences ou influences étrangères. Aussi le service de défense et de sécurité s'est-il renforcé ces dernières années, passant de quelques personnes à 45 agents, tous habilités à recevoir des informations classifiées, et dans des secteurs très divers, qui recouvrent l'ensemble des missions du service. Il est organisé par pôles : la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST) ; la protection du secret de défense nationale ; la planification et la gestion de crise ; la sécurité des systèmes d'information - et nous avons également une cellule ministérielle de veille et d'alerte (CMVA), qui centralise les incidents survenus dans les écoles et les universités, qui fonctionne en permanence, 365 jours par an, avec des pics d'activité comme on en a connu récemment avec les événements dans les Instituts d'études politiques (IEP).
Ce service est à la tête d'un réseau d'animation et de pilotage des services académiques sur les fonctions de défense et de sécurité, lesquelles sont exercées généralement par les directeurs de cabinet des recteurs, et nous travaillons également en permanence avec les établissements scolaires et les universités : notre service joue un rôle d'animation, de formation, de pilotage, pour développer la culture de la sécurité. Le service de défense et de sécurité se renforce, mais je dirais qu'il n'est pas encore à la taille critique - et qu'il mériterait d'être renforcé. Nous avons un sujet ressources humaines qu'il ne faut pas sous-estimer, la pression sur les agents du service est forte, il faut le reconnaitre. Nous recherchons à renforcer l'animation académique et nous examinons les façons dont on pourrait instaurer des services de défense et de sécurité à l'échelon des académies, avec une organisation plus normée des fonctions de défense et de sécurité, compréhensible et lisible par l'ensemble de nos partenaires. Enfin, nous travaillons de façon étroite avec l'ensemble des acteurs de la sécurité, je n'y insiste pas dans cette présentation liminaire, aussi bien avec le SGDSN qu'avec les services de sécurité, la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), par exemple.
Un mot sur les influences étrangères dans l'université et la recherche. C'est une menace complexe à appréhender, des formes d'influence s'exercent à divers degrés, aussi notre action se concentre-t-elle sur quelques objets, sachant également que ce sont d'abord les présidents d'université qui sont compétents d'une manière générale sur les questions de sécurité dans leurs établissements. Nous nous focalisons, par exemple, sur les projets d'échange et de coopération avec certaines structures, sur les installations d'associations, sur certains liens avec des pays étrangers, en particulier sur les financements de travaux de recherche auxquels procèdent certains États, nous recherchons quels sont les relais économiques d'influence, nous cherchons également à mesurer l'influence de certains États sur les étudiants à travers la formation. Nous travaillons avec un réseau de 143 fonctionnaires de sécurité et de défense et 69 adjoints, qui sont en poste dans les universités. Ce nombre est en forte augmentation et le monde universitaire prend conscience des questions d'ingérence et de sécurité. Les universités se mobilisent avec leurs moyens et leur culture, en particulier l'ouverture internationale et la coopération qui sont indispensables à la recherche. Ce réseau de 143 fonctionnaires de défense et de sécurité couvre l'ensemble des établissements publics d'enseignement supérieur, il est renforcé dans certains d'entre eux, je pense à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) et aux IEP. Longtemps cantonné à un champ d'action assez restreint, le réseau a étendu ses domaines d'intervention et certains de ces fonctionnaires de défense et de sécurité sont également « correspondants radicalisation », ce qui permet aussi de surveiller cet objet. Notre service joue un rôle de formation de ce réseau, nous venons en appui de ces fonctionnaires, en tâchant aussi de les positionner au plus proche de la gouvernance des établissements.
Très concrètement, avec les établissements d'enseignement supérieur, outre une analyse globale de la situation, nous conduisons une action de formation, nous animons le réseau, et la CMVA a une vision complète des événements dans les établissements du second degré et du supérieur.
La PPST est également un champ bien identifié et une activité majeure du service. Nous suivons une procédure très encadrée pour définir des zones à régime restrictif (ZRR), c'est-à-dire des zones d'accès restreint au sein même de l'université, dans les unités de recherche, pour limiter l'accès à des domaines jugés sensibles. Cette politique est centralisée, ce qui constitue une dérogation à l'autonomie des universités ; nous commençons par une phase d'évaluation de la sensibilité de l'unité de recherche, puis, le cas échéant, nous établissons la zone protégée - cette décision n'est pas publique -, enfin nous en assurons un suivi, en délivrant les autorisations d'accès à ces zones. Il y a aujourd'hui 931 ZRR, 200 de plus que l'an passé, réparties dans 66 établissements ; quelque 38 000 personnes y ont accès et nous avons examiné 17 000 demandes d'accès l'an passé - ceci pour vous donner un ordre de grandeur. Nous réfléchissons actuellement à une extension de ces zones dans certaines unités de recherches en sciences humaines, qui ont été jusqu'ici considérées comme non sensibles du point de vue de la sécurité et de la défense.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci pour cette présentation. J'aimerais vous interroger sur le déroulement concret des choses, sur la façon dont elles se passent. Le service de défense et de sécurité que vous avez en charge, dites-vous, comprend 45 postes - s'agit-il de postes pourvus ?
M. Thierry Le Goff. - Il y a 10 postes vacants.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous nous avez parlé de quatre ou cinq pôles de compétences : si l'on y répartit vos effectifs, il ne reste plus grand nombre par pôle, surtout quand vous parlez d'un service continu, 365 jours par an : comment les choses se passent-elles concrètement, au quotidien ?
M. Thierry Le Goff. - Attention, le service permanent ne concerne que la CMVA, qui assume une fonction de veille et d'alerte, auprès de toutes les académies, et où nous avons un système d'astreinte pour assurer la permanence du service. Je précise aussi que nous avons obtenu des postes supplémentaires de haute lutte, dans le programme budgétaire 214 - on dit que l'Éducation nationale est sur-administrée, mais je peux témoigner que nous avons besoin de postes supplémentaires dans ces fonctions de défense et de sécurité. Il faut ajouter aussi à notre action les services académiques, avec qui nous sommes en relation quotidienne. J'ajoute qu'il ne faut pas méconnaitre l'aspect « ressources humaines » de nos difficultés, la fonction est très intense, on y est beaucoup sollicité ; nous avons eu l'expérience récente de la démission d'un chef de pôle, dont le remplaçant est parti après trois jours, découvrant l'ampleur de la tâche... Oui, l'activité est intense et forte dans notre service, c'est à considérer.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont, concrètement, vos relations de travail avec les autres acteurs de la sécurité, sur cette question des ingérences étrangères, avec le SGDSN par exemple : êtes-vous intégrés aux réunions régulièrement ? Quand intervenez-vous ?
M. Thierry Le Goff. - Nous sommes intégrés dans le dispositif de défense et de sécurité, avec des réunions très régulières.
M. Christophe Peyrel, chef du service de défense et de sécurité du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. - Nous entretenons des liens très forts par exemple sur la PPST - nous avons sur le sujet une réunion au SGDSN deux fois cette semaine -, et sur la gestion de crise, nous avons des liens très fluides avec la DGSI et la direction du renseignement et de la sécurité de la Défense (DRSD), nous les informons et ils nous informent. Ces liens font partie intégrante de notre travail : sur chacune des 17 000 décisions d'accès en ZRR, nous demandons son avis à la DGSI, par exemple. Nous complétons cet avis par une analyse des situations concernées au regard des enjeux d'ingérence, et c'est d'ailleurs cette analyse qui permet d'aller plus loin que le criblage diligenté auprès des services.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans son rapport, André Gattolin demandait qu'on évalue mieux le risque d'ingérence, en constituant une base de données précise et unique : où en est-on ? Savez-vous combien d'ingérences ont été identifiées ? Et d'où elles viennent ?
M. Thierry Le Goff. - Le rapport Gattolin a été utile et je dirais que la plupart de ses propositions ont été prises en compte : la structuration de notre réseau, les liens réguliers que nous entretenons désormais avec les services de défense et de sécurité, tous ces changements vont dans le sens de ce que ce rapport préconisait. Je dirais qu'il y a peu de sujets laissés de côté.
M. Rachid Temal, rapporteur. - A-t-on installé, par exemple, un observatoire des ingérences étrangères, qui travaille précisément sur ce sujet et recoupe les informations, comme le demandait le rapport Gattolin ?
M. Thierry Le Goff. - Nous n'avons pas souhaité mettre en place un tel observatoire formellement, car dans les faits, notre service assure cette fonction, nous regroupons les informations collectées par notre réseau, en particulier les correspondants dans les académies, nous produisons de l'information précise sur l'ingérence, que je pourrai vous communiquer. En revanche, la notion d'influence est plus large, plus floue aussi, elle correspond à une zone grise qui est plus difficile à quantifier.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez donc des chiffres à nous communiquer, pour être plus précis : combien de demandes et de refus d'accès en ZRR ? Et pour les coopérations universitaires ?
M. Thierry Le Goff. - Oui, je vous communiquerai nos données en la matière. Sur les 17 843 avis d'accès en ZRR que nous avons émis l'an dernier, 84,8% étaient favorables, 12% favorables avec réserves, et 2,6% étaient défavorables, soit 470 avis défavorables. Les proportions varient selon les pays d'origine, vous le verrez dans les chiffres que nous vous communiquerons - la part d'avis défavorables, par exemple, s'élève à 7% pour les demandes provenant de chercheurs hors de l'Union européenne, et même à 22,4% pour les chercheurs venant de pays que nous considérons comme sensibles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Monsieur le secrétaire général, notre commission d'enquête vous auditionne à huis clos et nous essayons de comprendre comment on peut lutter plus efficacement contre les ingérences étrangères, il faut nous expliquer comment vous procédez et nous donner les informations, ou bien nous ne progresserons pas. Ce que j'entends à votre propos, c'est qu'il n'y a pas, dans l'État, un lieu où cette information soit consolidée - et accessible aux parlementaires que nous sommes ?
M. Thierry Le Goff. - Nous sommes tout à fait disposés à vous communiquer l'information dont nous disposons, en toute transparence et le respect des règles. Pour ce qui concerne mon service, nous tenons à votre disposition l'information concernant l'ingérence dans les universités, que nous centralisons.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'était précisément ma question : combien d'ingérences - et par quels modes opératoires ?
M. Thierry Le Goff. - Je vous ai cité des chiffres et en tiens le détail à votre disposition - au premier chef, les avis défavorables à l'accès en ZRR.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ma question porte aussi sur les refus aux projets d'échanges et d'accueil de chercheurs : combien de refus prononcez-vous, pour combien de demandes ?
M. Akli Mellouli, président. - Monsieur le secrétaire général, merci de répondre explicitement à nos questions et de nous communiquer les chiffres dont vous disposez...
M. Thierry Le Goff. - C'est ce que je m'emploie à faire, Monsieur le Président. Chaque avis défavorable que nous prononçons est motivé, le premier motif de refus est l'atteinte à l'intérêt économique - vous trouverez ces chiffres dans les documents que nous vous communiquerons.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quels outils disposez-vous pour détecter les tentatives d'influence ou d'ingérence ?
M. Christophe Peyrel. - Nous avons deux sources principales : les fonctionnaires de défense et de sécurité, qui détectent les tentatives par le biais des directeurs des unités de recherche, quand ils ont des doutes sur les chercheurs ; ensuite, les informations fournies par la DGSI, qui nous signale des risques au moment où nous délivrons l'autorisation d'accès en ZRR, sachant que nous avons aussi, au-delà de ce criblage, notre analyse des risques.
La notion d'ingérence est parfois difficile à caractériser et à prouver, nous agissons surtout en amont, à travers l'autorisation d'accès. Nous avons eu deux cas l'an passé où nous avons caractérisé l'infraction d'ingérence, le premier a déclenché un signalement au procureur ; le deuxième était issu de nos investigations, parce que nous trouvions suspectes les réponses apportées par l'établissement aux questions que nous lui posions, c'est notre questionnement qui nous a conduits à identifier cette ingérence - une procédure disciplinaire est en cours dans ce dossier.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'an dernier, vous n'avez donc fait que deux signalements, pour la France entière ?
M. Christophe Peyrel. - Oui, mais nous avons beaucoup sensibilisé l'écosystème, les établissements, qui se mobilisent bien plus qu'avant. Ces signalements étaient d'ailleurs les premiers depuis longtemps...
M. Frédéric Marie, chef de pôle au service de défense et de sécurité du ministère de l'Éducation nationale et de la Jeunesse. - Je précise que pour la PPST, nous utilisons des documents classifiés par le SGDSN, qui recense l'ensemble des risques, très largement pour beaucoup de pays- c'est l'une des raisons pour lesquelles ces documents sont classifiés. Nous travaillons avec les services de renseignement, pour apprécier l'opportunité du signalement. Il y a effectivement peu de pénalisations, mais bien d'autres mesures en amont, en particulier des sanctions administratives, qui peuvent aller jusqu'à la demande du retour dans le pays d'origine.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Soyez plus précis : combien de cas par an ? Combien de sanctions administratives ont-elles été prononcées, pour quels motifs précis ? Combien de retours au pays ?
M. Frédéric Marie. - Autour d'une dizaine dans les trois dernières années. Mais il faut compter également les 470 avis négatifs que nous avons donnés l'an passé, sur la base d'une analyse des risques présentés, nous sommes aussi dans le préventif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous des préconisations et propositions à formuler pour améliorer notre capacité à lutter contre les ingérences ?
M. Thierry Le Goff. - Nous avons déjà beaucoup progressé dans l'acculturation de ces questions par le monde universitaire, mais il est vrai qu'on pourrait aller plus loin à certains endroits. Même si cela peut créer des contraintes, cela est devenu un sujet réel de préoccupation.
Nous attendons pour 2025 un décret, porté par le SGDSN, qui va renforcer nos prérogatives, accentuer les capacités d'action des présidents d'université ou encore étendre le champ de certaines dispositions aux sciences humaines et sociales. Des amendes devraient également être prévues.
M. Christophe Peyrel. - Une amende devrait notamment être prévue pour les structures comportant des ZRR qui ne nous transmettent pas les accords internationaux qu'elles concluent.
Aujourd'hui, une absence de réponse dans les deux mois à une demande d'accès à une ZRR signifie que l'avis est réputé positif. Ce devrait être le contraire avec le futur décret : l'avis sera réputé négatif.
Nous renforçons également le niveau interministériel et la loi de finances pour 2025 devrait permettre d'augmenter le nombre des fonctionnaires de sécurité et de défense - nous avons estimé les besoins à 140.
Ce décret devrait ainsi reprendre plusieurs propositions du rapport Gattolin.
Mme Gisèle Jourda. - Vous avez évoqué le rôle majeur de l'animation et de la formation pour l'ensemble des établissements d'enseignement. Comment augmenter la formation à la lutte contre les ingérences étrangères ? C'est un sujet qui peut fédérer, mais qui peut aussi diviser.
On évoque souvent la Chine - j'ai d'ailleurs publié un rapport avec Pascal Allizard sur ce pays -, mais qu'en est-il des autres pays, y compris européens ? Nous ne devons pas oublier les pays européens qui peuvent aussi avoir une certaine volonté d'ingérence, notamment en matière de recherche. Comment se protéger de manière globale ?
Enfin, que pensez-vous de l'idée de nommer un coordinateur interministériel pour renforcer la cohésion des actions menées en matière d'ingérences ?
M. Thierry Le Goff. - Depuis quelques années, l'essentiel du travail de formation porte sur les questions de laïcité et de séparatisme, notamment les valeurs de la République. Nous n'avons pas vraiment de formation spécifique sur les ingérences étrangères, hormis une à l'Institut des hautes études de l'éducation et de la formation. Pour autant, il y a des spécialistes de ces sujets dans le monde universitaire.
M. Christophe Peyrel. - Nous développons un projet de module de formation en matière d'intelligence économique à destination des cadres de l'éducation, scolaires comme universitaires. Il doit être proposé rapidement, au plus tard l'année prochaine.
La sensibilisation à tous ces sujets fait partie des missions des fonctionnaires de sécurité et de défense.
M. Frédéric Marie. - Nous nous focalisons sur certaines fonctions : responsable des relations internationales, administrateur de données, etc. Nous travaillons aussi avec l'Agence nationale de la recherche.
M. Christophe Peyrel. - La DGSI y travaille également de son côté : elle a mis en place un plan de sensibilisation et ses responsables ont notamment rencontré dans ce cadre tous les présidents d'université. Nous avons le sentiment que, depuis, les informations remontent mieux.
Mme Gisèle Jourda. - Il faut aussi penser au fait que les établissements d'enseignement sont très ouverts au monde associatif qui peut éventuellement constituer une porte d'entrée pour des ingérences étrangères.
Mme Catherine Morin-Desailly. - J'ai fait inscrire dans la loi, il y a cinq ans, la nécessité de renforcer « la formation des formateurs ». Mais il est impossible d'avoir des informations sur la manière dont les choses ont été, ou non, mises en place : combien de modules de formation, de personnes formées, etc. ? Avez-vous des informations à nous fournir en la matière ?
Dans l'enseignement supérieur, cette formation inclut-elle la déontologie ? Le pantouflage fait partie des techniques pour pénétrer certains secteurs. Or certains exemples sont peu encourageants en la matière.
En ce qui concerne l'accès aux données, nous sommes dans un monde de concurrence. Les données liées à des recherches sont très sensibles. Quelle est la politique de votre secteur en la matière ? Y a-t-il une mise en concurrence des acteurs ? Protège-t-on les données du secteur que vous couvrez ?
En matière de sécurité, l'école est loin d'être le sanctuaire que certains responsables politiques mettent souvent en avant. Où est le trou dans la raquette ? Pourquoi la situation n'est-elle pas meilleure ?
M. André Reichardt. - Que pensez-vous du développement des instituts Confucius ? En tant que sénateur alsacien, je connais bien l'histoire de celui de Strasbourg...
En Alsace, vous avons une laïcité particulière, liée au concordat. Avez-vous eu connaissance de menaces particulières aux trois départements de l'est de la France qui sont dans cette situation ? Nous recevons beaucoup de sollicitations de pays étrangers pour créer des facultés de théologie dans nos universités. Des pays n'hésitent pas à créer des universités religieuses en cas de refus. Que pensez-vous de cette situation ?
M. Thierry Le Goff. - Le secrétariat général n'est pas compétent pour la formation des enseignants.
Mme Catherine Morin-Desailly. - On nous a pourtant renvoyés vers vous !
M. Thierry Le Goff. - Les instituts nationaux supérieurs du professorat et de l'éducation (Inspé) sont sous la tutelle de la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip).
M. Akli Mellouli, président. - On a un peu l'impression que chacun se renvoie la patate chaude ! À qui devons-nous poser la question ?
M. Thierry Le Goff. - La formation des enseignants relève des Inspé. Elle n'entre pas dans mon champ de compétences. J'ajoute qu'il existe des rapports sur ces sujets.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Il n'y a aucun rapport sur ce sujet particulier !
M. Thierry Le Goff. - La formation à la déontologie existe dans un cadre précis. Des règles pour les pantouflages ont été mises en place et aucun départ ne se fait sans un examen par la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP). Nous sommes désormais rigoureux. Certains voient d'ailleurs dans ce cadre trop de contraintes...
M. Christophe Peyrel. - En ZRR, la protection des données et des systèmes d'information est renforcée. Nous rappelons régulièrement les règles élémentaires de la sécurité numérique. On nous signale régulièrement des vols d'ordinateurs de chercheurs qui travaillent en ZRR ; des règles spécifiques existent dans de tels cas.
Nous sommes aussi parfois alertés à propos des choix de solutions d'équipements de réseaux et de stockage de données, à la suite d'appels d'offres.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Il n'existe donc pas d'instructions particulières sur les entreprises auxquelles nous pouvons confier nos données ?
M. Christophe Peyrel. - Les règles des marchés publics ne permettent pas d'exclure d'emblée tel ou tel acteur. Nous donnons cependant pour instruction, lorsqu'on est contraint de faire appel à ce type d'acteur, de protéger les données sensibles et de compartimenter. C'est tout ce que nous pouvons faire en l'état du droit.
M. Thierry Le Goff. - Les règles peuvent être différentes pour les grands projets informatiques, pour lesquels nous travaillons d'ailleurs souvent en lien avec l'Anssi. Nous devons rendre compte et justifier nos choix pour éviter les transferts de données.
M. André Reichardt. - Développez-vous une approche régionale de votre action ? Dans certaines régions, dont l'Alsace, il existe un risque plus grand d'ingérence liée à une radicalisation extrême. Est-ce que, selon vous, le droit local alsacien-mosellan est propice aux ingérences et aux influences ?
M. Thierry Le Goff. - Notre organisation et notre pilotage sont régionaux, par académie. Je n'ai pas d'élément spécifique sur ce que vous évoquez. Nous allons regarder si nous disposons d'informations, notamment en termes d'atteintes à la laïcité.
M. Akli Mellouli, président. - Je vous remercie par avance pour les éléments que vous devez nous transmettre.
20. Table ronde, ouverte à la presse, de MM. Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique à l'Agence France-Presse (AFP), Vincent Couronne, directeur général de « Les Surligneurs », et de Mme Anaïs Condomines, rédactrice en chef adjointe de la rubrique CheckNews de Libération, sur les influences étrangères et fact-checking dans les médias - le mardi 14 mai 2024
M. Akli Mellouli, président. - Nous poursuivons les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères par une table ronde sur la vérification des faits, ou fact-checking, dans les médias. Nous accueillons à cette fin trois experts de la profession.
Anaïs Condomines, vous êtes rédactrice en chef adjointe de la rubrique « CheckNews » du journal Libération, l'une des premières rubriques de vérification dans le paysage médiatique français.
Vincent Couronne, vous êtes directeur général du média en ligne Les Surligneurs, spécialisé dans la vérification des faits en matière juridique. Vous êtes également trésorier du European Fact-Checking Standards Network (EFCSN).
Grégoire Lemarchand, vous êtes rédacteur en chef « Investigation numérique » et adjoint à la rédaction en chef centrale de l'Agence France-Presse (AFP), qui est en pointe sur la vérification des faits de l'actualité internationale.
Merci de vous être rendus disponibles pour cette table ronde sur un sujet éminemment important pour nos travaux, puisque la qualité de l'information est, nous le savons maintenant, un élément essentiel pour la résilience de la société face aux opérations d'influences étrangères malveillantes visant notre pays.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet du Sénat et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Anaïs Condomines, M. Vincent Couronne et M. Grégoire Lemarchand prêtent successivement serment.
Mme Anaïs Condomines, rédactrice en chef adjointe de la rubrique CheckNews de Libération. - La rubrique CheckNews a été créée en 2017 ; elle a succédé à Désintox, qui, à sa création en 2008, était la première rubrique de fact-checking de la presse française. Le service compte aujourd'hui sept postes à temps plein, à rapporter aux 250 journalistes de Libération. Désintox s'intéressait surtout au débat politique, mais le visage de la désinformation a beaucoup évolué, ce qui nous a forcés à modifier notre terrain d'action. Certes, nous vérifions toujours la parole politique, mais nous nous intéressons aussi aux réseaux sociaux, qui charrient énormément de fausses informations, surtout depuis le rachat de Twitter par Elon Musk ; nous vérifions aussi des informations relayées par certains médias qui évoluent dans des sphères militantes et se font le relais de fausses informations, quand ils n'en sont pas à l'origine. Les images et les vidéos sont aussi un vecteur majeur de désinformation, phénomène aggravé par l'intelligence artificielle (IA). La propagande relayée par de nouveaux acteurs au service d'intérêts étrangers est l'une des problématiques sur lesquelles nous travaillons.
CheckNews n'est pas seulement une rubrique de vérification au sens strict du terme : nous n'apposons pas simplement un tampon « vrai » ou « faux » sur telle ou telle déclaration. Le service fonctionne sur trois pieds : la vérification, l'enquête et la pédagogie. À l'origine, notre service a été conçu comme du journalisme à la demande : les internautes posaient des questions et nous apportions des réponses après enquête. Cela a évolué, du fait de dynamiques internes au journal : certes, nous répondons toujours à des questions que nous recevons, mais nous prenons aussi l'initiative de certains sujets en fonction de notre veille de l'actualité et des sujets traités dans le reste du journal. Deux engagements restent incontournables : le respect des faits et une démarche de transparence. Quand on fait des erreurs, on les reconnaît volontiers ; on procède à des mises à jour claires et transparentes des articles, pour restaurer la confiance du lectorat envers les médias en général et le nôtre en particulier.
Concernant les manoeuvres de désinformation exercées dans le cadre de stratégies d'influence étrangères, nous avons pu constater l'existence de plusieurs acteurs et de plusieurs méthodes. Ainsi, en février 2023, nous avons beaucoup travaillé sur l'affaire d'ingérence étrangère à BFMTV, dite « affaire M'Barki ». À la suite d'un article de Politico, nous avons cherché des séances suspectes sur les réseaux sociaux : nous en avons vite trouvé, en lien avec le Maroc et le Sahara occidental. En parallèle, des sources au sein de BFMTV nous ont raconté les rouages de cette histoire. Le Qatar aussi avait été mentionné dans la presse ; nos sources nous ont, là aussi, fourni des fils à dérouler, nous permettant de révéler le nom du mercenaire de l'information, impliqué dans plusieurs séquences diffusées sur BFMTV par Rachid M'Barki, Jean-Pierre Duthion. Nous avons aussi pu démontrer les liens troubles qu'entretenait avec ce dernier le député Hubert Julien-Laferrière. Il s'agissait d'un travail d'enquête journalistique pur et simple.
On fait aussi face aux tentatives d'ingérence russe, qui connaissent une recrudescence en ce moment : il n'y a pas de semaines, voire même de jours, sans que l'on ne puisse constater la diffusion de de contenus de ce type. Ils émanent de plusieurs réseaux désormais bien identifiés par les services français.
Le premier est le réseau RRN, ou Doppelgänger, spécialisé dans la création de faux contenus sur des sites clones, visant à vendre les intérêts russes en Ukraine et à discréditer les pays occidentaux. Libération a fait les frais de telles campagnes : ainsi de celle qui associait à une réelle une de notre journal une constellation de faux articles, créés de toutes pièces, imputant l'épidémie de punaises de lit à Paris à l'arrivée de réfugiés ukrainiens.
Le réseau Portal Kombat, identifié par le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) en février dernier, duplique sur de nombreux sites des contenus de propagande.
Enfin, le réseau Matriochka amplifie sur les réseaux sociaux les faux contenus qu'il produit à l'aide de faux comptes et de bots ; notre journal en a été victime : la semaine dernière, une fausse story Instagram imitait les codes graphiques de Libération pour diffuser une fausse information selon laquelle l'humoriste Rémi Gaillard aurait été placé en garde à vue pour un tag associant le logo des jeux Olympiques à la moustache d'Hitler : tout cela était faux, et ce faux était particulièrement difficile à détecter, même pour certains membres de la rédaction... Ce réseau a pour particularité d'interpeller directement les médias et les rubriques de fact-checking, sans que leur objectif soit clair : nous faire crouler sous le travail, détourner notre attention, ou bien tout simplement faire parler d'eux ?
Contrairement à certaines idées reçues, nous n'avons pas de boîte à outils magique : notre travail repose sur les outils habituels des journalistes : avant tout le bon sens, l'observation des contenus et des comptes qui les diffusent, les adresses des sites ; nous pratiquons une forme d'investigation en source ouverte pour faire émerger la galaxie des comptes participant à diverses campagnes menées par le même réseau. Enfin, classiquement, je demande parfois simplement à mes confrères s'ils ont réellement écrit et publié tel ou tel article.
Quelle est notre attitude, en tant que journalistes, face à ces contenus ? Nous ne traitons pas automatiquement tout ce que nous repérons. L'arbitrage dépend notamment de la viralité du contenu observé : si elle est faible, on risquerait d'amplifier son pouvoir de nuisance en en parlant, au vu de notre large audience.
Cette question se pose plus fortement encore quand il s'agit de contenus d'origine étrangère, car on constate que la plupart d'entre eux fonctionnent assez faiblement : 400 retweets, cela peut paraître important, mais c'est souvent en vase clos - ces rediffusions sont le fait de comptes automatisés liés au réseau et non de vraies personnes, l'engagement organique est en réalité très faible, ce n'est que par la masse de contenus diffusés quotidiennement qu'ils peuvent espérer en voir quelques-uns percer. Certains réseaux, je l'ai dit, nous interpellent directement : cela ne peut que nous inciter à rester prudents, à ne pas faire la publicité de ces acteurs. Nous décidons parfois de ne pas publier d'article, ou de garder tel ou tel exemple pour un article plus large, pédagogique. C'est une ligne de crête entre cette logique de prudence et la nécessité de documenter ces tentatives de désinformation.
Une solution concrète consiste à nous montrer le plus précis possible dans nos articles, en détaillant la portée effective des contenus, qu'ils marchent ou non. Il ne faut ni présenter la Russie comme une superpuissance de la désinformation ni faire la publicité des entreprises privées qui produisent ces contenus : on n'est pas là pour augmenter leur tableau de chasse !
Mais certaines campagnes de désinformation fonctionnent. Je pense aux étoiles de David bleues peintes au pochoir sur des murs de Paris et de sa banlieue, opération dont on a ensuite appris qu'elle avait été pilotée par le FSB russe. C'est le flou, volontaire, de cette campagne, qui a fait son succès : s'agissait-il d'une campagne antisémite ou pro-israélienne ? On ne savait pas à quoi l'on avait affaire. Cette campagne a appuyé, très habilement, sur un point de fracture de la société française, dans un climat très sensible où les communautés sont mises en opposition.
La presse, dans de tels cas, a une responsabilité très forte : faire montre de transparence sans s'adonner aux spéculations, éteindre l'incendie avant qu'il ne se propage. Mais le fact-checking ne peut pas tout : ces campagnes ne créent pas les points de fracture sur lesquels elles s'appuient. Il importe, selon moi, avant tout aux pouvoirs publics de réduire ces fractures, car une société apaisée offre moins de leviers aux campagnes de désinformation étrangères.
M. Vincent Couronne, directeur général de « Les Surligneurs ». - Les Surligneurs sont un média de lutte contre la désinformation et, en particulier, la désinformation juridique. Nous sommes un service de presse en ligne d'information politique et générale, organisé sous forme associative. En effet, lorsque nous nous sommes lancés, pendant la campagne présidentielle de 2017, nous étions un groupe de chercheurs en droit à l'université, qui alimentait notre site internet de manière totalement bénévole. Aujourd'hui, notre média est adossé à un centre de recherche, le centre Versailles Saint-Quentin Institutions Publiques de l'université Paris-Saclay ; toujours dirigée par des chercheurs en droit, son équipe est constituée d'une trentaine de bénévoles actifs et d'une quinzaine de permanents, dont six journalistes et trois chercheurs en droit.
Notre modèle économique repose sur un accès gratuit de nos lecteurs à nos contenus ; nos ressources proviennent de services que nous fournissons à d'autres médias et plateformes numériques, ainsi que de mécénat, selon un principe de transparence financière et organisationnelle.
Depuis 2017, nous avons publié environ 1 500 analyses de désinformations juridiques. Depuis mars dernier, nous produisons aussi des contenus de vérification factuelle, sans élément juridique. Notre adossement à un centre de recherche continue de nous singulariser.
Notre croissance est favorisée par l'environnement européen. Depuis un an et demi, le European Fact-Checking Standards Network (EFCSN) a établi un code déontologique de la vérification des faits. Cette organisation vérifie par des audits l'indépendance réelle des médias pratiquant la vérification des faits en Europe et leur aspiration aux standards d'objectivité les plus élevés. Elle compte aujourd'hui 47 membres, parmi lesquels on trouve l'AFP et Les Surligneurs, dans une trentaine de pays européens, dont tous les pays de l'Union européenne. Elle se concentre sur la surveillance locale de la désinformation, en fournissant non pas des points de vue abstraits, mais un état actuel des choses. Ses 47 membres fournissent des informations vérifiées et collectent des données sur les contenus, les acteurs, les récits et les formats de désinformation, données ensuite utilisées par presque tous les acteurs de la lutte contre la désinformation, des éducateurs aux grandes plateformes numériques et aux régulateurs et autres autorités publiques. J'ai été élu au bureau de l'EFCSN à la fin de 2022 ; j'en suis aujourd'hui le trésorier. Sa vérification des faits permet de détecter des mensonges et d'enquêter sur eux, dans toutes les langues officielles de l'Union européenne (UE). Nous mettons à la disposition de nos lecteurs des points de contact pour nous alerter. Un tel réseau est sans précédent dans le monde.
Faisons-nous un usage suffisant des milliers d'articles publiés, chaque année, partout en Europe, qui identifient des éléments de désinformation ? Les Surligneurs ne prennent pas en compte de manière systématique la thématique spécifique des ingérences étrangères, car nous n'en avons pas toujours les moyens. Nous identifions la désinformation et nous la réfutons, en notant, quand nous le pouvons, les parcours qu'elle emprunte. En revanche, l'appartenance à l'EFCSN permet d'identifier plus facilement la circulation de la désinformation et de déterminer si elle est poussée par des acteurs étrangers.
Ainsi, Les Surligneurs et d'autres membres du réseau ont étudié la circulation européenne du récit selon lequel l'Union européenne serait une entité non démocratique, dont la Commission est constituée de membres non élus, à commencer par sa présidente Ursula von der Leyen, comme Nicolas Dupont-Aignan l'a encore affirmé hier. Ce récit revient régulièrement ; il est également véhiculé, en France, par Philippe de Villiers, Florian Philippot, des acteurs politiques dont les contenus seraient poussés par des comptes liés à des acteurs russes ou autres.
On a aussi évoqué l'influence que l'Azerbaïdjan tente d'exercer en Polynésie, ou encore sur la question des jeux Olympiques. Un autre exemple est celui de la prétendue annonce de l'envoi de soldats français en Ukraine. Ce récit a été diffusé par un site d'informations militaires russes, Top War, reprenant des éléments d'une chaîne Telegram ; il a ensuite été reçu par l'agence officielle russe Sputnik, puis par un site complotiste. Enfin, un ancien secrétaire d'État à la défense des États-Unis - sous Ronald Reagan ! - était cité par l'Asia Times comme affirmant qu'une centaine de soldats français seraient arrivés en Ukraine sur 1 500 prévus. Ainsi, cette désinformation circulant en France, le Quai d'Orsay a dû publier un démenti. Le rôle du fact-checking est d'identifier ces récits et d'observer leur circulation. Notre réseau européen a mis en place une plateforme, dans le cadre des élections européennes, permettant de suivre les publications de tous ses vérificateurs, presque en temps réel. En l'occurrence, on relève que, le 24 avril dernier, l'AFP notait la circulation de cette désinformation en Pologne ; le lendemain, elle était réfutée par des fact-checkers en Macédoine, puis en Espagne le 5 mai, en Bulgarie le 6 mai et en Albanie le 9 mai.
Concernant les stratégies d'influence, nous constatons qu'elles s'appuient souvent sur des acteurs nationaux, qu'il s'agisse de médias, de personnalités politiques ou d'influenceurs ; il est donc difficile de qualifier leur effet. Les acteurs malveillants étrangers savent très bien que la désinformation d'origine locale est la plus efficace, parce qu'elle a le bon ton et suit au plus près l'appétit du public. C'est pourquoi nombre de médias d'État et de réseaux financés depuis l'étranger choisissent d'amplifier justement de telles histoires via des sources locales. La désinformation ne part pas de rien : elle découle non seulement d'ingérences étrangères, mais aussi de fractures internes à nos sociétés, exploitées par ces agents. Ceux-ci s'intéressent aux récits les plus larges - l'autoritarisme de l'UE, le mensonge de la démocratie occidentale, la crise des valeurs familiales, la décadence de l'Occident, etc. - et les amplifient.
La désinformation joue un rôle central dans les ingérences étrangères, comme le souligne la résolution adoptée par le Parlement européen en juin 2023, qui insiste sur la possibilité pour l'UE d'envisager de contribuer à la création d'une communauté de vérificateurs des faits et à l'élaboration de normes de qualité mondiales en matière de vérification des faits, inspirées du code déontologique de l'EFCSN.
Pour autant, les relations de l'EFCSN avec les pouvoirs publics sont les plus limitées possible. Nous sommes des médias indépendants, et notre indépendance est ce qu'il y a de plus précieux. Les seuls rapports que nous aurons avec les pouvoirs publics seront ceux qui découlent de nos obligations légales.
En conclusion, j'estime que nous avons besoin d'une vaste boîte à outils contre la désinformation ; l'objectif doit être de construire une citoyenneté et un écosystème informationnel plus résilients contre la désinformation.
M. Grégoire Lemarchand, rédacteur en chef Investigation numérique à l'Agence France-Presse. - Tout le monde connaît l'AFP, mais son rôle dans la lutte contre la désinformation est moins connu, alors que cette tâche est aujourd'hui au coeur de notre activité, en France comme ailleurs dans le monde, car elle fait partie de la mission d'intérêt général que la loi nous confie.
Actuellement, l'AFP s'appuie à cette fin sur un réseau près de 150 journalistes spécialisés dans l'investigation numérique et la lutte contre les infox, répartis entre une trentaine de nos bureaux dans l'ensemble du monde, de Paris à Washington, en passant par Rio, Dakar ou New Delhi. Ces journalistes publient leurs travaux en vingt-six langues : pour combattre la désinformation dans un pays donné, il faut le faire dans la langue locale. Ces journalistes spécialisés s'appuient évidemment sur notre réseau global, sans équivalent dans le monde, sur l'expertise de 1 700 journalistes dans 151 pays : il est aisé, chez nous, de trouver quelqu'un qui parle russe, ukrainien, arabe ou hébreu.
Alors que notre fil est ordinairement réservé à des clients payants, par exception, tout ce que nous produisons en matière de lutte contre la désinformation est accessible gratuitement, sans abonnement, sur internet. Ces publications restent évidemment fidèles à la mission première de l'AFP : rapporter des faits, rien que des faits. Pour autant, nous essayons de varier nos formats, pour toucher une audience aussi large que possible : fact-checks méthodiques, transparents sur leurs sources, vidéos de décryptage et de sensibilisation, ou encore enquêtes numériques en sources ouvertes. Par ailleurs, nous proposons des formations en ligne à l'investigation numérique, ouvertes à tous, mais qui visent particulièrement les journalistes et les étudiants en journalisme. Ces formations, disponibles en quatre langues, ont été suivies, depuis leur lancement au printemps 2022, par 19 000 journalistes à travers le monde. Dans un domaine plus technique, l'AFP a publié il y a plusieurs années un plug-in nommé InVID-WeVerify, disponible sur tous les navigateurs internet, qui offre une boîte à outils d'enquête numérique ; il a aujourd'hui 126 000 utilisateurs dans le monde.
Nous coopérons aussi, autant que possible, avec d'autres médias en France et dans le monde. Nous l'avons notamment fait dans le cadre des campagnes présidentielles de 2017 et 2022, en lançant deux opérations de journalisme collaboratif centrées sur la lutte contre la désinformation ; des projets similaires ont été développés au Brésil, au Mexique ou encore aux États-Unis. En outre, pour toucher un public aussi large que possible, nous avons récemment engagé un partenariat avec l'émission « Complément d'enquête » de France Télévisions, qui a permis la diffusion, il y a quelques jours, d'une enquête sur la montée du climatoscepticisme en France. Enfin, l'AFP est l'un des fondateurs de l'EFCSN, que Vincent Couronne vous a présenté.
Enfin, comme il faut de la transparence quand on fait de la vérification, je tiens à évoquer la question de notre financement. Au vu de la crise générale du secteur des médias, on peut se demander comment l'AFP a pu recruter 150 personnes pour travailler dans ce domaine. La réponse est que nous sommes en partie financés par les grandes plateformes numériques - Google, Meta... -, qui sont clientes de notre travail de fact-checking. Notre travail n'en est pas moins effectué en toute indépendance, nous n'avons pas de réunions éditoriales avec les plateformes ; simplement, comme d'autres médias clients de l'AFP, elles achètent notre production de fact-checking.
Pour en venir au thème qui occupe votre commission d'enquête, les opérations d'influence étrangère, on parle évidemment beaucoup de celles qui sont attribuées à la Russie. La France et l'Europe sont aux premières loges en la matière, mais aussi l'Afrique, où circule énormément de désinformation, visant tout particulièrement la France.
Anaïs Condomines a évoqué les divers réseaux russes de diffusion de fausses informations, comme Libération, nous avons eu droit à des duplications de nos dépêches AFP : ainsi récemment d'une fausse infographie liant les déclarations d'Emmanuel Macron sur un éventuel envoi de troupes françaises à l'Est à un effondrement des réservations hôtelières à Paris pour les jeux Olympiques... On parle beaucoup d'intelligence artificielle, mais il faut souligner que ces opérations étrangères sont, la plupart du temps, très peu sophistiquées : elles visent surtout, par un bruit de fond permanent, à saper peu à peu les fondements de notre société. La plupart des fausses informations mises en circulation ne dépassent pas le stade d'une diffusion confidentielle, mais leur répétition et leur masse finissent par produire un effet. Si vous me permettez une métaphore guerrière, je dirai qu'il est souvent plus efficace de semer des champs de mines que d'arriver avec un porte-avions repérable de très loin, même si toutes les mines n'explosent pas.
Les méthodes employées n'ont rien de neuf : il s'agit simplement de surfer sur toutes les peurs et les divisions de la société française. Je regrette que des personnalités publiques et certains médias s'en fassent les relais, conscients ou inconscients : il y a beaucoup d'« idiots utiles » ! Que la désinformation soit sophistiquée ou non, le combat que nous menons est très inégal : désinformer prend quelques secondes, il suffit d'une capture d'écran et d'un message sur WhatsApp, sans sources, criant au chaos ; en face, nous devons répondre avec des faits, de la nuance et du contexte : cela prend beaucoup plus de temps, a fortiori quand il faut détecter les manipulations, pointer les incohérences avec des faits et de la nuance et recouper notre démonstration avec des sources fiables.
Cependant, je suis persuadé que le fact-checking demeure aujourd'hui essentiel. Nous devons conserver des standards éditoriaux irréprochables et appuyer notre travail sur de véritables politiques de transparence et d'éthique. Mais si ce travail est indispensable, il n'est certainement pas suffisant. Ce n'est qu'une des formes de ripostes à opposer à la désinformation, aux manipulations téléguidées par des puissances étrangères. Les fact-checkers...
Mme Catherine Morin-Desailly. - Les vérificateurs !
M. Grégoire Lemarchand. - Oui, pardonnez-moi ce énième anglicisme ! Les vérificateurs, donc, chez nous comme parmi nos collègues de Libération ou des Surligneurs, ne prétendent nullement être en mesure de régler le problème, pas plus qu'ils ne sont des gardiens de la vérité ou des censeurs au service des puissants, reproches que nous adressent souvent nos plus ardents critiques. On tente humblement de remettre des faits là où les manipulations, mais aussi les biais que nous avons tous, obscurcissent la perception de la réalité. L'essentiel de notre travail n'est pas tant d'arbitrer entre ce qui est vrai et ce qui est faux, que d'expliquer que les choses sont bien plus compliquées qu'on ne le pense, de donner plus d'informations fiables et de contexte, enfin de donner aux citoyens des clés de compréhension pour sortir d'une vision binaire et mieux appréhender le monde éminemment complexe dans lequel nous vivons.
M. Akli Mellouli, président. - Je vous remercie de vos présentations. L'ampleur des fake news et la vitesse à laquelle elles se diffusent peuvent aussi nous donner une idée de l'état de notre société. Je mesure l'importance du travail des vérificateurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie à mon tour de la qualité de vos interventions, qui sont riches d'enseignements. Beaucoup d'acteurs jouent sur les fractures de notre société. En ce moment, le groupe de Bakou utilise la situation en Nouvelle-Calédonie pour mener des campagnes contre la France, accusée d'être une puissance colonialiste.
Selon vous, la formation dispensée dans les écoles de journalisme pour identifier et combattre la désinformation mériterait-elle d'être réformée ou améliorée ?
M. Grégoire Lemarchand. - Les universités et les écoles de journalisme reconnues par la profession ont, me semble-t-il, bien pris la mesure du phénomène. À l'AFP, nous n'avons aucune difficulté à recruter de bons journalistes, formés et sensibilisés à cette thématique.
En revanche, il reste au sein de la profession, même si cela tend à s'amenuiser, une vieille garde qui est un peu réticente ou méprisante à l'égard de notre travail et qui estime que s'occuper de « deux ou trois zozos pro-russes qui s'agitent sur internet » n'a pas d'intérêt.
Certains médias restent peu regardants sur les personnes auxquelles ils donnent la parole. Parfois, ils feraient bien de lire ce que nous écrivons. Malheureusement, sous couvert de « liberté d'expression », certains sont de formidables machines à blanchir des gens qui propagent de la désinformation ou qui racontent n'importe quoi sur les réseaux sociaux.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez le droit de citer des noms.
M. Grégoire Lemarchand. - Concrètement, il est extrêmement gênant que Touche pas à mon poste donne une audience phénoménale à des théories complètement fantaisistes, comme celle sur les prétendues orgies satanico-pédophiles avec de l'adrénochrome. Ne disposant pas d'une audience comparable, il nous est ensuite très difficile d'y réagir de façon efficace.
M. Rachid Temal, rapporteur. - En résumé, si la formation initiale est aujourd'hui très satisfaisante, il y a encore beaucoup à faire sur la formation continue...
M. Grégoire Lemarchand. - C'est un bon résumé !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Selon vous, l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) devrait-elle disposer des outils pour pouvoir vérifier les faits et identifier la désinformation, comme vous le faites, puis sanctionner ?
M. Grégoire Lemarchand. - Je crois qu'elle a déjà sanctionné Touche pas à mon poste. Le problème est qu'il est facile de constater qu'une personne défend des théories complètement délirantes, par exemple sur l'adrénochrome, sur un plateau de télévision, mais qu'il est beaucoup plus compliqué, ne serait-ce qu'au regard de la liberté d'opinion et de la liberté d'expression, de sanctionner une émission dans laquelle un invité exprime simplement des idées un peu « tordues ». Est-ce à l'Arcom de juger de ce qui est une fausse information ? Je ne le crois pas. La liberté d'expression, c'est une question extrêmement sensible.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Certes. Mais vous effectuez tous trois un travail de vérification des faits. Ne pourrait-on pas imaginer qu'il y ait le même travail pour tous les médias, notamment à la télévision ? Permettre aux téléspectateurs de savoir si ce qui est affirmé est factuellement exact n'est pas contradictoire avec la liberté d'expression.
M. Grégoire Lemarchand. - Cela renvoie à ce que j'ai indiqué tout à l'heure sur la formation initiale et la formation continue des journalistes. Il y a effectivement parfois un manque de connaissances ou de maîtrise sur certains sujets. Il est difficile pour un journaliste de radio ou de télévision de vérifier immédiatement ce qu'affirme un invité politique dans une matinale. C'est là que nous intervenons. On nous accuse parfois de mettre un tampon « vrai » ou « faux ». C'est caricatural. Nous essayons simplement de replacer certains faits dans leur contexte et de montrer que les choses sont plus compliquées que ce qui est dit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Que pensez-vous de l'idée d'une forme de « labellisation » des médias pour certifier leurs méthodes journalistiques, qui revient régulièrement dans nos discussions ?
M. Vincent Couronne. - Cela existe, me semble-t-il, dans d'autres pays européens. Il peut s'agir d'une bonne idée si la certification est autorégulée par le secteur, afin d'assurer une parfaite indépendance des médias. Il ne faut pas d'ingérence des acteurs publics.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela dit, quand on voit ce que font certains propriétaires privés de médias, on peut s'interroger sur leur capacité à entrer dans une logique d'autorégulation...
M. Vincent Couronne. - C'est pour cette raison que j'ai évoqué tout à l'heure l'idée d'une « boîte à outils ». Le texte européen sur la liberté des médias qui a été récemment adopté doit fournir les outils pour assurer une meilleure transparence sur la propriété des médias et éviter que des propriétaires de médias ne s'ingèrent dans les politiques éditoriales.
Le règlement européen sur les services numériques, entré en vigueur au mois de février dernier, permet désormais à la Commission européenne de sanctionner une grande plateforme numérique n'ayant pas suffisamment atténué les risques systémiques. L'Arcom fait partie des instances chargées de conseiller la Commission européenne. Certes, elle n'a pas forcément les moyens de détecter la désinformation pour pouvoir sanctionner les plateformes numériques. Mais ce n'est pas vraiment son rôle. D'ailleurs, elle s'appuie très souvent sur le travail des vérificateurs des faits, même si nous ne nous considérons pas comme des « signaleurs de confiance » au sens de ce règlement européen, dans la mesure où il n'y a pas de collaboration institutionnalisée avec les acteurs publics.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons eu l'occasion de rencontrer à Bruxelles le cabinet du commissaire européen chargé de ce dossier. Ce règlement nous permet en effet d'aller plus loin.
Mme Anaïs Condomines. - Je crains qu'une labellisation ne soit contre-productive : dans les sphères complotistes, la rhétorique du « Système » qui viendrait dire ce qu'est « la bonne parole » est très présente.
M. Rachid Temal, rapporteur. - J'évoquais simplement une réflexion qui circule : pour beaucoup de gens, ce serait aussi une garantie que les journalistes de tel ou tel média respectent des chartes de déontologie.
Comment l'intelligence artificielle, que vous avez évoquée, pourrait-elle être utilisée pour démasquer les campagnes de désinformation, voire la désinformation elle-même ? Souvent perçue comme une nouvelle arme au service de la désinformation, ne pourrait-elle pas être un outil utile pour notre démocratie ?
M. Grégoire Lemarchand. - En tant que médias, nous essayons de voir comment l'utiliser. C'est déjà en partie le cas : lorsque nous cherchons à tracer une image manipulée sur un moteur de recherches, l'outil dont nous nous servons est une intelligence artificielle. Mais nous nous heurtons aussi à des limites. Nous rêverions tous d'avoir un logiciel capable d'identifier l'authenticité d'une photo ou d'une vidéo. Il va falloir attendre un peu... Comme le disait Anaïs Condomines, la principale arme, cela reste le bon sens.
Nous pouvons être à l'aise avec internet, mais l'utilisation de certaines techniques nécessite des compétences que l'on ne trouve pas forcément dans toutes les rédactions. Lorsque nous avons parlé de l'opération Matriochka, nous avons été aidés par des hackers éthiques qui nous ont fourni des données - nous les avons évidemment vérifiées - extrêmement sérieuses montrant comment un système de bots nourrissait les narratifs anti-Navalny.
Nous, médias, n'allons pas réussir seuls. Le fait qu'il y ait des développeurs ou des gens techniquement très à l'aise dans les rédactions ne suffit pas. Nous avons également besoin de temps. C'est souvent ce qui manque le plus. Nous essayons aussi de profiter de l'expertise de médias ou de collectifs plus spécialisés. Par exemple, au sein d'un média comme Bellingcat, il y a des journalistes, mais également des spécialistes en armes à feu, en balistique... Cela permet de mieux détecter les opérations d'influences étrangères, qui sont souvent multiformes.
Mme Anaïs Condomines. - Comme je le disais, il n'y a pas d'outils magiques. Parfois, nous utilisons PimEyes, qui sert à faire de la reconnaissance faciale, pour essayer de tracer une photo qui nous semble suspecte. Mais cela ne fonctionne pas tout le temps. Il n'y a rien de magique. Le plus souvent, tout repose sur nos petits bras.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Monsieur Couronne, vous avez évoqué la création d'une sorte de comité de vérification des faits. Or cela ne peut pas relever seulement de la puissance publique - pour certains, puissance publique signifie « Système » - ou seulement des médias, pour les raisons qui ont été exposées. Pouvez-vous nous donner votre vision de ce que serait un tel comité ? C'est l'occasion de faire des propositions concrètes.
M. Vincent Couronne. - Le sujet est multifactoriel ; il n'y a pas de solution unique.
D'abord, faire de l'éducation aux médias permet aux citoyens d'être plus résilients, de faire plus attention à l'information qui circule, de partager les bons contenus, etc.
Ensuite, la vérification des faits, cela fonctionne. Mais, nous le savons tous, le secteur de la presse va mal. Aujourd'hui, en Europe et dans une bonne partie du monde, la vérification des faits est essentiellement financée par des plateformes numériques. Je ne suis pas certain que ce soit l'idéal. Même si nous n'avons aucune réunion éditoriale avec ces plateformes, qui n'essaient pas du tout d'influencer le contenu de nos publications, la situation peut poser problème en termes d'apparence d'impartialité. Il ne me paraît pas forcément souhaitable dans une démocratie que les médias reposent sur ce genre de financements. Il faudra arriver à mettre en place un système de financement plus sain.
Enfin, la plupart des outils juridiques sont là. Je pense au règlement européen sur les libertés des médias, au règlement européen sur les services numériques, à la loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, même si le Conseil constitutionnel a émis des réserves d'interprétation, et même à la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Autant de textes qui, s'ils sont correctement appliqués, me paraissent apporter suffisamment d'éléments pour nous permettre à nous, médias, de travailler correctement, en toute liberté.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez répondu par avance à la dernière question que je comptais vous poser, sur le rôle de pompier pyromane que jouent les réseaux sociaux en finançant la presse de la main gauche tout en faisant en sorte que le système perdure de la main droite. C'est une difficulté à laquelle nous sommes confrontés.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je vous rejoins sur la nécessité de commencer par appliquer le droit existant. La loi de 1881 contient des éléments très importants.
Êtes-vous satisfaits du règlement sur la liberté des médias ?
Le règlement sur les services numériques va-t-il suffisamment contraindre les plateformes, dont le modèle économique encourage en réalité la viralité ? Avez-vous d'ailleurs la possibilité de détecter les phénomènes d'amplification de contenus souvent contestables, des fausses nouvelles ?
Le dernier règlement sur l'intelligence artificielle vous donne-t-il satisfaction ? Je fais référence au débat entre l'innovation et la transparence. Le texte en train d'être finalisé vous paraît-il garantir les grands équilibres nécessaires ?
Enfin, j'insiste sur l'importance de la francophonie numérique. En cette année où nous fêtons les trente ans de la loi Toubon, et alors que nous voulons lutter contre les mauvaises influences étrangères, nous avons, me semble-t-il, un devoir de promouvoir notre langue française.
M. Vincent Couronne. - Je souscris à vos propos sur la francophonie numérique. D'ailleurs, l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) lutte aussi contre la désinformation, avec une plateforme qui réunit toutes les initiatives francophones en la matière.
Un élément nous inquiétait dans le règlement européen sur la liberté des médias. Les plateformes numériques devaient s'engager à ne pas retirer le contenu d'un média même s'il violait la loi avant un délai de quarante-huit heures ou après l'écoulement d'une certaine période, au nom de la liberté de la presse. Or il existe, nous le savons, des médias malveillants qui ne sont là que pour diffuser de la désinformation. Désormais, l'exposé des motifs du règlement prévoit que de tels médias ne pourront pas bénéficier de cette immunité à partir du moment où les vérificateurs des faits alerteront les plateformes numériques.
Le règlement sur les services numériques est plutôt satisfaisant. Mais tout va dépendre de la manière dont certaines dispositions seront interprétées. L'article 34 du règlement prévoit que les plateformes numériques doivent réduire les risques systémiques. Mais la désinformation ne figure pas explicitement parmi ces risques - elle est seulement mentionnée dans les motifs introductifs du règlement comme l'un des éléments pouvant porter atteinte aux processus électoraux, qui eux sont bien identifiés comme risque systémique. Or, à mon sens, elle en fait bien partie. La question est donc de savoir comment la Commission européenne interprétera ces dispositions lorsqu'il s'agira de mettre des amendes.
Sur l'intelligence artificielle, la gradation qui a été mise en place dans le texte est assez intéressante. Si le dispositif est bien appliqué, il devrait être satisfaisant. Mais, à ce stade, cela reste expérimental. Il est donc difficile de se prononcer pour le moment.
M. Grégoire Lemarchand. - La régulation européenne n'est sans doute pas parfaite, mais elle nous permet d'avoir des échanges très réguliers dans des groupes de travail à Bruxelles. Au-delà de l'Europe, nous avons aussi beaucoup d'échanges avec des collègues en Inde, en Amérique latine ou au Proche-Orient, qui nous regardent avec envie. Aux États-Unis, où sont la plupart des plateformes, rien ne bouge. En Europe, des procédures ont été lancées contre X, TikTok ou Meta. Attendons de voir s'il en sort quelque chose ou si ce n'est qu'un coup d'épée dans l'eau.
M. Akli Mellouli, président. - Nous recevrons la ministre de la culture au mois de juin. Souhaitez-vous que nous abordions certains éléments, par exemple sur les prérogatives de l'Arcom, à cette occasion ? Si oui, lesquels ? Vous l'avez compris, l'objet de cette commission d'enquête est d'aboutir à des propositions concrètes, notamment sur le journalisme d'investigation, afin que les médias cessent d'être les « passe-plats » de certains discours.
M. Grégoire Lemarchand. - Nous aurions besoin de temps. Il y aurait beaucoup de choses à dire, mais il est difficile de vous répondre à brûle-pourpoint.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous pourrez évidemment nous transmettre vos réflexions par écrit. Nous sommes preneurs de propositions.
M. Akli Mellouli, président. - Madame, messieurs, je vous remercie de la qualité de vos interventions et de vos réponses.
21. Audition, à huis clos, de M. Jean-Marie Bockel, envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique - le jeudi 16 mai 2024
Mme Évelyne Perrot, présidente. - Tout d'abord, je vous prie d'excuser l'absence du président de la commission d'enquête, Dominique de Legge, qui m'a confié la tâche de le remplacer.
Je vous remercie, monsieur Bockel, de revenir au Sénat en qualité d'envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique de l'Ouest dans le cadre d'une mission sur l'évolution des partenariats de la France, en portant une attention particulière aux pays qui accueillent des bases françaises : le Sénégal, le Gabon, la Côte d'Ivoire et le Tchad.
Vous intervenez donc à un moment charnière, postérieur à l'opération Barkhane et au retrait du Mali, du Burkina Faso, puis du Niger, qui sera déterminant pour la poursuite de notre coopération avec nos partenaires en Afrique et, plus largement, pour l'influence française sur le continent.
Avant de vous recevoir, nous avons notamment entendu les généraux Bonnemaison et Ianni, respectivement commandant de la cyberdéfense (Comcyber) et chef du pôle « Anticipation, stratégie et orientation » (ASO) à l'État-Major des armées. Ils nous ont décrit la guerre informationnelle que nous livrent des puissances hostiles à la présence française en Afrique. Nous avons également entendu Mme Anne-Sophie Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, pour qui l'influence française sur le continent doit s'adresser plus directement aux populations et aux médias locaux.
Mon collègue rapporteur, Rachid Temal, pourra préciser pourquoi il a souhaité que vous apportiez un éclairage à notre commission d'enquête sur les opérations d'influences étrangères malveillantes qui sont à l'oeuvre en Afrique et les moyens d'y faire face.
Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos pour que vous soyez libre de vos propos.
Je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Jean-Marie Bockel prête serment.
Mme Évelyne Perrot, présidente. - Monsieur le rapporteur, souhaitez-vous préciser d'emblée à M. Bockel les points d'attention sur lesquels vous souhaitez l'entendre s'exprimer ?
M. Rachid Temal, rapporteur. - Monsieur Bockel, un rapport d'information intitulé Quel bilan pour l'opération Barkhane ? a été réalisé par la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat l'année dernière. Au cours de vos missions, vous échangez avec à la fois les pouvoirs politiques locaux et la société civile. Aussi me semblait-il intéressant, comme nous disposons d'ores et déjà du point de vue militaire, si je puis dire, de recueillir votre perception sur les logiques d'ingérences, selon ce que vous avez entendu sur le terrain. Comment sont-elles perçues ? Existe-t-il une volonté de les combattre au sein des pays sur lesquels porte votre mission ?
M. Jean-Marie Bockel, envoyé personnel du Président de la République pour l'Afrique. - C'est un plaisir pour moi de revenir au Sénat et de retrouver d'anciens collègues, entouré de mon équipe - deux diplomates et deux représentants du ministère des armées -, pour évoquer ma mission, qui a débuté au début du mois de février lorsque le Président de la République m'a remis une lettre de mission et qui devrait a priori s'achever par la remise d'un rapport, une fois que nous aurons pu nous rendre au Sénégal.
Nous avons réalisé trois déplacements. Le périmètre de notre mission s'étend sur quatre pays, en portant un regard à 360 degrés, qui n'est pas uniquement militaire et sécuritaire. Nous nous intéressons également à ce qu'il se passe dans la société civile et j'espère que la démarche que nous avons adoptée sera poursuivie à l'issue de notre mission dans le cadre de l'évolution de notre partenariat.
J'ai eu l'occasion de sillonner la région à différents titres, que ce soit pour des voyages privés, en tant que maire ou en tant que ministre. Je connais donc bien les pays du Sahel d'où nos troupes se sont retirées, ainsi que d'autres pays avec lesquels nous avons des partenariats importants.
C'est à partir de ces expériences que je vous répondrai, au-delà des déplacements que nous avons récemment effectués en Côte d'Ivoire, au Tchad et au Gabon, en attendant de nous rendre au Sénégal.
Bien sûr, nous avons été en contact avec des généraux, dont certains que vous avez auditionnés, car nous avions besoin d'être le mieux informés possible.
Vous entendrez facilement, notamment à Paris, des discours sur la perte totale d'influence de la France : « que s'imagine la France ? Croit-elle que les compétiteurs n'ont pas déjà pris la place qu'elle a laissée ? »
Je fais allusion au rapport d'information que Jeanny Lorgeoux et moi-même avions commis en 2013 au nom de la commission des affaires étrangères du Sénat intitulé L'Afrique est notre avenir. Déjà, à l'époque, ces questions sur la perte d'influence de la France se posaient.
Pour autant, nous notons de nombreux points positifs sur la réalité de notre action, et donc de notre influence dans tous les domaines, notamment sur la capacité tant de notre diplomatie que de notre armée de se réformer et d'évoluer : d'un côté, l'agenda transformationnel, qui, s'il n'est pas encore connu de tous, marque un état d'esprit, une direction et une évolution ; de l'autre, le plan Agir autrement avec l'Afrique, qui a été engagé en 2023 par Sébastien Lecornu.
Nous tenons compte de la situation où, en quelque sorte, le vieux monde est toujours un peu là, mais le nouveau monde tarde à émerger, pour paraphraser Gramsci - n'oubliez pas que j'étais au Centre d'études, de recherches et d'éducation socialiste (Ceres).
Plus sérieusement, lorsque nous sommes sur le terrain, nous rencontrons les chefs d'État, leurs entourages, les états-majors, mais également les élus des Français de l'étranger, les sociétés civiles, le monde économique, voire culturel, et même d'autres acteurs des partenariats, y compris, lorsque c'est possible, des influenceurs. Bien entendu, la lutte d'influence, les formes d'instrumentalisation et la désignation de boucs émissaires existent, mais ce n'est pas nouveau.
Lorsque j'étais secrétaire d'État à la coopération, en 2007 et 2008, le Président de la République de l'époque m'avait déjà demandé de me montrer à l'écoute des jeunesses africaines et il existait déjà une forme de désespérance. Celle-ci n'a pas diminué. Certains se disent même : « Sauve qui peut ! »
Il convient donc de se poser la question de la gouvernance - je le dis avec les bémols d'usage - et de tout ce qui peut corrompre la jeunesse, notamment les réseaux terroristes. Le mal-être est réel et il est facile de l'instrumentaliser - cela vaut également pour les pays dont nous sommes partis.
Cela étant dit, je ne suis pas naïf quant aux effets néfastes des actions de perturbation de l'action de la France sur la qualité de nos relations, mais aussi du repositionnement de notre partenariat militaire, au travers d'une diminution de l'empreinte permanente. En effet, cela accentue les accusations, les critiques et les fausses informations à notre égard.
Ce discours qui cherche à nous nuire et à nous affaiblir en tant que compétiteurs affecte la qualité de notre action et la manière dont elle est reçue et comprise. Il serait préférable d'évoluer dans un contexte où nos propos et nos actions ne sont pas en permanence déformés et dénaturés. Pour autant, il ne faut pas avoir peur et se cacher derrière son petit doigt.
Tout en respectant notre éthique et sans jouer le jeu de certains compétiteurs en faisant feu de tout bois, nous avons la capacité de répondre et de riposter pour contrebalancer ce travail d'influence, notamment au travers de divers médias ou influenceurs.
Les interlocuteurs que vous avez reçus dans le cadre de cette commission d'enquête m'ont fait part de la calomnie et de la médisance que colportent certains sur les réseaux sociaux, mais aussi par des boucles WhatsApp.
Malgré tout, nos déplacements ont été globalement assez bien perçus. Les représentants de la société civile que nous rencontrons, y compris les jeunes, ne nous disent certes pas que nous sommes formidables, mais ils ne nous rejettent pas pour autant en bloc, en nous disant de partir ou en lançant des slogans tels que « dégage la France ». En allant au fond des choses, nous recueillons un discours plus équilibré. Des problèmes de fond que rencontrent les populations ne sont pas propres à la présence française sous toutes ses formes.
Pour contrecarrer les influences néfastes, il convient d'identifier les procédés et les buts de guerre de ceux qui veulent nous nuire. Par ailleurs, je n'oublie pas les ennemis acharnés qui se cachent parmi nos compétiteurs, qui sont avant tout les ennemis des pays concernés. Nous partageons des valeurs avec ces pays. En mettant des moyens importants pour les véhiculer, nous pouvons toucher une partie de la jeunesse et produire des effets.
Par rapport à il y a quelques années, nous prenons davantage en considération ces aspects et nous sommes davantage outillés, même si nous avons évidemment une marge de progression.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'Afrique est immense : elle compte 55 pays et une grande diversité géographique. Il convient donc de se concentrer sur les quatre pays concernés par la lettre de mission. La revue nationale stratégique (RNS) 2022 a fait de l'influence une fonction stratégique. Il s'agit donc d'un enjeu important.
Pour aller un peu plus loin sur le constat que vous avez dressé, comment les personnes que vous avez rencontrées au cours de vos déplacements, qu'il s'agisse des chefs d'État ou des représentants de la société civile, vivent-elles les ingérences étatiques et semi-étatiques - je pense en particulier au groupe Wagner -, mais aussi terroristes ? Avez-vous pu échanger avec eux sur les stratégies qu'ils mettent en place pour y répondre ? En mesurent-ils l'impact ? Ont-ils développé une logique de contre-influence ?
M. Jean-Marie Bockel. - La toile de fond de notre démarche ne consiste pas à être la présence numéro un dans ces pays. Nous cherchons à renforcer leur souveraineté, non seulement en matière de défense, mais aussi au travers de partenariats régionaux ou avec l'Union européenne.
En effet, nous avons constaté que les capacités souveraines des États baissaient progressivement, notamment au Sahel.
La menace terroriste au sens large est évidemment l'inquiétude première dans la plupart de ces pays. Elle structure le dialogue que nous entretenons avec eux, non seulement dans leur logique de souveraineté, mais aussi dans notre propre intérêt - pensons à ce qui arriverait s'ils devaient un jour basculer.
Nous sommes informés par diverses sources, y compris les journaux. On sait que tel chef d'État ou son prédécesseur a accompli tel voyage ; on sait que tel sujet est sur la table. Mes interlocuteurs eux-mêmes m'en parlent.
Le terme d'ingérence n'est probablement pas toujours le bon. C'est un mot que l'on emploie pour autrui ; pour désigner sa propre action, on parlera plus volontiers de partenariat... Cela étant, nous avons senti à plusieurs reprises que l'on souhaitait le maintien de notre présence. Si la France se retirait, il ne manquerait pas de candidats pour prendre la relève. C'est un enjeu important de nos discussions.
Nos partenaires sont des États souverains et ils ont bien sûr le droit de parler avec tout le monde - ils n'ont même pas besoin de nous le dire. La coopération avec la France, y compris dans le domaine sécuritaire, est la bienvenue, à condition que les Français eux-mêmes soient partants et qu'ils sachent se remettre en question pour mieux répondre à certaines attentes.
Nous ne nous sentons pas rejetés ; nous pouvons être un peu challengés, mais ce n'est pas pour autant du chantage. Le dialogue est de bonne qualité. Les pays où nous nous rendons voient ce qui se passe dans les États où les organisations paraétatiques sont présentes ; à l'évidence, de telles formules ne leur font pas envie. Ce ne sont pas des solutions de long terme. Je pense notamment au Tchad, dont le Président, Mahamat Idriss Déby, s'est d'ailleurs récemment rendu à Moscou.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Les États sont évidemment libres de choisir leurs relations internationales ; mais un pays comme le Tchad ne se sent-il pas victime de telle ou telle ingérence ? Ce problème est-il perçu, évoqué et, le cas échéant, combattu ?
M. Jean-Marie Bockel. - Nos partenaires tchadiens sont avant tout des gens fiers, des soldats héritiers d'une longue tradition militaire, qui n'ont pas pour habitude de se plaindre. D'ailleurs, dans le cadre de l'opération Barkhane, ils ont été au-delà des mots ; ils ont conscience d'avoir été presque les seuls dans ce cas et peuvent le rappeler si nécessaire.
L'exemple de ce pays est intéressant, notamment du fait de sa complexité. Le Tchad est menacé, de manière non pas imaginaire, instrumentalisée pour des raisons intérieures, mais réelle, sur au moins quatre de ses six frontières. C'est particulièrement vrai du côté du Darfour, où se trouve la base militaire française d'Abéché. Du côté du Soudan, la menace s'est manifestée à plusieurs reprises sous la forme de colonnes solidement armées. Elle s'adosse sur plusieurs ennemis de part et d'autre de la frontière. Cette dernière est assez poreuse et les difficultés peuvent y être sérieuses.
Le Tchad dispose certes de quelques moyens, mais il doit faire face à divers problèmes capacitaires. Sur ses cinq Sukhoï, seuls deux volent, et les pilotes ne sont plus de la première jeunesse. Un soutien éventuel est donc le bienvenu ; vous le constatez, ce sont là des sujets tout à fait concrets.
Les stratégies d'influence ne sont pas toutes jugées critiquables, inacceptables ou dangereuses par les pays considérés. Je citerai comme exemple les Émirats arabes unis, auxquels nous sommes liés par divers accords.
Nous avons la chance de disposer du service de santé des armées, qui contribue à donner une très bonne image de la France. L'hôpital militaire de N'Djamena est sur le point d'être achevé. À Abéché, nous tenons une importante consultation où, tous les deux mois, se relayent des médecins français. C'est un élément de soutien et d'influence.
D'autres situations sont à l'évidence plus ambiguës, notamment du fait des questions religieuses, qui, au Tchad peut-être plus encore qu'au Gabon, doivent être prises en compte. La compétition religieuse est perceptible, même si l'on observe à ce jour un certain équilibre.
Certains pays compétiteurs se montrent agressifs, d'autres moins ; la France n'est plus le partenaire exclusif ou quasi exclusif, mais elle reste un partenaire de confiance.
M. Rachid Temal, rapporteur. - J'en viens à la logique d'influence française et donc à notre narratif. Les représentants du ministère des affaires étrangères ont souligné que l'influence relevait de la direction générale de la mondialisation et la contre-influence de la direction de la communication. Mais Radio France internationale (RFI) et France 24 concourent également au rayonnement français, à l'instar de l'Agence française de développement (AFD).
Vous avez évoqué les enjeux de confiance, les liens historiques entre la France et les pays concernés ainsi que l'essor de la compétition internationale. À ce stade, comment percevez-vous notre stratégie d'influence, ne serait-ce qu'en termes médiatiques ? Doit-elle être renouvelée et si oui comment ?
M. Jean-Marie Bockel. - C'est une excellente question. Je n'y répondrai que dans la limite de ce que je pense pouvoir dire, d'autant que je l'aborderai dans mon propre rapport.
S'il relève du registre de la communication, le terme de narratif doit avant tout reposer sur une stratégie, sur une vision. Parce qu'ils n'ont pas la même histoire, parce que leur présence en Afrique n'est pas si importante ou si complexe que la nôtre, certains pays, y compris parmi nos partenaires européens, donnent le sentiment de suivre une stratégie plus simple et mieux explicitée. Ce propos ne relève pas de l'autocritique, mais du constat.
À cet égard, en amont du narratif, un travail a déjà commencé et il ne part pas d'une page blanche. L'enjeu, c'est la stratégie en Afrique de l'équipe France dans sa globalité, avec tous les outils que vous venez de citer et d'autres encore : ce sont autant d'outils de qualité dans les domaines les plus variés.
Pour mener ce travail, nous devons nous retrouver avec les représentants de divers départements ministériels, faire ensemble le point sur ce qui a été fait, ce qui est perfectible et ce qui doit être mis en cohérence pour que notre action soit facilitée sur le terrain.
En tant que membre du Gouvernement, puis comme sénateur, j'ai beaucoup travaillé sur l'AFD. J'ai notamment siégé au conseil d'administration de cette instance. Selon moi, il s'agit d'un outil formidable, mais qui doit être amélioré. Il est d'ailleurs souvent critiqué, y compris en France. Notre travail n'est évidemment pas de le réformer. Mais, au sujet de la présence française en Afrique, il faut faire le point sur l'état de la réflexion stratégique pour défendre mieux encore une démarche commune.
Je suis l'envoyé personnel du Président de la République, qui, dans ses discours de 2022 et 2023, a lui-même défini cette vision.
Par ailleurs, nous avons commencé un travail sur le narratif, car cela fait partie de notre mission, surtout sur un sujet aussi sensible que le nôtre. Nous n'allons pas nous mettre à la place de telle agence ou de tel organisme ministériel. Une chose est sûre, on ne peut pas tenir un discours porteur d'actions concrètes sur la dimension sécuritaire qui soit isolé du reste : on ne le comprendrait pas, ni en France ni dans les pays africains concernés.
Je réponds donc de façon affirmative à votre question.
Mme Nathalie Goulet. - J'ai eu l'occasion de parcourir le Burkina Faso, le Gabon, le Togo et le Bénin, entre autres. Avant d'entamer une démarche prospective, il faut faire des analyses. Après ce qu'il s'est passé au Burkina Faso, nous avons reçu de très nombreuses alertes et les réactions ont été disparates. Cette situation est assez symbolique en raison du terrorisme « en piston », de frontières qui n'existent pas, d'une gouvernance fragile et de problèmes d'ethnies. Retrouve-t-on ces éléments ailleurs ? Peut-on tirer des leçons de la situation au Burkina Faso ?
Je souhaite aussi vous interroger sur un autre sujet, que j'ai évoqué devant la commission des finances. L'usage volontairement détourné du franc CFA me semble être une sorte de totem, alors même que le Président de la République a sonné le glas de cette monnaie commune. Nous n'arrivons pas à faire entendre raison face à une petite musique qu'on entend trop souvent : la France profiterait de l'Afrique via le franc CFA. Cela me paraît tout à fait regrettable et injuste, car on donne ainsi une image dégradée de la France. Y'aura-t-il une communication particulière sur ce sujet, ou continuera-t-on le laisser-faire ?
Le franc CFA est utile pour les pays qui y recourent, sauf à revoir complètement les paramètres : dans ce cas, les garanties de change sauteraient. Dominique Strauss-Kahn avait d'ailleurs écrit un papier considérable sur la révision complète du système monétaire en Afrique. Quelle est votre position sur ce sujet ?
M. Jean-Marie Bockel. - Je n'ai aucune compétence pour évoquer ce sujet - je reste très prudent. En ce domaine, le Président de la République se dit ouvert aux évolutions. Vous avez parlé d'un « totem ». En Afrique, il est certain que la jeunesse rencontre des difficultés, sans parler de la corruption. Toutefois, il faut faire la différence entre le regard critique qu'on peut porter sur ces problématiques et la manière dont on les appréhende lorsqu'on exerce des responsabilités.
J'espère que toutes ces questions seront mises sur la table prochainement, de sorte que nous puissions analyser les perspectives. Le propre du franc CFA est d'être une monnaie commune pour laquelle les évolutions ne sont possibles que si la France et les pays africains concernés les approuvent. Encore une fois, c'est une question importante sur laquelle nous n'avons pas vocation à nous exprimer - le dialogue aura lieu au niveau où il doit se tenir -, mais nous y resterons très attentifs.
Du reste, les pays que les forces françaises ont quittés - le Mali, le Niger et le Burkina Faso - ne relèvent pas de mes missions. Le Gouvernement doit remettre un rapport au Parlement où il présentera un retour d'expérience global de nos engagements dans ces pays.
Je connais bien le Burkina Faso. Je l'ai sillonné à une époque où l'on pouvait presque dire qu'il s'agissait d'un pays heureux - c'était avant 1976, où l'on désignait encore cet État sous le nom de « Haute-Volta ». La manière dont cette région et ses frontières évoluent retient toute notre attention, mais je n'en dirai pas plus. Je peux toutefois affirmer une chose : les responsables des pays avec lesquels nous discutons sont parfaitement capables de faire passer de messages d'Africains à Africains, dans des endroits de tous les dangers.
Mme Évelyne Perrot, présidente. - Je suis surprise de voir persister une forme de contradiction : dans les pays où nous étions engagés, on n'a cessé de brandir des banderoles portant l'inscription « Dehors la France ! » ; dans le même temps, beaucoup de jeunes Africains embarquent sur des bateaux en Méditerranée avec pour seule idée de rejoindre la France. Nous avons du mal à expliquer cette situation paradoxale.
M. Jean-Marie-Bockel. - C'est un très bon résumé de tous les sentiments contradictoires et diffus qui traversent une grande partie de la jeunesse africaine. Bien sûr, certains jeunes s'en sortent, mais la plupart ont l'état d'esprit que vous décrivez.
Au Sénégal et au Mali, qui sont des pays que je connais bien, la meilleure chose pour les jeunes consiste à décrocher un emploi dans les grandes entreprises françaises : cela offre une meilleure paie, une plus grande considération et des possibilités de progression. Hélas, il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus. Face à cette situation, les jeunes sont, à l'évidence, traversés par des sentiments contradictoires.
Nous avons tous vu les images de ces Africains brandissant des banderoles hostiles à la France, mais les moments de révolte ne prennent pas toujours racine dans l'instrumentalisation. Il y a souvent bien d'autres éléments qui s'ajoutent aux propos de « dégagisme ». Nous n'avons pas discuté avec tous les jeunes qui manifestaient dans la rue, mais nous avons rencontré des représentants de la société qui sont capables de porter un regard mitigé sur la France.
L'un des éléments qui caractérisent notre relation avec les pays africains est la diaspora : les populations installées en France et éloignées de leur ville natale représentent un point d'accès et font vivre beaucoup de personnes restées en Afrique. D'où l'existence du sentiment contradictoire que j'évoquais tout à l'heure.
Dans l'absolu, les flux migratoires sont une bonne chose, car ils garantissent les échanges. Gardons à l'esprit que les principaux flux sont interafricains : il en va tout autant des premières accusations de xénophobie.
M. Rachid Temal. - On le voit en Tunisie !
M. Jean-Marie Bockel. - En effet, ainsi que dans les pays subsahariens.
Il y a aussi cette idée que l'Afrique fera un jour notre avenir : la France accueille beaucoup d'étudiants africains, mais aussi des missionnaires dans ses paroisses, pour ne donner que quelques exemples. Toutefois, il est préférable que ce potentiel contribue au développement des pays d'Afrique, ce qui pose la question de leurs propres capacités de développement.
À cet égard, on a constaté des évolutions spectaculaires dans certains pays - en matière de baisse du chômage, par exemple -, même dans ceux où des génocides ont été perpétrés. En Afrique, il n'y a pas que de la prédation, de la corruption et des jeunes qui cherchent à fuir : le meilleur est toujours possible, et c'est notre intérêt que d'y contribuer, car cela renforcera nos échanges.
Vous l'aurez compris, dans les fonctions qui sont les miennes, je suis partagé entre un impératif de discrétion et le souci de faire connaître le périmètre de ma mission, notamment au Parlement.
Mme Évelyne Perrot, présidente. - Nous vous remercions de votre participation, monsieur Bockel.
22. Audition, ouverte à la presse, de M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) - le jeudi 23 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons pour cette première audition de la journée M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP).
Monsieur le président, je vous remercie de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête. Vous nous ferez part de votre appréciation du risque représenté par les influences étrangères malveillantes sur le débat public.
Ce sujet s'inscrit pleinement, me semble-t-il, dans l'actualité de la HATVP. En effet, l'OCDE, que nous avions auditionnée sur le sujet en mars dernier, vient de publier son rapport sur le renforcement de la transparence et l'intégrité des activités d'influence étrangère en France, qu'elle a réalisé à la demande de la HATVP.
En outre, notre assemblée a adopté hier, en première lecture, une proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France. Traduction des recommandations de la délégation parlementaire au renseignement, ce texte ne peut véritablement être considéré comme un texte luttant contre les ingérences étrangères. Il y contribue, mais ses dispositions ne sont pas à la hauteur des mesures qu'il conviendrait de prendre ; vous l'évoquerez sans doute dans quelques instants.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Didier Migaud prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Didier Migaud, président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique. - Merci, Monsieur le président, pour votre invitation à cette audition dans le cadre du travail que vous conduisez sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères. Je suis accompagné de Louise Bréhier, secrétaire générale de la Haute Autorité, et de Ted Marx, directeur des publics, de l'information et de la communication.
L'influence et l'ingérence étrangère revêtent effectivement des enjeux démocratiques et de transparence auxquels je suis sensible en tant que président de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui contribue, au travers de certaines de ses missions, à préserver l'indépendance des responsables publics par rapport aux intérêts privés.
Je me suis exprimé sur le sujet plusieurs fois devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale au début de l'année 2023, et je le fais avec d'autant plus d'intérêt aujourd'hui devant vous que la HATVP a, depuis, approfondi sa réflexion sur le sujet en lien avec d'autres acteurs institutionnels. J'ai aussi eu l'occasion d'être auditionné par les commissions des lois du Sénat et de l'Assemblée nationale sur la proposition de loi que vous avez évoquée.
Nous le savons, la multiplication des actions d'influences, directes ou indirectes, exercées par des États étrangers, leur manque de traçabilité, leur complexité font peser des risques importants sur les processus démocratiques nationaux. L'influence étrangère est un phénomène normal, légitime des relations internationales qui peut enrichir le débat public par la prise en compte de points de vue et d'intérêts diversifiés, mais ces échanges indispensables au débat démocratique peuvent aussi malheureusement servir des intérêts moins louables et devenir le vecteur d'intentions malveillantes et cachées qui porte atteinte à l'intégrité des processus d'élaboration des politiques publiques et de la vie politique et démocratique en général.
Dès lors, de l'influence étrangère, on bascule dans le registre de l'ingérence étrangère, qui se distingue de la première par son caractère dissimulé et malveillant. Et lorsque les activités d'influence des intérêts privés ne sont pas régulées, l'ingérence étrangère peut s'en trouver facilitée, profitant d'un manque de transparence dans le processus décisionnel. L'ingérence étrangère est évidemment un enjeu de souveraineté, suivi en priorité par les services de renseignement. Mais elle peut se servir des canaux de l'influence, de la représentation d'intérêts notamment, raison pour laquelle la Haute Autorité peut avoir un rôle à jouer.
Les actions relevant de l'influence étrangère n'entrent pas strictement dans les missions qui sont aujourd'hui les nôtres, mais nous avons désormais la possibilité de détenir une information structurée sur cette influence et de l'encadrer. En effet, nous gérons plusieurs dispositifs qui contribuent à apporter de la transparence en la matière, qu'il s'agisse de l'encadrement de la représentation d'intérêts, du contrôle des déclarations de situation patrimoniale et d'intérêts des responsables publics, ou encore du contrôle des mobilités professionnelles entre les secteurs public et privé.
Pour répondre à une question plus précise que vous avez posée, le répertoire des représentants d'intérêts couvre également les représentants d'intérêts étrangers cherchant à influencer les décisions des responsables publics français dès lors qu'ils remplissent les critères enclenchant les obligations déclaratives.
Nous avons mis à jour en octobre 2023 nos lignes directrices du répertoire, et les représentants d'intérêts doivent désormais déclarer les administrations étrangères qui font appel à leurs services. Le bilan de cette évolution est à ce jour plutôt décevant : seules deux entités ont déclaré des clients. C'est une première, ce qui peut expliquer le faible nombre de réponses. Cela montre aussi que l'encadrement actuel de la représentation d'intérêts en France introduit par la loi du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, dite « loi Sapin 2 », n'est pas adapté pour permettre de tracer les activités d'influences étrangères, compte tenu du caractère extrêmement restrictif de la définition du représentant d'intérêts.
Ensuite, le contrôle des mobilités public-privé peut aussi concerner des carrières de hauts fonctionnaires à l'étranger et des entreprises étrangères. Ces deux formes de contrôle de droit commun ne sont toutefois pas spécifiques aux activités menées pour le compte d'un mandant étranger, contrairement à certaines dispositions introduites par la commission des lois du Sénat dans la proposition de loi en cours d'examen, à la suite d'une préconisation du rapport de l'OCDE.
Nous avions eu l'occasion d'être sensibilisés sur ce sujet. C'est la raison pour laquelle nous avons demandé un rapport à l'OCDE pour voir de quelle façon le dispositif français peut être consolidé en la matière.
Les exemples à partir desquels l'OCDE formule des suggestions sont intéressants. Il s'agit essentiellement de l'Australie, du Canada, des États-Unis et du Royaume-Uni. Pour certains pays, ces dispositifs fonctionnent depuis très longtemps avec plus ou moins d'efficacité. La quasi-totalité des acteurs français concernés a participé à ce travail. Aussi, les préconisations formulées dans ce rapport font plutôt l'objet d'un consensus de l'ensemble de nos administrations et des acteurs concernés. Précisons que le travail que peut effectuer la Haute Autorité est complémentaire de celui d'un certain nombre de services de renseignement en la matière.
L'OCDE suggère la mise en place d'un dispositif ad hoc pour renforcer la transparence des actions d'influences étrangères. Il ressort d'ailleurs de ses travaux que, plus la transparence existe sur les actions d'influences étrangères, mieux cela permet d'identifier les mesures d'ingérences étrangères susceptibles d'être conduites par certains pays. Ce répertoire ad hoc doit être bien distingué du répertoire des représentants d'intérêts. À ce propos, il me semble que le rapporteur a souhaité ne plus parler de représentants d'intérêts pour marquer la différence entre les deux dispositifs. C'est d'ailleurs une suggestion que nous avions également formulée. La définition large nous paraît appropriée, puisque les faiblesses du dispositif au niveau de la régulation des représentants d'intérêts tiennent à la définition beaucoup trop restrictive de ces derniers. Ces faiblesses ont d'ailleurs été pointées par le comité de déontologie parlementaire du Sénat.
