EXAMEN EN COMMISSION

MERCREDI 9 JUILLET 2025

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M. Laurent Lafon, président. - Notre ordre du jour appelle à présent l'examen du rapport de la mission d'information sur l'intelligence artificielle (IA) et la création. Je laisse donc la parole aux rapporteurs Agnès Evren, Laure Darcos et Pierre Ouzoulias.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Agnès Evren, Pierre Ouzoulias et moi-même sommes heureux de vous présenter la synthèse des travaux de notre mission d'information sur l'intelligence artificielle et la création.

Dans le cadre de ce travail, nous avons mené une très large série d'auditions et entendu près de cent personnalités, tant dans le secteur artistique que dans celui de la technologie. Nous avons également entendu, le 7 mai dernier, la professeure Alexandra Bensamoun. Nous avons enfin effectué un déplacement à Bruxelles.

Disposant d'une vision d'ensemble, nous sommes en mesure de vous présenter aujourd'hui des recommandations qui nous paraissent équilibrées.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - ChatGPT a été lancé il y a un peu moins de trois ans, le 30 novembre 2022. En très peu de temps, les IA ont envahi notre quotidien et occupent maintenant une place centrale dans nos vies.

La course à l'IA est désormais un enjeu géopolitique majeur : une bonne partie de la guerre douanière menée par les États-Unis s'explique en effet par la volonté de maîtriser cette technologie identifiée comme un démultiplicateur de puissance.

Dans ce contexte, le monde de la création occupe une position éminemment emblématique, d'une part parce que les oeuvres, qui permettent l'entraînement des modèles, constituent un « carburant » essentiel à l'IA, et, d'autre part parce que les oeuvres générées par l'IA sont désormais en mesure de concurrencer la créativité humaine.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Plus profondément encore, l'IA interroge désormais notre définition de ce qui rend l'humain unique. Pour la première fois dans l'histoire des technologies, une innovation est en mesure de remplacer l'homme non plus pour des tâches répétitives ou pénibles, mais pour la création, en particulier artistique, dont on peut dire qu'elle fonde notre humanité.

Si l'IA s'est imposée de manière fulgurante dans le débat public, les technologies qui la rendent possible sont le fruit de travaux démarrés dès les années 1950. C'est d'ailleurs en 1956, à la conférence de Dartmouth, que l'appellation d' « Intelligence artificielle » est retenue.

La technologie des IA dites génératives voit le jour en 2017, après soixante-dix ans de tâtonnements scientifiques. Elle repose sur d'énormes puissances de calcul fournies par des puces de nouvelle génération, sur des données numérisées facilement accessibles, et, surtout, sur des paris financiers titanesques.

Sans entrer dans des détails trop techniques, il importe de retenir que les contenus générés par les IA sont de nature probabiliste, et donc, différents à chaque demande identique.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - C'est cette spécificité qui permet aux IA de s'immiscer dans la création artistique.

Cette nouvelle technologie peut être utilisée de différentes manières : l'IA peut être un outil au service des créateurs, par exemple en offrant des sources d'inspiration, en affinant certaines oeuvres ou en prenant en charge certaines tâches répétitives ; mais elle peut également produire des oeuvres, avec une intervention limitée de l'artiste.

Les parts respectives de l'humain et de la machine sont donc brouillées.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Les IA sont déjà largement utilisées par les secteurs créatifs.

Dans les arts visuels, elles peuvent proposer des oeuvres picturales presque indiscernables de leur source d'inspiration.

Dans le cinéma et l'animation, les IA sont déjà couramment utilisées, que ce soit pour l'aide à l'écriture de scénarios, l'élaboration des plannings de tournage ou les effets spéciaux.

Dans la musique, les IA peuvent améliorer la qualité sonore, mais également générer des oeuvres complètes.

Dans la littérature enfin, s'il semble que plusieurs personnes déversent dans les librairies en ligne des milliers de livres générés par l'IA, aucune ne semble pour le moment avoir franchi le seuil de la confidentialité.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Nous touchons cependant du doigt la grande crainte des artistes : quel est le risque de substitution des créations humaines par « les quasi-oeuvres » générées par l'IA ?