Pour autant, ce dispositif a le mérite d'exister, contrairement à ce qui se fait dans certains pays. À partir de ce constat, il est important de voir comment nos outils peuvent être consolidés.
S'agissant des autres préconisations, nous les considérons, eu égard à notre expérience, tout à fait utiles. L'affirmation de règles déontologiques s'appliquerait à celles et ceux qui peuvent conduire des actions d'influences pour le compte de puissances étrangères. L'OCDE nous conseille d'ajouter à nos possibilités de contrôle celui des mobilités professionnelles. Le dispositif actuel présente effectivement un certain nombre de faiblesses, même s'il est plutôt à la pointe par rapport aux autres pays de l'Union européenne.
Le dernier point porte sur les moyens de contrôle et le pouvoir de sanction. Ces sujets me paraissent déterminants. Si l'on ne donne pas à l'entité désignée les moyens réels d'exercer son contrôle, et si on ne lui attribue pas la capacité de sanctionner certains comportements, le résultat est totalement inefficace. Sur ce point important, le rapport de l'OCDE montre qu'un système gradué de sanctions, à la fois administratives et pénales, est extrêmement utile.
L'Assemblée nationale n'a pas entendu cet argument, alors qu'un certain nombre de comportements justifient des sanctions administratives - ce serait une première étape -, voire des sanctions pénales. Nous le voyons bien pour ce qui concerne, par exemple, le défaut de dépôt des obligations déclaratives, même après relances et injonctions. Or ces contentieux nécessitent une simple constatation. Je comprends les difficultés que cela représente pour les parquets, compte tenu du nombre exorbitant de dossiers qu'ils doivent traiter, mais ces agissements ne sont pas sanctionnés. Qui plus est, pour les représentants d'intérêts, l'appellation et l'objet peuvent être modifiés.
Quant aux moyens nécessaires pour la mise en place d'un nouveau répertoire, il convient de créer de nouveaux logiciels et de nouvelles applications informatiques. Les moyens de la Haute Autorité sont déjà contraints - j'ai déjà eu l'occasion d'attirer à plusieurs reprises l'attention du Gouvernement à ce sujet. Si vous confiez des missions supplémentaires à la Haute Autorité, elles doivent être assorties des moyens correspondants. Sinon, elles resteraient lettre morte. Les moyens qui sont les nôtres ne sont déjà pas à la hauteur des missions que le législateur nous a confiées.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, Monsieur le président, pour cette présentation concrète. Quelle est la probabilité que des acteurs malveillants décident de se déclarer auprès d'une institution, d'autant que l'efficacité de leur action réside en partie dans le fait qu'ils interviennent de manière cachée ?
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, Monsieur le président, pour votre présentation extrêmement didactique.
Sur la question des moyens, pourriez-vous détailler concrètement le système gradué de sanctions administratives et pénales que vous imaginez ? Vous avez raison de le rappeler, le rapport que vous avez commandé à l'OCDE est complet, très précis et contribue à alimenter notre réflexion.
Pour ce qui est du nouveau répertoire qui serait confié à la HATVP, quels moyens financiers et humains supplémentaires imaginez-vous pour que l'ensemble du dispositif soit efficace ? En outre, j'aimerais avoir quelques éléments sur les cercles de réflexion. Quelle est votre appréciation pour faire en sorte que les choses avancent ?
Ensuite, comment peut-on aborder le cas de l'invitation de certaines personnalités politiques dans des colloques ou autres manifestations ? Un ancien Premier ministre a pu expliquer à la radio que ses rapports privilégiés avec un grand pays asiatique n'avaient aucun rapport avec ses prises de position : comment pourriez-vous, même si vous n'êtes pas les seuls à pouvoir agir, intégrer ce type de situations dans un dispositif global ? De la même manière, la réflexion menée sur les cabinets de conseil privés, à l'initiative de certains sénateurs, pourrait être intégrée à une démarche d'ensemble.
Je partage par ailleurs votre avis sur le caractère très complet et très instructif du rapport de l'OCDE, qui pourrait être une source d'inspiration pour faire évoluer le droit français.
M. Didier Migaud. - Les actions d'ingérence malveillantes sont par nature à l'opposé à toute notion de transparence. Les expériences étrangères montrent que de fortes contraintes visant à accroître la transparence des actions d'influence permettent d'identifier d'autant mieux d'éventuels buts cachés qui permettraient de caractériser une ingérence. C'est là où les services de renseignement ont tout leur rôle à jouer.
Des canaux officiels tels que les think tanks, les associations ou encore des manifestations officielles peuvent être des vecteurs d'influence pour un pays étranger. Il importe d'aller vers une transparence accrue, ce que ne permet pas aujourd'hui la loi Sapin 2 compte tenu de la définition même des représentants d'intérêts. Dans la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères et dans les réflexions qui sont les vôtres, comme dans celles de l'OCDE, la définition ne s'arrête pas seulement à l'exercice d'une influence sur la loi, mais englobe une influence sur les élections ou l'opinion.
Vous avez évoqué des initiatives prises par certains responsables politiques : là aussi, la transparence me semble être une bonne réponse, en permettant justement d'apprécier les conséquences de telle ou telle prise de position. De manière générale, la nécessité de respecter des obligations déclaratives et déontologiques peut contribuer à assainir la situation.
Il est d'ailleurs très important que les think tanks soient soumis aux mêmes règles : connaître l'origine de leurs financements est à l'évidence utile pour apprécier la source d'une influence éventuelle. En théorie, ces cercles de réflexion sont intégrés dans le périmètre de la loi Sapin 2, même si certains le contestent : le législateur n'a pas souhaité les écarter et a encadré strictement le dispositif et ses exemptions, qu'il convient de limiter le plus possible. Les think tanks doivent être considérés comme des vecteurs d'influence, voire au-delà : nous avons tous en tête un certain nombre d'organismes qui représentent tout à fait officiellement certains pays et qui peuvent multiplier certaines initiatives.
S'agissant des sanctions, il n'est pas absolument pas question de se substituer au juge pénal. Il convient donc de distinguer les éléments qui peuvent donner lieu à une sanction administrative de ceux qui exposent à une sanction pénale : l'OCDE s'y est risquée et avance que tout ce qui n'engage pas ou peu d'appréciation peut relever de la première catégorie. Par exemple, le défaut ou le retard dans les déclarations, ainsi que le manquement à des obligations déontologiques, peuvent déboucher sur une sanction financière.
En termes de moyens, la Haute Autorité dispose aujourd'hui de 75 agents. Une dizaine de personnes sont affectées au contrôle du répertoire des représentants d'intérêts au titre de la loi Sapin 2 : la comparaison de nos moyens avec des pays ayant mis en place des obligations et répertoires similaires m'inspire une certaine gêne, tant ces effectifs sont insuffisants. Nous manquons donc déjà de personnel pour faire vivre ce répertoire et procéder aux contrôles requis, avant la mise en place de tout autre dispositif.
L'ajout à nos missions du contrôle des cabinets de conseil, ainsi que le souhaite le Sénat, nécessiterait des moyens humains supplémentaires - six à dix personnes -, mais également informatiques, avec des logiciels et des aides au contrôle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment expliquez-vous que seules deux déclarations impliquant des administrations étrangères aient été recensées ? Plus globalement, comment travaillez-vous au quotidien ? Afin d'aller au-delà du déclaratif et de ses limites évidentes, les agents effectuent-ils une forme de veille en suivant diverses manifestations ? Recourez-vous à l'intelligence artificielle (IA) ?
Pour ce qui concerne les think tanks, je souligne qu'il faut s'attacher non seulement à leur financement, mais également à la commande de travaux, qui se situe généralement dans une zone grise.
M. Didier Migaud. - Nos lignes directrices ont été modifiées en octobre 2023 et nous sommes confrontés à la notion même de représentants d'intérêts, d'où l'intérêt d'une définition large telle que proposée dans le texte. Cette dernière permettrait en effet d'appliquer des critères plus simples que ceux de l'initiative ou des dix actions par entité ou par personne physique.
Faute de moyens, nous ne disposons hélas ! d'aucun outil d'IA qui nous serait pourtant utile. Avec un budget de fonctionnement de 3,3 millions d'euros et un loyer élevé - nous sommes sous-locataires du Conseil d'État -, nos marges de manoeuvre sont en effet réduites. À l'heure actuelle, nous travaillons à partir de sources ouvertes et effectuons une veille au travers du suivi de la presse - quotidienne, mensuelle, hebdomadaire, spécialisée - afin d'identifier les acteurs qui prennent des initiatives visant à influencer tel ou tel texte de loi en discussion et de vérifier s'il y a lieu de les inscrire dans le répertoire des représentants d'intérêts. Notre travail demeure assez artisanal, même s'il peut s'avérer efficace sur un certain nombre de sujets.
Mme Nathalie Goulet. - Nous avons adopté la nuit dernière la proposition de loi texte visant à prévenir les ingérences étrangères en France, texte dont le périmètre était d'autant plus réduit que les amendements que j'avais déposés avec Mme Catherine Morin-Desailly afin d'inclure les facilitateurs à la liste des personnes visées n'ont pu être adoptés en raison d'une irrecevabilité en application de l'article 40 de la Constitution. Notre rapport devra mentionner ce fait. Par ailleurs, le mandat de facto qu'évoque le rapport de l'OCDE me semble être une notion intéressante, mais je n'ai pas eu de chance sur ce point non plus.
En ce qui concerne le rôle des cabinets de conseil, le texte correspondant sera examiné le 28 mai et j'espère que nous pourrons l'articuler avec celui que nous venons d'adopter.
Afin de vous faciliter la tâche, pourrions-nous appliquer certaines dispositions de la loi Sapin 2, notamment sur les lanceurs d'alerte ? Ces derniers pourraient vous saisir au sujet de tel ou tel think tank.
Je rappelle enfin que nous sommes à la veille d'un scrutin européen qui a connu la plus grande faille du dispositif avec le « Qatargate ». Quelle articulation européenne envisagez-vous ? Une coordination serait bienvenue dans la mesure où des personnes soumises à la législation française pourraient fort bien s'installer dans un autre pays européen et passer entre les mailles d'une réglementation que nous appelons tous de nos voeux.
M. Akli Mellouli. - Une harmonisation plus pointue est en effet requise au niveau européen. Pourrions-nous avoir une note plus détaillée sur les moyens dont vous disposez, afin de préciser les demandes que nous pourrions porter dans le cadre de la prochaine loi de finances ?
M. Didier Migaud. - Nous vous transmettrons une note détaillée sur nos moyens et les demandes budgétaires que nous formulons pour la période 2025-2027. Nous avons également une interrogation par rapport à la date d'entrée en application de la loi : s'il est question de la fin 2024, il nous faudrait engager dès maintenant des moyens supplémentaires pour nous préparer, alors que nous n'avons pas le moindre centime à y consacrer à ce jour.
Concernant les opérations électorales, le texte ne prévoit aucune disposition alors que des influences, voire des ingérences, peuvent se produire à cette occasion : peut-être faudrait-il l'ajouter aux dispositifs qui peuvent être prévus.
Pour ce qui est des signalements, nous recevons déjà des alertes de Transparency International et d'Anticor. Les deux assemblées peuvent aussi nous informer de certaines situations, le Président du Sénat nous ayant saisis d'un cas que nous avons examiné. La loi pourrait éventuellement conforter les dispositifs existants.
S'il me semble nécessaire d'articuler les différents dispositifs, les finalités de chacun des répertoires doivent être respectées, ce qui n'interdit pas de placer des représentants d'intérêts ou des entités qui cherchent à exercice une influence sur deux listes.
Nous souhaiterions que le dispositif des représentants d'intérêts de la loi Sapin 2 puisse être revisité à l'aune des propositions formulées par le comité de déontologie du Sénat et de la proposition de loi relative au répertoire numérique des représentants d'intérêts portée à l'Assemblée nationale par Gilles Legendre et Cécile Untermaier. Le Gouvernement n'a manifestement pas la volonté d'avancer sur ce dossier, une partie de notre haute administration semblant très rétive à la remise en cause d'un certain nombre de critères qui contribuent à la définition des représentants d'intérêts.
Quant à la coordination européenne, une série de discussions se poursuit dans le prolongement du « Qatargate » et des projets de directive sont à l'étude, même si une série de pays a exprimé des réserves quant à la capacité de l'Union européenne à adopter des directives sur ces sujets. Nous animons, en lien avec des entités de quinze autres pays exerçant des missions similaires aux nôtres, un réseau d'éthique européen. Nous sommes considérés comme des interlocuteurs de la Commission européenne et du Parlement européen et tâchons de contribuer à la réflexion sur l'ensemble de ces sujets.
M. Dominique de Legge, président. - Merci pour ces éclairages, monsieur le président.
23. Audition, à huis clos, de Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry-Estrade, responsables des affaires publiques de Meta France - le jeudi 23 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous accueillons Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry-Estrade, responsables des affaires publiques de Meta France, qui, je le précise, est l'entreprise anciennement connue sous le nom de Facebook, dont les filiales les plus connues sont Instagram et WhatsApp.
Cette audition ouvre un cycle consacré aux plateformes, puisque nous entendrons également les représentants de X (anciennement Twitter), TikTok et Google pour nous éclairer sur leurs politiques respectives en matière de lutte contre les manipulations de l'information et de propagation d'informations fausses ou trompeuses sur les réseaux sociaux.
C'est un sujet particulièrement sensible. Nous serons particulièrement intéressés par la manière dont les plateformes collaborent avec les pouvoirs publics.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mmes Béatrice Oeuvrard et Élisa Borry-Estrade prêtent serment.
Vous avez appelé notre attention, dans la préparation de cette audition, sur le caractère sensible de certaines procédures avec les autorités publiques de régulation. Vous nous avez également fait part, pour demander le huis clos, des risques que ferait peser sur vous une exposition médiatique dans les réseaux sociaux. Je précise que nous avons accédé à votre demande, mais je souhaite que vous en exposiez les motifs, car cela me semble révélateur du sujet que nous traitons.
Ensuite, vous pourrez exposer la position de votre entreprise au regard du thème de notre commission d'enquête conformément au questionnaire qui vous a été adressé.
Mme Élisa Borry-Estrade, responsable des affaires publiques de Meta France. - Mesdames, messieurs les sénateurs, nous avons demandé le huis clos, parce que, si certaines informations sont parfaitement publiques et connues, d'autres, notamment certains chiffres, sont de nature confidentielle. En effet, le travail que mènent nos équipes, notamment en matière d'ingérences étrangères, fait l'objet de rapports. Le prochain rapport n'est pas encore sorti et nous ne pouvons donc pas nous exprimer en public sur certains sujets en cours, pertinents pour votre commission d'enquête ; ce huis clos nous permet de les partager.
Cette demande s'explique aussi par une raison de sécurité. Le directeur de l'équipe qui travaille sur le sujet des ingérences étrangères chez Meta figure sur plusieurs listes d'organisations dangereuses, notamment Daech. Quand les membres de cette équipe prennent la parole en public, ils peuvent être identifiés et mis en danger. Certains collègues d'autres plateformes ont fait l'objet de menaces à l'occasion d'auditions publiques, comme celles que vous organisez.
Par conséquent, pour nous protéger sur ce sujet particulièrement sensible qui peut mobiliser des acteurs particulièrement dangereux, nous préférons le huis clos.
Mme Béatrice Oeuvrard, responsable des affaires publiques de Meta France. - Demander un huis clos n'est pas anodin. Il ne s'agit pas de cacher quoi que ce soit au public. C'est justement parce que nous faisons beaucoup que nous sommes aussi la cible de menaces. Il s'agit de protéger nos personnels.
Je suis responsable des affaires publiques de Meta France depuis cinq ans. Notre société a d'abord été connue sous le nom de Facebook. Elle regroupe plusieurs plateformes, notamment Facebook qui compte 42,4 millions d'utilisateurs en France et 260,7 millions d'utilisateurs en Europe. Ce sont des chiffres publics, mis à disposition de l'Union européenne dans le cadre du règlement européen sur les services numériques (DSA). Instagram compte 40,8 millions d'utilisateurs en France et 264,3 millions en Europe.
Nous avons beaucoup d'utilisateurs sur le territoire français. Nous sommes dans une période un peu particulière, puisque la moitié de la population européenne votera cette année. Meta porte une grande attention aux périodes électorales, car nous savons que cela peut créer des tensions particulières, donc des tentatives d'ingérences sur nos plateformes. Meta a toutefois une grande expérience en la matière, puisque, depuis 2016, nous avons couvert plus de 200 élections dans le monde, avec un dispositif très spécifique que nous allons vous exposer cet après-midi.
Pourquoi sommes-nous particulièrement attentifs pendant ces moments clés, par exemple les jeux Olympiques ? Nous savons qu'il s'agit de périodes sensibles et nous sommes très attachés à garder les valeurs démocratiques en place via les différents process que nous avons mis en vigueur depuis des années, qu'il s'agisse de protocoles ou d'outils, mais également de moyens humains et financiers, qui permettent de garantir l'utilisation la plus sécurisée de nos plateformes.
Je rappellerai quelques chiffres relatifs à l'investissement massif dans la sécurité de nos plateformes. Depuis 2016, nous avons investi plus de 20 milliards d'euros dans la sécurité et la protection ; 40 000 personnes sont en charge de la cybersécurité et de la sécurité, parmi lesquels se trouvent 15 000 modérateurs qui examinent les contenus sur Facebook, Instagram et Threads. Cela couvre plus de soixante-dix langues, notamment les vingt-quatre langues officielles de l'Union européenne.
Nous mettons en place différents dispositifs pour endiguer les phénomènes d'ingérence, notamment nos politiques de modération. Nous avons des standards, des normes qui régissent les conditions dans lesquelles doivent être utilisées les plateformes et ce qui y est accepté ou non. Ces règles spécifiques à Meta s'ajoutent à l'applicabilité du droit local. On nous a par exemple souvent reproché notre politique vis-à-vis de la nudité, mais cela fait partie de nos standards et de nos règles.
Cela inclut également les fausses informations et les ingérences étrangères lancées par des comportements inauthentiques et coordonnés. J'insiste sur ce vocable : nous faisons une distinction entre la désinformation et la fausse information, en lien avec un comportement inauthentique et coordonné.
Nous luttons contre la fausse information. Il s'agit d'une information partagée sans véritable volonté de nuire ou de compromettre le débat public, à la différence de l'ingérence. Ce peut être une information que tout un chacun a repostée, pensant qu'il s'agissait bien d'une information. Elle peut être diffusée par erreur, par exemple si elle a déjà été relayée par un média.
Pour endiguer ce phénomène, nous appliquons une politique en trois piliers.
Le premier pilier consiste à retirer les contenus contraires à nos standards, c'est-à-dire à nos normes, par exemple les faux comptes, mais aussi des contenus visant à limiter la participation électorale, en trompant sur le calendrier électoral ou les modalités de vote, dans le but de fausser les résultats. À titre d'exemple, entre octobre et décembre 2023, nous avons supprimé 691 millions de faux comptes, dont plus de 99 % avant tout signalement.
La détection se fait proactivement par nos machines ; ce point a été discuté dans le cadre du DSA. Nous insistons fortement sur le fait qu'il ne faut pas opposer l'humain et la machine ; nous avons besoin des deux, c'est une approche complémentaire, surtout au regard du volume que nous avons à traiter.
Il est parfois assez simple de reconnaître un faux compte. C'est par exemple le cas quand un compte nouvellement créé recense d'emblée 10 000 abonnés - quand il s'agit d'un vrai compte, la progression est évidemment plus lente. La machine est à même de détecter plusieurs signaux avant même tout signalement par les utilisateurs ce qui nous permet d'avoir une action sur ce compte.
Pour autant, les signalements humains sont tout aussi importants, car c'est ainsi que nous pouvons détecter de nouveaux protocoles utilisés par des personnes malveillantes que la machine ne pourra pas déceler, puisqu'elle n'y aura jamais été confrontée au préalable.
Voilà pour le premier pilier : le retrait des contenus qui violent nos standards.
Le second pilier concerne la réduction des contenus qui sont faux sans intention de nuire pour autant. Nos politiques n'interdisent pas le mensonge, mais nous ne souhaitons pas que du contenu profondément inauthentique puisse se propager sur nos plateformes. Nous ne sommes ni les garants ni les arbitres de la vérité, mais nous essayons de trouver un juste équilibre entre liberté d'expression et modération.
On réduit la visibilité des contenus par un réseau de vérificateurs de faits, les factcheckers. À cette fin, depuis 2017, nous avons mis en place des partenariats : nous avons un réseau de quatre-vingt-dix partenaires dans le monde. En France, nous travaillons avec quatre partenaires privilégiés : l'AFP, France 24, 20 minutes et les Surligneurs.
Sur la base de l'évaluation des vérificateurs des faits, nous pouvons réduire la visibilité du contenu vérifié pour lui appliquer une étiquette, un label de fausse information. Si les utilisateurs veulent néanmoins lire ce contenu, ils sont invités à lire l'article contradictoire qui aurait été mis en avant par le factchecker.
Pour l'Union européenne, nous avons vingt-six partenaires. Cette approche est efficace. À titre d'exemple, entre juillet et décembre 2023, plus de 68 millions de contenus visionnés dans l'Union européenne sur Facebook et sur Instagram portaient cet étiquetage par nos vérificateurs des faits. Nous constatons que, lorsqu'une étiquette de vérification est apposée sur une publication, 95 % des abonnés ne cliquent pas pour la consulter. C'est donc un dispositif efficace qui permet de limiter la propagation de fausses informations. Certes, ce n'est pas du même niveau que l'ingérence et la volonté de nuire, mais c'est tout de même à prendre en considération.
En France, au cours de la même période, 55 % des tentatives de partage de contenu vérifié ont été empêchées, notamment grâce à l'étiquetage d'avertissement qui a été appliqué sur plus de 10 millions de contenus. Cette donnée se retrouve dans le code de bonnes pratiques contre la désinformation auquel nous participons dans le cadre de l'Union européenne.
En outre, lorsqu'une publication a été évaluée comme étant une fausse information, nous considérons qu'il y a une violation de nos standards et nous appliquons ce que nous appelons des pénalités, par exemple la réduction de la visibilité du contenu mis en ligne par l'utilisateur.
Le troisième pilier sur lequel nous insistons pour essayer d'endiguer ce phénomène de fausse information, c'est une meilleure information des utilisateurs. Nous les accompagnons tout au long de leur expérience par un ensemble de mesures, par exemple un bouton de contractualisation, une notification avant tout partage de contenu si celui-ci a été vérifié - êtes-vous sûr de vouloir partager ce contenu, alors même qu'il a été vérifié et que nous savons qu'il est partiellement ou complètement faux ? -, une labellisation via une étiquette qui mentionne qu'il s'agit d'une fausse information.
Ce sont des éléments et des outils qui ont permis une action positive pour endiguer ces phénomènes.
Si les utilisateurs tombent malgré tout sur ces publications qui ont été « factcheckées », celles-ci sont recouvertes d'une étiquette « fausse information » qui en masquera le contenu. Pour y accéder, il faudra alors cliquer sur l'avertissement ; il s'agit donc d'une étape supplémentaire à franchir avec un message de rappel.
Tout un dispositif est donc mis en place à destination de l'utilisateur pour qu'il ait pleinement conscience que ce contenu a été vérifié et qu'un journaliste indépendant, avec une éthique professionnelle, aura signalé que l'information publiée est partiellement fausse.
En amont des élections européennes, nous avons pris plusieurs mesures particulières, pour faciliter la tâche de tous nos partenaires de vérification des faits au sein de l'Union européenne pour trouver et noter tous les contenus liés aux élections. Nous utilisons par exemple la détection de mots clés. Nous travaillons avec le European Fact Checking Standard Network (EFCSN) pour aider les vérificateurs à être mieux formés pour évaluer les médias générés par l'intelligence artificielle pouvant être modifiés numériquement et pour mener une campagne d'éducation aux médias afin de sensibiliser sur la manière, pour les utilisateurs, de mieux repérer ce type de contenu.
Nous commençons à accepter la certification EFCSN comme prérequis pour être considéré dans le programme de vérification des faits mené par Meta en Europe avec une reconnaissance de ses normes.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Après avoir évoqué les fausses informations partagées de manière involontaire, je vous propose d'aborder les fausses informations partagées de manière volontaire.
Nous qualifions ces dernières de « désinformation », pour bien les distinguer des premières et nous les caractérisons comme des opérations d'influence coordonnées pour manipuler ou corrompre le débat public dans un but stratégique. Ces tactiques peuvent ou non inclure de fausses informations et prennent essentiellement deux formes différentes : les campagnes clandestines fondées sur de fausses identités visant à amplifier certains messages ou des efforts plus ouverts portés par des entités médiatiques contrôlées par un État. Ces ingérences sur lesquelles nos différentes équipes travaillent peuvent être étrangères comme domestiques.
Pour contrer ces opérations d'influence clandestines, nous avons constitué des équipes mondiales spécialisées dont le but est d'identifier ces comportements. Nous avons enquêté et démantelé plus de deux cents réseaux nuisibles de ce type depuis 2017. Nous partageons publiquement, dans le cadre de nos rapports trimestriels sur les menaces, les techniques employées et quelques exemples de contenus, sans donner trop de détails pour éviter le contournement de nos systèmes et de nos règles. Cela nous permet d'éduquer le public pour lui faire connaître le type d'informations envers lesquelles il doit être vigilant, mais également de partager nos conclusions avec nos pairs dans notre industrie pour que ceux-ci puissent identifier des campagnes similaires sur leurs plateformes. Nous échangeons également avec les services de renseignement et, en France, Viginum avec qui nous travaillons en étroite coopération.
Nous entendons souvent parler des ingérences russes, mais selon notre dernier rapport, les réseaux majeurs retirés récemment concernaient la Chine, la Birmanie et l'Ukraine. La menace peut donc venir de toute part.
Nous travaillons en coopération avec Viginum depuis que cette structure a été créée. Nous partageons systématiquement nos conclusions avec elle avant de les rendre publiques et nous nous entretenons régulièrement avec ses représentants pour partager nos techniques et nos points de vue respectifs. Nous les avons encore rencontrés il y a deux jours, notre équipe internationale chargée de la lutte contre les ingérences ayant fait le déplacement à Paris pour l'occasion. Cela nous permet de partager des pistes, mais également de bénéficier de leur retour. Nous ne percevons pas nécessairement ce qui se passe sur les autres plateformes, ou des risques hors ligne, et leurs éléments peuvent nous aider à identifier des campagnes de désinformation.
Nous nous permettons aussi de les contacter. Par exemple, vous avez sans doute entendu parler d'une campagne de désinformation venant de Chine contre la campagne électorale de Raphaël Glucksmann. Après avoir vu passer cette information, nous avons contacté Viginum, qui a confirmé que cette campagne n'avait pas été observée sur les plateformes de Meta. Il s'agit d'un domaine hautement conflictuel, où les acteurs sont très persistants et essaient en permanence de revenir sur nos réseaux. Nos équipes mènent un travail de chaque instant pour tenter de les arrêter.
Je mentionnais les médias contrôlés par les États, car il s'agit également d'une forme de manipulation et d'ingérence étrangère, certes moins cachée, mais qui peut également avoir des impacts importants. Notre équipe qui travaille sur les ingérences étrangères a également développé une politique en la matière. Meta labellise les pages de certains médias contrôlés par les États, en faisant apparaître un message indiquant que ce média n'est pas indépendant et précisant quel gouvernement est aux manettes. Ce label n'est apposé que lorsque la ligne éditoriale du média est en partie ou en totalité contrôlée par un gouvernement. Ce critère est important, car il ne s'agit pas d'apposer ce label aux services d'information du service public, par exemple.
Les résultats de cette politique sont très concrets. Par exemple, les médias russes ont été bloqués dans toute l'Union européenne et nous avons poussé le curseur plus loin, en réduisant la visibilité de leurs publications à l'échelon mondial. Graphika, entreprise d'analyses spécialisée sur les ingérences, montre que le volume de publication de ces entités russes a diminué de 55 % et que leurs niveaux d'engagement ont chuté de plus de 94 % par rapport à leurs niveaux précédant le début de la guerre en Ukraine. Près de la moitié de tous les acteurs médiatiques de l'État russe ont purement et simplement cessé de publier sur les plateformes de Meta et nous pensons qu'il s'agit d'une conséquence de notre politique.
Une autre manière de lutter contre les ingérences passe par la transparence des publicités. Nous avons lancé en 2019 un outil intitulé « la bibliothèque publicitaire », qui recense l'ensemble des publicités circulant sur les plateformes de Meta pendant sept ans. En ce qui concerne les publicités politiques, électorales ou liées à un sujet général, nous allons un cran plus loin et demandons aux annonceurs de fournir des informations spécifiques relatives aux origines et au montant des financements, ainsi qu'au type de comptes ciblés et atteints par ces campagnes publicitaires. Évidemment, le but est d'attraper les annonceurs qui n'auraient pas déclaré des publicités pour les forcer à figurer sur cette base de données accessible à tout internaute, sans qu'il soit nécessaire de disposer d'un compte Facebook ou Instagram.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Je souhaite insister sur l'importance de notre coopération avec Viginum et avec les forces de l'ordre. Un portail est mis en permanence à la disposition des forces de l'ordre. Plus de 25 000 réquisitions judiciaires sont traitées chaque année en France, notre pays figurant parmi les cinq pays les plus demandeurs. Nous avons également développé une étroite collaboration avec Pharos et mis en place des équipes dédiées aux relations avec les forces de l'ordre et avec les services de renseignement. Nous avons des systèmes de traitement prioritaire en fonction des requêtes que nous avons à traiter. Nous avons notamment des protocoles spécifiques pour les jeux Olympiques et les élections européennes, afin d'engager nos équipes très rapidement en cas d'urgence.
Nous avons également des discussions régulières avec le ministère de l'Europe et des affaires étrangères, en particulier l'ambassadeur pour le numérique : cela permet, par l'intermédiaire de Pharos - il s'agit encore une fois de centraliser les modes de crises par l'intermédiaire d'un seul et même outil -, de faire remonter leurs analyses et leurs demandes.
Notre équipe internationale discute régulièrement avec ces institutions, comme récemment à Lille à l'occasion du Forum International de la Cybersécurité (FIC) durant lequel nos représentants ont exposé les dernières avancées de leur travail.
Si nous avons une demande relative à cette commission d'enquête, c'est qu'à la suite des attaques terroristes de 2016 nous avions ouvert un groupe de contact permanent avec les forces de l'ordre et certains services du ministère de l'intérieur pour apprendre à mieux nous connaître afin d'anticiper les crises. Cela passe par des mesures basiques, comme assurer les traductions et ne pas perdre de temps à ce sujet, pour éviter tous les freins qui peuvent être très importants. Malheureusement, depuis trois ans, ces rencontres n'ont plus lieu, alors que nous avons appelé plusieurs fois à les renouer.
Des rencontres informelles ont toujours lieu, mais nous pensons qu'il vaut mieux se parler avant les crises que pendant qu'elles ont lieu. Nous discutons avec chaque institution concernée, mais il nous semble que la situation nécessite de réunir l'ensemble des plateformes et des services de manière plus structurée afin de conserver une certaine fluidité en cas de crise. Pour avoir assisté à de nombreuses réunions de ce genre, il y a clairement une différence lorsque les équipes connaissent les protocoles, les portails, et ont pris connaissance des problématiques opérationnelles. Cela fait maintenant plusieurs mois que nous réitérons cet appel et il me semble que les affaires d'ingérence, particulièrement en cette année électorale et de jeux Olympiques, rendent ces coopérations d'autant plus importantes.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous évoluons dans un cadre juridique très fourni et très complet. Plus d'une trentaine de textes nationaux et européens régulent les espaces numériques, parmi lesquels figure le règlement européen sur les services numériques (DSA). Ces textes créent des obligations en matière de transparence ou de recours pour les utilisateurs, demandent une série d'audits ou confient un rôle important de supervision à la Commission européenne. En outre, ils prévoient la désignation de « signaleurs de confiance », ce que doit bientôt faire l'Arcom.
La mise en conformité avec le DSA est une priorité de Meta, où près de mille personnes travaillent sur ce sujet. Nous avons d'ores et déjà mis en ligne plusieurs outils pour y répondre, en adaptant notamment nos formulaires de signalement ou en lançant une bibliothèque de contenus publics à destination des chercheurs pour faciliter l'accès à nos données.
En outre, depuis la loi de 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information, nous interagissons très régulièrement avec l'Arcom, à laquelle nous avons fourni chaque année des rapports très détaillés, qu'elle a ensuite rendus publics. Ce premier exercice en la matière a depuis été repris à l'échelon européen, avec le code européen de lutte contre la désinformation, mis en ligne tous les six mois. Cette première expérience nous a permis d'affiner les données que nous pouvons partager.
Meta s'est activement engagé dans le cadre du code européen des bonnes pratiques depuis son lancement en 2022. Nous participons aux groupes de travail, notamment à celui lancé sur l'intelligence artificielle (IA) générative. Nous avons publié de plus en plus de données, notamment à l'échelon national.
Depuis peu, nous fournissons des éléments de transparence additionnels face aux contenus photoréalistes générés par IA. Nous appliquons un label « contenu généré par IA » sur certaines publications, d'abord pour celles générées par nos propres outils d'intelligence artificielle, en particulier Meta AI, qui ne sont pas encore disponibles en France.
Les grandes entreprises de la tech travaillent sur ces sujets afin d'établir des standards communs ou pour appliquer un watermarking permettant d'apposer des métadonnées sur ces contenus afin de les rendre facilement identifiables par tous. Nous travaillons sur des modèles permettant d'identifier les marqueurs invisibles des standards C2PA et IPTC, ce qui permettra d'identifier les contenus de Google, d'OpenAI, de Microsoft, d'Adobe, de Midjourney et de Shutterstock. Ces entreprises ont toutes réaffirmé leur volonté de travailler à l'ajout de ces métadonnées lors du sommet de Séoul, avant-hier.
Pour lutter contre les manipulations de l'information, une part importante de notre approche passe par l'éducation aux médias. Nous avons discuté de cette question à de nombreuses reprises avec les institutions. Régulièrement, nous menons des campagnes à ce sujet sur nos plateformes, en partenariat avec des entreprises de factchecking ou avec des associations. Nous venons de lancer une campagne avec l'Agence France-Presse (AFP) pour rappeler les bons réflexes à avoir pour lutter contre la désinformation : Thomas Pesquet y présente des exemples de fausses informations. Nous avons également annoncé un appel à projets avec Génération numérique pour fournir aux utilisateurs des conseils contre les fausses informations.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie pour ce propos introductif. J'en conclus, pour ma part, que les notions de désinformation, de fausse information, d'information inauthentique et même de nuisance sont finalement assez subjectives.
M. Rachid Temal, rapporteur. - En ouvrant la réunion, le président vous a demandé pour quelles raisons vous aviez souhaité que l'audition se tienne à huis clos. Vous avez invoqué deux raisons. J'entends celle relative à la sécurité. Néanmoins, vous avez aussi indiqué avoir des informations confidentielles à nous transmettre. Après avoir entendu votre propos liminaire, je me demande de quelles informations il s'agissait.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous pensions que vous souhaiteriez discuter des échanges que nous avons eus avec Viginum, notamment au sujet des événements en Nouvelle-Calédonie, étant donné que ces informations ne sont pas publiques.
En outre, certains des chiffres que nous avons cités...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ils seront publiés dans quelques jours.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Pas tous.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Non. Les contenus que nous avons retirés dans ce cadre ne correspondent pas, selon nos critères, à des comportements inauthentiques coordonnés, mais plutôt à des phénomènes d'amplification. Or ceux-ci n'apparaissent pas dans nos rapports.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Autrement dit, les informations confidentielles sont celles qui suivront dans la discussion ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Essentiellement, mais j'ai également évoqué certaines rencontres, par exemple avec les représentants de Viginum ou de Pharos, qui ne sont pas publiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je reste dubitatif, mais j'en viens à mes questions.
Quel est le modèle économique de Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous gagnons de l'argent grâce à la publicité diffusée sur nos plateformes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le chiffre d'affaires annuel généré par Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. -Nous pourrons vous envoyer ces données à l'issue de l'audition.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelle part représentent les ressources publicitaires dans ce chiffre d'affaires ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Plus de 90 %, je crois, de nos revenus.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour qu'un annonceur achète et diffuse une publicité, faut-il que celle-ci soit préalablement validée par Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Les outils de publicité sont en libre-service sur Meta. Néanmoins, lorsqu'une publicité est mise en ligne, une analyse est réalisée sur la base de nos standards, afin d'éviter, par exemple, la diffusion de contenus faisant l'apologie de la violence ou du terrorisme. Les outils d'intelligence artificielle que nous utilisons pour lutter contre les contenus organiques de ce type s'appliquent aussi aux publicités. Évidemment, cette méthode n'est pas infaillible. Certains contenus parviennent à contourner ces vérifications, mais c'est précisément pour cela que le signalement existe et que plusieurs recours sont possibles.
Mme Béatrice Oeuvrard. - C'est pour cette raison que nous avons mis en place la bibliothèque publicitaire, qui a d'ailleurs suscité beaucoup d'émoi chez certains annonceurs. Nous y recensons toutes les publicités portant sur des thématiques sociales, économiques ou environnementales. Ainsi, TotalEnergies ou Engie, par exemple, qui sont concernées par ces enjeux, doivent préciser diverses informations pour diffuser une publicité sur Meta. Ces informations concernent l'annonceur, les dépenses ou encore la date de début de diffusion du contenu. En outre, il n'est pas possible d'utiliser un mandataire pour poster l'annonce s'il ne se trouve pas dans le même pays que l'annonceur, précisément pour éviter ces phénomènes d'ingérence.
La publicité est le principal business de Meta. Nous sommes donc très vigilants. Nous étions les premiers à engager ce type d'initiative, car nous pensons que la transparence est essentielle. La Commission européenne s'est par la suite inspirée de ce mécanisme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Plus de 90 % de votre business dépend de la publicité. Tout n'est pas en libre-service : je suppose que, si je veux poster une publicité, je ne serai pas soumis au même dispositif que celui qui s'applique à une entreprise comme TotalEnergies.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Si.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Eux-mêmes peuvent donc poster des publicités aussi facilement ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - C'est le même dispositif.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Une PME a accès au même dispositif qu'un particulier ou qu'une grande entreprise.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Plus de 2 millions de PME et de TPE utilisent nos plateformes en France pour faire de la publicité.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Et toutes ces publicités sont vérifiées selon le procédé que vous avez décrit ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - Un système de vérification automatique s'applique aux publicités. Néanmoins, si le taux de confiance de la machine est moins élevé, une vérification humaine intervient.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À combien ce taux de confiance s'élève-t-il ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - Tout dépend du sujet.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Selon nos rapports de transparence, les contenus pornographiques ou terroristes sont facilement repérés. En effet, nos machines sont bien entraînées, puisque ce sont toujours les mêmes séquences ou logos qui réapparaissent.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le pourcentage de retrait au moment de la mise en ligne ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Au moment de la mise en ligne, il est de 99 %.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous m'avez mal compris. Quel est le pourcentage de publicités dont la mise en ligne est empêchée ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Concernant les contenus terroristes, 99 % des publicités sont retirées au moment où les utilisateurs tentent de les mettre en ligne.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Elles sont détectées proactivement, grâce à notre système qui repose sur l'intelligence artificielle.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Le système identifie par exemple le logo de Daech ou des images très sanglantes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pour quelles raisons les annonceurs utilisent-ils Meta ? Il y a bien entendu votre visibilité. Cependant, je suppose que vous leur proposez également de cibler des abonnés en fonction d'un certain nombre de critères.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Il n'y a pas de partage de données dans ce sens. Un annonceur qui essaie de mettre en ligne une publicité établit une liste de critères déterminant les personnes qu'il souhaite cibler. En fonction du budget qu'il investit, nous faisons correspondre le contenu aux utilisateurs visés. Cependant, l'annonceur n'a pas de visibilité sur les utilisateurs. Les données sont anonymisées. Il ne dispose que d'un chiffre de performance, qui le renseigne sur le nombre de personnes touchées.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Excusez-moi, je me permets de vous interrompre, mais quel est le rapport avec l'ingérence ? Où voulez-vous en venir ?
M. Rachid Temal, rapporteur. - Parce qu'il faut que je vous le dise ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - Ce n'est pas l'objet de votre commission.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vais vous le dire. D'abord, je suis très étonné que vous ayez demandé une audition à huis clos. Je trouve qu'il n'y a pas vraiment de données confidentielles. Et maintenant, vous me reprochez de vous poser ces questions ! C'est quand même très surprenant !
Mme Béatrice Oeuvrard. - Je ne vous reproche pas vos questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je pensais que ces données pourraient être intéressantes. Nous avons échangé avec de nombreux chercheurs, qui ont notamment abordé la question de l'économie de l'attention. Je souhaite donc en savoir davantage sur votre modèle économique. En tant qu'entreprise, vous cherchez à gagner de l'argent. Or plus il y a de clics sur une publicité, mieux elle se vend, et plus votre chiffre d'affaires est important.
Mme Béatrice Oeuvrard. - J'essayais de comprendre le rapport entre l'ingérence étrangère, qui est l'objet de cette commission, et notre business model.
M. Dominique de Legge, président. - Je ne sais pas s'il y a quelque chose à comprendre. Ce que nous avons compris, de notre côté, néanmoins, c'est qu'une partie des faits d'ingérence transite par les plateformes. Nous souhaitons donc en savoir davantage sur leur fonctionnement. Les questions du rapporteur sont parfaitement légitimes et je vous remercierai d'y répondre.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Je ne dis pas qu'elles ne sont pas légitimes. Je souhaitais savoir quel était le lien.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il tient aux raisons qu'évoque le président. Les plateformes sont une porte d'entrée majeure pour les phénomènes d'ingérence. Selon un chercheur que nous avons auditionné, une information prêtant à débat suscite dix fois moins de clics qu'une information totalement vérifiée et certifiée. Tout cela me semble donc lié à votre modèle économique. Ce rapport de un à dix ne vous parle pas ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Non, puisque, comme je vous l'expliquais, nous avons développé une politique sur les fausses informations qui repose sur différents standards et règles. Dès lors qu'un contenu est labellisé « fausse information », il est démonétisé et son émetteur perd la faculté de poster des publicités. On ne peut donc pas faire de publicité sur de fausses informations sur Meta.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'utilisation de Facebook dans des logiques d'ingérence au moment du Brexit a été démontrée. Des travaux, qui créent davantage le débat, tendent à montrer que des procédés similaires ont été utilisés pendant la campagne précédant l'élection présidentielle américaine de 2016. Avez-vous observé des phénomènes de ce genre lors de ces deux moments ? Depuis, avez-vous pris des mesures ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - L'équipe dédiée à la lutte contre les ingérences étrangères a été créée en 2017. Ce sont les événements liés à l'élection américaine qui nous ont encouragés à développer ce travail. Pour la première fois, la manière dont internet peut être utilisé par des forces étrangères était alors mise en lumière. Il s'agissait d'un problème nouveau pour les plateformes, sur lequel nous avons massivement investi. Cette équipe est née dans ce contexte et une coopération a ensuite été mise en place, avec des institutions comme Viginum - ce service a été créé dans la même logique. Notre but est de travailler avec ces institutions afin de limiter de tels phénomènes.
Les chiffres que j'ai évoqués sur les ingérences passant par les médias russes démontrent que ces politiques ont été efficaces. En effet, plus de la moitié des médias russes ont arrêté de publier sur nos plateformes, parce qu'ils finissaient par se décourager. Lorsqu'on évoque les tentatives d'ingérence russe, le nom du réseau Reliable Recent News (RRN/Doppelgänger) est celui qui revient le plus souvent, car il s'agit de l'un des acteurs les plus persistants. Grâce à la mobilisation des plateformes, l'influence de Doppelgänger est décroissante : ils ont de moins en moins de visibilité, publient de moins en moins et rencontrent des difficultés grandissantes pour accéder aux plateformes. C'est la conséquence de cette coopération efficace avec les autorités et des moyens déployés pour s'attaquer au problème.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Nous avons également développé une autre approche, en nous concentrant sur ce que nous appelons les « comportements inauthentiques coordonnés ».
Avant 2016, nous nous focalisions principalement sur le contenu en tant que tel. Depuis, nous tentons d'utiliser d'autres faisceaux d'indices. En effet, il est possible que des contenus anodins soient postés, qui n'ont aucune dangerosité, mais, s'ils sont raccrochés à de faux comptes, qui créent des abonnés et sont coordonnés, ils peuvent entraîner des effets pervers. Dans nos discussions avec les institutions, Viginum notamment, nous considérons des contenus particuliers, mais nous nous concentrons principalement sur les comportements entourant ces contenus : par qui ont-ils été postés ? À qui le compte est-il relié ? Comment existe-t-il ? Où est-il localisé ? Après les événements que vous avez mentionnés, nous avons commencé à nous intéresser à ce type d'informations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel pourcentage des contenus postés parvenez-vous à contrôler sur Meta, en mettant de côté WhatsApp ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - Je ne peux pas vous dire combien de posts nous contrôlons, car la politique de détection des faux comptes prend en considération un ensemble de signaux.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre de cette méthode globale, quel pourcentage de ce qui est mis en ligne est passé en revue ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - Nous n'avons pas ce chiffre, mais je peux vous en donner un autre, qui pourra vous éclairer. Concernant les contenus terroristes, haineux et violents, nous avons recours à un taux de prévalence, que nous publions dans notre rapport de transparence. Ce taux nous permet d'évaluer si nos machines répondent bien au danger. Sur le terrorisme, il est de 0,01 %, ce qui signifie que, sur dix mille contenus, il en reste un qui n'a pas été capté, par la machine ou à la suite d'un signalement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Exercez-vous un contrôle sur l'ensemble des activités des utilisateurs de Facebook et d'Instagram ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Non. L'article 9 du DSA institue le principe de la non-surveillance généralisée. Les plateformes ne doivent pas surveiller les contenus postés par les utilisateurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais le DSA vient seulement d'entrer en vigueur.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Ce principe figurait déjà dans la directive sur le commerce électronique.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Les plateformes ne sont pas censées surveiller ce que les utilisateurs postent. Pour autant, elles sont encouragées à développer des outils pour capter les contenus les plus graves. Nous avons recours au machine learning pour permettre les signalements. Nous devons aussi mettre à disposition des utilisateurs et des autorités des outils de signalement.
Le dispositif du DSA comprend un autre élément intéressant, que nous avions déjà mis en place : le principe des signaleurs de confiance. Certaines associations et institutions, expertes et reconnues dans leur domaine, peuvent avoir accès à des outils de signalement prioritaire, qui nous permettent de prendre en compte leurs signalements au plus vite.
Tous les trimestres, nous publions le rapport de transparence, qui rend compte, à l'échelle internationale, du nombre et du volume de contenus et de faux comptes retirés, par catégorie. Nous comptons aujourd'hui une quinzaine de catégories, qui vont du discours haineux au contenu violent.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Le fait de « scroller » tous les contenus serait en contradiction avec le DSA et avec la loi pour la confiance dans l'économie numérique (LCEN). En revanche, nous travaillons à partir de signaux reçus, même faibles, qu'ils soient captés par la machine, les signalements des utilisateurs ou le travail de coopération, qui permet d'identifier de nouveaux protocoles mis en place par les personnes malveillantes.
M. Rachid Temal, rapporteur. -Pourquoi labelliser plutôt que de retirer les contenus identifiés ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous avons eu une longue discussion à ce sujet avec le conseil de surveillance, organe indépendant et externe à Meta, qui officie un peu comme notre Cour suprême. Quand nous prenons des sanctions contre certains contenus, les utilisateurs ont la possibilité de faire un recours et, s'ils ne sont pas d'accord avec la décision prise, ils peuvent se tourner vers le conseil de surveillance dans les cas de modération les plus complexes.
C'est aussi en échangeant avec les experts du conseil que nous avons affiné notre approche et que nous avons décidé de labelliser ce type de contenus. On ne les retire pas, parce que la loi n'interdit pas de mentir ou de dire quelque chose de faux. De plus, dans certains cas, les fausses informations sont partagées en bonne foi. En les labellisant, nous fournissons du contexte additionnel pour ces publications, qui sont systématiquement accompagnées d'un article contradictoire, écrit par les factcheckers avec lesquels nous travaillons, qui explique pourquoi le contenu est faux d'un point de vue factuel.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ce conseil est-il dans le périmètre de Meta ?
Mme Élisa Borry-Estrade. - Il s'agit d'un conseil indépendant, qui rassemble des journalistes, des juristes ou d'anciennes personnalités politiques.
Concernant l'IA, le conseil nous a demandé de changer notre politique, en expliquant que les contenus générés par l'IA se multipliaient sur internet et sur les plateformes et qu'il était important de donner du contexte aux utilisateurs pour les éduquer sur le sujet. L'approche est la même pour les fausses informations : il faut donner du contexte.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Au début, nous placions un grand triangle rouge pour signaler les fausses informations. Cependant, cette pratique avait un effet inverse à celui que nous recherchions : soit les gens ne nous croyaient pas, soit l'information suscitait plus d'interrogation et attirait du public.
Notre politique n'est sans doute pas parfaite et elle est sûrement vouée à évoluer. Mais nous faisons appel à de nombreux experts pour identifier ce qui fonctionne le mieux dans le cadre d'une vision multiculturelle, puisque nous sommes une plateforme globale. Notre approche est itérative et nous testons toujours de nouvelles choses. Chaque fois que nous modifions notre politique, ce n'est pas parce que Mark Zuckerberg en a décidé ainsi en se levant. Nous nous appuyons sur un ensemble de chercheurs et d'experts indépendants. Par ailleurs, des rapports sur ces prises de décision sont publiés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans le cadre de nos auditions, nous avons entendu certains de ces chercheurs et experts. Sur la question de la labellisation de l'information, ils disent qu'il ne s'agit pas du bon modèle.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Nous vous l'avons dit : 95 % des personnes ne cliquent pas sur un contenu labellisé. Ce chiffre indique que l'approche fonctionne. À chaque fois que nous opérons ce genre de changements, nous tentons d'évaluer le bon fonctionnement de ce que nous mettons en place. Aujourd'hui, au regard des résultats, la labellisation fonctionne, ce qui ne signifie pas qu'il n'existe pas d'autres solutions. Il est très important de poursuivre nos discussions avec les collèges d'experts et les journalistes, car les approches devront évoluer, pour répondre à l'évolution des techniques, mais aussi de l'actualité.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons entendu que le label peut donner le sentiment qu'il s'agit d'une information officielle, dans un contexte où la défiance est grande par rapport aux autorités.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Le système a ses limites et un complotiste, même si on labellise...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Bien sûr, mais nous ne parlons pas ici de ce type de profil.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Nous observons que les informations ou les campagnes d'éducation relayées par des proches ont plus de poids pour cette population. La façon de passer les messages change aussi en fonction de la population ciblée.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Nous avons entendu un autre argument en faveur de cette labellisation. Les campagnes d'ingérence, comme les campagnes de désinformation, se cantonnent rarement à une seule plateforme. Lorsqu'ils découvrent une fausse information sur internet, des individus qui l'ont déjà vue sur l'une de nos plateformes, assortie d'un contexte explicatif, peuvent la considérer avec un autre regard.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Lors de nos auditions, nous avons évoqué les demandes de retrait. Les avis étaient partagés sur la facilité et la rapidité avec lesquelles le retrait peut être obtenu.
Mme Béatrice Oeuvrard. - Nous avons eu de grandes discussions avec des personnes qui poussaient pour le retrait de contenus contenant des mots violents à l'égard de la France. Mais ces contenus provenaient de comptes authentiques et nous devons conserver une liberté de parole sur nos plateformes.
Il faut faire la différence entre un compte faux, inauthentique et coordonné, d'un côté, et une vraie personne, de l'autre, qui veut donner son opinion dans le respect des règles de droit applicables. Nous avons parfois des discussions compliquées, au cours desquelles on nous demande de retirer des éléments qui ne sont pas qualifiables d'un point de vue juridique. Généralement, ces demandes ne passent pas par Pharos, qui offre un cadre juridique.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez mentionné des exemples d'ingérences, en citant la Chine, la Birmanie et l'Ukraine.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Ces exemples récents figurent dans le dernier rapport publié par l'équipe luttant contre les ingérences étrangères.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous dites que tout le monde parle des Russes, mais que ce sont plutôt les pays que je viens de citer qui sont impliqués.
Mme Élisa Borry-Estrade. - Ce ne sont pas « plutôt » eux, mais eux « aussi ». Nous avons tendance à nous focaliser sur les ingérences russes, mais je voulais souligner le fait que cette équipe doit gérer des menaces qui peuvent venir de partout. Dans le passé, nous avons retiré des campagnes venant d'Iran.
À titre confidentiel, ces derniers jours, nous avons travaillé avec Viginum sur les événements en cours en Nouvelle-Calédonie. Le service a publié un rapport identifiant une campagne d'amplification menée depuis l'Azerbaïdjan, un pays qui revient souvent dans nos rapports. Nous avons retiré plus de quatre-vingts comptes venant de la région sur la base du travail accompli avec Viginum. Il ne s'agissait pas seulement de comportements inauthentiques coordonnés, puisque certains comptes étaient vrais, mais ils se faisaient passer pour ce qu'ils n'étaient pas et étaient inauthentiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quels sont vos moyens en ce qui concerne WhatsApp et les boucles ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - Nous avons adopté une approche assez unique. Sur WhatsApp, à la différence de Telegram, les groupes sont en réalité limités à un peu plus de cinq mille personnes, notamment pour éviter les effets de viralité. Pour nous, WhatsApp est non pas un réseau social, mais une application de messagerie privée.
Tout un dispositif de signalement est possible, mais les communications sont en revanche cryptées, sauf en cas de signalement, auquel cas il est possible de visualiser les cinq derniers messages envoyés. Nous traitons plutôt l'information à l'aide des métadonnées. Par exemple, au sujet de la pédopornographie, si un majeur ne contacte que des mineurs, nous pouvons intervenir à l'aide de certains signaux, mais pas en nous fondant sur le contenu en tant que tel des messages.
Mme Nathalie Goulet. - Il faut saluer à quel point les procédés des plateformes ont évolué. J'ai présidé la première commission d'enquête du Sénat sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe - c'était en 2014 - et, si les mécaniques de contrôle et de retrait sont les mêmes, la méthode a beaucoup évolué. Il faut souligner les efforts accomplis : nous sommes passés dans une autre dimension quant à la protection des usagers.
En ce qui concerne la coordination à l'intérieur de votre groupe, comment échangez-vous avec les responsables des affaires publiques d'autres pays ? Lorsque vous bannissez une publicité, un faux compte ou une ingérence en France, appelez-vous à la vigilance dans d'autres pays à travers le monde ?
Telegram a signé un partenariat avec l'organisation Etidal, aussi appelée centre mondial de lutte contre l'idéologie extrémiste, qui a permis au dernier trimestre le retrait de 16 960 000 de contenus terroristes. Connaissez-vous cette institution et collaborez-vous avec elle ?
Mme Béatrice Oeuvrard. - L'applicabilité de nos politiques d'utilisation est globale. Nous ne localisons les décisions qu'en fonction de jugements rendus par des tribunaux nationaux, afin d'appliquer le droit national, mais nos politiques sont globales. C'est d'ailleurs ce qui a gêné Donald Trump lors de son bannissement : son compte a été supprimé dans le monde entier. Ce cas est d'ailleurs intéressant : nous avons fait revoir la décision de le bannir par notre comité de surveillance et on nous a demandé de changer notre politique concernant les personnalités publiques, car il faut aussi prendre en compte la liberté d'expression et d'opinion. En interne, le débat dans ce groupe d'experts était intéressant pour voir comment procéder, en limitant dans le temps les peines de bannissement.
À ce sujet, je me permets d'ajouter qu'il serait bon que nous disposions des statistiques du nombre de condamnations effectives à la suite des 25 000 réquisitions que Meta fait tous les ans en France. Pharos traite 190 000 plaintes, mais seulement 50 personnes sont condamnées pour cyberharcèlement. Nous nous interrogeons quant au rôle du pouvoir régalien, qui doit prendre sa part.
À la suite de son bannissement, Trump a eu le réflexe de créer son propre réseau social qui, s'il avait été diffusé en Europe, n'aurait pas été soumis au DSA en raison de sa petite taille. Une décision politique a été prise d'appliquer des règles différentes à d'autres plateformes et de laisser se développer des bulles de haine soumises à d'autres règles que les très grandes plateformes. Certaines autorités avec lesquelles nous travaillons soulignent que les criminels vont sur Telegram, mais cette entreprise n'est pas présente lors de nos discussions. Il y a là un vrai problème : il y a une chaîne de responsabilités.
Cela signifie non pas que les plateformes n'ont pas de responsabilité - ce n'est absolument pas le message que nous portons -, mais que le pouvoir régalien doit s'appliquer. Nous avons par exemple été très déçus que l'amende forfaitaire n'ait pas été retenue dans la loi visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique, alors que le sénateur Loïc Hervé notamment l'avait proposée. Il s'agissait pour nous d'une manière plus simple et réactive de poser les règles étatiques, sans demander aux victimes d'aller devant un juge et d'attendre plusieurs années pour obtenir réparation. Il faut donc un vrai rôle de l'État et un suivi des condamnations relatives aux plaintes sur Pharos.
Je ne connais pas l'organisation travaillant avec Telegram que vous mentionnez, mais nous sommes à l'initiative du Global Internet Forum to Counter Terrorism (GIFCT) qui regroupe un ensemble d'entreprises pour partager avec les autres plateformes des métadonnées sur les contenus terroristes, un peu à l'image du watermarking, afin de créer une base de données des contenus identifiés comme tels et éviter leur partage. Il est plus délicat de trouver des définitions communes des contenus haineux ou violents. Si j'ai un message à faire passer au sujet de Telegram, c'est qu'il est très dommage que nous ne les rencontrions jamais autour de la table.
24. Audition, à huis clos, de M. Nicolas Lerner, directeur général de la sécurité extérieure (DGSE) - le mardi 28 mai 2024
Audition à huis clos dont le compte rendu ne sera pas publié.
25. Audition, ouverte à la presse, de MM. Frédéric Géraud de Lescazes, directeur des relations institutionnelles de Google Cloud France, Thibault Guiroy, directeur des relations institutionnelles de YouTube France et David Grout, directeur technique de Mandiant - le mardi 28 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous accueillons, pour nous éclairer sur la stratégie de Google, MM. Frédéric Géraud de Lescazes, Directeur des relations institutionnelles de Google Cloud France, et Thibault Guiroy, Directeur des relations institutionnelles de YouTube.
Je tiens à préciser que cette audition est publique et je remercie les participants pour leur intervention sur ce sujet très sensible, aussi bien pour les services de l'État que pour les acteurs du numérique.
Lorsqu'il s'agira d'aborder des sujets techniques et de coopération avec les autorités de régulation jugés confidentiels, la réunion se poursuivra à huis clos, sans captation vidéo. M. David Grout, directeur technique de la filiale de Google dénommée Mandiant, pourra s'exprimer sur l'activité de sa société dans ce cadre.
Avant de vous donner la parole, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, MM. Frédéric Géraud de Lescazes, Thibault Guiroy et David Grout prêtent serment.
M. Dominique de Legge, président. - Merci. Je vous propose de prendre la parole pour un propos introductif d'une dizaine de minutes chacun et, ensuite, le rapporteur et les membres de la commission pourront vous questionner.
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Nous tenons à remercier la commission d'enquête pour cette invitation faite à Google de nourrir le débat parlementaire. Nous vous remercions également d'avoir permis au représentant de Mandiant de s'exprimer à huit clos car cette société est aujourd'hui le seul organisme privé capable d'attribuer une attaque à un État.
Votre commission travaille sur un sujet crucial pour nos démocraties. Google en a fait la dure expérience en 2009, avec l'opération Aurora - une importante cyberattaque chinoise visant une trentaine d'entreprises principalement américaines, mise au jour par Google.
Nous avons alors fait le choix difficile et conscient de partager cette information, malgré les risques. La cybersécurité est avant tout un sport d'équipe, basé sur le partage et la confiance entre acteurs de tous types. Ces attaques constituent une menace pour la démocratie : les pirates informatiques volent des informations sensibles qui sont ensuite délibérément diffusées pour nuire aux personnalités politiques.
À ce titre, nous tenons à souligner que nous apprécions tout particulièrement le crédo « partage-échange-confiance » de l'Association française interCERT France, dont le CERT de l'ANSSI fut à l'origine.
Chez Google, nous sommes sérieux et pragmatiques et avons donc souhaité travailler avec les meilleurs pour protéger nos solutions et produits. Nous travaillons de manière étroite avec Viginum et l'ANSSI. Dans l'optique d'apporter la meilleure protection possible à nos clients, Google Cloud a fait l'acquisition de la société Mandiant mi-2022 pour la somme de 5,4 milliards de dollars. Mandiant est spécialisée dans la détection des menaces et la réponse à incident en cas d'attaque. Mandiant a créé l'acronyme APT pour Advanced Persistant Threat. Sept de vos collègues parlementaires, dont Monsieur Olivier CADIC, ont récemment eu connaissance du fait qu'ils avaient été ciblés et victimes de APT31, une entité liée au ministère de la sécurité chinois. C'est Mandiant qui a mis au jour et attribué à la Chine ce groupe d'attaquants.
À moins de deux semaines des élections européennes, nous allons vous exposer comment Google agit face à ce moment critique. Alors que près de 400 millions de citoyens se préparent à voter, il s'avère primordial que le gouvernement, le législateur et l'industrie collaborent pour faire face aux menaces qui pèsent sur ce processus démocratique.
Nous prenons cette responsabilité très au sérieux et nous nous sommes engagés à fournir des informations de haute qualité aux électeurs, à protéger nos plateformes contre les abus, à développer des outils de watermarking pour aider à détecter les contenus générés par l'intelligence artificielle, à doter les équipes de campagne des meilleurs outils de sécurité et des formations adéquates et gratuites et, enfin, à publier, toujours gratuitement, des analyses de menaces en ligne et à échanger des informations avec les gouvernements.
Nous pensons qu'il faut prioriser le risque de la désinformation. Google et ses pairs travaillent en étroite collaboration pour lutter contre la désinformation sur toutes les plateformes et partager des renseignements sur les menaces avec ses partenaires gouvernementaux.
Néanmoins, malgré l'état d'alerte accru concernant les menaces basées sur l'intelligence artificielle (images ou vidéos manipulées par exemple), il est essentiel que nous restions également vigilants face aux opérations plus conventionnelles, y compris les opérations dites de piratage et de fuite « hack and leak ». Les services de renseignement étrangers continuent en effet de cibler les communications électroniques de hauts responsables de l'Union européenne, dans l'optique de recueillir des informations potentiellement sensibles qui peuvent être divulguées de manière sélective à des fins politiques.
Bien que la désinformation sophistiquée, alimentée par l'intelligence artificielle, ait retenu beaucoup d'attention jusqu'à présent, Google et sa filiale Mandiant ont observé relativement peu de manipulations politiques via l'intelligence artificielle.
Nos recherches indiquent que même les auteurs de menace les plus sophistiqués sont opportunistes : il n'est peut-être pas nécessaire pour eux de recourir à de la propagande générée par de l'intelligence artificielle lorsqu'il est plus facile et moins coûteux d'exploiter des logiciels vulnérables et de divulguer les communications légitimes des responsables politiques européens.
Il s'avère crucial que les autorités gouvernementales évaluent correctement les risques relatifs et veillent à doter les candidats politiques, les responsables électoraux, les personnels des campagnes, les journalistes et les citoyens des outils et de la formation récurrente pour repérer et bloquer les tentatives d'hameçonnage. Nous organisons des réunions d'information avec chaque équipe de campagne politique depuis plusieurs scrutins. Nous formons aux bons gestes l'ensemble des partis, sans distinction. Nous pensons que cela relève de notre responsabilité. Nous estimons que les entreprises technologiques devraient être responsables d'une meilleure sécurité. Ainsi, les fournisseurs des technologies devraient être tenus responsables de la création de produits numériques intégrant de solides fonctionnalités de sécurité par défaut, ce que l'on appelle en anglais « security by design ».
Les responsables gouvernementaux et les citoyens devraient pouvoir être sûrs que leurs systèmes de messagerie ne contiennent pas de vulnérabilités critiques. Les agences gouvernementales ne devraient pas être contraintes à des offres logicielles complexes. Les clés de chiffrement devraient être renouvelées régulièrement et les réseaux devraient être construits avec des protections de sécurité en couches pour empêcher les acteurs malveillants d'exploiter un seul compte de test qui, une fois compromis, permet de prendre le contrôle complet.
Pour être pratique, voici les trois recommandations que nous avons présentées au gouvernement américain, la semaine dernière, à propos du rapport du 2 avril 2024 du Cyber Safety Review Board. Ledit rapport portait sur la découverte de lacunes majeures de sécurité chez un grand fournisseur entraînant d'importantes violations de la sécurité nationale des Etats-Unis.
La sécurité numérique ne peut pas être un ajout après-coup au produit existant. Google estime que chaque produit logiciel doit d'abord faire l'objet d'un examen de sécurité rigoureux, dès le début de la phase de conception et tout au long du cycle de vie du produit.
Nous avons partagé notre approche avec d'autres acteurs du secteur lors de la dernière conférence du groupe « RSA », qui est la plus grande réunion annuelle sur les questions de cybersécurité. D'autres acteurs sont venus cosigner un nouvel ensemble de principes de security by design.
Un expert sécurité doit avoir voix au chapitre lors des achats. Les évaluations de sécurité des produits technologiques ne devraient pas s'arrêter lorsqu'un produit répond aux normes d'accréditation du secteur public. Le cycle de vie de la gestion technologique doit inclure la capacité de déclencher des re-certifications de sécurité pour les produits souffrant d'incidents de sécurité majeurs et ainsi prendre en compte les performances passées lors de la prise de décision d'achat.
Les responsables des achats devraient tenir compte des données existantes, des informations sur les vulnérabilités les plus exploitées et du suivi des directives de cybersécurité émises par les agences gouvernementales (ANSSI ou InterCERT France par exemple).
Google, et d'autres comme InterCERT France (cf. leur communiqué de presse du 29 février 2024), voient un risque de longue date pour les organisations du secteur public français qui utilisent le même fournisseur pour leur système d'exploitation, pour leur messagerie électronique, pour leur logiciel de bureautique et pour leurs outils de sécurité.
Avec cette approche, une seule violation est susceptible de mettre à mal l'ensemble d'un écosystème (single point of failure). Les gouvernements devraient adopter une stratégie multifournisseur, développer et promouvoir des normes ouvertes pour garantir l'interopérabilité, permettant ainsi aux organisations de remplacer plus facilement les produits non sécurisés par d'autres, plus résistants aux attaques.
Enfin, les régulateurs devraient enquêter sur les pratiques restrictives en matière de licences logicielles, qui entravent la diversité, le libre choix, et donc la sécurité de l'écosystème du secteur, décourageant ainsi l'innovation.
En conclusion, nous souhaitions aujourd'hui apporter avec sérieux notre contribution à vos travaux, notamment avec l'idée que le partage d'informations est un levier primordial, que la cybersécurité est un sport d'équipe et que le domaine de l'intelligence artificielle ne dérogera pas à cette règle.
Il nous apparaît nécessaire de progresser tous ensemble, avec la plus grande rigueur, et en écoutant toutes les parties prenantes.
M. Thibault Guiroy. - Pour remettre les éléments dans leur contexte et vous donner une idée des volumes, 500 heures de contenu sont mises en ligne chaque minute dans le monde sur YouTube. Nous recensons 41 millions d'utilisateurs en France et ceux-ci passent en moyenne 37 minutes par jour sur la plateforme. Chaque trimestre, nous retirons 7 à 8 millions de vidéos dans le monde pour non-conformité à nos conditions d'utilisation.
YouTube dispose de trois leviers principaux pour lutter contre la désinformation :
- le retrait des contenus qui violent nos conditions d'utilisation ;
- le fait de ne plus recommander les contenus qui sont à la limite de franchir la ligne ;
- le fait de mettre en avant les sources fiables sur la plateforme.
- Le retrait des contenus qui violent nos conditions d'utilisation.
Concernant le retrait de certains contenus, il convient de noter que nos équipes de modération sont dotées de deux grilles de lecture : nos conditions d'utilisation, d'une part, et la législation locale (droit français en l'espèce), d'autre part. Nous pouvons nous réjouir du fait que les différences entre ces deux grilles sont assez minces en France.
Nous disposons de politiques très claires sur des questions comme la lutte contre le harcèlement, la lutte contre le terrorisme, la sécurité des mineurs, les incitations à la haine. Nous faisons évoluer nos politiques de manière constante puisque la menace évolue constamment, comme en témoignent de récents évènements comme le conflit au Proche-Orient, le conflit ukrainien ou la pandémie de covid 19.
Il nous appartient de tracer des lignes claires entre ce qui est autorisé et ce qui doit être supprimé de la plateforme. Cette intervention doit être opérée dans un délai contraint, ce qui implique de prendre des décisions complexes. C'est d'autant plus vrai en termes de lutte contre la désinformation puisque les préjudices dans le monde réel peuvent être considérables. Je peux vous citer l'exemple des contenus qui expliquaient que des antennes relais 5G participaient à la diffusion du covid : ils ont mené à des émeutes et à la destruction de ces antennes.
Concernant les échéances électorales, nous disposons de politiques de contenus spécifiquement dédiées aux élections. Il s'agit plus précisément d'appréhender trois types de contenus : ceux qui visent à manipuler les électeurs (notamment pour les décourager d'aller voter), ceux qui visent à remettre en cause l'éligibilité des candidats et ceux qui diffusent des incitations visant à interférer avec le scrutin (création volontaire de longues files d'attente ou de conflits avec les assesseurs par exemple).
Pour créer ces politiques et les renforcer, nous nous rapprochons d'experts, d'associations de chercheurs et d'institutions. Concrètement, plus de 20 000 personnes travaillent sur les questions de modération chez Google, sur tous les fuseaux horaires.
Nous disposons d'un bureau de renseignement (intelligence desk), dont le but est d'observer ce qui se passe sur d'autres plateformes (réseaux sociaux, messageries, etc.) afin de pouvoir réagir le plus rapidement possible en cas de besoin.
Au premier trimestre 2024, nous avons retiré 8,3 millions de vidéos et 1,4 milliard de commentaires dans le monde. 96 % de ces vidéos sont signalées par des machines, de manière automatique, en sachant que 83 % de ces vidéos sont retirées en ayant généré moins de 10 vues. Pour ce qui est de la France, nous avons retiré plus de 200 000 contenus en 2023, ce qui représente un chiffre relativement bas. 3 000 de ces contenus ont été retirés en raison d'une violation de notre politique de lutte contre la désinformation.
Nous nous basons sur l'intelligence artificielle pour appréhender ces contenus et les signaler mais une revue humaine est très souvent indispensable car il convient de remettre les vidéos dans leur contexte.
Nous disposons d'un réseau de signaleurs de confiance, dont nous sommes particulièrement fiers. YouTube est à l'origine de ce concept qui a ensuite été repris dans le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act).
Enfin, nous travaillons étroitement avec Viginum, l'ARCOM et le ministère des Affaires étrangères sur les questions de lutte contre la désinformation, notamment internationale.
Non recommandation des contenus qui sont à la limite de franchir la ligne
Nous devons réduire la visibilité des contenus qui sont à la limite de violer nos conditions d'utilisation. Ils représentent un pourcentage très faible, soit moins d'1 % des contenus présents sur la plateforme. La politique de l'entreprise est de ne plus les recommander sur la plateforme. Ils ne sont plus mis en avant, ce qui se traduit par une baisse de leur visibilité de 70 %.
Le troisième pilier de notre politique consiste à mettre en avant des contenus qui font autorité. Pour les identifier, nous nous basons sur la pertinence et la fraîcheur du contenu, mais aussi sur le corpus que nous connaissons déjà dans Google Actualités et sur les publications des médias. En France, par exemple, nous faisons remonter les contenus de France 24, France Info, Euronews, Arte, et bien d'autres.
Le contenu est « remonté » de manière plus proéminente lorsqu'un évènement particulier survient. En pareil cas, nous proposons une section « breaking news » sur la page d'accueil de YouTube, ce qui permet d'afficher le live d'un média français afin de s'assurer que nos utilisateurs tombent en premier lieu sur une source qui fait autorité.
Lors des élections de mi-mandat en 2022 aux Etats-Unis, nous avons pu constater que ce concept fonctionnait de manière satisfaisante puisque nous estimons que 85 % des utilisateurs qui ont recherché des informations sur ces élections consultaient en premier lieu des sources qui faisaient autorité.
La seconde manière de flécher des sources qui font autorité consiste à afficher des panneaux d'information sous les vidéos. Ainsi, lorsque vous visionnez des contenus sur YouTube, des panneaux s'affichent sous la vidéo pour communiquer des informations sur des sujets qui pourraient être relatifs à des théories du complot ou sur des médias financés par des fonds publics ou des gouvernements. C'est également le cas pour des sources de santé qui font particulièrement autorité. Lorsque vous cherchez des noms de maladie sur YouTube, vous tombez sur des vidéos qui sont proposées par des sources faisant autorité, l'AP-HP (Assistance publique - hôpitaux de Paris) par exemple.
Enfin, nous apportons de la transparence sur les contenus potentiellement synthétiques ou générés par l'intelligence artificielle. Comme nous l'avons annoncé il y a quelques mois, ces contenus sont désormais labellisés. Concrètement, si vous êtes créateur de contenu sur la plateforme, il vous est demandé, lors de la mise en ligne de la vidéo, de préciser si ce contenu contient un élément généré ou altéré par intelligence artificielle, ce qui déclenchera l'apparition d'un label sur la vidéo ou d'un panneau d'information donnant de la transparence à l'utilisateur. Nous ne sommes pas parfaitement naïfs et avons bien conscience du fait que certains utilisateurs ne déclareront pas cette altération du contenu au moment de la mise en ligne de la vidéo. Nous entraînons donc nos modèles de machine learning à détecter ces contenus afin de pouvoir labelliser ces contenus a posteriori. Le cas échéant, des sanctions pourraient être appliquées aux utilisateurs qui n'auraient pas déclaré correctement ces vidéos. Ces sanctions peuvent aller de la simple labellisation du contenu, en cas d'intention non malveillante, jusqu'à la suppression du contenu de la chaîne et sa démonétisation.
Je tiens à préciser que la monétisation n'est pas accessible à tout le monde sur la plateforme. Pour en bénéficier, il faut avoir au moins 1 000 abonnés ainsi qu'un historique de 4 000 heures de visionnage au cours des douze derniers mois. Nous analysons avec attention l'historique de bonne conduite. Ainsi, une personne diffusant un contenu particulièrement malveillant ne pourra pas prétendre au programme de monétisation de YouTube.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie pour vos interventions. Pour beaucoup de chercheurs ou de journalistes, le modèle économique des plateformes et le biais algorithmique peuvent être des accélérateurs de campagne de désinformation. Partagez-vous cette analyse ?
M. Thibault Guiroy. - Nous avons pris en compte cet élément pour modifier nos algorithmes de recommandation. La modification la plus importante date de 2019, en sachant que les algorithmes sont modifiés plusieurs centaines de fois par an. Nous souhaitons éviter l'effet de « bulle de filtre » ou de « chambre d'écho », phénomène que les Américains appellent le « rabbit hole ».
Nous avons pris conscience des critiques faites à l'égard des algorithmes de recommandation et nous les avons modifiés pour privilégier des critères de qualité et rétrograder des contenus de piètre qualité, dont la seule vocation est d'attirer le plus grand nombre possible de « clics » de la part des internautes. Nous sommes particulièrement attentifs au succès de ces modifications algorithmiques et diverses études indépendantes publiées récemment nous ont permis de constater que ce phénomène n'était plus observé sur la plateforme.
M. Rachid Temal. - Vous avez évoqué le retrait de certains contenus en soulignant le fait que l'intelligence artificielle était la source première d'identification des contenus problématiques et en précisant qu'une intervention humaine restait nécessaire. Au regard de l'ensemble des contenus présents sur YouTube, comment cela fonctionne-t-il concrètement (combien de personnes, quels moyens techniques, selon quelle méthodologie ?
M. Thibault Guiroy. - 20 000 personnes travaillent sur les questions de modération. Nous sommes soumis au règlement sur les services numériques : ainsi, nous devons publier un rapport sur la transparence numérique à échéance régulière. À titre d'exemple, nous devons indiquer le rôle de l'intelligence artificielle et de l'apprentissage automatique dans la modération des contenus. Nous échangeons également avec la Commission européenne qui réalise des études sur la conformité des plateformes vis-à-vis du Règlement sur les services numériques.
La combinaison de la revue humaine et de l'apprentissage automatique nous permet d'être particulièrement efficaces et d'appréhender les contenus problématiques le plus rapidement possible.
Je précise également que nous disposons de mécanismes d'appels. Si le contenu a été retiré de manière abusive, la personne qui a vu son contenu retiré a la capacité de faire appel du retrait dudit contenu. Lors de la pandémie de covid 19, lorsque les modérateurs n'étaient pas en mesure de travailler dans des conditions optimales, nous nous sommes davantage reposés sur l'intelligence artificielle et l'apprentissage automatique, ce qui généré des taux d'appels et de retraits plus importants car les machines faisaient plus d'erreurs, faute de revue humaine suffisante.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez cité l'opération Aurora en 2019 et nous savons que d'autres attaques ont eu lieu plus récemment. Au-delà de l'identification, comment pouvez-vous remonter une filière pour dénoncer une logique d'ingérence globale avec une attaque structurée dans une finalité précise ?
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Ce point sera abordé dans la deuxième partie de l'audition à huis clos.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment renforcer la résilience globale d'une société face à des mécanismes d'ingérence informationnelle ?
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Le maître mot est la pédagogie. L'apprentissage et la pédagogie permettront une meilleure prise de conscience des outils disponibles, des moyens de protection disponibles et des bonnes pratiques à avoir. Google a mis en place un vaste programme spécifique en France qui s'intitule « Google atelier numérique ». À ce jour, ce programme a déjà été suivi par plus de 800 000 personnes sur le territoire. Dans le cadre de cette opération, nous disposons de six estafettes qui se rendent sur les places de villages pour délivrer gratuitement des séances de formation aux bons usages (protection de l'enfance, problématiques de e-commerce, etc.). « Google atelier numérique » fonctionne grâce à l'implication de partenaires locaux : chambre de commerce, Pôle Emploi, etc.
Il faudrait démultiplier ces efforts et l'éducation nationale à un rôle à jouer en la matière.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Google traite des données conséquentes (messagerie, etc.). Quelles sont vos obligations face à la question de l'extraterritorialité du droit américain ? Dans certains cas, vous pourriez vous trouver dans l'obligation de communiquer des données, ce qui pourrait s'apparenter à une forme d'ingérence. Quelle est la politique en matière d'extraterritorialité en vue de la protection des données des citoyens français et des entreprises ?
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Nous y répondons de manière sereine. Nous ne sommes ni un État ni un gouvernement et nous sommes en parfaite conformité avec les dispositions légales et réglementaires des pays où nous opérons.
Sur la question de l'extraterritorialité, nous produisons des rapports de transparence qui sont édités tous les semestres. Ceux-ci récapitulent les demandes de chaque État ainsi que les cas dans lesquels nous avons été amenés à transmettre des données.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous nous donner un exemple précis ?
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Sur la partie Google Cloud Platform, 23 demandes d'accès à des comptes ont été enregistrées sur deux trimestres de 2021 et nous avons contesté 100 % de ces demandes en justice. Nous avons obtenu gain de cause dans 20 cas mais le juge américain nous a imposé d'honorer les demandes dans les trois cas restants. Nous avons obéi à la règle.
La France aussi, par certains mécanismes, et notamment au travers de la loi de programmation militaire publiée le 13 juillet 2023, permet de placer des sondes qualifiées « marqueurs techniques » dans les data center sans décision du juge pour capter l'intégralité des données - et pas seulement des métadonnées.
Quoi qu'il en soit, en tant qu'acteur privé, nous nous conformons à la loi et aux règlements.
M. Thibault Guiroy. - Nous répondons également aux réquisitions judiciaires et aux demandes des autorités françaises. Nous recevons entre 10 000 et 15 000 demandes par an et nous sommes en capacité de communiquer des données dans 83 % des cas - les 17 % restants correspondant essentiellement à des comptes pour lesquels nous ne disposons plus des données ou à des erreurs.
Nous collaborons efficacement avec les autorités françaises sur ce point.
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Chez Google, les données sont chiffrées, qu'elles soient en repos ou en transit. Lorsque le juge nous y contraint, nous livrons des données chiffrées, pour lesquelles nous ne disposons pas des clés.
Mme Nathalie Goulet. - Toutes les précautions que vous prenez conduisent à penser que vous agissez comme un éditeur, sans l'être juridiquement parlant. J'ai été très intéressée par la question de la sécurité au moment de l'achat des process. Vous savez que Microsoft est largement utilisé par les administrations françaises, et notamment pour héberger les données du Data Health.
Pouvez-vous développer le point relatif à la sécurité au moment de l'achat afin que nous puissions élaborer des préconisations dans notre rapport sur ce point déterminant ?
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Au moment où la décision d'acheter des solutions informatiques ou numériques est prise, nous recommandons l'intervention d'un expert sécurité dans l'entreprise dont l'avis doit avoir le même poids dans la décision que celui de l'acheteur.
La sécurité devrait avoir un poids beaucoup plus fort dans la prise de décision au moment de l'achat. Lors des renouvellements, il conviendrait de se pencher sur le produit, notamment pour déterminer si celui-ci a eu des vulnérabilités critiques et, le cas échéant, pour savoir si l'éditeur y a remédié. Cette analyse permettra à l'entreprise de décider si la solution mérite d'être reprise.
Mme Nathalie Goulet. - Cela s'apparente à une clause de revoyure.
M. Frédéric Géraud de Lescazes. - Tout à fait. Et dès lors qu'une faille critique est identifiée dans un produit, les directions des achats devraient s'interroger davantage afin de prendre une décision plus consciente la fois suivante.
M. Dominique de Legge , président. - Nous allons à présent passer en séance à huis clos, sans captation ni diffusion vidéo.
M. André Reichardt. - Vous parliez tout à l'heure d'une utilisation simultanée de la machine et de la revue humaine. En matière d'ingérence étrangère, certains éléments semblent évidents mais d'autres le sont beaucoup moins. Comment procédez-vous en la matière ? Une ingérence réussie repose sur une alternance de messages différents qui doivent aboutir à l'établissement d'une évidence.
M. Dominique de Legge , président. - Je vous propose, pour la réponse, de donner la parole au représentant de Mandiant.
M. David Grout. - Je vous remercie. Je suis arrivé chez Google au travers du rachat de la société Mandiant qui a deux spécificités : la recherche sur les cybermenaces et la réponse à incidents dans le monde cyber, avec un élément différenciateur majeur dans son approche globale puisque les équipes de Mandiant sont agnostiques aux technologies dans lesquelles elles opèrent, ce qui signifie qu'elles interviennent sur divers environnements, plateformes, systèmes d'opération etc. Nous traquons l'attaquant partout où il s'immisce.
Nous avons deux piliers majeurs de positionnement : la réponse à incidents et l'analyse de la cybermenace. S'agissant du premier pilier, il faut savoir que nous sommes confrontés à des opérations de hack and leak, dans lesquelles des opérateurs étrangers attaquent des systèmes d'information informatiques classiques ou industriels afin de dérober de l'information en vue de la mettre sur la place publique, de manière réelle ou manipulée - les deux cas de figure pouvant être opérés communément pour influencer la confiance du citoyen. Nous opérons aujourd'hui environ 1 600 réponses à incidents majeurs à travers la planète. Nous sommes intervenus sur les grands cas d'autres éditeurs de sécurité qui ont été attaqués et qui nous ont demandé d'opérer une investigation numérique sur leur environnement. Récemment, cela a notamment été le cas pour Ivanti, Fornitet et SolarWinds.
Nous sommes relativement connus sur la partie attribution qui est un métier complexe. En effet, il s'avère difficile de pouvoir attribuer directement un mode de fonctionnement à un État. Nous traquons aujourd'hui environ 4 000 acteurs malveillants de manière quotidienne. 44 d'entre eux ont été attribués à des États tandis que les autres sont en cours d'analyse car ils nécessitent des niveaux d'attribution plus fins.
Nous avons été les premiers à parler de la notion d'attribution au travers du rapport APT1 qui a eu un impact en France dès 2013. Cet élément a changé la vision sur ce type d'activité. Plus récemment, nous avons été sollicités sur les activités d'investigations autour de SolarWinds (attaque par chaîne d'approvisionnement logicielle). Nous sommes aussi fortement engagés dans l'accompagnement du gouvernement ukrainien sur la protection de ses infrastructures critiques, l'investigation des attaques cyber informatiques et industrielles et la traque des tentatives de déstabilisation par la diffusion d'informations au travers des réseaux sociaux.
Pour terminer, je souhaite vous soumettre quelques chiffres. J'évoquais tout à l'heure 1 600 interventions au titre des réponses à incidents. Cette activité est assurée par environ 900 personnes réparties sur la planète. L'activité axée sur la cybermenace mobilise quant à elle environ 350 analystes répartis dans 32 pays et couvrant 34 langues. La contextualisation culturelle s'avère déterminante pour la compréhension de la désinformation ou de la tentative d'ingérence. Depuis une quinzaine d'années, nous investissons massivement sur le recrutement de spécialistes techniques, géopolitiques ou ayant fui ou changé de pays suite à des contraintes personnelles.
En France, nous travaillons en étroite relation avec Viginum et l'ANSSI et ces travaux peuvent donner lieu à la publication de rapports. Certaines de nos publications sont uniquement accessibles à nos clients mais nous partageons également des informations pro bono à travers des groupes de travail et de réflexions ou des blogs par exemple. Pour la partie désinformation, une vingtaine de personnes travaillent sur ces sujets au niveau mondial. Nous pouvons également nous appuyer sur certains relais locaux qui apportent leur analyse en relation avec leur affinité culturelle. En France, le contexte est aujourd'hui marqué par les élections européennes et l'organisation des Jeux olympiques, ce qui nécessite des échanges réguliers avec les équipes techniques en tenant compte de la grille culturelle du pays.
Pour donner des points de repère techniques, je peux vous citer un exemple de désinformation orchestrée par un groupe chinois qui avait déployé une multitude de sites inauthentiques avec des chambres d'écho à travers une approche multicanale. Nous avons travaillé avec Viginum en partageant ouvertement l'ensemble de nos recherches, ainsi que tous les marqueurs techniques de nos analyses. Ces éléments leur ont permis de confirmer et d'infirmer leurs propres analyses, tout en restant maîtres de leur intégrité.
Par ailleurs, nous avons diffusé des informations publiques sous forme de billets de blog et de contenus techniques sur les actions de Doppelgänger, ce qui a conduit à la publication d'un rapport Portal Kombat sur les actualités de Viginum.
Plus récemment, à travers les activités menées en Ukraine, nous avons diffusé de nombreuses informations sur le groupe ATP 44, connu pour ses activités de désinformation et de destruction de réseaux industriels en Ukraine. Nous travaillons également à dénoncer les actions de Ghostwriter (UNC1151) qui a pour objectif de dénigrer les positionnements des pays de l'OTAN. Au travers d'attaques coordonnées de communication, ce groupe a notamment surcommuniqué sur les activités de réfugiés sur un certain nombre de frontières de pays européens.
Ces travaux ont pour objectif de détecter les campagnes de désinformation. Nous utilisons énormément de capacité technique en interne. Nos analystes ne sont pas exposés et doivent tout mettre en oeuvre pour trouver des signaux faibles ou des signaux forts d'opérations. Une fois que la désinformation est établie, nous travaillons sur les notions de traitement et de dissémination de l'information. Nous veillons à la mise en place de normes techniques et non techniques sur la communication d'informations ou autour de la désinformation.
Pour terminer sur des observations plus contemporaines, nous constatons une montée en puissance de la désinformation sur les dernières années, avec un focus particulier sur certains pays qui ont changé leur doctrine. C'est notamment le cas de la Russie et de la Chine. Pour ces deux pays, nous disposons de preuves factuelles au travers d'éléments techniques et nous nous relayons également sur de la source ouverte d'intelligence afin d'anticiper l'arrivée de nouveaux acteurs dans la boucle de communication, Azerbaïdjan notamment.
D'un point de vue global, notre objectif est de pouvoir continuer à travailler et à augmenter nos capacités techniques sur l'ensemble des campagnes de désinformation mais aussi de travailler de manière étroite avec Google Actualités pour partager des informations en commun. Nous avons publié le rapport Follow the war sur le cas ukrainien en vue de démanteler un certain nombre de réseaux de désinformation et de communication. Enfin, nous devons continuer à communiquer de manière large afin que le grand public puisse mieux comprendre et appréhender ces menaces.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous affirmez vouloir créer une norme sur la question de traitement et de destination de l'information. Comment voyez-vous les choses concrètement ?
M. David Grout. - Nous participons à la mise en place de normes. L'idée n'est pas de créer la norme. Aujourd'hui, l'ensemble des acteurs du monde cyber classique utilise un canal de partage de l'information appelé le MITRE Attack framework soutenu par diverses entités publiques et privées. Le MITRE est une matrice permettant de définir quelles sont les tactiques et les techniques utilisées par les attaquants afin de les normaliser. Il s'agit du modus operandi de l'attaquant qui est défini par une matrice à plusieurs entrées sur les techniques, les outils, les méthodologies, les architectures utilisés par l'attaquant et le temps qu'il peut mettre pour opérer une attaque. Ces critères permettent ensuite de définir des cartes d'identité potentielles d'attaquants. Cette démarche présente deux intérêts majeurs : la communication de cartes d'identité d'attaquants afin de mieux s'en prémunir, d'une part, et la capacité de partager des techniques de détection liées à certaines signatures, d'autre part. À titre d'exemple, si nous constatons qu'un attaquant a tendance à utiliser un tournevis pour ouvrir une voiture, nous savons que nous devons renforcer la voiture de telle ou telle manière. Le même type d'approche existe pour la désinformation, d'où l'importance de « mapper » l'ensemble des éléments afin que tous les acteurs concernés parlent le même langage.
Mme Nathalie Goulet. - Comment vous coordonnez-vous avec les services de l'État ?
M. David Grout. - Nous privilégions une approche multiple. Une approche purement commerciale permet à n'importe quel client (étatique, privé ou public) de souscrire à du contenu que nous générons. Dans les cas les plus sérieux, nous privilégions un partage d'informations de manière plus proactive avec les entités spécialisées, et notamment Viginum. La décision d'un éventuel travail en coopération leur revient in fine.
M. Thibault Guiroy. - Côté YouTube, nous travaillons sur les signalements communiqués par Viginum ou par la Direction de la communication de la presse du Quai d'Orsay. Ainsi, la semaine dernière, nous avons été amenés à supprimer des chaines sur signalement du ministère des Affaires étrangères car ces chaînes proposaient du contenu pro russe après s'être fait passer pour des chaînes de dessins animés.
M. André Reichardt. - La priorité du gouvernement français est la lutte contre la radicalisation islamique dans le pays. Ce risque est dû à une diffusion internationale de contenus bien rodés depuis plusieurs années.
Cette ingérence, manifestement née à l'étranger, fait-elle l'objet d'un focus ?
M. Thibault Guiroy. - C'est un élément sur lequel nous avons déployé beaucoup de moyens et d'efforts. Nous avons beaucoup appris en termes de modération ces dernières années. Les contenus terroristes ne sont pas revus par n'importe quel analyste.
Nous avons fondé avec d'autres acteurs le GCT (Global Internet Forum to Counter-Terrorism) qui a la particularité de mettre en commun, au sein d'une base hébergée par Meta, des images à caractère terroriste, ce qui permet d'éviter leur diffusion sur d'autres plateformes. Cette stratégie explique que les chiffres de retrait des contenus à caractère terroriste s'avèrent extrêmement faibles. Les contenus sont appréhendés avant même d'être mis en ligne sur la plateforme.
M. André Reichardt. - Je faisais plus largement référence à tout ce qui vise à contrecarrer les politiques en faveur de la laïcité dans le pays, de façon plus larvée. Cet aspect est-il pris en compte ?
M. Thibault Guiroy. - Absolument. Notre président en charge des affaires juridiques s'entretient d'ailleurs régulièrement avec le ministre de l'Intérieur sur ces questions.
Pour faire face à ce type de dérives, nous devons développer un contre-discours de façon impérieuse. Or nous rencontrons parfois un problème de création et de diffusion massive de contre-discours.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie pour vos contributions.
26. Audition, ouverte à la presse, de M. Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur et des Outre-Mer - le mardi 28 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, je vous propose de poursuivre nos travaux en accueillant Monsieur le ministre de l'Intérieur. Merci d'avoir répondu à notre invitation. Notre commission d'enquête traite des politiques publiques face aux opérations d'influence étrangère qui menacent les intérêts de la France, tant dans l'Hexagone qu'en Outre-mer. Les ingérences de la Chine ont largement été documentées dans le Pacifique-Sud, mais l'irruption de l'Azerbaïdjan dans cette région du monde est plus surprenante. Je suppose que, comme nous, ce sujet vous préoccupe et que vous pourrez nous en rendre compte de manière précise et circonstanciée. L'actualité ne manque malheureusement pas d'exemples où vos services sont en première ligne. Certains états utilisent la liberté d'expression qui caractérise notre société et nos démocraties pour en exploiter les fractures et les dissensions. Nous pouvons penser aux affaires des punaises de lit, des étoiles de David ou, tout dernièrement, des traces de mains ensanglantées sur le mémorial de la Shoah à Paris.
Au-delà de vos constats sur l'origine des influences malveillantes ou des ingérences étrangères, nous souhaitons vous écouter sur la stratégie de l'État et la coordination des différents ministères pour lutter contre ce phénomène. Nous auditionnons également les principales plateformes en ligne, Meta, Google, X et TikTok et serions intéressés de connaître votre point de vue sur leur degré de coopération. Quelles sont les statistiques de signalements et de retraits de contenus demandées par la plateforme Pharos aux acteurs du numérique ? Faut-il aller plus loin en matière de responsabilité éditoriale des plateformes en ligne ?
Monsieur le Ministre, avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens aux conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant « je le jure ».
M. Gérald Darmanin, ministre. - Je le jure.
M. Dominique de Legge. - Je vous remercie. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande.
M. Gérald Darmanin. - -Je constate que le titre de votre commission d'enquête évoque les influences, alors qu'au ministère de l'Intérieur, nous évoquons plutôt des ingérences, soit une forme d'influence négative. L'influence en soi n'est, à mon avis, pas répréhensible. Elle consiste à faire valoir ses arguments dans le champ économique, politique et diplomatique. Le ministère de l'Intérieur lutte contre les ingérences, qui constituent des menaces pour la sécurité intérieure. Ces influences sont marquées par le sceau de la malveillance et tendent à affaiblir, à infléchir ou à déstabiliser l'État, sa politique, le personnel politique ou économique, ainsi que son positionnement sur la scène internationale. C'est donc sur ces ingérences que travaille le ministère de l'Intérieur. Cela recouvre diverses manoeuvres informationnelles. Il existe aussi des ingérences physiques, comme l'espionnage, contre lesquelles luttent la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et ses services. Néanmoins, les ingérences informationnelles sont à la fois nouvelles et préoccupantes, même s'il s'agit davantage d'un enjeu d'image qu'une réalité d'efficacité sur le terrain. Ces ingérences sont nombreuses et souvent de mauvaise qualité. Elles sont souvent caricaturales, mais il se trouve que quelques-unes d'entre elles parfois réussissent.
Ces actes d'ingérence constituent également parfois des actes d'intimidation. Vous avez évoqué une affaire récente qui a été judiciarisée : le fait que des citoyens bulgares auraient apposé des traces de mains rouges sur le mémorial de la Shoah. Cela rappelle également les Étoiles de David peintes en bleu qui avaient été apposées au lendemain du 7 octobre. Des citoyens moldaves ont été interpellés suite à cet épisode.
Je veux noter l'ingérence qui touche l'économie de notre pays, notamment son savoir-faire et ses brevets industriels. Je veux aussi noter les clivages sociaux, souvent de types séparatistes, utilisés par ceux qui veulent faire du mal à notre pays, mais aussi par ceux qui visent à altérer la sincérité d'un scrutin.
La France n'est pas naïve. Elle dispose d'un arsenal complet : technique, humain, de formation et législatif. Les travaux de nos assemblés nous permettront de renforcer la stratégie et les outils à disposition des services qui sont sous ma responsabilité.
Les ingérences étrangères peuvent être étatiques ou non-étatiques, inspirées par des proxys ou des organisations non gouvernementales (ONG). Ces pratiques sont celles qui nous donnent le plus de difficultés en matière de caractérisation. Je pense notamment au Baku Initiative Group (BIG), dont on sait qu'elle est sans doute un instrument de la politique d'influence et d'ingérence de l'Azerbaïdjan même si elle n'est pas stricto sensu l'État. D'autres pays recourent à ce type de pratiques. Nous devons ainsi nous pencher sur cette nouvelle forme d'action par des proxys, des ONG, des fondations, des personnes, des entreprises, des services particuliers, mais aussi les nouveaux modes de communication et les outils d'amplification de ces nouveaux modes de communication.
La plateforme PHAROS est une plateforme de police judiciaire qui ne vise pas en soi à obtenir le retrait de messages d'ingérence. Cette plateforme, qui a été créée d'abord pour lutter contre la pédocriminalité en ligne, puis contre l'apologie du terrorisme, peut tout de même repérer un certain nombre de choses. La coopération avec les plateformes est difficile et inégale. Je veux saluer notre travail avec Meta, qui montre un certain entrain, depuis plusieurs mois désormais, à répondre à la loi française. Nous rencontrons plus de difficultés avec d'autres plateformes, notamment TikTok et X. Lors des émeutes de l'été 2023 et suite aux crimes du 7 octobre, environ 75 % des contenus signalés provenaient de X, avec très peu de retraits de la part de cette plateforme, sans que nous sachions exactement si un manque de personnel en langue française en est à l'origine ou s'il s'agit d'une stratégie visant à développer une forme de sauvagerie en ligne qui attire l'oeil et qui constitue une sorte d'outil économique ou politique. Ces plateformes mériteraient sans doute d'être responsabilisées. Personnellement, je suis favorable à la levée de l'anonymat et la responsabilité éditoriale, mais je n'engage pas le gouvernement de la République en affirmant cette position.
Je reviens à la question des ingérences en tant que telles, en dehors de ces outils d'amplification. Les plateformes elles-mêmes n'organisant pas l'ingérence, mais les amplifient. Les bots correspondent à la multiplication de faux comptes, ce qui nous permet de constater des applications logicielles programmées qui, déjà aujourd'hui, mais demain encore plus, utilisent l'intelligence artificielle et des deepfakes, notamment. L'ingérence ne correspond pas simplement à la révélation de secrets d'État à ne pas divulguer. Elle consiste aussi à diffuser de fausses informations. Ces ingérences informationnelles ont désormais un énorme champ d'action pour de nombreux acteurs, dans de nombreuses zones géographiques ou d'intérêts. Nous pouvons penser à des représentations officielles, à des associations, à des partis politiques, ainsi qu'à des organisations officieuses, à des actions menées par des ONG, qui agissent avec des financements que l'on peut retracer.
Face à cela, la France est-elle démunie ? Je ne le pense pas. Nous disposons d'un cadre juridique qui a été renforcé et qui devra l'être encore. L'article L. 811-3 du Code de sécurité intérieure permet de procéder à des écoutes téléphoniques et d'utiliser toute autre technique de renseignement. Il m'arrive d'utiliser ces techniques de renseignement et de suivre ceux qui utilisent ou aimeraient utiliser ces outils pour nous déstabiliser. Lorsque les faits sont établis, il nous appartient de riposter. Ensuite, il faut attribuer la responsabilité de l'action, ce qui ne relève plus de mon ministère, mais du ministère des Affaires étrangères et des services auprès du Premier ministre, notamment l'ANSSI. Les conséquences peuvent être alors un retrait d'accréditation diplomatique d'agents sous couverture et d'autres actions qui ne relèvent pas du ministère de l'Intérieur.
Nous proposons quant à nous des mesures d'entrave administrative, notamment des interdictions d'accès au territoire national, des expulsions pour menaces graves à l'ordre public ou à la sécurité publique ou pour atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation. Certains faits pénalement répréhensibles donnent lieu à des entraves judiciaires. Nous effectuons des signalements à la justice, souvent par le biais d' « articles 40 ». Nous pouvons également nous appuyer sur les articles 411-1 et 411-11 du Code pénal pour judiciariser ces ingérences. Le Sénat vient d'adopter une proposition de loi destinée à prévenir les ingérences étrangères, qui sera examinée en commission mixte paritaire jeudi prochain. Nous sommes favorables à tous moyens supplémentaires pour prendre ces menaces en compte.
Je voudrais souligner un élément souvent oublié dans les articles de presse. Il s'agit de la place des think tanks et des instituts linguistiques et culturels. Grâce à votre travail, ces organismes devront effectuer une déclaration à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), ce qui est très important. De manière générale, la création d'une HATVP de l'ingérence me paraît intéressante. Je ne crois pas, Monsieur le Président, de manière directe ou indirecte, avoir un lien quelconque avec une ingérence étrangère ni par mon mariage, ma famille, ni mes origines. Je ne suis pas binational. Je n'ai pas vécu à l'étranger. J'ai toujours été étonné que les ministres ne suivent pas d'entretien d'accréditation ni de confidentialité. Ceux qui disposent le plus d'éléments secrets sont les ministres eux-mêmes, qui sont le réceptacle de l'intégralité des notes de renseignement et des échanges oraux avec leurs services. Or pour ma part, je n'ai pas passé d'entretien, d'accréditation, contrairement à mon directeur de cabinet, mon secrétaire ou mon chauffeur. Dans les grandes démocraties, comme les États-Unis d'Amérique, les situations sont sans doute différentes. Un ministre reste un homme ou une femme, avec ses propres faiblesses possibles et ses propres liens, mais n'est même pas tenu à effectuer de déclaration sur l'honneur. Un tel dispositif pourrait être intéressant dans une grande démocratie comme la nôtre.
Nous sommes très heureux également de la création de circonstances aggravantes qui permettent de réprimer certaines infractions perpétrées pour le compte de puissances étrangères. Ainsi, les tags sur les lieux publics pourraient être punis plus largement.
Les moyens matériels me semblent tout à fait à la hauteur, notamment pour les techniques de renseignement, grâce au travail de la DGSI.
Nous identifions deux points d'alerte pour les jours à venir. Tout d'abord les jeux Olympiques et Paralympiques, qui peuventêtre l'objet d'ingérences et de volontés de nuire à l'image de notre pays. Certaines campagnes de désinformation peuvent paraître anecdotiques, mais on constate qu'elles sont relayées par nos concitoyens et par les médias, je pense notamment à celle relative aux punaises de lits, qui a cessé depuis. D'autres sujets peuvent poser davantage problème, notamment des vidéos diffusées qui évoqueraient notre supposée islamophobie, notre supposé antisémitisme, notre supposé non-respect des principes démocratiques en termes de maintien de l'ordre etc. Nous y sommes particulièrement attentifs, d'autant que, pour la première fois, certains pays ont été exclus des jeux Olympiques et Paralympiques.
En ce qui concerne les Outre-mer, nous constatons une activité extrêmement forte de ceux qui veulent nuire à la France, souvent par chantage ou par rétorsion, parce que la France a pris des positions, par exemple sur le conflit entre l'Arménie et l'Azerbaïdjan. Cela n'est pas vrai que pour la Nouvelle-Calédonie, mais également en Guyane, aux Antilles, à Mayotte, en Polynésie française, etc. Ces mouvements n'organisent pas les événements que nous connaissons, mais les amplifient et les orchestrent. En Nouvelle-Calédonie, entre le 15 et le 18 mai, nous avons constaté énormément de messages sur les réseaux sociaux amplifiés et autres fake news. Il a fallu que nous haussions le ton à l'égard de l'Azerbaïdjan, et ces agissements se sont arrêtés à partir du 18 mai. J'ai lu récemment le communiqué du porte-parole du Gouvernement de l'Azerbaïdjan, réprimant les propos que j'ai pu tenir, ainsi que ceux des journalistes du Point - dont il va de soi que je ne suis pas responsable : dans une démocratie, le ministre de l'Intérieur n'est pas capable d'écrire les éditoriaux des journaux ! Ce communiqué accuse donc la France d'une « politique néocoloniale », son « racisme », les « discriminations », l' « islamophobie », un « non-respect des droits de l'Homme » etc. On voit bien qu'il y a là un narratif qui vise à nous attaquer, indépendamment des ingérences qu'el'on peut attribuer.
Nous constatons aussi que des parlementaires bénéficient de déplacements payés par une puissance étrangère dans un but négatif, notamment en Azerbaïdjan. Le BIG a accompagné les indépendantistes calédoniens à Caracas, au C24 de l'ONU, au moment de ces événements. Ces ingérences sont documentées. Elles rencontrent en réalité peu d'écho auprès de la jeunesse kanak indépendantiste, qui a notamment rejeté le protocole d'accord qui avait été signé entre une partie de la classe politique calédonienne et le Parlement de Bakou.
La Nouvelle-Calédonie n'est pas la seule région concernée. En Corse, par exemple, l'Azerbaïdjan a effectué des tentatives d'ingérence, suite à l'assassinat d'Yvan Colonna et des émeutes qui s'en sont suivies, sans rencontrer, là encore, une grande efficacité.
M. Rachid Temal, rapporteur. -
Vous avez indiqué que les plateformes étaient très peu coopératives. Quelles propositions notre commission d'enquête pourrait-elle effectuer ? Vous avez évoqué la levée de l'anonymat et la responsabilité de l'éditeur, mais quelles seraient vos propositions en tant que ministre de l'Intérieur pour faire en sorte de limiter les risques d'ingérence sur les plateformes ?
M. Gérald Darmanin. - Sur ce sujet, il est plus utile d'agir au niveau mondial ou européen. Je me réjouis donc de toute initiative européenne sur ce sujet. Le Règlement sur les services numériques nous a déjà donné de nouveaux moyens. Cependant, nous pouvons également agir au niveau national. Je suis à la tête de services de renseignement et de police judiciaire, mais mes moyens ne sont pas adaptés. La plupart des écoutes à ma disposition sont des écoutes classiques, sur ligne claire ou SMS. Les moyens de types « captation à distance » et les finalités pour lesquelles nous pourrions obtenir des informations sont plus limités. À défaut de pouvoir obtenir une « porte dérobée » au sein des systèmes, comme nous l'avions obtenu des opérateurs téléphoniques jadis, le plus simple serait que des amendes extrêmement fortes puissent être prononcées à la société qui ne répondrait pas aux demandes administratives documentées, pour faire un droit de réponse, pour retirer un contenu, pour signaler l'auteur de ce contenu, etc. S'agissant de sociétés capitalistiques, des montants d'amende très importants pourraient contraindre les plateformes à faire preuve de coopération.
M. Rachid Temal. - Vous avez évoqué la création d'une HATVP de l'ingérence. Lorsque nous avons rencontré la HATVP, nous avons bien compris qu'elle manquait de moyens et ne pouvait pas assumer de nouvelles missions. Quelle organisation envisagez-vous pour cette HATVP de l'ingérence ?
M. Gérald Darmanin. - Comme ministre des Comptes publics, j'ai largement augmenté les moyens de la HATVP. Effectivement, une telle autorité doit disposer des moyens pour faire de l'investigation et de la déclaration.
La question de la binationalité est très intéressante, parce qu'elle concerne beaucoup nos concitoyens. Le ministre de l'Intérieur n'est pas capable de savoir si quelqu'un est binational. Il n'existe pas de fichiers des binationaux. Or il n'est pas inintéressant de savoir si quelqu'un a un lien avec un autre pays. Les liens ne sont en effet pas que financiers. Les ingérences peuvent être réalisées pour des raisons militantes ou en raison de pressions dans les pays d'origine sur les familles. De ce point de vue, il est très intéressant de connaître les faiblesses des personnes, qui pourraient ensuite être exploitées. Avant même de contraindre les gens, la déclaration pourrait être utile dans un premier temps : les personnes seraient sensibilisées et se déporteraient plus facilement. La HATVP s'inscrit donc cette logique de déclaration. Sans entrer dans les détails, les services de renseignement ont observé un certain nombre de responsables économiques, des responsables publics, des élus locaux ou encore des journalistes répondre à des ingérences pour des plusieurs raisons différentes. Il serait plus sain que les liens avec telle puissance ou tel organe d'influence soient déclarés.
M. Rachid Temal. - On peut également avoir une binationalité ce qui n'est pas mon cas non plus, sans pour autant être soumis à des ingérences.
M. Gérald Darmanin, ministre. - Les raisons pour lesquelles les gens font de l'ingérence sont nombreuses. Il peut s'agir de raisons pécuniaires, de faiblesses personnelles qui ont été exploitées...
M. Rachid Temal. - Il peut s'agir, par exemple, de grands discours à l'occasion du 60ème anniversaire des liens entre la France et la Chine, réalisés par un ancien Premier ministre.
M. Gérald Darmanin. - Je n'entrerai pas dans le détail. De nombreux cas d'ingérence sont possibles. Ce qui est intéressant, c'est de savoir d'où les gens parlent.
M. Rachid Temal. - Je partage. Vous avez évoqué la question de la stratégie et des outils. Nous avons constaté qu'il existe beaucoup d'opérateurs, dont certains relèvent de votre ministère, mais avons le sentiment que ces initiatives ont été lancées de façon très empirique, sans qu'une stratégie nationale sur la question de la lutte contre les ingérences n'ait été développée.
On parle également beaucoup de l'importance de développer la résilience de la société française. Encore faut-il qu'elle soit sensibilisée, informée et formée. Partagez-vous donc l'idée selon laquelle il nous faudrait établir cette stratégie globale, dont une partie aurait vocation à être protégée par le secret défense mais dont une autre partie devrait s'adresser à l'ensemble de la société pour développer sa résilience.
M. Gérald Darmanin. - En ce qui concerne l'État. Nous disposons de beaucoup de moyens de contrôle, de déclaration et d'accompagnement... le travail est bien fait, aussi bien au ministère de l'Intérieurqu'en interministériel, avec les autres ministères.
En ce qui concerne les collectivités locales, les situations peuvent être améliorées. Nous pouvons imaginer qu'un grand opérateur téléphonique étranger vende des téléphones, des réseaux et des ordinateurs pour avoir accès à des données. Il a fallu que l'État caractérise cette stratégie et sensibilise les élus. Ces formes d'ingérence dans les collectivités territoriales mériteraient donc un travail accru.
En ce qui concerne la société civile, le monde économique, notamment dans le secteur industriel, spatial, d'armement, est très en lien avec la DGSI, qui compte une cellule économique.
C'est moins vrai dans d'autres sphères, notamment dans les écoles d'ingénieurs et dans le monde médiatique, le Parlement, etc. J'ai eu la responsabilité de plusieurs services de renseignement, et il m'est arrivé de recevoir des notes détaillant des stratégies d'influence et d'entendre des questions parlementaires sur ces mêmes sujets trois semaines après dans les hémicycles...
Ces questions rejoignent celle des libertés. Pour les collectivités locales, comme pour la société civile, il faudra trouver un moyen de sensibiliser et d'entraver sans que l'État ne puisse limiter les libertés des journalistes, des parlementaires. Le travail est désormais plutôt bien réalisé en interministériel et s'est beaucoup amélioré.
M. Rachid Temal. - Sur le sujet des parlementaires que vous venez de citer, je suppose que vous avez agi.
M. Gérald Darmanin. - Lorsqu'un parlementaire est mis en difficulté, je préviens toujours le président de la Chambre. Ensuite, nous réalisons souvent des entretiens de sensibilisation, puis une enquête est menée, avec l'assentiment du président de la Chambre.
M. Rachid Temal. - Nous avons auditionné un certain nombre de responsables desministères régaliens et avons constaté une forme de cohérence. Cependant, ces sujets semblent plus éloignés du quotidien d'autres ministères. C'est pourquoi un renforcement, par le biais d'une stratégie globale, nous semble opportun. Cette stratégie concernerait l'État, les collectivités et la société.
M. Gérald Darmanin. - Les ingérences peuvent être multiples. Comme d'autres démocraties, nous avons commandé un rapport sur les Frères musulmans, pour rendre publiques un certain nombre d'ingérences caractérisées, qu'on pourrait qualifier de religieuses mais qui sont en réalité bien plus que cela, qui sont politiques. Or cette connaissance du frérisme est très peu partagée au sein du monde diplomatique, administratif, etc. D'autres formes d'ingérences méritent, y compris dans les ministères régaliens, de la sensibilisation.
M. Rachid Temal. - En ce qui concerne les Outre-mer, je partage votre intervention. Peut-être serait-il intéressant de revoir la stratégie française dans la zone indopacifique, en intégrant ce sujet.
M. Gérald Darmanin. - Ces actions ne relèvent pas du ministère de l'Intérieur, mais vous avez parfaitement raison. Lorsque je suis arrivé au ministère de l'Intérieur, ne nombreux territoires ultramarins, dont la Nouvelle-Calédonie, n'étaient pas dotés de centres d'interception téléphonique. Nous connaissons une situation extrêmement tendue en Nouvelle-Calédonie. Si nous avions connu la même situation sans « oreilles », cette situation aurait été bien pire. L'État a été naïf très longtemps. Nous devons montrer aujourd'hui que notre pays n'est plus naïf face aux ingérences. A-t-il les moyens de répondre aux attaques ? C'est une autre question. Mais je pense déjà pouvoir dire que nous ne sommes plus naïfs. Pour prendre l'exemple récent des « mains rouges » au Mémorial de la Shoah, les services du ministère m'ont d'emblée fait part de leurs doutes sur une possible origine étrangère.
Mme Catherine Morin-Desailly. - Merci, Monsieur le Président. Monsieur le ministre, j'aurais deux questions. Le directeur de la direction générale de la sécurité extérieur (DGSE) nous a fait part de pays qui pratiquent l'espionnage. Parmi ces pays figurent des pays amis, dont les États-Unis. Les données de nos services intérieurs et de la DGSI, sont confiées depuis très longtemps à Palantir Technologies, filiale de la CIA. Il est prévu de substituer à cette entreprise un cloud souverain européen, qui nous permettrait de nous prémunir définitivement des lois extraterritoriales et du Federal Intelligence Surveillance Act. À quelle échéance ce remplacement aura-t-il lieu ? Quelles sont les conditions de sa réussite ? Observons-nous de possibles « backdoors », c'est-à-dire des failles de sécurité dans ces systèmes ? Certes, les USA sont nos alliés, mais en fonction des changements de présidence, nous pouvons imaginer aussi que leurs intérêts divergent.
Vous avez évoqué à de nombreuses reprises la question des plateformes. Considérez-vous que le Règlement sur les services numériques répondra pleinement à votre attente ? Vous avez évoqué des prises en compte plus ou moins efficaces par les plateformes de la gestion de certains contenus. Ne pensez-vous pas que nous aurions pu aller plus loin dans ce règlement sur les services numériques ?
M. Gérald Darmanin. - Madame la Sénatrice, je ne veux pas parler d'un pays en particulier, même si je veux dire ici que si nous ne sommes pas naïfs, quels que soient les pays. Les États-Unis d'Amérique rendent des services importants à la France en termes de renseignement, pour prévenir notamment un certain nombre d'attentats. Nous sommes dans une situation complexe, les États n'ayant pas d'âme, mais uniquement des intérêts, comme le disait Richelieu. La plupart des grands pays qui nous entourent méritent sans doute notre attention. Pour des raisons économiques, scientifiques, politiques, de nombreux pays nous observent, nous espionnent, etc. Ce n'est pas tout à fait la même chose que l'ingérence informationnelle, qui est très agressive, mais c'est une réalité. Il ne faut pas être dépendant des autres.
J'ai proposé au président de la République, en lien avec la DGSE, la production interne à l'État français d'une solution de techniques de renseignement qui ne dépende pas d'autres sociétés. Cela prendrait plus de temps, plus d'argent, mais c'est plus efficace. Pour 2026, les services de cloud souverains auront été mis en place pour la DGSI. Nous constaté que les organisateurs des jeux Olympiques à Paris avaient contracté avec le cloud étranger d'un grand pays asiatique. Nous avons fait savoir au Comité olympique qu'au vu des informations que nous pourrions avoir et surtout les ingérences dont nous pourrions faire l'objet, qu'il était plus approprié d'adopter un réflexe européen.
Les Sénateurs me demandent souvent pourquoi les maires n'ont pas connaissance des fichiers S dans leur commune. Le partage d'un fichier couvert par le secret avec une collectivité qui n'a pas les mêmes réflexes du secret me paraît compliqué pour la sécurité nationale. Je ne sais pas qui compose le bureau du maire, qui est son secrétaire, qui a accès aux fichiers informatiques, etc. Dans ces circonstances, ces informations ne peuvent pas être partagées.
Mme Gisèle Jourda - Mes questions porteront sur la sensibilisation des élus locaux par rapport aux risques d'ingérence. Cette sensibilisation peut être réalisée à l'échelon préfectoral. Il faut également sensibiliser nos jeunes au sujet des influences étrangères. Nos jeunes sont en effet demandeurs de précisions sur ces sujets. Il serait intéressant d'acter ces sujets plus formellement dans les programmes scolaires.
Par ailleurs, comment envisageriez-vous d'élargir le périmètre de la délégation parlementaire au renseignement (DPR) par rapport aux influences économiques ?
M. Teva Rohfritsch. -Je reviendrai sur les Outre-mer. Depuis le début de notre commission d'enquête, j'ai questionné le point de vulnérabilité que peuvent constituer les Outre-mer pour des ingérences envers l'État français. Si la Chine était assez identifiée, avec l'Azerbaïdjan, nous avons constaté que le spectre potentiel de pays pouvant agir dans le Pacifique s'est considérablement élargi.
N'est-il pas envisageable de mieux organiser le partage d'informations avec ces exécutifs locaux, en particulier dans le cadre de leurs politiques de contractualisation, ou de renforcer nos commissariats ou nos préfectures locales avec des conseillers diplomatiques ou des conseillers du ministère de l'intérieur plus sensibilisés à ces questions, dans le respect des compétences statutaires de chacun ? Nous constatons en Polynésie française que Monsieur Brotherson a passé quinze jours, puis quatre jours, à Singapour. Nous constatons également que le parti politique Tavini a passé aussi un accord avec l'Azerbaïdjan. Plusieurs instituts culturels chinois sont bien implantés localement et Google va poser quelques câbles numériques sous-marins en Polynice-Française, ce qui pose question sur notre sauvegarde de la souveraineté numérique sur ces territoires. Forts de ces constats, ne devrions-nous pas renforcer nos dispositifs et nous rapprocher de nos exécutifs pour agir en prévention ?
Mme Évelyne Perrot. - Monsieur le Ministre, vous avez dit à plusieurs reprises que le pays n'était pas naïf. Il faut communiquer sur ce sujet, car une grande partie de la population doute de tout et ne croit plus dans ses représentants politiques. Nous gagnerions à une communication plus simple et plus vraie.
M. Raphaël Daubet. - Avons-nous élaboré une méthode d'action préventive en cas de menace de crise ? Nous pouvons nous douter qu'une décision politique ou une volonté de réforme va susciter une crise difficile. Une méthode particulière préventive a-t-elle été envisagée, plutôt que d'attendre l'urgence pour répondre et riposter ?
M. Gérald Darmanin. - En ce qui concerne l'ingérence en direction des jeunes, cette question rejoint globalement celle de l'éducation aux écrans, qui dépasse largement mes compétences.
J'entends votre question relative aux programmes de l'éducation nationale, mais je suis toujours rétif à y intégrer tous les sujets d'ordre public. Le Président de la République souhaite étendre le service national universel à toute une génération. Cela pourrait être l'occasion d'évoquer l'éducation à la lutte contre le complotisme et aux ingérences. C'est sans doute le bon lieu et le bon niveau pour le faire. Nous pourrions envisager que des journalistes effectuent une présentation sur ce sujet.
En ce qui concerne la question des outre-mer posée par le sénateur Teva Rohfritsch, je pense que vous avez parfaitement raison. Les attachés de sécurité intérieure, les agents de la DGSI et les renseignements territoriaux pourraient tout à fait avoir une mission d'éducation et d'information. Cela semble une piste intéressante en effet. Il n'est d'ailleurs pas interdit de partager un certain nombre de notes avec des personnes qui ne sont pas des agents de l'État, il suffit de les y habiliter.
Sur la compétence de la DPR, effectivement, le risque d'ingérence économique est sans doute le plus important de tous nos risques. Le risque essentiel pour lequel nous sommes espionnés concerne notre capacité à créer des brevets, à notre industrie, à notre recherche. Je serais très favorable à votre proposition concernant la compétence de la DPR.
Quand j'étais ministre des Comptes publics, je me suis battu pour que Tracfin soit compétent en Polynésie. Cependant, je n'ai jamais réussi à faire entendre aux sociétés et aux gouvernements de Polynésie et de Nouvelle-Calédonie, quelles que soient leurs majorités, que des déclarations de soupçons financiers étaient importantes. Or Tracfin fonctionne très bien sur le territoire national. Pour lutter contre les risques d'ingérence dans le Pacifique, il faudrait pouvoir suivre l'argent de manière générale.
Nous évoluons dans une société pessimiste et avons plus tendance à croire à une mauvaise nouvelle qu'à une bonne. Je dirais même que notre société est paranoïaque. Il faut vivre avec cette donnée et la communication officielle est très peu efficace. Nous devons donc trouver un moyen d'informer cette société. Dans sa communication nationale, l'État est sans doute le moins bien placé pour le faire, même s'il faut qu'il le fasse. Il faut sans doute apporter des preuves à ce que nous faisons. L'État n'est pas naïf, mais la société l'est, sans aucun doute.
Nous oeuvrons en outre dans le domaine de la prévention. En interministériel, une cellule se réunit chaque semaine au Quai d'Orsay, en dehors des crises, pour tenir des points sur les tendances Internet, les crises qui pourraient survenir, etc. Je dispose quant à moi d'une note hebdomadaire de tous les services : DGSI, Renseignements territoriaux, direction du renseignement de la Préfecture de police (DRPP) et secrétariat général du comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation. Depuis que je suis ministre de l'Intérieur, Pharos fonctionne 24 heures sur24 et dispose de moyens conséquents. En période de crise, nos services ne s'arrêtent jamais. Ils sont présents dans les cellules de crise et rapportent l'activité sur les réseaux sociaux, le traitement médiatique par la presse internationale et nationale, ainsi que les tendances. Pour répondre à la question sur la prévention, se pose la question des outils dont nous disposons pour vérifier la véracité des informations ? Les deep fakes peuvent être remarquablement réalisés. Il faudra pouvoir les identifier très rapidement, ce qui n'est pas toujours facile. Nous devons être plus efficaces en matière de vérification de l'information. Il se peut qu'une vidéo virale soit vraie. Le pire des cas, c'est quand elle est devenue virale alors qu'elle diffuse une fausse information.
M. Dominique de Legge. - Merci, Monsieur le Ministre, pour ces réponses et ces éclairages.
27. Audition, ouverte à la presse, de M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de l'Europe - le mercredi 29 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Bonjour M. le Ministre. À moins de deux semaines des élections européennes, je vous remercie de votre venue devant notre commission d'enquête, qui traite des politiques publiques face aux opérations d'influence étrangères qui menacent les intérêts de notre pays. Cette échéance électorale est un sujet d'attention pour la France et nos partenaires européens. Vous avez donné plusieurs conférences de presse sur la protection du scrutin face aux influences étrangères malveillantes, comme la dernière en date avec vos homologues allemand et polonais. Le 24 avril dernier, vous avez déclaré à propos des élections européennes : « Deux éléments qui pourraient venir perturber cette respiration démocratique : l'abstention (passée sous la barre des 50 % en 2019) et les ingérences étrangères ». Quels sont les éléments dont vous disposez pour étayer cette déclaration ?
Alors que la campagne électorale progresse, quelle est l'ampleur des opérations d'influence étrangères que les services de l'État ont pu constater ? Quelles mesures ont été prises pour prévenir les opérations visant à influencer le cours du scrutin ?
Vous pourrez élargir le propos à la politique plus globale du ministère face aux menaces étrangères, d'autant qu'une délégation de notre commission se rendra à la fin du mois de juin en Suède et en Finlande pour expertiser le concept de défense globale instauré par ces deux pays.
M. le Ministre, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux alinéas 13, 14 et 15 de l'article 444 du Code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité.
M. Jean-Noël Barrot, ministre délégué chargé de l'Europe. - Je le jure.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie. Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site Internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat. Elle sera également consultable à la demande et donnera lieu à un compte-rendu publié.
Je vous invite à nous livrer un propos introductif de dix à quinze minutes. Notre rapporteur et nos collègues pourront ensuite vous interroger.
M. Jean-Noël Barrot. - Merci, monsieur le Président. Monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les Sénateurs, je vous remercie de votre invitation à discuter d'un enjeu essentiel dans la période que nous vivons, mais aussi pour notre époque : celui des ingérences étrangères. Depuis 2014, ces ingérences sont de plus en plus courantes, affectant non seulement nos partenaires internationaux (comme lors du piratage du Bundestag en 2015, du Brexit ou des élections américaines de 2016), mais également notre propre pays, avec des évènements marquants tels que les Macron Leaks, dès 2017. Dans le contexte actuel de brutalisation des relations internationales et d'affirmation des régimes autoritaires, la désinformation est devenue une véritable arme de guerre. Lorsqu'elle cible la France, elle vise à instiller le doute, dénigrer notre image et notre politique étrangère, et affaiblir notre cohésion sociale.
Parmi les acteurs majeurs de cette désinformation, la Russie se distingue par des moyens sans commune mesure. Depuis le 24 février 2022, Moscou prolonge son agression de l'Ukraine sur le terrain informationnel en cherchant à dénigrer la résistance ukrainienne et justifier l'invasion russe. D'autres États, comme la Chine, la Turquie et l'Iran sont également actifs dans ce domaine. Nous pouvons mentionner plusieurs outils mobilisés par Moscou : la création de médias et de think tanks sous l'influence du Kremlin (Fondation pour la Lutte contre l'Injustice, dirigée par le réseau Wagner), la mobilisation de centaines de milliers de comptes inauthentiques qui relaient la propagande russe via des fermes à trolls (Internet Research Agency) ou encore le placement clandestin de publications dans des médias traditionnels contre rémunération, à l'instar des projets LACTA et African Initiative, pilotés par Wagner. Le Kremlin présente la guerre en Ukraine comme une lutte contre l'impérialisme et le « néocolonialisme » afin de mobiliser les opinions publiques africaines et servir ses intérêts, ciblant particulièrement la France pour amplifier les discours de rejet et organiser des campagnes de manipulation de l'information.
Plusieurs opérations récentes visent à amplifier les fractures de notre société. Parmi elles, l'opération RRN/Doppelgänger, dénoncée par le Ministère de l'Europe et des Affaires étrangères (MEAE) en juin dernier, qui imitait l'identité graphique et les URL de médias français et européens pour dénigrer la population et la résistance ukrainiennes ; les Étoiles de David, une campagne d'octobre dernier semant la confusion sur la crise au Proche-Orient, orchestrée par ce même réseau RRN ; le réseau Portal Kombat qui diffuse des articles favorables à la rhétorique du Kremlin, en se fondant sur plus de 200 sites d'information et en usurpant certains d'entre eux. L'existence de ce réseau a été dénoncée officiellement en février dernier par Stéphane Séjourné.
Pour anticiper et contrer ces manoeuvres, un travail interministériel est mené, impliquant le Ministère des Armées, le service VIGINUM (créé en 2021) et une sous-direction dédiée au sein du MEAE (depuis 2022).
Trois axes de travail ont été tracés :
1. Renforcer notre veille et notre riposte. La DCP coordonne cette stratégie en central et dans notre réseau diplomatique, en dénonçant les manoeuvres et en rétablissant les faits ;
2. Soutenir l'écosystème médiatique et sa résilience. Une feuille de route « Médias et développement » a été adoptée pour 2023-2027 afin d'améliorer l'environnement médiatique, soutenir la production d'informations fiables et renforcer l'éducation aux médias ;
3. Accompagner la régulation des plateformes. Le MEAE a coordonné l'adoption du règlement sur les services numériques, qui oblige les plateformes à se doter d'outils de lutte contre la désinformation, notamment en période électorale.
J'ai décidé de me mobiliser personnellement sur cet enjeu majeur de défense de notre débat public, tout d'abord en veillant à l'adoption définitive et la promulgation de la loi visant à sécuriser et réguler l'espace numérique, qui comporte une extension de la capacité de l'ARCOM à faire cesser la diffusion de médias visés par les sanctions européennes, lorsqu'ils sont diffusés en ligne. En parallèle, je travaille en lien étroit avec VIGINUM et la Sous-direction Veille et Stratégie du Quai d'Orsay. Avec Marina Ferrari, Secrétaire d'État chargée du Numérique, j'ai convoqué les principales plateformes de réseaux sociaux à nous présenter les moyens qu'elles engagent pour se conformer aux lignes directrices dressées par la Commission européenne en application du Règlement sur les services numériques (DSA).
Au niveau européen, j'ai demandé expressément que le sujet de la lutte contre la désinformation soit mis à l'ordre du jour du premier Conseil des affaires générales auquel je participais. J'ai fait en sorte que nous puissions donner plus d'écho encore aux révélations de l'opération Portal Combat, en ajoutant aux conclusions de la rencontre une dénonciation des opérations de désinformation organisées menées dans notre espace numérique. J'ai appelé à une plus grande coopération entre États membres et une montée en puissance de l'éducation aux médias. Lors du Conseil aux affaires générales de la semaine dernière, nous avons, avec mon homologue allemande et mon homologue polonais, rédigé une déclaration appelant la Commission à prendre 20 mesures destinées à mieux protéger la démocratie et le débat public. J'en citerai deux : celle qui consiste à engager résolument le travail sur un nouveau régime de sanctions visant les opérations russes de manipulation de l'information, et celle qui consiste à rendre obligatoire le Code de bonne conduite sur la lutte contre la désinformation (une annexe du DSA à laquelle les plateformes peuvent se référer pour atteindre l'objectif d'atténuation du risque qu'elles font peser sur la qualité du débat public). Cette déclaration a été soutenue par 16 États membres. Cela témoigne de l'intérêt porté à ce sujet, sur lequel nous nous sommes placés à l'avant-poste. En parallèle, j'ai interpellé à plusieurs reprises la Commission européenne pour qu'elle se saisisse de toutes les facultés dont elle dispose en application du DSA afin de garantir la pleine protection du scrutin européen.
Au niveau paneuropéen, nous avons plaidé pour que l'ordre du jour du Sommet de la communauté politique européenne, instance de dialogue au niveau continental voulue par le Président de la République (qui se réunira le 18 juillet prochain au Royaume-Uni), intègre les enjeux de défense de la démocratie, parmi lesquels la lutte contre les ingérences numériques et les opérations de désinformation.
Ces actions et mesures illustrent notre détermination à protéger notre démocratie et nos valeurs contre les ingérences étrangères. Il faut rester vigilants et continuer à travailler ensemble, comme nous l'avons fait lors de l'examen de la proposition de loi votée la semaine dernière au Sénat (issue des travaux de la Délégation parlementaire au renseignement) pour assurer la sécurité de notre pays face à ces menaces insidieuses.
Je vous remercie de votre attention et me tiens à votre disposition pour toute question.
M. Dominique de Legge, président. - Merci, monsieur le Ministre. Je donne la parole à monsieur le rapporteur.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci, monsieur le Ministre, pour ces propos introductifs. Vous avez évoqué les Macron Leaks de 2017. Quels enseignements ont été tirés de cette intervention dans le scrutin démocratique ?
M. Jean-Noël Barrot. - Il est nécessaire de se doter d'une capacité de détection et d'attribution des ingérences étrangères en période électorale. Cela a conduit à la création, en 2021, de VIGINUM, un service alors inédit en Europe, qui rassemble des spécialistes des données, des experts de la géographie, de l'histoire, de l'anthropologie ou encore de la politique. À partir de la matière brute, VIGINUM procède à une analyse pour détecter formellement et attribuer ces ingérences numériques étrangères. La lutte contre la désinformation et les ingérences numériques étrangères ne suppose pas, de la part de l'État, de dissocier le vrai du faux, mais plutôt de savoir caractériser des comportements et des acteurs. Sur les 60 manoeuvres soupçonnées d'être attribuables à des intérêts étrangers lors des élections législatives et présidentielle de 2022, 5 ou 6 ont été caractérisées comme telles. Le travail a ensuite été engagé avec les grandes plateformes de réseaux sociaux pour limiter l'impact de ces ingérences. De 2017 à 2022, les ingérences étrangères ont pris une forme numérique. Il est donc important de s'appuyer sur une presse libre, indépendante et pluraliste pour révéler un certain nombre de ces opérations, et de se doter d'une expertise nouvelle. La création de VIGINUM nous a permis de considérablement limiter l'impact des ingérences numériques observées lors des scrutins de 2022.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Si nous partageons totalement le rôle essentiel de VIGINUM, ses 40 ETP ne semblent pas à la hauteur des vagues d'ingérence. Est-ce que le Gouvernement entend renforcer très sensiblement sa capacité d'action à travers le budget de l'État ?
M. Jean-Noël Barrot. - Je ne voudrais pas préempter des arbitrages financiers. Une cinquantaine d'agents travaillent au sein du service VIGINUM.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous parle de ceux qui participent concrètement à ce type d'opérations.
M. Jean-Noël Barrot. - Il me semble que leur plan de charge inclut une augmentation progressive des effectifs de 50 à 70 ETP.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ces 70 ETP vous semblent-ils suffisants ?
M. Jean-Noël Barrot. - Une fois encore, je ne voudrais pas préempter les questions budgétaires. Je voudrais simplement souligner la montée en puissance très rapide de VIGINUM, dont l'efficacité est reconnue au plan national et international. Nombre de nos partenaires sollicitent l'expertise de VIGINUM pour développer leurs propres moyens. Il est toujours possible de faire mieux, mais nous sommes manifestement les premiers.
VIGINUM travaille en lien étroit avec le Ministère des Armées et le Quai d'Orsay, au travers de la Sous-direction Veille et Stratégie. Dotée de 20 agents, cette sous-direction entretient des liens étroits avec nos postes diplomatiques à des fins de captation des signaux faibles et de riposte. Il faut penser cette politique dans son ensemble, avec les moyens que les Armées y consacrent.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Les actions, certes nombreuses, semblent souvent avoir été entreprises de manière empirique, avec des moyens parfois limités. N'entendez pas de critique de ma part. Nous avons le sentiment que la volonté et les ambitions sont là, que les capacités sont réelles. Cependant, il nous semble qu'une stratégie globale (qui intègrerait l'État, les collectivités, la société civile) manque à ce dispositif. Si la confidentialité est essentielle, il serait peut-être nécessaire d'associer l'ensemble de la population au climat de résilience à porter. Pensez-vous qu'un plan d'action qui viserait l'ensemble de la société serait pertinent ?
M. Jean-Noël Barrot. - Les ennemis de la démocratie ont bien compris que la démocratie, c'est le pouvoir aux citoyens, qui peuvent - grâce à leur bulletin de vote - décider de leur propre avenir, mais aussi que la démocratie ne fonctionne que lorsque les citoyens sont pleinement éclairés, via l'accès à une information de qualité.
Il n'existe pas de solution unique pour lutter contre ces ingérences étrangères. Il est donc nécessaire d'adopter une stratégie plus globale. La meilleure analogie que j'ai trouvée est celle de la lutte contre un virus. Les ingérences numériques étrangères fonctionnent par contaminations successives des citoyens entre eux. Pour résister à leur propagation, il faut détecter le virus, le traiter et développer l'immunité. La détection est l'opération la plus difficile. En tant que puissance publique, il faut s'abstenir de prescrire le vrai et le faux, pour se concentrer sur les acteurs et leurs comportements inauthentiques et malveillants. Cette détection passe par une presse pluraliste, indépendante (y compris financièrement). C'est là tout l'intérêt des États généraux de l'information, qui visent à tracer des pistes. Il faut aussi s'appuyer sur l'expertise de l'État. Je souhaite, à terme, une expertise mieux coordonnée ou renforcée au niveau européen.
Quant au traitement du virus (élimination des contenus et déréférencement), nous avons progressé avec ce règlement européen sur les services numériques, qui prescrit aux plateformes de réseaux sociaux des responsabilités importantes en matière de lutte contre la désinformation, en leur intimant d'analyser et atténuer le risque que le fonctionnement de leurs services fait peser sur la qualité du discours civique. Pour la première fois dans l'histoire de l'UE, des sanctions ont été prises à l'encontre de médias utilisés par le pouvoir russe pour faire ingérence dans le débat public.
Au titre de l'immunité collective, nous devons être en mesure, dès le plus jeune âge, de résister à la contamination par les fausses nouvelles. Cela passe par l'éducation critique aux médias. Je voudrais saluer la généralisation du Passeport numérique, rendu obligatoire dès l'année prochaine. Ce module sera désormais dispensé en 6ème. Créé par PIX, il sensibilise les jeunes collégiens aux risques et aux attitudes à adopter en ligne. L'élève de 6ème est invité à détecter par lui-même qu'un site médiatique a été usurpé, et à comprendre par quels moyens il s'en est aperçu.
Au-delà de l'aspect défensif, il faut développer notre propre capacité à faire rayonner les contenus français et européens. Le Président de la République porte l'idée de doter l'Europe d'une plate-forme européenne de référence, sur le modèle du dispositif franco-allemand construit par ARTE. Cette chaîne a été appelée à la rescousse dans les pays où les sanctions à l'encontre des médias d'origine russe ont privé une partie de la population de l'accès à l'information. Des discussions sont en cours avec la Moldavie.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous nous en dire plus sur les engagements réels des plateformes ?
S'agissant du réseau Portal Kombat, quels enseignements tirez-vous du changement stratégique qui consiste à communiquer sur les auteurs des ingérences ?
M. Jean-Noël Barrot. - Je pense que l'Europe a franchi un pas historique avec le DSA. La phase de mise en oeuvre suppose une vigilance absolue de la part du Gouvernement, du Parlement et du Parlement européen. De toute évidence, les plateformes ne se conforment pas aux règles du DSA, puisque des enquêtes ont été ouvertes à leur encontre par la Commission. Lorsqu'elles se sont présentées devant moi, j'avais en ma possession le document publié par le Quai d'Orsay et VIGINUM, qui énumère les sites du réseau Portal Kombat que nous avons dénoncés publiquement. J'ai montré à l'une des plateformes que l'une des URL concernant la France était encore référencée très haut. Depuis lors, le travail a été fait, mais je ne devrais pas avoir à rappeler les plateformes à leurs obligations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - De quelle plate-forme s'agit-il ?
M. Jean-Noël Barrot. - C'est le moteur de recherche le plus couramment utilisé, parce qu'il était présent devant moi.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous l'avons auditionné. Il nous a dit qu'il n'y avait pas de souci.
M. Jean-Noël Barrot. - Il y a une coopération étroite. Le DSA induit une révolution interne, si les plateformes veulent de bonne foi s'y conformer. Il faut considérer un élément spécifique à la lutte contre la désinformation : si les plateformes se mettaient à retirer à la pelle les contenus qui leur sont signalés par le gouvernement, elles finiraient par perdre leur âme d'espace de liberté d'expression. Lorsque nous dénonçons publiquement une manoeuvre informationnelle ou une ingérence étrangère, nous avons fait le travail nécessaire pour caractériser les opérations, leurs auteurs et leur origine. Quand VIGINUM signale une opération d'ingérence étrangère, elle leur signifie qu'il s'agit d'une opération malveillante, inauthentique, coordonnée depuis l'étranger pour déstabiliser le débat public. L'une des responsabilités des plateformes étant de préserver le débat public, elles doivent prendre les dispositions nécessaires. Il demeure des marges de progrès significatives.
Tout l'intérêt de dénoncer publiquement les opérations d'ingérence étrangère est de perturber ces opérations, sensibiliser le grand public, préparer le régime de sanctions en démontrant à nos partenaires qu'il y a lieu d'agir. La décision de dénoncer publiquement sera mesurée à l'aune de toutes les dimensions diplomatiques. En d'autres termes, la dénonciation publique ne sera pas automatique.
Mme Catherine Morin-Desailly. - M. le Ministre, vous avez raison de rappeler l'importance de se doter d'une stratégie globale.
Dans le cadre de la réforme de l'audiovisuel public, il est plus qu'urgent de veiller à ce que les moyens conférés à ces entreprises soient au rendez-vous. Si le Président de la République note enfin le travail remarquable entrepris par ARTE, au Sénat, nous l'affirmons depuis près de dix ans. Le Gouvernement a-t-il bien l'intention de sanctuariser dans le cadre de la loi de finances une dotation publique (et non une dotation d'État), qui garantira l'indépendance et la pérennité de ces entreprises, qui se voient confier la mission de lutter contre la désinformation ?
Au sujet des ingérences numériques, nous partageons la conviction qu'il faut réguler les plateformes. Notre collègue Claude Malhuret, rapporteur de la Commission Influence Tiktok, a émis les mêmes réserves que la Commission aux affaires européennes, à savoir que nous aurions dû conférer un vrai statut de redevabilité et de responsabilité aux plateformes. Les Suédois sont inquiets des fermes à trolls, qui permettent l'exposition aux opinions favorables à l'extrême droite. Est-il possible de corriger le modèle d'exposition des plateformes dans le cadre de l'évaluation du DSA ?
Dernière question, que nous avons posée également au Ministre de l'Intérieur sur le traitement des données de la DGSI : qu'en est-il de la recherche d'une solution alternative à Palantir, filiale de la CIA ? Certes, les Américains sont nos alliés, mais nous ne savons pas qui sera élu Président des États-Unis.
M. Jean-Noël Barrot. - S'agissant des dotations financières d'ARTE, je peux m'engager à vous communiquer la position du Gouvernement. La France et l'Allemagne plaident pour un relèvement et une pérennisation des moyens européens d'ARTE. Actuellement, elle bénéficie de fonds européens sur le fondement d'appels à projets, soit 3 millions d'euros. Pour atteindre son propre plan stratégique, il lui faudrait environ dix fois plus, et davantage de prévisibilité. La France soutiendra cet objectif dans le cadre de la négociation du prochain cadre financier pluriannuel.
En marge de la visite du Président de la République, j'ai pris le temps avec mon homologue de rencontrer les futurs signaleurs de confiance allemands. Les Français sont très en avance, y compris sur la mise en oeuvre du DSA, sans doute parce que nous avions déjà adopté plusieurs textes législatifs, et parce que l'ARCOM dispose déjà d'une expertise en la matière. Le Président de la République a évoqué la nécessité d'aller plus loin pour que la démocratie s'empare du numérique, plutôt que l'inverse.
La question est celle de la compatibilité avec des espaces qui permettent à chacun de s'exprimer (sans engager la responsabilité du propriétaire de la plate-forme), la liberté d'expression méritant d'être cultivée chaque fois que cela est possible. Quand, par le mécanisme des algorithmes, des contenus postés individuellement s'amplifient, ils s'apparentent aux contenus que diffuserait un média traditionnel qui, lui, est assujetti à un régime de responsabilité très lourd. Les militants des droits civiques des pays non démocratiques regardent avec beaucoup de méfiance les règles européennes, car les réseaux sociaux sont pour eux le seul espace de liberté d'expression véritable.
Je n'ai pas de réponse au sujet de Palantir. Le Président de la République a redit au Chancelier allemand l'importance de finaliser les schémas de certification du cloud, dans des conditions permettant d'immuniser les données les plus sensibles contre l'extraterritorialité des lois américaines.
Mme Nathalie Goulet. - M. le Ministre, je voudrais vous parler du Qatargate et des perquisitions qui ont lieu à Bruxelles et Strasbourg au titre d'affaires de corruption concernant la Russie. En pleine campagne pour les élections européennes, nous n'avons rien entendu des mesures susceptibles de prévenir ce type d'ingérence. Cette affaire est extrêmement inquiétante, à la fois en ce qui concerne l'influence de certains pays du Golfe, et celle de l'islam radical. Quelles propositions allez-vous porter pour la nouvelle législature au Parlement européen ?
M. Jean-Noël Barrot. - Les ingérences non numériques, qui relèvent de la corruption, sont du ressort du Ministère de l'Intérieur et de l'application du droit. Cela étant, la Commission a présenté un paquet sur la défense de la démocratie. Il contient notamment une directive qui impose aux acteurs agissant pour le compte d'un État étranger l'obligation de s'inscrire sur un registre, la transparence permettant a minima le contrôle démocratique sur ces activités.
M. André Reichardt. - Monsieur le ministre, notre rapporteur a évoqué le souhait d'un VIGINUM européen. Est-ce dans l'air du temps ? Si nous comparons les effectifs de VIGINUM à ceux de ses homologues (États-Unis, Chine, Russie), nous sommes des apprentis.
Au fil de nos auditions, rares sont les positions offensives. Il ne s'agit pas de pratiquer des ingérences à l'étranger, mais de réfléchir de façon concertée à des influences européennes. Des initiatives ont-elles été prises pour porter un discours sur les valeurs de l'Europe ?
M. Jean-Noël Barrot. - Le CSEAE prévoit un système de réponse rapide, qui est un mécanisme de coordination entre VIGINUM, le Quai d'Orsay et les services comparables au niveau européen. Lorsque la France, l'Allemagne et la Pologne ont dénoncé publiquement le réseau Portal Kombat, elles ont activé ce système de réponse rapide. Un autre instrument de coordination a été déclenché par la présidence belge de l'UE : l'Internal Political Crisis Response (IPCR).
Je pense que l'idée de renforcer la coordination est dans l'air. Nous n'allons peut-être pas tout fondre dans un VIGINUM européen. Au préalable, il faudrait que chacun des États membres se dote d'une forme d'expertise. Sur ce sujet comme tant d'autres, la solidité de la chaîne dépend de celle de son maillon le plus faible.
Sans aller jusqu'à faire de l'influence positive ou offensive, je veux rappeler le rôle que jouent les postes diplomatiques lorsque des opérations ont lieu depuis l'étranger à l'encontre des intérêts français, pour les débunker (les démasquer, les démystifier) auprès des médias et fact-checkers locaux. Le prebunking consiste à entraîner les utilisateurs à filtrer la bonne source de la mauvaise source. Les plateformes de réseaux sociaux nous ont assuré qu'elles développaient ce type de module. La recherche universitaire démontre que le prebunking est beaucoup plus efficace que le debunking.
Lors de son discours à la Sorbonne, le Président a décrit les orientations de la France pour les cinq prochaines années dans le cadre de l'UE. Nous avons entrepris de convertir ce discours dans les langues de l'UE pour que chacun puisse y avoir accès. Voilà un usage des outils numériques au service de la démocratie et du sentiment d'appartenance européen.
Mme Nathalie Goulet. - Madame Goulet est un peu sur sa faim avec les non-réponses sur les deux sujets évoqués. En tant que Ministre de l'Europe, je voudrais vous interroger sur le contrôle des subventions données par l'UE à certaines associations. Nathalie Loiseau a réalisé un travail remarquable de contrôle, que nous n'arrivons pas à importer. Quel dispositif comptez-vous porter pour mieux contrôler le financement des différentes associations, notamment en lien avec les Frères musulmans ? Plusieurs pays considèrent que cette association devrait être inscrite sur la liste des organisations terroristes. Le dernier Conseil de Défense a d'ailleurs nommé une mission sur l'état de la menace des Frères musulmans en France.
M. Jean-Noël Barrot. - De quelles subventions voulez-vous parler ?
Mme Nathalie Goulet. - Je parle des subventions que la Commission peut attribuer à des associations comme Islamic Relief, et pour lesquelles Nathalie Loiseau a obtenu des conditions extrêmement strictes de contrôle. Comptez-vous porter ces mesures pour qu'elles soient renforcées dans la prochaine législature du Parlement européen, avec la Commission qui relève de votre ministère ?
M. Jean-Noël Barrot. - Je salue le travail de renforcement du contrôle des subventions de l'UE à destination des associations. Nous avons renforcé la conditionnalité des aides financières aux États membres au respect de l'État de droit. Au niveau national, une proposition de loi a été adoptée pour obtenir des éléments de transparence sur l'action des mandataires de l'influence étrangère.
S'agissant de la lutte contre le terrorisme, c'est de la part du Ministère de l'Intérieur que vous obtiendrez les réponses les plus précises.
M. Dominique de Legge, président. - Si vous n'avez pas d'autre question, je vous remercie, monsieur le Ministre.
28. Audition, à huis clos, de M. Antoine Magnant, directeur de Tracfin -le jeudi 30 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Chers collègues, nous accueillons pour cette première audition de la journée, M. Antoine Magnant, directeur général de Tracfin.
Je vous remercie, monsieur le directeur, de vous être rendu disponible pour éclairer les travaux de notre commission d'enquête.
Les opérations d'influence menées par nos adversaires empruntent, nous le savons, une diversité de canaux. Nous avons largement évoqué, au cours de nos travaux, les techniques de manipulation de l'information, qui agissent sur les perceptions et exploitent nos biais cognitifs. Cette audition est l'occasion de nous pencher sur un outil d'influence d'une autre nature : l'argent.
Le service à compétence nationale Tracfin, au titre de ses missions de renseignement financier, dispose d'une expertise particulière dans la lutte contre la corruption des agents publics ou de personnes politiquement exposées, qui peuvent être la cible d'opérations d'influences étrangères.
L'objet de ces opérations d'influence n'est pas toujours directement politique, mais peut également être cultuel. Depuis la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République dite « loi Séparatisme », de nouveaux outils ont été mis en place pour contrôler les financements étrangers d'associations cultuelles présentant un risque de radicalisation. L'audition est donc également l'occasion de dresser un point d'étape sur son application du point de vue de Tracfin.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Antoine Magnant prête serment.
Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis possible.
Vous avez la parole pour un propos introductif d'une durée de 15 à 20 minutes. Après quoi, le rapporteur et les membres de la commission vous poseront des questions.
M. Antoine Magnant, directeur général de Tracfin. - Je commence par vous présenter XXX1(*), qui m'accompagne aujourd'hui.
M. Dominique de Legge, président. - Si XXX doit également s'exprimer, je vais également l'inviter à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, XXX prête serment.
M. Antoine Magnant. - Je n'ai pas encore fêté mon deuxième mois en fonction, cet anniversaire aura lieu mardi prochain. Je vous prie donc par avance de bien vouloir pardonner mon insuffisance d'expertise. J'ai donc demandé à XXX de m'accompagner afin de vous apporter immédiatement les réponses les plus précises possible.
Tracfin est l'un des deux services de renseignement placés sous l'autorité du ministère de l'économie, des finances et de la souveraineté industrielle et numérique, avec une double organisation et une caractéristique assez spécifique.
Tracfin est une cellule de renseignement financier (CRF), comme il en existe dans chaque pays, régie par les règles d'un organisme appelé le Groupe d'action financière (Gafi). Le dispositif, qui existe depuis la fin des années 1980, est le suivant : les professionnels établis en France chargés d'observer les opérations économiques sont tenus à une obligation déclarative à l'endroit de Tracfin,. Le dispositif est similaire dans les autres pays. Ils doivent déclarer leur « soupçon » - c'est la terminologie exacte - lorsqu'ils perçoivent qu'une transaction dont ils sont témoins est susceptible d'être liée au financement du terrorisme, au blanchiment d'un crime ou d'un délit, en particulier de nature financière, et, de manière plus générale, de mette en exergue une situation potentiellement délictueuse.
Deuxième composante de notre activité, nous sommes un service de renseignement du « premier cercle », qui intervient notamment en relation avec les services de renseignement homologues français, avec les prérogatives juridiques prévues par le code de la sécurité intérieure.
Cette dualité constitue un atout exceptionnel de la structure. Il existe un équivalent Tracfin dans sa branche cellule de renseignement financier dans chaque pays du monde ou quasiment - je les reçois tous la semaine prochaine à Paris, ils seront 177. Les autres pays ont une organisation diversifiées, avec une structuration pouvant se faire selon les cas au sein des services des ministères financiers locaux, au sein de la police, au sein des banques centrales, au sein du ministère de la justice, etc.
Pour accomplir ces missions, nous sommes une équipe d'environ 200 personnes en charge et en capacité de porter la totalité de notre activité, notamment l'organisation de la liaison avec les professionnels déclarants. Ce matin j'ai ainsi rencontré la Fédération bancaire française (FBF). Nous recevons environ 200 000 déclarations chaque année, principalement d'origine bancaire. Le reste relève d'une cinquantaine de professions assez diverses, qui couvrent un très large pan de l'activité économique et des sources d'identification des processus de blanchiment : assureurs, professionnels immobiliers, notaires, avocats, commissaires aux comptes, experts-comptables, casinotiers, agents de sportifs, bijoutiers, antiquaires, marchands d'art, etc.
Notre cadre d'action est le suivant. Nous traitons les déclarations qui nous sont adressées, nous les stockons pendant dix ans et lorsque nous nous saisissons d'un dossier, nous avons la faculté de compléter l'analyse qui nous a été adressée par le professionnel déclarant via le recours à des données, à des accès et à des techniques différents. Nous pouvons retracer l'activité et la situation de telle ou telle personne par l'analyse de ses comptes et des flux financiers qu'elle décrit. Nous avons également accès à différents fichiers ainsi qu'à la coopération internationale grâce aux échanges avec nos homologues étrangers. Nous sommes également un service de renseignement, en interrelation avec nos homologues. L'objectif est double : identifier des flux de financement suspects et de les faire « parler » ; deuxièmement, utiliser l'information financière pour développer, compléter, enrichir et objectiver les analyses.
Nous nous focalisons sur les priorités dans l'ordre décroissant d'importance suivant: financement du terrorisme, blanchiment de faits criminels en général, de criminalité organisée en particulier, fraude aux finances publiques, identification de faits relatifs aux influences étrangères, pédocriminalité, délit d'initié, abus de faiblesse, etc. C'est dire la diversité des sujets que nous traitons.
Sur les sujets relatifs aux influences étrangères, qui font l'objet de votre commission d'enquête, nous apportons nos compétences techniques et financières, et les outils qui nous sont propres. Sous le contrôle de XXX, qui est directement chargée de ces questions, nous identifions deux grandes thématiques principales : l'influence politique et les tentatives d'influence économique. Les sources ne sont pas nécessairement les mêmes.
Sur les sujets politiques et diplomatiques, les pays qui nous donnent le plus de préoccupations sont nos concurrents stratégiques
L'autre sujet important pour nous concerne les questions d'influence économique, notamment d'identification, de diagnostic et si possible de thérapie sur les opérations d'influences à caractère transnational émanant de nos compétiteurs économiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est le volume de dossiers que vous traitez qui vient directement de vos services, sans qu'il y ait de déclaration en votre direction ?
M. Antoine Magnant. - Les déclarations de soupçon viennent forcément d'un opérateur extérieur à Tracfin qui nous déclare une situation sur laquelle il nourrit un soupçon, se couvrant ainsi du risque pénal d'absence de déclaration. En volume, cela représente la très grosse masse des informations que nous brassons.
Les autres types d'informations que nous sommes susceptibles de travailler viennent principalement soit de nos homologues étrangers - elles sont faibles en volume -, soit des services de renseignement, qui sont de l'ordre de quelques milliers par an, soit d'autres administrations.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a donc pas d'autosaisine ?
M. Antoine Magnant. - Le cadre législatif nous l'interdit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Lors de son audition, le président de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) a proposé qu'il puisse saisir directement les services de Tracfin, compte tenu de ce qu'il identifie, soit dans le financement des partis, soit à l'occasion de financements de campagnes.
Pensez-vous que cela pourrait renforcer les moyens de lutte, notamment sur le volet politique ?
M. Antoine Magnant. - Le cadre juridique de l'activité du service que je dirige se caractérise par une énumération limitative des interlocuteurs avec lesquels il est en situation de pouvoir échanger des informations. Lorsque l'interlocuteur qui aimerait pouvoir le faire n'a pas cette faculté, nos travaux ont généralement une issue judiciaire.
Pourquoi pas ajouter la Commission nationale des comptes de campagne à mes interlocuteurs ? Cela nous donnerait une faculté d'échanger, comme nous pouvons déjà le faire avec environ 20 ou 25 structures diverses.
Cependant, je ne souhaiterais pas que quiconque ait la faculté de nous obliger à travailler tout de suite sur tel ou tel dossier, sans lien avec nos priorités.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne pense pas que l'on puisse dire que la Commission nationale des comptes de campagne soit « n'importe qui » ! On sait bien que les élections et les financements de partis ou d'associations de financement sont des vecteurs majeurs d'ingérence. La Commission souhaite simplement pouvoir s'adresser à une autorité qui puisse étayer ce qu'elle identifie.
Par ailleurs, il n'est pas question pour nous de dire que vous devez vous consacrer moins au terrorisme, et plus aux ingérences !
Le ministre de l'intérieur lui-même nous a indiqué que vous n'aviez pas compétence aujourd'hui sur la Polynésie française et la Nouvelle-Calédonie. Si l'on prend simplement la question du nickel, on peut considérer que votre compétence serait un plus pour limiter les connexions éventuelles entre politique et ingérences économiques sur ces deux territoires.
Derrière, c'est la question de vos moyens qui est posée. Souhaiteriez-vous plus de moyens humains, financiers ou juridiques pour remplir vos missions ?
M. Antoine Magnant. - Les moyens financiers et humains ont beaucoup augmenté les dernières années ; je ne vais certainement pas me plaindre ! J'ai plutôt du mal à recruter autant que je voudrais et à conserver la totalité de mes effectifs. La balle est plutôt dans mon camp, les autorités et le législateur ayant bien voulu pourvoir aux besoins du service.
Pour ce qui concerne l'outre-mer, je vais préciser le propos. Nous avons compétence sur les établissements et déclarants financiers établis dans le Pacifique - en Polynésie et en Nouvelle Calédonie. Ils nous adressent des déclarations.. En revanche, j'ai accès à des informations qui sont moins profondes que dans l'Hexagone ou les départements d'outre-mer : notre accès aux informations détenues par les administrations fiscales locales est ainsi moins profond que celles détenues par la DGFIP.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel est votre regard sur la nouvelle Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux, sur ce que seront ses pratiques et son efficacité ? Quelles seront vos complémentarités ? Comment allez-vous travailler ensemble ?
M. Antoine Magnant. - Notre regard est rempli d'espoirs et d'attentes.
La création de l'Autorité a été annoncée, mais sa mise en place n'est pas encore effective. Nous espérons que cela se passera bien.
J'en attends beaucoup, parce que l'harmonisation des pratiques est un objectif très important et un espoir réel pour nous.
Mes équipes ont inventé une jolie formule : « la solidité du dispositif de lutte contre le blanchiment, c'est la solidité du maillon le plus faible. » De fait, il faut densifier et fortifier ce maillon faible par des partages de pratiques, par la définition de standards communs, ce qui est plus facile dans un cercle plus restreint que dans un cercle plus large.
Même si, en application des standards internationaux, les autorités sont indépendantes des autorités politiques, elles ne sont tout de même pas totalement dépourvues de lien avec leur contexte national.
La définition collective des périmètres d'intervention de l'Autorité européenne de lutte contre le blanchiment de capitaux a fait l'objet d'une négociation fondée sur des compromis.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête vise à renforcer tous nos dispositifs de lutte contre les ingérences. Auriez-vous des propositions à faire à la commission ?
M. Antoine Magnant. - Nous avons effectivement quelques éléments de proposition, dont le vecteur pourrait être soit un projet de loi, soit une ou des propositions de loi sur la fraude, dans la suite des annonces faites, voilà un peu plus d'un an, par Gabriel Attal lorsqu'il était ministre des comptes publics.
Nombre de ces annonces ont été traduites dans le dernier projet de loi de finances, mais pas toutes. Un certain nombre de sujets seraient vraisemblablement considérés comme des cavaliers législatifs dans le cadre du PLF.
Nous travaillons également sur l'organisation de la diffusion d'informations entre administrations publiques.
Notre arsenal est important, et mon objectif est d'abord d'augmenter le volume de production.
M. Dominique de Legge, président. - Vous n'avez pas évoqué l'application de la loi Séparatisme. Est-ce un oubli ? Qu'avez-vous à dire sur ce sujet ?
Avez-vous un modus operandi différent selon les pays, notamment ceux du Proche-Orient ?
Quel est le lien entre les pays qui interviennent en Afrique et la manière dont la France a dû se retirer, récemment, de ce continent ?
Mme Nathalie Goulet. - Nous suivons de près les rapports de Tracfin, en vue notamment de l'examen du projet de loi de finances, mais en évitant pour autant de présenter des cavaliers budgétaires... Ce service de renseignement fonctionne en effet très bien, depuis plus de quinze ans.
Comment expliquer le Qatargate ? Des millions ont circulé, en espèces ; or la procédure est manifestement enterrée au niveau européen. C'est un cas très exceptionnel !
Concernant les pays du Golfe, notamment les Émirats arabes unis - rappelons que Dubaï est une plaque tournante du blanchiment d'argent -, trouvez-vous que les dispositifs législatifs en vigueur sont bien raisonnables ? Je pense à la possibilité pour un pays d'être rayé de la liste des États et territoires non coopératifs au motif qu'il a signé une convention, et même s'il ne coopère pas concrètement par la suite ? Le Parlement européen a refusé de délister les Émirats arabes unis, considérant que le fait de signer un accord avec Tracfin n'était pas suffisant. Ne faudrait-il pas prévoir une disposition législative à cet égard ? Quels sont les effets de la récente directive sur le sujet ?
Qu'en est-il du contrôle des cessions de parts de société civile immobilière (SCI), et de celui des cagnottes en ligne ? Pouvez-vous nous parler de l'activité de votre service dédié aux cryptoactifs ?
M. Antoine Magnant. - Pour répondre à la question relative à la loi Séparatisme, nous ne sommes pas à proprement parler chargés de l'identification des flux de financements de sources étrangères, ou opérés par une personne représentative d'intérêts étrangers, à destination des associations cultuelles ; je ne peux donc pas vous communiquer de chiffres à cet égard. Je puis vous dire, en revanche, que Tracfin a reçu 21 653 déclarations de soupçon entre 2019 et 2023, relatives à des sujets cultuels et religieux, au sens large. Ces dossiers, dont l'ensemble est volumineux, ne concernent pas forcément des manifestations de séparatisme ou d'ingérence
XXX. - Tracfin est associé au dispositif de contrôle des obligations déclaratives géré par le bureau central des cultes, qui est prévu par la loi confortant le respect des principes de la République. Depuis la promulgation de cette loi, nous constatons collectivement une évolution de la pratique des associations cultuelles, lesquelles donnent des informations de plus en plus exactes. Nous observons une diminution des financements en provenance de l'étranger, qu'ils soient déclarés ou non. Ce texte a donc eu un effet de décrue des flux officiels et d'homogénéisation des déclarations, et ce quels que soient les cultes concernés.
M. Antoine Magnant. - Mais nous ne pouvons vous parler que de ce nous connaissons...
XXX. - Nous n'avons pas été saisis du Qatargate, car cette affaire n'entrait pas dans le champ de compétences de Tracfin, les personnes impliquées n'étant pas françaises.
Mme Nathalie Goulet. - Ce qui nous a affolés dans le Qatargate, c'est le montant des espèces qui ont circulé à Bruxelles, surtout dans le contexte actuel de contrôle des flux financiers. Nous aimerions avoir votre regard sur ce point.
M. Antoine Magnant. - Si l'argent n'est pas encaissé sur un compte bancaire, nous avons plus de mal à le détecter. Nous devons disposer d'une déclaration de soupçon pour pouvoir procéder à l'analyse précise d'un compte bancaire, laquelle permet éventuellement d'établir une présomption d'usage d'argent liquide.
Pour répondre à votre question sur les cagnottes en ligne, ce dispositif est plutôt fonctionnel. On lit souvent dans les médias que des cagnottes ont été fermées par leurs organisateurs.
En ce qui concerne les crypto actifs, l'enjeu est considérable. 12 % des Français ont un portefeuille de cryptomonnaies - un taux qui se situe dans la moyenne européenne. Le montant total des avoirs placés en cryptomonnaies par des Français s'élèverait à une trentaine de milliards d'euros, et connaît une augmentation vertigineuse d'année en année, en particulier chez les plus jeunes.
Nous devons faire face à plusieurs défis. Il nous importe de mieux comprendre ce dispositif économique et les éléments nous permettant d'accéder à des informations sur ces flux financiers. Si certains sont totalement opacifiés, les principaux actifs de cryptomonnaies, notamment le bitcoin, font l'objet d'analyses de transaction. Mais nous devons nous assurer que nous sommes en état de faire face à ce défi, c'est pour nous un enjeu stratégique.
M. Dominique de Legge, président. - Il me reste à vous remercier.
29. Audition, à huis clos, de Mme Claire Dilé, directrice des affaires publiques de X France - le jeudi 30 mai 2024
M. Dominique de Legge, président. - Notre ordre du jour appelle la suite du cycle de nos auditions des acteurs du numérique et des plateformes en ligne. Nous entendons, à cette fin, Mme Claire Dilé, directrice des affaires publiques de X France, ex-Twitter. D'ailleurs, vous nous exposerez peut-être, madame, les raisons de ce changement de nom.
Il était important à nos yeux que X, acteur devenu incontournable de l'information de masse, en France et dans le monde, puisse s'exprimer publiquement, notamment sur ses politiques de modération et de lutte contre les manipulations de l'information.
Cette audition entre en pleine résonnance avec notre actualité, marquée par les élections au Parlement européen, l'organisation des Jeux olympiques et la crise en Nouvelle-Calédonie, autant d'événements qui constituent une cible de choix pour les opérations d'influence menées par nos compétiteurs.
Nous aborderons également la question des relations entre cette plateforme et les autorités de régulation ainsi que les acteurs de la lutte contre les ingérences numériques, au premier rang desquels Viginum.
Avant de vous donner la parole, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient le cas échéant d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Claire Dilé prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos, pour des motifs de sécurité que vous avez soulevés mais le compte rendu de l'audition sera publié. Je vous propose de prendre la parole pour un propos liminaire d'une dizaine de minutes, puis le rapporteur et mes collègues pourront vous questionner.
Mme Claire Dilé. - Je vous remercie pour cette invitation, ainsi que pour le huis clos que vous m'accordez. Je suis d'ailleurs tout à fait disposée à vous exposer les raisons pour lesquelles j'ai formulé cette demande. J'avais prévu un propos introductif de 25 à 30 minutes, parce qu'il m'avait semblé que l'audition devait durer deux heures. Je vais par conséquent aller à l'essentiel et synthétiser mon exposé.
Je souhaite aborder principalement quatre sujets. J'aimerais d'abord vous présenter l'approche de X en matière de lutte contre la désinformation et les informations trompeuses. Je détaillerai nos politiques et la manière dont nous les appliquons, et je vous fournirai des informations sur nos actions concernant certaines campagnes récentes de désinformation ciblant la France, ainsi que des chiffres tirés de notre rapport de transparence fourni dans le cadre du Digital Service Acts (DSA). Ensuite, j'évoquerai la collaboration de X avec les autorités et les forces de l'ordre dans le contexte de la lutte contre la désinformation et la haine en ligne. Puis je dirai quelques mots sur la conformité de X avec le cadre législatif de l'Union européenne, et sur notre travail de préparation pour les élections européennes. Enfin, en guise de conclusion et parce que cela me l'a été demandé, je formulerai quelques recommandations en matière de lutte contre la désinformation.
Notre approche de la lutte contre la manipulation de l'information et la propagation d'informations fausses et trompeuses est fondée sur une politique publique et disponible sur notre site Internet, qui permet de garantir la sécurité de la plateforme en matière de désinformation. Cette politique générale se décline en politiques ciblées. Nous disposons ainsi d'une politique concernant la manipulation de la plateforme et le spam, qui nous permet de lutter contre les campagnes de désinformation et d'ingérences étrangères. Notre politique sur les identités trompeuses et mensongères stipule qu'il est formellement interdit, sur X, de se faire passer pour une autre personne. Quiconque enfreint cette règle s'expose à voir son compte supprimé de façon permanente, et nous veillons à ce que cette suppression ne soit pas contournée. Notre politique s'adressant aux médias synthétiques et manipulés encadre notre lutte contre les deepfakes, et contre le développement de l'IA générative aux fins de tromper et duper nos utilisateurs. Enfin, et j'y reviendrai, nous menons une politique en matière d'intégrité civique, qui a vocation à protéger les élections.
Ces politiques sont complétées par un produit que nous avons lancé voici plus d'un an : les « notes de la communauté ». Elles viennent en complément des politiques que je viens d'énumérer, et sont la cerise sur le gâteau de notre approche. Ce produit fait participer les utilisateurs de X à la lutte contre les informations trompeuses et inexactes, c'est-à-dire les messages potentiellement trompeurs, et non les grandes campagnes de désinformation. Il est à disposition de tous les utilisateurs de X dans la mesure où ceux-ci respectent nos règles de fonctionnement qui, je le rappelle, sont publiques et accessibles à tous dans de nombreuses langues, dont le français.
Les notes de la communauté fonctionnent de la manière suivante. Les contributeurs, correspondant à un large éventail de personnes ayant un compte sur X, proposent un contexte à ajouter aux messages postés sur le réseau, y compris les publicités. À cet égard, il est important de souligner qu'une note ajoutée sous une publicité entraîne la démonétisation de celle-ci, afin d'éviter qu'un gain financier soit obtenu à la faveur de propos qui pourraient correspondre à de la désinformation. Si un nombre suffisant de contributeurs ayant été en désaccord les uns avec les autres sur des évaluations de leurs notes passées, estiment qu'une note est utile, alors cette note sera affichée publiquement sur un message. Cela signifie que ces notes ne sont pas affichées de manière automatique, et qu'il existe des garde-fous permettant d'attester leur exactitude.
Ces dispositions visent à éviter les biais cognitifs, mais aussi à ajouter à un message des éléments de contexte susceptibles d'éclairer la compréhension d'un sujet, y compris parmi des personnes ayant des points de vue différents sur celui-ci. Les utilisateurs de X disposent ainsi d'informations supplémentaires sur un sujet, et peuvent mobiliser leurs capacités d'analyse sur la base des informations qui leur sont fournies, ce qui réduit par conséquent les risques de diffusion de fausses informations.
Ce programme mobilise à ce jour 149 000 contributeurs actifs au sein de l'Union européenne, dont 32 000 en France - je précise que je fournis ces chiffres pour la première fois. La France est l'un des pays au monde ayant le plus recours aux notes de la communauté, et la base des contributeurs française connaît l'une des progressions les plus fortes, figurant, pour les trois derniers mois, parmi les cinq premières au monde en termes de nombre de notes affichées et de nombre de contributeurs évaluant les notes. À ce jour, 30 % des évaluations de notes de la communauté proviennent de contributeurs basés dans l'Union européenne, ce qui reflète un véritable intérêt des citoyens européens pour ce produit. Au cours des 90 derniers jours, plus de 8 200 notes ont été vues 363 millions de fois dans le monde.
Enfin, les recherches que nous avons conduites sur les notes de la communauté montrent que les gens sont de 20 à 40 % moins susceptibles d'être d'accord avec le contenu d'un message après avoir lu une note sur le sujet. Autrement dit, et cet aspect nous intéresse particulièrement en tant que réseau social, les gens changent leur point de vue sur le sujet à la faveur des notes de la communauté. Une récente étude indépendante réalisée en France par des chercheurs de la Sorbonne et de HEC Paris, a mis en évidence une efficacité de ce produit encore plus grande que celle que nous avions nous-mêmes mesurée. Cette équipe de recherche a travaillé sur une base de données d'environ 285 000 notes issues du programme, afin d'analyser l'influence de l'ajout d'informations contextuelle à des messages potentiellement trompeurs sur la diffusion de ces messages. L'étude porte donc cette fois sur la viralité de la désinformation, et révèle que l'ajout d'un contexte sous un message réduit de près de la moitié le nombre de rediffusion de ce message. Elle a également montré que les notes de la communauté augmentent de 80 % la probabilité qu'un message soit supprimé par son auteur. Autrement dit, les utilisateurs s'autorégulent par l'intermédiaire du système des notes. Je mentionnerai une dernière étude, parce qu'elle me semble significative. Il s'agit d'une étude du Journal of American Medical Association, qui a montré que les notes de la communauté étaient exactes à 97,5 % sur les sujets relatifs au vaccin contre le covid-19.
La désinformation recoupe plusieurs politiques et plusieurs champs d'action de X. Je tiens à préciser, parce que vous m'avez transmis une question écrite à ce sujet, que X ne dispose pas d'une équipe dédiée spécifiquement à la désinformation, ni d'un poste budgétaire spécifique. Nos structures organisationnelle et comptable ne nous permettent pas de vous fournir une réponse précise quant aux moyens financiers mobilisés par la lutte contre la désinformation. Cependant, je vais m'efforcer d'apporter l'explication la plus complète possible.