Les artistes ont été littéralement pillés par les systèmes d'IA, qui se sont nourris de leurs oeuvres dans des conditions juridiques douteuses. Maintenant, « les quasi-oeuvres » produites entrent directement en concurrence avec les créations humaines.

L'impact est cependant encore très difficile à évaluer, car nous ne sommes qu'au début de ce processus. Selon les plateformes de streaming entendues par la mission, dans la musique, les oeuvres synthétiques représenteraient entre 15 % et 20 % des oeuvres en ligne. Elles susciteraient toutefois de très faibles écoutes, celles-ci ne générant que 0,5 % à 0,7 % des revenus.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Deux constats peuvent cependant d'ores et déjà être tirés : d'une part, les IA génératives concurrencent davantage les emplois qualifiés que les emplois non qualifiés ; d'autre part, les emplois qualifiés ne sont pas tous affectés dans les mêmes proportions. Par exemple, les doubleurs et les traducteurs, que nous avons reçus, sont particulièrement menacés, alors que les métiers de la modélisation 3D bénéficient plutôt des avancées de l'IA. Le doubleur français de Robert De Niro est mort il y a dix ans, mais sa voix continue d'être utilisée...

Soyons clairs : il est à ce stade à peu près impossible de savoir si l'IA sera un « grand prédateur » et rejettera aux marges la création humaine, ou si nous préférerons toujours une création purement humaine.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Les régulations essaient tant bien que mal de suivre le rythme. L'Europe a ainsi mis des années à tirer les conséquences de l'avènement des réseaux sociaux et des plateformes de streaming.

Dans le cas de l'IA, la situation est encore plus préoccupante, compte tenu de la vitesse fulgurante à laquelle se développe cette technologie et de son impact sur un nombre considérable de professions. Les métiers du doublage et de la traduction sont d'ores et déjà menacés.

La régulation de l'IA doit prendre en charge deux sujets majeurs : les conditions d'entraînement, en particulier le cadre légal qui permet d'utiliser une grande masse de données, d'une part, et le statut des oeuvres générées par IA, d'autre part.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Le cas des données utilisées par l'IA est le plus connu et le plus emblématique. Il oppose de manière schématique le camp des défenseurs des droits à celui des promoteurs de la technologie, lesquels sont légitimement préoccupés du nouveau retard de l'Europe dans la course mondiale à l'IA.

Il nous semble toutefois que l'argument présentant la gratuité des données comme nécessaire est fallacieux, au point que nous évoquons dans le rapport « l'insoutenable gratuité des données ». Les fournisseurs d'IA, qui paient des puces Nvidia, des capacités de stockage, de l'énergie et des ingénieurs paraissent très surpris quand l'idée d'une rémunération pour ce carburant essentiel que sont les données est évoquée !

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Ce discours est largement développé par les fournisseurs d'IA. Il nous paraît cependant absurde, et ce pour trois raisons.

Tout d'abord, il fragilise, voire hypothèque l'avenir de la filière créative, ce que nul, même parmi les plus ardents défenseurs de l'IA, ne souhaite.

Il emporte ensuite un risque juridique, car le fondement légal de l'utilisation des données est incertain, ce qui expose les fournisseurs à des contentieux potentiellement dévastateurs, d'une part, et hypothèque le futur même des IA, car toutes les études montrent que pour progresser, elles ont en permanence besoin de nouveaux contenus humains, d'autre part. Assécher la source, c'est donc se condamner, à terme, à la désertification.

Aujourd'hui, l'IA s'inscrit enfin dans une logique de puissance géopolitique. Or l'Europe est déjà très en retard par rapport aux États-Unis et à la Chine : nous ne produisons pas de puces de haut niveau, et le marché des capitaux n'est pas au niveau requis. Notre grande richesse, ce sont nos données, de très bonne qualité, exprimées dans plusieurs langues. Nous n'avons donc pas intérêt à les brader, de même que les Américains ne bradent pas les puces, et les Chinois, les terres rares. Nous observons pourtant une dynamique en ce sens, y compris à Bruxelles : par peur, l'Europe pourrait reproduire avec l'IA ses errements sur le marché du numérique, où nous sommes passés à côté des innovations tout en cédant nos données personnelles - et le marché de la publicité qui va avec - à des opérateurs américains.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Je rappelle que la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques des services de la société de l'information, et notamment du commerce électronique, dans le marché intérieur, dite directive « e-commerce », a totalement aligné notre législation sur celle des États-Unis. Catherine Morin-Desailly avait d'ailleurs déposé une résolution européenne sur ce sujet. En tout état de cause, ne soyons pas une nouvelle fois les « idiots utiles » des Américains !