En matière de ressources humaines, nos équipes safety, en charge de la modération, sont organisées par fonction et sont composées d'experts. Ainsi, nos spécialistes des politiques se concentrent sur leur développement et leur itération ; nos ingénieurs produit conçoivent et développent des produits et des solutions techniques pour détecter et prévenir automatiquement les violations des politiques ; nos analystes mènent des activités d'enquête à grande échelle sur les acteurs et les menaces. Nous comptons dans nos rangs ce que l'on nomme traditionnellement des modérateurs. Mais, en réalité, l'ensemble de nos équipes safety pratiquent la modération, y compris les gestionnaires de programmes qui développent et maintiennent les opérations de modération manuelles de contenu, et les agents qui effectuent la modération manuelle pour des violations potentielles de nos règles. Notre équipe de modération est internationale et interfonctionnelle, elle est disponible 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, en plusieurs langues, et dispose d'une procédure de réclamation en cas d'erreur.
Un solide système d'assistance et de soutien est fourni aux modérateurs, afin qu'ils soient préparés au mieux à l'exercice de leurs fonctions. Chacun d'entre eux suit une formation approfondie et de régulières remises à niveau. Par exemple, dans le contexte du conflit au Proche-Orient, toutes nos équipes ont suivi une formation sur le sujet de l'antisémitisme. Nos modérateurs ont par ailleurs accès à des initiatives en matière de bien-être et de soutien psychologique. En avril 2024, notre équipe safety comptait environ 1 700 personnes travaillant à la modération de contenu, dont 52 personnes dont la première langue est le français. Ces chiffres figurent dans notre rapport de transparence produit dans le cadre du DSA.
X continue d'investir dans la sécurité au sein de ses équipes, mais aussi dans la technologie. Un centre d'excellence de modération à Austin aux États-Unis a été mis en place afin de recruter davantage d'agents en interne, et d'accroître notre efficacité. Nous projetons actuellement d'embaucher cent personnes supplémentaires au cours de la première phase de ce projet.
Concernant les ressources techniques, X utilise une combination d'heuristique et d'algorithmes d'apprentissage automatique afin de détecter automatiquement le contenu violant nos règles. Les modérateurs sont mobilisés pour effectuer des tests minutieux sur ces algorithmes, préalablement à leur lancement sur la plateforme, afin de vérifier qu'ils détectent de façon optimale le contenu et les comportements prohibés.
En résumé, notre service utilise une combinaison d'automatisation et de modération manuelle du contenu, ce qui nous permet d'agir à grande échelle et de compter sur des personnes très spécialisées et employées en interne par l'entreprise. Il s'agit du modèle que nous souhaitons poursuivre.
J'aimerais à présent vous communiquer quelques données chiffrées, ainsi que des exemples de campagnes de désinformation sur lesquelles nous avons enquêté au cours des dernières années, et qui ont concerné la France. Je vous demanderai de traiter ces informations avec prudence, certaines d'entre elles revêtant un caractère confidentiel.
Dans notre dernier rapport de transparence produit en application du DSA, paru en avril 2024, nous avons indiqué, que, entre octobre 2023 et mars 2024, X a pris des mesures relatives à 11,2 millions de comptes dans l'Union européenne pour violation de sa politique de manipulation de la plateforme et de spam. Ce chiffre s'élève à 2,2 millions de comptes pour la France.
Parmi les campagnes de désinformation coordonnées ayant visé la France au cours des derniers mois, j'aimerais mentionner une campagne liée au conflit entre Israël et le Hamas, qui a fait l'objet de mesures prises à l'encontre de 781 000 comptes. Ces mesures comprenaient des suspensions en raison d'activités d'engagement coordonné de comptes inauthentiques, de contenus dupliqués et de spam.
Nos équipes de threat disruption, qui travaillent sur l'identification et la lutte contre les menaces, ont également été mobilisées par la campagne de désinformation « RRN / Doppelgänger ». Nos analystes ont identifié et mis hors d'état de nuire un réseau inauthentique coordonné visant à promouvoir divers récits communs aux acteurs de la menace que nous avons attribuée à la Russie. Ce réseau publiait des messages sur la guerre en Ukraine, l'échec de la politique étrangère des États-Unis et de l'Union européenne, et plus récemment sur la guerre entre Israël et le Hamas, notamment sur l'épisode des étoiles de David apparues dans le 10e arrondissement de Paris, qui a été amplifié sur notre plateforme. Le réseau s'appuyait sur un vaste éventail de sites falsifiés, qui se présentaient comme des sources d'information légitimes et diffusaient des contenus et des récits fabriqués au service d'objectifs russes. Sur la base de certains narratifs spécifiques et du contexte situationnel entourant ce réseau, et de notre connaissance de modèles comportementaux, nous estimons que ces acteurs opéraient pour le compte d'intérêts russes. Au 29 janvier 2024, nos actions combinées ont mené à la suspension de 266 000 comptes.
Dans le contexte de la crise en Nouvelle-Calédonie, nous avons suspendu 1 729 comptes impliqués dans des activités de spam et de manipulation de la plateforme, en particulier des faux comptes et du contenu dupliqué. Notre enquête a montré que cette campagne de désinformation était perpétrée par des comptes azerbaïdjanais.
Concernant les Jeux olympiques de Paris 2024, nous avons manuellement pris des mesures à l'encontre de 917 comptes selon nous gérés par l'Union de la jeunesse du nouveau parti de l'Azerbaïdjan, et avons suspendu 537 d'entre eux. En outre, nous avons mis en place des règles de vérification de l'authenticité de comptes potentiellement liés à cette campagne. À titre d'exemple, les comptes suspendus faisaient circuler une vidéo présentant Paris comme une ville violente et dangereuse.
J'en viens aux différentes coopérations de X avec les autorités nationales dans le cadre de la lutte contre la désinformation et la haine en ligne, en réponse aux questions qui m'ont été adressées préalablement à cette audition.
X coopère avec les autorités et les forces de l'ordre dans le monde entier. Les autorités sont susceptibles d'adresser à X différentes sortes de demandes. Elles peuvent formuler des demandes de retrait de contenus sur la base de la loi, en l'occurrence, en France, de la loi sur la confiance dans l'économie numérique (LCEN), ainsi que des demandes d'informations, également en vertu de la LCEN. Dans le cadre d'enquêtes, les autorités sont fondées à produire des demandes d'information d'urgence, en cas de potentielle atteinte à la vie ou à l'intégrité physique d'une personne, ainsi que des demandes de préservation de données pour les besoins de l'enquête, ce qui nous oblige à conserver des données au-delà du terme légal. Veuillez noter également que, dans le cadre du règlement sur les services numériques et dans celui du Règlement sur les contenus terroristes, nous sommes soumis à l'obligation de livrer des informations aux forces de l'ordre de manière proactive, lorsque nous avons connaissance du fait qu'une personne est en danger.
En France, X collabore pleinement avec le ministère de l'Intérieur, la police, la gendarmerie, la plateforme Pharos, mais aussi avec les services de renseignement. Cette collaboration comprend un dialogue opérationnel, des réunions régulières et des formations de remise à niveau sur l'utilisation de notre portail. Nous veillons également à ce que, en cas de crise ou d'événements majeurs tels que les élections européennes ou les Jeux olympiques, ces différentes entités disposent d'un accès à un point de contact et à une ligne directe avec nos équipes des affaires publiques, en l'occurrence moi-même.
Je voudrais à présent évoquer notre coopération avec Viginum et d'autres entités mobilisées dans la lutte contre les ingérences étrangères. X collabore avec le ministère des Affaires étrangères, en particulier avec la sous-direction de la veille et de la stratégie, à travers un échange de pistes et d'informations sur nos enquêtes respectives concernant les réseaux coordonnées actifs sur notre service. Par exemple, nous avons organisé une réunion afin de partager nos conclusions sur deux campagnes que j'ai mentionnées, à savoir RRN / Doppelgänger, et la campagne sur Paris 2024. Nous sommes par ailleurs régulièrement en contact avec ce service dans le contexte de la situation liée à la contestation de la présence française en Afrique de l'Ouest. En outre, notre équipe est en lien avec le Service européen pour l'action extérieure (SEAE), et nous avons mis en place un partenariat opérationnel avec l'Observatoire européen des médias numériques (EDMO) dans le contexte des élections européennes.
Enfin, bien que X soit désormais réglementé par la Commission européenne en tant que très grande plateforme en ligne, nous entretenons des relations solides et de confiance avec les équipes de l'Arcom. Conformément à nos obligations juridiques, en vertu de la loi de 2018 sur la manipulation de la formation, nous avons publié sur le site de l'Arcom un rapport d'activité sur la lutte contre la désinformation et les informations trompeuses en France. Nos obligations en la matière seront amenées à évoluer à la faveur de l'entrée en vigueur du DSA. Néanmoins, nous réalisons une évaluation annuelle des risques, ainsi qu'un rapport sur l'atténuation des risques supervisé par la Commission européenne, dans le cadre du DSA. Concernant les élections européennes, notre coopération avec l'Arcom tient compte des spécificités du droit français, ainsi que des risques spécifiques liés aux élections. À titre d'exemple, je citerai la période de silence électorale que nous sommes évidemment tenus de respecter.
X s'efforce de se conformer pleinement aux règles de la loi sur les services numériques, et coopère efficacement avec la Commission européenne dans le cadre de l'enquête ouverte à son encontre en décembre 2003. Par ailleurs, nous avons toujours soutenu le DSA, dont nous estimons qu'il fournit un cadre législatif pertinent pour notre secteur. En effet, il repose sur le principe de l'Internet ouvert et maintient un équilibre adéquat entre la liberté d'expression et la sécurité des utilisateurs.
Nous attendons l'entrée en vigueur du règlement européen sur l'IA. Nous avons signé le « Tech accord to combat deceptive use of AI » en marge de la conférence sur la sécurité de Munich, afin de lutter contre l'utilisation de l'IA avec une visée trompeuse. Nous sommes également signataires du AI Pact, qui vise à mettre en place le règlement sur l'IA par anticipation.
Au regard du paquet législatif « renforcement de la démocratie et intégrité des élections », et en particulier du projet de règlement sur la transparence et le ciblage de la publicité politique, X s'interdit depuis 2019 la publicité politique dans l'Union européenne. Dès lors, nous étudions la manière dont ce règlement pourrait s'appliquer à notre service.
En tant que réseau social, X a une responsabilité vis-à-vis de la sécurité des conversations autour des processus électoraux. À cet égard, notre politique d'intégrité civique interdit d'utiliser notre service dans le but de manipuler ou d'interférer dans les élections et autres processus civiques, par exemple en publiant et en partageant du contenu susceptible de décourager la participation électorale ou d'induire les gens en erreur sur le moment ou les conditions relatives au vote. Nous sommes en contact régulier avec la Commission européenne sur ce sujet, et nous avons également contacté l'ensemble des régulateurs de l'Union européenne au niveau national, afin de leur exposer nos efforts dans ce domaine, et de leur fournir un canal d'urgence en cas de besoin. Nous avons par ailleurs proposé à nos ONG partenaires au sein de l'Union européenne une formation de mise à niveau sur nos outils de sécurité, afin qu'elles puissent s'associer à nous pour sécuriser le service en période électorale. Enfin, nous travaillons en partenariat avec le Parlement européen pour élever les sources d'information crédibles sur les élections, et promouvoir les campagnes d'éducation aux médias et à l'information de l'EDMO et de différentes ONG. Nous collaborons ainsi avec l'association Génération Numérique, dans le cadre d'une campagne soutenue par le Gouvernement français.
En conclusion, nous considérons qu'un dialogue multipartite structuré, incluant les autorités, les plateformes, la société civile, les vérificateurs de faits et les chercheurs, accroîtra l'efficacité dans la lutte contre la désinformation en ligne. Nous constatons par ailleurs que l'IA constitue un défi grandissant pour notre travail de modération, non seulement par le biais de contenus synthétiques créés par l'IA et du développement de l'IA générative, mais aussi parce que l'IA permet à de mauvais acteurs d'attaquer plus facilement nos plateformes et nos systèmes de défense. Une approche globale est nécessaire à cet égard, intégrant les réseaux sociaux, les entreprises de télécommunication, les fournisseurs d'informatique en nuage, les réseaux publicitaires et les acteurs de la gouvernance d'Internet, afin que chacun fasse sa part du travail.
Enfin, nous saluons l'idée de la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, de créer un bouclier démocratique européen. Nous pensons qu'un tel dispositif permettra d'améliorer la lutte contre la désinformation en renforçant les pouvoirs du SEAE, pour en faire un service d'enquête sur les réseaux de désinformation, à l'instar de ce que pratique déjà Viginum en France. En tant que plateforme concernée par le phénomène, nous espérons être associés à cette initiative.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Que répondez-vous à celles et ceux qui pensent que les biais algorithmiques et le modèle économique des plateformes sont, par nature, des accélérateurs d'opérations de manipulation de l'information ?
Mme Claire Dilé. - Notre algorithme est disponible en open source. Il conviendrait d'étudier la manière et le contexte dans lequel il pousserait d'éventuels contenus de désinformation. Il nous semble relever de notre responsabilité de désamplifier les contenus que nous avons identifiés comme étant des contenus de désinformation. Cela rejoint notre politique en matière de manipulation et de spam qui, je le rappelle, prévoit jusqu'à la suppression de comptes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez évoqué le travail collaboratif avec différentes instances. Je ne remets pas en cause la nécessité de ce travail, néanmoins il soulève la question, dans le cadre de la mise en place du DSA, du statut des plateformes. On pourrait en effet imaginer que les réseaux sociaux soient aussi des éditeurs de contenus, et que X, par exemple, endosse une responsabilité par rapport à ce qui est diffusé sur sa plateforme, et ne se contente pas de désamplifier, pour reprendre votre terme, certains contenus. Pourquoi X ne souhaite-t-il pas être éditeur de contenus ?
Mme Claire Dilé. - X n'est pas un éditeur de contenus, parce qu'il ne diffuse pas de contenus. Ce sont ses utilisateurs qui les diffusent. Et X n'a pas la connaissance de ces contenus tant qu'ils n'ont pas fait l'objet d'un signalement. Si nous étions éditeurs de contenus, nous aurions une responsabilité éditoriale sur les contenus publiés, ce qui suppose d'en avoir la connaissance et de les examiner préalablement à leur publication. Notre mode de fonctionnement en serait absolument bouleversé. De plus, au regard des 500 millions de tweets publiés chaque jour dans le monde, un tel fonctionnement créerait un goulot d'étranglement et ralentirait radicalement la publication.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je l'entends, mais j'aimerais obtenir une réponse sur le fond. Y a-t-il un motif d'ordre philosophique qui vous empêcherait d'être, non pas un simple tuyau, mais un éditeur de contenu ?
Mme Claire Dilé. - L'obstacle est principalement technique. Encore une fois, nous ne pourrions nous permettre, en tant qu'éditeur, de publier du contenu sans le vérifier, puisque notre responsabilité juridique serait engagée. Vérifier chaque contenu avant publication me semble techniquement impossible.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La question de l'anonymat sur X revient régulièrement. Pourquoi ne pas lever l'anonymat lors de l'inscription à votre plateforme ?
Mme Claire Dilé. - X n'est pas la seule plateforme à autoriser l'usage d'un pseudonyme. Il me semble que l'anonymat est relatif, et relève davantage d'un sentiment d'anonymat. En effet, nous sommes tenus de livrer les informations de connexion de toute personne violant la loi dans le cadre notre coopération avec les forces de l'ordre. Dès lors, toute personne qui viole la loi est susceptible d'être identifiée par les forces de l'ordre, avec notre concours.
Nous autorisons l'usage des pseudonymes parce que l'anonymat offre une certaine protection. Des personnes se sentent plus à même d'évoquer certains sujets sous pseudonyme. Cela ne concerne pas la France, qui est un État de droit. Cependant, certains sujets sont délicats par rapport à l'entourage de nos utilisateurs, par exemple ce qui a trait à leur orientation sexuelle. Les personnes voulant aborder ce type de sujet sans dévoiler leur identité trouvent sur un réseau social une communauté dans laquelle elles peuvent s'exprimer librement. Nous tenons à l'anonymat, mais nous tenons aussi à la possibilité d'identifier des personnes coupables de graves violations de la loi.
Nous avions formulé une proposition, non retenue, d'amende forfaitaire pour les violations de la loi sur notre plateforme. En effet, notre arsenal ne va pas plus loin que la suppression de compte permanente, ce qui n'est que relativement dissuasif. Un système d'amende forfaitaire le serait davantage.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On pourrait objecter que la sortie de l'anonymat permettrait de mieux réguler. En l'état, chacun est en mesure, de manière anonyme, de publier des messages, et ne peut être sanctionné qu'à partir du moment où son activité illicite est découverte. Vous voyez bien que cela pose problème par rapport aux ingérences. Mais n'épiloguons pas sur ce point.
Nous avons auditionné le ministre de l'Intérieur, qui nous a indiqué que les plateformes, globalement, se montraient peu coopératives. Lorsque je lui ai demandé de qualifier la coopération avec X, il a répondu qu'elle était « très difficile ». En outre, la Commission européenne a ouvert, en décembre 2023, une enquête à l'encontre de X sur le fondement du règlement relatif au DSA. Cette enquête porte sur le défaut d'évaluation des risques concernant la diffusion de fausses informations, l'inefficacité des mesures de modération et de lutte contre la désinformation sur la plateforme, le système trompeur des pastilles bleues, ou encore le manque de transparence du réseau à l'égard de ses algorithmes.
Au regard de ces deux éléments, considérez-vous que X pourrait largement s'améliorer en matière de lutte contre la désinformation et les ingérences ?
Mme Claire Dilé. - Je n'avais pas connaissance des propos du ministre, et j'ignore à quoi il faisait référence. Son jugement m'étonne, parce qu'il ne correspond pas au retour qui m'a été fait. Nous collaborons avec les forces de l'ordre de matière proactive, et nous leur livrons des informations, à l'exception des cas où nous estimons ne pas disposer de suffisamment d'éléments matériels pour le faire. Je suis en contact avec les forces de l'ordre et Pharos, dont certains membres ont mon numéro de téléphone personnel. Lors des émeutes de 2023, nous avons eu des contacts très réguliers avec le ministère de l'Intérieur afin de l'aider du mieux possible. Je ne sais pas dans quelle mesure nous pourrions être plus disponibles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au regard du volume d'utilisateurs de X en France, convenez qu'il nous paraisse quelque peu étonnant que tout repose sur votre seule personne. Cela interroge quant aux capacités d'action de X. Mais je vous laisse répondre à propos de l'enquête de la Commission européenne.
Mme Claire Dilé. - Je ne suis pas toute seule pour répondre aux sollicitations des autorités. Je fais office de point de contact pour la France. Notre directeur pays a été en contact direct avec le ministre. X est une entreprise globale. Les équipes qui répondent aux réquisitions des forces de l'ordre sont des équipes spécialisées dont je ne fais pas partie. Les équipes dédiées aux affaires publiques sont, de manière générale, limitées en nombre. Et je serais ravie qu'il y ait davantage d'employés au sein de X France travaillant sur les affaires publiques et le lobbying. En attendant, nous nous efforçons de nous rendre disponibles, dans la mesure de nos moyens, vis-à-vis du ministère de l'Intérieur.
La Commission européenne a, en effet, ouvert une enquête sur quatre présomptions de non-conformité au DSA. Cette enquête n'est pas achevée et, à ce stade, la Commission européenne ne s'est pas prononcée quant à notre conformité au DSA. Elle n'a fait qu'exprimer des doutes et nous demander des informations. Si elle estime que nous ne remplissons pas nos obligations de conformité, ou bien elle pourra prononcer des sanctions financières, ou bien nous serons amenés à signer une liste d'engagement afin de nous mettre en conformité. Il ressort de nos discussions avec la Commission européenne que cette seconde hypothèse serait privilégiée.
J'insiste sur le fait qu'aucune non-conformité n'a été constatée, et qu'il ne s'agit, à ce jour, que de présomptions. Il nous semble extrêmement important de maintenir des relations avec la Commission européenne et, dans le cadre de cette enquête, des réunions se sont tenues à notre initiative, afin d'éclairer la Commission sur certains points. Notre CEO vient d'ailleurs de rencontrer la vice-présidence de la Commission, Vìra Jourová, et il a abordé avec elle le sujet de la désinformation.
Au-delà de l'enquête, qui est légitime puisque le DSA impose un nouveau cadre, il revient à la Commission européenne de s'assurer que notre plan d'évaluation et de gestion des risques est adapté. Aussi, il nous semble tout à fait normal qu'elle nous alerte sur d'éventuels défauts de ce plan, et formule des recommandations dont nous tiendrons évidemment compte.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez indiqué que vous seriez favorable à davantage de recrutement. Je tiens ce propos pour un aveu que X ne se donne pas les moyens de ses ambitions en matière de conformité et de collaboration avec les autorités en charge de la régulation. Ou alors, expliquez-moi pourquoi X ne recrute pas davantage.
Mme Claire Dilé. - Nous ne recrutons pas en raison de notre situation financière. Notre entreprise n'a jamais été rentable. L'année dernière, nous avons connu des difficultés financières critiques pour la survie de X. Aussi nous recrutons à la mesure de nos capacités. Nous cherchons actuellement à recruter une personne dédiée de la relation avec la société civile et les élections, ainsi qu'une personne en charge des sujets internationaux. Il ne s'agit toutefois pas de recrutements en France.
Mme Nathalie Goulet. - J'aimerais faire une observation sur le statut d'éditeur. Vous avez indiqué qu'être éditeur supposerait de vérifier chaque tweet avant sa publication. Mais les choses ne se passent pas ainsi pour les éditeurs. Les procédures interviennent après la publication. Dès lors, on pourrait tout à fait imaginer qu'une vérification préalable ne soit pas une des conditions de la responsabilité juridique. Dans un journal, les affaires de diffamation se produisent après la publication, et non pas avant. Votre argument, qui est un argument du nombre, ne me semble donc pas pertinent.
Vous avez indiqué, par ailleurs, que l'algorithme de X était ouvert, ce qui est assez rare. Pourriez-vous développer ce point ?
Enfin, j'aimerais comprendre pourquoi vous avez demandé que cette audition se déroule à huis clos, alors que votre propos me semble très clair.
Mme Claire Dilé. - Concernant la responsabilité éditoriale, il me semble que la publication sur un média est sensiblement plus contrôlable. Dans notre cas, nous ne pouvons pas savoir à l'avance ce que va publier un utilisateur. Notre régime de responsabilité est par conséquent limité, puisque nous devenons responsables seulement à partir du moment où nous avons connaissance d'un contenu. Si nous étions éditeurs, nous serions responsables de l'intégralité des contenus publiés sur nos plateformes, et nous serions sous le coup de poursuites judiciaires en permanence, ce qui serait normal. En outre, nous serions pris dans une contradiction inextricable. En effet, le DSA interdit la surveillance généralisée. Dès lors, nous aurions une responsabilité éditoriale à l'égard de contenus dont il nous serait interdit de prendre connaissance. Face à cette impasse, nos efforts portent sur une modération via la technologie, qui nous permet d'agir à l'échelle et d'être proactifs, avec un contrôle humain a posteriori. Cette solution n'est certes pas idéale, mais elle nous semble être à ce jour la meilleure.
Très peu d'entreprises, en effet, placent leur algorithme en open source. Nous l'avons fait en mars 2023 parce que nous accordons beaucoup d'importance à la transparence. Il nous a paru intéressant que la communauté des chercheurs puisse s'emparer de cet algorithme. Très vite, des chercheurs ont mis en évidence la manière dont certains contenus sont favorisés. L'open source nous permet d'améliorer notre compréhension de l'algorithme, et de l'améliorer.
Enfin, je tiens à vous exposer les raisons pour lesquelles j'ai demandé le huis clos. D'une certaine manière, je l'ai demandé à contrecoeur, parce que je vous ai fourni des informations qui me semblent intéressantes, et qui témoignent de la qualité de notre travail. Mais je me suis résolue au huis clos parce que, malheureusement, les employés de X sont systématiquement pris à partie, notamment au sujet de décisions de modération qui ne nous appartiennent pas. Ceci explique notre grande discrétion par rapport à nos locaux. Il est arrivé, en effet, que des personnes s'y présentent pour menacer physiquement des collaborateurs de X à propos de décision de modération. D'autres personnes ont été victimes de messages et d'actes malveillants. Certains collègues subissent des restrictions de voyage parce qu'ils sont menacés dans certains pays. Nous sommes régulièrement pris pour cibles, et nous avons recours à une équipe de sécurité interne chargée de protéger les employés. J'ai donc demandé le huis clos, non pas pour des raisons de confidentialité, mais de sécurité.
M. Dominique de Legge, président. - J'entends, bien sûr, ce que vous dites sur la sécurité des personnes. Mais, vous demandez un huis clos, vous refusez la levée de l'anonymat des utilisateurs qui font circuler dans les tuyaux de X des messages dont vous refusez de connaître la teneur afin de ne pas en être tenus responsables... Avouez que ce mode de fonctionnement laisse l'impression d'une terrible opacité.
Notre commission d'enquête s'interroge sur les ingérences étrangères. Ce sujet met en jeu la démocratie, la liberté, les intérêts supérieurs du pays. Et nous nous heurtons à un acteur qui, sur chaque aspect, se déclare prêt à tout dire à condition que cela reste entre quatre murs. Qui ne veut pas savoir ce qui se passe sur sa plateforme, et considère qu'il ne fait que fournir un tuyau dont il ne veut pas savoir qui s'en sert, et pourquoi.
Je dresse un tableau certes un peu caricatural, mais qui reflète bien les problèmes qui se posent à nous. Voilà, c'était une simple réflexion, sur laquelle je vais clore cette audition.
Mme Claire Dilé. - Accordez-moi, s'il vous plaît, un droit de réponse. Je comprends ce que vous dites, et peut-être n'ai-je pas été suffisamment claire. Malheureusement, le rôle des réseaux sociaux est un peu controversé. Et, encore une fois, je regrette d'avoir eu à demander un huis clos.
Mettre fin à l'anonymat supposerait de vérifier l'identité des utilisateurs, ce que nous ne savons pas faire. Mais la discussion est ouverte sur ce point, et nous sommes disposés à progresser sur ces sujets.
30. Audition, ouverte à la presse, de M. Éric Garandeau, directeur des affaires publiques de TikTok France - le mardi 4 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête sur les politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères avec l'audition de M. Éric Garandeau, directeur des affaires publiques de TikTok France.
Cette réunion conclut notre cycle d'auditions de plateformes, après les auditions de Meta, Google et de X.
Il était important à nos yeux que TikTok, dont on connaît l'audience massive et grandissante, notamment chez les jeunes, puisse s'exprimer sur ses politiques de modération et de lutte contre les manipulations de l'information.
Cette audition entre en pleine résonance avec notre actualité, marquée par les élections au Parlement européen et l'organisation des jeux Olympiques, autant d'événements qui constituent une cible de choix pour les opérations d'influence menées par nos compétiteurs.
La crise en Nouvelle-Calédonie a donné une nouvelle illustration, particulièrement frappante, des conséquences politiques de l'algorithme utilisé par TikTok. Au vu de la circulation massive de contenus susceptibles d'attiser les violences sur la plateforme, le Gouvernement a pris la lourde décision de la suspendre temporairement dans ce territoire. Ces contenus, nous le savons, sont notamment le fruit de campagnes de déstabilisation venues de l'étranger.
Je rappelle enfin qu'une précédente commission d'enquête constituée au sein de notre assemblée a publié l'an dernier un rapport important consacré à TikTok, dont de nombreux éléments intéressent également notre commission. Cette audition sera l'occasion de vous entendre sur certaines des conclusions et recommandations de ce rapport.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Éric Garandeau prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Nous tenions à ce que cette audition ne soit pas organisée à huis clos, au vu de l'actualité en Nouvelle-Calédonie à propos de laquelle il nous paraissait important que TikTok puisse s'exprimer publiquement.
Vous avez la parole pour un propos introductif d'une durée de dix à quinze minutes. Après quoi, le rapporteur et les membres de la commission vous poseront des questions.
M. Éric Garandeau, directeur des affaires publiques de TikTok France. - En préambule, je rappellerai que TikTok est une application de création et de diffusion de vidéos sous des formats courts, surtout verticaux et mobiles, utilisée principalement sur téléphone portable. Ces vidéos à caractère informatif, récréatif, ludique ou pédagogique, durent de quelques secondes à quelques minutes - le format peut aujourd'hui s'étendre à dix minutes. Elles permettent de développer certains sujets d'actualité ou autres. Le bureau de Paris a été ouvert en 2019. TikTok compte aujourd'hui plus de 22 millions d'utilisateurs mensuels en France, selon les données d'avril 2024.
La priorité de cette plateforme, c'est bien évidemment la sécurité de celle-ci, ainsi que celle de ses utilisateurs, qui doivent pouvoir pratiquer l'application, créer et poster des vidéos en toute confiance. Je ne développerai pas l'ensemble des règles communautaires qui encadrent l'usage de TikTok, puisque ce sont les utilisateurs eux-mêmes qui créent des contenus. En l'occurrence, en France, les contenus sont créés par des utilisateurs français.
Je centrerai mon propos sur le sujet de votre commission, à savoir les tentatives d'ingérence étrangère sur les plateformes. Dès lors qu'une tentative de comportement inauthentique sur la plateforme est repérée, tous ses contenus sont supprimés. Ils sont contraires à nos règles communautaires qui interdisent tout type de comportement qui vise à « spammer » ou à tromper une communauté d'utilisateurs afin de mener des opérations d'influence.
Quelles sont les sanctions ? Tout simplement le bannissement de façon permanente des comptes qui adoptent ces comportements frauduleux. Et en cas de comportements mensongers coordonnés, les CIB (Coordinated Inauthentic Behavior), nous bloquons également la capacité de créer des comptes à partir de l'appareil du compte qui a violé les règles.
Ce travail de contrôle, de repérage, de bannissement fait l'objet de rapports de transparence qui couvrent tous les autres champs d'infractions liées notamment à des faits de violence - vous citiez des émeutes, des pillages - ou d'incitation à la violence. Le dernier rapport de transparence qui concerne la période d'octobre à décembre 2023 établit que plus de 181 millions de faux comptes ont été supprimés à l'échelle globale.
Nous développons aussi une expertise interne au sein de notre entité, Trust and Safety, qui comprend à l'échelle mondiale 40 000 personnes chargées de la sécurité de la plateforme. Ces experts travaillent en permanence à tirer les leçons des opérations qui sont révélées afin d'identifier les menaces et leur évolution. Des enquêtes très techniques sont menées au sein de la plateforme, qui prennent en compte d'autres sources d'informations dont on peut disposer en « sources ouvertes ». Lorsque des opérations se déroulent sur d'autres plateformes ou dans d'autres contextes, il est important de pouvoir faire de la veille afin d'éviter que de telles opérations se déploient ensuite sur l'application TikTok.
Parmi les 40 000 personnes que mobilise Trust and Safety, plus de 6 000 personnes se consacrent à la modération de contenus dans les langues de l'Union européenne. Il existe 650 modérateurs en langue française, d'après les chiffres issus du rapport de transparence dans le cadre du Digital Services Act (DSA) qui a été publié en avril 2024.
La modération telle qu'elle s'opère chez TikTok s'effectue en deux temps.
Je citerai d'abord la modération proactive, qui vise à empêcher la création de comptes inauthentiques et de comptes de spams. Nous disposons de modèles de détection qui empêchent la création de ce type de comptes à partir de robots, ou de bots, et sur la base d'exemples malveillants préalablement identifiés. Ces modèles suppriment les comptes enregistrés sur la base de certains signaux, c'est-à-dire des comportements inhabituels.
En outre, certains algorithmes détectent tout type de comportement violent, qu'il s'agisse de violence graphique, d'armes à feu, de pornographie, etc. Ce travail dépasse le sujet de l'ingérence étrangère, mais il est réalisé de manière proactive. D'ailleurs, lorsque vous publiez un contenu sur TikTok, il existe toujours un intervalle de temps entre le moment où le contenu est posté et celui où il devient accessible. C'est ce moment qui est utilisé par les algorithmes pour la vérification.
De la même façon, il est important de le rappeler, la modération est particulièrement forte sur les comptes qui bénéficient d'une exposition particulière. Certains contenus ont une forte viralité qui peut faire beaucoup de dégâts. Nous en avons parfaitement conscience, puisque TikTok est une plateforme plus récente que les autres de sorte qu'elle a bénéficié de leur expertise et de certaines expériences malheureuses. À ce propos, dès qu'un contenu dépasse un certain niveau de visibilité, il fait l'objet d'un nouveau tour de modération pour s'assurer que les règles communautaires ne sont pas enfreintes, y compris pour les comportements inauthentiques.
Ce travail de détection proactive est complété par des protocoles d'échange avec les autorités des pays concernés, dont la France. Nous sommes en contact avec la nouvelle entité qui a été précisément chargée de cette mission de détection d'entraves ou tentatives d'ingérences étrangères : il s'agit du Service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum).
Quel est le résultat de cette action ? Nous supprimons ces réseaux et ces comptes identifiés comme tentant d'influencer l'opinion publique et de tromper les utilisateurs sur l'identité du compte. De plus, nous partageons publiquement les informations sur l'emplacement géographique des opérations du réseau selon les preuves techniques susceptibles d'être recueillies, c'est-à-dire sur la source de la détection. Celle-ci peut être interne quand une équipe de Trust and Safety détecte spontanément qu'un contenu n'est pas authentique, ou externe à la suite d'enquêtes qui sont traduites par une demande adressée à la plateforme.
Par ailleurs, les utilisateurs de TikTok peuvent signaler d'un simple clic tout contenu qui leur paraît suspect. Nous communiquons aussi sur les abonnés du réseau, c'est-à-dire sur le nombre total de comptes qui sont abonnés aux comptes de ce réseau qui tente de faire de l'ingérence, au moment de la suppression de ce dernier.
Ainsi, au cours des quatre premiers mois de l'année, nous avons stoppé 15 opérations d'influence à l'échelle mondiale, et supprimé 3 001 comptes associés. Aucune opération n'est identifiée en France, mais certaines opérations ciblent d'autres pays qui tentaient d'influencer le discours politique. Par exemple, au début de l'année, nous avons interrompu un réseau qui ciblait un public indonésien avant les élections présidentielles en Indonésie. Tout cela est public et figure sur notre site.
L'influence étrangère peut aussi passer par des comptes de médias, eux-mêmes détenus par des États. Nous avons lancé dès que possible un programme d'identification et de labellisation de ces comptes. L'objectif est d'informer l'utilisateur que cet émetteur est contrôlé par un État et est susceptible de diffuser des contenus qui correspondent à la vision de l'État en question. Ce n'est pas illicite, mais quand vous cliquez sur le label « média contrôlé par un État », on vous renvoie sur une page qui vous invite à faire preuve de vigilance et à croiser cette source d'information avec d'autres données indépendantes.
Ce travail de labellisation est très important. Nous avons collaboré avec plus de 50 experts pluridisciplinaires issus de 20 pays différents. Il n'est pas si simple de définir un « média contrôlé par un État ». Certains médias publics peuvent être indépendants, comme en France ou au Royaume-Uni avec la BBC. En revanche, des médias privés peuvent être des « faux-nez » d'État.
Ce travail très précis destiné à mesurer l'indépendance de chaque média concerné a été étendu en janvier 2023 à l'échelle mondiale, y compris en Chine. Quand vous tapez sur tel ou tel compte de média contrôlé par un État, le label apparaît, et quand vous cliquez dessus, vous avez le détail de cet appel à la vigilance.
En mai 2024, nous avons élargi nos politiques relatives aux médias affiliés à un État pour faire en sorte que ces comptes de médias contrôlés par un État qui opèrent dans d'autres pays ne soient plus recommandés. En France, des comptes de médias détenus par d'autres États ne peuvent plus apparaître dans le fil d'actualité de TikTok. En outre, ces comptes qui ont recours à de la publicité dans notre pays ne pourront plus le faire. Je rappelle incidemment que la publicité politique est interdite sur TikTok, que ce soit pendant ou hors de la période électorale.
J'en viens à la lutte contre la désinformation diffuse, qui coexiste avec les opérations d'ingérence organisées et qui peut être partagée en toute bonne foi. Tout ce qui s'oppose à la liberté d'opinion, à la liberté de croyance ou à la liberté d'expression est interdit. Des programmes de vérificateurs nous permettent, en cas de doute chez nos modérateurs, d'effectuer un fact checking.
Nous avons aussi une politique sur les médias synthétiques. Comme vous le savez, ils peuvent aujourd'hui être des instruments assez redoutables pour promouvoir de la désinformation. Nous interdisons l'usage de ceux qui présentent le portrait de personnes privées, qu'elles soient mineures ou non. Pour les personnalités publiques, les médias synthétiques sont autorisés à condition que le contenu ne soit pas utilisé à des fins de promotion politique ou qu'il n'enfreigne pas toute autre politique de la plateforme, par exemple en visant à tromper le public sur le discours d'une personne politique ou en incitant au discours haineux, au harcèlement ou à la désinformation, durant une période électorale ou en dehors de celle-ci. Tout utilisateur peut, d'un simple clic, signaler un contenu qui lui semble violer les règles communautaires.
Nous obligeons aussi les utilisateurs - et nous avons été la première plateforme à le faire - à divulguer de manière proactive qu'ils utilisent des contenus qui ont été générés par de l'intelligence artificielle. Il peut s'agir de contenus audio ou vidéo réalistes qui peuvent tromper l'utilisateur, et pour ce faire, un bouton a été mis en place sur le menu. Cette mesure a d'ailleurs été saluée par le commissaire Thierry Breton, car elle s'inscrivait dans l'esprit du DSA et du règlement établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle, ou législation sur l'intelligence artificielle (AI Act). Nous sommes en train de développer un outil qui permet de labelliser automatiquement des contenus.
Nous sommes engagés pour que l'intelligence artificielle générative soit utilisée de manière responsable et transparente. TikTok est partenaire du pacte volontaire sur l'intelligence artificielle, lancé par la Commission européenne à la suite de l'adoption de l'AI Act, et, le 16 février dernier, dans le cadre de la conférence de Munich sur la sécurité, nous avons signé, au même titre d'ailleurs que Google, Microsoft et d'autres acteurs, un accord pour limiter les risques des hypertrucages, notamment dans un contexte électoral. Les mesures prévues vont du développement de nouvelles technologies à l'éducation aux médias, puisqu'il importe également d'éduquer le public. D'ailleurs, à ce propos, les chercheurs nous ont indiqué que le niveau d'éducation est aujourd'hui assez satisfaisant ; il faut poursuivre les efforts, mais le public est tout de même bien averti des risques engendrés par l'intelligence artificielle.
Je puis maintenant faire un zoom sur les élections, puisque nous nous trouvons actuellement dans une période très sensible ; du reste, je pense que la constitution de votre commission est également liée au fait que nous sommes dans une année électorale, qui peut prêter à des opérations de manipulation et d'influence. Qu'avons-nous fait au sujet des élections européennes, au-delà de notre participation à toutes les réunions organisées par le Gouvernement et l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), et de nos échanges réguliers avec notre régulateur ? Nous avons créé à Dublin, au sein de notre structure Trust and Safety, un espace, une mission de contrôle, visant à maximiser l'efficacité du travail de modération dans les pays européens avant et pendant les élections européennes. Il s'agit d'une task force (force opérationnelle) visant à « monitorer » les contenus sur la plateforme. En outre, nous sommes en contact avec l'Arcom et le service Viginum.
Nos règles communautaires comportent, outre les questions d'authenticité des contenus, une rubrique spécifique relative à l'intégrité civique et aux élections. Par conséquent - cela va sans dire, mais cela va encore mieux en le disant -, nous interdisons toute désinformation concernant les processus civiques et électoraux. Cela concerne tous les contenus sur la manière de voter, les procurations, les jours des élections, les critères d'éligibilité des candidats, les processus de décompte des bulletins de vote et de certification des élections, la manière de déterminer le résultat définitif d'une élection, etc. Nous communiquons chaque trimestre notre rapport de transparence sur cette sous-catégorie relative à l'intégrité civique et électorale, au sein de la catégorie Intégrité et authenticité, ainsi que le pourcentage des vidéos supprimées dans cette catégorie. Ainsi, les vidéos que nous avons repérées comme enfreignant ces règles représentent 1,8 % des suppressions totales ; cela reste modéré. Le taux de retrait proactif s'élève à 98,8 % et le retrait avant toute vue à 96,7 %. Enfin, le retrait dans les vingt-quatre heures est de 97 %.
Nous avons également développé et mis en place une page d'information au sein de TikTok qui résume toute l'information officielle et qui renvoie sur les pages officielles du ministère de l'intérieur ; nous avons en outre inséré en bas de page quelques paragraphes indiquant comment lutter contre la désinformation et faire le tri dans l'information. Cette page fait l'objet d'une mention systématique dans les vidéos qui traitent d'élections. Cela va très loin ; ainsi, en faisant l'exercice, je suis tombé sur une vidéo traitant des élections en Inde et le bandeau en question apparaissait et renvoyait aux élections européennes, puisque nous sommes en Europe. Ce système avait très bien fonctionné lors de l'élection présidentielle et nous avions obtenu un satisfecit de la part du Gouvernement, au regard de l'audience de cette page, qui avait permis aux citoyens de s'informer sur les modalités du vote.
J'en viens à la gouvernance de TikTok, son origine et sa vulnérabilité aux stratégies d'influence par rapport aux autres plateformes. Nous l'avions déjà indiqué face à la commission d'enquête du Sénat sur le réseau social TikTok, la société mère de TikTok, ByteDance Limited, n'est pas immatriculée en Chine et n'est pas détenue ni contrôlée par le gouvernement chinois ; c'est évidemment aussi le cas des filiales, y compris TikTok.
Mme Nathalie Goulet. - Où est-ce immatriculé ?
M. Dominique de Legge, président. - Nous y reviendrons dans nos questions.
M. Éric Garandeau. - TikTok SAS, l'entité française, immatriculée au registre du commerce et des sociétés de Paris en mars 2020, est une filiale de TikTok UK, détenue par TikTok Global, elle-même détenue par ByteDance. Voilà pour la chaîne capitalistique.
J'ai parlé des moyens mis en oeuvre pour la modération des contenus.
Vous avez évoqué la Nouvelle-Calédonie ; je suis prêt à répondre à vos questions à ce sujet. En tout état de cause, pour ce qui a trait à l'ingérence et à la modération des contenus concernant la Nouvelle-Calédonie, nous n'avons pas reçu de signalement de la part de la plateforme d'harmonisation, d'analyse, de recoupement et d'orientation des signalements (Pharos). En effet, nous retirons les contenus litigieux ou posant problème à partir du moment où nous en avons connaissance, soit par détection proactive, soit parce qu'on nous les signale. En ce qui concerne la Nouvelle-Calédonie, nous n'avons, à ma connaissance, jamais eu le moindre signalement de la part de Pharos. Nous avons fait le travail de modération et nous n'avons pas détecté de tentatives d'ingérence. Un rapport de Viginum indique des tentatives en Nouvelle-Calédonie, mais cela concernait deux plateformes autres que TikTok.
M. Dominique de Legge, président. - Nous sommes intéressés par un développement plus précis sur vos liens présumés avec la Chine.
Vous avez évoqué la Nouvelle-Calédonie, mais je pense que le rapporteur et nos collègues vous poseront des questions à ce sujet.
Vous n'avez pas évoqué la suspension de TikTok par le ministre de l'intérieur, mais je suppose également que mes collègues y reviendront également dans leurs questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La société mère, ByteDance, n'est pas immatriculée en Chine, avez-vous dit, ni détenue ou contrôlée par le gouvernement chinois. Où est-elle donc immatriculée et comment se répartit le capital de cette société ?
M. Éric Garandeau. - La société mère est immatriculée aux îles Caïmans, soumises au système de Westminster. Elle n'est donc soumise ni au droit chinois ni au droit américain. Ensuite, elle respecte le droit de chaque pays dans lequel elle opère, à commencer par le droit européen en Europe et le droit français en France.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourquoi ce choix des îles Caïmans ?
M. Éric Garandeau. - Je ne suis pas dans la tête des fondateurs, mais je pense qu'il s'agissait de situer ByteDance, le groupe, et TikTok, la plateforme internationale, en territoire neutre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Certains emploieraient un autre qualificatif...
M. Éric Garandeau. - Si vous parlez de fiscalité,...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Par exemple !
M. Éric Garandeau. - ... j'ai le plaisir de vous indiquer que TikTok paie ses impôts dans chaque pays dans lequel il opère : la consolidation fiscale en Europe a lieu à Londres, au sein de TikTok UK, et TikTok SAS est soumise aux impôts français.
Donc c'est plutôt pour se situer dans un territoire neutre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quid de la structure du capital ?
M. Éric Garandeau. - Les fondateurs détiennent 20 % du capital.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Qui sont-ils ?
M. Éric Garandeau. - Yiming Zhang et Rubo Liang.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Des ressortissants chinois...
M. Éric Garandeau. - Ils sont chinois, Rubo Liang étant désormais basé à Singapour, ainsi d'ailleurs que le président de TikTok, Shou Zi Chew, qui est singapourien.
Ensuite, 20 % du capital sont détenus par les salariés de l'entreprise et les 60 % restants sont détenus par des fonds d'investissement, de toutes nationalités ; il y a par exemple un fonds français, mais aussi des fonds américains ou asiatiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a aucun fonds chinois ou proche des intérêts chinois ?
M. Éric Garandeau. - Ce sont des fonds privés. Certains sont implantés en Asie, d'autres aux États-Unis.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Certains sont-ils implantés en Chine ?
M. Éric Garandeau. - Je peux vous fournir la liste des fonds actionnaires de ByteDance. Elle avait été fournie à la commission d'enquête sur TikTok. Je vous la ferai parvenir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On a beaucoup écrit sur les relations potentielles, putatives, entre TikTok et le gouvernement, voire l'armée, de la Chine.
M. Éric Garandeau. - C'est très simple. TikTok et ByteDance ne sont pas soumis au droit chinois. En outre, pour tenir compte de ces soupçons, qui, encore une fois, ne reposent sur aucune preuve - mais ils existent -, nous avons mis en place des politiques très avant-gardistes pour assurer la sécurité des données des utilisateurs. Aux États-Unis, c'est le projet Texas : les données des utilisateurs américains sont stockées sur des serveurs d'Oracle, une entreprise américaine, dans une entité juridique dédiée, de droit américain et comptant 1 000 salariés de nationalité américaine. Cette société, contrôlée par Oracle, assure la gestion des données des utilisateurs américains.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Et les utilisateurs français et européens ?
M. Éric Garandeau. - Nous ne les avons pas oubliés. Sans même attendre de demande du gouvernement français ou de la Commission européenne - le droit européen applicable est le règlement général sur la protection des données (RGPD) et le DSA -, nous avons décidé de manière proactive, face à cette demande de sécurité particulière, de créer un montage équivalent dans sa philosophie : nous construisons des serveurs à Dublin et en Norvège pour stocker les données des utilisateurs européens. Ces données, qui étaient hébergées aux États-Unis, sont en train de migrer vers l'Europe, pour être stockées dans ces centres de données. Le centre de Dublin est déjà opérationnel ; une partie du centre de données norvégien l'est également et nous sommes en train d'en construire un troisième. Ainsi, à terme, toutes les données des utilisateurs européens existants seront stockées en Europe ; c'est d'ores et déjà le cas de tous les nouveaux comptes créés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quel en est l'opérateur ?
M. Éric Garandeau. - On peut recourir à des prestataires pour construire ces centres, mais c'est TikTok qui les opère.
Nous sommes allés au-delà et, pour offrir un maximum de sécurité, nous recourons à un tiers de confiance qui n'est pas affilié à TikTok ou à ByteDance : il s'agit de l'entreprise européenne de cybersécurité NCC. C'est elle qui établit les protocoles d'accès aux données personnelles des utilisateurs européens. Par ailleurs, ces données ne doivent pas sortir de cette enclave. Ce tiers de confiance est plus qu'un prestataire de services ; vous-mêmes pouvez l'auditionner en notre absence.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Aux États-Unis, pour stocker les données américaines, vous avez choisi une entreprise américaine qui héberge les données dans une structure indépendante de TikTok. Pourquoi n'avoir pas fait le même choix pour les utilisateurs européens ?
M. Éric Garandeau. - Je ne suis pas chargé des États-Unis, mais j'imagine qu'il y avait une demande en ce sens aux États-Unis. En Europe, nous avons fait cette démarche de manière spontanée.
En outre, il y a aussi une question de coût, car un prestataire prend une marge - cette activité coûte 1 milliard de dollars par an aux États-Unis et 1,2 milliard d'euros par an en Europe - et nous souhaitions aller vite. Ce coût, je le répète, TikTok l'assume volontairement, puisque nous n'avons aucune obligation juridique de procéder ainsi, mais nous essayons aussi de construire rapidement et à des coûts acceptables.
Nous avons estimé que ce qui importait pour vous, c'était surtout d'avoir un tiers de confiance indépendant. La clef du dispositif était d'avoir un tiers vérifiant concrètement comment sont gérés les accès aux données. C'est la clef de la confiance.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous indiquez que le stockage des données coûte 1 milliard de dollars aux États-Unis et 1,2 milliard d'euros en Europe, tout en précisant qu'il serait plus cher de stocker ces données en externe. Cela me semble contradictoire.
M. Éric Garandeau. - Il faudrait regarder de plus près. Peut-être est-il plus coûteux de construire en Europe, je ne sais pas. Je pourrai demander.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous nous donner ces éléments ?
Si je comprends bien, ni la Commission européenne ni le Gouvernement français n'ont demandé à Tiktok d'héberger les données des utilisateurs en Europe, au sein d'une entreprise européenne, à l'instar de ce qui s'est passé aux États-Unis. C'est bien cela ?
M. Éric Garandeau. - Tout à fait, c'est une initiative que nous avons prise, en réaction aux interrogations ayant cours et en prévision d'une éventuelle demande à venir concernant toutes les plateformes. Nous nous sommes placés dans cette ligne, en concourant à définir un nouveau standard de sécurité. L'idée était de rassurer et de vous permettre de constater que les données des utilisateurs européens sont bien protégées, même dans les cas les plus extrêmes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La commission d'enquête du Sénat sur TikTok soulignait la nécessité d'assurer la transparence sur les statuts et droits de vote au sein du conseil d'administration de la maison mère. Cette disposition m'a semblé pertinente. Où en êtes-vous à ce sujet ?
M. Éric Garandeau. - Il y avait beaucoup de choses dans le rapport de la commission d'enquête du Sénat. Sur la sécurité des données, il y avait l'idée d'aller vite pour mettre en oeuvre le projet dont je parlais à l'instant. Nous avons pu répondre à cette attente du Sénat.
Il y avait également l'idée de mettre rapidement en oeuvre le DSA.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Et sur la question de la transparence sur les statuts et les droits de vote ?
M. Éric Garandeau. - Ce sujet est global, il ne concerne pas TikTok, mais l'ensemble du groupe ByteDance. Tout le monde souhaite sortir de la situation quelque peu complexe aux États-Unis, afin que l'entreprise puisse être gérée normalement. Je n'ai pas d'informations nouvelles à ce sujet, puisque cela n'a pas encore été réglé aux États-Unis.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur la question du rôle d'éditeur des plateformes, la commission d'enquête proposait de ne rendre TikTok éditeur que sur le fil « Pour toi », qui repose sur un profilage algorithmique très poussé. Qu'en pensez-vous ?
M. Éric Garandeau. - Cette question très intéressante pose la question du régime de responsabilité des plateformes, TikTok n'étant qu'une plateforme parmi d'autres, puisque l'on ne pourrait pas imaginer des règles spécifiques à TikTok, et cela permet également de parler de l'éditorialisation des contenus, qui sont deux choses différentes.
En ce qui concerne la responsabilité des plateformes, celle-ci est définie à l'échelon européen par le DSA et il s'agit d'une responsabilité limitée, liée au respect de règles démocratiques, car, si TikTok était éditeur de contenus, cela signifierait qu'il aurait droit de vie et de mort sur tous les contenus postés par tous les utilisateurs. Or tant les plateformes que les ONG défendant la liberté d'expression et les magistrats - il y a eu récemment un colloque très intéressant à ce sujet à la Cour de cassation - insistent sur un principe fondamental : la liberté d'expression. Ainsi, si TikTok devenait éditeur, comme un éditeur de presse, il pourrait dire oui ou non à tel ou tel contenu en fonction de sa ligne éditoriale.
Par conséquent, le législateur européen, après de longs débats, parce qu'il s'agit de sujets complexes, exigeant un équilibre entre différentes libertés et différents droits constitutionnels, a estimé que la bonne règle consistait, d'une part, à autoriser les plateformes, qui ne l'étaient pas initialement, à développer des systèmes détectant des contenus illicites - nous avons été rassurés par le contenu du DSA à cet égard -, et, d'autre part, à imposer aux plateformes de supprimer les contenus illicites dès qu'elles en avaient connaissance, par signalement des utilisateurs, de manière très simple, car nos outils sont très ergonomiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Sur le DSA, les choses nous paraissent claires. Ma question porte sur la proposition de la commission d'enquête de rendre TikTok éditeur du fil « Pour toi ». Vous paraît-elle pertinente ?
M. Éric Garandeau. - On nous a dit que nous étions un média très lu et très utilisé. Il est vrai que nous avons encore une image de média lu surtout par la jeunesse, mais ce n'est pas complètement vrai. Il suffit de savoir que nous avons 22 millions d'utilisateurs français ; cela ne peut pas être que des jeunes. L'âge moyen de l'utilisateur de TikTok est plutôt proche de 40 ans. Cela dit, nous avons en effet une responsabilité particulière liée au fait que nous avons une audience importante. Aussi sommes-nous en train, en ce moment même, de développer un fil d'actualité éducatif.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Et que pensez-vous de la proposition du Sénat consistant à rendre TikTok éditeur sur une partie de son service, en l'occurrence le service « Pour toi » ?
M. Éric Garandeau. - Nous ne sommes pas éditeurs, sur rien.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La proposition consistait justement à vous rendre éditeur sur cette partie.
M. Éric Garandeau. - Et ma réponse est : nous sommes en train de développer un fil d'actualité, testé sur 10 % des Français, dont nous sommes, sinon éditeur, du moins « curateur », si vous me permettez cet anglicisme. Ce fil éducatif réunit des vidéos éducatives vérifiées par nos soins, dans le domaine scientifique pour l'instant, avant d'ajouter les humanités. Cela s'inscrit dans le droit fil d'une opération permanente que nous avons lancée à peu près au moment de la publication du rapport de la commission d'enquête du Sénat, qui s'appelle « Apprendre sur TikTok ».
Il y a, sur l'application, un espace dédié, une page éditorialisée par les équipes de TikTok et qui ne met en avant que des contenus éducatifs. Nous considérons que, grâce à notre rôle de curateur - je préfère ce terme, car celui d'éditeur renvoie à un régime de responsabilité qui n'est pas et qui, pour des raisons démocratiques, ne doit pas être le nôtre, et qui d'ailleurs n'est pas non plus celui qui est prévu dans le DSA -, nous montrons le meilleur de nos contenus, à savoir les contenus éducatifs. Cela ne signifie pas que les autres contenus ne sont pas intéressants, mais notre mission éducative existe. Peut-être sommes-nous les seuls à le faire.
Ainsi, il y a l'espace « Apprendre sur TikTok » et ce fil d'actualité éducatif, qui va bientôt être accessible à toute la population. Je le répète, les vidéos seront vérifiées, elles montreront des réalités scientifiques et permettront de lutter aussi contre la désinformation, car lutter contre la désinformation peut passer par le retrait des contenus nocifs, mais c'est encore mieux de diffuser des contenus qui font autorité. C'est d'ailleurs pour cette raison que nous souhaitons que les institutions scientifiques - la Cité des sciences, le Muséum national d'histoire naturelle, etc. - viennent sur TikTok pour « prêcher la bonne parole », de même que nous avons déjà tous les médias, comme le journal Le Monde, qui font aussi des opérations de ce type. D'ailleurs, nous avons une autre opération analogue : « S'informer sur TikTok », avec l'Agence France-Presse (AFP), qui vient de créer son compte, France Culture, France Info, etc. Ces médias apporteront des contenus de décryptage de l'information et des vidéos indiquant comment détecter les fausses informations et les médias synthétiques, comment croiser les sources d'information, etc.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne veux pas prolonger trop longtemps la discussion sur la question de l'édition, mais je vous rappelle qu'on peut l'être partiellement, sans l'être à 100 %. Être éditeur n'implique pas forcément de tout contrôler, contrairement à ce que disent les plateformes en indiquant défendre la liberté d'expression. On peut être à la fois éditeur et responsable de ce qui circule dans les « tuyaux ». Mettre des tuyaux à disposition tout en affirmant n'être responsable de rien de ce qu'il s'y passe est un raisonnement limité, surtout si l'on ajoute le modèle économique des plateformes et les algorithmes. C'est plutôt le régime de l'irresponsabilité, dans ce cas...
M. Éric Garandeau. - Si l'on était dans un régime d'irresponsabilité, on n'emploierait pas 40 000 personnes pour faire ce travail. Nous avons une responsabilité.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais je peux vous rétorquer que les réseaux sociaux sont un système permettant largement les ingérences.
Dernière question sur l'opacité : un rapport de l'Arcom indique qu'il n'existe pas d'informations tangibles pour analyser la pertinence et l'efficacité des mesures mises en place par TikTok pour lutter contre la désinformation. Y a-t-il aujourd'hui des éléments concrets ?
M. Éric Garandeau. - Je pense que ce rapport date de deux ans, lorsque nous avions remis notre premier rapport sur le sujet. Aujourd'hui, nous sommes extrêmement transparents, nous y sommes obligés par le DSA et c'est très bien.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le ministre de l'intérieur ou d'autres ne disent pas tout à fait la même chose.
M. Éric Garandeau. - Je pense que vous citez le rapport de l'Arcom d'il y a deux ans, qui précédait de six mois la commission d'enquête du Sénat ; c'était la première fois que nous remettions ce type de rapport. Aujourd'hui, notre rapport dans le cadre du DSA est extrêmement détaillé, il cite même le nombre de modérateurs en langue française, bien supérieur aux autres plateformes. Il est vrai que, il y a deux ans, nous n'étions pas à ce niveau de détail.
Nous avons d'excellentes relations avec le ministère de l'intérieur. Nous avons une entité spécifique, LERT, basée à Dublin, qui est en communication régulière avec les unités centrales de la police nationale, notamment la sous-direction de la lutte contre la cybercriminalité (SDLC) et Pharos à Nanterre, la sous-direction anti-terroriste (SDAT) et le centre de lutte contre les criminalités numériques (C3N) de la gendarmerie nationale à Pontoise. Nos équipes de Dublin ont des échanges réguliers avec ces entités.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment analysez-vous l'ouverture par la Commission européenne d'une enquête contre TikTok sur le fondement du DSA ?
M. Éric Garandeau. - La Commission a ouvert des enquêtes sur toutes les plateformes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais c'est vous que nous entendons aujourd'hui en audition. Quelle analyse en faites-vous ?
M. Éric Garandeau. - Nous n'avons pas de commentaires à faire, si ce n'est pour dire que le DSA est tout frais et qu'il vient à peine d'entrer en vigueur. Il est donc logique que la Commission européenne, à laquelle ce règlement donne de nouveaux pouvoirs, utilise ces derniers pour voir ce qu'il en est et faire de la lumière sur la manière dont les différentes plateformes mettent en oeuvre le DSA.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'enquête ne porte pas sur la façon de mettre en place le DSA. La Commission constate un certain nombre de choses et considère que, sur plusieurs points, vous ne répondez pas aux obligations du DSA.
M. Éric Garandeau. - La Commission a ouvert cette enquête mais nous n'en avons pas les résultats.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous pouvez avoir un avis sur les griefs portés.
M. Éric Garandeau. - Nous avons une équipe de 1 000 personnes dans plusieurs dizaines d'entités qui ont travaillé sur la mise en oeuvre du DSA. C'est un énorme travail. Nous disposons aujourd'hui des mécanismes de signalement, de recours, etc. Nous pensons donc être dans les normes ; nous faisons tout pour être dans les clous.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Venons-en aux opérations d'influence. Vous en avez cité quinze. Pouvez-vous nous indiquer les pays et opérateurs concernés, et nous expliquer l'« exception française » ? La France est régulièrement soumise à des opérations d'influence et aucune n'aurait transité par TikTok.
M. Éric Garandeau. - Cela ne signifie pas que cela n'arrivera pas, cela peut arriver. Nous sommes conscients qu'il y a un risque, pour toutes les plateformes, et nous faisons en sorte qu'il ne se matérialise pas. Je pourrai vous communiquer les rapports avec le détail de tous les pays concernés, avec le nombre de comptes.
Il n'y a pas d'« exception française », car tous les pays ne sont pas concernés. Dans certains pays, des opérations d'influence ont été déjouées. Pour l'instant - touchons du bois -, cela n'a pas, à notre connaissance, touché la France.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous signalez qu'il n'y a aucune publicité politique sur TikTok, hors ou en période électorale. Qu'est-ce qu'une publicité politique ? Cela concerne-t-il la vidéo de quelques secondes d'un responsable politique sur un discours ou un débat ? Quels sont les critères entre la publicité politique et le fait de faire de la politique ?
M. Éric Garandeau. - Merci de votre question.
Il y a deux types de contenus sur TikTok. Il y a d'abord les contenus dits organiques, les vidéos que vous et moi pouvons mettre en ligne ; ces contenus sont autorisés, dès lors qu'ils respectent les règles communautaires. Ensuite, il y a les contenus publicitaires, identifiés comme tels - c'est une obligation légale -, commercialisés par nos équipes. Ainsi, dans votre fil d'actualité, vous avez des vidéos organiques et, de temps en temps, des pages publicitaires identifiées comme telles. Ce sont ces pages publicitaires qui sont interdites pour le personnel ou les partis politiques.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je termine avec la Nouvelle-Calédonie. Vous avez indiqué qu'il n'y avait pas eu de signalements via Pharos.
M. Éric Garandeau. - Oui, au moment de la suspension, nous avons vérifié et il n'y en avait pas.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Avez-vous eu des échanges avec le Gouvernement, avant, pendant ou après la suspension de TikTok en raison de son utilisation potentielle par des émeutiers ? Connaissez-vous les raisons de cette décision ?
M. Éric Garandeau. - Avant cette décision, nous n'avons pas eu d'échanges avec le Gouvernement sur cette question. Nous avons eu une réunion de routine deux jours avant et le sujet n'a pas du tout été évoqué. Pour nous, il n'y avait pas de problème.
Nous avons regardé la modération des contenus et, à notre connaissance, TikTok a été utilisé en Nouvelle-Calédonie essentiellement pour informer les gens de la situation - je crois qu'il y a peu de médias en Nouvelle-Calédonie -, et pour communiquer, mais nous n'avons pas eu connaissance d'une utilisation illicite, visant à encourager les émeutes ou à s'organiser en cette vue. Quand c'est le cas, nous avons généralement des signalements de Pharos. Nous avons été surpris et l'avons fait savoir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Il n'y a pas eu d'échanges a posteriori avec le Gouvernement ?
M. Éric Garandeau. - Nous avons demandé la raison de cette suspension et celle-ci a été levée quelques jours plus tard.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le Gouvernement ne vous a jamais informés des raisons de cette décision ?
M. Éric Garandeau. - Non, nous n'avons jamais reçu de notification d'une décision. Nous avons eu des échanges informels, je ne vous le cache pas, mais qui renvoyaient la décision à une responsabilité locale, entre le haut-commissaire et les élus, peut-être. On nous a indiqué que la décision avait été prise à l'échelon local. La suspension a ensuite été rapidement levée.
M. Akli Mellouli. - Je voudrais revenir sur la question de la transparence. Est-ce que vous publiez des rapports concernant les demandes d'accès aux données et les actions de modération de contenus ?
M. Éric Garandeau. - Tout à fait. Le rapport de transparence est de plus en plus détaillé et c'est un achat trimestriel. Nous vous en enverrons la dernière version. Nous avons même pris la décision de produire un rapport spécifique sur les tentatives d'ingérence, en plus du rapport de transparence, car nous savons que le sujet suscite un grand intérêt.
Le rapport de transparence rappelle toutes les règles communautaires que doivent respecter les utilisateurs. Il rappelle la manière dont fonctionne la modération sur la plateforme et il donne des statistiques sur les contenus, notamment le volume de ceux qui sont supprimés sur l'application et leur répartition selon les grandes catégories des règles communautaires, qu'il s'agisse de pornographie, de violence, d'intégrité ou de processus électoral. Nous indiquons aussi, et je crois que nous sommes la seule plateforme à le faire, le nombre de comptes dont les propriétaires ont moins de 13 ans qui sont supprimés, car nous faisons la chasse aux utilisateurs trop jeunes. Nous publions aussi toutes les demandes des autorités qui nous sont faites selon les lois en vigueur, en précisant le nombre de sollicitations que nous recevons de la part de chaque autorité. Il s'agit de rapports mondiaux, qui sont de plus en plus détaillés.
M. Akli Mellouli. - Est-ce que ByteDance a déjà reçu des demandes d'accès aux données des utilisateurs par les autorités chinoises ? Si oui, quelles ont été les réponses que vous avez apportées à ces demandes ?
M. Éric Garandeau. - TikTok n'a reçu aucune demande des autorités chinoises, pour la simple raison que nous n'opérons pas en Chine.
M. Akli Mellouli. - Existe-t-il des lois ou des règlements en Chine qui pourraient obliger à fournir des données d'utilisateurs aux autorités chinoises ?
M. Éric Garandeau. - Non, car nous ne sommes pas soumis au droit chinois.
Mme Nathalie Goulet. - À vous entendre, nous mesurons à quel point la commission d'enquête sur l'utilisation du réseau social TikTok a été utile. En effet, manifestement, il y a eu un changement complet de positionnement dans un délai très court. Le travail de notre collègue Malhuret semble donc avoir porté ses fruits, ce qui nous donne de l'espoir pour l'aboutissement de la présente commission d'enquête.
Je voudrais revenir sur votre modèle économique. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus en matière de fiscalité ? En effet, je m'intéresse aux facilités fiscales de lieux comme Dublin et les îles Caïmans et votre modèle économique, qui est aussi celui des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), ne manque pas de soulever un certain nombre de questions touchant à la juste imposition des plateformes. Est-ce que vous pourriez nous redire bien clairement que vous payez vos impôts en France et nous indiquer sur quelle base vous le faites ?
M. Éric Garandeau. - TikTok paie ses impôts dans les pays dans lesquels il opère. En réalité, Dublin n'est pas le lieu de notre intégration fiscale pour l'Europe, mais c'est notre pays d'origine, qui reste central pour les relations avec les autorités de régulation des contenus, qu'il s'agisse du RGPD ou du DSA. C'est à Dublin que nous avons nos équipes Trust and Safety.
En revanche, pour ce qui est de la fiscalité, nous relevons de Londres. TikTok UK, qui est basée à Londres, intègre les différentes filiales ou sous-filiales européennes, dont TikTok France qui paie ses impôts en France, que ce soit la TVA, l'impôt sur les sociétés ou la taxe sur les services numériques, autrement dit la digital services tax (DST).
Mme Nathalie Goulet. - Votre chiffre d'affaires est d'environ 30 millions d'euros, cette année, n'est-ce-pas ?
M. Éric Garandeau. - Nous vous communiquerons les chiffres par écrit.
Mme Nathalie Goulet. - En précisant le montant des impôts payés en France.
M. Éric Garandeau. - Oui.
M. Dominique de Legge, président. - En ce qui concerne l'interdiction de TikTok en Nouvelle-Calédonie, vous nous avez dit que vous n'aviez pas eu de contact avec le Gouvernement ni avant qu'elle soit prise, ni pendant qu'elle s'appliquait et pratiquement pas après qu'elle a été levée. Je suis un peu étonné que vous n'ayez pas réagi ni entamé des discussions, voire une procédure, pour indiquer que vous n'aviez pas la même appréciation que le Gouvernement sur les messages et les contenus transmis sur TikTok.
M. Éric Garandeau. - Ma réponse précédente était peut-être ambiguë, mais nous avons bien eu des échanges informels avec le Gouvernement pendant la période de suspension. En effet, nous avons été extrêmement surpris par cette décision, non pas d'interdiction mais de suspension de Tiktok, dont nous avons été informés par la presse comme beaucoup de monde en France. Nous avons donc essayé d'en comprendre les raisons. Comme vous pouvez l'imaginer, il est compliqué pour une plateforme soumise à la régulation d'attaquer une décision gouvernementale. Nous avons donc plutôt essayé de comprendre les raisons qui pouvaient justifier cette suspension et le Gouvernement nous a assuré que celle-ci était liée à un contexte très local et que le retour à la normale s'effectuerait dès que possible. Entre temps, nous avons procédé à des vérifications de notre côté et nous avons constaté qu'il n'y avait pas d'anormalité et que nous gérions bien la situation. La suspension a été d'une durée très courte. Elle a ému de nombreuses personnes, parce qu'il s'agissait d'une décision assez inédite, mais elle n'a pas duré longtemps. En tout cas, nous n'avons jamais cessé de faire notre travail de modération de la plateforme et d'échanger avec les autorités dès lors qu'elles avaient des choses à nous signaler.
M. Dominique de Legge, président. - Mais en relisant les événements après coup, vous n'avez pas eu le sentiment qu'il aurait pu y avoir quelques négligences dans la modération ?
M. Éric Garandeau. - Nul n'est parfait. Nous avons repéré quelques vidéos aux limites de l'acceptabilité, que nous avons retirées, mais il ne s'agissait pas d'un phénomène de masse.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je me permets de rebondir sur la réponse que vous avez donnée à la question de mon collègue Mellouli en disant que vous n'opériez pas en Chine. Pourquoi cela ?
M. Éric Garandeau. -Tout simplement parce que le fondateur du groupe, qui avait commencé sa carrière en Chine et développé des applications en Chine, a très vite voulu avoir un groupe international. C'était peut-être même là son idée de départ. Il a donc fait en sorte que les activités internationales de son groupe se développent en dehors de la Chine et répondent au droit des pays dans lesquels TikTok opère. Il existe un équivalent de TikTok en Chine, à savoir l'application de vidéos récréatives Douyin qui est soumise aux règles chinoises. Par conséquent, TikTok n'opère pas en Chine et est complètement séparé de cette autre plateforme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Est-ce le seul pays où TikTok n'opère pas ?
M. Éric Garandeau. - TikTok opère à peu près partout. Toutefois l'Inde fait également exception, car à la suite d'un différend frontalier avec la Chine, par mesure de rétorsion, le gouvernement indien a préféré suspendre TikTok.
M. Rachid Temal, rapporteur. - À qui appartient l'application qui est utilisée en Chine ?
M. Éric Garandeau. - C'est la propriété de Douyin, qui est une sous-filiale de ByteDance. Certes, la fille ou l'arrière-petite-fille remonte toujours à la mère, bien sûr. Mais entre ByteDance, qui est localisée aux îles Caïmans, et TikTok, l'ensemble de la chaîne capitalistique, hiérarchique et opérationnelle est en dehors de la Chine. Cela vaut du haut jusqu'en bas. En outre, toutes les plateformes ou sociétés occidentales qui opèrent en Chine le font selon les règles chinoises et emploient de nombreux ingénieurs chinois dans tous les domaines de l'activité industrielle.
M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le directeur, il me reste à vous remercier.
M. Éric Garandeau. - Je suis à votre disposition pour vous transmettre toute information complémentaire.
31. Table ronde, ouverte à la presse, de MM. Tariq Krim, fondateur du think tank Cybernetica, Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique, Julien Nocetti, chercheur au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères et David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS, sur les influences étrangères dans l'espace numérique - le mardi 4 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons nos travaux avec une table ronde consacrée aux influences étrangères dans l'espace numérique.
M. Bernard Benhamou, vous êtes secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique. Vous avez publié de nombreux travaux sur la géopolitique de l'Internet.
M. David Chavalarias, vous êtes directeur de recherche au CNRS, et directeur de l'Institut des Systèmes Complexes. Vos travaux portent notamment sur les dynamiques sociales et cognitives liées au numérique. Les algorithmes des plateformes exploitent des biais qui sont ensuite utilisés par les auteurs d'opérations d'influence malveillantes menées contre notre pays.
M. Tariq Krim, vous êtes fondateur du think tank Cybernetica. Vous êtes également spécialiste des plateformes numériques et des enjeux politiques qui leur sont associés.
M. Julien Nocetti, vous êtes chercheur au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des affaires étrangères. Votre expertise porte sur la géopolitique des technologies numériques et vous êtes en particulier spécialiste de la Russie.
Avant de vous donner la parole, je vous rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. ».
Messieurs Benhamou, Chavalarias, Krim et Nocetti prêtent serment.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez chacun la parole pour un propos introductif d'une durée d'environ 7 minutes. Puis le rapporteur et les membres de la commission vous poseront des questions pour approfondir certains points.
M. Bernard Benhamou, secrétaire général de l'Institut de la souveraineté numérique. - C'est un plaisir d'évoquer ces questions aujourd'hui. Je dirige et j'ai fondé l'Institut de la souveraineté numérique en 2015, après avoir exercé les fonctions de délégué interministériel aux usages de l'Internet et de négociation européenne sur les questions de régulation du numérique. J'ai également travaillé aux Nations unies en tant que conseiller de la délégation française et j'ai fait partie du groupe de travail des États généraux de l'information « Souveraineté et ingérence » qui rendra ses travaux très bientôt. Nous vous les transmettrons pour l'élaboration de votre rapport.
Pour revenir sur l'actualité, je dirais qu'il n'y a pas de sujet plus brûlant que le sujet de l'ingérence aujourd'hui. J'ai eu le plaisir d'intervenir lors d'une précédente commission d'enquête consacrée à TikTok. J'ai dit que les risques d'ingérence n'étaient pas hypothétiques mais d'autant plus réels que, de la part des services chinois, ne pas utiliser la manne que constituent les informations recueillies sur plus d'un milliard et demi d'utilisateurs de TikTok constituerait une faute professionnelle, ce qui a été repris par un représentant des services de renseignement.
Il est clair que nous arrivons aujourd'hui non pas à un point de rupture, mais à un point d'apogée, non seulement des risques, mais aussi des actions d'ingérence de pays hostiles sur les réseaux numériques, qui prennent diverses formes. Dans un passé pas si lointain, nous pensions en premier lieu à la Russie mais désormais la Chine prend de plus en plus part à des mesures de désinformation dans le cadre électoral. C'est notamment le cas aux États-Unis, en soutenant les groupes proches de Donald Trump, mais aussi en Europe. 2024 est l'année de tous les dangers puisque plus de 4 milliards d'individus sont appelés aux urnes. C'est un immense champ d'expérience. Les grandes plateformes et l'ensemble des acteurs de l'Internet sont d'une coupable naïveté, voire d'une coupable lâcheté ou d'une coupable complaisance par rapport à des acteurs potentiellement toxiques, qu'il s'agisse de pays étrangers hostiles ou de groupes terroristes. Nous avons observé non pas une complicité de ces plateformes, mais une convergence d'intérêts toxiques entre les groupes extrémistes et le modèle de fonctionnement des plateformes qui privilégie les propos polarisants, clivants, parce qu'ils sont les plus vecteurs d'audience ou vecteur d'engagement, de partage, comme nous le disons dans ce métier.
Il n'y a pas de convergence politique entre des groupes terroristes et des plateformes comme YouTube ou Facebook, mais il y a une convergence d'intérêts toxiques. Au-delà de telle ou telle action ponctuelle, ces processus, comme nous l'avons vu dans le passé avec l'affaire Cambridge Analytica aux États-Unis, qui n'était que la première du genre et qui a été suivie par beaucoup d'autres, peuvent jouer sur la formation des opinions publiques, d'où nos inquiétudes. Nous l'avons vu en Nouvelle-Calédonie sur la formation de l'opinion publique, avec des risques d'insurrection et d'actions violentes, comme nous l'avions vu aux États-Unis où les groupes qui ont mené l'action au Capitole, ce que j'appelle un coup d'État alors que certains préfèrent parler d'insurrection, étaient coordonnés et avaient pu grandir grâce aux algorithmes de ciblage, de micro-ciblage, qui sont liés aux données extraordinairement précises que possèdent les plateformes sur les individus, données liées à leur goût, à leurs échanges, y compris dans le domaine médical ou psychologique.
Il était possible de savoir qui se reconnaissait comme raciste, jusqu'à une période récente Facebook ne l'interdisait pas. QAnon, Proud Boys et quelques autres envoient des publicités ciblées pour recruter des personnes en fonction de leur profil politique et créent, dans le cadre des campagnes électorales, grâce à la montée en puissance de l'intelligence artificielle, des contenus spécifiquement conçus pour telle ou telle personne en fonction de son profil. Auparavant, dans le cadre de Cambridge Analytica, des ingénieurs étaient capables de concevoir des contenus et de les diffuser vers des dizaines ou des centaines de millions de personnes. Aujourd'hui, tout cela peut être réalisé automatiquement par un système d'intelligence artificielle à qui l'on demande de favoriser l'élection de telle personne dans tel pays. Le système va concevoir des contenus, répondre en ligne à des personnes qui penseront de bonne foi qu'elles dialoguent avec un être humain, créer et inonder des centaines de millions de comptes de façon très rapide.
Comme j'ai eu l'occasion de le dire lors de la commission d'enquête sur TikTok, Facebook efface en moyenne chaque trimestre 1,5 milliard de faux comptes. Les outils de la désinformation et donc de l'ingérence se sont démocratisés dans le plus mauvais sens du terme et constituent maintenant un véritable risque sur le fonctionnement démocratique de nos sociétés. Comme le disent très bien les experts de ces pays, l'ouverture des démocraties libérales à des ingérences extérieures est une merveille pour les régimes autoritaires qui y voient l'occasion d'interagir. La Russie s'en est vantée il y a peu.
Comme ont pu le dire certains responsables européens, nous devons abolir toute naïveté. Nous savons aujourd'hui que nos démocraties sont vulnérables, qu'elles ont mis beaucoup trop de temps à réagir par rapport à ces processus. Aujourd'hui seulement se posent des questions concernant les risques politiques et non plus simplement économiques ou d'abus de position dominante ou autres, sur le fonctionnement démocratique de nos sociétés. C'est un réveil brutal, parce qu'il s'inscrit dans une période de tensions internationales. En plus de la guerre en Ukraine, il y a maintenant une tension liée à l'affrontement à la fois politique et industriel entre la Chine et les États-Unis, avec la possibilité de faire intervenir ces tensions comme élément de débat dans le processus démocratique.
Je suis d'autant plus heureux que cette commission d'enquête se soit constituée qu'il y a urgence. Vos travaux ne sont pas pour une consommation lointaine mais pour une mise en oeuvre immédiate. Je crois que nous devrons collectivement, comme Monsieur Chavalarias a eu l'occasion de l'écrire dans son livre Toxic data, réexaminer le modèle économique de nos sociétés, que l'on a longtemps considéré comme inoffensif. Il est pourtant à l'origine même du problème qui se pose aujourd'hui.
Comme le dit aussi Shoshana Zuboff, ce modèle économique de ciblage extrême et donc d'extraction de plus en plus massive des données personnelles, constitue une impossibilité de fonctionnement pour les régimes démocratiques. Je pense que nous, Européens, n'avons pas simplement vocation à réguler les plateformes existantes, mais à créer les conditions d'émergence d'un autre type de plateformes qui ne seraient pas liées à l'extraction de plus en plus massive et de plus en plus toxique, de plus en plus dangereuse des données au profit d'autres modèles économiques. Dans son ouvrage Les Empires numériques, Anu Bradford, professeure à Columbia, dit que l'Europe doit être la source d'inspiration de l'ensemble des grands blocs, y compris des États-Unis. Il n'est pas si fréquent qu'une Américaine réclame que les États-Unis s'inspirent davantage de l'Europe.
Nous ne pouvons pas être uniquement sur un rôle défensif, avec tout le respect que j'ai pour les textes importants qui ont été adoptés : règlement sur les services numériques (DSA), règlement sur les marchés numériques (DMA), règlement sur la gouvernance des données (DGA) ou règlement sur l'intelligence (AIA)... Nous devons être en mesure de développer une politique volontariste à l'échelle de l'Union européenne sur les segments critiques, dont l'intelligence artificielle qui deviendra d'un point de vue industriel un élément central des stratégies des différents blocs. Si nous ne le faisons pas, toutes les mesures de régulation seront contournées. La politique industrielle est un élément clé de la régulation de ce secteur.
M. David Chavalarias, directeur de recherche au CNRS et directeur de l'Institut des systèmes complexes. - Je vous remercie de me faire l'honneur de contribuer à cette commission. J'ai essayé de me concentrer sur mon expertise et sur ce que je peux apporter de nouveau, d'une part en vous montrant comment se déploient les opérations d'ingérence, en essayant de vous faire sentir comment l'architecture même des plateformes la favorise, d'autre part en proposant quelques pistes.
L'Institut des systèmes complexes a lancé en 2016 un observatoire de l'espace numérique Twitter, parce que c'était un endroit où il y avait beaucoup d'influenceurs, notamment beaucoup de politiques et où se passaient des campagnes notamment présidentielles, de manière à essayer de comprendre comment s'articulaient les dynamiques d'opinion mais aussi comment fonctionnaient les campagnes d'influence et d'ingérence étrangère. Je vais vous montrer un petit film qui retrace une reconstitution de ce qui s'est passé au moment des gilets jaunes. Des groupes gilets jaunes très actifs sur Twitter, des citoyens, ont été accompagnés, amplifiés, relayés par des groupes étrangers. Chaque point représente un compte Twitter et une pulsation quelques jours. En jaune, vous voyez toutes les personnes qui relayaient le mouvement des gilets jaunes et en marron les comptes étrangers. Un lien correspond à un passage d'information. Vous pouvez constater que Toute une communauté internationale a amplifié le mouvement des gilets jaunes.
Autre exemple, juste avant la guerre en Ukraine, quelques jours avant le 24 février 2022, un ensemble de comptes se sont activés pour relayer la propagande du Kremlin. Beaucoup de ces comptes étaient ceux de personnalités françaises officiellement pro-russes, ce qui n'est évidemment pas un délit, c'est la liberté d'expression. Ils étaient entourés d'un ensemble de comptes qui relayaient ce genre de propagande. Vous avez à l'écran un exemple de dynamique de relais, d'amplification, soit de divisions à l'intérieur de la France, soit d'installation d'un narratif autour d'un conflit comme la guerre en Ukraine.
Dans nos différentes études, nous avons pu détecter quasiment en temps réel les « Macron Leaks ». Nous avons constaté que l'extrême droite américaine et l'extrême droite française avaient essayé de relayer ce « hashtag » avec la désinformation qu'il contenait. Les fausses informations restent, en général, à l'endroit où elles ont été inséminées, sauf si elles sont reprises par les médias ou par les algorithmes de recommandation. C'est l'un des problèmes de ces algorithmes.
Par ailleurs, l'ingérence s'opère souvent à travers des contenus ne pouvant être rattaché à un statut qu'on peut qualifier de « vrai » ou de « faux ». Il en va par exemple des « memes », qui sont des contenus ironiques, ou des affirmations du type « Vladimir Poutine va utiliser les armes nucléaires », qui sont une supposition. En amplifiant une croyance il est pourtant possible de modifier la perception des citoyens et donc les amener à soutenir telle ou telle cause. Par conséquent, la modération, soit le fait d'enlever ou de retirer des contenus qui seraient faux, n'est pas suffisante. Nous sommes face à un encerclement informationnel qui vise à modifier la perception que les citoyens ont d'un problème.
Un des buts à long terme est de modifier la structure même des rapports sociaux et des groupes sociaux au sein d'un pays. Nous avons analysé l'espace politique français entre 2016 et 2022. Chaque point qui s'affiche à l'écran est un compte Twitter et les petits filaments sont les relais entre les comptes Twitter. Vous en avez à peu près 80 000 sur cette image. Vous pouvez voir la restructuration du paysage politique français entre 2016 et 2022. En 2016, il allait de La France insoumise au Rassemblement national en passant par les partis modérés, le Parti socialiste (PS) et Les Républicains (LR). En 2022, le PS et LR étaient complètement déstructurés et un gros bloc d'extrême droite a émergé, avec une nouvelle communauté Reconquête ! et une nouvelle communauté numérique qui s'est formée pendant la pandémie autour de Florian Philippot sur les thèmes « antivax » et de résistance au « système ». Une nouvelle passerelle s'est formée entre l'extrême du spectre gauche et l'extrême du spectre droit et qui a joué pour la circulation de narratifs bien au-delà de la pandémie. Par exemple, en ce moment, il y a une reconfiguration autour du climato-dénialisme. C'est cette communauté qui s'est insérée entre les deux extrêmes et qui est en train de le promouvoir.
Ce type de reconfiguration n'a pas été rendu possible uniquement à cause des plateformes, mais les plateformes et leur conception même les favorise et amplifie les discours toxiques. Les plateformes ont mis en place depuis 2018 un fil d'actualité. C'est l'endroit où les personnes consultent la majorité de leurs contenus. Ce que quelqu'un voit sur son fil d'actualité, ce n'est qu'un petit pourcentage de ce que produit son environnement social, moins de 10 %. Il y a donc un filtre entre ce que produisent les personnes auxquelles vous êtes abonné et ce que vous voyez effectivement. Comment ce filtre est-il élaboré ? Nous avons montré qu'entre vos abonnements et ce que vous recevez dans votre fil d'actualité, il y a 50 % de contenus toxiques en plus sur le réseau Twitter, c'est-à-dire des insultes, du dénigrement, des attaques personnelles, etc. Par conséquent cela va déformer la perception des utilisateurs de millions d'utilisateurs. Facebook et Instagram fonctionnent de la même manière et modifient la perception de millions d'utilisateurs vers un environnement plus hostile. Dès que les plateformes optimisent l'engagement, c'est-à-dire dès qu'elles mettent dans les fils d'actualité des utilisateurs les contenus qui ont le plus de clics, de « likes » et de partages, ce qu'elles font depuis 2018, ces biais de négativité apparaissent. C'est un gros problème parce que cela renforce l'hostilité des échanges et, indirectement, les personnalités et les comptes qui s'expriment de manière hostile. La circulation de l'information est modifiée, comme la structure du réseau. Dans le top des 1 % des influenceurs, il y a une surreprésentation de 40 % de personnes qui s'expriment de manière hostile.
Avec les plateformes comme Facebook, Twitter ou Instagram, qui réunissent plusieurs milliards d'utilisateurs, l'opinion publique se forme dans des environnements où, de manière centralisée, changer une ligne de code permet de changer complètement la manière dont l'information circule mais aussi la manière dont les personnes s'expriment puisque les journalistes et les politiques vont changer leur manière de s'exprimer pour éviter leurs discours ne soient pas diffusés.
Je vous propose quelques pistes pour éviter ce type de phénomène. Je pense, comme l'a dit le premier intervenant, qu'il faut choisir entre le modèle économique des plateformes tel qu'il existe aujourd'hui et la démocratie. Nous ne pourrons pas avoir les deux très longtemps. Pour cela, il faut agir de manière systémique et rapidement. Les pistes que je vais détailler pourraient être appliquées en un temps assez court, en moins de 12 mois.
La première est qu'il faut défendre les utilisateurs contre les clauses abusives des réseaux sociaux. Imaginez un service postal qui vous dirait qu'il a le droit de lire ce que vous écrivez, de le modifier, de le distribuer aux destinataires ou à d'autres personnes, de ne pas le distribuer, de mettre dans votre boîte aux lettres des gens qui vous écrivent ou d'autres personnes, ou encore fermer votre boîte aux lettres quand il le souhaite, sans avoir aucun compte à vous rendre. Ce sont mot pour mot les conditions actuelles de Twitter et d'autres plateformes. Elles sont abusives et laissent les utilisateurs à la merci des grands réseaux. Les jeunes qui souvent ne donnent même plus leur numéro de portable mais leur Instagram, sont complètement captifs.
La deuxième piste porte sur les ingérences étrangères. Nous pourrions forcer les utilisateurs à s'authentifier en tant que Français, tout en restant anonyme, sans donner d'autres d'informations, par exemple en passant par un intermédiaire comme France Connect qui certifie que l'utilisateur est français. Les utilisateurs pourraient ainsi filtrer les contenus en disant qu'ils ne veulent voir que les contenus émis par leurs compatriotes, ce qui permettrait d'éliminer de nombreuses ingérences propagées à partir de faux comptes2(*).
La troisième piste consiste à imposer la portabilité des données et de l'influence sociale. Il y a quelques années, vous ne pouviez pas changer d'opérateur téléphonique, vous étiez captif et vous deviez même payer plus cher quand vous appeliez à un autre opérateur. Après régulation il est possible de conserver son numéro en changeant d'opérateur. Les utilisateurs des réseaux sociaux sont captifs. De nombreuses personnalités très influentes restent sur Twitter parce qu'elles ont développé tout leur thread et parce qu'elles y ont leur audience, alors que le réseau devient toxique. Il serait tout à fait possible d'imposer qu'un utilisateur puisse partir d'un réseau pour aller vers un autre, sans perdre ses données et son audience. Des réseaux comme Mastodon le permettent.
La quatrième piste porte sur l'atténuation de l'ingérence. La publicité ciblée est vraiment une catastrophe. En ce moment même, il y a des milliers de publicités russes sur le territoire français, en Italie, en Pologne et en Allemagne, un doctorant de mon laboratoire les a identifiées dans le laboratoire. Nous sommes sous le feu alors même que Facebook est censé les modérer. Nous avons mesuré que Facebook ne modère qu'à peine 20 % des publicités politiques. Si vous dites en ce moment que « l'État n'arrive même pas à contrôler le caillou, comment voulez-vous qu'il assure la sécurité en France ? » tout le monde sait à quoi ces mots font référence mais ils ne seront jamais identifiés comme une publicité politique. Cependant, s'ils sont massivement envoyés au moment où il y a des problèmes en Nouvelle-Calédonie, ils ont un impact.
Il y a également un gros problème d'accès aux données. Les analyses que je vous ai montrées ont été faites au moment où l'API de Twitter était ouverte. C'était la seule plateforme qui avait ouvert ses données. Nous avons relevé un ensemble de biais et de failles dans les algorithmes et des failles des plateformes. Il y a les mêmes chez Facebook. Aujourd'hui, nous n'avons plus accès à ces données, nous sommes complètement aveugles.
J'ai regardé beaucoup d'auditions où des plateformes vous disaient qu'elles modéraient et enlevaient 90 % des contenus. Vous n'avez aucun moyen de le vérifier, nous non plus. Vous n'êtes donc pas obligés de le croire !
Il est possible de mettre en place des routines d'audit. Nous pouvons vérifier en temps réel le biais de toxicité sur une plateforme. Il ne s'agit pas d'agir sur les contenus, mais de faire en sorte que certains types de contenus ne soient pas amplifiés par rapport à la ligne de référence.
Il est aussi envisageable d'appliquer le principe de réciprocité. Nous ne devrions pas utiliser le déploiement dans notre pays des plateformes de pays qui interdisent les plateformes étrangères. C'est comme si vous autorisiez votre voisin à garder vos enfants alors qu'il ne veut surtout pas que vous gardiez les siens.
Sur le plan institutionnel, il y a également plusieurs pistes, comme le renforcement les espaces publics numériques, avec l'émergence de plateformes alternatives comme l'a dit M. Benhamou. Les journaux et les télévisions qui respectent une charte déontologique sont subventionnés, On pourrait l'envisager pour les réseaux sociaux qui respectent la portabilité.
Les élections sont très vulnérables par leur conception même. Autant en 2017 qu'en 2022, j'ai été frappé par la multiplication des appels à voter contre plutôt qu'à voter pour. Les campagnes sont très hostiles. Il y a plusieurs candidats au premier tour et au deuxième tour il ne reste que deux candidats qui sont haïs par toutes les autres communautés. Il suffit ensuite de manipuler et de savoir qui est le « moins pire ». Or manipuler pour définir qui est le « moins pire » est très facile avec des campagnes de « memes ». Par exemple, un candidat qui obtient 30 % au premier tour, ce qui est déjà beaucoup, est rejeté par 70 % de la population mais il peut passer le deuxième tour grâce à des manipulations. Ce n'est pas vraiment démocratique. Il existe des modes de vote qui pourraient l'éviter. Le mode de scrutin actuel est archaïque, il a 300 ans et de nombreuses failles. Je défends beaucoup le jugement majoritaire mais il y en a d'autres permettraient d'éviter tous ces travers.
Enfin, j'observe depuis la pandémie sur les réseaux sociaux actuellement une récupération des valeurs fondamentales de la République, notamment le concept de liberté. S'il est récupéré comme celui de fraternité et d'égalité, nous aurons perdu beaucoup. Il faut vraiment veiller à ce que ces valeurs fondamentales soient remises à la bonne place dans le débat public.
M. Tariq Krim, fondateur du think thank Cybernetica. - Je vous remercie de m'auditionner sur ces questions même si je ne suis pas un spécialiste de l'ingérence. J'ai un profil d'entrepreneur dans le numérique. J'ai monté deux start-ups et je connais bien la manière dont fonctionnent les plateformes. Je suis également les questions géopolitiques du numérique depuis plus d'une trentaine d'années, ce sont donc des sujets évidemment qui me sont familiers. Enfin, j'ai siégé au Conseil national du numérique et j'ai mené pour le gouvernement une mission préalable à la création de la French Tech. Je suis un défenseur infatigable des questions de souveraineté et de savoir-faire français dans le domaine du numérique.
J'ai construit mon propos liminaire en trois parties. La première porte sur la compréhension des enjeux de la géopolitique du numérique et le positionnement de l'ingérence. Dans la deuxième, je soulèverai les nouvelles questions liées à l'IA, ce qu'on commence à appeler aux États-Unis la sécurité épistémologique, c'est-à-dire la capacité pour un pays de sauvegarder sa propre culture, sa propre connaissance et son propre rapport au vrai. Je parlerai également de l'autonomie commutative. Comme vous le savez, on utilise de plus en plus des plateformes extérieures pour réfléchir et résoudre des problèmes.
Enfin, je parlerai la souveraineté numérique.
Trois mouvements de fond sont en cours depuis une vingtaine d'années. Tout d'abord, après une grande phase d'expansion de l'internet, nous sommes aujourd'hui dans une phase de « déglobalisation », de splinternet. La Chine s'est connectée en 1994 à l'Internet mais trois ans plus tard, elle a décidé de se déconnecter et de construire son propre réseau, avec une forme de pare-feu qui laisse passer le contenu vers reste du monde, en gérant elle-même ses plateformes. TikTok peut opérer sur le reste du monde, mais le reste du monde ne peut pas opérer en Chine. Ce réseau augmente. On parle parfois de « dictateurs-net » qui regroupe la Russie, la Corée du Nord, l'Iran, etc. Ce réseau séparé pose d'énormes questions économiques et géopolitiques.
Il y a ensuite trois types de guerres. La première, la cyberguerre, concerne l'attaque des infrastructures. La deuxième a plusieurs noms, on parle de guerre cognitive, narrative, de « warfare », ou de « likes war ». Elle consiste à « hacker » les cerveaux. Pendant très longtemps, il y avait une forme de dualité, avec d'un côté le domaine militaire et de l'autre côté le domaine civil. Pendant la guerre en Afghanistan, l'armée américaine a proposé à ses soldats d'utiliser Facebook. Soudain, il y a eu des conversations entre les talibans et l'armée américaine via une plateforme commerciale, Facebook Messenger. Depuis, nous nous sommes rendu compte que les plateformes commerciales étaient utilisées à la fois pour les opérations d'ingérence et des attaques militaires. La troisième est la « lawfare », c'est-à-dire l'utilisation du droit. Quand on contrôle l'Internet et qu'on a accès à l'ensemble du monde on peut intégrer la loi que l'on veut, notamment le Cloud Act, le Foreign Intelligence Surveillance Act (FISA), toutes les lois extraterritoriales.
Le troisième mouvement est la bataille de l'amplification. Jusqu'à maintenant, les plateformes se basaient sur des algorithmes. Aujourd'hui, se répand la conviction que si on dispose de suffisamment de puissance de calcul, on va pouvoir répondre à des problématiques importantes. Il y a une course affolante sur cette évolution. Il y a deux batailles en parallèle. La première est la bataille entre la Chine et les États-Unis. C'est une bataille un peu bizarre puisque ces deux pays ont besoin l'un de l'autre pour leurs économies. C'est la fameuse militarisation des interdépendances dont mon voisin parle souvent. La deuxième est un accord tacite entre les États-Unis et la Chine pour que cette dernière puisse utiliser les nouvelles technologies pour dépecer l'Europe de ces industries du XXe siècle, nucléaire, automobile, 5G, Télécoms, etc. Toutes les industries classiques dans lesquelles nous avons prospéré sont aujourd'hui ouvertes. Quand on parle de cette configuration, il faut comprendre que l'intelligence artificielle (IA) a aussi pour valeur, à un moment ou un autre, de prendre le savoir-faire européen.
Depuis l'arrivée de l'IA, nous sommes dans un nouvel environnement. Nous sommes passés d'un monde déterministe, où les conditions initiales définissent les conditions de sortie à un monde non déterministe. On le voit avec Chat GPT, en tapant la même phrase on obtient des réponses différentes. Avant, avec les techniques d'amplification, le même message était diffusé sur les réseaux sociaux. Aujourd'hui, l'IA peut construire des centaines de milliers d'agents traitants synthétiques qui vont convaincre un par un les individus. Nous sommes entrés dans une nouvelle ère qui n'est plus celle de personnalisation de masse, mais de la massification de la personnalisation.
Pour la bataille de l'IA, nous avons besoin de trois
éléments. Nous avons besoin de talents, l'Europe en a beaucoup
mais aussi de puces qui sont quasiment toutes fabriquées par Nvidia.
Cependant, pour construire ses puces, Nvidia a besoin de l'Europe. En effet,
les licences viennent d'Angleterre, la machine qui génère les
ultraviolets pour imprimer les puces des
Pays-Bas, une partie des
technologies d'Allemagne, les lasers de Californie et le coating, qui
couvre les puces, du Japon. C'est un système très
globalisé et Nvidia a besoin de l'Europe. Enfin, il faut des data
centers. Depuis moins d'un an, nous observons un changement complet de la
stratégie des grandes plateformes. Jusqu'à maintenant, elles
refusaient d'investir dans les data centers. Elles considéraient
qu'elles étaient des vendeurs de pelles et de pioches et ne voulaient
pas posséder les mines. Aujourd'hui, la pression financière est
tellement importante, les enjeux se chiffrent en centaines de milliards de
dollars, que les plateformes investissent massivement dans les data centers. La
France a obtenu 18 milliards d'euros d'engagements d'investissement mais
cette somme correspond aux investissements d'Amazon dans ses data centers en
Espagne. Le contrôle des données est essentiel puisque l'IA doit
permettre de construire des environnements synthétiques et du
savoir-faire.
La question de savoir si l'IA remplacera l'emploi est à mon avis un faux sujet. Nous avons un important problème démographique et nous faisons face à l'effondrement du talent. L'essentiel est de se demander si demain on va pouvoir utiliser l'IA pour résoudre des problèmes importants. Dans le domaine militaire, il faut une personne pour contrôler un drone mais pour contrôler des millions de drones, l'IA est indispensable.
Par ailleurs, avec l'IA générative, on ne parle plus d'algorithmes mais de modèles. On ne donne pas des paramètres, on demande à la machine d'apprendre. La question qui se pose porte sur ce qu'elle apprend. C'est comme pour l'éducation d'un enfant, si on sait où il va à l'école, on sait ce qu'il apprend. On ne s'intéresse plus à des données pures, mais à de la culture. C'est une problématique tout à fait nouvelle. Il y a des outils qui ont une capacité d'acculturer ou de déculturer des populations entières. Je parle souvent d'autonomie cognitive. Se pose la question de la prochaine génération d'ingérence. Aujourd'hui, elle passe par les réseaux sociaux, elle joue sur la stabilité émotionnelle d'un pays. C'est ce que nous avons vu pendant la campagne de Donald Trump, où tout le monde se détestait et s'insultait sur Twitter, sans plus vraiment savoir pourquoi. Demain, il s'agira de convaincre les individus de vivre dans une réalité unique.
Vous avez peut-être lu Le Maître du Haut
Château de Philip K. Dick. Dans ce chef-d'oeuvre, il imaginait une
Amérique divisée en deux, où une partie de la population
pensait qu'elle avait perdu la guerre, que Hitler et le Japon avaient
gagné. Plus on s'approchait du centre des États-Unis, plus les
individus s'approchaient de la vérité. Il y avait donc deux
visions de la vérité en parallèle. Avec l'IA, des millions
de versions de la vérité circuleront. Au
Royaume-Uni, le
régulateur des élections s'est rendu compte, des années
après le vote sur le Brexit, des publicités qui avaient
été publiées.
En termes de souveraineté numérique, si nous voulons agir dans cet environnement, soit on utilise les outils des autres, soit on utilise nos propres outils. Le monde de l'informatique a toujours oscillé entre deux types de modèles, centralisés et décentralisés. Nous n'avons jamais été très bons dans les modèles centralisés, regardez Windows ou encore le cloud. En revanche, nous avons toujours été plutôt bons dans les modèles décentralisés. L'IA est ultra-centralisatrice, peut-être même plus centralisatrice que tout ce qui a existé, ce qui rend la situation très complexe.
Quand Bruno Le Maire a proposé de taxer les Gafam, ce qui est une bonne idée, mais les États-Unis ont immédiatement annoncé des mesures de rétorsions sur l'agriculture, les spiritueux, etc. Nous ne pouvons pas développer de nouvelles technologies, les exporter parce que nous avons nos industries existantes. L'agriculture tourne quasi exclusivement sur Microsoft. Nous n'avons pas su construire une politique publique d'achats, ni une politique de solidarité de façon à ce que les entreprises françaises qui exportent achètent des entreprises de technologies locales qui demain vont exporter. Pour l'instant, nous n'avons pas réussi à trouver la bonne approche et je ne suis pas très optimiste sur l'avenir. Si on veut que la France existe et affermisse son soft power, il faudra changer cela.
M. Julien Nocetti, chercheur au Centre d'analyse, de prévision et de stratégie du ministère des Affaires étrangères. - Je vous remercie de m'avoir invité à m'exprimer sur cette thématique passionnante. Je m'exprime au nom du Centre d'analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l'Europe et des Affaires étrangères, que j'ai rejoint récemment, et qui a pour but depuis une cinquantaine d'années d'éclairer la réflexion du ministre. C'est le think tank du ministère, qui assume aussi parfois son rôle de poil à gratter. Cette liberté a une contrepartie : tout ce que je vous dis n'engage pas la parole du ministère ni du gouvernement.
Je vous propose de fonctionner en entonnoir en repartant de mon expertise en relations internationales pour resituer l'enjeu dans une perspective internationale, européenne avec une thématique traversée par une terminologie abondante. Quand j'ai reçu votre invitation, j'ai été surpris par l'emploi du terme d'influence étrangère. Il y a pourtant une grande différence entre influence et ingérence, comme l'ont montré de récents travaux de l'Assemblée nationale. L'ingérence vise à déstabiliser un pays, elle est malveillante et clandestine, alors que l'influence repose sur la conviction, la séduction, la persuasion, etc. Dans certains cas, l'influence peut paver la voie à des tactiques d'ingérence. Le rapport CAPS de 2018 s'était arrêté sur cette différenciation et sur l'expression de manipulation d'information pour catégoriser ce qui fait l'objet d'une grande confusion dans le discours public et médiatique, avec l'emploi de termes comme la désinformation, la propagande, la subversion, les fake news, les infox, la guerre politique, etc., afin d'en souligner le caractère malveillant, avec l'intention de nuire, et clandestin de stratégies informationnelles hostiles.
La thématique qui nous rassemble aujourd'hui brasse une myriade de problématiques qui sont autant d'enjeux à traiter pour les décideurs. Les ingérences numériques sont à la fois un enjeu de stratégies étatiques d'acteurs hostiles, un enjeu de confiance dans les médias, un enjeu de modération des contenus des grandes plateformes, mais elles concernent aussi les infrastructures numériques et la politique des sanctions, notamment depuis février/mars 2022. Les différentes initiatives ont des impacts très concrets sur la réception de contenus hostiles et manipulés. Quelle hauteur de vue peut-on avoir face à une telle panoplie de sujets à traiter ? Comment décider, sachant que l'on peut difficilement être expert de toutes ces thématiques ?
Je vais focaliser mon propos sur trois ou quatre enseignements relatifs à ces ingérences numériques, en soulignant quelques points d'attention, notamment sur la réception.
C'est un enjeu qui est devenu un facteur structurant des relations internationales. Nous nous allumons notre radio ou notre télévision, nous sommes saisis d'un effet de saturation face aux nouvelles qui ont trait à ces sujets d'ingérence numérique et informationnelle.
Il y a quelques semaines, Meta a supprimé son outil de lutte contre la désinformation, CrowdTangle, avant l'élection américaine, alors que prolifèrent sur cette plateforme les propagandes ciblées affiliées à la Russie, qui ciblent en amont des élections européennes les pays comme la France, l'Allemagne, l'Italie et la Pologne. Dans le même temps, la Cour suprême du Brésil a lancé une enquête contre Elon Musk pour instrumentalisation criminelle de X (ex Twitter). Quelques jours plus tard, OpenIA, la maison de mère de Chat GPT reconnaissait que ces modèles avaient été utilisés pour générer des contenus, à la fois textuels et visuels, dans plusieurs campagnes d'influence informationnelle, dont l'opération russe RRN/Doppelgänger. Enfin, il y a quelques jours, sous couvert d'aider ses ressortissants à l'étranger, Pravfond, qui est une fondation du ministère russe des Affaires étrangères, a financé des projets de désinformation et la défense légale de suspects d'espionnage, notamment sur le sol européen. C'est une actualité extrêmement dense, qui doit nous interpeller, même si cela peut entraîner une forme de lassitude.
Dans une perspective plus macro, ces manipulations de l'information sont une source majeure de déstabilisation classée par le Forum économique mondial (WEF) parmi les principaux risques mondiaux en 2024, aux côtés des risques climatiques et environnementaux. La totalité des grandes enceintes internationales de débats ont ces dernières années réévalué à la hausse le degré de nocivité que font peser les manipulations internationales sur nos systèmes. Dès 2017, la conférence sur la sécurité de Munich a proposé de considérer la démocratie comme une infrastructure critique qu'il fallait à tout prix protéger des visées hostiles de nos compétiteurs.
Je relève également un hiatus assez formidable entre l'accès à la connaissance et à la transparence permis par la dissémination des moyens numériques et les capacités pour les États d'agir via ces manipulations de l'information dans des interstices de conflictualité, des interstices juridiques, sociétaux, économiques, etc., sous le seuil, tout en masquant leur responsabilité. C'est pour cela qu'il est difficile d'agir de façon satisfaisante dans le domaine informationnel et numérique.
Les actions informationnelles ne font l'objet d'aucun frein de type moral. Elles visent aujourd'hui à instrumentaliser des enjeux régaliens, comme le récit selon lequel il existerait un projet de partage de la dissuasion nucléaire française, avec la conscience parfaite chez nos adversaires que ce type de désinformation sera repris par une partie de la classe politique et des communautés affinitaires sur les réseaux sociaux. Il y a une continuité entre la dimension internationale et intérieure qui mérite un regard beaucoup plus fouillé.
Il est fondamental de saisir la différence existante entre une partie de la parole politique sur ces questions et le discours scientifique, avec l'enjeu de déterminer des métriques et de s'intéresser à la réception des différents types de discours. La première parole politique, pas seulement en France, a désormais le souci d'alerter de plus en plus les opinions publiques sur les menaces liées aux manipulations de l'information, notamment en déclassifiant, en exposant de façon beaucoup plus offensive les stratégies hostiles. Or, il y a potentiellement un effet négatif à porter des discours alarmistes sur la menace de désinformation, en particulier sur la perception des médias, de leur rôle, de leurs responsabilités et sur la confiance dans les institutions démocratiques. La ligne de crête sur ces avertissements alarmistes est très complexe, entre la documentation de la présence d'une désinformation numérique et le fait de devoir rendre compte des limites de sa réception, de son influence, donc de son caractère persuasif et corrosif.
Des travaux académiques, notamment aux États-Unis, ont souligné cet impact a priori négatif des discours publics sur la lutte contre les manipulations de l'information. Ce prisme américain renvoie à la modélisation encore parcellaire de la réception de la désinformation et à l'idée que toutes les stratégies adverses ne se valent pas toutes et ne fonctionnent pas toujours. Les stratégies russes, chinoises ou iraniennes sont mises en avant, mais cela ne signifie pas pour autant qu'elles aient obtenu des effets stratégiques. Les discours alarmistes peuvent susciter une forme d'anxiété au sein de la population. Cependant, le bruit médiatique autour de ces sujets est l'un des objectifs des acteurs propageant des manipulations d'information. On risque d'offrir une chambre d'écho aux manoeuvres hostiles, souvent russes, voire de favoriser une forme de soutien vis-à-vis de la restriction de la liberté d'expression en ligne et, à plus long terme, de contribuer au désenchantement vis-à-vis de la démocratie.
Exposer des campagnes informationnelles sans apporter d'éléments nourris sur leur impact ne contribue pas forcément à l'efficacité des réponses. C'est une problématique extrêmement difficile et sensible, qui renvoie à toute une série de biais comme le mythe du public nécessairement attentif et réceptif aux discours hostiles, ou l'effet magique de la propagande qui va nécessairement, va fonctionner.
Il me semble important de souligner les risques liés à la prolifération d'une industrie privée de lutte contre les manipulations de l'information. Elle peut aggraver la crise de confiance dans nos différentes institutions publiques et renforcer l'idée que le secteur privé, obéit avant tout à des motifs mercantiles.
Faut-il faut laisser la réponse, la quasi-attribution de campagnes informationnelles hostiles à de grands acteurs technologiques ? Je n'en suis pas certain. Il faut au contraire favoriser le développement d'une industrie européenne. Nous disposons d'un tissu de start-up extrêmement compétent pour retisser des fils et travailler sur la réception de la désinformation. Cependant, l'empreinte médiatique des grands acteurs extra-européens est telle qu'elle met entre parenthèses leurs travaux passionnants.
Enfin, il y a des tendances de fond sur la clandestinisation de plus en plus marquée des stratégies informationnelles hostiles et sur l'attaque des infrastructures numériques pour viser la réception de l'information par des populations entières.
M. Dominique de Legge, président. - Je donne la parole à notre rapporteur pour une première série de questions.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous évoquez le stade 1 de la naïveté, le stade 2 de la défense et le stade 3 de l'offensive. L'un des objectifs de cette commission d'enquête est d'appréhender le rôle croissant des ingérences dans la sphère politique, avec l'idée qu'il faut sortir de la naïveté. Les structures étatiques en sont globalement sorties mais pas la société civile.
Vous avez évoqué le modèle économique des plateformes, leur puissance, mais aussi leur rôle de béquille de l'État, notamment aux États-Unis, la question démocratique, celle de l'industrie, mais aussi celle de la concurrence des vérités et de la contestation ou de la remise en doute de la parole la puissance publique.
Ma question est simple : est-ce qu'il est trop tard pour agir ? Vous avez proposé de nombreuses solutions, je ne demande qu'à y croire, mais disposons-nous des moyens financiers pour agir ? Si ce n'est pas trop tard, comment s'assurer que notre rapport permette à chacun de comprendre qu'il ne faut plus être naïf mais au contraire se défendre av ? Comment créer un autre système d'infrastructures qui soit moins sujet à l'économie de l'attention ?
M. Bernard Benhamou. - Vous posez la seule question importante, est-ce déjà trop tard ? Sur les moyens financiers, les quatre dernières années nous ont montré que les dogmes européens pouvaient évoluer. Par exemple, alors que l'Allemagne s'est longtemps opposée à toute forme d'endettement européen, le plan Covid a mobilisé 800 milliards d'euros via un emprunt européen et des réflexions sont en cours pour aider l'Ukraine via un autre emprunt européen.
Un emprunt massif européen sur des objectifs stratégiques est non seulement possible, mais il est souhaitable. Ce que font les Américains avec l'Inflation Reduction Act (IRA) est un exemple, même s'il conduit à une distorsion de concurrence.
Sur la guerre perdue de la vérité, certains chercheurs se sont répandus en disant qu'il était trop tard. Je considère qu'il est dangereux d'envisager une forme de résignation morale par rapport aux narratifs adverses, qui sont d'autant plus dangereux qu'ils disposent de leviers d'instrumentation extraordinairement puissants. Nous pouvons nous inspirer sur ce point des « ingénieurs du chaos » dont parlait Giuliano da Empoli, avant même le « mage du Kremlin », et de la tendance des mouvements extrémistes à se regrouper. Comme l'a montré M. Chavalarias, la politique devient centrifuge. Là où auparavant on gagnait la politique au centre, maintenant ce sont les extrêmes qui s'agrègent pour constituer un mouvement majoritaire.
Vous parliez des instruments de l'État en matière de défense. Aujourd'hui, un grand journal de ce secteur, Wired, évoquait les plans d'un certain Donald Trump. S'il gagne les élections, son agenda est de mettre en coupe réglée l'ensemble des instruments de surveillance de l'administration américaine pour en faire des outils de contrôle et de répression politique. Notre naïveté a été de penser que la démocratie était un fait inéluctable dans les démocraties. Nous devons nous préoccuper de ce que seront nos instruments de contrôle si un gouvernement extrémiste venait au pouvoir, y compris en France. Malheureusement, ce n'est pas de la politique-fiction.
Sur les instruments de régulation, il a été très brièvement évoqué le Small Business Act qui existe depuis 1953 aux États-Unis - 1953 ! Nous nous refusons, du fait d'un lobbying forcené de certains grands acteurs industriels, à le mettre en place en Europe. Je pense qu'il n'est que temps !
De la même manière, le protectionnisme, que pratiquent massivement les Américains et plus encore les Chinois, ne doit plus être tabou et l'Europe doit réfléchir à la mise en place d'un European Buy Act (EBA). Dans un rapport qui sera publié dans peu de temps sur le numérique et le développement durable, je dis que nous avons besoin d'une taxe carbone aux frontières, sachant que la Chine a une énergie dix ou quinze fois plus carbonée que la nôtre et que nous la laissons vendre des voitures dont le bilan carbone global est délirant, sans parler de l'extraction des terres rares et des métaux critiques.
S'il y a une volonté politique en matière de politique industrielle, l'idée selon laquelle nous serions incapables de la mettre en oeuvre est défaitiste. Les nombreux échecs, dont Cambridge Analytica, conduisent les pays qui observent les différentes plateformes de régulation à considérer que la vision européenne est la bonne. C'est le cas des parlementaires américains qui savent depuis au moins dix ans, depuis l'administration Obama, qu'une régulation doit être mise en place. Le lobbying forcené des plateformes a empêché son déploiement, il est temps aujourd'hui de la mettre en place. On observe également que le texte de régulation sur les données chinoises emprunte aux règlement général sur la protection des données (RGPD), avec une grosse exception sur l'État qui se permet à peu près tout et n'importe quoi en termes d'accès aux données personnelles.
Nous avons un rôle industriel à jouer, avec une commande publique dont le Small Business Act pourrait être l'un des vecteurs et avec une exemplarité de l'État dans le choix des plateformes. Certains acteurs publics considèrent de façon naïve la participation des grandes plateformes américaines à ce que devraient être des missions de l'État, en particulier sur les données médicales ou sur la sûreté nucléaire. On peut parler d'une naïveté historique qui confine à la complaisance mais il est encore temps de changer des choses.
M. David Chavalarias. - Je suis d'accord, il est encore temps. Les différentes propositions que j'ai mentionnées, qui ne sont pas exhaustives et ne viennent pas toutes de moi, peuvent être mises en place en moins d'un an.
Dès 2017, nous avons identifié de nombreuses désinformations sur Facebook. Aujourd'hui, notre laboratoire a montré que Facebook ratait 20 % des informations sur la campagne pour les élections au Parlement européen. Elle ne met donc pas donc pas les moyens. Or, un pays est souverain peut légiférer, il peut imposer des amendes, il est temps d'agir.
L'IA va créer de la désinformation massive mais on peut aussi essayer de changer les espaces informationnels. Si nous arrivons à imposer le fait qu'un utilisateur puisse filtrer ses interlocuteurs par citoyenneté, il n'y aura pas d'interférences avec les IA, elles ne vont pas se connecter à France Connect obtenir un badge disant qu'elles sont françaises.
Il y a pas mal de solutions, qui ne sont pas forcément très coûteuses, qui peuvent avoir des résultats quasi immédiats. D'autres vont demander un peu plus d'argent et surtout une volonté politique. Sans volonté politique aujourd'hui, personne ne pourra en avoir demain.
M. Tariq Krim. - L'offensif est toujours possible, il faut l'assumer, mais il est limité par le fait que nous n'avons pas accès à des réseaux locaux. On dit souvent que l'opinion russe n'existe pas, que l'opinion iranienne n'existe pas, c'est évidemment faux.
Pourquoi Facebook s'est développé de cette manière ? Aucun acteur n'a envie d'un produit fondamentalement biaisé. Plusieurs équipes sont impliquées dans le lancement d'un produit. La première développe l'application et son bonus est basé sur la capacité à faire un produit à la fois très addictif, capable de croître très rapidement. Des personnes ont mis en place des stratégies pour faire passer Facebook de 100 millions à 1 milliard d'utilisateurs et des stratégies pour grandir dans des pays réputés difficiles pour les réseaux sociaux, comme le Japon ou la Norvège. Une deuxième équipe s'occupe de la monétisation. Enfin, une troisième équipe, souvent appelée « Trust and Safety », s'occupe de vérifier que le produit respecte les règles mais elle est en dernière position.
Le modèle économique est en train de changer. Il a changé avec TikTok, qui a vraiment inquiété Facebook. Le modèle de Facebook ou d'Instagram est un modèle de socialisation. On parle à ses amis, on se compare à ses amis, on se connecte à ses amis etc., ce qui a créé d'ailleurs des problèmes chez les jeunes, puisqu'en général, quand vous êtes à l'école et que si vous êtes le vilain petit canard, vous n'avez pas envie d'aller sur Facebook ou Instagram, parce que vous allez être attaqué. En revanche, TikTok repose sur un système automatisé, on n'a pas besoin de parler aux autres, ils viennent tout seul. Depuis des années, Facebook cherche à construire une intelligence artificielle aussi bonne que TikTok, mais pour l'instant cela n'a pas marché.
Avec l'arrivée de l'IA nous sommes confrontés au risque que les individus parlent à des flux uniques, mais aussi que ces flux soient totalement synthétiques et donc n'aient plus aucun lien avec la réalité. On entre dans un nouvel univers.
La valorisation actuelle de ces entreprises est basée exclusivement sur l'exécution d'un projet IA depuis deux ans. Tout ce qui existait avant est mis sur le côté. Le narratif des réseaux sociaux est terminé, il n'attire plus personne, les investisseurs ne veulent plus en entendre parler, le cloud lui-même est d'ailleurs moins intéressant. Ce qui est nouveau, c'est l'IA et la construction de nouveaux services qui seront utilisés par des milliards de personnes et dont les plateformes espèrent des revenus importants.
M. Julien Nocetti. - Je reviens à votre question initiale sur la rhétorique du retard qui nous fige et que nous retrouvons à l'échelle européenne sur toutes les problématiques de régulation du numérique.
Sur la problématique d'ingérence numérique, nous avons tendance à nous focaliser sur des épisodes de crise, manifestations, cycles électoraux, éruptions de violences localisées, etc. Nos compétiteurs ont une conception du temps long, voire du temps très long sur ces sujets, il faut donc être en mesure de penser et d'agir en retour sur une échelle de temps à laquelle nous ne sommes pas habitués. C'est une difficulté conceptuelle sur laquelle il est très important de réfléchir urgemment.
Sur les réponses différenciées à apporter, il y a aujourd'hui une tendance de plus en plus marquée en Europe ou aux États-Unis à penser des réponses de façon plus offensive dans le domaine informationnel, c'est-à-dire de les diffuser avec le même niveau d'intensité que les adversaires, en jouant sur les mêmes leviers émotionnels, idéologiques, etc. Si on prend le cas de la Russie ou des états révisionnistes, cela consiste à exposer leur hypocrisie dans les récits qu'ils mettent en avant. C'est de cette manière que nous serons en mesure de renforcer, de promouvoir nos valeurs démocratiques.
Nous devons également mettre sur un piédestal la défense de nos valeurs, nous ne devons pas jouer sur le même terrain que nos adversaires qui souhaitent nous remettions définitivement en cause notre modèle démocratique et ses différents piliers, le vote, la confiance, etc. Ce sont différentes échelles de réponses qu'il faut être en mesure de bien distinguer et d'articuler.
Mme Sylvie Robert. - Monsieur Krim, vous avez dit que la période des algorithmes était terminée et qu'avec l'intelligence artificielle, nous serions plongés dans un environnement culturel au sens cognitif, que nous connaissons, mais qui est beaucoup plus difficile, et en même temps peut-être plus intéressant, à appréhender. On parle de constructions beaucoup plus cohérentes que les données algorithmiques, qui profilent, qui permettent de cibler et de créer du récit.
Vous avez parlé en fait d'ingérence, mais notre commission d'enquête s'intéresse aux influences. Notre offensive ne doit pas être de même nature. L'IA générative nous donnera-t-elle la possibilité de peser, si nous nous en donnons les moyens, financiers, technologiques, politiques, de travailler à une stratégie d'influence via les médias ? Est-ce qu'on peut encore le faire et qui peut le faire ?
Mme Nathalie Goulet. - Lorsque Microsoft a été choisi pour gérer les données de Bpifrance pour les prêts garantis par l'État au moment du Covid, pouvant ainsi aspirer les données de milliers d'entreprises, pour équiper le ministère de la Défense ou pour le Data Health Hub, nous avons alerté mais il ne s'est rien passé. Nous sommes très nombreux ici, Catherine Morin-Desailly en tête, à alerter sur des sujets de souveraineté numérique. Cela me rappelle une phrase du doyen Vedel qui disait « le plan parle à l'indicatif présent et futur, parfois au conditionnel, jamais à l'impératif ».
Comment expliquez-vous, Monsieur Nocetti, cette naïveté itérative ? Quelle est la marge de manoeuvre des responsables de TikTok face à une stratégie qui, manifestement, n'est pas uniquement de leur fait ? Enfin, comment fonctionne la coordination des différents outils Viginum, le ministère des armées, le ministère des affaires étrangères, la fiscalité des Gafam, etc. ? Tenez-vous compte du travail du Parlement ?
Mme Catherine Morin-Desailly. - Je suis consternée en vous entendant, non pas par la teneur de vos propos, mais parce que j'ai l'impression que rien ne s'est passé depuis dix ans. Ce que vous avez dit aujourd'hui, vous le disiez déjà, en 2013, quand vous avez été auditionné sur le fameux rapport « L'Union européenne et le monde numérique », puis en 2015 devant la mission d'information sur le rôle de l'Europe dans la gouvernance mondiale de l'Internet. Vous nous alertiez déjà sur la nécessité de sortir d'une naïveté complaisante.
La question de Nathalie Goulet est tout à fait pertinente, pour moi ce n'est plus de la naïveté, c'est de la complaisance, voire de la complicité.
Vous nous disiez que les plateformes avaient abusé fiscalement, puis les plateformes économiquement en verrouillant tous les systèmes, d'où la mise en place du DMA. Les plateformes ont abusé sur les réseaux sociaux en manipulant les opinions, en pratiquant toutes sortes de malversations, des fausses nouvelles, le cyberharcèlement, etc. Vous nous aviez dit que les opinions occidentales allaient être de plus en plus manipulées, que la guerre cognitive était en route et qu'il fallait réagir.
Que faut-il faire pour réveiller les opinions publiques et nos gouvernants ? En France, le sujet a été clairement identifié, des propositions ont été faites par le Sénat pour une stratégie globale et offensive de la gouvernance de l'Internet. Toutes les propositions que vous avez formulées figurent dans le rapport de la commission des affaires européennes publié à l'occasion du DSA, de l'AIA et du DGA. Que faut-il faire pour que les gouvernants prennent en compte ce que nous disons ? Les phénomènes s'aggravent, s'amplifient et vont nous laisser bientôt dans l'impossibilité de réagir. Il n'est peut-être pas trop tard, mais quand on voit la force de frappe de ces entreprises qui sont devenues des monstres qui avalent tous sur leur passage, il est légitime de s'inquiéter. J'ai été frappée par le discours très fort que vous avez tenu sur les modèles toxiques de ces plateformes. C'est un sujet que nous ne cessons de mettre sur la table mais personne ne semble prendre en compte ce modèle économique toxique et pervers des plateformes.
Vous n'avez pas abordé la question de la gouvernance mondiale de l'Internet. Antonio Guterres évoque une instance mondiale à la manière de celle qui régule l'énergie atomique. Il a pris position sur l'intelligence artificielle et dit qu'il est nécessaire de réguler collectivement ce sujet. Que pouvez-vous nous dire à l'heure actuelle de la gouvernance mondiale de l'Internet, des instances techniques Internet Corporation for Assigned Names and Numbers (ICANN), Internet Engineering Task Force (IETF) ? Dans quel sens ont-elles évolué ? Je pense que c'est à l'échelle de la planète qu'il faut se poser sérieusement ces questions et mettre des garde-fous.
M. André Reichardt. - Je vous remercie pour votre participation à nos travaux. J'ai beaucoup appris parce que je n'ai pas assisté à vos interventions précédentes. Je remercie particulièrement Monsieur Chavalarias pour ses propositions et je m'intéresse particulièrement à la mise en place de routines d'audit des plateformes.
Monsieur Krim, vous avez détaillé les trois phases de développement des plateformes, conception, monétisation, modération. Vous avez précisé quels étaient les critères de bonus des équipes pour les deux premières phases, mais pas pour la troisième. Or, notamment sur TikTok, la modération est fondamentale. TikTok nous a expliqué comment fonctionnait sa modération mais nous en avons une appréciation totalement différente Quels sont les critères de bonus des équipes de modération ?
Enfin, qu'entendez-vous Monsieur Chavalarias, par l'évolution des institutions vulnérables aux manipulations d'opinion et tout particulièrement par celle du mode de scrutin ?
M. Julien Nocetti. - Nous prenons en compte le travail du Parlement. J'ai la chance d'avoir été consulté lors de différentes missions d'information ou commissions d'enquête sur cette thématique au sens large et c'est évidemment d'une très grande utilité.
Sur la coordination des différents outils de réponse, je n'ai pas une lecture franco-française, j'y associe aussi l'Union européenne. Il y a un contexte de foisonnement doctrinal. La diplomatie d'influence, qui pourrait être mieux dotée financièrement, est en cours de révision, du côté des armées, la lutte informatique d'influence (L2I) est particulièrement rodée, la création de Viginum en 2021 a donné lieu à un intérêt très poussé de la part des partenaires et des alliés de la France. Ils souhaitent non pas imiter mais s'inspirer de ce nouvel objet institutionnel dans le champ des manipulations de l'information. Il est frappant de constater qu'il existe une forme de « modèle » français sur ces sujets de lutte contre l'information, qui se renforce au fil des ans. Cette coordination institutionnelle s'opère notamment via le Global Data Synchronisation Network (GDSN). Depuis 2017, la France a renforcé sa prise de conscience et a testé différents modes de réaction.
À l'échelle européenne, la boussole stratégique a été adoptée. Elle comprend toute une partie sur les manipulations de l'information et les ingérences étrangères et une boîte à outils, avec un système d'alerte rapide qui associe à la fois les États membres, la Commission et le Parlement européen. Depuis quelques mois, il est particulièrement mobilisé par le format de Weimar, qui associe l'Allemagne, la France et la Pologne. Ces trois pays montrent ainsi une cohésion entre pays affinitaires sur ces sujets vis-à-vis de la Russie.
L'interaction permanente entre l'Union européenne et la France fonctionne de mieux en mieux.
Je n'ai pas la prétention de répondre de façon exhaustive sur la question de la naïveté. Quand on parle de souveraineté, vu des États-Unis, à la fois de l'État fédéral et des acteurs privés, il y a cette idée que nous vivons dans une ère numérique qui est totalement déspatialisée, donc que la souveraineté westphalienne, telle qu'on a pu la penser depuis des siècles, ne s'applique pas, ou extrêmement partiellement, à cet univers numérique, d'où les incompréhensions de part et d'autre de l'Atlantique. Nos conceptions, au-delà des intérêts politiques nationaux, sont globalement très divergentes, malgré les travaux d'universitaires comme Anu Bradford, qui est américaine, mais qui est née finlandaise. Elle a donc une identité européenne qu'elle ne cache pas.
M. Tariq Krim. - Je n'ai pas parlé de bonus sur le « Trust and Safety », sur la modération, parce qu'en général les personnes qui s'occupent de ces tâches ne font pas partie des plateformes. Elles utilisent des entreprises implantées aux Philippines ou dans le centre des États-Unis. Les opérateurs voient tous les immondices de la planète, ce que personne ne doit voir, et ont souvent des chocs psychologiques. Deux types de personne voient ces images, ceux qui travaillent à la modération et les forces spéciales qui analysent les vidéos terroristes. Les plateformes cherchent à utiliser l'intelligence artificielle pour limiter ce travail, cela fonctionne mais pas complètement. Par ailleurs, elles comparent le coût de la régulation aux amendes encourues si elles ne respectent pas les règles. Le DMA et le DSA représentent un vrai changement, puisqu'ils touchent aux portefeuilles des entreprises.
Il y a une véritable évolution dans le monde des réseaux sociaux. Le problème est le rapport à la vérité. Nous sommes inondés de narratifs divergents, nous ne savons plus où aller, qui croire, que croire. Depuis le Brexit ou les élections américaines de 2020, nous nous sommes aperçu qu'une partie de la population avait cru des informations totalement fausses, construites, évidemment aux États-Unis également.
Avec l'IA, c'est assez différent. Si vous cherchez en Chine, sur l'internet chinois, des informations sur Jack Ma, qui est l'équivalent de Jeff Bezos, l'un des entrepreneurs les plus connus, il n'y a plus aucune occurrence, il a disparu. Nous sommes dans un monde où, avec la censure, il n'y a pas de mémoire. Cela pose un problème sur l'IA, puisque l'une des vraies forces de l'IA est de cataloguer les éléments, d'avoir une évolution des points de vue sur 10, 20, 50 ou 100 ans. C'est la raison pour laquelle une partie de la littérature a été utilisée, pas toujours légalement, parce qu'elle est la mémoire de l'humanité. L'IA pose la question du rapport à la mémoire. Or, aujourd'hui, la mémoire du web français, c'est « archive.org » aux États-Unis. Que se passera-t-il si demain Wikimedia disparaît et que nous n'avons plus que les IA génératives pour répondre à telle ou quelle question ?
L'un des antidotes est de s'assurer de conserver une archive numérique de qualité. Dans un monde où la culture devient le nouveau pétrole, soit vous considérez que c'est une matière fossile et qu'elle n'a aucune valeur, ce que les grandes plateformes américaines imaginent, soit vous considérez que c'est une matière vitale et dans ce cas-là, elle a une valeur. Ce qui me gêne dans les discours européens sur l'IA et sa régulation c'est que le principal avantage de l'Europe, la culture, le futur de la créativité, est toujours effacé. La question de la mémoire est fondamentale puisqu'avec les images générées peut-être que dans dix ans, le monde réel, ce que j'appelle parfois l'internet analogique, qui est en lien avec une réalité du monde, sera ultra-minoritaire dans le nouvel Internet. Dans ce nouvel Internet, rechercher la vérité, ce sera finalement comme des fouilles archéologiques aujourd'hui, c'est-à-dire aller chercher dans des milliards de données synthétiques les données qui seront réelles et dont seule une partie correspondra à la vérité.
Il faut donc préserver la mémoire, préserver les archives correspondant aux textes originaux puisque les IA compressent les savoirs et peuvent avoir des hallucinations. Si dans quelques années nous ne sommes plus capables d'identifier les éléments qui sont factuellement, les ingérences seront d'une implacable efficacité.
M. David Chavalarias. - Il y a deux grandes manières d'auditer des plateformes. Nous pouvons leur demander un accès à leur code mais elles refusent en invoquant le secret des affaires. L'autre méthode consiste à calculer la distorsion entre les messages que produisent les utilisateurs et de ce qui sort de la plateforme. Par exemple, le biais de toxicité est une distorsion qui doit être mesurée et pour laquelle il faut demander une correction puisque c'est un risque systémique. Mettre des sondes permettant de mesurer le décalage entre l'entrée et la sortie est peu coûteux et facile à faire, pour autant qu'on ait accès aux plateformes. Aujourd'hui, les plateformes ont coupé l'accès parce qu'elles ne veulent pas que nous procédions à des vérifications.
Il faut également savoir que Twitter adapte les contenus en fonction de votre opinion politique. Or, c'est interdit en France. Il n'est pas possible d'adapter un produit à l'opinion politique d'un individu. Twitter le fait, Facebook probablement aussi. Nous avons besoin que des instances indépendantes et la recherche académique puissent facilement auditer les plateformes.
C'est d'autant plus important car il s'agit d'agir en faveur de la liberté d'expression. La modulation du discours est en effet, d'une certaine manière, une atteinte à la liberté d'expression, même si sur les plateformes, cela n'a aucun sens. En effet, sur une plateforme privée, seules comptent les conditions d'utilisation. La liberté d'expression concerne l'espace public mais les grandes plateformes privées devenant de fait des espaces publics, la question se pose.
Twitter a par exemple décidé de bannir le terme « mastodon » pour éviter que ses utilisateurs migrent vers une autre plateforme. Il y concurrence déloyale.
Défendre que la diffusion d'informations doit se faire de manière neutre, sans amplifier certaines caractéristiques, c'est défendre la liberté d'expression, ce n'est pas du tout de la censure.
En ce moment, les plateformes font la différence entre freedom of speech, la liberté de parler, et freedom of reach, la liberté d'être entendu. Nous, nous parlons de liberté d'expression, ce qui veut dire qu'on peut s'exprimer et être entendu sans mesure de répression. Si vous avez la liberté de parler mais que personne ne peut vous entendre, c'est une atteinte à la liberté d'expression.
Sur l'évolution des institutions, nous sommes dans un monde où la majorité des opinions se forment en ligne. Le taux de pénétration des réseaux sociaux en France est de plus 80 %. Des acteurs ont intérêt à extrémiser les débats, ce qui fractionne l'opinion publique. L'extrémisation empêche les ralliements et le débat normal. Avec le mode de scrutin actuel, où une personne dispose d'une voix, il y a des phénomènes de vote utile qui peuvent être instrumentalisés pour diviser des voix et faire passer au deuxième tour des candidats qui ne n'auraient jamais dû y passer. Il y a ensuite au deuxième tour des candidats qui sont souvent détestés par tous les autres partis, à tort ou à raison. Il faut donc voter pour « le moins pire » et il est assez facile de manipuler les électeurs avec des campagnes de « memes », des robots, etc. Le vote dont l'objectif est d'élire la personne qui a la préférence de la majorité peut déboucher sur l'élection de quelqu'un qui est rejeté par la majorité de la population. Les règles de vote actuelles ne tiennent pas compte du rejet, ni du vote blanc.
Il a été démontré mathématiquement que certaines méthodes de vote, comme le jugement majoritaire, étaient moins sensibles à la manipulation par extrémisation des préférences. Il permet aussi des débats en amont plus intéressants.
Les modes de scrutin actuels sont archaïques, la démocratie est malade de son mode de scrutin. Or les théories du choix social ont beaucoup progressé et des solutions ont émergé au cours des dix ou vingt dernières années.
Un des grands dangers de l'IA, c'est que l'on fonde trop d'espérance dans l'IA. Si nous croyons que l'IA va résoudre tous les problèmes, on part dans une fuite en avant, notamment en termes de consommation énergétique, qui va nous amener dans de fausses solutions. Je vous rappelle que Chat GPT, aussi intelligent soit-il, ne sait pas ce que c'est que la lettre E. Si vous lui demandez d'écrire un texte sans la lettre E, il n'y arrive pas. L'IA pose aussi des questions éthiques. Un journal israélien a publié un papier révélant que l'armée israélienne utilisait l'IA pour ses drones. Pour ce faire, elle a dû augmenter le taux de dégâts collatéraux admissibles. On utilise une technologie en pensant qu'elle est très efficace, mais elle ne l'est pas tant que ça. Elle fait beaucoup de dégâts collatéraux et, pour pouvoir l'utiliser, on abaisse nos standards éthiques. Par de fausses espérances sur l'IA, on risque d'abaisser les standards éthiques dans plein de domaines.
M. Bernard Benhamou. - J'ai beaucoup apprécié l'expression de naïveté itérative qui donne le bénéfice du doute à nos interlocuteurs, là où certains sont plus sévères et pensent qu'il y a une complaisance volontaire. Lorsqu'un même fait se produit de manière répétée, en l'occurrence un même choix politique par rapport aux plateformes, cela ne peut pas être totalement lié au hasard. Lorsque la pièce retombe toujours systématiquement du même côté, on finit par se poser la question.
Je pense qu'il y a un aveuglement idéologique, une sorte de fascination ultralibérale par rapport à ces plateformes. Celle qui a le plus fasciné nos élites, c'était Uber, avec son côté disruptif par rapport au travail. Nous ne sommes pas sortis de ce modèle.
De surcroît, quand la main gauche de régulation dit exactement le contraire de la main droite de prescription, c'est-à-dire de choix pour l'État, il faut s'interroger sur l'absence de passerelles entre les deux. Vous avez alerté bien sur ce sujet bien souvent les autres et il y a effectivement des messages issus de structures et d'institutions comme la vôtre pointant l'opacité des plateformes.
Nous avons évoqué plateforme des données de santé. Un de vos collègues parlementaires, le député Latombe, a réclamé la communication du plan de migration vers une solution souveraine annoncé par le gouvernement, puisque Monsieur Véran, ministre de la Santé à l'époque, s'était engagé il y a trois ans à ce que cette migration se déroule en quelques mois. Il ne lui a jamais été transmis parce qu'il n'existe pas
De la même manière, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) s'est longuement mobilisée pour essayer de se départir de Palantir, le logiciel de big data sur le terrorisme, qui est une création de la CIA et qui équipe tous les services de renseignement américains et les états-majors militaires. C'est encore en cours, dix ans après avoir été annoncé.
Vous me parliez de TikTok et de ses responsables locaux. La commission d'enquête qui s'était réunie il y a un an ne savait pas qui était le véritable responsable de TikTok. Elle a dû faire pression pour l'obtenir. Au départ, on lui a communiqué un nom français, alors qu'une Chinoise exerçait cette responsabilité. Il y a une opacité absolue de TikTok. Contrairement aux autres réseaux pour lesquels les chercheurs peuvent obtenir des métriques, même si X a rendu l'accès aux interfaces de programmation payant, avec TikTok, nous n'avons la possibilité de savoir qui a vu quoi.
Monsieur Chavalarias a évoqué la freedom of reach. Qu'un propos de comptoir échangé entre deux personnes puisse avoir 100 millions de vues est une anomalie. Rendre visibles des messages en apparence destinés à un tout petit cercle pour leur donner une amplification et donc leur faire porter un message politique, c'est effectivement dangereux.
Sur la gouvernance mondiale de l'Internet, je ne vous cacherai pas qu'à l'heure actuelle les organismes dont vous parliez, l'ICANN et quelques autres structures internationales, n'ont qu'un rôle totalement mineur. Le pouvoir est détenu par les plateformes. Sur les organismes de régulation du web, le pouvoir est totalement dévié vers les Apple, Google, etc. Par définition, le côté multipartenaire, multi-stakeholder est un voeu pieux. Il y a une reprise en main du pouvoir par ces grands acteurs.
Je vous invite à lire l'excellent ouvrage L'Age de l'IA co-écrit par Henri Kissinger et Eric Schmidt. Il décrit la nécessité de calquer les mécanismes de régulation de l'IA sur les mécanismes de la limitation des armements nucléaires et affirme que la Chine et la Russie auront à un moment donné intérêt à se mettre autour d'une table et à négocier. Le risque sera trop grand, y compris pour ces deux pays
Il a été question du patron d'Alibaba. Alibaba est un peu l'équivalent d'Amazon. Jack Ma a été rayé des cadres, déporté, placé en résidence surveillée, maintenant exilé au Japon, parce qu'il a osé s'en prendre à la politique de financement des petites entreprises en Chine. Alors qu'il était venu se pavaner il y a quelques années à Vivatech en disant « les Européens ne savent que réguler, nous quand on a un problème, on cherche d'abord à le résoudre », il est devenu un paria. Il manquait donc à Jack Ma une justice indépendante pour lui éviter de devenir un paria, être exclu de sa propre société, démis de ses fonctions et placé en résidence surveillée.
À un moment donné, il a été question du long terme dont pourraient bénéficier les dictatures par rapport aux démocraties. C'est un long terme relatif. En Chine, 75 % des entrepreneurs finissent par aller en prison. Ils atteignent un seuil critique de dangerosité et sont littéralement éjectés par le Parti communiste chinois. L'idée suivant laquelle un régime a plus de temps parce qu'il est en situation de dictature ou d'autoritarisme n'est pas aussi simple. Par ailleurs, dans ces pays, les signaux faibles ne leur remontent pas au sommet de peur de déplaire. C'est ce que nous avons vu avec la Covid. Les gouverneurs locaux n'osaient pas faire état d'un risque. Il y a eu un retard de quelques semaines dans la prise en charge, qui a conduit à l'extension que nous connaissons.
Enfin, je crois beaucoup à la législation par l'exemple. Anu Bradford note que l'Europe attire effectivement une forme de sympathie mondiale par rapport à la régulation dans ce domaine. Je crois beaucoup à un mouvement du bas vers le haut, c'est-à-dire de la France vers l'Europe et de l'Europe vers le monde. Il ne faut pas essayer d'aller tout de suite aux Nations unies, cela ne fonctionnera pas. Sur les terrains dont nous parlons, en particulier la régulation des plateformes, des données et de l'IA, il faut commencer par une action française et européenne pour avant de l'étendre.
M. Dominique de Legge, président. - Nous vous remercions messieurs, de vos contributions.
32. Audition, ouverte à la presse, de M. Paul Charon, directeur du domaine « renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Institut de recherche stratégique de l'École militaire (Irsem), spécialiste de la Chine - le jeudi 6 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui les travaux de notre commission d'enquête avec l'audition de M. Paul Charon, directeur du domaine « renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Irsem.
Vous êtes, monsieur Charon, un spécialiste reconnu des questions d'influences et d'ingérences étrangères. Vous avez corédigé avec Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, aujourd'hui ambassadeur de France au Vanuatu, un rapport remarqué sur les opérations d'influence chinoises. Vous y décrivez une évolution profonde de la stratégie d'influence de la Chine, marquée par un « moment machiavélien », vers une orientation plus agressive.
Notre commission souhaiterait par conséquent entendre votre analyse de cette stratégie, de ses objectifs et de ses modes opératoires. On parle souvent de l'influence russe, mais il faut aussi s'intéresser à l'influence chinoise, et nous avons du mal à cerner le sujet.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Paul Charon prête serment.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
M. Paul Charon, directeur du domaine « Renseignement, anticipation et stratégies d'influence » à l'Irsem. - Le rapport sur les opérations d'influence chinoise que vous avez cité a été publié en 2021 et mis à jour en 2024. Notre hypothèse centrale est celle d'une « russianisation » de ces opérations, ayant plusieurs dimensions.
D'abord, il y a ce fameux moment machiavélien. Pendant longtemps, la Chine a cherché à séduire l'Occident et le reste du monde, par le développement d'un soft power. Elle s'est finalement dit qu'il était « plus facile d'être craint que d'être aimé », selon la formule empruntée à Machiavel. En cela, sa trajectoire est très similaire à celle de la Russie.
Par ailleurs, la Chine emprunte des méthodes traditionnellement utilisées par ce pays, notamment en matière de manipulation d'information en ligne.
Mais il faut aller jusqu'à parler de soviétisation : elle emprunte effectivement beaucoup au répertoire d'action du KGB pendant la guerre froide. Elle a par exemple organisé une opération, que nous avons dénommée Infektion 2.0, car elle est la copie manifeste de l'opération Infektion, par laquelle le KGB, en 1983, avait tenté de faire croire que l'armée américaine avait produit le virus du sida. La Chine a voulu faire la même chose pour le SARS-CoV-2, en ciblant la même base américaine.
La Chine mène des opérations plus larges que la Russie, car elle dispose de plus de moyens financiers, mais aussi de ressources humaines importantes.
Une prise de conscience a eu lieu, non seulement en Occident, mais aussi au Japon, en Corée du Sud, au Vietnam ou à Singapour. Des mesures ont été prises, comme la création du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) en France. Cela n'a fait qu'accélérer la mutation de ces opérations d'influence. Le Parti communiste chinois (PCC) est obligé d'avoir recours à des opérations de plus en plus clandestines et sophistiquées pour contourner les contre-mesures.
Quelles sont les évolutions les plus récentes ? D'abord une plus grande capacité à simuler l'authenticité. C'était une des faiblesses de la Chine surtout avant 2021 : elle était capable de créer de faux comptes et de faux sites, mais ils avaient assez peu d'interactions avec les comptes authentiques. Il y avait bien de la désinformation qui circulait sur Internet, mais surtout de manière circulaire entre de faux comptes. Cela commence à changer : on voit de plus en plus d'opérations où les faux comptes interagissent avec de vrais comptes et parviennent à pousser une certaine interprétation des grands événements.
Autre évolution : l'apparition de l'intelligence artificielle (IA) générative. Depuis l'année dernière, on voit de plus en plus de fausses images. Elles ne sont pas, pour l'instant, de très grande qualité : on peut les repérer grâce à des anomalies sur le nombre de doigts aux mains, par exemple, ou grâce aux erreurs dans le texte attaché, parfois rédigé dans une langue qui n'existe pas. Quand il y a du contenu textuel, il est plus facile d'identifier l'origine.
Sur le plan technique, nous assistons également à la mise en place d'un réseau mondial de faux sites internet d'information, un peu à l'image de ce que pratiquent les Russes. Identifiés par les think tank et les agences, ces sites sont en différentes langues. Un premier paquet était en chinois, visant des membres de la diaspora. D'autres paquets sont arrivés dans d'autres langues, y compris en anglais et en français, mais aussi en tagalog ou en indonésien... La Chine a une capacité à agir dans un panel de langues beaucoup plus large qu'il y a quelques années.
Ces sites ne sont pas tous gérés par les mêmes acteurs. Certains le sont par le département du travail du Front uni, qui dépend du comité central du PCC ; d'autres par le département de propagande ; d'autres, enfin, par les services de renseignement ou par l'armée... On touche là à une des spécificités de la Chine : la multiplicité des acteurs de l'influence. D'où la difficulté, pour nous, de remonter jusqu'aux auteurs et aux commanditaires, et de comprendre le partage des tâches.
Il s'agit vraisemblablement d'un système compétitif, composé d'acteurs qui ne travaillent pas ensemble, mais les uns contre les autres, et dont l'objectif est de récupérer des moyens financiers ou du personnel en se mettant en avant. C'est un phénomène méconnu, et les travaux sont insuffisants : la faiblesse des recrutements dans le monde universitaire pour étudier ces sujets est un problème.
Les Chinois emploient des influenceurs sur tous les réseaux sociaux : Tiktok, X, Youtube et d'autres moins populaires. Directement recrutés par le parti-État ou les médias, ces influenceurs développent leur activité dans 40 langues. Ce peut être des Chinois, mais aussi des étrangers qui ont été repérés, car influents. Leur rôle est d'envoyer des messages positifs sur la Chine, mais également, si c'est possible, des messages négatifs sur les ennemis de Pékin, avec un potentiel dénigrement d'États, d'organisations ou même d'individus.
Nous souffrons d'une fascination excessive par la dimension technique : les travaux menés sur les manipulations de l'information venant de Chine ou d'ailleurs se concentrent, pour la plupart, sur les vecteurs utilisés. Il est certes indispensable de comprendre comment fonctionnent les canaux, mais il faut aussi comprendre qui est en bout de chaîne, quels sont les objectifs ou les contenus. Même si ces acteurs peuvent s'appuyer sur une meilleure compréhension des mécanismes cognitifs pour manipuler les individus et les groupes à leur insu, ils travaillent à partir de contenus : décortiquer ces derniers, c'est mieux comprendre ce que les Chinois cherchent à faire.
Dès notre premier rapport en 2021, nous avions noté le passage progressif d'une propagande positive sur la Chine, visant à la présenter comme un acteur bienveillant, proposant des relations gagnant-gagnant, cherchant une émergence pacifique sur la scène internationale, à un autre type de contenu. Si la propagande positive n'a pas disparu, elle est concurrencée par un contenu devenu agressif et dépréciatif, en particulier envers les États-Unis, qui peut aussi cibler des valeurs. Sur le média extérieur chinois China Global Television Network (CGTN), la majorité des contenus, même francophones, portent sur les États-Unis ou sur la démocratie. L'ambition est de démonétiser l'idée de démocratie, elle-même, pour qu'elle ne soit pas une alternative pour les Chinois ou les populations francophones dans le monde.
De plus en plus souvent, la Chine mène des opérations extrêmement ciblées sur un sujet en particulier. Nous avons ainsi découvert une opération visant à empêcher l'ouverture d'une usine de traitement des terres rares au Texas, en discréditant les opérateurs et en insistant sur le coût environnemental pour faire capoter le projet. On voit aussi des opérations qui s'apparentent aux « mesures actives » soviétiques, consistant à jeter de l'huile sur le feu dès qu'il y a des tensions sociales, ethniques ou religieuses. Elles visent très souvent les États-Unis.
La Chine fait preuve d'une capacité à innover dans les formes discursives qu'elle emploie pour convaincre les différentes audiences dans le monde. Les médias chinois utilisent de moins en moins de constructions discursives classiques, fondés sur des faits ; ils préfèrent raconter des histoires, ce qui permet de toucher plus facilement l'audience, de jouer sur le pathos, donc de convaincre plus facilement qu'en argumentant.
On constate aussi un usage croissant de la satire, à la fois pour discréditer les adversaires et créer une confusion dans les esprits, qui serait favorable à la Chine ou, au moins, défavorable à la démocratie. Les Chinois sont notamment très forts pour détourner des contes populaires occidentaux : cela a été le cas avec le conte Le Loup et l'agneau, qui a été utilisé pour accuser les États-Unis de jouer un double jeu ou de faire preuve d'hypocrisie. Cela peut prendre la forme de la caricature sur différents supports. Je mentionnerai, par exemple, de petits dessins animés qui s'en prennent à des symboles forts tels que Uncle Sam, pour l'accuser de ne pas respecter les règles internationales et de n'en faire qu'à sa tête.
Un autre élément très intéressant est l'émergence d'un art de propagande en Chine, comme au plus fort de la guerre froide, avec des artistes, notamment des designers ou des graphistes, qui, sans travailler pour le Parti communiste chinois, se présentent eux-mêmes comme des « loups guerriers », à l'instar de ces fameux diplomates dont on a beaucoup entendu parler voilà quelques années, voire quelques mois. Ils essayent de diffuser dans le monde une image positive de la Chine et, beaucoup plus souvent, de discréditer les adversaires de Pékin.
Je peux vous montrer plusieurs illustrations : l'une attaque les Japonais, notamment la décision du gouvernement japonais de déverser les eaux usées de Fukushima dans l'océan ; une autre accuse les États-Unis, en particulier la CIA, d'être responsables des mouvements étudiants de protestations à Hong Kong ; une troisième - j'évoquais tout à l'heure l'instrumentalisation des tensions sociales - a été réalisée et diffusée à la suite de la mort de George Floyd, là encore, pour jeter de l'huile sur le feu et exploiter les failles de la société américaine.
Une autre affiche, détournant la Cène, est utilisée pour dénoncer le G7. L'image, extrêmement riche, est pleine de symboles : un gâteau représente la Chine, manière de rappeler le siècle d'humiliations vécues par cette dernière et de suggérer que la domination, jugée injuste, de l'Occident sur le monde continue aujourd'hui ; le Canada glisse sous sa veste Meng Wanzhou, fille du patron de Huawei, dont l'arrestation dans ce pays est présentée par les Chinois comme un « kidnapping » ; le Japon verse du thé contaminé par Fukushima ; la France est plongée dans ses pensées, incapable d'agir ; les États-Unis fabriquent des dollars avec du papier toilette, etc.
Tout cela démontre la capacité d'innovation dans la propagande de la désinformation chinoise, qui passe non seulement par le texte, mais aussi par l'image et qui est extrêmement forte ; pour l'instant, nous n'avons pas forcément de réponse à y opposer.
Le plus gros problème s'agissant de la Chine vient de notre insuffisante connaissance des acteurs et des objectifs réels visés, au-delà des objectifs stratégiques, par l'appareil de la propagande chinoise. Et cette insuffisance tient à un manque de moyens. Nous ne sommes pas assez nombreux en France ou ailleurs dans le monde à travailler sur ces questions.
Je recommanderais donc, d'une part, de renforcer les moyens consacrés à la recherche en la matière et, d'autre part, de travailler sur la réception. Sur les problématiques d'ingérences, d'influence, de manipulations de l'information, l'un des points aveugles de la recherche concerne l'efficacité des opérations. À quel moment une opération est-elle efficace ? En quoi ? À quel degré ? Pourquoi certaines le sont-elles et d'autres non ? Nous manquons de capacités à évaluer l'efficacité réelle des opérations. C'est évidemment l'un des axes à améliorer dans les années à venir.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Merci de cet excellent exposé. Sauriez-vous dater le basculement - vous avez parlé de « russianisation » - des opérations chinoises que vous évoquez ? Y a-t-il eu un événement particulier qui en serait la cause ?
M. Paul Charon. - Il n'y a pas de basculement ; les choses se sont faites progressivement.
Le tournant a eu lieu à la fin des années 2000. D'ailleurs, la France a peut-être été l'un des premiers pays concernés. En 2008, année de l'organisation des jeux Olympiques à Pékin, la France avait subi les foudres de Pékin, avec un passage progressif à la coercition à la fin des années 2000. D'autres pays, par exemple le Danemark en 2009, ont également été ciblés par ce changement de stratégie, qui s'est accéléré en 2012, avec l'arrivée au pouvoir de Xi Jinping.
Pourquoi ? D'abord, la Chine en a les moyens aujourd'hui, ce qui n'était pas le cas auparavant. Ensuite, elle a dressé le constat de l'échec de l'ancienne stratégie. Le PCC s'est rendu compte qu'il était incapable de construire un soft power à la hauteur de ses attentes. Nous le voyons bien, la Chine n'est pas vraiment une puissance culturelle. Certes, elle peut s'appuyer sur sa « longue histoire » - enfin, ce sont eux qui le disent... -, sur sa médecine traditionnelle, sur l'image de personnages comme Confucius, sur les arts martiaux, etc. Mais tout cela, c'est le passé. Les grandes puissances culturelles de la région, ce sont le Japon et la Corée du Sud. Les produits culturels asiatiques que nous consommons viennent d'abord de ces deux pays, et non de Chine. Dès lors, le PCC, qui a lui-même dressé le constat de l'échec de son ancienne stratégie, s'est laissé séduire par le répertoire d'action russe, qui est un répertoire d'action beaucoup plus agressif.
Il ne faut pas oublier, au demeurant, que le PCC vient du même moule. C'est un parti léniniste. Le Parti communiste soviétique, qui a participé à sa création via le Komintern, en a profondément influencé la structure et les modes opératoires. Cela se ressent encore aujourd'hui.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans la cadre de sa confrontation avec les États-Unis, la Chine a-t-elle la volonté d'affaiblir l'Europe ?
M. Paul Charon. - Ce qui est sûr, c'est que les Chinois ont intérêt à diviser l'Europe. La Chine est plus forte et plus à l'aise dans les relations bilatérales. Le leadership chinois est bien conscient qu'il obtiendrait moins s'il avait en face de lui un interlocuteur unique en Europe.
Il est également dans l'intérêt de la Chine de tenter d'éloigner l'Europe des États-Unis. Le traitement de la guerre en Ukraine par les médias chinois en témoigne : la guerre est présentée comme voulue et mise en oeuvre par les États-Unis, au détriment de l'intérêt des Européens. C'est ce que les Chinois n'ont de cesse de marteler. Si l'Europe se désolidarise des États-Unis, ce sera effectivement une victoire pour la Chine.
De la même manière, à l'échelle internationale, la Chine essaie d'éloigner ce qu'elle appelle le « Sud global » de l'Europe. C'est dans son intérêt.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je souhaite vous interroger sur les modes opératoires de l'ingérence chinoise. Sur le volet informationnel, quelle est votre vision du rôle effectif de TikTok, dont nous avons auditionné le directeur des affaires publiques cette semaine ? Comment analysez-vous le rôle de la diaspora chinoise ? Quid de l'ingérence via les systèmes universitaires et académiques, sujet sur lequel notre ancien collègue André Gattolin avait remis un rapport en 2021 ?
M. Paul Charon. - Gardons bien à l'esprit que le premier objectif de la Chine est d'assurer la pérennité du régime. Le reste vient après. Cela explique la focalisation sur certaines cibles jugées prioritaires par la Chine, notamment la diaspora.
Comme vous le savez sans doute, les Chinois parlent de « cinq poisons », qui sont ses cibles prioritaires : les Tibétains, les Ouïghours, les démocrates - ou, disons, les dissidents -, le Falun Gong et les Taïwanais. Ce sont des menaces qui pèsent sur la survie du régime. Or c'est cette survie que le pouvoir veut assurer en priorité.
Pour les Chinois, la diaspora est une question très ambiguë. Celle-ci est perçue comme une menace pour la survie du régime. C'est une population qui maîtrise parfaitement la langue et la culture chinoises et qui, parce qu'elle ne cesse de faire des allers-retours entre les pays d'accueil et la Chine, est susceptible d'importer des valeurs libérales auxquelles elle a été exposée. Le PCC a qualifié cette menace d'« infiltration culturelle », notamment dans le cadre des débats autour de la loi sur la sécurité nationale de 2015. En effet, la sécurité nationale englobe la culture.
La diaspora étant une menace, le premier objectif du PCC est de la contrôler partout dans le monde. Cela commence par la maîtrise des médias en langue chinoise à l'étranger. En France, nous avons un véritable problème. Même si RFI fait un travail formidable, ses moyens sont extrêmement limités. Le média en langue chinoise le plus influent dans notre pays est Nouvelles d'Europe, qui est totalement sous la coupe du PCC. En d'autres termes, les Chinois présents en France et les Français d'origine chinoise qui désirent s'informer en chinois lisent de l'information produite par ce dernier. L'un de nos premiers objectifs devrait être de permettre à la diaspora en France d'avoir accès à une information en chinois qui soit de qualité et qui ne soit pas produite par le PCC.
Le contrôle de la diaspora passe aussi par des actions physiques. Il y a eu plusieurs cas, y compris en France, d'opérations menées par la police chinoise, donc par le ministère de la sécurité publique, à l'encontre de citoyens chinois ou de citoyens français d'origine chinoise.
Les médias en langue chinoise le disent très clairement : « Aubervilliers, c'est la Chine ! Commerçants d'origine chinoise d'Aubervilliers, le gouvernement français ne fait rien pour vous, mais nous, nous sommes là. Vous faites partie de la grande nation chinoise. »
La diaspora, qui est donc une menace, devient un vecteur d'influence une fois qu'elle est sous contrôle.
TikTok est évidemment une menace pour nos intérêts. Certes, ce n'est pas le principal vecteur de l'influence de la Chine, qui utilise d'autres canaux beaucoup plus efficaces. Mais il ne faut pas le négliger. TikTok est, à l'évidence, sous la coupe de la Chine. ByteDance est une société chinoise ; elle n'a aucun moyen de prendre une décision qui pourrait déplaire au PCC. Ce dernier n'a même pas besoin d'invoquer la loi sur le renseignement de 2017, la loi sur la sécurité nationale de 2015 ou la loi sur le contre-espionnage de 2014 pour faire plier n'importe quelle entreprise chinoise. La Chine est un régime autoritaire, et les entrepreneurs ne sont pas libres ; ils sont obligés de se soumettre aux attentes du parti.
TikTok est une menace. Même si ce n'est pas le problème le plus grave, ils peuvent capter des données des utilisateurs ; ce ne sont pas des données très stratégiques, mais elles peuvent être utiles, ne serait-ce que pour nourrir les intelligences artificielles chinoises. Surtout, TikTok est un vecteur de diffusion d'une représentation du monde, d'une interprétation de l'actualité internationale. Nous l'avons vu après le 7 octobre, où TikTok a été utilisé pour diffuser une interprétation particulière des événements au Moyen-Orient.
Il y a deux phénomènes à distinguer. D'une part, sur TikTok, les Chinois peuvent censurer les sujets qui déplaisent au PCC. D'autre part, TikTok est un moyen de promotion de contenus favorables à la Chine ou défavorables aux ennemis de celle-ci. Et c'est très pernicieux : sur TikTok, les opérateurs chinois glissent de la propagande au milieu de vidéos qui traitent de sujets pouvant sembler insignifiants, comme une recette de cuisine, une chanson, un film, etc.
M. Rachid Temal, rapporteur. - J'ai bien noté vos deux recommandations : d'une part, renforcer les moyens consacrés à la recherche sur les ingérences ; d'autre part, faire un travail sur la réception de la propagande. Pourriez-vous évoquer l'influence chinoise dans l'Indo-Pacifique ? Auriez-vous des propositions de mesures, notamment sur le digital, à soumettre à notre commission d'enquête ?
M. Paul Charon. - J'insiste sur la nécessité d'avoir des médias indépendants, par exemple en renforçant RFI.
Je maîtrise moins les questions relatives à l'Indo-Pacifique. Nous savons que les Chinois sont très actifs dans cette zone. Plusieurs pays de la région s'en inquiètent depuis quelques années. La pénétration est multidimensionnelle. En matière économique, cela passe, comme toujours avec la Chine, par le financement de la construction d'infrastructures : aéroports, ports, centres de gestion de données, etc. C'est ce qui permet à la Chine de s'implanter. Parfois, il peut s'agir de projets plus modestes, comme un centre d'aquaculture.
La pénétration est croissante. Elle passe aussi par le champ de la sécurité ; il y a, par exemple, un accord avec les îles Salomon en la matière. Et les médias chinois opèrent une pénétration croissante des médias locaux.
Pour la France, c'est un peu loin. Mais les Australiens et les Néo-Zélandais ont pris le problème à bras-le-corps. Les Chinois financent des formations pour les journalistes de la région, offrent des prêts à un certain nombre de médias qui, de fait, ont ensuite les mains liées et sont obligés d'en dire du bien. Il y a tout un tas de programmes d'invitations en Chine de personnalités. Cela permet évidemment à la Chine de prendre progressivement le contrôle de ce qui se dit et s'écrit dans l'ensemble de la région. Là où il y a une diaspora chinoise, elle est aussi instrumentalisée pour pousser les intérêts de la Chine.
Face à cela, les mesures qui sont prises ne sont pas très originales. Il s'agit essentiellement de contrôle de l'ingérence dans les processus électoraux, la Nouvelle-Zélande comme l'Australie ayant eu à faire face à des pénétrations très audacieuses lors de scrutins, avec des candidats très clairement soutenus et financés par Pékin.
Ce sont l'intensité, la fréquence et la violence des opérations menées par la Chine dans la région qui ont conduit les pays concernés à prendre des mesures plus importantes qu'en Europe.
Pour ma part, j'insiste sur le renforcement des moyens de contrôle et de l'exigence de transparence. C'est un point très important : transparence évidemment des processus électoraux, mais aussi de tout un tas d'acteurs de la société civile, notamment des médias. Il faut faire en sorte qu'un média chinois apparaisse comme tel. Un média chinois, c'est un média d'État. En Chine, il n'y a pas de média de service public. Ce sont des médias de l'appareil du parti-État, des médias de propagande. Il faut qu'ils soient présentés comme tels. La transparence doit aussi concerner les financements perçus par un certain nombre d'acteurs : universitaires, think tanks, associations, maisons d'édition, etc.
La difficulté est que nous avons affaire à une multitude d'acteurs, avec de multiples intermédiaires. On ne se rend pas toujours compte que, derrière un interlocuteur parfaitement légitime en apparence, comme une maison d'édition, il y a parfois le département de la propagande. Cela existe en France.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est-à-dire ?
M. Paul Charon. - Concrètement, la maison d'édition La Route de la Soie, par exemple, est liée au département de la propagande chinoise. Il y a une difficulté à identifier les acteurs réels derrière certaines activités. En renforçant la transparence, on rend plus difficile la mise en oeuvre de telles opérations par Pékin.
M. André Reichardt. - Pourriez-vous citer des exemples concrets d'opérations d'influence se transformant progressivement en opérations d'ingérence ? Y a-t-il des exemples concrets d'ingérence chinoise qui seraient spécifiques à notre pays ? Parmi les mobiles du PCC - vous les avez mentionnés tout à l'heure -, y en a-t-il qui seraient propres à la France ?
Dans d'autres mandats que j'ai pu exercer, j'ai bien vu l'évolution de l'influence économique chinoise depuis une quinzaine d'années. Lorsqu'une entreprise vient s'implanter en France en amenant des centaines, voire des milliers de salariés - c'est le cas en ce moment chez moi, en Alsace -, est-ce pour faire du business ou de l'ingérence ?
Pourriez-vous nous donner des exemples concrets d'ingérence dans le milieu universitaire français ? J'ai en tête ce qui se passe actuellement à Strasbourg, qui est l'une des capitales de l'Europe.
Mme Nathalie Goulet. - Que pensez-vous du fait qu'un ancien premier ministre se vante de pouvoir aller vendre des rillettes sur la place Rouge ou qu'un autre anime un think tank dans lequel la Chine est très présente ? D'ailleurs, avez-vous des informations sur des financement reçus par ces anciens responsables politiques ?
En matière de financement toujours, avez-vous observé une influence chinoise sur un certain nombre d'activités ? Je pense évidemment à l'économie, mais pas seulement. Avez-vous par exemple identifié des think tanks proches de la Chine ?
À quelques jours d'un scrutin européen extrêmement important, avez-vous le sentiment que l'Europe est sortie de sa naïveté ? Est-elle prête à prendre des dispositifs globaux et importants pour se protéger et nous protéger ?
M. Paul Charon. -Je ne crois pas qu'il y ait de particularité dans les opérations menées contre la France au regard de celles qui peuvent être menées contre d'autres pays européens.
Il y a bien évidemment quelques cibles particulières. La France est accusée par les Chinois, comme elle l'est par les acteurs russes, de mener des activités liées ou assimilées à du néocolonialisme, notamment en Afrique. Ce schéma argumentatif est systématiquement repris par les Chinois. Il y a une volonté très nette de démonétiser nos systèmes, nos institutions, et de montrer que la démocratie, cela ne fonctionne pas. De ce point de vue, la France est évidemment une cible privilégiée.
Mais, hormis ces aspects, il n'y a pas véritablement de spécificité dans la manière dont les Chinois visent la France.
Comme je l'indiquais tout à l'heure, les Chinois sont globalement moins actifs en Europe qu'en Asie, par exemple, ce qui s'explique aisément. Mais ils sont tout de même actifs. Ils ont longtemps semblé croire que le levier économique suffisait pour atteindre leurs objectifs, considérant qu'il suffisait de faire miroiter un certain nombre de contrats ou de menacer de rompre des négociations commerciales pour obtenir satisfaction. Pendant très longtemps, ils se sont limités à cela sur l'ensemble du continent européen.
Malgré tout, on peut identifier des opérations qui visent très clairement la France ou, à tout le moins, qui passent par elle. Elles illustrent d'ailleurs une forme d'originalité dans ce que les Chinois imaginent. Ainsi toute une partie du dispositif que j'évoquais précédemment autour des sites internet ou des influenceurs est francophone.
La France n'est donc pas la seule cible, mais elle en est bien une.
Les contenus ne sont pas toujours très significatifs. On en trouve même parfois qui sont très pro-russes et ne vont pas nécessairement dans le sens des intérêts de la Chine. C'est le signe que le contrôle n'est pas toujours très fort et que les acteurs n'agissent pas forcément de manière coordonnée.
Une opération intéressante a été révélée par des journalistes voilà quelques temps : la création par la Chine d'un faux festival de cinéma, le Prague Film Festival, qui, au moment de la mobilisation étudiante pour la démocratie à Hong Kong, en 2020, aurait primé un documentaire faisant l'apologie de la gouvernance chinoise de ce territoire. Le festival n'a jamais eu lieu, mais il a été doté d'un faux site internet très détaillé. Ce documentaire était signé, sinon réalisé, par un Français, Benoît Lelièvre, qui avait travaillé en Chine. Une stratégie récurrente de la Chine est de recruter des relais occidentaux, qui ont plus de poids qu'un Chinois s'il faut faire passer un message anti-occidental ou pro-chinois. L'impact de cette manipulation est limité, mais elle montre la sophistication croissante de ces opérations.
Vous m'interrogez sur les universités. Les étudiants chinois dans les universités françaises peuvent être mobilisés par les autorités et le PCC via les CSSA (associations des étudiants et chercheurs chinois) et les consulats, notamment lors de visites officielles ou en cas de tensions diplomatiques. La- France est moins exposée que les États-Unis, l'Australie, la Nouvelle-Zélande ou le Canada à de telles opérations, mais elles surviennent tout de même dans des universités françaises. Des étudiants chinois m'ont affirmé être forcés d'aller manifester quand l'ambassade l'exige. Je pense aux manifestations survenues en 2016 après l'agression mortelle d'un citoyen chinois à Aubervilliers ; il m'a été confirmé par des étudiants qu'elles étaient organisées par les autorités chinoises. Cet instrument peut en permanence être mobilisé par la Chine au sein de la société française.
Les pressions peuvent aussi s'exercer au sein même des universités, notamment pour influencer l'orientation de la recherche. Là aussi, c'est moins observé en France qu'en Amérique du Nord, où des conférences, notamment du dalaï-lama ou de militants ouïghours, ont été empêchées par la mobilisation de ces associations d'étudiants. Des pressions s'exercent sur les chercheurs chinois à l'étranger, nombreux dans certains centres de recherche. Quand ils ont de la famille en Chine, des menaces peuvent nuire à l'indépendance de leur travail, les autorités chinoises voulant surtout éviter que la recherche touche à des sujets sensibles, qui déplaisent au PCC.
On observe une évolution significative, très récente, des relais européens du PCC. Traditionnellement, celui-ci s'appuyait essentiellement, en toute logique, sur des partis d'extrême gauche, en particulier maoïstes. Depuis quelques années, on observe un rapprochement croissant avec des partis d'extrême droite : des médias officiels chinois, des comptes de diplomates, voire d'ambassades, rediffusent, notamment sur Twitter, des messages issus de franges radicales de l'extrême droite, notamment antisémites, et produisent même quelquefois eux-mêmes des messages similaires. Par ailleurs, ont été révélées ces derniers mois plusieurs affaires de ciblage par le renseignement chinois de parlementaires, allemands et belges notamment, de partis d'extrême droite. L'idéologie communiste compte donc désormais moins qu'une haine partagée des États-Unis et de la démocratie. L'étude de cette évolution majeure mérite d'être approfondie.
Mme Nathalie Goulet. - Je me permets de vous relancer sur le financement des think tanks. Quelles mesures pourraient être prises ?
M. Paul Charon. - Je n'ai pas d'informations sur ces financements. Quant aux mesures à prendre, il me semble qu'une transparence accrue est la meilleure réponse. Si tout organisme doit rendre des comptes sur son financement, une grande partie de la question sera réglée. Je vous renvoie par ailleurs à notre publication sur la question des relais chinois au sein des think tanks.
M. Dominique de Legge, président. - Merci de vos réponses.
33. Audition, ouverte à la presse, de Mme Marie-Christine Saragosse, présidente-directrice générale de France Médias Monde - le jeudi 6 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons nos travaux avec l'audition de Mme Marie-Christine Saragosse, présidente-directrice générale de France Médias Monde. Je vous remercie, madame la présidente, de vous être rendue disponible pour éclairer nos travaux.
France Médias Monde regroupe plusieurs chaînes de l'audiovisuel extérieur de la France : RFI, France 24 et Monte-Carlo Doualiya (MCD), radio française en langue arabe. Il nous est apparu important de vous entendre : nous savons en effet que les politiques d'influence malveillantes ciblant notre pays se déploient également dans les débats publics de pays étrangers, en particulier en Afrique.
Vous pourrez nous donner votre analyse de ces phénomènes et de leur réception dans les opinions publiques locales, mais également nous présenter les actions mises en oeuvre par vos médias pour lutter contre les manipulations de l'information visant la France.
L'enjeu est délicat puisqu'il faut concilier le respect de la liberté de la presse et la liberté d'expression, qui sont inhérents à notre modèle démocratique, avec la nécessité de ne pas amplifier l'écho de narratifs anti-français manipulés par nos compétiteurs.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, ainsi que vos collaborateurs qui pourraient être amenés à prendre la parole, à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Marie-Christine Saragosse, M. Roland Husson, Mme Cécile Mégie et M. Corentin Masclet prêtent serment.