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Ayant cela présent à l'esprit, quel est le cadre légal dans lequel évoluent les IA ?

Actuellement, les moteurs d'IA justifient juridiquement leur utilisation des données par l'exception dite Text and Data Mining (TDM), qui figure à l'article 4 de la directive du 17 avril 2019 sur le droit d'auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique. Aux États-Unis, ils s'appuient sur un mécanisme proche nommé usage loyal, ou fair use.

Aucune de ces limitations du droit d'auteur n'a toutefois été prévue pour une technologie telle que l'IA. Le député européen Axel Voss, qui a rapporté la directive susvisée, nous l'a confirmé.

Pis encore, cette exception prévoit deux limitations : d'une part, les détenteurs de droits ont la faculté de s'opposer à l'usage d'une oeuvre en activant le dispositif de l'opt-out, et, d'autre part, les contenus protégés ne sont bien entendu pas concernés, et ils ne peuvent donc être utilisés sans autorisation.

En conséquence, nous estimons que cette exception a été très largement détournée de sa vocation initiale.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Les tribunaux ont bien entendu été saisis, et de part et d'autre de l'Atlantique, les premiers jugements ont été rendus. Au mois de mai dernier, le Bureau du copyright des États-Unis remettait en cause, dans des termes mesurés, l'argument selon lequel le fair use justifie l'alimentation des IA en données. La directrice de ce bureau a été licenciée la semaine suivante... C'est dire si le sujet est sensible et suivi au plus haut niveau par le gouvernement américain !

Nous touchons donc là aux limites de la régulation face à des acteurs qui avancent vite, sans trop de scrupules, en suivant la doctrine formulée dans les années 1950 par l'américaine Grace Hopper, selon laquelle « il est plus facile de demander pardon que de demander la permission ».

En effet, les contentieux mettront probablement des années à être soldés, vraisemblablement par les cours suprêmes. Or pendant ce temps, le moissonnage des oeuvres se poursuit...

Mme Agnès Evren, rapporteure. - L'Europe a cependant décidé d'agir pour constituer la première législation mondiale sur l'IA. Le règlement du 13 juin 2024 établissant des règles harmonisées concernant l'intelligence artificielle (RIA) est un cadre très ambitieux et très large. La première version de la Commission européenne ne mentionnait pourtant pas les droits d'auteurs ! Il a fallu l'intervention du Parlement européen, dans une atmosphère de lobbying intense, pour que cette question soit in fine intégrée au Règlement.

L'article 53 du RIA pose les bases d'une régulation qui s'étendrait aussi aux droits d'auteur, mais sa rédaction porte les marques de cette insertion tardive et de la réticence initiale de la Commission européenne, comme tétanisée à l'idée de freiner une industrie européenne encore balbutiante. Dès lors, loin d'apporter les réponses aux questions posées, le RIA ne fait que rappeler et préciser les conditions dans lesquelles l'exception TDM peut être utilisée pour l'entraînement des IA.

Pour l'essentiel, l'article 53 fixe deux conditions « de bon sens » : la conformité au droit de l'Union et la transparence.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - La notion de conformité au droit de l'Union inclut le respect de l'opt-out et des contenus protégés. La Commission européenne est à ce titre chargée d'élaborer un « code de bonnes pratiques » dont les versions successives suscitent la plus grande perplexité, pour ne pas dire l'incompréhension des milieux culturels. Le 12 mai dernier, lors d'un déplacement à Bruxelles, nous avons rappelé aux personnes chargées du dossier l'intérêt majeur de protéger notre secteur créatif.

Le 14 mai, nos collègues de la commission des affaires européennes Catherine Morin-Desailly et Karine Daniel ont fait adopter un avis politique relatif au code de bonnes pratiques en matière d'intelligence artificielle à usage général.