Mme Marie-Christine Saragosse, présidente-directrice générale de France Médias Monde. - Vous avez fort bien résumé l'équation qui s'impose à nous, entre la liberté d'expression et la lucidité nécessaire à la lutte contre les manipulations et les attaques dont nous ou notre pays pouvons être l'objet.
Les médias de France Médias Monde diffusent dans une vingtaine de langues étrangères, du persan au russe et à l'ukrainien, en passant par plusieurs langues africaines, notamment de la bande sahélienne. Nous touchons chaque semaine 155 millions de téléspectateurs, auditeurs et internautes. Si notre siège est à Paris, nous avons des rédactions locales dans d'autres zones du monde, ainsi qu'un large réseau de correspondants. Nous sommes très présents sur les réseaux sociaux où nos vidéos et programmes audio totalisaient 3,7 milliards de vues l'année dernière, pour 113 millions d'abonnés.
Nous avons une mission de service public international. Nous offrons une information libre et indépendante, vérifiée sur le terrain si cela est possible. Nous portons également les valeurs démocratiques et les principes humanistes qui caractérisent notre pays. Nous promouvons le français et la francophonie, tout en respectant et en mettant en valeur les autres langues. Nous accompagnons aussi des médias locaux, par des actions de coopération et de formation, car plus il y aura de médias indépendants et libres, plus les écosystèmes démocratiques pourront être soutenus.
Dans un contexte international difficile, nous sommes souvent en première ligne. Les tensions géopolitiques n'ont fait que s'accroître ces dernières années, de la guerre en Ukraine à la crise au Moyen-Orient. En Afrique, les coups d'État se succèdent depuis plusieurs années. On constate une remise en cause des modèles démocratiques occidentaux, qui englobe, mais dépasse la France.
Le paysage audiovisuel mondial est marqué par une concurrence exacerbée entre grands acteurs. Nous y avons quelques amis, réunis dans l'organisation DG8 des médias internationaux démocratiques, mais ils sont généralement plus riches que nous : notre budget est de 275 millions d'euros, quand le BBC World Service a 412 millions et la Deutsche Welle 408 millions, sans parler des Américains, dotés de 820 millions... D'autres médias sont très éloignés de nos valeurs : je pense aux Russes, mais aussi à certains médias panarabes et turcs, dotés de stratégie de présence africaine. Même s'il faut être conscient des dangers, il n'en reste pas moins que ces médias ont un impact bien moindre que le nôtre : rappelons que plus de 60 % de la population d'Afrique francophone regarde France 24 ou écoute RFI hebdomadairement.
Le contexte est marqué par une polarisation des opinions, les nuances ont peu de cours, et cela encourage un essor sans précédent des infox et des manipulations de l'information, accentué par les réseaux sociaux et l'intelligence artificielle générative, mais aussi par des stratégies de déstabilisation délibérées : l'information est une arme de guerre bon marché.
Nous tenons notre rang dans ce contexte très difficile, mais nous sommes confrontés à trois types d'entraves dans l'exercice de nos missions : les infox et manipulations ; les cyberattaques et risques cyber en général ; enfin, les atteintes à la liberté d'informer sur le terrain.
Les manipulations de l'information et les infox déferlent avec une sophistication croissante et nos médias font l'objet d'un intérêt tout particulier. Nos logos, nos émissions, nos présentateurs sont une source d'inspiration quotidienne pour les désinformateurs, qui manipulent des extraits de journaux de France 24 pour faire annoncer au présentateur, en changeant sa voix, un prétendu attentat contre le Président de la République à Kiev. Ces vidéos sont disséminées sur les réseaux sociaux. Nous tentons de viraliser tout autant nos « débunkages » pour contrecarrer la manipulation, en français, mais aussi dans d'autres langues. La radio aussi est affectée : en mars dernier, on copiait tous les codes de RFI pour annoncer une fausse épidémie de tuberculose en France, due à des soldats ukrainiens venus se faire soigner...
Tous les jours, nous subissons de telles attaques ; nous avons dû organiser la riposte, parce que cela commençait à bien faire. Notre premier programme contre la désinformation, « Info Intox », remonte à janvier 2015, juste après l'attaque contre Charlie Hebdo : il est réalisé en lien avec le réseau des Observateurs de France 24, qui associe une rédaction à des citoyens bénévoles, partout dans le monde, qui nous font remonter des manipulations. À ce réseau se sont ajoutées la cellule « Info vérif » de RFI, en 2023, et une cellule d'investigation numérique ; nous avons mis en place un réseau interne multilingue avec des procédures d'alerte rapides et un département spécifique, qui se consacre au « débunkage » et maintient un lien avec Viginum et la direction de la communication du ministère des affaires étrangères. Quand les opérations de manipulation concernent des institutions, comme la Présidence de la République, nous les prévenons aussi.
Mais nous ne « débunkons » pas tout systématiquement, il y a une phase de réflexion. Il ne faudrait pas donner une visibilité supplémentaire à ces opérations en exposant notre audience de plus de 100 millions de personnes à une infox qui n'aurait sinon pas dépassé 3 000 vues ; cette amplification est parfois même recherchée délibérément par leurs auteurs, le « débunkage » étant à leurs yeux une nouvelle publicité. Un arbitrage doit être rendu ; c'est ce à quoi s'emploie notre réseau interne, en collaboration avec des intervenants extérieurs et nos collègues du service public.
Nous pouvons également, depuis notamment le Digital Services Act (DSA) européen, adresser aux plateformes un signalement pour qu'elles aussi réagissent ; elles seules peuvent le faire massivement, à nous seuls nous ne pouvons qu'essayer de vider la mer avec un dé à coudre. L'Arcom (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) est également compétente désormais et constituera bientôt un relais important.
Nous pouvons aussi porter plainte, notamment pour soutenir nos journalistes, très affectés par les détournements de leurs paroles et de leurs visages, mais encore faut-il savoir contre qui ! Nous soutenons toujours nos équipes, qui subissent, outre les fake news, de nombreuses attaques directes sur les réseaux sociaux, de la haine en ligne.
Nous nous interdisons évidemment d'avoir recours aux mêmes procédés que les attaquants : nous ne gagnerions rien à perdre notre âme et c'est précisément parce que nous sommes une grande démocratie que nous aurons gain de cause. Nous « débunkons » donc ces fausses informations de manière extrêmement rigoureuse, en appliquant notre déontologie professionnelle. C'est ainsi que nous pensons pouvoir conserver la confiance de notre public et notre crédibilité.
Nous travaillons aussi au transfert de compétences et à l'accompagnement du développement de systèmes démocratiques locaux d'information, notamment au travers de notre filiale CFI (Canal France International) ; nous formons aussi les médias avec qui nous coopérons à la lutte contre les manipulations. Plus de la moitié des projets de CFI sont accomplis avec l'aide des journalistes de France Médias Monde qui, avec 60 nationalités et 21 langues de travail, sont présents sur nombre de terrains. Un autre levier est constitué par les clubs de RFI, qui sont près d'une centaine dans le monde : organisés à l'origine autour de l'apprentissage du français, ces associations de citoyens participent aujourd'hui à la lutte contre les infox, par leur veille des réseaux sociaux.
Nous sommes également mobilisés pour l'éducation aux médias et à l'information, moyen essentiel de prendre le mal à la racine. Nous sensibilisons chaque année aux manipulations de l'information environ 3 000 élèves en France, mais aussi dans les lycées français à l'étranger, avec l'aide de nos correspondants.
J'en viens au deuxième risque que nous connaissons, celui des cyberattaques. Nous avons subi deux attaques massives en 2021. Nous avons mis en place, à partir de 2015, un service dédié à la sécurité informatique, dont la mobilisation fut impressionnante lors de ces attaques. Nous travaillons étroitement avec l'Anssi (Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information) sur ces questions, ainsi qu'avec nos collègues du service public audiovisuel, en pilotant un groupe de travail commun. Nos centres de sécurité des opérations ont été mis en commun avec France Télévisions dans un premier temps, puis avec tout le secteur. Nous avons créé dans ce cadre un groupe de travail spécifique pour la sécurité informatique autour des jeux Olympiques, qui peuvent donner lieu à un renforcement des attaques, dans un lieu commun à tout l'audiovisuel public, en lien étroit avec l'Anssi.
Le troisième risque sur lequel je voudrais attirer votre attention, ce sont les atteintes à la liberté d'informer, qui ne font que croître à l'échelle du monde. Nous avons connu coupure et censure de nos médias au Mali, au Burkina Faso, au Niger, mais aussi au Soudan, où la guerre civile empêche l'accès aux émetteurs, ainsi qu'à Tripoli, en Libye, depuis janvier 2023, à la suite d'une émission sur l'homosexualité de notre radio arabophone MCD. Souvent, quand nous sommes coupés, c'est hors de tout cadre légal et de façon très radicale ; on ne l'apprend que a posteriori, par la presse. Nous disposons évidemment de nombreux moyens de contournement de ces coupures : les ondes courtes pour la radio, la réception satellitaire directe pour la radio et la télévision, enfin pour internet la mise en place de sites miroirs ou la connexion par VPN (Virtual Private Network). On continue de nous écouter au Mali, au Burkina Faso et au Niger, les auditeurs appellent les émissions interactives, tout continue. Mais ces blocages vont généralement de pair avec une mise sous contrôle de l'ensemble des médias locaux qui, eux, n'ont pas la chance de pouvoir contourner les blocages comme nous. Ceux-ci représentent donc une menace générale, dans un pays donné, pour la liberté d'expression et la liberté d'informer.
Certains autres pays, sans aller jusqu'à nous bloquer, entravent notre capacité à travailler, notamment en refusant d'accréditer nos correspondants. En l'absence de correspondants, pour couvrir des événements, il faut envoyer une équipe, ce qui coûte cher et requiert des visas et des autorisations de déplacement qui peuvent être refusés.
Les journalistes sont aussi cibles d'attaques et de menaces, sur le terrain comme en ligne. Nous avons mis en place une solide politique de sûreté, avec des stages de formation dès 2014 et une direction de la sûreté en 2015, qui a élaboré une cartographie des risques et des procédures très robustes selon les zones géographiques. Nous arrimons nos équipes qui travaillent en zone dangereuse. Nous avons formé près de 580 journalistes, dont une centaine hors de France Médias Monde, pour faire bénéficier nos collègues de notre connaissance du terrain.
En conclusion, je pense que nous devons rester fidèles à notre conception de la démocratie, dont l'information est un des piliers. Heureusement, la démocratie française est un des champions de la liberté d'expression et d'informer ; c'est à cette condition que nous continuerons de recevoir la confiance d'un large auditoire. La France a la réputation d'être championne de la liberté ; il importe qu'elle la conserve et que nous puissions incarner cette indépendance et cette liberté. Comme Churchill, je dis : à quoi bon faire la guerre si l'on n'a plus de culture ! De même, à quoi bon se battre contre les manipulations de l'information si l'on perd notre âme ? Il faut donc continuer à cultiver cette information libre, indépendante, honnête et vérifiée.
Par ailleurs, je veux attirer votre attention sur un point particulier : dans le paysage audiovisuel mondial, tout biais apporté à notre statut de média de service public démocratique sera utilisé et manipulé. Or un biais important est celui des modalités de financement. Quand on est financé sur le budget de l'État, on est considéré comme un média gouvernemental, par les réseaux sociaux, mais aussi par nos amis allemands. Le financement sur le budget de l'État est l'un des critères qui sont interprétés comme un manque d'indépendance vis-à-vis de l'État : ainsi, notre fréquence FM à Berlin n'a été renouvelée qu'à la condition que notre financement ne soit pas budgétisé. Un refus de renouvellement pourrait évidemment être exploité et manipulé contre nous. Il est donc très important de faire le lien entre les décisions qui seront prises en matière de financement du service public audiovisuel et notre statut international.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je partage votre avis sur ce dernier point, comme d'autres ici, je pense. Je suis également d'accord avec l'idée que rester fidèle à la démocratie est la meilleure réponse aux manipulations et ingérences étrangères.
Avez-vous pu identifier les acteurs à l'origine des opérations de falsification que vous avez évoquées ?
Mme Marie-Christine Saragosse. - Elles viennent souvent de Russie, mais j'ignore si leur source est étatique ou non.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous venons de consacrer une audition à l'influence chinoise. La principale source d'information de la diaspora chinoise est le média Nouvelles d'Europe. Avez-vous suffisamment de moyens pour soutenir le développement de RFI en langue chinoise ? Quelles seraient vos pistes pour rendre ce média plus attractif que Nouvelles d'Europe ?
Mme Marie-Christine Saragosse. - Notre rédaction chinoise, qui a deux sites - l'un en chinois simplifié, l'autre en chinois traditionnel - connaît un certain succès au regard de sa taille. Vingt-cinq personnes y travaillent, et le contenu est uniquement publié au format numérique. La fréquentation est de 11 millions de lecteurs et auditeurs, dont nous ignorons s'ils sont issus de Chine ou de la diaspora.
Nos rapports avec la Chine sont très différents de ceux que nous entretenons avec la Russie. Très présents en Afrique pour la distribution notamment des chaînes TNT, les Chinois nous voient comme un produit d'appel important, et nous affectionnent particulièrement à ce titre. Ils n'opèrent donc pas d'opérations de manipulation frontales contre nous.
Par ailleurs, peut-être à l'occasion de l'anniversaire de l'ouverture des relations diplomatiques entre la France et la Chine, nous avons reçu pour la première fois une proposition de diffusion de France 24 en Chine, en français ou en anglais. Nous le demandions depuis une dizaine d'années. Son coût reste élevé, aussi sommes-nous toujours en train de négocier.
Devrions-nous renforcer notre rédaction chinoise ? Le problème reste celui de l'accessibilité en Chine. Il serait intéressant que France 24 puisse y être diffusé. Cette distribution est limitée : elle est réservée aux hôtels de trois étoiles et plus, aux résidences d'étrangers, et à certains départements universitaires. Symboliquement, ce serait un premier pas important.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Ma question portait sur la diaspora chinoise en France.
Vous dites représenter un produit d'appel attractif. Néanmoins, nous pourrions tout aussi bien être les faire-valoir d'opérations de manipulation majeures en Afrique. Nous pourrions donc réfléchir à déployer une politique d'infrastructures différente de celle de la Chine.
Mme Marie-Christine Saragosse. - Il fut un temps où les infrastructures étaient montées en Afrique francophone par des Canadiens. Il y avait une véritable stratégie occidentale d'équipement en câble sans fil. J'ignore pour quelles raisons les investissements n'ont pas suivi. En Afrique anglophone, d'abord, des investissements chinois ont été accueillis favorablement par les gouvernements. Je ne pense pas que nous puissions prévenir ces décisions. Pour l'heure, nous n'avons pas de problème de censure. Peut-être sommes-nous les faire-valoir d'autres chaînes... Néanmoins, j'ai toujours confiance dans les téléspectateurs et les auditeurs, qui sont avant tout des citoyens, dotés d'une capacité de choix. S'ils nous regardent massivement, c'est qu'ils trouvent que nos chaînes sont meilleures que d'autres.
Concernant la diaspora en France, les productions de RFI en langue asiatique - chinois, khmer et vietnamien - étaient diffusées sur le réseau B de Radio France, qui était le réseau d'ondes moyennes, aujourd'hui éteint. Désormais, avec la radio numérique terrestre (DAB+), nous pourrions réfléchir à rendre plus accessibles des offres en langue étrangère sur le territoire français. Cela ne représenterait pas une grande difficulté pour nous. Seule une préemption gouvernementale sur certaines fréquences serait nécessaire, en fonction de la cartographie des locuteurs. Nous pourrions ainsi compléter notre offre numérique, accessible sur tout le territoire français, par des diffusions en DAB+ en langue étrangère. C'est une idée que nous avions évoquée en préparation de notre contrat d'objectifs et de moyens (COM), et qui n'avait pas suscité d'opposition particulière. Elle ne représenterait pas un coût trop important.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons auditionné l'ambassadrice de la diplomatie publique en Afrique, selon laquelle, contrairement à la BBC, un grand nombre de chroniqueurs et d'éditorialistes au discours antifrançais s'exprimeraient sur RFI, dénonçant par exemple des politiques colonialistes. Elle citait notamment Alain Foka. Qu'en pensez-vous ? Quelles vérifications opérez-vous pour vous assurer que vos chroniqueurs ne sont pas sous influence étrangère avant d'arriver sur vos antennes ?
Mme Marie-Christine Saragosse. - Nous nous sommes séparés d'Alain Foka depuis plusieurs mois.
Votre question soulève en réalité celle de l'expression des journalistes sur les réseaux sociaux. Sur nos antennes, il y a un équilibre. Certains ambassadeurs se penchent parfois sur le cas d'un pays sans écouter la globalité des programmes !
Notre commission de déontologie interne, l'association de journalistes, le comité relatif à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes (CHIPIP), organisation légale instaurée en 2016, veillent à la déontologie et au respect des équilibres, qui s'observent à l'échelle de l'ensemble des programmes, et ne sont pas synonymes de neutralité.
La question des comptes personnels sur les réseaux sociaux a donné lieu à des tâtonnements, ne serait-ce que parce que la loi ne permet pas de contrôler les comptes privés de salariés ni de journalistes de façon permanente - et c'est probablement une bonne chose. On peut seulement le faire ponctuellement, si c'est justifié et proportionné, selon la jurisprudence.
Néanmoins, notre charte traite ces questions. Elle a été complétée par l'avènement des réseaux sociaux. Nous tentons donc d'être cohérents. Il arrive que ce ne soit pas le cas. Cela fait l'objet de débats, y compris en commission de déontologie interne, voire de sanctions, lesquelles, en vertu de notre règlement intérieur, ne sont connues ni des autres salariés ni à l'extérieur. C'est un dialogue constant que nous avons avec les journalistes. Dans certaines situations, on peut observer une forme d'emballement...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne parlais pas des journalistes, mais des éditorialistes ou des chroniqueurs.
Mme Marie-Christine Saragosse. - Il n'y a que des journalistes chez nous. À part un cas de figure - je pense à un animateur d'émissions musicales -, nos chroniqueurs sont des journalistes. En revanche, on a aussi des invités, des experts, dans toutes les langues, qui tournent, ne sont pas payés et changent selon les thématiques. Nos chroniqueurs sont généralement des « décrypteurs » plutôt que des journalistes porteurs d'opinions. Si nécessaire, des mesures sont prises, et peuvent aller jusqu'à la séparation.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez comparé vos moyens à ceux de la BBC ou de vos collègues allemands. Que feriez-vous de plus avec 130 millions d'euros en matière de lutte contre les ingérences ?
Mme Marie-Christine Saragosse. - Je pourrais renforcer les effectifs et les outils des équipes. Je ferais aussi de gros investissements sur l'intelligence artificielle. En réalité, je vais faire toutes ces choses, mais en suivant la trajectoire de notre COM, et non pas avec une telle somme ! Je pense que l'intelligence artificielle, comme toutes les inventions humaines, ouvre la voie au meilleur comme au pire. Tout dépend de ce que nous en faisons. Ces outils permettent d'aller plus vite sur certaines tâches pour se concentrer sur l'investigation.
Je renforcerais également les équipes de marketing numérique pour promouvoir les contenus que nous produisons, ainsi que les services supports. Notre stratégie s'appuie avant tout sur la qualité des contenus, car nous pensons que c'est ce qui fait notre réputation mondiale. Néanmoins, nos directions des ressources humaines, ainsi que les directions techniques et des environnements numériques, ont besoin d'être confortées.
Je développerais aussi notre présence de proximité, car il s'agit d'une stratégie fondamentale. À Dakar, nos équipes peuvent échanger en fulfulde ou en mandinka avec des rédactions africaines. Nous apprenons d'elles autant que nous transmettons des savoir-faire, et nous comprenons mieux les problèmes, ce qui nous permet d'y répondre plus efficacement, en évitant les crispations.
Je crois beaucoup, de même, à ce que nous allons développer en langue arabe à Beyrouth et au turc à Bucarest, et à ce que nous avons déjà fait en ukrainien et en roumain. Plus nous parlons les langues des autres, plus nous échangeons avec eux et plus nous les écoutons. Et, à la fin, le dialogue sera fructueux, la démocratie l'emportera !
Mme Nathalie Goulet. - Notre collègue André Reichardt m'a chargée de vous demander si votre groupe s'est doté d'une feuille de route définissant une stratégie offensive de lutte contre les influences.
J'excuse également l'absence de Mme Catherine Morin-Desailly, qui assiste à l'anniversaire du Débarquement. Elle soulevait une attaque déloyale de Mme Avé, ambassadrice pour la diplomatie publique en Afrique, qui a accusé votre rédaction devant cette commission. Vous avez déjà partiellement répondu à ces critiques.
Nous avions échangé, voilà plusieurs années, sur la défense du persan. La révolution, marquée par le slogan « Femme, vie, liberté », a montré que nous avons eu raison de maintenir une rédaction dans cette langue.
Le financement reste le nerf de la guerre. Nous avions évoqué l'idée d'un fonds de dotation. Pensez-vous que ce projet devrait voir le jour ?
Mme Marie-Christine Saragosse. - Nous n'avons pas de feuille de route offensive. Il ne faut jamais oublier que nous sommes des journalistes, au sein d'un média. Nous ne sommes ni des diplomates, ni des politiques, ni des militaires. C'est ainsi que nous sommes utiles.
Néanmoins, nous menons cette stratégie sans doute sans le savoir.
D'abord, produire de l'information vérifiée est une contre-attaque aux infox et à la manipulation. Mais c'est surtout l'essence du métier et du devoir de tout journaliste de notre groupe. Un journaliste se doit de contrecarrer une fausse information. C'est sa déontologie, son éthique professionnelle.
Ensuite, nous produisons finalement un contre-narratif en racontant, comme nous le faisons au travers d'une multitude de programmes et de situations, des valeurs telles que l'égalité entre les femmes et les hommes, la lutte contre les discriminations, la primauté de la démocratie, la solidarité avec les personnes en situation de faiblesse... Ces principes, en France, nous sont si naturels que nous ne nous en rendons plus compte, alors qu'ils restent si précieux dans d'autres zones du monde où ils n'ont pas cours ! C'est une façon positive de répondre à des attaques perfides.
Sans avoir une feuille de route, nous sommes, par notre indépendance et par notre professionnalisme, des antidotes à la manipulation. C'est ainsi que nous restons crédibles et dignes de notre démocratie.
Nous fournissons aussi un gros effort de transparence sur nos antennes. Nous venons de mettre en ligne un nouveau site institutionnel France Médias Monde, dont toute une partie est consacrée au cadre déontologique, aux lois, au cahier des charges - à tout ce qui concourt à la transparence de notre action. Sur nos antennes, nous avons aussi lancé de nouvelles émissions pour comprendre comment l'information se fabrique dans nos coulisses.
S'agissant de nos programmes en persan, nous avons effectivement bien fait de les poursuivre. Nous avons des correspondants en Iran : la rédaction doit donc toujours s'exprimer en ayant conscience de leur présence sur le terrain, afin de ne pas les mettre en danger.
Un fonds de dotation serait synonyme de fonds privés. Nous avions évoqué cette idée, parce que des auditeurs et des téléspectateurs étaient prêts à donner à une fondation pour soutenir notre activité, tant ils la jugeaient importante. Je serais d'accord pour en parler dès lors que notre socle de financement par une recette affectée sera assuré. Par ailleurs, nous avons eu accès cette année à des financements consacrés à l'aide publique au développement, au travers de l'Agence française de développement (AFD) et du programme 209 du ministère. C'est une marque importante de soutien, qui nous permettra de monter en puissance à Beyrouth, à Dakar et à Bucarest pour lutter contre les infox et construire des narratifs positifs.
Si des fonds de dotation complémentaires à ces financements - et non pas voués à les remplacer ! - nous étaient proposés, nous les étudierons volontiers.
M. Roland Husson, directeur général chargé du pôle ressources de France Médias Monde. - Nous diversifions nos sources de financement depuis plusieurs années. L'aide publique au développement est fondamentale pour soutenir notre stratégie de proximité. Nous recevons aussi parfois des financements de la Commission européenne dans le cadre de certains projets. Dès lors que la recette affectée sera consolidée, nous pourrions développer certaines de nos activités avec une nouvelle source de financement.
Mme Nathalie Goulet. - Le fonds de dotation viendrait bien entendu s'ajouter à la recette affectée !
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est le cas dans certaines universités, jusqu'à ce que la réduction des financements publics conduise à l'augmentation progressive de la part des financements privés. Et parfois, certains groupements ou États qui y participent directement deviennent regardants quant aux enseignants ou, dans ce cas précis, aux émissions. Il y a donc un bémol.
Mme Marie-Christine Saragosse. - Nous serions obligés de faire très attention aux sources de financement, comme nous le faisons déjà pour la publicité sur une chaîne d'information en continu. Pensez par exemple au parrainage d'une émission de santé : c'est très délicat !
Mme Nathalie Goulet. - C'est un sujet que nous maîtrisons assez bien. C'est une piste : il faut être créatifs !
Mme Marie-Christine Saragosse. - Je suis tout à fait ouverte à l'idée de creuser la question.
Mme Sylvie Robert. - Au lancement des états généraux de l'information, le Président de la République a fait part de sa volonté d'assumer une stratégie d'influence et de rayonnement de la France, notamment en utilisant la force de projection de l'audiovisuel public international. Comment caractérisez-vous aujourd'hui cette influence, ce soft power ? Au-delà de votre professionnalisme, de votre indépendance et de votre transparence - que vous soulignez à juste titre - et des moyens que vous avez dits insuffisants, les conditions sont-elles réunies pour jouer ce rôle ?
Vous avez évoqué les ressources de l'audiovisuel public. Je n'irai pas plus loin, puisque nous aurons le loisir d'en débattre ici, au Sénat, au mois de septembre. Vous avez fait part de votre préoccupation sur la budgétisation, qui soulève la question de l'indépendance et de l'autonomie. En quoi une fusion favoriserait-elle ou, à l'inverse, fragiliserait-elle vos missions et votre gouvernance ? Il n'est bien entendu pas question de lancer le débat sur la fusion, mais cela vous exposerait-il davantage au risque d'ingérence ? Vos moyens et vos outils pourraient-ils être affectés ?
Vos journalistes sont quotidiennement sur le terrain. Quel processus est prévu pour détecter les opérations d'influence ? Comment protégez-vous vos journalistes de ces risques ? Aujourd'hui, la bataille se joue autour du narratif, du récit, et sera bientôt complexifiée par l'intelligence artificielle. Comment parvenez-vous à identifier des sources garantissant une information fiable, indépendante et de qualité ?
M. Dominique de Legge, président. - Dans le prolongement de la question de Mme Robert, j'observe que vous avez indiqué assumer une mission de service public international et avez souvent évoqué le terme d'équilibre. Il a également été question, à plusieurs reprises, de narratif. En matière d'information, nous nous éloignons de plus en plus des faits pour exprimer des opinions. Dès lors, comment vos journalistes peuvent-ils assumer une mission de service public, tout en évitant que le narratif construit ne nuise à l'image de la France, et en contrant également toute mauvaise information ou désinformation malveillante ?
Mme Marie-Christine Saragosse. - Je suis tentée de répondre à la première question de Mme Robert par la formule lapidaire : « notre influence, c'est notre indépendance ». Si nous étions différents de ce que nous sommes, si nous n'avions pas cet esprit critique que l'on qualifie de français, cet esprit de résistance, cette façon d'être, ce goût de l'art de vivre, du beau, si nous n'adorions pas le débat et ses pointes de polémique, qui font précisément la démocratie, alors, nous n'aurions probablement pas d'influence.
L'influence devient gênante lorsqu'elle est une manipulation délibérée pour tordre l'avis de l'autre. S'il s'agit de montrer qui l'on est pour le séduire, certes on l'influence, mais cela fait partie du fonctionnement des sociétés civiles. La France a eu très tôt, dès le XIXe siècle, conscience de l'importance de ces sociétés civiles et elle l'a manifesté en créant les alliances et lycées français. Personne n'avait adopté cette démarche auparavant, personne n'avait cherché à s'intéresser aux habitants présents sur le territoire, et pas seulement aux États. Cela fait partie de notre héritage historique. C'est ainsi que nous répondons à cette attente.
Je ne suis pas tout à fait à l'aise pour répondre à votre question sur l'audiovisuel public. La connaissance de l'international, la présence sur le terrain, la distribution mondiale, la maîtrise de langues étrangères et de l'information internationale, ou encore la capacité à être entendu de l'autre sont des compétences très spécifiques. Elles rassemblent d'ailleurs nos équipes, en radio comme en télévision, dans une langue ou une autre. C'est un savoir-faire tourné vers un public international.
C'est un art particulier, qui se manifeste d'ailleurs de manière frappante dans les contenus en français. En effet, nous ne racontons pas de façon identique une même élection à un public international ou à nos concitoyens. Être compris du monde entier est un métier. Il nous semble important de conserver ce savoir-faire, de le protéger et de ne pas l'assujettir à des considérations purement nationales.
C'est d'ailleurs ce que pense le Gouvernement, d'après l'arbitrage qui nous a été communiqué par le ministre de l'Europe et des affaires étrangères : au vu de la spécificité de notre groupe, nous ne serions pas concernés par la réforme.
J'en viens à notre méthode de détection des influences, ce qui me permet de faire le lien avec la remarque du président de Legge sur la question de l'équilibre et des narratifs.
Rien ne peut remplacer le terrain, la qualité des experts, les sources humaines. Je ne connais pas d'IA capable d'aller sur le terrain pour tendre un micro et faire remonter l'information brute ! D'ailleurs, les IA se nourrissent d'informations élaborées par des humains, ce pourquoi nous avons bloqué l'accès à nos contenus. Nous travaillons de manière imperméable avec elles, sans quoi nous serions pillés : contrairement aux moteurs de recherche, elles aspireraient tout notre travail sans droits d'auteurs ni sourçage.
Autrement dit, nous apprenons à maîtriser ces outils, mais nous ne croyons qu'aux humains qui vont chercher l'information. L'IA n'est utile que pour traiter les données qui remontent du terrain. Sans contact direct, pas de travail journalistique !
M. Dominique de Legge, président. - On voit néanmoins son effet sur une presse, qui devient de plus en plus une presse d'opinion...
Mme Marie-Christine Saragosse. - Le caractère marqué de ce phénomène varie selon les vecteurs et la presse écrite a toujours été plus ou moins d'opinion. Ce que nous faisons, c'est maintenir un pluralisme en interne et nous concentrer sur les faits.
M. Dominique de Legge, président. - Je vous remercie.
34. Audition, à huis clos, de M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale - le mardi 11 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Mes chers collègues, nous accueillons aujourd'hui le M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), et M. Gwenaël Jezequel, conseiller chargé des relations institutionnelles et parlementaires du SGDSN.
Au cours de nos travaux, nous nous sommes notamment intéressés aux questions relatives à la gouvernance et à l'organisation de notre dispositif de détection et de riposte aux opérations d'influence étrangères, et nous sommes interrogés sur la nécessité d'une stratégie nationale et interministérielle. Notre commission souhaite donc tout particulièrement connaître votre regard sur ces enjeux, messieurs. Nous avons accepté que cette audition se tienne à huis clos afin que vos propos soient les plus précis possible.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite messieurs à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Bouillon et M. Gwenaël Jezequel prêtent serment.
M. Stéphane Bouillon, secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale. - Le SGDSN s'intéresse aux ingérences étrangères pour autant qu'elles sont numériques - manipulations de l'information, troubles à l'ordre public ou à la sincérité des scrutins. La loi du 22 décembre 2018 relative à la lutte contre la manipulation de l'information prévoit notamment que le SGDSN doit apporter sa contribution à l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) en ces matières.
Pour que l'action de l'État soit légitime et crédible, elle doit s'inscrire dans un cadre législatif et réglementaire. Ce cadre national inclut la loi de 2018 que je viens de citer, qui s'inscrit du reste dans la continuité de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et même de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, mais aussi le code électoral pour ce qui relève des différents scrutins, le décret encadrant l'action du service de vigilance et protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), le décret encadrant la collecte des données sur les ingérences étrangères et, enfin, le Digital Services Act (DSA) de 2023.
Viginum est un service à compétence nationale qui est rattaché au SGDSN. Il est en quelque sorte le petit frère de l'Agence nationale de la sécurité des systèmes d'information (Anssi), puisqu'il prend en charge des menaces hybrides par lesquelles des individus agissent en dessous du seuil de conflictualité, en profitant d'un relatif anonymat et des difficultés que les services rencontrent à les repérer et, partant, à les déférer devant la justice.
Viginum est placé sous le contrôle du Parlement et est doté d'un comité éthique et scientifique placé à mes côtés qui veille au respect des règles et à l'utilisation intelligente et opérationnelle de nos informations vers l'extérieur.
Nous travaillons en liaison étroite avec l'Arcom, avec le ministère de la justice et, en période électorale, avec les juges de l'élection.
Nous disposons de différentes armes.
La première est la transparence. Nous nous efforçons de démonter la construction des fake news en révélant les véritables auteurs de certains contenus, qu'ils soient des agents de renseignement d'un pays étranger ou des machines.
Notre deuxième arme est l'information des internautes qui utilisent les plateformes. En Nouvelle-Calédonie, nous avons récemment diffusé un support intitulé Debunking dans lequel nous fournissons un certain nombre de conseils face aux manipulations en ligne - vérification de l'identité des propriétaires de comptes et des adresses de sites, vérifications croisées sur plusieurs sites d'une même information, etc.
Viginum a récemment détecté la création de noms de domaines suspects - viginum.eu, viginum.fr, sgdsn.gov.fr - que nous nous efforçons de faire supprimer par les plateformes.
Nous faisons donc un effort de pédagogie afin de sensibiliser au pré-bunking, ou formation à l'esprit critique.
La troisième arme que nous essayons de développer est la recherche académique. Le travail scientifique que nous menons avec des universités, des chercheurs, des think tank ou des journaux permet en effet de mettre au jour les mécaniques. Nous souhaiterions vivement pouvoir travailler avec l'éducation nationale et le Centre national d'enseignement à distance (Cned) pour éduquer les jeunes à l'esprit critique sur internet.
Enfin, la quatrième arme est la coopération internationale. Nous entretenons notamment de solides relations avec le Parlement européen et avec le Service européen pour l'action extérieure (SEAE) afin d'élaborer une vision commune des attaques qui peuvent être dirigées contre les institutions européennes ou les États. Nous entretenons également des relations bilatérales avec la Suède, le Royaume-Uni, l'Allemagne et les États-Unis.
Il importe de distinguer les fonctions offensive et défensive. Le SGDSN n'est ni un service de renseignement ni un service opérationnel. Tel un pompier, il a vocation à éteindre les feux et éviter qu'ils embrasent la totalité de la maison. Cette fonction défensive est précisée dans les textes qui encadrent l'organisation du SGDSN. Cela ne nous empêche pas de contribuer, aux côtés de l'ensemble des services, dans le cadre du comité opérationnel de lutte contre les manipulations de l'information (Colmi), à la détection des menaces, à leur caractérisation et à l'élaboration de propositions de réaction.
Une fois l'origine des attaques connue, nous avons ainsi pu communiquer, par exemple dans le cadre du réseau Portal Kombat, du dispositif Matriochka ou sur les étoiles de David. Nous l'avons fait dans le cadre d'une coordination gouvernementale que j'estime pertinente pour faire travailler ensemble les différents ministères concernés, les services de renseignement, Viginum et le SGDSN.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'enjeu est effectivement de gagner la guerre avant la guerre, ce qui suppose que l'État, les collectivités et les citoyens parviennent à prendre en compte ce risque d'ingérence.
Pourriez-vous nous exposer le fonctionnement opérationnel du Colmi ?
M. Stéphane Bouillon. - Le fonctionnement du Colmi est calqué sur celui du Centre de coordination des crises cyber (C4). Il vise à coordonner l'action des différents acteurs, que ce soit sous l'angle technique ou sous celui de la contre-attaque défensive. Le Colmi remplace le comité interministériel qui, entre 2018 et 2021, se réunissait deux fois par an pour faire un état des lieux, mais qui ne menait pas à grand-chose. Nous avons donc souhaité créer une instance plus opérationnelle.
Le Colmi réunit l'état-major des armées, le commandement du ministère de l'intérieur dans le cyberespace, la direction de la communication du ministère des affaires étrangères, la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) et un représentant du coordinateur national du renseignement et de la lutte contre le terrorisme (CNRLT).
Viginum adresse à l'ensemble des participants la liste des opérations qui seront passées en revue chaque semaine, dans le cadre du Colmi-tech. Une fois par mois, le Colmi se réunit de manière plus complète sous ma présidence. Deux fois par an, nous organisons un Colmi plus large auquel sont conviés les directeurs de cabinet des ministres pour discuter de stratégie. À l'issue des réunions du Colmi, un document est adressé aux cabinets des ministres concernés pour proposer l'imputation ou l'attribution des dossiers, ainsi qu'un calendrier des opérations.
En ce qui concerne Portal Kombat, nous nous sommes assurés que les sites visés étaient bien russes, puis le ministre des affaires étrangères a obtenu le feu vert pour lancer une opération après concertation de ses collègues allemand et polonais. Nous avons alors lancé une opération de communication forte.
Notre objectif est de pouvoir réagir très vite, car il en va des fake news comme des feux de forêt : dans les dix premières minutes, un seau d'eau suffit à les éteindre, mais au bout d'une heure, il faut un camion d'eau et au bout de deux heures, un Canadair. Au-delà, la situation échappe totalement. De même, si une attaque de désinformation n'est pas endiguée très vite, les fake news sont reprises par les plateformes, puis par les réseaux sociaux et les chaînes d'information en continu. Quelques jours après, il est trop tard et la bataille est perdue.
Pour les étoiles de David bleues, Viginum avait repéré l'information sur les réseaux sociaux russes avant son apparition sur les réseaux sociaux parisiens, ce qui nous a permis de lancer la contre-attaque sans attendre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourriez-vous décrire la chaîne de décision ?
M. Stéphane Bouillon. - Elle remonte jusqu'à l'Élysée. Nous préparons les dossiers au niveau interministériel. Si le ministère des affaires étrangères est chargé de communiquer à l'extérieur dans le cadre de sa politique d'influence, les enjeux intérieurs justifient cette approche interministérielle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concrètement, c'est donc l'Élysée qui donne le feu vert ?
M. Stéphane Bouillon. - C'est effectivement le Président de la République, en lien avec Matignon.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Comment améliorer nos dispositifs à la lumière de ce que font nos partenaires internationaux ?
M. Stéphane Bouillon. - Le dispositif suédois est sans doute le plus proche du nôtre, à ceci près qu'il n'a pas de comité éthique et scientifique, instance que j'estime très pertinente. Ce comité, qui est présidé par un conseiller d'État et composé d'un membre du collège de l'Arcom, de deux journalistes, d'un magistrat de l'ordre judiciaire, d'un chercheur, d'un spécialiste des questions numériques et d'un ambassadeur de France, assure une véritable transparence, condition indispensable de la légitimité de l'action de Viginum. Les journalistes savent que nos informations sont fiables, parce qu'elles sont contrôlées.
J'estime que nous sommes à ce titre plus performants que d'autres pays. Les États-Unis et l'Espagne ont échoué à mettre en place un tel dispositif. Pour notre part, nous avons au préalable recueilli les conseils des présidents des assemblées parlementaires et des commissions compétentes au sein de ces dernières, et nous avons fait le tour de tous les dirigeants de tous les partis politiques. De ce fait, le cadre que nous avons posé ne prête pas le flanc à la contestation politique.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais comment améliorer notre dispositif ?
M. Stéphane Bouillon. - J'ai tendance à penser que pour l'instant, nous sommes meilleurs que les autres !
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le ministre de l'intérieur nous a fait part d'un bilan assez négatif du travail avec les plateformes. Estimez-vous qu'il faut aller plus loin que le DSA ?
M. Stéphane Bouillon. - Le cadre est effectivement perfectible.
Il convient de distinguer les plateformes entre elles. Meta répond plus rapidement et efficacement à nos sollicitations que X et Tik Tok, par exemple pour la suppression de comptes ou les corrections que nous jugeons indispensable d'apporter à certains contenus afin de garantir la sincérité de l'information des internautes.
Les textes peuvent sans doute être améliorés, plutôt à l'échelon européen, pour éviter qu'une plateforme s'installe au Luxembourg tout en étant diffusée en France.
Le DSA, qui prévoit notamment des amendes correspondant à un pourcentage du chiffre d'affaires, est un net progrès. Il reste une marge de progression, la limite étant évidemment la garantie de la liberté d'expression sur les réseaux sociaux. Tout est une question de curseurs.
L'un des critères de mesure de la coopération d'une plateforme est le nombre de modérateurs. Or Twitter a réalisé des économies en la matière, ce qui est regrettable.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Quelles sont vos propositions ? En avez-vous sur la hausse du nombre de modérateurs ou sur le prorata du chiffre d'affaires ?
M. Stéphane Bouillon. - L'Arcom a un rôle accru à jouer dans ce domaine. Il faut évidemment une autorité indépendante, ou au moins une entité totalement indépendante de l'État. C'est une question de liberté.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Depuis plusieurs années, on constate une prise de conscience des enjeux et le déblocage de moyens. Viginum est un exemple, notamment à l'étranger. Si ses 40 ETP doivent être renforcés, Viginum fonctionne tout de même assez bien. Mais plus on s'écarte du coeur régalien de l'État, moins les moyens fournis sont importants.
Les liens avec la société civile pâtissent d'une contradiction : il faut à la fois conserver une méthode confidentielle et aussi alerter les Français sur les risques encourus. Ne faudrait-il pas encourager une stratégie nationale concentrique sur les questions de sécurité et de confidentialité pour que l'ensemble de la société s'en empare ? J'ai constaté à Taïwan que c'était un sujet prégnant dans la société, avec une part de confidentialité et une part d'ouverture. Au sein de l'éducation nationale et de la recherche, on constate, certes, des rapports et de grandes doctrines, mais il manque des moyens financiers et des modes de fonctionnement. Ne faut-il pas acculturer la société à la lutte contre les ingérences, qui ne cessent d'augmenter ? Chacun peut en être un acteur.
M. Stéphane Bouillon. - Viginum devrait compter une soixantaine d'ETP d'ici la fin de cette année.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je ne parlais pas de tous les effectifs de Viginum, mais de ceux consacrés à la détection des ingérences.
M. Stéphane Bouillon. - Sur la détection, l'analyse, la caractérisation, c'est sûr que l'on peut toujours faire mieux. Nous saurions utiliser des effectifs supplémentaires.
Toutefois, ce n'est pas à l'État de tout faire dans ce domaine. Je trouve que le rôle des fact checkers des médias, qui vérifient les informations et leur provenance, est excellent et extrêmement sain pour la société, tout comme les enquêtes spécialisées des journaux. La recherche d'éléments sur les ingérences par des sociétés privées pour des entités publiques ou privées, dans un cadre légal, en nosint (Net-based open source intelligence), c'est-à-dire en source ouverte, est positive et doit être largement encouragée.
Je suis favorable au renforcement de Viginum, parce que sa tâche est immense. Il y a encore beaucoup à faire pour l'État et ses établissements, mais aussi pour les opérateurs d'importance vitale. Toutefois, les collectivités territoriales comme les grandes entreprises doivent prendre en compte à leur niveau la cybermenace et la manipulation de l'information. Vous aurez bientôt à examiner un projet de loi de transposition de deux directives européennes relatives à la résilience des entités critiques et à la résilience informatique, qui prévoient toute une série de mesures pour que les collectivités territoriales et les opérateurs d'importance vitale se protègent davantage contre les attaques, cyber en particulier. Ce dispositif est utile et nécessaire, pour que chacun prenne mieux en compte sa protection.
La direction d'un hôpital est étonnée lorsqu'on lui demande de se protéger contre les attaques cyber, alors qu'il lui paraît évident d'installer des verrous sur la porte de sa pharmacie. Pourtant, en termes de sécurité, c'est exactement la même chose. Nous devons susciter des prises de conscience bien plus larges. Viginum peut y apporter son concours, tout comme le rapport de votre commission d'enquête.
Ce qui me rassure, d'une certaine manière, c'est le développement des fact checkers dans les médias.
Nous travaillons aussi sur la sécurité économique des entreprises contre l'espionnage, la prise de contrôle, l'achat de matière grise. Cela fait aussi partie de la lutte contre les ingérences. En effet, quand un grand État industriel applique un droit extraterritorial pour obtenir indûment des informations, poursuit des dirigeants d'entreprise dans le même but ou espionne leurs données cyber, il commet une ingérence pour prendre la main sur notre appareil économique et asseoir sa domination sur notre pays sans que ce dernier s'en rende compte.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Une stratégie qui inclut des moyens et une législation vous paraît donc une bonne option.
M. Stéphane Bouillon. - Absolument. J'ai demandé à Viginum de commencer à travailler avec quelques chercheurs et un rapporteur sur plusieurs sujets : le développement de la recherche scientifique et académique ; les actions d'information de la population et d'éducation ; l'organisation des relations avec les plateformes numériques et les réseaux sociaux ; les relations avec l'Arcom ; d'éventuelles propositions de modifications législatives ou réglementaires pour renforcer les garanties de sincérité de l'information. Notre but est de renforcer notre capacité à faire face à l'ensemble des ingérences.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pourrions-nous ajouter une étude sur l'impact des campagnes d'ingérence sur les citoyens ? Y aurait-il des études scientifiques, des outils de mesure de l'ingérence ?
Pour les collectivités, l'élément déterminant du choix de plateformes ou d'outils est bien souvent leur coût. France Universités met en avant des éléments budgétaires dans la lutte contre les ingérences visant les 150 zones à régime restrictif (ZRR). Collectivités et universités ont-elles les moyens de lutter contre les ingérences ?
De votre côté, l'ensemble des outils sont-ils souverains ou dépendez-vous de pays amis, qui, parfois, regardent par-dessus la porte pour récupérer des données ?
M. Stéphane Bouillon. - Tout est fait maison, comme la cuisine française ! Tout notre dispositif a été mis en place avec les équipes techniques des différents services de renseignement et avec l'opérateur des systèmes d'information interministériels classifiés (Osic). Tout fonctionne exclusivement en mode français, totalement en interne.
M. Dominique de Legge, président. - Pourquoi avoir créé Viginum aux côtés de l'Anssi ? Hier, nous avons visité le commandement de la cyberdéfense, le Comcyber, où nous avons constaté que les dimensions défensive et offensive étaient assez intégrées.
M. Stéphane Bouillon. - Le Comcyber peut faire du défensif et de l'offensif pour les armées. Le SGDSN et les services qui y sont rattachés ne font que du défensif. On se protège, mais on ne fait aucune opération sur l'extérieur. L'Anssi - et elle y tient - ne fait que le pompier, ce qui lui permet d'intervenir d'autant plus facilement que les personnes qui font appel à elle savent qu'elle ne tirera rien de leurs données. C'est un élément de sa légitimité.
La création d'un service spécifique tient d'abord au fait qu'après l'assassinat de Samuel Paty, on a commencé à recenser toute une série d'attaques en islamophobie contre la France. Le Président de la République nous a demandé de constituer une task force pour voir d'où elles provenaient et comment elles évoluaient. Nous avons rassemblé des agents de la DGSE, de la DGSI, du Comcyber, ainsi que quelques chercheurs, et avons appelé ce groupe la task force Honfleur, parce qu'il y avait un tableau de Honfleur dans la salle de réunion dans laquelle il se réunissait... Comme cela a bien fonctionné, le Président de la République nous a demandé de créer un service ad hoc.
L'Anssi compte déjà 600 personnes chargées de sujets extrêmement techniques. Ce ne sont pas des analystes, mais des geeks à poil long comme à poil court. Mon objectif était de réunir des geeks à poil long comme à poil court qui sachent se promener sur les réseaux sociaux et y déceler des anomalies, mais aussi des analystes venus des universités, qui puissent caractériser la menace, en tirer des conséquences et avoir suffisamment de culture politique et géopolitique pour savoir à quoi cela correspond.
J'ai pensé qu'un service à part, avec un directeur propre, des connaissances et des capacités précises et un mode de fonctionnement différent en termes d'analyses et de techniques, serait plus pertinent qu'une sous-direction de l'Anssi. Le poids et le développement des attaques justifient qu'il y ait un service à compétence nationale, placé au sein du SGDSN, avec une unité opérationnelle, un budget, une localisation, qui fonctionne de manière autonome, afin de pouvoir échanger avec l'ensemble des partenaires et des interlocuteurs.
M. Gwenaël Jezequel, conseiller chargé des relations institutionnelles et parlementaires du SGDSN. - C'est un enseignement de la task force Honfleur : la cybersécurité et la lutte contre les ingérences numériques étrangères sont deux domaines très différents. Le travail sur la manipulation de l'information requiert plutôt d'analyser des données, et non d'être expert en cybersécurité.
Le Comcyber, lui, est un organisme militaire à la main du chef d'état-major des armées. Sa première mission est de mener des opérations militaires dans le cyberespace et d'exploiter les failles de l'adversaire dans ce domaine. Il ne s'occupe de cybersécurité que par délégation de l'ANSSI.
Le cadre juridique des actions offensives et défensives, ainsi que les chaînes de commandement, sont donc distincts : le Premier ministre est responsable de ce qui relève des politiques de sécurité des systèmes d'information ; les actions offensives sont menées sous la responsabilité du chef d'état-major des armées, conseiller du Président de la République qui est le chef des armées.
Mme Nathalie Goulet. - Votre compétence va au-delà du numérique. Notre commission d'enquête porte sur les ingérences étrangères, dont le numérique n'est qu'une petite partie. Le secrétariat général s'occupe aussi d'ingérence économique. Pourriez-vous nous redonner très brièvement vos différents domaines d'intervention ?
Vous avez décrit des process hebdomadaires et mensuels. Disposez-vous d'une procédure d'urgence ? Comment pouvez-vous réagir en cas d'attaque ?
Quelle est votre appréciation des influences étrangères en matière d'islam radical ? Que pouvez-vous dire sur le Qatar et plus généralement les pays du Golfe ?
M. Stéphane Bouillon. - En cas d'urgence, Marc-Antoine Brillant, le chef de Viginum, m'envoie un message et j'appelle le directeur de cabinet du Premier ministre ou le secrétaire général de l'Élysée pour leur donner les éléments, leur proposer des solutions et prendre leurs instructions. Cela peut aller très vite. Ce dispositif a été activé pendant la campagne des élections européennes et fonctionnera jusqu'aux élections législatives, puis jusqu'à la fin des jeux Olympiques (JO).
Un autre champ d'ingérences concerne certaines entreprises étrangères, qui veulent prendre la main sur l'organisation de nos systèmes de sécurité informatique. Le Comité international olympique (CIO) avait un contrat de monopole avec Alibaba pour la gestion des données des JO. Nous lui avons opposé le règlement général sur la protection des données (RGPD). En application de la loi du pays dans lequel Alibaba est basé, ses serveurs doivent être ouverts aux autorités. Les fichiers des JO contenant des éléments de souveraineté, nous l'avons refusé. Cela a été respecté : Alibaba n'est pas complètement écarté des JO, mais s'occupe de fichiers sans importance stratégique pour la France.
La loi de 2019 donnant la capacité au SGDSN de s'opposer à l'accès de telle ou telle entreprise, dans un certain nombre de zones dites sensibles, à l'ensemble de la gestion des serveurs 5G est appliquée constamment. Je prends chaque mois des décisions autorisant des opérateurs à installer des antennes 5G pourvu qu'ils n'utilisent pas le matériel de tel État, mais un autre matériel. Certes, cela ne simplifie pas la diplomatie.
Une entreprise spécialisée dans la gestion des bagages des aéroports est chinoise. Ce type d'entreprise travaille sur des fichiers informatiques qui identifient qui vient d'où, qui va où et avec quelle quantité de bagages. Nous avons exhumé un texte européen sur les marchés publics qui dispose qu'un État qui n'a pas signé d'accord commercial avec l'Union européenne ou la France peut être écarté d'un marché public. Nous avons demandé aux entreprises concernées d'appliquer ce texte et, de fait, nous n'avons pas eu de recours contentieux sur ce sujet. Nous évitons ainsi des attaques, car ces entreprises, forcées par les lois de leur pays d'origine, pourraient aller chercher des informations.
Dans le projet de loi de transposition REC-NIS2 que le Gouvernement vous proposera sans doute d'examiner, les quelques centaines d'opérateurs d'importance vitale seront dispensés du respect du code des marchés publics, lorsque l'appel à une société spécifique aboutirait à une mise en danger des informations sensibles pour la sécurité nationale dont elles disposent.
En matière de sécurité économique, nous travaillons avec la direction générale des entreprises, en particulier le service de l'information stratégique et de la sécurité économiques (Sisse). Chaque mois, je préside un comité de liaison et d'information sur la sécurité économique des entreprises, au cours duquel nous étudions les entreprises stratégiques pour la France qui sont en difficulté en raison de la conjoncture, d'une attaque en prédation, de l'espionnage ou de la fuite de leurs capitaux ou de leur capital intellectuel et de leur savoir-faire. Si une entreprise stratégique pour la France décide de se vendre, avec le Sisse, Bpifrance, la DGSE, la DGSI, le ministère de l'intérieur, le ministère de l'économie et des finances et le ministère de tutelle de l'entreprise, qui peut être le ministère de l'économie, celui de l'agriculture ou celui de la santé, nous proposons un repreneur français. Le cas échéant, Bpifrance ou l'Agence des participations de l'État (APE) prennent des participations au capital.
Je n'ai pas la mission d'étudier point par point les actions d'influence de tel ou tel pays. Évidemment, nous sommes attentifs à la Chine et à la Russie, mais je ne dispose pas d'éléments pour vous répondre sur leur activité dans tel ou tel domaine. Je me préoccupe seulement des entreprises considérées comme importantes pour les intérêts vitaux de la France, vis-à-vis de tous les pays, quels qu'ils soient.
Mme Nathalie Goulet. - Pourrez-vous nous communiquer le document relatif à la Nouvelle-Calédonie ? Il serait intéressant et utile de l'inclure dans notre rapport.
M. Stéphane Bouillon. - Oui, bien sûr.
M. Akli Mellouli. - Quelles sont, selon vous, les entreprises les plus vulnérables aux influences étrangères ?
Vous avez parlé de la Nouvelle-Calédonie, de l'éducation : quelles actions menez-vous pour sensibiliser le grand public et les entreprises aux risques d'influences étrangères ? Avez-vous mis en place des programmes spécifiques de formation destinés aux acteurs clés de la sécurité nationale et aux entreprises stratégiques ?
En ce qui concerne les menaces futures, comment le SGDSN anticipe-t-il les évolutions futures des menaces d'influences étrangères et quelles tendances émergentes avez-vous identifiées dans les méthodes d'influence employées par les puissances étrangères ?
M. Stéphane Bouillon. - Les secteurs que nous considérons aujourd'hui comme les plus sensibles et auxquels nous sommes extrêmement attentifs, ce sont ceux qui peuvent être vecteurs de dissémination d'armes de destruction massive ou d'armes interdites. Cela concerne le nucléaire, la chimie ou la santé. Ainsi, nous sommes très attentifs à ce qu'on appelle les « dérives de fonction », qui peuvent aboutir à des épidémies incontrôlées. Ces secteurs les plus sensibles sont donc ceux qui peuvent servir à un État étranger pour faire de la dissémination et donc obtenir un avantage, sinon militaire, du moins stratégique. Et là, nous avons un travail à mener au sein des entreprises et des laboratoires.
En ce qui concerne la sensibilisation des entreprises, la DGSI, la gendarmerie et les services départementaux de l'État font des tournées localement pour appeler l'attention de leurs dirigeants sur leurs possibles vulnérabilités, en particulier les vulnérabilités cyber. D'ailleurs, l'Anssi vient parfois jouer le rôle de hacker et sa démonstration est généralement très efficace. Mais on demande aussi à ces chefs d'entreprise si tel ou tel chercheur ne reste pas tard le soir dans les bureaux ou si leurs services informatiques sont bien sécurisés.
Nous avons à coeur également de mener des actions d'information via les chambres de commerce et d'industrie, même si cela demeure insuffisant. Le ministère de l'économie devrait d'ailleurs bien davantage s'appuyer, en matière de formation, sur les chambres consulaires.
Nous ne menons pas d'actions de formation à proprement parler, faute de moyens et de temps. La DGSI peut, dans certaines circonstances, mener des actions de formation ou d'information, traditionnellement lors de la constitution des cabinets ministériels. Ainsi, l'examen des téléphones des personnes présentes à cette occasion se révèle très pédagogique.
En ce qui concerne l'anticipation des crises et des menaces, j'ai rétabli voilà un an un comité interministériel d'anticipation chargé d'un travail de moyen et long termes - c'est le « club des paranoïaques ». Par exemple sont envisagés un black-out sur les satellites, un black-out d'internet, une panne d'électricité globale, divers scénarios concernant Taïwan, etc. Ce travail d'anticipation et de préparation est évidemment classifié, et il a pour objectif de nous donner les moyens de mettre en place des dispositifs de planification destinés à amoindrir les conséquences de ces événements s'ils devaient se produire.
Mais se préparer à une crise qui, peut-être, ne surviendra jamais nécessite des immobilisations comptables très coûteuses, entraîne une augmentation des taux d'emprunt et n'est pas toujours valorisé par les compagnies d'assurance. Dans ce domaine, il faut mener un travail de réflexion pour faire comprendre aux banques qu'une entreprise qui fait du stock, cela lui coûte cher, car ce sont des immobilisations et que la politique du flux tendu et du zéro stock ne doit pas être la règle absolue, juste pour que la rentabilité s'améliore. Car le jour où il y a un pépin, eh bien il n'y a plus personne !
Ce raisonnement ne doit pas s'appliquer dans tous les cas, uniquement pour les métiers et les services qui répondent à des besoins essentiels des personnes et servent l'intérêt de la Nation. Je pense en particulier au chlore, qui est nécessaire au fonctionnement des stations d'épuration. Dans ces cas d'espèce, il faudrait trouver des solutions qui « exonèrent » les entreprises concernées de sorte qu'elles ne soient pas pénalisées par leurs banques, en se voyant appliquer des taux d'intérêt prudentiels. On pourrait aussi imaginer que les assureurs fassent eux aussi des efforts. En la matière, il y a encore beaucoup à faire.
Je viens de citer l'exemple du chlore. À ce jour, on compte un seul pays producteur, à savoir la Chine, puisque nous avons tous fermé nos usines de production. Être dépendant totalement d'un pays tiers pour la fourniture d'un tel produit, cela peut être problématique. Pendant la crise du covid, nous n'avons pas pu être approvisionnés en curare, produit uniquement en Inde. Sans parler des masques.
Mme Évelyne Perrot. - Vos services ont-ils remarqué depuis hier des ingérences étrangères au regard de la situation que connaît notre pays ?
M. Stéphane Bouillon. - Nous n'en avons pas remarqué pendant la campagne pour les élections européennes, en dehors d'un ou de deux cas de manipulation. Au cours des vingt-quatre ou quarante-huit dernières heures, rien ne m'a été signalé. Nous sommes évidemment extrêmement vigilants et nos équipes sont sur le pont en permanence. Si nous constatons quoi que ce soit, nous en rendrons scrupuleusement compte au juge de l'élection, à savoir le Conseil constitutionnel.
M. André Reichardt. - Une montée en puissance de Viginum est-elle prévue ?
M. Stéphane Bouillon. - À la fin de l'année, ce service comptera une soixantaine de collaborateurs et il souhaiterait progressivement monter en puissance, comme l'Anssi. Je dois donc mener des discussions budgétaires à cette fin. Cette montée en puissance ne doit sans doute pas se faire de manière aussi exponentielle, mais de telle sorte que ce service puisse disposer d'effectifs lui permettant de mener à bien ses missions, qui peuvent s'accroître. En parallèle, je discute avec le service immobilier de l'Hôtel national des Invalides pour y récupérer des locaux et y installer Viginum.
M. André Reichardt. - Effectivement, ce service, que nous avons visité, est actuellement un peu à l'étroit.
Deux d'entre nous, par ailleurs, ont visité un service un peu comparable en Arabie saoudite, qui dispose de plusieurs centaines de collaborateurs. La création de Viginum a-t-elle été précédée de l'examen de ce qui se fait ailleurs dans le monde ?
M. Stéphane Bouillon. - Je ne connais pas ce service saoudien.
En tant que service de l'État, nous n'avons pas vocation à nous substituer à tout ce qui peut exister dans le secteur privé ou à d'autres structures, de façon à ne pas prendre une place excessive. En particulier, nous devons laisser toute leur place à l'ensemble des médias. Peut-être le service saoudien a-t-il pour vocation de remédier à une insuffisance dans ce domaine.
Je le répète : je ne veux pas en faire trop. Certes, nous avons un rôle important à jouer, comme une tour de contrôle, mais cela vient en plus des actions plus générales de sensibilisation et d'éducation des différents acteurs. C'est comme si vous me disiez que l'Anssi devait se substituer à Orange, Thalès, Sopra Steria ou Atos.
L'Anssi délivre des certifications de sécurité, ce que ne fait pas Viginum, et mène des actions de recherche. Viginum quant à lui, doit renforcer sa mission d'éducation du grand public, en travaillant avec l'ensemble des services de l'éducation nationale, mais également avec les collectivités locales, acteurs fondamentaux. Il doit aussi davantage travailler avec les médias pour les aider et les conseiller, sans se substituer à eux. D'ailleurs, ce ne serait pas une bonne chose que les médias ne comptent que sur un organisme d'État en la matière.
Il faut donc continuer à croître et à se développer, mais dans une certaine limite, celle de la protection de l'État face aux tentatives de manipulation de l'information, qui le touchent lui, ainsi que les opérateurs d'importance vitale, mais également les entreprises privées stratégiques. Il ne faut pas aller au-delà.
Lorsque Viginum a été créé en 2022, il comptait parmi les premiers services de ce type. Le gouvernement espagnol avait fait une tentative qui n'avait pas abouti en raison d'oppositions au sein du Congrès des députés.
Aux États-Unis a été mis en place le Disinformation Governance Board (DGB), rebaptisé dans la foulée KGB par le Washington Post ! Il a été aussitôt dissous. La création d'un nouveau bureau de ce type est en cours, mais les Américains ne savent pas à quelle agence le rattacher.
Ces différents services sont de création récente, à mesure que croît la prise de conscience de la nécessité de s'organiser pour identifier ces attaques et y répondre, ce qui nécessite effectivement des moyens spécialisés.
Pour résumer, je tiens à conserver ce qui fait la légitimité de mon dispositif : aider les gens à s'informer, sans leur dire que telle information est une fake news, mais en leur indiquant qu'elle émane de l'agence Anadolu ou de tel site dont l'adresse est à Saint-Pétersbourg, Bakou ou ailleurs.
Mme Martine Berthet. - Comment vous préparez-vous au développement de l'intelligence artificielle avec des attaques qui risquent d'être de plus en plus difficiles à démasquer ?
M. Stéphane Bouillon. - L'un de mes collaborateurs, Jonathan Collas, spécialiste du sujet, mène un travail là-dessus. Il est certain que nous sommes extrêmement attentifs à la manière dont l'IA peut être utilisée pour développer les deepfakes et créer de l'information dangereuse. Sur le plan technique, nous veillons à identifier autant que possible les fausses informations générées par l'IA. Par ailleurs, comme nous ne doutons pas que les plateformes et les réseaux sociaux disposent de capacités dans ce domaine, nous essayons de leur faire adopter des codes de bonne conduite pour signaler les contenus générés par de l'IA, sauf à ce que l'auteur même du contenu le fasse lui-même.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous êtes au coeur de l'interministérialité. Peut-on imaginer, sous réserve d'évolutions, que votre service acquière davantage d'importance en matière de pilotage ?
M. Stéphane Bouillon. - Le SGDSN peut faire beaucoup de choses, en tant que service interministériel, pour permettre au Premier ministre d'exercer ses missions prévues à l'article 21 de la Constitution en matière de défense nationale. Il est également au service du Président de la République, là encore pour lui permettre d'exercer ses prérogatives institutionnelles, notamment pour la préparation des conseils de défense, dont il assure le secrétariat.
Aussi, j'aurais tendance à dire qu'on pourrait renforcer et développer cette mission, autant passionnante que stratégique. Avec une limite : je ne crois pas qu'il faille aboutir à une sorte de National Security Agency (NSA) à la française. En tant que fonctionnaire, je rends des comptes, notamment devant vous, mais n'étant pas un homme politique, je ne suis pas responsable devant vous comme l'est un membre du Gouvernement ; puisque je suis au service du Premier ministre, c'est lui qui est responsable devant vous de mes actes.
Pour contrer plus fortement des influences, qu'elles soient numériques, économiques ou autres, il faudrait quitter le domaine réglementaire et légiférer pour, à un moment ou à un autre, restreindre la liberté du commerce et de l'industrie, la liberté de se promener sur internet, la liberté de raconter n'importe quoi, la liberté de ne rien faire, imposer aux gens de prendre des précautions, de respecter des règles, de s'y soumettre et de rendre compte. Ce sont les libertés publiques qui seraient en cause et c'est un ministre qui devrait venir devant vous défendre un texte, que vous auriez la liberté d'amender, à charge pour vous, par la suite, d'en contrôler l'application.
Compte tenu de l'ampleur et de la sensibilité du sujet, dans un grand pays comme le nôtre, il appartiendrait au Gouvernement d'en décider.
35. Audition, ouverte à la presse, de MM. Antoine Bernard, directeur « Plaidoyer et Assistance », et Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général, Reporters sans frontières - le jeudi 13 juin 2024
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Dès la programmation de nos travaux, nous savions que M. Christophe Deloire, directeur et secrétaire général de Reporters sans frontières, ne pouvait venir à notre rencontre en raison de sa maladie. Nous étions donc convenus de recevoir pour le représenter M. Thibaut Bruttin, son adjoint, et M. Antoine Bernard, directeur « Plaidoyer et Assistance » de l'ONG.
Depuis, la maladie a emporté Christophe Deloire. Nous ne saurions commencer cette audition sans rendre hommage à sa mémoire et à son engagement au service de la liberté de la presse.
Toute sa vie, qu'il a consacrée au journalisme, il aura oeuvré pour l'indépendance et le pluralisme des médias. Il fut nommé directeur du comité de pilotage des états généraux de l'information par le Président de la République en juillet 2023 ; sa place aurait été ici parmi nous pour défendre la liberté d'informer et lutter contre les manipulations de l'information.
Je vous propose d'observer une minute de silence en sa mémoire...
Je vous remercie.
Il me revient à présent, monsieur Bernard et monsieur Bruttin, de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter successivement serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Thibaut Bruttin et M. Antoine Bernard prêtent serment.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet et les réseaux sociaux du Sénat.
Vous avez la parole pour nous brosser l'état de ce que vous nommez « les stratégies d'immixtion et de déstabilisation des espaces informationnels démocratiques » et nous présenter le cas échéant des propositions.
Thibaut Bruttin, adjoint au directeur général, Reporters sans frontières. - Nous sommes sensibles à l'hommage que vous venez de rendre à Christophe Deloire, qui ne manquait pas d'apporter son concours aux travaux des assemblées parlementaires.
Tout travail sur les ingérences étrangères doit inclure une compréhension fine des mesures à prendre dès qu'il s'agit du champ des médias. On a coutume d'évoquer une guerre de l'information. Elle est désormais hybride. Nous en avons fait l'expérience lors de l'invasion à grande échelle de l'Ukraine par les forces russes : dès le lendemain, nous relevions dans nos boîtes à lettres des offres nouvelles de diffusion satellitaire soudainement disponibles. Certaines puissances joignent une main militaire et une main informationnelle...
Cette guerre hybride de l'information nous invite à réfléchir sur trois dimensions.
Il est d'abord essentiel de saisir plus justement et plus précisément ce que, à Reporters sans frontières, nous appelons la propagande, cet effort de parade au travers des atours du journalisme, et qui peut être extrêmement pernicieuse. Il en existe tout un dégradé de situations, aussi complexe que préoccupant. Il passe par les médias d'État et la propagande officielle qui diffuse de faux contenus, par l'usurpation de l'identité de médias, avec le typosquatting ou typosquattage, et les faux médias, ou encore par la capacité à introduire un narratif, un récit, dans des médias légitimes.
Le travail d'enquête nécessaire à l'établissement de pareils faits est un travail de longue haleine. Notre perspective pour les mois à venir consiste à dresser un bilan qui prenne en compte l'ampleur géopolitique du problème. Les travaux du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum) et ceux d'autres acteurs destinés à révéler les stratégies informationnelles de certains États malveillants se cantonnent à une approche que je qualifierai de l'incident : on constate ici ou là une tentative de manipulation. Pour notre part, nous appuyant sur notre réseau de 150 correspondants et notre présence dans 180 pays, nous nous efforcerons, via le projet Propaganda Monitor, de parfaire notre compréhension de ces stratégies de la désinformation à l'échelle mondiale.
Ses outils sont encore trop souvent ignorés et Reporters sans frontières a également un temps négligé les conditions technologiques de la diffusion des contenus. C'est Christophe Deloire qui a emmené l'ONG sur ce terrain, avec le désire de mieux appréhender le fonctionnement de la propagande, qu'elle procède d'acteurs publics ou privés, et quel que soit l'outil de diffusion qu'elle utilise : réseaux sociaux, médias légitimes ou dispositifs satellitaires, ces derniers pouvant parfois paraître éloignés. Peut-être conservez-vous en mémoire la décision du 14 décembre 2022 du Conseil d'État rendue sur la demande de Reporters sans frontières à l'encontre de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom) et de la société Eutelsat, afin que la première se saisisse de la régulation des ondes d'un satellite français opérant à destination de la Russie et contribuant à la diffusion de la propagande russe.
Il faut ensuite renforcer le journalisme. À la magie noire de la propagande, on ne saurait cependant répondre par une autre magie noire faite de stratégies de communication ; à notre sens, seule la magie blanche du journalisme nous met à même de lutter véritablement contre la désinformation.
Les acteurs russes indépendants comprennent par exemple bien mieux que les médias français la propagande du Kremlin. Si vous souhaitez chiffrer le budget de Russia Today (RT), vous serez plus avisés de le demander à des journalistes économiques russes qui ont pris le chemin de l'exil plutôt qu'à des journalistes français.
Ces dernières années, Reporters sans frontières prête une attention accrue à la situation de ces journalistes exilés. Parfois, c'est l'ensemble d'un paysage médiatique qui se ferme. Le nombre des rédactions et des journalistes qui ont dû trouver refuge en Géorgie ou au sein de l'Union européenne est impressionnant. Mais même en exil, des journalistes indépendants restent en mesure de produire des contenus pertinents et à entretenir leur réseau.
Nourris de l'intention d'abattre le mur de la propagande, nous pensons qu'il est important de leur fournir les moyens techniques de diffuser et de faire circuler ces contenus, qu'il s'agisse de sites miroirs avec des URL alternatives non bloquées par les pays de destination - Reporters sans frontières a engagé une opération de mise au point de tels sites - ou de solutions satellitaires - avec le concours d'Eutelsat, Reporters sans frontières a lancé le projet Svoboda, qui permet de diffuser des contenus indépendants en langue russe auprès de 4,5 millions de foyers de la Fédération de Russie, des pays environnants et des territoires ukrainiens occupés.
La France a tardé à prendre en compte cette seconde dimension du problème. Ses résultats sont pour l'heure moindres que ceux que l'Allemagne obtient par les efforts qu'elle déploie contre la désinformation depuis mars 2022. Nous saluons les projets tels que celui que le ministre des affaires étrangères a annoncé, et auquel nous sommes partie prenante, visant à créer un hub pour les médias en exil en France.
Enfin, la dernière dimension de notre réflexion est fondamentale. Elle a trait au renforcement de notre doctrine et de notre cadre réglementaire tant national qu'européen sur la nécessité de bénéficier d'un système de protection de nos espaces informationnels, avec une exigence de réciprocité et une forme de protectionnisme informationnel.
Il nous paraît préjudiciable que ce ne soit pas une régulation spécifique aux médias qui traite de la manipulation de l'information. À cet égard, les sanctions économiques et politiques de la Commission européenne envers des médias opérant dans l'espace de l'Union nous laissent un sentiment de profonde insatisfaction, quoique leur opportunité et leur nécessité ne nous échappent par ailleurs nullement. Du reste, les régulateurs de l'audiovisuel pourraient porter un regard plus aiguisé sur le mode de fonctionnement des acteurs du secteur : ils en ont les moyens juridiques.
Il reste difficile d'éviter de tomber dans le piège d'un parallélisme indu tendu par des acteurs qui ont toujours beau jeu de dire que si nous, Français, Européens, interdisons certains médias, eux peuvent en retour interdire les nôtres, par exemple France 24. C'est pourquoi il nous faut affirmer un système de réciprocité fondé sur des valeurs universelles et un principe d'ouverture des différents espaces informationnels. Cela suppose un profond changement dans notre approche, l'établissement d'une doctrine claire et ambitieuse, qui soit portée politiquement compte tenu de l'enjeu colossal, nos esprits devenant le champ de bataille d'acteurs malveillants.
M. Antoine Bernard, directeur « Plaidoyer et Assistance », Reporters sans frontières. - Nos propositions se présentent donc sous la forme d'un triptyque : révéler les opérations d'ingérence malveillantes dans l'espace informationnel, promouvoir le journalisme fiable et les médias dignes de ce nom comme le meilleur antidote à la propagande, protéger l'espace informationnel démocratique.
Nous avons conçu et proposé, spécialement au niveau européen, un système de protection en le fondant sur le principe fondamental de la liberté d'expression. Notre proposition a rencontré un réel écho au Parlement européen. La commission spéciale sur l'ingérence étrangère dans l'ensemble des processus démocratiques de l'Union européenne, y compris la désinformation, et sur le renforcement de l'intégrité, de la transparence et de la responsabilité (ING2) se réfère dans son rapport final de 2023 à l'exigence de réciprocité, avec l'instauration de clauses miroirs. Il y va de même de la commission des affaires étrangères dans son rapport sur la protection des journalistes dans le monde et la politique de l'Union européenne dans ce domaine, établi la même année et adopté en séance plénière.
Nous avons également eu des échanges approfondis avec les représentants d'un certain nombre d'États membres au Conseil de l'Union européenne sur l'opportunité d'inclure ce système de protection dans la législation européenne relative à la liberté des médias. L'article 18 du règlement européen du 13 mars 2024 sur la liberté des médias (EMFA, European Media Freedom Act) vise déjà à lutter contre les formes d'ingérence que nous évoquons. La responsabilité doit en revenir à un comité européen indépendant pour les services de médias, réunissant les régulateurs nationaux ; malheureusement, le comité ne rendra que des avis consultatifs, aux fins d'action, à la Commission européenne.
Quoique nous disposions ainsi d'une base intéressante, qui nous permet d'envisager de reprendre nos échanges avec le prochain bureau du Parlement européen, il nous paraît potentiellement contre-productif de laisser au seul exécutif européen la responsabilité de la décision, même si ce choix n'est pas non plus sans légitimité. Le risque existe en effet, et nous l'avons constaté, qu'un propagandiste en chef se prévale alors d'une fausse symétrie pour à son tour interdire un média international indépendant.
Le système de protection que nous imaginons repose sur trois piliers. Outre la condition de réciprocité, un autre, peut-être plus simple à mettre en place, consiste à instaurer une pleine égalité de traitement, un même niveau d'exigence, entre les médias européens et les médias d'États tiers. Les uns et les autres seraient dès le départ, possiblement par un système de conventionnement, tenus de respecter les mêmes prescriptions fondamentales : respect de la dignité humaine, honnêteté, pluralisme et liberté de l'information.
Ce principe d'égalité de traitement ne figure pour l'instant pas dans la législation européenne sur les services de médias audiovisuels (SMA), mais pourrait voir le jour à l'occasion d'une révision de la directive SMA au cours de la prochaine mandature européenne. Pour prendre tout son sens, il suppose de confier au régulateur national un réel pouvoir de contrôle et de décision susceptible d'appel conformément à la procédure de droit commun, qu'il s'agisse de restreindre ou de suspendre certaines activités, voire de les conventionner. Notre objectif consiste à faire en sorte qu'un tel système de régulation, qui renforcerait considérablement la légitimité du régulateur, demeure inattaquable dans ses fondements.
En France, la législation a depuis 2006 privé le régulateur national de toute prérogative, en particulier en matière d'autorisation, à l'égard d'entités de propagande d'États tiers se prévalant de la qualité de médias.
La protection de notre espace informationnel repose sur un troisième pilier : promouvoir et obliger les plateformes en ligne à amplifier des sources fiables d'information préalablement identifiées, par exemple sur le fondement de la norme de l'initiative dans la confiance dans le journalisme (JTI, Journalism Trust Initiative). Celle-ci est conçue comme une norme ISO, est autorégulée par le secteur des médias d'information, a été co-élaborée à l'échelle mondiale sous l'impulsion de Reporters sans frontières avec la participation de 130 acteurs de ce secteur, dont l'Agence France-Presse (AFP).
La norme JTI est destinée aux médias faisant l'effort de s'astreindre aux obligations de la profession et souhaitant être reconnus comme tels. Ce système leur permet non seulement de s'autoévaluer, mais, le cas échéant, d'obtenir le label de la part d'un certificateur indépendant, selon les règles classiques du marché de la certification. Il évalue le respect de 130 indicateurs de méthode - cette démarche ne concerne en rien le contenu des médias : elle ne porte que sur la méthode. Il s'agit en particulier des exigences de transparence : propriété du média concerné, règles de fonctionnement éditorial ou encore respect de la déontologie professionnelle.
Cette norme a été élaborée sous l'égide du Comité européen de normalisation (CEN). Dans notre pays, le mandat a été confié à l'Agence française de normalisation (Afnor) ; outre-Rhin, il a été attribué à l'Institut allemand de normalisation (DIN). Depuis son entrée en vigueur, en décembre 2019, les médias se la sont progressivement appropriée. À ce jour, elle couvre environ 2 000 médias de quatre-vingt-cinq pays, dont près d'un millier au sein de l'Union européenne et, en particulier, une petite centaine en France.
Désormais, la norme JTI couvre presque 100 % de l'audience audiovisuelle en France : elle commence à faire autorité, d'autant qu'à ce jour elle est la seule, dans sa catégorie, à être reconnue par la régulation européenne, qu'il s'agisse du Digital Services Act (DSA) - son code de bonnes pratiques contre la désinformation s'y réfère - ou de la législation relative à la liberté des médias. Je précise que l'autorité de cette norme dépasse la seule Union européenne. Entre autres États, le Brésil s'apprête ainsi à y faire référence dans sa législation nationale.
À ce jour, les plateformes sont seulement invitées à prendre part à cette amplification des sources fiables d'information. Selon nous, leur participation devrait devenir obligatoire. Ce n'est pas un excès de régulation ou de normativisme, mais une leçon de l'expérience.
Pour l'heure, une seule plateforme y a souscrit, à savoir Microsoft, qui est en train d'expérimenter cette amplification sur LinkedIn et sur Bing. Les autres plateformes savent évidemment que cette norme existe ; elles y sont même particulièrement attentives. Mais elles semblent vouloir se soustraire à tout ce qui serait susceptible d'altérer le contrôle exclusif qu'elles exercent par leurs algorithmes, fût-ce au nom de l'intérêt public. Il ne s'agit pourtant pas de leur retirer ce contrôle, mais simplement de les soumettre, nous semble-t-il, à une exigence démocratique.
Cette obligation d'amplification servirait la lutte contre la désinformation. En outre, elle faciliterait l'accès des utilisateurs, des citoyens, c'est-à-dire de nous-mêmes, à des sources d'information identifiées comme fiables, car certifiées. Enfin, elle renforcerait la soutenabilité des médias, ce qui est un enjeu fondamental : si les médias sont plus exposés, ils sont susceptibles de mieux vivre de leur travail.
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Alors que notre vie politique traverse une période particulièrement troublée, la protection de l'information est plus que jamais d'actualité.
Vous avez longuement cité les médias russes : quelle est votre appréciation sur Al Jazeera ?
M. Thibaut Bruttin. - Il y a plusieurs Al Jazeera, car cette entité émet dans différentes langues. Or les contenus produits ne sont pas les mêmes selon les antennes et les langues.
C'est un acteur très important dans ses zones de diffusion, notamment au Moyen-Orient. Mais ses contenus exigeraient un examen beaucoup plus approfondi, que nous n'avons pas les moyens de mener à ce jour.
Les journalistes d'Al Jazeera font l'objet d'attaques particulièrement vives de la part de certains régimes ou de certains pays. En parallèle, ce média a des liens évidents avec un État bien précis. Nous prenons naturellement la défense des journalistes quand ils sont ciblés, mais, j'y insiste, le contenu des antennes d'Al Jazeera exige un examen plus précis. Au titre de l'indépendance éditoriale, la norme JTI peut constituer une forme de réponse. À cet égard, on ne peut qu'être gêné par le choix d'un nom comme AJ+ : RT avait déjà cherché à faire disparaître son nom véritable derrière ses initiales. On peut considérer qu'il s'agit là d'une forme de tromperie sur la marchandise.
Sur le terrain, les reporters d'Al Jazeera accomplissent un travail remarquable. Ils comptent parmi les premières victimes de la répression menée par les forces armées israéliennes ; mais nous n'en sommes pas moins conscients de la singularité de cet acteur et des difficultés auxquelles elle nous confronte.
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Un de vos collègues a ainsi relevé que, dans ses contenus diffusés au Qatar, Al Jazeera condamne à mort les membres de la communauté LGBT, alors que ces derniers sont tolérés dans les émissions diffusées en Angleterre ; en France, Al Jazeera devient même « gay friendly ». Il s'agit à l'évidence d'une chaîne caméléon...
M. Rachid Temal, rapporteur. - Je vous remercie de la qualité de votre contribution écrite et des propositions que vous formulez, qui, selon moi, vont dans le bon sens.
Pour lutter contre les ingérences, il faut non seulement réduire les fractures de la société autant que faire se peut, mais aussi s'assurer que la presse et les journalistes peuvent réellement vivre de leur métier. C'est de ce second enjeu que nous devons traiter dans le cadre de cette commission d'enquête.
Comment imaginez-vous l'avenir de la profession et donc le nouveau modèle du journalisme, à l'heure de la digitalisation, des plateformes et de l'intelligence artificielle (IA), dans un contexte marqué par les processus de concentration multimédias, lesquels ne sont évidemment pas neutres ? C'est un enjeu majeur de la lutte contre la désinformation.
M. Antoine Bernard. - Cette question est extrêmement importante et complexe. Nous étions donc très heureux que le Président de la République décide de convoquer des États généraux de l'information, ce que nous demandions depuis plusieurs années.
En la matière, l'analyse classique des problèmes garde bien sûr sa pertinence. Il faut défendre la liberté de la presse et assurer la sécurité des journalistes, notamment face aux ingérences abusives. À cet égard, le régime de protection du secret des sources doit être actualisé. La loi « Dati » de 2010 a joué un rôle précurseur en son temps, mais elle devrait être révisée. De même, la législation actuelle ne tient pas compte des hebdomadaires dans le calcul des concentrations ; elle néglige également la part du numérique.
Toujours dans une approche classique, il faut veiller à garantir l'indépendance éditoriale. Or l'actualité nous rappelle qu'il est indispensable de revoir les normes en vigueur. Il ne s'agit pas simplement de les rafraîchir, mais d'innover. Bien sûr, il n'existe pas de recette miracle, mais un certain nombre de pratiques fonctionnent ailleurs et pourraient tout à fait s'appliquer en France.
En parallèle, il faut concevoir la liberté de la presse dans le nouvel espace global et numérisé de l'information. À ce titre, Christophe Deloire a conduit Reporters sans frontières à forger une analyse et des propositions spécifiques.
Un texte comme la loi dite « Bichet », par ailleurs formidable, nous permettant d'accéder à des centaines de titres en kiosque, n'a presque plus aucune raison d'être dès lors qu'un simple clic nous permet d'accéder à un espace presque infini.
Même si les journalistes y étaient complètement protégés - ce qui n'est plus le cas, y compris au sein de l'Union européenne, où l'on peut désormais craindre pour leur vie -, même si les médias y étaient totalement indépendants, s'ils étaient à l'abri d'y être « capturés » par tel ou tel intérêt éventuellement illégitime, il faut en avoir conscience : en l'état actuel, le fonctionnement des algorithmes dans cet espace mondial numérique repousse à la marge les contenus journalistiques, précisément parce qu'ils sont fiables, parce qu'ils procèdent de mécanismes de responsabilité. L'enjeu est de les remettre au centre du village. À tout le moins, il faut remédier à la distorsion de concurrence dont souffrent ces sources, victimes de la quasi-loi de la jungle qui prédomine.
J'ai évoqué la création d'un droit européen dans ce domaine. Sous cet angle, la dernière mandature européenne a été sans précédent. Je pense non seulement au Digital Markets Act (DMA) et au DSA, mais aussi à l'EMFA et, tout dernièrement, au règlement sur l'IA - nous regrettons évidemment que ce texte ne porte pas sur les enjeux informationnels, identifiés comme potentiellement à haut risque. D'ailleurs, nous avons publié hier sept recommandations générales et vingt-deux propositions spécifiques destinées aux régulateurs, pour la régulation, la politique publique et la gouvernance. Ce travail nous permettra d'éclairer la prochaine étape de la régulation.
M. Thibaut Bruttin. - Notre volonté, c'est de restaurer un triangle de confiance dans les médias, grâce au professionnalisme des pratiques et à la soutenabilité du journalisme.
La question de la soutenabilité est bel et bien liée à la pertinence sociale des médias. À ce titre, nous sommes assez critiques de la manière dont les médias ont géré le premier tournant du numérique. Progressivement, ils se sont fait voler les petites annonces et la météo, jusqu'à perdre toute capacité de diffusion. Ils ont donné les clefs des outils de diffusion à des acteurs privés qui font régner une forme d'arbitraire. On a vu des paysages médiatiques entiers s'effondrer à la suite d'un changement algorithmique de Google. Cette absence de régulation est extrêmement préoccupante. La norme JTI est une des solutions permettant de restaurer l'équilibre.
Nous sommes inquiets d'une dérive similaire, de la part des médias, avec l'IA générative. Pour la première fois, les enjeux touchent à la production de contenus, en tout cas de textes. On voit émerger de prétendus médias qui se contentent de présenter du contenu sans presqu'aucune collecte réelle d'information.
Il faut restaurer la valeur ajoutée du journalisme, à l'heure où l'IA générative permet la production de langage, pour ne pas dire le babillage. Nous avons donc édicté une charte encadrant les pratiques des rédactions face à l'IA.
De même, avec l'Alliance de la presse d'information générale, le syndicat de la presse papier, nous avons créé un outil, aujourd'hui à l'état de prototype, visant à créer un journalisme augmenté par une forme d'assistance à l'exploration de corpus très vastes et très techniques, permettant d'élaborer des synthèses. Il ne s'agit pas de rédiger des pré-articles, mais de démultiplier les capacités d'investigation des journalistes.
L'IA s'immisce désormais dans la diffusion : elle produit des résumés d'articles détournant le lecteur des articles eux-mêmes. Les politiques publiques doivent prendre en compte ces enjeux de toute urgence. L'IA générative peut être une voie d'avenir pour le journalisme, mais elle risque aussi d'aggraver une tendance déjà lourde : le déclin de la propriété des outils technologiques. C'est aujourd'hui l'un des grands drames de la presse. Les rédactions se sont recentrées sur le journalisme, ce qui en soi est une bonne chose, mais elles ne possèdent presque plus rien de ce qui fait la structure technologique du journalisme.
M. Rachid Temal, rapporteur. - La stratégie française s'efforce désormais de révéler les opérations d'ingérence et, si possible, l'identité de leurs auteurs : comment jugez-vous cette évolution ? De plus, vous parlez d'ingérences « de type propagandiste ». Doit-on en déduire que, selon vous, d'autres types d'ingérences existent ?
M. Thibaut Bruttin. - La compréhension des enjeux d'ingérence étrangère dans les médias a beaucoup progressé : on ne peut que le saluer. Il y a quelques années, un acteur comme Reporters sans frontières faisait lui-même preuve d'une grande frilosité en la matière. Désormais, on se rend compte qu'il faut s'y atteler résolument et mieux comprendre cette ingérence.
Le travail accompli par Viginum, via la publication de notes, est à la fois précis, succinct, factuel et extrêmement clair. À l'évidence, il porte ses fruits : nous le constatons au fil de nos échanges avec différentes rédactions, quelles qu'elles soient. Ce travail suscite une prise de conscience. Il faut le poursuivre, ce qui n'empêche évidemment pas les journalistes eux-mêmes de creuser ces questions. D'ailleurs, j'ai l'impression que les échanges vont dans les deux sens, et c'est tant mieux. Il faut accroître cette capacité de compréhension.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Faut-il amplifier l'action de Viginum ou bien opter pour une logique plus complémentaire, par exemple avec les acteurs de la presse ?
M. Thibaut Bruttin. - Il faut faire les deux ; les pouvoirs publics doivent accroître la transparence au sujet des ingérences constatées ou contrecarrées, car l'on parvient à mettre un terme à la viralité de certaines campagnes. En parallèle, le journalisme lui-même doit s'emparer de ces questions. De plus en plus de collectifs de journalistes se mobilisent.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Les médias eux-mêmes pourraient oeuvrer dans ce sens : cet effort doit sans doute être accru.
M. Thibaut Bruttin. - Absolument.
M. Antoine Bernard. - Nous avons vu avec beaucoup d'intérêt se développer la révélation des ingérences malveillantes, connue sous le nom de debunking, et les analyses qui l'accompagnent. Les citoyens peuvent ainsi se forger leur propre opinion. Bien sûr, il ne faut pas pour autant leur dire ce qu'ils doivent penser - j'insiste sur cet écueil.
Nous sommes face à un changement de doctrine extrêmement important. À cet égard, la France se singularise, et selon nous ce leadership en matière informationnelle est une très bonne chose : les lois de 1881 et de 1986 donnaient déjà à notre pays cette position éminente.
Le debunking doit être complété par ce qu'Ursula von der Leyen a appelé, dans son discours de Copenhague, le prebunking, qu'elle considère comme une clef de l'ambition démocratique des prochaines années. Pour prévenir les situations d'ingérences, il faut favoriser l'accès aux sources fiables d'information. On retrouve ici l'obligation d'amplification que nous proposons au sujet des plateformes.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Pouvez-vous revenir sur les « ingérences de type propagandiste » ?
M. Thibaut Bruttin. - Notre mandat est la défense du journalisme. En ce sens, nous nous préoccupons de la « pollution » du débat public. De même, nous constatons que la défiance envers le journalisme se nourrit du fait que des acteurs malveillants qui prennent les oripeaux du journalisme. Ils touchent ce faisant à notre coeur de métier, et nous en sommes nécessairement très inquiets.
M. Antoine Bernard. - Non solum sed etiam : nous sommes très soucieux de la manière dont des régimes non démocratiques voient le traitement de cette question par nos États démocratiques. C'est précisément pourquoi nous appelons l'attention sur la terminologie employée.
Nous sommes particulièrement préoccupés des ingérences informationnelles quand elles ont des objectifs malveillants, dolosifs ou manipulatoires. Non seulement c'est notre mandat, mais nous ne voulons évidemment pas qu'une démocratie comme la France fasse figure de mauvais exemple - je pense par exemple à la loi géorgienne sur les ingérences étrangères, sans parler des dizaines d'autres législations comparables, adoptées à Moscou ou ailleurs.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Soyez rassuré, tel n'est pas notre modèle...
Au sujet des plateformes, vous proposez judicieusement une prise en compte des systèmes algorithmiques dans la loi : comment la concevez-vous concrètement ? Estimez-vous que ces systèmes conduisent à amplifier les actions d'ingérence ?
Certains mettent l'accent sur l'élaboration de labels, tandis que d'autres privilégient le travail de debunking. Selon vous, quelle est la meilleure piste d'action, notamment en matière législative ?
M. Antoine Bernard. - La norme JTI est machine-readable : ses 130 indicateurs se renseignent par oui ou par non. Ils se traduisent donc très facilement en langage algorithmique. Microsoft, qui est en train de tester ce système sur LinkedIn et sur Bing, n'a pas soulevé d'objection technique à ce titre. Ce n'est pas l'enjeu.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dont acte.
M. Thibaut Bruttin. - Notre logique est celle du whitelisting, par opposition au blacklisting. Nous avons refusé de nous engager dans des démarches de media labelling, consistant à apposer des étiquettes sur les médias. C'est une passion des plateformes. Ce travail est bien sûr nécessaire, mais le véritable problème, c'est la découvrabilité des sources.
Premièrement, nous nous battons pour cette découvrabilité : par un travail de certification effectué par des tiers compétents dans ce domaine, nous insistons sur le fait que les URL devraient être plus visibles, en remontant plus haut dans les résultats de recherche.
Deuxièmement, nous insistons sur le fait que les plateformes, quelles qu'elles soient, vendent une forme de solution médias. Je pense par exemple à Google News. Cette situation n'est pas sans poser problème : quand on demande à Google comment on entre dans Google News, il est impossible d'obtenir une réponse. Google fait valoir que c'est la réputation qui compte ; mais la réputation, c'est Google qui l'établit. Des sociétés commerciales, notamment en France, utilisent les failles de ce système pour vendre des pages de blogs et, ainsi, remonter dans les résultats de Google News. Pour quelques milliers d'euros, il est très facile d'acheter un article sur le blog de Mediapart, en s'assurant qu'il remonte dans Google News ; ce n'est évidemment pas un article de la rédaction de Mediapart, mais de tels procédés jouent sur l'ambiguïté. Les failles de ces outils sont réelles : il faut combattre les détournements qu'elles permettent en imposant un plancher, pour éviter que n'importe quel contenu ne se retrouve dans les outils « news ».
Troisièmement et enfin, nous sommes face à un problème de modération. Le monde, dans son ensemble, avec son lot de guerres et de crises, ne répond pas aux conditions générales d'utilisation de Google ou de Facebook. Dès lors, certains médias sont bannis des plateformes parce qu'ils montrent des photos ou des vidéos de combats. Selon nous, c'est véritablement injuste : comment faire son métier, ce qui suppose de montrer la complexité du monde, en étant perpétuellement rappelé à l'ordre, tel un individu lambda publiant des photos obscènes ?
Il faut absolument une régulation appropriée, ce qui n'est pas si difficile à mettre en oeuvre : il suffit de créer une exemption « médias », assortie de certaines clauses et d'un régime de recours facilité.
Aujourd'hui, les médias indépendants russes sont victimes de trolls de la Fédération de Russie, lesquels multiplient les clics certifiant qu'un contenu est inapproprié, au point que lesdits médias soient bannis. La JTI permet, sur une base très simple, de contrer de telles manoeuvres.
M. Antoine Bernard. - Vous nous demandez comment traduire une telle obligation d'amplification dans la loi. Nous avons proposé une solution concrète au législateur européen au titre de l'article 17, désormais article 18, de l'EMFA. Cet article a pour objet les médias déclarés comme tels, s'astreignant à un régime de responsabilité ou certifiés par la JTI, et leur permet de bénéficier d'un régime de protection contre la curation négative abusive exercée par les plateformes. Ainsi, les médias disposent désormais d'un délai de vingt-quatre heures pour justifier de leur qualité, la plateforme gardant le dernier mot.
Nous avons longuement débattu de ces questions avec divers députés européens. Selon nous, il faut compléter ce système de curation négative, qui est peut-être nécessaire, par un système de curation positive amplifiant la vérification des sources. Notre proposition d'article 17-4 de l'EMFA instaurerait une telle obligation : nous tenons le texte de cette proposition à votre disposition.
De plus, l'EMFA laisse au législateur national toute latitude pour élaborer des normes plus protectrices. Reporters sans frontières ne verrait que des avantages à un leadership français dans ce domaine. Le moment venu, on pourrait tout à fait amender la loi de 1986 en ce sens. L'obligation dont il s'agit devrait s'articuler avec l'EMFA ou encore avec le DSA. Ce serait une preuve de courage politique.
D'ailleurs, le Parlement français a déjà joué ce rôle de leadership, notamment avec la loi de mars 2017 relative au devoir de vigilance des entreprises au-delà d'une certaine taille. Ces dispositions, certes très débattues et contestées, ont joué un rôle très novateur. Elles ont inspiré une quarantaine de législations hors Union européenne, auxquelles s'ajoute désormais une directive européenne. C'est aussi un outil très intéressant face aux grands déséquilibres du monde, pour réarmer nos démocraties.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous ne m'avez pas dit ce que vous pensiez de la logique de labellisation, que nous vantent aujourd'hui les plateformes.
M. Thibaut Bruttin. - En la matière, différents intérêts se croisent. Pour les plateformes, nouer des partenariats avec les rédactions pour faire du fact checking ou du media labelling, c'est très bon. C'est notamment un moyen de nouer des liens économiques. Ce n'est pas illégitime, mais l'essence du journalisme reste le fact checking : chaque article est en lui-même l'établissement ou la vérification de faits. Dès lors, on risque un peu de labourer la mer...
Surtout, ces labels médias sont associés à des processus très faibles. Nous rencontrons sans cesse les représentants des plateformes, dans telle ou telle circonstance. On leur demande ce qu'il est possible de faire pour tel ou tel média : ils nous répondent de les renvoyer vers eux... Nous sommes face à la pratique du « Me and my friends ». Des relations amicales permettent de vous identifier comme un acteur légitime : elles vous donnent des facilités d'accès qui s'apparentent à du favoritisme. Pour notre part, nous nous battons pour un processus transparent, ouvert à tous et évitant donc le risque du club privé - c'est ce que garantit notre norme ; pour un système validé par la profession et contrôlé par les tiers.
À travers le monde, certaines rédactions se sont ridiculisées en se lançant dans le classement des médias selon leur degré de fiabilité. Un tel travail est très périlleux. Il faut d'abord garantir la transparence et ensuite la conformité. Les labels ont leur intérêt, mais il faut avant tout des labels déclenchant des avantages comparatifs pour les médias faisant la démonstration de leur conformité.
En résumé, nous ne sommes pas contre les labels, mais ces derniers ne sont qu'un élément et il faut savoir clairement de quel label on parle.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au sujet du conventionnement avec les États, vous insistez sur la logique de réciprocité. Quid des médias qui ne sont pas liés à des États ? Pensez-vous que, pendant leur formation, les journalistes sont suffisamment sensibilisés aux risques d'ingérence, sous toutes leurs formes ? Cette formation mérite-t-elle d'être développée et, si oui, comment ?
M. Thibaut Bruttin. - Christophe Deloire avait été directeur du Centre de formation des journalistes (CFJ) : il aurait été bien plus en mesure que nous de répondre à votre seconde question, que nous n'avons pas creusée.
Nous plaidons, de manière générale, pour un journalisme de qualité. Nous avons à coeur de combattre toutes les ingérences, qu'il s'agisse d'ingérences étrangères ou d'ingérences d'actionnaires, se traduisant par des pratiques brutales.
J'ajoute qu'un média détenu totalement ou partiellement par un État peut très bien relever du service public. Il faut donc ouvrir le capot pour voir comment le média considéré fonctionne. Les fausses équivalences sont précisément l'un des pièges que nous tendent de nombreux adversaires des démocraties de l'Union européenne : France 24 n'est évidemment pas RT. Nous devons privilégier une appréciation fine des situations pour mettre en avant la fiabilité et le professionnalisme des rédactions travaillant dans les démocraties.
M. Akli Mellouli. - Comment, dans une société fragmentée, lutter contre les segments informatifs ? Quant aux labels, ils risquent eux-mêmes d'être soumis à certaines influences : comment faire face à ce risque ?
Enfin, au-delà de Viginum, avec quelles organisations collaborez-vous pour combattre les influences étrangères ? Comment luttez-vous contre le « prêt-à-penser » qui tend à se développer, en jouant sur les émotions de nos concitoyens ?
M. Thibaut Bruttin. - Il y a dix ans, nous estimions, avec une partie des pouvoirs publics et des médias, que le soft power des acteurs étrangers resterait somme toute traditionnel ; qu'en entrant dans notre espace informationnel une télé chinoise vanterait les beautés de la muraille de Chine, qu'un média russe nous montrerait le Président russe chassant torse nu... En fait, c'était faux : ces médias se sont progressivement réinventés. Ils concentrent désormais leur action sur la démonstration des failles des démocraties.
Face à cette révolution copernicienne de la propagande étrangère, la société française dans son ensemble a été prise en défaut. Nous devons à présent anticiper les prochains changements. La capacité des acteurs à se réinventer, grâce à des budgets colossaux, peut réellement porter préjudice à nos espaces informationnels.
L'esthétique de l'image que certains de ces médias ont pu inventer - obsession du plan large, absence de montage, présentation de séquences dans leur intégralité pour attester de leur supposée vérité - est un défi quasi déontologique pour le journaliste. Il faut qu'il le relève.
Éviter la fragmentation de la société, c'est aussi avoir des médias capables de proposer des contenus de qualité, attractifs, et d'avoir une approche pluraliste. Je ne rappellerai pas les engagements récents de Reporters sans frontières pour la sauvegarde de ce principe, fondamental pour la conversation publique, au sein de l'audiovisuel français.
Concernant les labels, nous avons eu, au départ, une réflexion assez proche de celle que vous venez d'exposer. Nous étions très frileux à l'idée de faire de notre norme un label, car il ne suffit pas de dire qu'une chose est vraie et juste pour que cela attire la confiance. Mais il existe une demande : à la fois de la part des rédactions, désireuses de mettre en avant leur certification, et du public, dont les sondages montrent qu'il est très réceptif. Ce mouvement est assez comparable à celui du commerce équitable. Si certains labels de ce secteur sont contestés, d'autres, comme Max Havelaar, par exemple, constituent des références fortes dans un paysage par ailleurs assez compétitif. Nous devons poursuivre cette démarche pour mettre en avant les labels.
M. Antoine Bernard. - Notre système est un système de certification, différent du système du label, qui reflète un processus. La certification n'est pas donnée une fois pour toutes, elle est valable pendant deux ans, au bout desquels elle peut, ou non, être renouvelée, selon les résultats de l'audit. C'est un processus méthodologique.
De plus, notre système a été instauré dans le cadre de l'autorégulation, conformément aux prescriptions du domaine, fondées sur une directive européenne sur la certification. L'enjeu est de s'assurer que ces normes et les mécanismes de leur mise en oeuvre sont d'intérêt général, sans but lucratif, et cochent toute une série de cases de crédibilité. Cela ne signifie pas que c'est acquis, mais les conditions requises pour fonder la confiance sont remplies. Cela distingue notre norme des systèmes actuels qui sont soit le fait de sociétés commerciales - rien n'empêche certes l'une d'entre elles de faire du bon boulot, mais elle le fait à des fins commerciales et non pour l'intérêt général sans but lucratif - soit sont financés par les plateformes elles-mêmes, ce qui pose évidemment un problème.
M. Akli Mellouli. - Vous avez donc un système d'évaluation, et un suivi est assuré. Même les labels de référence peuvent être contestés. A-t-on les moyens de cette évaluation ?
M. Thibaut Bruttin. - C'est un sujet que nous portons en France et que nous avons évoqué à l'occasion de plusieurs communications et auditions. Seules les grandes rédactions ont les moyens de s'engager réellement, de façon significative et sur le long terme, dans des démarches de transparence ou de restauration du lien de confiance avec le public. C'est dommage. La restauration de ce lien de confiance est en effet fondamentale. Il pourrait être profitable d'avoir un fonds, géré, par exemple, par le ministère de la culture, d'aides sélectives dédiées au financement d'initiatives. Il pourrait s'agir d'initiatives ponctuelles, comme des ouvertures de rédactions ou des fêtes populaires, à l'image de la fête de la presse que nous avions appelée de nos voeux. Des postes de médiateurs pourraient également être financés grâce à cela, temporairement ou sur des temps plus longs. Il pourrait aussi s'agir de démarches de certification semblables à celle que propose Reporters sans frontières. Toutes ces initiatives ont un coût pour les rédactions. Il faudrait rendre cet engagement prioritaire, et le faciliter au moyen d'une aide publique.
M. Raphaël Daubet. - Quel est votre avis sur le passage du statut d'hébergeur à celui d'éditeur pour les plateformes numériques ?
La note que vous nous avez remise montre l'importance de légiférer au niveau européen et de protéger l'espace informationnel européen. Cependant, ne faudrait-il pas créer une structure au niveau national, un ordre professionnel de type « conseil de l'ordre », ou installer un comité déontologique qui serait porté par la profession ? Les journalistes sont les mieux à même de juger leurs pairs.
Enfin, ne pourrions-nous envisager quelque chose pour faciliter l'accès sur internet à l'information sourcée et fiable ou à des articles produits par des médias sérieux et reconnus ? Tous les articles de qualité sont payants, ce qui est normal. Or je ne suis pas sûr que tout le monde prenne le temps ni n'ait les moyens de s'abonner. Je pense notamment à notre jeunesse. J'ai peur que l'on se détourne de ce journalisme sérieux pour se contenter de ce qui est gratuit, et produit par les réseaux sociaux.
M. Thibaut Bruttin. - La facilitation de l'accès à l'information est une préoccupation majeure. Seulement 1 % des jeunes achètent de la presse papier. Cela ne signifie pas qu'ils n'ont pas de presse en ligne, mais les chiffres restent très faibles. Reporters sans frontières a défendu l'idée d'un pass Médias, sur le modèle du pass Culture, qui permettrait aux plus jeunes d'avoir des enveloppes disponibles pour des abonnements. La gratuité de l'information, fondée par exemple sur la reprise de dépêches de l'AFP sur les plateformes, est très préoccupante. Des rédactions qui travaillent de façon admirable se voient privées de public en raison de cette mauvaise habitude. Il existe comme une diététique de l'information, au détriment des rédactions. Il faut favoriser les sources fiables, comme nous l'expliquions, par une découvrabilité accrue sur les algorithmes, et donner aux plus jeunes les moyens de prendre l'habitude de payer. Quand c'est gratuit, c'est vous le produit !
La constitution d'un conseil de l'ordre est un sujet de débat au sein de la profession. Un conseil de déontologie journalistique existe depuis plusieurs années et produit des avis fondés sur le respect de la déontologie dans des actes journalistiques. Un reportage ou un article fait l'objet d'un examen par une commission triple, composée de représentants du public, des rédactions et du patronat. Ces travaux sont très riches. Reporters sans frontières n'en est pas partie prenante, mais l'ancrage de ce conseil dans la profession va croissant. C'est un travail humble, qui s'impose petit à petit, mais il y a encore beaucoup de chemin à faire.
Enfin, nous avons une préconisation concernant le statut d'hébergeur et d'éditeur, qui a été largement reprise dans de nombreux textes internationaux. Il ne faudrait considérer les plateformes ni comme des hébergeurs ni comme des éditeurs, mais comme des entités structurantes de l'espace informationnel. Il faut créer une catégorie à part. Même si elles s'approchent par certaines dimensions du statut d'éditeur et par d'autres de celui d'hébergeur, il ne faut ni déresponsabiliser les plateformes ni en faire les rédacteurs en chef du monde. C'est toute la complexité de la chose. La Déclaration internationale sur l'information et la démocratie de 2018, rédigée à l'initiative de Reporters sans frontières, propose la notion « d'entités structurantes » qui vient éclairer le jugement lorsqu'il s'agit de nommer ces mastodontes du digital, dont la vraie nature est parfois difficilement appréhensible.
M. Antoine Bernard. - Cette identité singulière des plateformes existe désormais dans le droit européen, par le biais du DSA. C'est intéressant, car cela constitue une reconnaissance du « ni-ni » qui vient d'être évoqué. Aucune des deux formules n'était en effet vraiment satisfaisante.
Ces développements en droit européen complètent le régime de protection de la liberté de la presse et des médias et l'on voit poindre la reconnaissance du droit de nos concitoyennes et concitoyens à accéder à des sources fiables d'information pour se forger une opinion. Pour résumer en une formule la pensée de Christophe Deloire et la nôtre, ce droit à l'information est vraiment l'autre bout de la lorgnette. On ne peut pas penser la liberté de la presse, y compris la protection contre les instrumentalisations extérieures via l'ingérence malveillante visant à semer le doute dans nos esprits démocrates, sans donner à nos concitoyens la possibilité d'accéder plus facilement à des sources fiables, qui s'astreignent à la responsabilité de la fiabilité. Assumer une responsabilité pour pouvoir informer a un coût et implique de prendre des risques. Ce droit à l'information commence à être reconnu, notamment à l'article 3 de l'EMFA. Tout ce que nous avons évoqué aujourd'hui en matière de lutte contre les ingérences aide à donner corps et vie à ce droit à l'information. Il faut désormais mieux le garantir, singulièrement, dans l'espace numérique, auprès des plateformes et de l'IA générative.
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Quelles mesures pourriez-vous préconiser concernant les procédures-bâillons ?
J'ai beaucoup travaillé avec Dominique Pradalié sur un projet relatif à la protection des rédactions, qui ne trouve pas, malheureusement, d'aboutissement. Une personnalité morale pourrait être accordée aux rédactions pour qu'elles puissent ester en justice et se défendre en tant que rédactions. Cela n'existant pas aujourd'hui, elles risquent de se trouver fragilisées dans un monde journalistique très financiarisé. Nous avons vu, ces dernières années, plusieurs épisodes de rachat de journaux par de nouveaux dirigeants n'ayant rien à voir avec le monde journalistique. Que pensez-vous de cette idée ?
M. Antoine Bernard. - Je répondrai d'abord à votre question relative aux Strategic Litigations Against Public Participation (Slapp). L'acronyme est anglais ou américain, car ce phénomène existe depuis longtemps dans de nombreux pays. Le continent européen commence tout juste à prendre conscience de ce problème. C'est de l'abus de droit, de la procédure abusive, qui a donné lieu à deux développements normatifs intéressants.
Une directive européenne est parue contre les Slapp, suivie d'une recommandation du Conseil de l'Europe, adoptée par le comité des ministres il y a trois mois et très bienvenue. La directive souffre en effet de la faiblesse de la compétence européenne en ce domaine et n'est donc applicable qu'aux procédures présentant un élément d'extranéité, dont nous pouvons craindre qu'elles soient peu nombreuses. De plus, elle pèche par la difficulté de caractériser l'aspect abusif d'une procédure. C'est là que la recommandation du Conseil de l'Europe s'avère extrêmement intéressante, car elle offre une typologie permettant de conclure à l'existence d'une procédure abusive ou de l'abus de droit. Elle offre donc un éclairage très intéressant au législateur national pour enrichir la loi à bon escient.
En disant cela, nous avons en tête le développement de ces procédures-bâillons et l'imagination dont font preuve ceux qui y ont recours, y compris dans notre pays. Nous avons eu à nous en inquiéter il y a quelques mois. Christophe Deloire avait d'ailleurs signé une tribune à ce sujet. Les voies de contournement sont nombreuses, et ce proportionnellement à l'imagination des avocats qui sont sollicités. On peut essayer d'aller partout pour échapper à la 17e chambre correctionnelle du tribunal de Paris et au régime de la loi de 1881 : devant le tribunal de commerce, partout où il n'y aurait normalement pas à aller. L'intérêt que le législateur français peut porter au renforcement de la protection du journalisme et des journalistes contre ce type de méthode est plus qu'opportun. Nous sommes vraiment à votre disposition pour creuser davantage la question, trouver des exemples de lois et pratiques comparés, etc. Il n'existe pas de recette magique, mais nous avons désormais des outils européens intéressants pour nous y aider.
En ce qui concerne la protection des rédactions, l'idée a été formulée, dans le cadre des États généraux de l'information, d'avancer non pas sur l'instauration d'une personnalité juridique des rédactions, mais sur celle d'une personnalité juridique des sociétés de journalistes. C'est l'une des nombreuses idées qui ont été mises sur la table pour renforcer la garantie de l'indépendance éditoriale des rédactions.
M. Thibaut Bruttin. - Notre position est fondée sur l'expérience que nous avons faite récemment avec le Journal du dimanche. La protection des rédactions passe, à notre sens, davantage par des garanties d'indépendance éditoriale que par la protection des rédactions en tant que telles. Pour ne pas attenter à la propriété, il faut créer des mécanismes d'agrément des journalistes. En examinant les différents mécanismes existant dans le monde, nous avons constaté que des négociations collectives avaient abouti à la création de droits d'agrément des actionnaires, du directeur de la rédaction, ainsi qu'à des adhésions ou des votes sur des projets éditoriaux. Il existe donc toute une diversité de possibilités.
Il revient à la loi, idéalement, de suggérer la mise en place d'un ou plusieurs de ces dispositifs, dont nous défendons la pluralité. Une part de tout cela doit revenir à la discussion au sein des rédactions.
Mme Nathalie Goulet, présidente. - Je vous remercie de votre présence et du temps que vous nous avez consacré. Vous pouvez compter sur le Sénat et sur notre vigilance à tous, notamment Catherine Morin-Desailly et notre rapporteur, à l'égard de ces questions.
36. Audition, ouverte à la presse, de Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'Enseignement supérieur et de la recherche - le mardi 18 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Madame la ministre, je vous remercie d'avoir répondu à notre invitation. Si l'agenda législatif est suspendu, le Sénat poursuit ses travaux de contrôle, en accord avec le Gouvernement, qui reste à la disposition de notre assemblée.
Cette audition doit vous permettre de porter la voix de votre ministère après nos auditions de représentants de vos services : la direction générale de l'enseignement supérieur et de l'insertion professionnelle (Dgesip), et le haut fonctionnaire de défense et de sécurité (HFDS).
Comme vous le savez, notre commission d'enquête traite des politiques publiques face aux opérations d'influences étrangères qui menacent les intérêts de la France.
Nous souhaitions donc revenir sur les constats qui ont pu être faits en 2021 par notre ancien collègue André Gattolin sur l'exposition particulière de l'enseignement supérieur aux influences étatiques étrangères. Pouvez-vous nous dire si vous partagez les recommandations qu'il avait formulées et si certaines d'entre elles ont été mises en oeuvre ou pourraient l'être ?
À ce propos, je souhaite remercier le HFDS, qui a répondu au questionnaire de notre rapporteur. En revanche, nous attendons toujours les réponses de la Dgesip.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Avant de vous céder la parole pour votre propos liminaire, il me revient de vous rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Sylvie Retailleau prête serment.
Mme Sylvie Retailleau, ministre de l'enseignement supérieur et de la recherche. - Si l'ouverture, les échanges et la coopération internationale sont à la fois une nécessité et une raison d'être de l'enseignement supérieur et de la recherche, les actes malveillants émanant de puissances étrangères sont incontestablement un enjeu crucial, qui interdisent toute naïveté et nécessitent une forte vigilance.
Avant de présenter les problématiques propres au ministère de l'enseignement supérieur et de la recherche (MESR), je crois important de contextualiser mon action.
Le renforcement de nos actions contre les influences étrangères s'inscrit dans le cadre d'une prise en compte accrue des enjeux de sécurité dans mon ministère, et ce pour plusieurs raisons : d'abord, un cadre géopolitique instable, avec la guerre en Ukraine, le conflit au Proche-Orient, les prétentions hégémoniques de diverses puissances, dont certaines mènent des entreprises de captation, et l'accroissement des tensions liées aux velléités de prolifération ; ensuite, une conflictualité accrue et une montée en puissance des rapports de force dans les mouvements sociaux, particulièrement dans les universités ; enfin, un contexte général de montée des menaces et des violences aux personnes. Par ailleurs, l'approche des jeux Olympiques et Paralympiques oblige tous les ministères à une forte vigilance et à une mobilisation continue.
La qualification du risque évolue avec le temps et l'apparition de nouvelles technologies impose, comme toujours, une adaptation constante.
Pour répondre à cet accroissement notable d'activité, nous avons veillé à ce que le service spécialisé de défense et de sécurité du MESR, commun avec les ministères de l'éducation nationale et des sports, bénéficie d'effectifs renforcés : ils ont triplé entre 2016 et 2024, pour atteindre cette année 44 agents, tous habilités au secret de la défense nationale.
Ce service mène des missions d'animation et de coordination de la politique de sécurité et de défense - conception et diffusion de plans, veille et alerte, protection des biens et des personnes, protection du potentiel scientifique et technique, protection du secret, sécurité des systèmes d'information, intelligence économique - en lien avec tous les services de l'État, notamment le SGDSN (secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale) et les services de renseignement. En revanche, il ne mène pas de missions d'enquête, de police ou de renseignement.
Son action est aujourd'hui organisée autour de sept pôles afin d'assurer la résilience de la structure et de nos capacités de réponse. Citons notamment un pôle chargé de la sécurité des systèmes d'information ; une cellule ministérielle de veille et d'alerte, qui s'occupe du recueil des signalements d'événements graves et très graves, de tout type, dans les établissements scolaires et d'enseignement supérieur, et fournit une synthèse quotidienne aux cabinets et des analyses sur les tendances ; un pôle chargé des valeurs de la République, du séparatisme et des atteintes à la laïcité, qui s'occupe du recueil, du traitement et de la prise en compte des signalements, en lien avec les services déconcentrés ; un pôle chargé de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation (PPST), de la lutte contre la prolifération et de la sécurité économique ; enfin, un pôle chargé des activités d'importance vitale et de la protection du secret, qui est notamment chargé de la gestion des habilitations.
Ce service national s'appuie, à l'échelle des établissements, sur le réseau des fonctionnaires de sécurité et de défense (FSD). Ceux-ci sont au nombre de 143, dans autant d'établissements - universités, organismes de recherche, instituts d'études politiques (IEP) et établissements publics administratifs. Ils constituent un maillage territorial particulièrement bénéfique, qui garantit l'efficacité de la politique publique sur le terrain. Des actions de formation initiale et continue sont menées à leur profit tout au long de l'année, avec des séminaires permettant à chacun de disposer d'un état des lieux général et d'une hauteur de vue sur les actions entreprises à l'échelle locale.
Une partie importante de l'activité du service et de ces réseaux, qui se fait en lien avec l'ensemble des directions du MESR et tous les services de l'État, contribue, directement ou indirectement, à la lutte contre les influences étrangères indésirables.
Avant d'aborder de manière plus précise les actions menées, je veux vous dresser un panorama général de la menace, tout en précisant qu'il n'appartient pas au MESR de caractériser, de définir ou d'identifier celle-ci : ce travail est mené par les services de renseignement et le SGDSN, qui, au travers d'échanges et de notes, nous instruisent sur la situation.
Si le MESR n'est pas « menant » sur cette problématique, je partage toutefois le constat d'un accroissement des tentatives d'ingérence dans les établissements sur lesquels il a autorité ou dont il assure la tutelle. Les signalements des services de renseignement confirment cette tendance et nous poussent à intensifier de manière importante nos efforts de contre-ingérence.
Cette menace est à la fois généralisée et insidieuse ; elle est incarnée par des compétiteurs stratégiques identifiés. Elle se matérialise par des opérations de plusieurs ordres : des opérations de débauchage, c'est-à-dire de fuite de cerveaux, et de prédation capitalistique ; des opérations de captation de savoirs et savoir-faire sensibles ; des opérations de lawfare - déstabilisation par le droit -, notamment via l'usage de lois à portée extraterritoriale et l'instrumentalisation des décisions de justice ; enfin, des opérations d'influence réputationnelle et de construction de narratifs dans les universités.
Face à cette menace protéiforme, nous menons différents types d'actions.
Les instituts Confucius font l'objet d'une vigilance très particulière, notamment depuis le rapport d'information rédigé par André Gattolin en 2021. Chaque situation fait l'objet d'un suivi au cas par cas, en lien avec le SGDSN et les établissements. Par principe, nous demandons que les instituts disposent d'une personnalité juridique propre et qu'ils ne soient pas adossés aux établissements. Toutefois, par exception, nous acceptons qu'un tel institut soit intégré à un établissement lorsque la convention est de nature à assurer un meilleur contrôle avec un système d'information séparé, des locaux éloignés des laboratoires de recherche sensibles, etc.
Nous ne sommes pas opposés, par principe, à la présence des instituts Confucius en France. Nous veillons toutefois à ce que l'activité de tels instituts se cantonne au domaine de la linguistique. Nous ne pouvons pas tolérer une influence dans d'autres champs d'activité de nos établissements d'enseignement supérieur, tels que les choix et méthodes pédagogiques, ou le contenu des enseignements.
Plus largement, le MESR exerce une vigilance particulière, sans naïveté, sur les opérations d'influence étrangère dans les établissements d'enseignement supérieur, notamment quand elles visent les sciences humaines et sociales. Le caractère insidieux de ces démarches peut rendre compliquée leur détection. Il n'existe pas de recensement et de suivi exhaustif de ces situations au sein du ministère, car c'est une compétence de la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), mais des axes de travail permettent de disposer de remontées d'incidents, sans que celles-ci aient un caractère obligatoire : je pense par exemple à l'ouverture de la cellule ministérielle de veille et d'alerte aux établissements d'enseignement supérieur et de recherche.
Aussi, une vigilance renforcée est portée sur certaines associations, notamment celles d'étudiants étrangers, qui ont souvent des liens avec les gouvernements de leurs pays respectifs. Nous nous intéressons à certaines bourses à financement étatique, particulièrement celles du China Scholarship Council (CSC), dont il est documenté que les bénéficiaires doivent rendre compte à l'ambassade de Chine ou à ses proxys.
Je veille également à ce que le MESR soit consulté sur l'ensemble des sujets de doctorat ou de postdoctorat qui seraient financés par le CSC lorsqu'ils s'inscrivent dans les domaines scientifiques et techniques protégés, c'est-à-dire dans la réglementation relative à la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation.
La réglementation relative à la PPST permet, depuis plus de dix ans, de protéger les recherches les plus sensibles menées dans les laboratoires français contre les risques d'ingérence et de captation indue de savoirs et de savoir-faire par des puissances étrangères.
Pleinement adaptée au monde de la recherche, sa prise en main par les fonctionnaires de sécurité et de défense des établissements d'enseignement supérieur et de recherche a permis la création de plus de 900 zones à régime restrictif (ZRR) et la protection de plus de 200 laboratoires sensibles.
En 2023, le ministère a analysé au cas par cas près de 18 000 demandes et a entravé l'accès de plusieurs centaines d'individus présentant un ou plusieurs risques pour les intérêts nationaux aux laboratoires couverts par le dispositif. Pour les États les plus sensibles, le nombre d'avis réservés et défavorables a dépassé le nombre d'avis favorables.
Des outils en cours de déploiement, comme le développement d'indicateurs, la modification du décret portant diverses dispositions relatives à la PPST, ou encore l'intégration à ce dispositif de certaines disciplines des sciences humaines et sociales, permettront, à terme, une couverture plus importante et plus efficace des activités sensibles.
Plus spécifiquement, la modification du décret relatif à la PPST permettra un renforcement notable de ce dispositif à partir de janvier 2025, en particulier en instituant un régime contraventionnel pour manquement aux obligations de protection et de mise en oeuvre d'une ZRR. Jusqu'à ce jour, nous n'avions aucun levier réglementaire pour inciter à la mise en place de ZRR, au-delà du travail de sensibilisation et de formation aux enjeux sous-jacents. Cette évolution est donc essentielle pour s'assurer de la bonne mise en place de ZRR. Par ailleurs, le décret prévoit également qu'un établissement de l'enseignement supérieur ne respectant pas l'obligation d'information du MESR ou du ministère de l'Europe et des affaires étrangères sur des projets d'accord international impliquant des activités au sein d'une ZRR encourra une contravention de cinquième classe. Il s'agit, là encore, de créer un facteur incitatif pour s'assurer d'une bonne vigilance vis-à-vis de tout accord impliquant les ZRR.
Enfin, le MESR est partie prenante du dispositif de contrôle des investissements étrangers en France, piloté par le ministère de l'économie, et rend un avis sur les dossiers dont la société cible entretient des liens forts avec des laboratoires publics ou fonde son innovation sur la recherche publique. Ce dispositif permet d'entraver les opérations les plus sensibles ou d'imposer à l'investisseur étranger des conditions visant à limiter les risques détectés pour les intérêts nationaux. L'instauration de conditions visant notamment à protéger l'activité de la société cible ou sa propriété intellectuelle a été demandée pour certains dossiers soumis au service de défense et de sécurité depuis le début de l'année 2024.
Comme je le disais en introduction, l'ouverture, les échanges et la coopération internationale sont à la fois une nécessité et une raison d'être de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cependant, mon ministère exerce une action résolue contre les démarches de puissances étrangères qui vont à l'encontre des intérêts fondamentaux de la Nation et dépassent le cadre des échanges amicaux, ouverts et équilibrés.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous avez fait allusion, en introduction de vos propos, à nos compétiteurs stratégiques et à des mouvements sociaux dans nos universités. Qui sont les compétiteurs et quels sont les mouvements sociaux en question ? Quels États se mêlent de quels mouvements dans les universités françaises ?
Mme Sylvie Retailleau - Je ne pourrai répondre précisément à cette question au cours d'une audition publique. Je peux simplement vous dire que, quand des problèmes de ce type sont identifiés, ils font l'objet d'un suivi par le SGDSN.
M. Dominique de Legge, président. - Nous pourrons, si M. le rapporteur y consent, vous entendre à huis clos à l'issue de cette audition.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Concernant les fonctionnaires de sécurité et de défense, pièce maîtresse de votre dispositif, leur réseau couvre-t-il tous les établissements d'enseignement supérieur et de recherche, publics comme privés, en métropole et outre-mer ?
Mme Sylvie Retailleau. - Tous les établissements publics sont concernés, en métropole comme outre-mer. Les 143 FSD, chapeautés par les 44 agents du pôle national de défense et de sécurité, sont répartis, sinon dans tous les établissements, du moins dans les plus sensibles, dans ceux où des sujets de recherche sensibles ont été identifiés. L'enseignement privé n'est pas concerné par ce réseau, car la recherche y est moins développée que l'enseignement, alors que c'est elle qui concentre l'attention des FSD.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On a pu constater que les FSD occupaient souvent d'autres fonctions en parallèle. Pourrait-on imaginer d'en faire un métier spécifique plutôt qu'une mission supplémentaire ? Serait-il bon d'obliger les chefs d'établissement à recevoir une habilitation ?
Mme Sylvie Retailleau. - Des sensibilisations existent, mais nous travaillons désormais à des formations destinées aux chefs d'établissement, afin de faciliter la prise de décision. Les FSD ont généralement un lien direct avec les chefs d'établissement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - L'absence d'habilitation pour les chefs d'établissement peut gêner les échanges que les FSD pourraient avoir avec eux.
Mme Sylvie Retailleau. - Aujourd'hui, dans un premier temps, nous élargissons et renforçons le réseau des FSD, et nous travaillons à leur professionnalisation. Avant d'habiliter les présidents d'université, il faut renforcer leur formation dans ce domaine ; celle que nous mettons en place devrait être pratiquement obligatoire. Elle portera sur l'exercice déontologique des responsabilités en la matière, l'organisation institutionnelle et les pouvoirs de police. Certains chefs d'établissement ont déjà cette habilitation ; cela a été mon cas. Mais leur formation, ainsi que la professionnalisation des FSD que vous évoquiez, sont des préalables nécessaires à la généralisation de l'habilitation.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le problème, c'est quand le préalable dure...
Nous avons pu constater que beaucoup de ZRR étaient en attente. Le coût important de ce dispositif empêche beaucoup d'établissements de le mettre en oeuvre ; il entraîne donc un manque de sécurité. Comment donner aux établissements les moyens financiers d'instaurer ces mesures restrictives ?
Mme Sylvie Retailleau. - Nous favorisons la mise en oeuvre des ZRR, beaucoup ont déjà été créées et la dynamique se poursuit. Oui, les ZRR représentent un surcoût. Le président d'université est le seul qui peut décider de placer un laboratoire ou une partie de laboratoire sous ce statut, mais nous l'accompagnons. J'aimerais avoir la liste des ZRR dont la mise en place serait aujourd'hui impossible pour des raisons de coût. De tels problèmes durent rarement plus d'un semestre, le temps d'élaborer un plan de financement. Nous accompagnons les universités dans ces problématiques, même s'il y a parfois des délais ; je ne crois pas qu'il y ait de réels blocages.
M. Rachid Temal, rapporteur. - C'est pourtant ce que nous a dit France Universités.
Mme Sylvie Retailleau. - J'étudierai le problème avec eux. Nous travaillons aux contraintes qui se posent autour des ZRR. Il faut bénéficier de réelles zones de sécurité sans pénaliser le travail de recherche. Le travail doit être collégial. Les contrats d'objectifs, de moyens et de performance permettent de financer les projets prioritaires. On peut aussi restreindre la ZRR aux pièces les plus sensibles, ce qui en limite le coût.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Mais il y a bien aujourd'hui un nombre important de ZRR en attente, n'est-ce pas ?
Mme Sylvie Retailleau. - Ce n'est pas forcément lié à un problème de financement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Combien y a-t-il de ZRR en attente ? On nous a évoqué un chiffre autour de 150.
Mme Sylvie Retailleau. - Oui, c'est de cet ordre de grandeur. Il faut travailler sur de nombreux éléments pour faciliter les ZRR ; le facteur financier est l'un d'entre eux. On compte aujourd'hui 931 ZRR, dont 201 ont été créées l'année dernière, témoignant d'une réelle dynamique. Il y a beaucoup d'étapes à franchir entre la volonté de créer une ZRR et sa mise en place effective, nous travaillons à les simplifier, y compris pour l'aspect financier.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Madame la ministre, j'entends votre propos, mais, je le répète, vos services nous ont indiqué en audition que 150 à 200 ZRR étaient en attente et France Universités a précisé que le coût important des ZRR empêchait les universités de mettre en oeuvre le dispositif.
Par ailleurs, selon vos services, seules six des vingt-six recommandations du rapport d'information d'André Gattolin ont été mises en oeuvre. Pourquoi ? Manquent-elles de pertinence ? Soulèvent-elles des difficultés particulières ?
Mme Sylvie Retailleau. - Certaines recommandations ne nous semblent pas prioritaires, mais d'autres sont en cours de déploiement. Ainsi, un nombre non négligeable d'actions sont en train d'être réalisées ou l'ont déjà été ; très peu d'actions n'ont pas été engagées - j'en compte cinq.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Le SGDSN est le vaisseau amiral de la lutte contre les ingérences étrangères, laquelle a été organisée de façon empirique ; ce n'est pas un reproche : dans le domaine de la cybersécurité, on est passé d'une organisation empirique à une organisation maintenant stratégique.
Alors que nous arrivons au terme de nos travaux, nous remarquons que plus les ministères sont éloignés des thématiques régaliennes, moins leur culture en la matière est forte. Selon vous, ne faudrait-il pas renforcer la coordination ou la stratégie interministérielle ?
Par ailleurs, que pensez-vous de la réalisation d'études relatives aux répercussions réelles ou supposées des mesures d'ingérence sur la société civile ? Nous manquons d'études de référence, lesquelles permettraient d'analyser ces conséquences sur le long terme.
Mme Sylvie Retailleau. - Monsieur le rapporteur, pour répondre à votre première question, j'évoquerai, à l'aune des différentes casquettes que j'ai eues au cours des dix dernières années, la « dynamique » de la collaboration interministérielle, en lien avec la DGSI et le SGDSN. Cette collaboration s'est renforcée à la suite d'une prise de conscience des enjeux et d'une acculturation de nos services à ces thématiques. Le MESR regroupe 60 % des ZRR en France ; chaque année, il y en a de plus en plus, ce qui illustre bien cette prise de conscience.
J'ajoute qu'il est important de trouver un équilibre : d'un côté, il faut donner à la science les moyens de trouver les solutions aux défis de demain, ce qui nécessite de maintenir la collaboration internationale - on parle de « science ouverte » ; de l'autre, il faut être conscient des problèmes sans faire preuve de naïveté. On constate une prise de conscience à l'échelon aussi bien des laboratoires que de la Commission européenne. Au surplus, l'une des dernières communications de l'OCDE avait pour objet la sécurité de la recherche. Ainsi, il s'agit d'un sujet commun aux pays de l'OCDE, qui essayent de trouver l'équilibre entre la nécessaire ouverture de la science aux collaborations internationales et la sécurité de la recherche.
Bien sûr, la culture du ministère et de ses opérateurs est différente de celle des ministères régaliens, mais la prise de conscience a bien eu lieu - de nombreuses actions de formation ou de sensibilisation ont été menées. Au sein du MESR comme de ses opérateurs, et au niveau individuel des chercheurs, chacun prend conscience de la nécessité de la sécurité de la recherche.
Beaucoup d'études permettent aux présidents d'université, éclairés par le FSD de l'établissement, de suivre les évolutions des indicateurs relatifs aux répercussions des ingérences sur la société civile. D'ailleurs, plusieurs groupes de travail, pilotés par le SGDSN, ont réalisé une veille et une analyse des risques liés aux influences étrangères, qu'elles touchent ou non le monde de la recherche.
Ces groupes de travail réunissent l'ensemble des départements ministériels ; je précise qu'il y a également des activités de recherche au sein des ministères de l'agriculture et de la santé. Ils mobilisent des experts de haut niveau dans des champs thématiques et géographiques précis. C'est à cette aune que l'on identifie les ZRR et que l'on étudie les demandes d'accès.
La collaboration interministérielle et la compétence des experts de haut niveau permettent de disposer d'analyses et de suivre les indicateurs relatifs aux risques d'ingérence ou d'influence sur les établissements.
Mme Nathalie Goulet. -J'ai eu le plaisir d'être la vice-présidente de la mission d'information d'André Gattolin et d'Étienne Blanc de 2021. Il est évident que cette question a été prise en considération : en presque trois ans, nous avons fait un saut qualitatif important en la matière.
Près de 900 millions d'euros de crédits de la mission « Recherche et enseignement supérieur » ont été « ratissés » par le décret publié en février dernier ; quelles en seront les conséquences pour le budget de la protection des universités ?
Dans notre rapport d'information, nous avions recommandé de prévoir, dans le cadre des décrets pris en application de l'article L. 211-2 du code de l'éducation, et en s'inspirant de l'article L. 411-5 du code de la recherche, l'obligation pour les chercheurs de signaler les éventuelles aides dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extraeuropéens. Cette recommandation est-elle appliquée ?
Les universités cherchent à maintenir le lien avec leurs étudiants à l'étranger : c'est un travail d'influence. Un travail similaire pour les étudiants français à l'étranger a-t-il commencé ? À l'époque du rapport d'information, un tel réseau n'était même pas encore balbutiant... Si l'on veut que la France rivalise avec les autres pays, il faudrait mettre en place un réseau des étudiants français à l'étranger.
Mme Sylvie Retailleau. - Non, le décret n'aura aucun effet sur les crédits consacrés à la protection des universités. J'ai détaillé les conséquences des économies budgétaires devant la commission des finances du Sénat : sur les 900 millions d'euros de crédits annulés de la mission « Recherche et enseignement supérieur », 588 millions d'euros concernent directement mon ministère. Or, sur ces 588 millions d'euros, quelque 430 millions relèvent de la réserve de précaution du ministère. Les 150 millions d'euros restants concernent, d'une part, la reprogrammation de crédits des contrats de plan État-région (CPER) et, d'autre part, le report d'un montant de 80 millions d'euros relatif à un équipement international.
Le financement des établissements - universités ou organismes de recherche - n'a pas été touché ; les crédits relatifs à la protection des universités n'ont pas été affectés par ces mesures d'économies.
Les dispositions relatives à la règle de prévention des conflits d'intérêts sont en partie engagées : les chercheurs ont pour obligation de signaler dans leur thèse, dans leurs travaux postdoctoraux ou dans leurs publications scientifiques les éventuelles aides directes ou indirectes dont ils ont pu bénéficier de la part d'États extraeuropéens.
Il s'agit d'instaurer progressivement un régime de transparence sur tous les financements et liens d'intérêts extraeuropéens des chercheurs, au-delà des dispositions prévues par l'article L. 411-5 du code de la recherche, qui ne concernent que les expertises réalisées auprès du Parlement et des pouvoirs publics.
Le SGDSN pilote un groupe de travail sur ce point, afin d'exiger la déclaration par les candidats de leurs éventuels conflits d'intérêts dans leurs démarches d'accès aux ZRR. Dès que le groupe de travail aura rendu ses conclusions, celles-ci seront mises en oeuvre, afin que les chercheurs déclarent tel ou tel financement extérieur.
Mme Nathalie Goulet. - Ce serait bien avant le 9 juillet...
Mme Sylvie Retailleau. - J'en viens à la question des réseaux d'étudiants à l'étranger. Il s'agit d'un travail dans les établissements via les réseaux d'alumni ou les fondations associées aux établissements. Ce travail monte en puissance, aussi bien pour les Français qui partent à l'étranger que pour les étudiants étrangers qui ont étudié en France. Au-delà de ce travail, nous sommes vigilants sur les associations d'étudiants étrangers - actuels ou anciens - qui ont des liens avec certains pays.
M. André Reichardt. - Madame la ministre, avez-vous constaté, depuis les récents conflits, qu'il s'agisse de l'agression russe en Ukraine ou, au Moyen-Orient, de l'attaque du 7 octobre dernier, des tentatives d'influences, voire d'ingérences, étrangères accrues en provenance de ces zones ?
Quid des influences ou ingérences étrangères d'origine communautariste ? Je pense en particulier au radicalisme musulman. Quelles sont les actions menées par votre ministère en la matière ?
Quid de la permanence des relations, qui sont parfois devenues institutionnelles, entre certaines universités, voire certains chercheurs, avec des établissements ou des communautés universitaires étrangères ? De telles relations pourraient donner lieu à des influences, voire à des tentatives d'ingérences, à l'égard de ces mêmes chercheurs...
Mme Sylvie Retailleau. - Compte tenu du format de l'audition, il m'est délicat de répondre à votre première question, monsieur Reichardt.
M. Dominique de Legge, président. - Nous aurons un moment pour en parler après à huis clos.
Mme Sylvie Retailleau. - Nous ne méconnaissons pas ce que j'appellerai les rumeurs qui existent au sujet d'opérations d'influence étrangère à l'oeuvre dans des actions menées depuis quelques mois dans les campus universitaires à propos du conflit israélo-palestinien. Pour autant, à ma connaissance, aucun lien n'a été établi dans aucun établissement d'enseignement supérieur et de recherche entre de tels mouvements et des puissances étrangères déterminées.
Les services du MESR sont particulièrement vigilants et assurent un suivi renforcé de la situation dans tous les établissements qui ont connu des mobilisations. Ainsi, la cellule ministérielle de veille et d'alerte a été rouverte à cet effet. Nous avons mis en place des process permettant de créer des liens très forts entre la cellule, le HFDS du ministère, les présidents d'université - ils ont des pouvoirs de police -, les rectorats et les préfets.
M. André Reichardt. - J'entends votre réponse qui porte sur la période récente, mais, de façon plus structurelle, y a-t-il une surveillance plus particulière des ingérences étrangères d'obédience communautariste en provenance d'un certain nombre de pays, qui visent à instaurer progressivement une réflexion - je pèse mes mots - d'obédience frériste au sein d'un certain nombre d'universités, et ce de façon très insidieuse depuis - j'ose le dire - une décennie au moins, voire plus ?
Mme Sylvie Retailleau. - Comme je l'ai dit, les services du ministère, qu'il s'agisse des FSD ou du HFDS, font remonter des informations, mais ne les qualifient pas. Ils n'ont pas pour mission d'inspecter ; ils signalent. Ce n'est qu'ensuite que d'autres directions les expertisent et les qualifient. Le MESR n'est pas un service de renseignement, même s'il existe une collaboration avec certaines directions.
M. André Reichardt. - Quid des chercheurs qui travaillent depuis des décennies avec les mêmes communautés de recherche à l'étranger ? On peut s'interroger sur ce qui se pratique réellement dans ce cadre.
Mme Sylvie Retailleau. - Cela soulève la question de la surveillance, qui relève de la protection du potentiel scientifique et technique de la Nation. L'ensemble des formes d'ingérence, qu'il s'agisse de projets de coopération de long terme et récurrents, de financements de travaux de recherche, de relais académiques motivés par des considérations financières ou politiques, sont suivies dans le cadre de la PPST et par mon ministère, en collaboration avec les services de renseignement. Pour information, nous avons récemment fait trois signalements.
Mme Vanina Paoli-Gagin. - On le sait, l'ingérence résulte de failles de sécurité, lesquelles proviennent souvent des personnes, qui sont faillibles - nous pouvons tous l'être. Avez-vous envisagé de mettre en place, au sein des établissements, des boîtes à outils pour familiariser le personnel à l'hygiène numérique et à la nécessité d'être extrêmement vigilant quant à ces sujets, ainsi que pour remédier, le cas échéant, aux problèmes liés à ces failles ?
L'absence de système d'information interopérable de surveillance ne nous affaiblit-elle pas ?
L'influence ou l'ingérence étrangère peut-elle être vectorisée par la technologie ? Selon moi, toutes les technologies ne sont pas agnostiques. Beaucoup d'outils numériques infrastructurels sur lesquels travaillent nos chercheurs et nos enseignants proviennent des Gamam (Google, Apple, Meta, Amazon et Microsoft). N'est-ce pas une forme plus soft, plus smart, mais plus sharp - pour parler en mauvais français - d'influence ou d'ingérence étrangère ?
Mme Sylvie Retailleau. - Le système d'information est un véritable point dur. Nous avons développé depuis quelques années une expertise pour analyser et prévenir les failles dans les systèmes d'information, et nous avons développé la cybersécurité. Au sein des services du ministère et des établissements, ce sont près de 500 agents qui sont mobilisés sur ces sujets-là ; nous avons deux centres de cyberdéfense, l'un pour les systèmes d'information ministériels, l'autre pour les menaces opérées sur le réseau de l'enseignement supérieur, qui est géré par le réseau national de télécommunications pour la technologie, l'enseignement et la recherche (Renater).
S'y ajoutent les responsables de la sécurité des systèmes des systèmes d'information (RSSI), chargés de développer la sécurité des réseaux, qui sont rattachés administrativement aux directions des systèmes d'information (DSI), mais qui, en général, dépendent hiérarchiquement des présidents d'université.
Je ne sais pas si un système global ou interopérable serait nécessairement judicieux : en attaquant un de nos systèmes, on risquerait d'atteindre tous les autres, qu'il s'agisse d'universités, de centres de recherche ou de laboratoires. Personne ne peut certifier aujourd'hui qu'un système informatique est parfaitement protégé : c'est bien pourquoi nous faisons un effort considérable au titre de la cybersécurité. À l'échelle territoriale, nos systèmes d'information doivent certainement être améliorés pour devenir plus cohérents et plus robustes. En revanche, je ne sais pas si un système national serait une bonne chose ou non.
Notre organisation progresse également grâce au déploiement de conseillers à la sécurité du numérique (CSN) dans les directions métiers - je réponds ainsi en partie à votre première question. En pratique, il est compliqué de mettre à disposition des boîtes à outils. Cela étant, on forme des chercheurs et la plupart des laboratoires sont dotés de référents pour l'informatique. En outre, les CSN peuvent être une clef d'entrée : ils peuvent jouer un rôle de conseil, alerter les chercheurs, les former à l'utilisation du système informatique et des différents outils mis à leur disposition.
Enfin, vous évoquez les outils proposés à l'international par le marché, notamment par les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). Ces outils suscitent un certain nombre de problématiques, qu'il s'agisse de l'intelligence artificielle, de l'utilisation des diverses bases de données, de l'influence ou de l'ingérence.
Les directions de l'informatique des différents établissements reçoivent, de la part du ministère, un certain nombre de recommandations. Ainsi, pendant le covid, l'utilisation de certaines plateformes de visioconférence a été vivement déconseillée. Des règles, des consignes sont édictées ; sont-elles toujours appliquées en pratique ? C'est une autre question... Quoi qu'il en soit, nous nous efforçons de développer des outils sécurisés, qu'il convient de préférer aux outils venant de l'extérieur.
De tout malheur on peut tirer profit : à ce titre au moins, la période covid a joué un rôle positif. Dans ce domaine, elle a fait prendre conscience de la nécessité de développer des outils nationaux.
M. Dominique de Legge, président. - Madame la ministre, il nous reste à vous remercier de votre présence aujourd'hui.
37. Audition, ouverte à la presse, de M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères - le mardi 18 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le ministre, je tiens tout d'abord à vous remercier d'avoir accepté le maintien de cette audition. Je vois mal que nous puissions rendre nos travaux sans entendre le Gouvernement - encore plus, ai-je envie de dire, dans le contexte actuel -, étant précisé que le Sénat poursuit ses activités de contrôle et d'enquête en accord avec la ministre déléguée en charge des relations avec le Parlement, Mme Marie Lebec.
La question d'un entretien à huis clos a également été soulevée. Il me semble important qu'il y ait au moins une séquence publique pour cette audition, même si, ne doutant pas que vous ayez des informations sensibles à nous livrer, nous pouvons envisager une dernière partie sans diffusion sur les médias ni compte rendu public.
Nous sommes d'autant plus intéressés à vous entendre que votre ministère tient une place particulière dans le sujet qui nous occupe. Aucune audition n'a fait mystère de l'exposition très élevée de la France aux influences étrangères, allant des manipulations de l'information aux ingérences caractérisées.
Le Président de la République avait annoncé dans la revue nationale stratégique 2022 (RNS 2022) la création d'une nouvelle fonction stratégique d'influence, dont la responsabilité reposerait sur votre ministère. Nous aimerions donc vous entendre sur la politique que vous avez développée à cet égard.
Nos auditions n'ont pas fait apparaître une grande unité de vision entre les différents acteurs de la lutte contre les manipulations de l'information, qu'il s'agisse de votre direction de la communication et de la presse, du commandement de la cyberdéfense (Comcyber) ou du service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères (Viginum), ce dernier étant particulièrement cité en exemple.
Vous pourrez ainsi nous dire s'il reviendra à votre ministère de développer une stratégie d'ensemble pour contrer les opérations d'influences étrangères, mais aussi pour développer une communication positive - certains parlent de narratif plus offensif.
Avant de vous laisser la parole pour un propos introductif, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Stéphane Séjourné prête serment.
M. Stéphane Séjourné, ministre de l'Europe et des affaires étrangères. - Je suis très heureux d'être parmi vous pour évoquer ce sujet qui m'est cher, tant au regard des missions de mon ministère qu'à titre personnel. En effet, la campagne électorale de 2017 avait fait l'objet de plusieurs opérations d'ingérence, à la suite desquelles des actions ont été engagées pour en limiter les conséquences sur la vie politique ainsi que sur l'image de la France.
La représentation nationale et les citoyens doivent être sensibilisés à ce sujet. Nous vivons dans un environnement informationnel terriblement hostile. Sous l'effet, notamment, de la transformation profonde de nos modes de communication et des réseaux sociaux, la vérité semble désormais entourée d'une forme de confusion. Le débat est fortement polarisé entre des bulles informationnelles de plus en plus étanches, séparant des communautés qui ne se parlent plus. Enfin, la parole officielle et institutionnelle fait l'objet d'un nombre croissant de soupçons.
Des facteurs exogènes s'ajoutent à ce tableau, en France comme dans la plupart des démocraties. Il faudra d'ailleurs élaborer une réponse collective, en menant des stratégies de plus en plus offensives. Des compétiteurs, mais également des adversaires, exploitent ce bouleversement de la sphère médiatique et des réseaux sociaux, tout comme les doutes de nos concitoyens envers la parole publique. En attaquant le lien entre la vérité et les faits, ils menacent nos démocraties au travers d'une nouvelle guerre hybride.
D'un point de vue conceptuel, il importe de distinguer les notions d'influence et d'ingérence afin de mieux caractériser les manoeuvres qui frappent la France. Selon le Président de la République, être influent, c'est être bien vu, au maximum aimé, si possible compris, suivi. Ainsi tous les États, dont la France, cherchent à exercer une forme d'influence, de séduction, de soft power, voire de conviction pour éviter la critique. Notre pays mène donc des actions d'influence étrangère, mais celles-ci s'inscrivent dans un cadre démocratique et respectent l'obligation de transparence.
C'est l'esprit de la proposition de loi visant à prévenir les ingérences étrangères en France présentée par le président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Sacha Houlié, qui a été adoptée par les deux chambres. Ce texte suit la logique de la différenciation entre influence et ingérence, ce dont je me félicite. Il visait d'une part à renforcer l'encadrement par la loi des pratiques d'influence étrangère en France, d'autre part à réprimer les ingérences.
En effet, les ingérences étrangères, malveillantes, sont source de déstabilisation de nos démocraties. Alors que nos actions d'influence s'opèrent dans un cadre de transparence, elles sont dissimulées, souvent clandestines et souterraines. Parce qu'elle vise, notamment, à fragiliser nos intérêts fondamentaux, le fonctionnement de nos institutions démocratiques et la cohésion de notre société, l'ingérence ne peut être acceptée ; en conséquence, elle est punie par la loi.
Il est important de rappeler à nos concitoyens que la représentation nationale se penche sur ces questions et que nous avons des outils pour les protéger. En effet, l'objet de tous les dispositifs que nous avons mis en place est de protéger tant l'image de la France que les intérêts des Français, afin de garantir leur accès à une information libre, fondée sur des faits et non sur des hypothèses ou des manipulations.
Cependant, la cloison séparant ces deux notions n'est pas si étanche que cela. L'influence peut être aussi un moyen de préparer le terrain à des opérations d'ingérence. Or la France est visée par de nombreuses manoeuvres informationnelles agressives, qui tendent de plus en plus vers l'ingérence étrangère. Elle y est d'ailleurs davantage exposée que les autres pays, en raison d'abord de notre action diplomatique et militaire de premier plan. Ensuite, si notre espace médiatique est régulé, il est bien plus ouvert et libre que dans la plupart des autres pays. Enfin, nous avons des liens profonds et historiques avec de nombreuses régions du monde, qui façonnent nos relations diplomatiques et notre image - je pense notamment à l'Afrique.
Si les acteurs et les méthodes varient, les objectifs de ces manoeuvres sont souvent les mêmes : discréditer notre action à l'international, attiser les tensions internes dans notre pays et déstabiliser nos institutions démocratiques.
La principale menace en matière d'ingérence informationnelle est aujourd'hui d'origine russe. Ces actions ne sont pas nouvelles, mais elles se sont multipliées depuis février 2022 en raison du soutien de la France à l'Ukraine. Les méthodes du régime russe sont multiples : elles reposent à la fois sur la création de milliers de sites et de bots pour engager des campagnes de désinformation - comme celle menée par le réseau « Portal Kombat », identifié par Viginum en février dernier - et sur des actions physiques sur notre sol, relayées massivement sur les réseaux sociaux, comme les tags d'étoiles de David sur les murs de Paris en novembre 2023. Et parce qu'internet n'a pas de frontières, Moscou diffuse également de nombreux mensonges sur la France à l'étranger, notamment au Sahel, pour favoriser son implantation agressive en accusant notre pays de tous les maux.
De plus en plus d'acteurs s'inspirent aussi de cette stratégie russe, comme le montre la crise inédite avec l'Azerbaïdjan. Bakou soutient et relaie publiquement des manoeuvres informationnelles d'une grande hostilité. Ces discours s'accompagnent également d'actions qui se rapprochent d'opérations d'ingérence, voire qui peuvent être clairement qualifiées comme telles, et portent atteinte à nos intérêts. Encouragé par la Russie, le régime de Bakou est très actif auprès des responsables indépendantistes de Nouvelle-Calédonie et de Polynésie. Ce phénomène, assez récent, a été dénoncé notamment par de nombreux sénateurs, y compris lors de séances de questions au Gouvernement. Or ces manoeuvres, au-delà de la question réputationnelle dans l'espace virtuel et sur les réseaux, peuvent aussi avoir des conséquences directes sur la sécurité physique des personnes et des agents des sphères ministérielles. Cela a notamment été le cas au Sahel, quand des mensonges et des fake news ont été lancés sur les réseaux sociaux et que nos postes diplomatiques ont été attaqués.
Face à ces manoeuvres, le ministère des affaires étrangères est déterminé à agir. Nous avons bien pris en compte ces nouvelles attaques. Notre dispositif face aux manipulations de l'information est maintenant opérationnel. Il permet de maîtriser les différents tempos et les éléments clés des opérations d'ingérence. Au-delà de l'analyse et de la détection, le ministère des affaires étrangères, en lien avec l'ensemble des services de l'État, est capable de rétablir les faits dans un temps très court.
Notre capacité de réaction est en effet fondamentale. Nous nous sommes interrogés pour élaborer notre stratégie : la dénonciation rapide d'une fake news peut-elle renforcer l'effet Streisand ? Notre expérience montre que dès lors qu'une puissance a décidé de rendre une fausse information virale, nous ne pouvons l'en empêcher. Nous privilégions donc la réactivité et la dénonciation publique des opérations d'ingérence, que ce soit sur les réseaux sociaux ou physiquement, lors d'actions sur le territoire national.
Pour garantir la rapidité de notre réponse, la France a renforcé en amont ses moyens de veille et d'analyse de la manipulation de l'information depuis 2020.
Je pense d'abord à la création de Viginum en 2021. Il s'agit d'un service d'enquête en sources ouvertes, rattaché au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) et destiné à caractériser les ingérences numériques étrangères pouvant porter atteinte à nos intérêts fondamentaux.
De plus, les mécanismes d'alerte et de riposte à l'étranger ont été renforcés via la création d'une nouvelle sous-direction dédiée à la veille stratégique au Quai d'Orsay au sein de la direction de la communication et de la presse. Sa mission consiste à protéger les réseaux diplomatiques et à agir contre les atteintes réputationnelles à l'encontre de la France à l'étranger.
Enfin, la revue nationale stratégique 2022 a consacré l'influence comme sixième fonction stratégique afin d'intégrer au mieux les enjeux informationnels dans la doctrine française. En dix-huit mois, nous avons instauré à Paris et dans les ambassades une logique de riposte, pour rétablir les faits de manière rapide et agile par tous les moyens. Il s'agit aussi de lutter contre la dénonciation publique en recourant à cette même méthode. Ainsi mes services, en lien avec Viginum, ont préparé les premières dénonciations publiques de manipulation de l'information contre la France. Nous avons aussi renforcé la coordination interministérielle en instaurant une réunion hebdomadaire à très haut niveau, notamment avec l'état-major des armées, pour faire un point régulier sur ces risques.
Dans une perspective de long terme, la France a également à coeur de devenir un acteur reconnu du débat international sur l'ingérence et la lutte contre les manipulations de l'information. Nous accusions un retard certain par rapport à certains États. Je pense notamment aux pays frontaliers de la Russie, qui, en réaction aux nombreuses attaques qu'ils subissaient, avaient développé une expertise sur le sujet dont nous avons pu nous inspirer.
Nous prendrons aussi de nouvelles initiatives relatives à l'utilisation de l'intelligence artificielle, à l'occasion du sommet de Paris sur l'intelligence artificielle de février 2025.
Ces acquis doivent désormais être consolidés. Cela passera par le développement des compétences de mon ministère en matière d'enquête en sources ouvertes, au travers de la nouvelle sous-direction que j'ai évoquée, mais aussi grâce à l'expérience croissante des professionnels sur le sujet et au recrutement de personnalités extérieures. Nous devrons également renforcer le niveau des formations liées à ces nouveaux métiers, et généraliser l'usage de l'intelligence artificielle pour contrer les opérations de désinformation.
Nous continuons à soutenir l'écosystème médiatique et sa résilience dans le cadre de la feuille de route « Médias et développement » pour 2023-2027, qui poursuit un triple objectif.
D'abord, elle vise à améliorer l'environnement médiatique, en défendant l'indépendance et la protection des journalistes. C'est en effet la clé d'une information libre et la garantie du lien de confiance entre nos concitoyens et la presse.
Ensuite, il s'agit de renforcer la régulation des plateformes et des réseaux sociaux pour accroître leur transparence et leur redevabilité. C'est d'ailleurs ce que permet le Digital Services Act (DSA), qui a été voté sous la présidence française de l'Union européenne.
Enfin, nous devons soutenir la production d'informations fiables. Pour cela, nous agissons sur la formation des journalistes via les programmes de « désintox » et « désinfox » en Afrique portés par Canal France International (CFI). Cela passe également par les projets de France Médias Monde, qui mène des actions remarquables en la matière. Nous renforçons également l'éducation aux médias, en nous appuyant sur des collaborations menées avec plusieurs pays. Je pense notamment au Brésil, qui, ayant fait face à des phénomènes de désinformation, a mis en place des dispositifs fondés sur la société civile dont nous pouvons nous inspirer. En effet, les instruments ne seront rien si nous n'agissons pas dans ce domaine. À ce titre, Reporters sans frontières (RSF) a oeuvré pour la création d'un observatoire international sur l'information et la démocratie. Ce bel instrument doit être soutenu par les pouvoirs publics et la représentation nationale. Je pense aussi au partenariat sur l'information et la démocratie lancé en 2019 par RSF et rejoint par 52 pays. En effet, il nous faut maintenant des coalitions étatiques pour faire face à cet enjeu mondial. À ce titre, j'ai une pensée pour Christophe Deloire, dont l'engagement, j'en suis sûr, n'aura pas été vain.
Vous l'avez compris, l'espace informationnel est désormais un champ à part de la conflictualité. Les facteurs sont multiples. Nous constatons depuis quelques années les opérations d'influence et d'ingérence à notre encontre. Nous avons commencé à y répondre, avec, il me semble, une forme d'efficacité. Mais nous devons désormais organiser une réponse intellectuelle, technique et politique, auprès à la fois de la population civile, des acteurs et de tous les réseaux.
Pour finir, je vous remercie de soulever un sujet aussi essentiel, auquel nous devons nous confronter si nous voulons garantir la cohésion nationale et préserver nos démocraties dans les années à venir.
Je me tiens à votre disposition pour répondre à toutes vos questions. Certains dispositifs ne pourront être détaillés dans le cadre de cette audition publique, mais je pourrai vous transmettre certains éléments par écrit ou vous les préciser à huis clos.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Notre commission d'enquête a en effet pour objet les attaques envers notre société, d'autant que la fracture qui l'affecte actuellement en fait un terreau favorable pour les ingérences étrangères.
Je veux d'abord vous interroger sur l'expérience que vous tirez des mesures prises en la matière. En Afrique, la France a été victime d'un grand nombre d'opérations d'ingérence, notamment dans le domaine de l'information. Vous avez également cité le rôle joué par Bakou en Nouvelle-Calédonie. On peut enfin évoquer le cas des élections européennes. Quels sont les enseignements que vous tirez de ces trois événements, et quelles mesures ont été prises par votre ministère pour améliorer notre défense face aux ingérences étrangères ?
M. Stéphane Séjourné. - Notre réponse face à la désinformation s'inscrit dans le renouveau des partenariats entre les pays africains et la France. Une partie de cette réponse est politique. Certes, nous pouvons instaurer des dispositifs pour riposter aux opérations d'ingérence. Néanmoins, en Afrique, il importe surtout de rétablir un lien de confiance et de retrouver un agenda diplomatique et politique fondé sur le partenariat, dans un rapport d'égal à égal.
Cette première réponse est extérieure à notre stratégie de lutte contre l'ingérence, mais elle ne peut, en réalité, en être dissociée. Si certaines puissances ont essayé de déstabiliser la relation unissant la France et nos amis africains, c'est parce que l'instrumentalisation était possible. Nous devons donc retisser ce lien de confiance, en particulier avec les pays du Sahel. C'est un véritable chantier diplomatique, dont nous pourrons reparler à d'autres occasions, mais qui me semble très important.
Par ailleurs, dès lors que nos adversaires décident de rendre virales certaines informations, notre seule manière d'y répondre est de les décrypter et de toucher l'ensemble des sphères informationnelles, qui sont aujourd'hui cloisonnées. C'est la raison pour laquelle il est fondamental de disposer d'un réseau médiatique à l'international, s'appuyant sur des journalistes formés. Sans cela, nous ne pourrons atteindre le public qui n'a pas accès à ces contre-narratifs. C'est notre principal défi.
Nous avons procédé de la sorte dans de nombreux cas, au Sahel notamment. Nous avons ainsi riposté pour rétablir la vérité dans l'affaire d'un faux charnier - en lien avec le ministère des armées -, ou encore lorsque de fausses informations relatives à l'hébergement d'un ancien président dans une ambassade ont été diffusées.
Récemment, nous avons détecté sur les réseaux sociaux des vidéos en provenance de Russie relayant de fausses informations grossières. Elles n'étaient pas encore devenues virales. Nous avons voulu communiquer immédiatement, de manière large, auprès des acteurs locaux, afin de montrer qu'elles étaient fausses. Nous devons être capables de détecter les fake news sur les réseaux sociaux dès qu'elles apparaissent et de riposter aussitôt.
De même, depuis que j'ai été nommé ministre, nous collaborons étroitement, en format Weimar, avec l'Allemagne et la Pologne, pays qui sont aussi particulièrement visés par ces attaques informationnelles. Nos directions de la communication et de la presse travaillent ensemble. Notre riposte est ainsi coordonnée. Nous publions tous les rapports démontrant l'ingérence d'autres puissances : c'est la meilleure manière d'éduquer l'opinion et d'élaborer un contre-narratif.
À l'étranger, nous avons besoin de pénétrer des sphères informationnelles que nous ne maîtrisons pas. C'est pourquoi il est important de disposer de notre réseau. France Médias Monde constitue un formidable réseau de journalistes : celui-ci doit perdurer et être doté des moyens nécessaires. La collaboration avec les journalistes est un élément de la réponse face aux attaques informationnelles.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous n'avez pas répondu sur l'Azerbaïdjan et sur l'Arménie.
M. Stéphane Séjourné. - Je vous répondrai tout à l'heure, lorsque nous serons à huis clos.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons le sentiment que la réponse face aux opérations d'influence étrangère est empirique et qu'il manque une stratégie nationale, qui serait déclinée au niveau de l'État, des collectivités, des citoyens, etc. Que pensez-vous, à cet égard, de la coordination entre les différents ministères ou avec les autres pays européens ?
Le ministère des affaires étrangères est actuellement chargé d'élaborer la stratégie d'influence de la France et d'assurer la communication sur ce sujet. Selon vous, cette mission, qui inclut la définition des narratifs et des contre-narratifs, doit-elle relever du Quai d'Orsay ou plutôt de Matignon ?
Ma dernière question concerne les moyens. La puissance de frappe de nos ennemis en matière informationnelle est importante. Avons-nous les moyens de nos ambitions ? Il y a, certes, la création de Viginum. Mais chaque ministère essaie de développer son propre outil. Est-ce cohérent ?
M. Stéphane Séjourné. - La définition de nos actions en interministériel est une nouveauté. Cette méthode nous permet de mieux comprendre les menaces et de construire une réponse adaptée ensemble. Évidemment, des améliorations sont certainement possibles. Le sujet est nouveau. Des avancées significatives ont eu lieu depuis deux ans. Nous sommes convaincus que la réponse doit être interministérielle et européenne. L'agression russe en Ukraine concerne tous les pays européens. Les questions d'ingérence et de déstabilisation se posent partout.
Nous avons donc besoin de nous organiser au niveau européen. De nombreux partis politiques européens peuvent s'accorder sur la nécessité de mutualiser nos moyens afin d'être en mesure d'analyser les situations, de riposter, de divulguer en temps réel tout de ce qui se passe dans la sphère informationnelle dans tous les pays. Il est bon que les Français sachent, par exemple, qu'une attaque massive d'ingérence a eu lieu hier en Pologne et en Allemagne : cela illustre l'ampleur de la menace pour toutes les démocraties européennes. À l'heure où la parole publique est mise en cause, cette communication montre la réalité du danger, participe de l'éducation de l'opinion. Nous pouvons ainsi expliquer aux Français pourquoi on doit réagir. C'est ainsi que l'on peut se prémunir contre des opérations d'ingérences et de déstabilisation qui visent à affecter notre vivre-ensemble et notre cohésion nationale.
Le ministère des affaires étrangères me semble bien placé pour piloter la réponse de notre pays. Il dispose d'un réseau à l'international. Il assure déjà la coordination interministérielle lorsque la France doit prendre position sur des sujets internationaux, sur des traités économiques, sur de grands enjeux de société, etc. Il a développé une expertise en matière d'ingérence. Nos ambassadeurs sont de plus en plus formés sur ce sujet. Répartir l'expertise dans tous les ministères est une fausse bonne idée.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Cela nous semble pourtant une piste intéressante.
M. Stéphane Séjourné. - Cela aboutirait à diluer la réponse : celle-ci varierait en fonction des ministères et des sujets. Le ministère des affaires étrangères doit conserver cette compétence. Nous avons beaucoup progressé depuis deux ans. Nous sommes désormais en mesure d'apporter des réponses. Certes, il faut toujours rester vigilant, suivre l'actualité, tenir compte des nouvelles technologies, mais il serait problématique de perdre l'expertise acquise ces dernières années.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons beaucoup parlé de l'ingérence informationnelle, mais l'ingérence étrangère prend des formes multiples. L'Iran retient en otage trois de nos ressortissants. Considérez-vous que cela fait partie d'une politique d'ingérence de ce pays en France ?
M. Stéphane Séjourné. - Nous avons réussi à faire revenir sur le territoire national, voilà quelques jours, certaines des personnes concernées. C'est un élément de satisfaction. J'avais eu des contacts avec l'ancien ministre des affaires étrangères de l'Iran. Ma démarche avait suscité des débats, mais mon unique but était de faire progresser ce dossier. Cela ne nous a pas empêchés de faire preuve de fermeté à l'égard de l'Iran : nous avons, par exemple, été en pointe pour faire adopter une résolution sur le nucléaire par le conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA). Il n'y a donc pas de contradiction entre notre fermeté globale et notre capacité à obtenir des résultats pour faire libérer nos compatriotes.
Je ne dirais pas que cette pratique iranienne relève de l'ingérence. Elle a été maintes fois utilisée par ce pays et par d'autres. Je vous apporterai des éléments de réponse plus fournis sur nos relations diplomatiques lorsque nous serons à huis clos.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Est-ce une stratégie d'influence ? Je ne vous interroge pas sur le contenu des discussions.
M. Stéphane Séjourné. - C'est effectivement une stratégie de pression diplomatique envers la France, mais cela ne nous a pas empêchés de faire preuve de fermeté.
M. Akli Mellouli. - Vous avez expliqué que la France était réactive, mais il faut aussi savoir anticiper et être proactif. Avez-vous élaboré des outils de vigilance, y compris à l'égard de nos partenaires ? Certains pays sont nos alliés sur ce point, mais sont en concurrence avec nous sur d'autres sujets - en Afrique, par exemple.
M. Stéphane Séjourné. - Le ministère des affaires étrangères a pour rôle non seulement de répondre aux ingérences étrangères, mais aussi de les prévenir. La France ne fait pas d'ingérence ; elle fait de l'influence, de manière transparente et dans un cadre démocratique, pour aider nos entreprises à gagner des parts de marché, pour défendre ses valeurs universalistes et ses intérêts aux niveaux bilatéral et multilatéral, dans les organisations internationales, comme le G7 ou l'Union européenne. Le discours de la Sorbonne constitue un élément de notre politique d'influence en Europe. France Médias Monde représente un outil d'influence précieux.
M. Akli Mellouli. - Ce groupe a-t-il les moyens nécessaires à son action ?
M. Stéphane Séjourné. - Il diffuse une quinzaine d'émissions consacrées à la « désinfox », la lutte contre la désinformation, en français et dans des langues étrangères, afin de toucher le public le plus large possible dans différents pays pour rétablir la vérité face à la diffusion de fausses informations. Ces dernières font souvent partie de stratégies d'influence.
Le groupe réalise un effort en matière d'éducation aux médias : 3 000 élèves en France et à l'étranger ont ainsi pu échanger avec des journalistes de France 24 ou de RFI. Le groupe produit aussi des contenus audiovisuels dans une vingtaine de langues. Il permet de répondre à l'action des médias russes en Afrique, qui font d'ailleurs exactement la même chose, mais avec une volonté d'ingérence et en diffusant de fausses informations.
La bataille est permanente. Nous devons être agiles, nous adapter sans cesse aux nouvelles technologies. Pour être efficaces, nous devons aussi centraliser la décision, afin de ne pas diluer les responsabilités et de parler d'une même voix, avec une même stratégie.
L'éducation, l'information, la mobilisation de notre réseau à l'étranger, la diffusion d'émissions dans plusieurs langues, la capacité à répondre rapidement lorsqu'une fausse information est diffusée : tels sont, selon moi, les maîtres mots.
Mme Nathalie Goulet. - J'ai été corapporteur du budget du ministère des affaires étrangères au Sénat. Nous n'avons pas eu l'occasion de vous auditionner pendant l'examen du projet de loi de finances. Je ne sais pas si nous aurons cette occasion lors de la prochaine session budgétaire...
M. Stéphane Séjourné. - Qui sait !
Mme Nathalie Goulet. - Votre cabinet nous a complètement rassurés en nous expliquant que les coupes budgétaires n'altéreraient pas la politique d'influence et s'imputaient uniquement sur les réserves budgétaires. C'est une bonne chose.
Vous avez mis l'accent sur la dimension informationnelle. Mais la question de l'influence étrangère est beaucoup plus vaste. Ne conviendrait-il pas de créer, comme l'ont fait les Américains, une task force qui réunirait les ministères de la justice, de l'économie et des affaires étrangères ? L'extraterritorialité du droit américain lui confère une grande efficacité.
Quel est votre sentiment sur la montée de l'islam radical et le développement de l'antisémitisme en France ?
Que pensez-vous de l'exclusion des entreprises israéliennes du salon Eurosatory ? Des entreprises ont dû signer un document pour attester qu'elles n'avaient pas de lien avec des entreprises israéliennes.
M. Stéphane Séjourné. - Ce dernier point relève de la compétence du ministère des armées.
Mme Nathalie Goulet. - Enfin, de quand datent, selon vous, les ingérences très hostiles de l'Azerbaïdjan ?
M. Stéphane Séjourné. - En ce qui concerne le volet économique, nous travaillons étroitement avec Bercy. Nous sommes en pointe en Europe en matière de coordination et d'efficacité dans le domaine de l'influence. Le ministère des affaires étrangères met en oeuvre une stratégie en matière de diplomatie économique. Nous cherchons à monter en compétence, en nommant par exemple des agents du ministère de l'économie à certains postes à l'étranger. Les enjeux varient selon les pays. Il importe donc être agile, de nommer les bonnes personnes, possédant les bonnes compétences, aux bons endroits.
Il faut aussi « jouer groupé » au niveau européen. Si les Vingt-Sept n'arrivent pas à élaborer une stratégie économique commune, ils seront déclassés par les Chinois et les Américains. Le Président de la République a toujours eu pour ambition que l'Europe puisse parler d'une seule voix - je vous accorde que nous n'y sommes pas encore. Nous devons continuer à emmener dans nos déplacements à l'étranger des représentants politiques ou économiques d'autres pays européens - et réciproquement. C'est ainsi que nous apprendrons à intégrer systématiquement la dimension européenne dans nos politiques.
Nous avons demandé à un ambassadeur de rédiger un rapport sur les Frères musulmans et leur influence. J'attends ses conclusions pour en tirer les leçons opérationnelles. La direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) et le ministère de l'intérieur ont déjà travaillé sur ce sujet. La stratégie d'influence de cette mouvance n'est pas dure, violente, comme celle de la Russie : elle est larvée, souterraine et idéologique. Elle n'en est pas moins dangereuse pour autant, par ses effets de déstabilisation, pour la cohésion de notre société. La réponse doit donc être différente. Il ne suffit pas de dénoncer publiquement des ingérences sur le sol français ou des fake news sur les réseaux sociaux : il convient d'élaborer une stratégie globale, de surveiller certains acteurs, d'apporter une réponse idéologique et de mener un combat politique et culturel autour d'un certain nombre de valeurs. Cela dépasse le cadre du ministère des affaires étrangères, mais il est essentiel que nous ayons une réflexion collective sur ce sujet.
M. André Reichardt. - Que pensez-vous des stratégies d'influence des pays du Golfe ? Ne faut-il pas y voir une forme d'ingérence ? Je pense notamment au Qatar, qui finance à grands frais certaines associations ou certains clubs, ou encore à l'Arabie saoudite.
Je viens d'assister à l'audition de l'ambassadeur de France au Togo par le groupe sénatorial d'amitié France-Afrique de l'Ouest, que j'ai présidé pendant longtemps. Il nous a expliqué que le discours antifrançais était permanent dans ce pays. Il n'y a pas d'agressivité, certes, mais chaque fois que quelque chose ne fonctionne pas, on incrimine la France ! J'ai pu constater, lors de mes déplacements, à quel point ce type de discours était répandu en Afrique de l'Ouest, même au sein de pays amis.