La quatrième version du code est attendue ce mois-ci. Nous espérons que la position du Sénat, très clairement affirmée, sera entendue.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - J'en viens au second aspect du RIA, la transparence des contenus.

Comme l'a rappelé Alexandra Bensamoun, si les ayants droit n'ont pas accès aux contenus moissonnés par les IA, aucune forme de rémunération n'est possible. Il en va de l'effectivité du droit.

Or la transparence des contenus se heurte à la mauvaise volonté, pour ne pas dire l'opposition ferme des fournisseurs d'IA. Ces derniers estiment que cela relève du secret des affaires. L'article 53 du RIA est d'ailleurs sur ce point - sans doute volontairement - très ambigu, puisqu'il mentionne l'obligation d'un « résumé suffisamment détaillé », ce qui ne veut pas dire grand-chose.

Pour notre part, nous estimons que l'interprétation de cet article doit garantir l'effectivité du droit à rémunération. En particulier, les ayants droit doivent pouvoir obtenir l'assurance que les contenus protégés et expressément réservés n'ont pas été inclus dans la phase d'entraînement ou d'affinage. Or aujourd'hui, en raison de l'opacité des fournisseurs, cette règle ne peut pas s'appliquer.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - J'en viens au statut des oeuvres générées par l'IA, qui devraient elles aussi faire l'objet d'une régulation. Or pour le moment, rien n'existe !

L'IA pose cependant des défis redoutables au droit d'auteur. Celui-ci étant attaché à une personne, une oeuvre générée par l'IA ne peut pas bénéficier de la protection du droit d'auteur. Les fournisseurs, qui considèrent que de telles productions sont destinées à l'usage de la personne qui les a demandées à l'IA, ne revendiquent pas l'application du droit d'auteur à ces oeuvres.

À partir de quel moment peut-on dire qu'une oeuvre est générée par l'IA, ou bien que l'IA a été utilisée comme un simple outil ? À partir de quel degré d'intervention est-on face à une oeuvre de l'IA ou assistée par l'IA ? Et comment s'en assurer ?

Pour le moment, les tribunaux ont refusé la protection du droit d'auteur aux oeuvres explicitement générées par l'IA, à l'exception de quelques pays, comme l'Ukraine, en décembre 2022, et curieusement la Grande-Bretagne, mais sur la base d'une législation particulièrement pionnière, puisqu'elle date de 1988 ! Il n'y a pas encore, à notre connaissance, de cas recensé de son usage.

En tout état de cause, ce chantier à la fois juridique et technique est devant nous.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - J'en viens aux recommandations de notre mission d'information.

Il ne faut pas se voiler la face : aucune solution simple n'existe.

Nous avons donc divisé nos recommandations en deux ensembles. Le premier est constitué de huit grands principes que devrait suivre la régulation de l'IA, en particulier pour l'établissement d'un réel marché des données, tandis que le second ensemble est composé des mesures qui permettraient selon nous dans les prochains mois de répondre de manière graduée aux risques identifiés, afin d'éviter que la France et l'Europe se trouvent une nouvelle fois dépossédées et appauvries.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Nous avons formulé de grands principes à la fois réalistes et ambitieux. Ils ne visent en aucun cas à freiner le développement des IA souveraines, bien au contraire, mais à créer les conditions d'une coexistence et d'un renforcement mutuel entre ces nouvelles technologies et le secteur créatif.