Existe-t-il une vraie stratégie française pour contrer ces messages négatifs, qui sont propagés par certains de nos adversaires ? A-t-on pris conscience de la nécessité de faire remonter la cote d'amour de notre pays sur ce continent ? Ne faudrait-il pas avoir une approche différente de la francophonie ou mieux valoriser le travail de l'Agence française de développement (AFD) ? Celle-ci fait beaucoup pour ces pays, mais on n'en parle jamais, car son action est considérée comme normale sur place, alors que quand la Chine fait quelque chose, on le sait ! Je prendrai l'exemple d'un pays qui a été pendant très longtemps francophile. La Chine a construit son Parlement : deux gigantesques calicots de dix mètres de long sont encore affichés à l'entrée, avec le portrait du président du pays et celui de Xi Jinping !
La France a-t-elle une vraie stratégie, non pas défensive, mais offensive en la matière ? Nous dépensons beaucoup d'argent, mais les résultats ne sont pas à la hauteur de nos attentes.
M. Stéphane Séjourné. - Je commencerai par les investissements étrangers en France. Il ne faut pas confondre perte de souveraineté et investissements en France. Concernant les pays que vous avez évoqués, nous étudions, attentivement et de manière transparente, en en discutant avec eux, chacun de leurs investissements, que ce soit dans l'immobilier ou dans des secteurs plus stratégiques, que nous apprécions au regard de notre objectif de préserver notre souveraineté nationale. Cette grille de lecture est intégrée à notre stratégie. Avec la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République, notre vigilance est désormais absolue, tout comme l'est notre volonté de lutter contre le séparatisme et le communautarisme en France.
A contrario, ces pays comptent sur nous pour investir dans les domaines culturels, y compris sur leur territoire. Je ne parle pas d'investissements financiers, mais plutôt d'investissements à vocation historique. À cet égard, AlUla est un très bon exemple. En partageant nos compétences dans ces domaines, nous valorisons l'image de la France. Et cette politique d'influence française est assumée, même si elle n'est pas sans contrepartie.
Concernant nos stratégies en Afrique, nous n'agirons pas comme la Chine. De fait, vous ne verrez pas une photo ou une statue du Président de la République française accrochée à l'intérieur de l'assemblée de tel ou tel pays. Nous sommes en train de mettre en oeuvre, avec l'Agence française de développement, une stratégie pour un pilotage politique très fin de ses objectifs. L'AFD est un instrument fondamental pour le développement des pays concernés, mais c'est aussi un instrument de l'influence française, au bon sens du terme, qui doit nous permettre de regagner la confiance de ces peuples, qui ont été parfois instrumentalisés par des opérations d'ingérence.
Cette stratégie doit être partagée avec la représentation nationale. J'ai moi-même été déjà auditionné sur ce sujet à l'Assemblée nationale.
Les projets que nous menons dans ces pays doivent être identifiés. Il est tout de même problématique, je suis bien d'accord avec vous, qu'on ne sache pas toujours que tel ou tel projet important est financé par la France. Peut-être convient-il de redéfinir les priorités. Ainsi, nos ambassades disposent de fonds grâce auxquels elles peuvent, en toute flexibilité, pour de petits montants, financer une association, un projet de quartier, etc., actions qui sont parfois presque plus efficaces que les grands projets que nous soutenons avec des moyens financiers importants.
Je rappelle que notre aide au développement a été doublée en sept ans. Il convient donc que nous nous réinterrogions sur notre stratégie collective en la matière.
Par ailleurs, nous avons décidé de doter nos ambassades de services de presse, qui n'en disposaient pas toujours - c'est pourquoi les effectifs de mon ministère ont crû de 123 équivalents temps plein (ETP). Ces services doivent être notre « bras armé » local à la fois en exerçant un rôle de veille, en faisant remonter un certain nombre d'informations, mais surtout pour communiquer. Voyez avec quelle puissance des ambassades russes, quand elles le décident, communiquent, soit dans la presse nationale, soit au moyen d'un porte-parole, comme c'est le cas en France.
Le sentiment anti-français peut être réel, notre pays peut faire l'objet de critiques, sans que celles-ci aient les conséquences qu'on a pu observer au Sahel. C'est le propre du débat démocratique. En France, le débat politique peut être animé sur des pays comme les États-Unis ou la Chine, différentes thèses peuvent s'opposer à leur sujet sans que cela n'emporte de conséquences dramatiques ou irréversibles dans notre relation avec ces pays. Il faut donc faire la part des choses.
En Côte d'Ivoire, la France a fait l'objet de critiques. Je suis en contact avec les autorités pour établir un partenariat très différent. Nous voulons privilégier les diasporas qui, bien que jouissant de la nationalité française, veulent revenir en Côte d'Ivoire pour y produire et construire un projet entrepreneurial.
C'est à nous, donc, de répondre aux critiques.
Au Sénégal, de la même manière, les choses n'ont pas pris les mêmes proportions qu'au Burkina Faso ou au Niger.
Il faut donc établir des distinctions selon les pays et mesurer les conséquences dans le débat public de ces critiques à l'encontre de la France. Autant nous devons assumer la dimension politique, autant nous devons combattre tout ce qui relève de l'ingérence. À défaut, si on fait l'amalgame entre l'une et l'autre, on verse dans la stratégie chinoise ou dans la stratégie russe. C'est ce qui explique les déconvenues que nous avons connues dans notre relation avec ces pays avec lesquels nous avons une histoire en commun.
Il faut également faire très attention à la manière dont notre stratégie d'influence est perçue à travers les critiques qui nous sont adressées ou la demande de partenariats plus équilibrés, surtout quand des puissances étrangères se trouvent derrière pour contrer nos intérêts fondamentaux dans tous ces pays.
Mme Évelyne Perrot. - Monsieur le ministre, je me suis rendue à l'ambassade de France au Yémen, installée à Riyad. Elle exerce ses activités dans des conditions difficiles, faute de moyens, en dépit du travail considérable qu'elle effectue. La situation au Yémen étant ce qu'elle est, il importe de regarder les choses d'un peu plus près.
M. Stéphane Séjourné. - J'examinerai avec attention la situation que vous décrivez.
M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le ministre, nous nous rendrons la semaine prochaine en Finlande et en Estonie. Je profite de l'occasion pour vous demander de transmettre nos remerciements à nos ambassadeurs, qui nous ont bien aidés dans la préparation de ce déplacement qui s'annonce intéressant.
Je vous remercie, monsieur le ministre. Nous avons passé près d'une heure et demie ensemble, ce qui me fait dire que nous avons bien fait de maintenir cette audition.
38. Audition, ouverte à la presse, de M. Guy-Philippe Goldstein, chercheur, consultant dans un cabinet de conseil en stratégie - le jeudi 20 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Nous poursuivons aujourd'hui nos travaux avec l'audition de M. Guy-Philippe Goldstein, consultant, enseignant et romancier, spécialiste des enjeux cyber. Nous parvenons quasiment au terme de nos auditions - nous en avons organisé près d'une cinquantaine.
Monsieur, vous nous présenterez, dans une perspective stratégique, un état des lieux de la guerre cognitive, dans ses aspects tant offensifs que défensifs. Nous serons également intéressés par votre analyse de la vulnérabilité cognitive de la société civile et des leviers dont disposent les pouvoirs publics pour renforcer sa résilience. Une délégation de notre commission d'enquête se rendra d'ailleurs la semaine prochaine en Finlande pour examiner ces questions.
Avant de vous donner la parole, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Guy-Philippe Goldstein prête serment.
M. Dominique de Legge, président. - Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, sur les réseaux sociaux du Sénat, puis consultable en vidéo à la demande. Elle fera l'objet d'un compte rendu publié.
Vous avez la parole pour un propos introductif d'une durée de quinze à vingt minutes. Après quoi, le rapporteur et les membres de la commission d'enquête vous poseront des questions.
M. Guy-Philippe Goldstein, consultant et enseignant spécialiste des enjeux cyber. - Dans la mesure où vous avez sans doute déjà auditionné beaucoup d'autres experts, en particulier sur les aspects plus opérationnels de la lutte d'influence, mon propos liminaire sera moins tactique, mais plus stratégique. Il s'articulera autour de deux objets dont on parle beaucoup - d'une part, les réseaux sociaux, d'autre part, les questions d'intelligence artificielle - d'une façon qui surprendra peut-être un peu.
En tant que chercheur, enseignant à l'École de guerre économique, advisor pour des groupes privés, mes travaux portent sur les questions non seulement cyber, initialement de défense et de cybersécurité, mais également d'opérations d'influence. Je souhaite également vous faire part de l'évolution de mes réflexions sur une question que je suis depuis une dizaine d'années, plus précisément depuis l'avènement de plusieurs épisodes politiques en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
Dans le contexte actuel, la question que vous posez est extrêmement importante. Je ne saurais trop souligner l'importance des travaux que vous êtes en train de mener et j'expliquerai pourquoi. J'évoquerai ensuite les réseaux sociaux et les limites d'une telle réflexion sur ce sujet, ainsi que les nouvelles pistes qui doivent être ouvertes et la question de l'intelligence artificielle.
Nous évoluons dans un contexte que, dans un article paru voilà deux ans et demi dans Le Monde, j'ai appelé « une guerre froide 2.0 », qui menait initialement à l'affrontement des États-Unis et de la Chine. Depuis, avec l'invasion de l'Ukraine par la Russie et le rôle de la Russie, il y a évidemment eu une accélération et ce que certains analystes-chercheurs, comme Bruno Tertrais, appellent « l'amicale des pays autoritaires » - Russie, Chine, Corée du Nord, Iran - s'est renforcé. Il faut dire que le rôle que joue la Russie entraîne un renforcement de ce pôle et une déstabilisation. On l'a vu pas plus tard qu'hier avec la nouvelle d'un pacte de garanties militaires entre la Corée du Nord et la Russie.
Dans cette nouvelle guerre froide, on retrouve tous les outils de la première guerre froide, ce sur quoi vous travaillez en partie, à savoir les éléments de guerre hybride, que ce soit dans le monde virtuel, cyber, cognitif, ou dans le monde physique, avec des coups d'éclat - en France, ce sont les faux cercueils, les mains rouges, les étoiles bleues, etc. - ou des opérations de sabotage. Tout cela fait partie d'une palette d'actions dites sous le seuil.
Je souhaite appeler votre attention sur le fait qu'il y a une manière de gagner les guerres froides - certes, on n'en a connu qu'une, mais on entre peut-être dans une nouvelle. Ce qui fait la caractéristique d'une guerre froide, c'est qu'elle est froide ; en d'autres termes, il y a un gel de l'affrontement militaire via le nucléaire. C'est un point très important. Parfois, on peut perdre des territoires. Ainsi, quand la première guerre froide a démarré, l'Occident a perdu les pays d'Europe de l'Est, le Vietnam, etc. Pour autant, le bloc occidental a fini par gagner, parce qu'il a tenu plus longtemps. Le nucléaire ayant entraîné un gel de la montée des extrêmes, ce qui a fait qu'un bloc a gagné cette guerre froide, c'est qu'il était plus stable et a bénéficié de plus de croissance et de développement que le bloc adverse. D'ailleurs, les gens du camp d'en face ont fini par se demander s'il ne fallait pas changer de situation. Les Russes ont compris cela. C'est ce que Mark Galeotti a appelé la « doctrine Gerasimov » - il s'est excusé depuis. C'est en effet cet aspect d'attraction - un bloc a un meilleur modèle que l'autre - qui a fait la bascule.
D'une certaine façon, gagner une guerre froide, c'est gagner la guerre sur les influences étrangères. C'est aussi montrer que l'un des blocs est plus résilient que l'autre, que l'on y trouve plus de cohésion, et qui dit plus de cohésion dit moins d'extrémisme. En effet, quand une poussée extrémiste arrive, de quelque bord que ce soit, l'établissement de l'intérêt national et du consensus national devient beaucoup plus délicat.
Je prendrai pour exemple ce qui se passe aux États-Unis. À dessein, j'axerai beaucoup la réflexion sur ce pays, d'abord, parce que, du point de vue de la méthode, il existe beaucoup d'éléments de recherche et de données, ensuite, parce que cela nous permet de faire un pas de côté, d'avoir la distance analytique nécessaire pour essayer de comprendre ce qui se passe et d'être moins subjectif, enfin, parce que ce qui s'y passe se produit, malheureusement, très souvent, dans le reste de l'Occident cinq à dix ans plus tard.
Si l'on prend l'histoire de la polarisation politique aux États-Unis, depuis plus d'un siècle, on constate, d'après les études DW-Nominate, un moment d'accélération depuis soixante-dix ans. Cette polarisation politique est le produit d'un désordre difficile à identifier. Celui-ci se manifeste au travers de la polarisation politique, mais aussi d'autres phénomènes. Ainsi, les statistiques qui ont été réalisées par le Congrès américain et analysées par Robert Putnam - il s'agit là aussi d'une courbe en forme de U avec une accélération - portent sur le désordre mental et la santé mentale allant jusqu'aux deaths of despair (morts par désespoir), comme les appelle l'économiste anglais Angus Deaton, que ce soit par suicide, par overdose ou par excès d'alcool.
Il y a un lien potentiel entre, d'un côté, un désordre qui va amener, par exemple, à moins de participation politique, à une extrémisation des propos, parfois même à une augmentation du crime et de la violence politique et, d'un autre côté, ces éléments de désordre mental.
Chaque année, l'institut Gallup établit des sondages portant sur l'évaluation, par chaque personne, de la qualité de sa vie via une note de 0 à 10. En l'espace de quinze ans, aux États-Unis, le nombre de personnes qui notent leur vie 0 sur 10 est passé de 1 sur 65 à 1 sur 13. L'explosion de la solitude est peut-être l'une des raisons à l'origine d'une telle évaluation. Ainsi, toujours aux États-Unis, depuis trente ans, le nombre de personnes n'ayant aucun ami proche est passé de 1 sur 30 à 1 sur 6.
À cette solitude s'ajoute un manque d'espoir. On constate en effet une sorte de corrélation entre tous ces éléments à l'origine de ce désordre plus profond qui s'exprime par la polarisation politique, mais qui s'exprime aussi, d'une autre façon, socialement et en termes de santé mentale.
Face à ce constat, on parle beaucoup aujourd'hui des réseaux sociaux - à raison, mais peut-être pas complètement. En effet, quel est l'impact des réseaux sociaux sur le désordre que l'on vient d'évoquer ?
On peut déjà dire que, de manière générale, les médias ont un impact sur la polarisation. En 2022, une étude a été réalisée par des chercheurs de UCLA, de Berkeley et de Yale University sur l'impact des chaînes du câble. Ainsi, en faisant regarder CNN à des gens qui regardent Fox News, on a constaté une légère dépolarisation ; certes, elle a été très temporaire, mais elle montre bien l'impact des médias, en tout cas des chaînes du câble. De la même façon, une étude de 2018 a montré que la disparition de la presse locale dans les zones urbaines américaines avait entraîné une réduction faible, mais significative statistiquement, du nombre de personnes qui, lors des élections, étaient capables d'être bipartisans, c'est-à-dire de voter à la fois pour un parti au Parlement et pour un autre à l'élection présidentielle. Voilà qui peut contribuer à justifier la nécessaire réglementation intervenue depuis la Seconde Guerre mondiale pour, a minima dans les grands médias, assurer l'impartialité, le pluralisme et l'exactitude. Ce sont des éléments qu'on retrouve dans la réglementation relative aux médias de la plupart des grands pays occidentaux.
Venons-en aux médias sociaux. D'un point de vue théorique, les médias sociaux peuvent extrémiser la pensée. J'insiste plus sur le point d'extrémiser la pensée que sur la question de la bulle de filtrage dont on parle beaucoup. En effet, d'une certaine façon, la bulle de filtrage est une théorie conservatrice : celui qui a toujours été centre-droit ou centre-gauche, avec la bulle de filtrage, restera centre-droit ou centre-gauche.
Ce n'est pas ce que l'on voit. Une étude de 2018 du MIT (Massachusetts Institute of Technology) sur la circulation de l'information a montré que, entre 2006 et 2017, sur 3 millions de personnes, les informations surprenantes et fausses étaient tweetées et retweetées 70 % de plus que les informations positives et vraies et, surtout, restaient dans les chaînes de retweets dix à vingt fois plus longuement. D'un point de vue théorique, les algorithmes des réseaux sociaux poussent à l'extrémisation. Cette extrémisation et cette information négative et surprenante peuvent avoir un impact politique.
Quand on associe les études de sciences politiques à la réflexion sur les traits de personnalité, on se rend compte que les électeurs qui connaissent une forme d'instabilité émotionnelle, donc qui sont très réceptifs à une information surprenante et négative, ont plus tendance à voter pour les partis extrémistes, à droite ou à gauche. Une étude menée sur les élections de 2015 en Grande-Bretagne par un chercheur de la London School of Economics l'a montré, mais elle n'est pas la seule.
En théorie, on constate donc un impact des réseaux sociaux, mais qu'en est-il en pratique ? C'est là où les choses se corsent. Dans une première étude menée en 2018, puis reprise en 2020, on a demandé à plus de 2 700 utilisateurs de désactiver Facebook pendant quatre semaines, au moment des élections de midterm de 2018. Certes, ces utilisateurs ont reçu moins d'informations politiques, ce qui a entraîné une forme de réduction de la polarisation sur les opinions relatives aux grands sujets ; en revanche, on n'a pas constaté de réduction statistiquement significative de la polarisation affective, c'est-à-dire ce qui fait que l'on se sent appartenir à un camp ou à un autre. Alors, oui, quelque chose se passe, mais est-ce si important que cela ?
Une étude réalisée un an plus tôt, en 2017, par des chercheurs de Stanford University et du National Bureau of Economic Research (NBER) portant sur les années 1996 à 2016 a montré que les aspects de polarisation étaient beaucoup plus importants dans les groupes d'âge où l'usage d'internet était le plus faible. Il y a donc une décorrélation entre utilisation d'internet et croissance de la polarisation politique. Il faut avoir cela en tête.
Si l'on superpose toutes ces données, on constate que c'est à partir du milieu des années 2010 que les médias sociaux ont obtenu le plus d'impact et deviennent la première source d'information pour les Américains. Pour autant, la véritable accélération de la polarisation politique aux États-Unis ne date pas du milieu des années 2010. Le mouvement est beaucoup plus ancien - sans doute peut-on le faire démarrer au milieu des années 1990. Cela peut être dû aux chaînes du câble, il y a peut-être aussi quelque chose de plus profond, qui doit faire l'objet d'investigations.
Pour ma part, je proposerai de développer quelques pistes nouvelles et de creuser, d'une façon qui sera peut-être un peu surprenante, l'impact de l'intelligence artificielle, puisque c'est l'autre choc qui arrive.
L'une des premières causes possibles de l'augmentation de la polarisation, mais je prends beaucoup de pincettes parce qu'il y a beaucoup de débats d'experts, c'est certaines formes d'inégalités, notamment de revenus. Des études menées par des chercheurs de Princeton, de Berkeley et de Stanford semblent montrer une corrélation entre l'augmentation des inégalités marquées par l'indice de Gini et la polarisation politique, ce grand mouvement que j'ai décrit. On parle d'inégalités de revenus, peut-être faut-il parler d'inégalités de destin, c'est-à-dire quand ces inégalités se creusent et que l'on ne voit pas d'évolution de sa situation personnelle dans le temps, mais aussi d'inégalités de risque - on est exposé à plus de risques que d'autres populations -, peut-être aussi des inégalités d'optimisme et de mobilité sociale.
Il est intéressant de noter que l'impact des inégalités a été étudié par d'autres chercheurs, notamment deux chercheurs britanniques, Pickett et Wilkinson, et il semble bien qu'il y ait une corrélation - j'insiste sur ce mot, car on pourrait dire que corrélation n'est pas causation - avec les problèmes de santé mentale. D'une certaine façon, il y a une logique et l'on va essayer d'en faire le tour.
D'où viennent ces inégalités ? On peut fournir beaucoup d'explications, mais il me semble qu'il y en a une dont on ne parle pas assez et qui a été mise en avant par trois chercheurs : Claudia Goldin, qui a obtenu le prix Nobel d'économie en octobre dernier, Lawrence F. Katz et David Autor, un grand économiste de l'humanité qui a réfléchi d'une façon très critique sur l'impact des nouvelles technologies et l'emploi.
Ils montrent que, dans le cas américain, l'accès à l'éducation en particulier pourrait expliquer l'augmentation forte des inégalités : de 38 % à 75 % des inégalités salariales aux États-Unis entre 1980 et 2017 s'expliqueraient par la différence de salaire par niveau d'éducation, donc l'accès à l'éducation. L'accès à l'éducation a évidemment un lien direct avec ce qui relève de la mobilité sociale et de l'espoir - j'en reviens à des questions de nature psychologique.
Ces inégalités sociales entraînent des divergences sociales, donc un risque de compartimentalisation de la société, ce qui peut favoriser un plus grand risque de solitude. Ces éléments ont notamment été étudiés par Robert Putnam dans un ouvrage de référence, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, mais aussi dans The Hupswing, paru en 2021.
Je voudrais maintenant commencer à ouvrir des pistes de solutions. Certes, on constate un effet de polarisation depuis le milieu des années 1960, mais, avant - et c'est toute l'histoire de la première partie du XXe siècle américain -, on relève un effet de dépolarisation. Je renvoie de nouveau aux travaux de Claudia Goldin et Lawrence F. Katz, en particulier un essai de 2009 qui, pour moi, explique une grande partie de ce qui se joue, The Race between Education and Technology.
Ce qui est très intéressant dans ce mouvement de dépolarisation, et je vais faire le lien avec l'intelligence artificielle, c'est qu'il démarre à la fin du XIXe siècle, avant même la Première Guerre mondiale. Entre 1900 et 1912, une baisse de la polarisation politique s'amorce déjà, c'est-à-dire à un moment où survient une révolution technologique peut-être aussi importante que celle de l'intelligence artificielle, celle de l'électrification. L'électrification transforme les ateliers en usines et renforce le rôle du mécanicien, qui est bien diplômé pour l'époque, mais réduit le rôle du manoeuvre qui devait rapporter les pièces d'un endroit à l'autre - tout ce processus est transformé et remplacé par des machines.
Pour autant, on assiste à un phénomène de dépolarisation, et ce, parce qu'au même moment a lieu un très grand mouvement, très bottom up, The High School Movement, où, tout d'un coup, une très large partie de la population accède à l'éducation secondaire. On passe de 10 % de la population ayant le niveau bac en 1910 à 50 % en 1940. Ce phénomène se poursuit avec le GI Bill, avant de stagner à partir des années 1960-1970. On se retrouve alors dans la situation actuelle : on a permis le passage d'une très large partie de la population au niveau secondaire, comme on l'avait fait au cours du XIXe siècle au niveau de l'école primaire, mais, au niveau de l'école tertiaire, on bloque à 40 %-50 %.
C'est là qu'arrive l'intelligence artificielle. L'intelligence artificielle présente de nouveaux risques, en particulier en termes de deepfake, mais aussi potentiellement de facilitation d'attaques cyber. Elle pose aussi potentiellement des questions sur l'emploi, et l'on voit bien à quel point l'emploi peut avoir un impact sur la cohésion sociale, donc sur le fait de gagner ou pas cette guerre froide 2.0.
Plusieurs études sont parues. Certaines de Goldman Sachs ont annoncé que plus d'un quart des emplois seraient transformés, réduits ou remplacés à cause de l'intelligence artificielle.
Que disent l'économiste David Autor et les auteurs qui ont étudié la question de la course de vitesse entre l'éducation et la technologie ? Très récemment, David Autor, qui, d'habitude, est très critique sur l'impact des nouvelles technologies sur l'emploi, a pour la première fois dit qu'il serait peut-être possible, grâce à l'intelligence artificielle, de renforcer les classes moyennes. Ce qui est au coeur de cela, c'est la démocratisation de l'accès à l'expertise, d'autant plus que l'intelligence artificielle, en particulier l'IA générative, peut s'utiliser grâce à un nouveau langage de programmation que nous avons tous en possession, puisque c'est le langage naturel. C'est ce que dit Andrej Karpathy, qui est un très grand chercheur sur la question.
En d'autres termes, si, tout à coup, nous avons les plus grandes expertises à portée de doigt, le « monopole » de l'élite des experts va se réduire et l'on retrouvera peut-être cette contraction sur les primes des plus hauts diplômés qui a existé par le passé sur d'autres métiers grâce à l'accès à l'éducation.
Cela concerne deux secteurs : le monde du travail et l'éducation.
Je n'évoquerai que des études extrêmement récentes, car l'idée générative l'est elle-même. C'est pourquoi il faut prendre tout ce que je vais vous dire avec des pincettes. Il s'agit d'un domaine encore expérimental, que je trouve fascinant à titre personnel.
Pour ce qui concerne le monde du travail, deux études récentes ont montré que, dans des métiers à faible qualification, par exemple des call centers aux Philippines, l'IA générative entraîne une augmentation de la productivité. Toutefois, j'insiste sur ce point, l'augmentation de la productivité est plus forte sur les populations les moins performantes au travail. En d'autres termes, ce sont les « moins bien notés » qui en profiteront le plus. De l'autre côté du spectre, regardons à quelle vitesse les consultants de Boston Consulting Group, qui sont extrêmement diplômés, sont capables d'accomplir des tâches compliquées : de la même façon, on constate, en moyenne, une hausse de la productivité, mais celle-ci est surtout forte chez les « les plus mauvais ». Cela signifie donc une forme d'égalisation par le haut des performances, ce qui confirme les propos de David Autor.
Dans le domaine de l'éducation, que ce soit l'école ou la formation professionnelle, il y a une dimension très importante qui est le tuteur et le tutorat. Plusieurs études l'ont montré : si vous avez un tuteur personnel, vous allez passer du top 50 % au top 35 %, mais cela coûte cher. Tout d'un coup, on peut régler ce problème avec l'IA générative, qui permet d'avoir un tuteur informatique, c'est-à-dire un logiciel à très bas coût.
Il y a eu une étude sur l'apprentissage en chirurgie simulée avec des étudiants en médecine au Canada, et une autre sur l'apprentissage du langage de programmation Python, avec Microsoft et l'Institut Max Planck. Dans les deux cas, on s'est rendu compte qu'un tuteur IA arrivait à des résultats équivalents à ceux d'un tuteur humain. Et ces études datent d'avant ChatGPT 4.0.
Pour conclure mon propos préliminaire, je dirai que la résilience de la société est une clé de la victoire ou de la défaite dans cette guerre froide 2.0. À cet égard, ce que vous faites est absolument fondamental. S'il est vrai que les différentes formes d'inégalité ou d'inadaptation à ces transformations peuvent dégrader la résilience du corps social et donc, d'un point de vue défensif, nous exposer à des attaques cognitives ayant beaucoup plus d'effets, la technologie, bien employée, bien distribuée, pourra paradoxalement renforcer la résilience de la société et donc garantir la sécurité de la nation.
M. Dominique de Legge, président. - J'ai noté ce qui m'est apparu comme une contradiction. Vous avez dit que les médias sociaux avaient tendance à « extrémiser » la pensée, pour ajouter plus loin que la fréquence d'usage des médias sociaux ne conduisait pas à la polarisation. Comment combinez-vous ces deux affirmations ?
M. Rachid Temal, rapporteur. - Votre présentation permet d'élargir notre spectre de réflexion.
Je reviens sur la question du cyber et des protections. Dans vos ouvrages, vous faites de la prospective sur ces thèmes. Aujourd'hui, quelle est votre perception de cette guerre cognitive et des ingérences ? Comment envisagez-vous l'avenir ? En dehors de la résilience, comment notre pays peut-il développer ses capacités de lutte ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Théoriquement, on pourrait penser qu'il y a une extrémisation ; dans les résultats empiriques, c'est moins évident, parce que l'être humain n'est pas exposé seulement aux réseaux sociaux : il y a l'environnement professionnel, la famille, les amis, les conditions sociales.
Je ne nie pas un impact des réseaux sociaux, mais le piège qui nous est tendu et qui pourrait faire « gagner » nos adversaires ne se limite pas strictement aux réseaux sociaux. Beaucoup de chercheurs en cybersécurité travaillant sur cette guerre cognitive se sont focalisés sur les réseaux sociaux, mais il est apparu que le problème était beaucoup plus complexe. Comme toujours, les technologues ne voient que sous le prisme de la technologie, à l'instar d'une personne avec un marteau qui pense que tout ressemble à un clou. L'être humain est plus complexe. Dans l'histoire de cette polarisation, les réseaux sociaux n'interviennent qu'en dernier ressort. C'est ce qui s'est passé avant qui doit vous intéresser.
J'en reviens à la cybersécurité, et je finirai par faire un lien avec la guerre cognitive.
Sur certains théâtres de conflit - là où il y a le plus d'innovations -, on voit de plus en plus d'opérations de hack-and-leak. C'est le cas notamment au Moyen-Orient. Le principe est de monter des opérations de hack contre certaines cibles qui n'aboutissent pas vraiment, mais qui servent en fait à jeter le discrédit sur l'ennemi, en gonflant les résultats de ladite opération. Par exemple, des hackers iraniens ont fait croire qu'ils avaient hacké les caméras de la base aérienne de Netivot en Israël, alors qu'ils avaient juste atteint une autre ville dénommée Netivot, qui n'avait rien à voir. De même, en France, des hackers russes ont prétendu avoir attaqué avec succès un grand barrage hydroélectrique en mars dernier, alors qu'ils n'avaient atteint qu'une microcentrale alimentant 300 personnes. La résonnance a quand même été forte.
Cela démontre peut-être aussi une amélioration des défenses cyber occidentales. En tout cas, ce faisant, nos adversaires essaient de jeter le discrédit sur nous. Le risque existe pour les jeux Olympiques : rappelons-nous ce qui s'est passé à Pyeongchang lors de la cérémonie d'ouverture. Néanmoins, je penche plutôt pour de petites opérations « faisant semblant de », comme celles que je viens de décrire.
Pour la défense nationale, devons-nous considérer que nous sommes face à une arme susceptible de créer un grand black-out ? Ce n'est pas le scénario de la guerre en Ukraine, alors que les Russes s'y sont essayés, en particulier dans les quarante premiers jours. Les Ukrainiens ont parfaitement résisté.
Vous le savez, j'ai un cours à l'École de guerre économique sur la cyberpuissance. J'ai également abordé ce sujet dans mon roman Babel Minute Zéro, ainsi que dans certains de mes articles de recherche qui reprennent des éléments avancés par des chercheurs comme Robert Jarvis : on sent une capacité des armes cyber à avoir des effets stratégiques, mais on ne les a pas vus en Ukraine. Ce conflit sera peut-être une première victoire cyber-défensive, alors que l'avantage semblait du côté de l'attaquant.
Néanmoins, j'attire votre attention sur certains coups d'éclat militaires qui ont eu pour cadre le conflit larvé Israël-Iran entre 2020 et 2023. Ainsi, 77 % des stations-service iraniennes ont été mises hors d'usage par une cyberattaque en 2021. De même, des aciéries ont explosé de l'intérieur, après une prise de contrôle des caméras de contrôle afin de vérifier qu'il n'y avait pas de personnels civils, et ce pour rester dans les limites du droit de la guerre.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous nous interrogeons depuis le début de nos travaux sur les capacités de mesure de l'impact réel ou supposé de cette guerre cognitive. Considérez-vous qu'il soit possible de développer un outil de mesure fiable pour évaluer l'impact réel de ces actions sur l'individu et la société ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Non seulement un, mais plusieurs, dirai-je. Effectivement, nous n'avons pas d'éléments statistiques précis dans ces domaines. C'est problématique. Il est possible de comptabiliser les attaques, mais cela revient souvent à ajouter des pommes et des oranges.
Qu'est-ce qu'une attaque par déni de service ? Faut-il la comptabiliser comme l'équivalent d'une attaque de rançongiciel ? À quel point une attaque est-elle vraiment significative ?
Il faut interroger les responsables du Club des experts de la sécurité de l'information et du numérique (Cesin), qui regroupe les responsables de sécurité et d'innovation des plus grandes entreprises en France. Ils essaient d'avoir a minima des éléments de volumétrie, mais c'est très compliqué.
Dans la guerre cognitive, il faut essayer d'évaluer les attaques et nos capacités à nous défendre. Or nous n'avons pas assez d'études à disposition, même sur les plus grands cas d'école, comme l'élection de Trump en 2016. Très peu de chercheurs ont été capables de dire si oui ou non l'attaque cognitive que les Russes ont déclenchée, selon un rapport bipartisan du Sénat américain de 2018, a été le point de bascule, compte tenu des particularités du système électoral américain. Seule une étude statistique sur le Michigan a montré que certains électeurs démocrates les plus exposés aux fake news de Facebook s'étaient plus abstenus qu'habituellement. C'est la seule étude que je connaisse qui ait pu mettre clairement le doigt sur un effet possible de l'opération russe.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans un premier temps, le cyber s'est construit de façon empirique, comme aujourd'hui la lutte contre les influences étrangères. Ne serait-il pas temps que la France se dote d'une stratégie nationale de lutte contre les ingérences étrangères ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Il est nécessaire aujourd'hui d'avoir une forme de mobilisation nationale en matière de réserve. Vous allez faire un voyage en Finlande, et je crois pouvoir dire que ce pays propose le modèle le plus intéressant en la matière. Nous avons besoin de ce type de mobilisation, dans le cyber ou le cognitif, sachant que 90 % à 95 % des attaques cyber sont liées à des erreurs humaines, que ce soit dans le civil ou dans le militaire. Ce chiffre ressort d'une audition d'officiers du Pentagone en 2018.
Il faut d'abord une prise de conscience, puis un apprentissage des comportements à adopter, voire de la réglementation en vigueur. L'authentification multifactorielle est peut-être la seule manière de réduire une partie de ce risque humain. En tout cas, c'est vraiment une lutte où chacun d'entre nous est sur le front, où la faille est le maillon le plus faible. Mais c'est avant tout un sport d'équipe.
Il importe de mobiliser des éléments pour animer une campagne nationale permanente. Certes, le coût est important, mais la qualité de la production française s'en trouvera ainsi améliorée. C'est aussi une dimension de ce qui pourrait être un « made in France ». Un pays comme Israël est en pointe sur ce sujet. Il faut avoir à l'esprit que nous sommes dans un système industriel où la dimension du logiciel est de plus en plus importante. Dans les voitures, c'est 30 % à 50 % de la valeur. Avec l'IA et la miniaturisation, on peut penser que la plupart des objets embarqués finiront par avoir des éléments d'intelligence artificielle ou en tout cas du code. Cette capacité à être bon dans le cyber sera déterminante pour la qualité de la production. Et si la population comprend parfaitement ce risque cyber, nous aurons un avantage non seulement en matière de défense, mais également dans notre capacité à produire de la qualité.
Ce raisonnement sur le cyber peut être plaqué sur le cognitif.
Le cognitif, c'est quoi ? C'est la capacité à bien raisonner, à poser des hypothèses, à ouvrir les perspectives, à aller questionner. Cela doit se voir dans le champ politique, mais aussi dans l'entreprise. Un employeur préfère avoir des employés qui réfléchissent bien et qui sont capables de bien voir toutes les hypothèses, plutôt que l'inverse. C'est ce que l'on appelle un meta skill.
Ayez à l'esprit que l'expansion des expertises que nous allons tous connaître grâce à l'IA fait que les rôles dans l'entreprise seront de plus en plus généralistes. Avec ce système de réserve, nous serons protégés des actions extérieures et le niveau moyen de nos employés et salariés sera amélioré. Ils seront capables de bien réfléchir, de bien poser les questions, d'aller aux sources des données rapidement, de savoir utiliser les outils, de juger.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Vous mettez en avant la résilience dans le modèle démocratique et prétendez que l'IA peut être un outil de réduction des fractures et des inégalités. Il y a comme une forme de contradiction : l'IA générative permet d'amplifier les ingérences étrangères, mais reste potentiellement notre meilleure alliée pour nous en sortir. Comment gérer cette contradiction ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Avec une voiture qui s'apprête à prendre un grand tournant, il faut non pas freiner, mais accélérer. Cette métaphore illustre bien la situation dans laquelle nous sommes.
Je vais vous dire des choses sur l'IA que je n'aurais jamais imaginé vous dire voilà douze ou dix-huit mois, d'autant que je ne suis absolument pas « technosolutionniste » la plupart du temps, bien au contraire.
Tout d'un coup, avec l'IA, ce système que l'on peut programmer avec le langage naturel, des capacités considérables sont mises à disposition du plus grand nombre. Pour moi, l'apparition de ChatGPT a d'abord été un instant de saisissement en négatif, compte tenu de nos difficultés à pousser le curseur en matière d'éducation, au contraire de pays comme la Corée du Sud ou le Japon. Mais les premières études ont fait apparaître ces tendances à l'égalisation vers le haut. Certes, c'est un début, et il va falloir pousser les études, mais des éléments logiques laissent entrevoir quelque chose de révolutionnaire. Je ne suis pas le seul à le dire : David Autor, qui est un économiste bien plus éminent que moi, l'a aussi prédit.
Il y a également ce que l'IA laisse espérer en matière de tutorat. Salman Khan et ses équipes ont sorti des publications à ce sujet qui me semblent un peu exagérées, mais il y a du potentiel, et ce pour toutes les classes d'âge, y compris les plus avancées. Nous ne sommes qu'au début du chemin et l'évolution est très rapide.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Dans cette guerre froide 2.0, pour reprendre votre expression, il y a un aspect défensif, mais également un aspect offensif. Dans le respect des principes démocratiques, nous avons des difficultés à imposer un narratif, si tant est que nous en ayons un. Sur qui l'État pourrait-il s'appuyer pour construire et imposer ce nouveau narratif français ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Je reprends cette idée de réserve cognitive qui serait capable de porter une parole de vérité. Le debunking ne marche pas nécessairement, mais c'est une façon de tracer une ligne et de refuser ce que certains psychologues appellent l'ouverture de la fenêtre d'Overton. Il faut être capable de tenir la ligne au regard de nos valeurs, en essayant de rechercher la vérité, parce que c'est l'ADN des démocraties libérales. Ce type de questions se posaient déjà durant la Seconde Guerre mondiale : jusqu'où pouvait aller la propagande pour faire triompher nos valeurs ? Si l'on va trop loin dans le mensonge, il y a perte de la raison même pour laquelle nous nous battons.
Aujourd'hui, nous sommes encore un peu dans l'aspect défensif et de résilience, mais nous devons être capables de porter un langage de vérité, de produire un contre-discours. Mais la vérité reste le coeur de la méthode scientifique : plusieurs personnes vont faire la même expérience et aboutir à la même conclusion ; on peut alors se dire que la vérité est proche.
Je milite pour une communauté de debunking basée sur des méthodologies et des valeurs communes, avec des outils qui peuvent être différents. C'est valable pour le monde politique comme pour la sphère économique privée. On a ainsi vu se développer une industrie du cyber utilisant l'expertise d'anciens militaires aux États-Unis, en Israël ou en France. Celle-ci se tient très bien aujourd'hui. Il y a peut-être là une perspective sur le cognitif, les entreprises privées ayant tout intérêt à avoir des employés, des collaborateurs qui savent réfléchir mieux que leurs compétiteurs.
M. Dominique de Legge, président. - Vous avez affirmé que l'IA contribuait à un nivellement par le haut, mais le terme de « nivellement » renvoie à l'idée d'uniformité. Risquons-nous d'aboutir à une société dans laquelle prévaudrait une forme de pensée unique ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - J'ai évoqué une égalisation par le haut et non pas un nivellement. Vous avez raison d'insister sur le fait qu'il ne doit pas s'agir d'une convergence qui aboutirait à l'uniformisation des points de vue. La force de notre société libérale et démocratique, mais aussi de notre société capitaliste, réside dans sa capacité à trouver de nouvelles idées et à permettre à chacun de trouver et d'explorer le plus loin possible son propre chemin.
Dans le cadre de cette égalisation par le haut, on peut imaginer que l'amélioration des performances et la réduction du risque de décrochage permettront d'ouvrir des portes et d'explorer les différentes pistes.
Une des figures de l'économie de l'innovation est celle d'un individu qui a développé sa start-up seul dans son garage : fort bien, mais ce garage est généralement celui de son père. Dans certains modèles sociaux, par exemple le modèle scandinave, une forme d'égalisation est à l'oeuvre, mais est accompagnée d'une incitation à l'investissement : la Suède est d'ailleurs l'un des pays où l'investissement en capital-risque dans l'innovation est le plus élevé, alors qu'elle n'est pas directement connectée à des grands marchés de capitaux à la différence du Royaume-Uni avec la City de Londres.
Nous entrons dans une période dans laquelle nous devrons trouver un équilibre entre les trois termes de la devise républicaine : nous avons à la fois besoin d'égalité et de liberté et un bon dosage entre ces deux valeurs doit apporter cet élément de résilience qu'est la fraternité.
M. Akli Mellouli. - Quelle importance accordez-vous à la formation et à la sensibilisation des citoyens et des salariés face aux menaces de cyberespionnage et de désinformation ? Quels programmes ou initiatives de sensibilisation recommanderiez-vous afin d'améliorer la vigilance et la résilience de notre population ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Cette sensibilisation est fondamentale et a de l'intérêt tant pour l'État que pour l'employé : bien réalisée, elle permettrait de savoir identifier les sources et de raisonner de façon logique en évitant de céder à l'émotion et de retenir la première solution venue. Une telle démarche viendra en aide au politique et à l'entreprise, puisque les acteurs économiques et les collaborateurs seront plus compétents.
Ladite sensibilisation pourrait consister à apprendre à rechercher la vérité au travers de la méthode scientifique ou de la méthode journalistique. Des outils et des formations devraient être mis en place à cet effet, dans un monde où le numérique désormais augmenté par l'IA offre la possibilité de développer et de distribuer des outils à un coût encore plus faible, afin de les tester. Il s'agirait dans le même temps de créer une communauté qui pourrait être structurée dans une sorte de réserve, l'idée étant de bâtir un dispositif « gagnant-gagnant » pour tout le monde, à l'instar du marché de la cybersécurité : il s'agit d'un marché stable et pérenne, car il offre un retour sur investissement pour tous les acteurs.
Quant aux techniques elles-mêmes, elles peuvent consister à s'inspirer du travail des journalistes, c'est-à-dire en recherchant et en vérifiant les sources, démarche qui existe d'ailleurs dans des groupes sociaux en ligne tels que Wikipédia.
M. Akli Mellouli. - Pensez-vous que la législation actuelle est suffisante pour protéger notre pays ? Sinon, quelles modifications recommanderiez-vous ?
M. Guy-Philippe Goldstein. - Il me semble que certains dispositifs et éléments d'une mobilisation nationale font défaut dans le domaine du cyber comme du cognitif - sur ce dernier aspect, il faut cependant faire attention à ce que l'on fait, par exemple si on entre dans une logique de contre-discours.
Beaucoup de choses ont été mises en place, mais, je le redis, il faudrait mener une réflexion sur une réserve de masse et sur une base scientifique, des éléments qui manquent à l'heure actuelle. Un espace dans lequel des personnes seraient associées pour faire de la R&D permettrait aussi de constituer une autre base, qui serait - j'ose dire le terme - industrielle : si telle ou telle solution venait à être identifiée en France, nous serions en mesure de la diffuser chez nos alliés occidentaux.
39. Audition, ouverte à la presse, de M. Sébastien Lecornu, ministre des armées - le mardi 25 juin 2024
M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie d'avoir accepté de venir devant notre commission, qui termine cette semaine ses travaux après une cinquantaine d'auditions, et celle de plusieurs membres du Gouvernement : M. Darmanin, M. Barrot, Mme Retailleau, M. Séjourné.
Il nous paraissait indispensable de vous entendre au regard du rôle que votre ministère joue dans la gestion et la prévention des influences étrangères. Vous nous expliquerez comment celui-ci réagit face à ces menaces. Mais nous attendons surtout de vous que vous nous expliquiez dans quelle stratégie d'ensemble les armées opèrent.
Votre ministère dispose d'une expertise reconnue, mais de nouveaux opérateurs sont apparus. Viginum, le service de vigilance et de protection contre les ingérences numériques étrangères, a été créé en 2021 ; il intervient tout particulièrement dans la dénonciation des manipulations de l'information provenant de l'étranger.
Le Président de la République avait annoncé dans la revue nationale stratégique 2022 la création d'une nouvelle fonction stratégique d'influence, dont la responsabilité a été confiée au ministère de l'Europe et des affaires étrangères.
Nous constatons d'ailleurs qu'en fonction des sujets, aussi bien vous que M. Séjourné pouvez faire des déclarations pour dénoncer telle ou telle annonce d'un ministre russe ou d'un responsable azerbaïdjanais.
Nos auditions ont fait apparaître une juxtaposition de différents acteurs, notamment dans la lutte contre les manipulations de l'information. Contrairement à la cyberdéfense, il n'existe pas encore de stratégie nationale dans le domaine de la lutte contre les manipulations de l'information à l'échelle nationale, valable aussi bien pour le domaine militaire que civil.
L'expérience de votre ministère a été éclairante, puisque vous êtes, semble-t-il, le seul à avoir rendu publique une partie de la doctrine des armées dans les trois domaines que sont la lutte informatique défensive, la lutte informatique offensive et la lutte informationnelle.
Cette audition fait l'objet d'une captation vidéo qui sera diffusée sur le site internet et, le cas échéant, les réseaux sociaux du Sénat. Elle sera consultable en vidéo à la demande.
Avant de vous donner la parole, monsieur le ministre, il me revient de rappeler qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête est passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête. Je vous invite à prêter donc serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Sébastien Lecornu prête serment.
M. Sébastien Lecornu, ministre des armées. - Je vous remercie de me consacrer cette dernière audition. Pour commencer, je rappellerai quelles sont les compétences historiques du ministère des armées relativement au sujet qui nous intéresse aujourd'hui entre action sur le territoire national et action en dehors du territoire national, avant de détailler devant vous les menaces concrètes auxquelles nous sommes confrontées et de répondre à vos questions, occasion pour moi d'aborder notre stratégie d'ensemble.
Les influences étrangères ont toujours existé. La première particularité de l'époque actuelle, c'est qu'on assiste au retour d'une compétition débridée entre les grandes puissances. Après les années de dégel, la fin de la guerre froide, la dissolution du pacte de Varsovie, la chute du rideau de fer, le fait terroriste a dominé les préoccupations de l'ensemble des services occidentaux, sans anéantir totalement les actions d'influences étrangères, en premier lieu l'espionnage : l'espionnage militaire, l'espionnage des industries de défense et, de manière renouvelée depuis deux ans, des actions de sabotage ou de captation d'éléments de souveraineté.
Comme ministre de tutelle de la base industrielle et technologique de défense (BITD), je voulais vraiment commencer par là.
La seconde particularité, c'est l'avènement du cyber, qui change complètement la dimension des ingérences et des influences étrangères - lesquelles ont toujours existé -, de même qu'il modifie notre façon de nous comporter. Surtout, en tant que puissance nucléaire, nous sommes d'autant plus exposés à des menaces hybrides que les menaces directes sont largement contrées par nos moyens de dissuasion ou notre armée conventionnelle.
Il faut distinguer les questions informationnelles des menaces cyber : raconter n'importe quoi sur X, c'est une chose - et ce n'est pas l'apanage des puissances étatiques... - ; mener une attaque informatique, une attaque cyber, c'est autre chose. Et la lutte contre la désinformation, dans laquelle les journalistes ont un rôle à tenir, dépasse le seul cadre de mon ministère.
Les activités d'espionnage se sont densifiées ces derniers mois, singulièrement, avec des approches directes, en particulier d'origine russe, et en revêtant différentes formes.
On ne peut pas parler en 2024 d'influence étrangère sans parler du spatial, puisque c'est un moyen d'accéder à des informations de souveraineté. Ainsi, en 2023, le satellite russe Luch/Olymp-K2 s'est approché de différents satellites français EutelSat développés par Airbus Defence & Space. S'il n'a pas violé les règles de sécurité en conservant une distance raisonnable, ce satellite a néanmoins présenté une menace pour nos moyens de télécommunication et donc pour notre souveraineté nationale.
J'en viens aux menaces cyber. Nous sommes passés d'attaques plutôt crapuleuses menées à des fins de rançonnage - pensez aux attaques menées contre de grands hôpitaux comme celui de Corbeil-Essonnes - à des attaques cyber destinées à obtenir des data ou à détruire des infrastructures numériques. Parfois, les auteurs de ces attaques cyber ne se cachent même plus derrière des proxys tiers, ce qui rend facile d'identifier l'État qui en est à l'origine.
Le ministère des armées, ministère du secret - secret technologique, secret-défense sur les opérations tant des services que des forces armées - constitue une cible particulière. La dernière loi de programmation militaire (LPM) a consacré l'effort consenti pour la Direction du renseignement et de la sécurité de la défense (DRSD), anciennement Direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD), service du ministère des armées dédié à la contre-ingérence. La DRSD avait été fortement touchée par la révision générale des politiques publiques (RGPP). À ce jour, grâce aux nouveaux moyens que vous avez votés, elle compte 1 600 agents militaires et civils, et elle verra son budget augmenter de 97 % sur la période 2024-2030 par rapport à la LPM 2019-2025.
Mon collègue Gérald Darmanin a dû vous le dire : aux côtés de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), compétente en matière de lutte contre les menaces intérieures, la DRSD a tout son rôle à jouer pour contrer les menaces visant particulièrement le ministère des armées. De même, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) mène des actions de contre-ingérence.
Encore faut-il être capable de détecter et d'identifier les influences étrangères, en particulier en matière cyber. Il faut alors relever quatre défis : premièrement, être capable d'identifier à l'instant T l'ingérence étrangère ; deuxièmement, désigner de manière sûre, devant la communauté internationale, l'État qui en est à l'origine ; troisièmement, entraver l'ingérence et y mettre fin ; quatrièmement, être capable de contre-attaquer. C'est évidemment la DGSE qui est chef de file en la matière, et c'est là un défi à la fois technologique et en termes de ressources humaines.
Nos résultats sont tout à fait encourageants : nous comptons à ce jour 4 600 cybercombattants ; ils devraient être 5 600 en 2030. Ces personnels peuvent servir pour les autres services du premier cercle.
Sur la BITD, je vais vous communiquer des chiffres qui n'ont jamais été rendus publics.
Dans ce domaine, la menace prend plusieurs formes.
Première menace : l'espionnage, par différents moyens, classiques ou cyber, indétectables ou difficilement détectables, pour nous voler des compétences et du savoir-faire - même des pays qui ne sont pas nos compétiteurs peuvent s'y livrer - ou pour nous nuire, mené essentiellement par des pays compétiteurs - approche de telle ou telle personnalité dans telle ou telle entreprise, tentatives de cambriolage, tentatives de recrutement... -, dans une optique très « guerre froide » et qui reprend une force particulière depuis deux ans.
Deuxième menace : les actions de sabotage, qui sont clairement liées à la guerre en Ukraine. À cet égard, même s'il faut rester prudent, la France est plus épargnée que beaucoup de ses voisins. Dernièrement, au Royaume-Uni, des actions de sabotage ont été menées contre des industriels de la défense concourant directement ou indirectement à l'aide à l'Ukraine.
C'est pourquoi il importe parfois de dupliquer des outils de production. Ainsi, on a demandé à KNDS France de dupliquer ses capacités d'usinage de telle sorte que, si un outil de fabrication du canon Caesar devait être saboté, il puisse être immédiatement remplacé.
J'identifie les questions industrielles comme un point de vulnérabilité. Certes, nous avons progressé, mais si des actions devaient être menées, elles pourraient être spectaculaires. Nous devons donc nous en prémunir, étant entendu que notre culture en la matière est ancienne, puisqu'elle remonte à la constitution de notre force de dissuasion nucléaire au cours des années 1960, période pendant laquelle nous avons assimilé des règles d'hygiène numérique, d'hygiène de contre-ingérence, d'hygiène d'habilitation. Partant, comment arriver à obtenir des industries de défense une hygiène aussi chimiquement pure et parfaite des programmes d'armement conventionnel ?
Troisième menace, plus classique : la délocalisation des emplois et des savoir-faire. La LPM autorise désormais le ministre des armées à user de pouvoirs de police administrative pour empêcher, par exemple, le recrutement d'un pilote de chasse par une puissance étrangère - avec son savoir-faire. En l'espèce, les équipes de mon ministère attendent les préconisations de votre rapport : jusqu'à présent, on a pu compter avec des comportements individuels vertueux, ce qui est encore le cas aujourd'hui, mais il suffit d'un cas pour que la crédibilité tout entière de notre système s'effondre, même si, à ce jour, des individus qui violeraient des secrets peuvent faire l'objet de poursuites pénales. En tout cas, conformément à mes instructions, la DRSD et la Direction générale de l'armement (DGA) suivent cette question d'une possible délocalisation des compétences, soit individuelles, soit collectives, très attentivement, en y consacrant d'importants moyens.
Quatrième menace : la prise de contrôle des entreprises, sujet clé qui est davantage de la compétence de Bercy. Certes, entrer au capital d'une entreprise ne permet pas pour autant d'accéder à des secrets, mais cela contrevient au modèle tel que nous l'avons conçu.
Cinquième menace : le lawfare, à savoir l'ingérence étrangère par la prescription normative, douce, lente, sucrée de prime abord, mais dont on s'aperçoit ensuite qu'elle va bien plus loin. Je suis particulièrement vigilant à ce que la Commission européenne relaie nos préoccupations en la matière, y compris outre-Atlantique - je pense à la réglementation Itar, ou International Traffic in Arms Regulations.
Les ingérences étrangères n'ont pas toujours un caractère brutal. Non, elles peuvent avoir un caractère légal, par exemple lorsque le Parlement est saisi de projets de loi portant transposition de directives. Nous devons mener un travail collectif sur cette question, même si je n'ai pas toutes les solutions entre les mains.
Quelques chiffres : 80 % de ces attaques, directes ou indirectes - espionnage, sabotage... -, ciblent les sous-traitants. Il est certain que Dassault, Thalès et Safran ont développé en interne des capacités importantes de protection. En revanche, le petit sous-traitant de province qui produit tel composant connexe, mais majeur, est potentiellement plus exposé à ces risques d'ingérence étrangère, « amicale » ou inamicale.
En 2021, une quarantaine de cas d'atteinte physique à ces entreprises ont été dénombrés - intrusion, cambriolage, tentative d'approche -, une cinquantaine en 2022 et en 2023. On ne parle pas là de petites cyberattaques ; on parle d'opérations beaucoup plus structurées et documentées menées par des individus qui, au gré d'une visite, au gré d'un cambriolage qui apparaît comme anodin, tentent de s'introduire au sein de notre industrie de défense pour le compte d'un acteur étranger.
Ces tentatives d'ingérence étrangère « à l'ancienne » mobilisent d'importants moyens de mon ministère.
La BITD doit investir pour sa propre protection : protection cyber, protection matérielle. Quand le ministère des armées achète, avec l'argent du contribuable, du matériel à ces industriels et habilite certains de leurs salariés au secret-défense, les entreprises en question doivent prendre les dispositions qui conviennent à une telle habilitation. Parfois, nous sommes obligés de le rappeler de manière un peu forte, car c'est là une obligation légale pour elles.
Concernant la prise de contrôle capitalistique des entreprises, c'est Bercy qui pilote les dispositifs de contrôle des investissements étrangers en France. Cela étant, en général, nous sommes force d'impulsion. Par exemple, nous avons dit non pour Segault, sous-traitant de la dissuasion, et pour Photonis, fournisseur des forces spéciales qui est depuis lors entré en bourse ; inversement, pour Exxelia, nous avons dit oui, mais avec des conditions très précises.
En la matière, mesdames, messieurs les sénateurs, vous n'échapperez pas au cas par cas. Parfois, une entreprise qui se dit stratégique ne l'est pas vraiment ; inversement, telle autre qui n'a rien de stratégique en apparence réalise 1 % de son chiffre d'affaires dans une activité qui nous intéresse fortement sans qu'on puisse nécessairement le dire publiquement.
Donc, le sujet n'est pas toujours facile à traiter quand il fait l'objet d'une trop forte exposition médiatique et politique.
Nous venons de signer une convention cyber avec les entreprises de la BITD pour accompagner le rehaussement du niveau de protection de nos industries de défense face aux menaces d'ingérence. J'ai demandé qu'elle soit communiquée à votre commission d'enquête.
L'ingérence, dans le domaine de la défense, peut prendre également la forme d'opérations de désinformation visant nos armées.
Depuis deux ans que je suis en poste, je veille à éviter les redondances entre nos services, mais également, bien que les frontières soient immatérielles dans le domaine de l'information, à préserver le partage des rôles entre chacun d'entre eux.
Je vous donne un exemple très précis. Le ministère des armées est concerné au premier chef par la guerre informationnelle autour de ce que fait l'armée française. Cela a été largement évoqué à l'occasion du débat qu'avait demandé le groupe socialiste du Sénat sur le bilan des opérations Serval et Barkhane en Afrique : lors de la restitution aux forces armées maliennes de la base de Gossi, Wagner s'est livré à une manoeuvre informationnelle en mettant en scène un faux charnier dont il s'est servi pour accuser l'armée française de crimes de guerre ; or les moyens de surveillance que nous avions mis en place nous ont permis de les confondre et de dénoncer cette opération militaire de désinformation qui faisait peser sur notre pays le risque d'une atteinte majeure à sa réputation, d'autant que le continent africain est assez poreux face à ce genre de fake news.
Bien que ces faits se soient déroulés hors du territoire national, c'est le ministère des armées qui les a dénoncés et qui a fourni tous les éléments nécessaires, soit aux parlementaires, soit à la presse, comme cela est la règle en démocratie.
Deuxième cas pratique : le 15 mars dernier, la Fédération de Russie a usurpé un nom de domaine officiel de recrutement de l'armée française pour créer le site sengager-ukraine.fr, afin de faire croire que la France allait déployer des troupes en Ukraine, donnant ainsi une forme de crédit à une fausse information et détournant la parole du Président de la République, qui, au moyen d'un verbatim précis, a voulu créer ce qu'on appelle une ambiguïté stratégique. Évidemment, les Russes en ont profité pour faire pencher l'ambiguïté du côté qui les intéressait, en suscitant un débat en politique intérieure française.
On est à cheval, là, sur deux frontières : ce n'est pas au ministre des armées, responsable politiquement devant le Parlement et pénalement devant la Cour de justice de la République (CJR), d'engager les forces armées dans un débat politique ; en revanche, apporter la preuve technique que ce site est faux et dénoncer l'État à l'origine de la manoeuvre, c'est le travail de mes services.
Jadis, ce travail se faisait de manière un peu artisanale. Désormais, et les applications d'intelligence artificielle militaire vont nous y aider, il faut être capable de réagir dans la minute face à cette « industrialisation » des fake news, si BFM vous appelle ou si vous êtes interrogé le jour même au Sénat, en apportant la preuve du caractère fallacieux de telle ou telle information. D'autant que, désormais, la parole officielle vaut la parole de n'importe quel anonyme sur un réseau social, comme on l'a vu pendant la crise du covid avec tous ces faux médecins ou comme on le voit avec tous ces faux experts sur les plateaux de télévision.
Imaginez un instant que nous n'ayons pas pu diffuser, dans les deux heures, les images filmées par nos drones au-dessus de ce faux charnier de la base de Gossi, sur lesquelles on distingue les mercenaires de Wagner déterrer les cadavres, puis les réenterrer ! Heureusement, la cellule anticipation stratégique et orientation (ASO) de l'état-major des armées, suspectant un risque, avait pris les dispositions nécessaires.
Contrairement à ce qui est la règle en droit pénal, à savoir établir la culpabilité d'un prévenu et instruire à charge et à décharge, dans la compétition entre les grandes puissances, c'est l'inverse : tout est à charge, nos services devant agir à décharge. Ce n'est pas qu'une affaire de moyens, ce n'est pas qu'une affaire d'argent, c'est aussi une affaire de doctrine : il faut parfois accepter que des actions grossières de manipulation émanent d'entités inattendues.
La Fédération de Russie, encore elle, a annoncé récemment, via un porte-parole, que des militaires français avaient trouvé la mort dans une frappe en Ukraine, publiant sur les réseaux sociaux la liste de ces militaires. Beaucoup de journalistes tout à fait honorables ont appelé le ministère pour savoir si cette affirmation était exacte - aucune loi ne pourra jamais lutter contre la crédulité des gens et même celle de certaines élites. J'ai immédiatement demandé au bureau réservé, à la DGSE, à la Direction du renseignement militaire (DRM) et à l'état-major des armées (EMA) de m'indiquer comment une telle liste avait pu être établie. Il se trouve que les militaires dont les noms apparaissaient sur cette liste avaient bien mis les pieds en Ukraine, au cours non pas des deux dernières années, mais des dix dernières années ! C'étaient également des techniciens informatiques qui étaient venus réparer les ordinateurs de la mission de défense de notre ambassade de Kiev, des militaires ayant accompagné telle ou telle mission parlementaire, etc. Certains d'entre eux sont même actuellement à la retraite ! En quatre ou cinq jours, nous avons pu indiquer à quand remontait, pour chacune des personnes présentes sur cette liste, son dernier séjour en Ukraine.
Vous mesurez tout le travail de recherche qui est nécessaire pour contrer ligne par ligne un communiqué de presse russe énonçant une contre-vérité. Il y a là une véritable asymétrie.
Je fais très attention à ce que les armées ne soient pas employées à mener une lutte informationnelle qui aurait des répercussions sur le territoire national. Le problème, c'est qu'il n'y a pas de frontière... Imaginez que, dans cinq ou dix ans, le Président de la République décide d'envoyer un corps expéditionnaire dans tel pays pour y protéger ou en évacuer nos milliers de ressortissants. Par définition, autour d'une telle opération d'évacuation et de protection de ressortissants français, de nombreuses fake news iraniennes, russes, etc. écloraient pour dire que l'armée française envahit le pays en question, va mener telle ou telle exaction. Voyez ce qui s'est déjà passé et raconté en Afrique.
Forcément, les armées vont vouloir se protéger sur le terrain informationnel, tout comme elles protègent leurs forces, le ciel, tout comme elles se protègent sur le terrain de la guerre électronique et cyber. Nous allons donc les autoriser à communiquer, comme elles le faisaient jadis avec un communiqué de presse, sauf qu'elles le feront cette fois par un tweet du porte-parole de l'EMA ou au moyen d'une capsule vidéo, sous le contrôle politique du Gouvernement. Le problème, c'est que ces vignettes sont vues autant sur le territoire national que dans le pays en question. Tous les ministères font de la communication, à l'instar de la Délégation à l'information et à la communication de la défense (DICoD). Mais dans le cas d'une manoeuvre informationnelle en tant que telle, il faut faire très attention au rôle de chacun. À cet égard, la guerre d'Algérie nous a enseigné que des dérives étaient possibles, ce qui avait conduit mon illustre prédécesseur, Pierre Messmer, à prendre des mesures pour faire en sorte que les règles d'emploi des armées françaises sur le territoire national soient attentivement respectées.
Pour répondre au président de Legge - qui fait quoi ? -, notre organisation actuelle repose sur de bonnes bases, mais une vigilance accrue dans les années qui viennent devra être de mise quant aux équilibres : au ministère de l'intérieur de gérer le territoire national ; à la DGSI, qui dispose d'officiers de police judiciaire, de gérer le contre-espionnage, la contre-ingérence ; au ministère des armées de prendre part aux efforts des uns et des autres - la DGSE est déjà chef de file dans de nombreux domaines, notamment la lutte informatique défensive et la lutte informatique offensive. Toujours est-il que la mission du ministère des armées est de s'occuper des territoires extérieurs et non pas du territoire national, même si la menace vient de l'extérieur, exception faite de la BITD, qui a un rôle particulier dans notre écosystème. C'est là où l'interministérialité prend tout son sens.
Selon la Constitution, le Président de la République est le chef des armées tandis que le Premier ministre est responsable de la défense nationale. Il n'est pas inutile de le rappeler en cette période. Dans un État de droit, que le Premier ministre soit responsable de la défense nationale est une bonne chose au regard des règles démocratiques, car il est responsable devant le Parlement des différentes opérations qui ont été engagées.
Après, je ne le nie pas, il peut exister des redondances, des phénomènes d'anthropophagie entre les services pour attirer les meilleurs talents, etc. Mais l'essentiel est de veiller attentivement à ce que l'abolition des frontières par le numérique ne remette pas en cause les grands équilibres issus de la Constitution de 1958 quant à la répartition des rôles entre les différents ministères sur les sujets de sécurité. Le Sénat en a d'ailleurs toujours été le garant.
M. Rachid Temal, rapporteur. - J'ai bien noté le débat, très intéressant et potentiellement inquiétant, sur le rôle du Premier ministre dans la lutte contre les ingérences. Je n'irai pas plus loin aujourd'hui...
Après le Mali, après l'Ukraine, après l'épisode du pacte Aukus - un livre sur l'affaire des sous-marins australiens vient d'ailleurs d'être publié -, notre capacité de lutte contre les ingérences s'est-elle améliorée ?
M. Sébastien Lecornu. - Une question similaire m'a été posée devant la délégation parlementaire au renseignement. Là, cette audition est retransmise, je m'exprime sous serment, mais je ne peux pas non plus violer le secret-défense, sinon j'aurai d'autres problèmes par ailleurs...
Jusqu'où faut-il surveiller ses propres amis ? Dans le cas d'Aukus, ce n'est pas un grand compétiteur français qui est venu rafler le contrat sous notre nez : ce sont nos alliés. J'invite le Parlement à y réfléchir. Je n'étais pas ministre des armées à ce moment-là, mais je sais que quelques signaux faibles d'insatisfaction vis-à-vis de Naval Group n'ont pas été pris suffisamment en compte. Florence Parly en était consciente, mais cette insatisfaction a peut-être été banalisée. Donc, quand un client n'est pas content, il faut savoir l'entendre.
Je m'en suis expliqué avec les nouvelles autorités australiennes. La réalité, c'est que nous avons eu affaire, à l'époque, à un gouvernement qui, de sous-marins à propulsion conventionnelle pour assurer la sécurité des côtes australiennes, est passé à des sous-marins à propulsion nucléaire, envoyant ainsi un mauvais signal à la Chine et se fâchant avec son grand voisin qu'est la Nouvelle-Zélande et avec nous.
Cette affaire a coûté cher au contribuable australien. En tant que ministre des armées, je puis témoigner que le dédommagement a été réglé rubis sur l'ongle et que Naval Group n'a pas perdu d'argent, ce qui était bien la moindre des choses. D'ailleurs, le nouveau gouvernement australien a dû s'en expliquer devant son Parlement.
Bref, il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette opération, que je ne mets pas sur le même plan que les autres dossiers que vous avez évoqués.
Je le dis souvent aux équipes du ministère des armées : il y a ingérence et ingérence. De tout temps, des services étrangers ont distribué des billets de 50 euros à des gars pour qu'ils se placent avec un drapeau russe devant une ambassade française en criant : « Vive Vladimir Poutine ! » De fait, la France ne va pas se laisser intimider par cinquante personnes rémunérées pour agiter un drapeau russe devant une ambassade, ou alors nous ne sommes plus la France.
Le vrai sujet est le suivant : comment parvenir à détecter et à attribuer ces opérations, mais également à contrer cette crédulité qui donne à accroire que la France est détestée en Afrique et que la population lui préfère les Russes ? C'est sûr que, quand vous distribuez des billets de 50 euros ou de 100 euros à des gens pour qu'ils aillent manifester devant les ambassades, vous êtes beaucoup plus populaire. Je cite ces exemples, parce qu'ils ont été documentés.
En réponse à votre question, je vous dirai qu'il faut faire preuve de moins de naïveté. Cela ne passe pas forcément par plus d'argent, par plus de technique ou par un changement de doctrine : c'est un état d'esprit qu'il nous faut adopter - moi, les forces armées, les journalistes. Moins de naïveté nous permettra de regarder le monde tel qu'il devient et non pas tel qu'on aimerait qu'il soit.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Au cours de nos auditions, nous avons ciblé les questions liées à la sous-traitance. Je vous remercie des chiffres que vous avez cités. Comment donc renforcer la sécurisation de la BITD ?
On achète parfois des programmes informatiques à un ami compétiteur en y ajoutant, comme on dit, une dose de souveraineté, pensant ainsi être protégés. D'où ma question : comment se doter d'une industrie souveraine, notamment dans la gestion de données ?
M. Sébastien Lecornu. - À question précise, exemple précis en réponse : l'IA. Je suis frappé de voir que le débat sur notre éventuelle dépendance aux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) - si l'on n'y prend pas garde - ne prospère pas plus que cela.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Elle existe déjà !
M. Sébastien Lecornu. - Oui, mais sur des applications qui, à ce stade, ne sont pas souveraines ou d'une absolue sensibilité.
Le ministère des armées utilise des applications d'IA pour gérer les feuilles de salaire des fonctionnaires civils du ministère. La France doit-elle à tout prix développer son propre système d'IA pour cela ? Peut-être. Faut-il que ce soit fait avec de l'argent public ? J'ai un doute. Globalement, le marché français doit nous permettre d'avoir des applications commerciales grand public.
Inversement, pour des applications particulières relatives à la dissuasion nucléaire ou à la planification d'activités par le Commandement des opérations spéciales (COS), c'est-à-dire des activités sensibles, il va sans dire qu'il nous faut les développer nous-mêmes. Cela suppose d'abord un débat d'importance : faut-il le faire en sous-traitance, alors que l'on a déjà recours à la sous-traitance d'industriels pour la dissuasion nucléaire, le M51, le Rafale, où l'intégrité des programmes est parfaite et complète, ou faut-il au contraire en revenir à une logique d'« arsenalisation » et, sur certains métiers cyber et IA, redévelopper en interne avec la participation par exemple de la DGA et de jeunes issus de Polytechnique ? C'est un sujet absolument clé, car l'arsenalisation est l'un des moyens de se protéger.
Comme je l'ai déjà annoncé, cela va nous conduire à maintenir des compétences en matière d'IA. On voit en effet que, chez les Gafa, on parle français à tous les étages ; on a en effet laissé partir les gens. C'est la principale évaporation. Pour ma part, j'ai un plan en interne pour les récupérer, mais je n'entre pas dans le détail. Certes, il y a la question des barèmes de rémunération, mais il y a aussi l'intérêt des missions que l'on confie. À cet égard, le ministère des armées peut formuler des propositions intéressantes pour des missions qui, par définition, sont interdites à l'extérieur, mais permises ici.
Cela concerne aussi les infrastructures, le hard. C'est pour cela que je souhaite que nous ayons pour les armées notre propre supercalculateur en matière d'IA, non interconnecté à un réseau, permettant de faire tourner de l'IA en secret-défense, voire très secret pour certains sujets. On en a absolument besoin.
De ce point de vue, le modèle de la dissuasion est intéressant. En effet, on peut utiliser ce référentiel pour d'autres applications. Je considère que l'IA vaut l'atome en termes de rupture sur le terrain tactique et stratégique pour nos armées et que cela vaut le coup d'investir massivement.
M. Rachid Temal, rapporteur. - On voit aujourd'hui, dans la défense américaine, l'imbrication forte entre des Gafa et des éléments de sécurité nationale. D'ailleurs, dans ce dispositif, on peut se demander qui soutient qui et qui protège qui...
Je reviens aux questions relatives à la stratégie. Au cours des auditions que nous avons organisées, les ministères et les administrations nous ont expliqué ce qu'ils faisaient, ce qu'ils pouvaient faire et dans quel environnement ils travaillaient. Toutefois, plus on s'éloigne des ministres régaliens, plus cela devient évanescent ou flottant.
Dans le cyber, il a fallu en passer par des tâtonnements et de l'empirisme avant de parvenir à une véritable stratégie. Aujourd'hui, dans le domaine qui nous occupe, on voit bien que se pose la question de la coordination, non seulement de l'État, mais également des collectivités et de la société civile. C'est pour cela que nous prônons une stratégie avec un volet confidentiel et un volet public. À Taïwan ou en Scandinavie, la population participe à ce débat global.
Le vaisseau amiral qu'est aujourd'hui Viginum fonctionne à ce jour avec 40 équivalents temps plein (ETP). Nous avons donc bien un problème d'échelle. C'est pour cela que nous considérons qu'une stratégie nationale à plusieurs niveaux peut être un élément de lutte pour associer l'ensemble de la population dans la guerre informationnelle. Quel est votre avis à ce propos ?
M. Sébastien Lecornu. - Je partage la philosophie de votre question, mais il faut distinguer le cyber de l'informationnel.
Dans le domaine cyber, je suis frappé de voir que cela n'implique pas assez l'ensemble des acteurs. J'essaie de faire mon boulot avec les industries de défense, mais, je l'ai dit à de nombreuses reprises en interne, ce sujet me semble relever du Premier ministre et je le dis à dessein ici au Sénat : cela concerne aussi les collectivités territoriales.
En tant que particulier, vous payez votre système d'alarme, votre serrure, vos fenêtres. Si vous n'avez rien de tout cela, les assureurs, les policiers et gendarmes, la loi de la République vous rappellent que c'est à vous de vous protéger un minimum. Pour autant, une fois que vous êtes victime d'un cambriolage, vous appelez le 17, les policiers viennent et tout s'enchaîne. Il existe donc une répartition des rôles entre ce que doivent faire les individus, les collectivités, les entreprises ou les associations et ce que fait la puissance publique.
En matière cyber, pourquoi serait-ce à l'État d'installer un antivirus sur l'ordinateur de la mairie ? Pour autant, il est bien normal que l'État vienne au secours de la collectivité locale en question, si la menace dépasse la question de l'antivirus. Ce débat n'est pas tout à fait tranché, me semble-t-il. Une collectivité locale rend un service public et fait partie de la « puissance publique ».
En matière cyber, il faut une mobilisation générale, car nous ne sommes qu'au début de nos ennuis. En effet, au regard du comportement de la Russie - de la sphère russophone, d'ailleurs -, la violence des attaques ne va pas aller en s'arrangeant. Il faut donc être clair sur ce qui relève de la sécurité personnelle, c'est-à-dire ce que l'on demande aux citoyens, aux collectivités, aux entreprises, et sur ce que l'État doit apporter. À mon avis, c'est une question clé.
Pour ce qui relève de l'informationnel, c'est la même démarche. À cet égard, on n'échappera pas non plus à des discussions avec la communauté des journalistes. Donner une information quand on a une carte de presse ou quand on n'en a pas, ce n'est pas tout à fait la même chose, sauf à dire que la carte de presse ne sert à rien d'autre qu'à offrir un avantage fiscal. On en revient donc à la question de la source de l'information et de sa certification. Cela suppose aussi de dire ce qu'est la vérité - vaste sujet de philosophie...
C'est pour cela que, depuis deux ans, dans mon ministère, j'essaie d'être techniquement précis sur les questions de détection, d'attribution, etc.
Mme Nathalie Goulet. - En matière de sensibilisation, les actions sont-elles suffisantes ou doivent-elles être améliorées ? Je pense notamment au risque industriel. Notre commission d'enquête s'est beaucoup focalisée sur la guerre informationnelle, mais je pense que la guerre industrielle est tout aussi majeure. Les gendarmes accomplissent un énorme travail auprès de populations ciblées pour les prévenir. Ici même, des actions de sensibilisation aux influences étrangères ont été menées.
En matière de coordination, n'est-il pas temps d'élaborer un système proche de celui des États-Unis ? Le droit, y compris l'extraterritorialité du droit, l'économie et le fisc y constituent une task force pour protéger les entreprises américaines. Il me semble important que tout le monde aille dans le même sens.
Concernant le salon Eurosatory, enfin, quelle est à votre avis l'influence étrangère, s'il y en a eu une, qui est intervenue ?
M. Ronan Le Gleut. - Vous avez évoqué les attaques sur des sous-traitants de la BITD, notamment l'espionnage. Au-delà des actes de cambriolage ou de vol se pose la question du recrutement. En effet, les petits sous-traitants n'ont sans doute pas les moyens d'investigation nécessaires pour être certains de ne pas recruter quelqu'un qui fera ensuite de l'espionnage. Comment le ministère des armées peut-il les accompagner ?
Sur les cyberattaques, une fois la détection et l'attribution réalisées, vous avez parlé de légitime défense, donc de nécessaire contre-attaque, mais comment une démocratie comme la nôtre, c'est-à-dire un État de droit, peut-elle agir dans ce cadre ?
Mme Vanina Paoli-Gagin. - L'Union européenne a raté le virage des infrastructures technologiques, qui a été pris par les Gamam - Google, Apple, Meta, Amazon, Microsoft. Pensez-vous que l'on devrait reprendre la main au moins sur l'infrastructure cloud ou considérez-vous qu'il n'est pas pertinent de savoir où sont hébergées nos données et comment on les traite ?
Par ailleurs, alors qu'une vision macro paraît indispensable, il n'y a pas d'approche interministérielle en ce sens, par exemple avec un coordinateur. Cela permettrait pourtant des réponses plus ciblées au regard de la menace, qui iraient jusqu'à l'échelon territorial, puisque les vulnérabilités sont également décentralisées.
Lors de l'examen du projet de loi de simplification de la vie économique, j'ai déposé un amendement ayant pour objet un renversement de la charge de la preuve pour l'assurance cyber - c'est en vigueur à l'étranger. Il n'a pas prospéré, alors même que c'est un point très important pour permettre aux collectivités de se protéger. Il y va de l'assurabilité des systèmes.
Enfin, vous avez parlé de naïveté. L'affermissement des forces morales et l'éducation ne sont-ils pas la meilleure défense, la meilleure protection ?
M. Sébastien Lecornu. - La sensibilisation est-elle suffisante ? Il faut recommencer à chaque fois pour les industries de défense. Les grands patrons estiment que cela fonctionne mieux quand ce sont la DRSD et la DGA qui s'y attellent, plutôt que la hiérarchie des entreprises en question. À cela, je réponds que chacun doit prendre ses responsabilités.
Non, il n'y a pas assez de sensibilisation. Aux journalistes qui m'interrogent, je demande souvent quel est le plan de résilience cyber de leur rédaction. Qu'est-ce qui nous garantit que, demain, un grand quotidien sortira bien l'article tel qu'il a été écrit par le journaliste et validé par la rédaction en question et non, par un jeu de substitution, un autre article ? Quelles sont les mesures de sensibilisation d'un sénateur nouvellement élu ? J'ai eu cette conversation il y a quelque temps avec le président Larcher.
M. Rachid Temal, rapporteur. - Nous avons travaillé en ce sens.
M. Sébastien Lecornu. - Il faut une approche globale, d'autant qu'en matière de manipulation et d'ingérences étrangères les parlementaires sont des cibles de choix. À cet égard, certains débats parlementaires, voire certains amendements, peuvent surprendre, mais je n'en dirai pas plus.
Là où il y a du pouvoir médiatique, politique, culturel, il doit y avoir sensibilisation. C'est vrai de l'informationnel comme du cyber. Il faut un sursaut en la matière pour tout ce qui concerne les infrastructures médiatiques.
À mon sens, la coordination entre le droit, l'administration fiscale et l'économie ne fonctionne pas si mal.
J'en viens à la vision macro et à l'interministérialité.
Pour ma part - et je le tiens de mon expérience de ministre des armées -, je trouve que la dynamique horizontale, c'est-à-dire l'interministérialité, fonctionne bien, notamment grâce au secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN), voulu par le général de Gaulle. Il a désormais beaucoup de moyens et, quand il demande quelque chose à l'un des ministères, c'est fait. En cas d'incident, une espèce de task force s'organise et tout le monde se met autour de la table. À entendre ce que les anciens me racontent, c'est le jour et la nuit.
En revanche, dans certains ministères, la verticalité laisse à désirer. Si vous avez des ministres, des cabinets ministériels, des directeurs d'administration centrale, qui considèrent au fond que ce n'est pas leur boulot, car c'est celui du ministère de l'intérieur et du ministère des armées, et que l'information ne redescend pas - au hasard dans chaque agence régionale de santé (ARS) ou dans chaque rectorat -, on n'y arrivera pas.
C'est donc plus un problème de verticalité que d'horizontalité. Matignon donne les impulsions, tout comme le font le SGDSN et les cabinets des ministres de l'intérieur et des armées, mais, si cela ne redescend pas, encore plus en matière cyber, qui est un enjeu crucial, on se heurte à une difficulté. On ne peut pas demander à l'Anssi de tout faire. Je reviens à mon exemple du cambriolage chez un particulier : en général, c'est une brigade de gendarmerie de proximité qui vient et non pas le directeur général de la gendarmerie nationale (DGGN). L'organisation horizontale a de la valeur et la communication ne me paraît pas mauvaise.
Les grands salons comme Eurosatory sont à haut risque. Toutefois, comme nous sommes à domicile, pour le dire ainsi, les intérêts français ne sont pas forcément ciblés en premier, parce que les protections sont durcies. Reste que les différents pays peuvent se cibler entre eux pendant le salon.
M. André Reichardt. - Un pays a été interdit avant l'ouverture du salon...
M. Sébastien Lecornu. - Vous sous-entendez qu'Israël espionne sur le salon Eurosatory ?
M. André Reichardt. - Je dis juste qu'un pays a été interdit.
M. Sébastien Lecornu. - Quel rapport avec les ingérences étrangères ?
M. André Reichardt. - Justement, y a-t-il eu une ingérence étrangère pour empêcher ce pays de participer à ce salon ?
M. Sébastien Lecornu. - Quelles ingérences étrangères ?
M. André Reichardt. - C'est la question que je pose.
M. Sébastien Lecornu. - C'est une décision du Président de la République et du ministre des affaires étrangères. C'est une décision diplomatique. On peut ne pas être d'accord, mais c'est une décision française.
La question de la sénatrice Goulet porte sur les types d'ingérences étrangères sur un salon comme Eurosatory. Je vous réponds qu'il y en a, surtout entre les différents pays, en raison de l'espèce de bouillon de culture formé par toutes les délégations présentes. Oui, les salons d'armement sont des moments à risque important, ce n'est pas propre à ceux que l'on organise sur notre territoire.
Monsieur Le Gleut, heureusement, les recrutements indésirables par des entreprises sous-traitantes arrivent peu, mais on en revient à la question de la sensibilisation et au respect des règles de sécurité de base. Si un employé rapporte chez lui son ordinateur qui contient des données qui auraient dû rester au bureau, vous pouvez demander tout ce que vous voulez à la DRSD ou à la DGA, cela ne suffira pas ! Si les gens ne respectent pas les règles, il faut les punir. On ne peut pas demander à un militaire d'observer scrupuleusement les règles, le punir quand il ne le fait pas et s'accommoder du fait que le salarié d'une boîte de défense, qui parfois gagne mieux sa vie que le militaire en question, ne respecte pas les règles. Les pires incidents de sécurité ont toujours lieu quand les gens se détournent des règles d'hygiène qui deviennent routinières.
L'essentiel des travaux de la DRSD, c'est de faire des enquêtes et de délivrer des habilitations secret-défense ou de les retirer, et ce pour le compte du ministère des armées, mais aussi pour la BITD et ses sous-traitants.
La négligence est un problème. Cela vaut aussi pour l'hygiène numérique des parlementaires ou des ministres. Il faut faire attention à l'endroit où on laisse son téléphone, aux applications que l'on utilise, etc. Tout cela relève aussi d'une responsabilité individuelle. Je manquerais l'audition si je ne le disais pas à un moment donné. En plus de la responsabilité de l'État et de celle des acteurs, il y a bien la responsabilité individuelle.
La question de la démocratie et de l'État de droit est évidemment essentielle, j'ai déjà un peu défloré le sujet. Que s'autorise-t-on à faire ? Jusqu'où va-t-on ? Je le répète, il faut respecter les règles du territoire national hors du territoire national. Le risque, c'est comme d'habitude d'appeler l'armée à la rescousse. On le fait à de nombreuses occasions, mais ce n'est pas le rôle des armées que d'intervenir dans le champ informationnel sur le territoire national. Pour ma part, c'est une ligne rouge que j'ai donnée aux équipes et aux états-majors depuis que je suis en fonction. Je forme le voeu que cela continue, parce que ce serait à mon sens une très vilaine idée que de revenir en arrière.
Rappelez-vous l'armée française qui, pendant la guerre d'Algérie, distribuait des tracts pour expliquer à quel point c'était bien que l'Algérie soit un département français. Avec le recul, peut-on dire que c'était la mission de l'armée française que de mener ce combat de conviction ? Non, à la rigueur, c'était un combat politique. Les gens qui le pensaient pouvaient politiquement mener ce combat, mais pas demander à des gens en uniforme de distribuer des tracts.
En ce qui concerne le cloud, je ne parlerai que du ministère des armées, car le sujet est vaste. Nous sommes très attentifs à la localisation de nos data : elles se trouvent sur des serveurs dont on a la maîtrise et qui ne sont pas interconnectés à des réseaux qui nous posent un problème. Ensuite se pose la question de la soutenabilité - qu'est-ce qui est faisable pour la défense française ou pour les data santé ? -, qui n'est pas inintéressante en termes d'enjeux de souveraineté notamment.
Je pense que le rapport de votre commission d'enquête ouvrira aussi des sous-ensembles de sujets qui mériteront d'être traités de manière ad hoc. Pour ce qui relève du curatif, il faudra pivoter sur certains aspects, en se posant notamment la question de ce que cela coûte, parce que, par définition, tout ce que l'on évoque depuis tout à l'heure a un coût pour le contribuable.
Sur la naïveté, c'est mille fois vrai. Je ne l'ai jamais annoncé publiquement, je le fais ici : j'ai amorcé une transformation profonde de la Journée défense et citoyenneté (JDC), l'ancienne Journée d'appel de préparation à la défense (JAPD), qui aujourd'hui n'a plus grand-chose à voir avec la défense, alors qu'elle est financée par le ministère des armées. Pour cette cible d'âge - 16 ans -, plutôt que de s'éparpiller sur divers sujets, il vaudrait mieux se concentrer sur quelques règles de vigilance numérique et autres qui trouveraient bien leur place dans une « JDC durcie ». De fait, je pense qu'il incombe au ministère des armées de faire cet éveil, car il a le personnel qui convient. En outre, comme il s'agit d'une journée obligatoire pour les filles comme pour les garçons, inclure cette thématique dans la JDC a de la valeur. En tout cas, cela fait partie de mes projets.
M. Dominique de Legge, président. - Monsieur le ministre, je vous remercie de votre éclairage et de votre enthousiasme pour défendre ce dossier. Dans ces moments troublés, c'est assez réconfortant.
M. Sébastien Lecornu. - Ce sujet de long cours n'appelle pas de réponses simples.
* 1 L'identité de cette personne est protégée.
* 2 Dans un courriel en date du 12 juin 2024 adressé au président et au rapporteur de la commission d'enquête, David Chavalarias a précisé que sa proposition consistait à contraindre les plateformes à permettre aux utilisateurs français de s'authentifier en tant que Français, et non à contraindre les utilisateurs eux-mêmes à utiliser cette fonctionnalité.