Premier principe : rien, selon nous, ne justifie la gratuité des données. Il faut donc réaffirmer l'interdiction, établie mais aujourd'hui contestée, d'utiliser une oeuvre sans autorisation ni rémunération. Les sommes dégagées permettront au secteur culturel de s'adapter à la révolution de l'IA, notamment par la formation, afin de tirer le meilleur parti de celle-ci.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Deuxième principe, corollaire du premier : la transparence des données utilisées doit être totale pour les créateurs, ce qui n'exclut bien sûr pas la confidentialité. Il est en effet difficile d'exiger une rémunération pour un usage dont on n'a pas été informé.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Troisième principe : les contenus moissonnés par les IA ayant vocation à être réutilisés à chaque requête pendant des années, nous estimons que le secteur culturel ne doit pas s'en tenir à une rémunération « pour solde de tout compte », et qu'il doit au contraire être associé en continu au flux de revenus générés par les IA.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Quatrième principe : il nous paraît cependant nécessaire que les ayants droit fassent eux aussi un pas en avant pour profiter pleinement de ce nouveau marché. Actuellement, un fournisseur devrait passer des centaines d'heures à négocier et à signer des dizaines de contrats s'il veut couvrir les secteurs de la littérature, du son, de l'image, de la vidéo, attendu que chaque secteur a ses propres traditions de gestion, collective ou individuelle. Dès lors, si le secteur de la culture veut peser et retrouver un pouvoir de marché, il doit travailler à la constitution de bases de données larges, de qualité, aux conditions d'utilisation clairement définies.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Cinquième principe : afin d'assainir les relations entre les créateurs et les fournisseurs d'IA, et peut-être aussi de limiter le plus possible des frais juridiques, qui s'annoncent colossaux, il nous semble que les deux parties devraient travailler à un apurement des contentieux afin de solder le passé. Cela est paradoxalement aussi dans l'intérêt des IA : les fournisseurs n'étant pas en mesure de « désapprendre » une donnée, en cas de jugement les obligeant à retirer telle ou telle oeuvre, à défaut d'un tel apurement, ils se verront contraints de reconstruire l'ensemble du modèle, ce qui les place en situation de grande insécurité juridique.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Sixième principe : le respect des droits des créateurs doit se traduire par un avantage comparatif pour les fournisseurs d'IA. Cela peut passer par un accès privilégié à des oeuvres de qualité, ou bien, plus simplement encore, par l'image de marque : il faut que l'IA « éthique » prenne la place de l'IA « pirate ».

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Septième principe : les revenus qui seront perçus par les milieux de la création devraient permettre non pas d'accélérer la concentration des revenus dans le secteur, mais de promouvoir la diversité et la créativité, par exemple sur le modèle du Centre national du cinéma et de l'image animée (CNC), qui permet de financer des films de la diversité grâce aux revenus générés par les blockbusters. L'IA peut être un formidable facteur d'accélération de la création si elle est bien utilisée.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Enfin, huitième et dernier principe : si l'on en est encore aux balbutiements d'un statut pour les oeuvres générées par l'IA, il est nécessaire de mettre rapidement en place les solutions techniques qui permettront d'identifier ces oeuvres, afin d'établir une distinction claire avec la création humaine.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - L'application de ces principes n'étant envisageable qu'à moyen terme, pour ne pas laisser perdurer une situation préjudiciable à tous, et surtout à l'Europe, nous proposons une stratégie fondée sur ce que nous appelons une « réponse graduée » en trois temps. Celle-ci vise à donner toutes ses chances et toute son effectivité au RIA, et plus largement à la bonne volonté des acteurs.

Mme Agnès Evren, rapporteure. - Premier temps de cette réponse graduée : il y a plusieurs semaines, les ministères de la culture et de l'économie ont lancé une large concertation entre les représentants des fournisseurs d'IA et les ayants droit, lesquels ne s'étaient jamais rencontrés et ont des positions très opposées. Mais comme le disait Guillaume d'Orange, « il n'est nul besoin d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer », nous attendons donc les conclusions de cette concertation pour le mois de novembre...

Mme Laure Darcos, rapporteure. - Deuxième temps : en cas d'échec de cette concertation, nous pensons qu'il conviendra de rendre - enfin - le RIA effectif, en inscrivant dans notre droit une présomption d'utilisation des contenus fondée sur des critères objectifs, comme le propose la professeure Alexandra Bensamoun. Nous envisageons donc le dépôt d'une proposition de loi en ce sens.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Troisième et dernière étape : si d'aventure et pour des raisons diverses que l'on ne peut malheureusement pas exclure, les deux premières options venaient à échouer, il faudra trouver les moyens de compenser pour le secteur culturel les pertes subies, à la fois pour l'utilisation sans droit des contenus, mais aussi pour la concurrence contre les créations humaines.

Dès lors, et presque à regret, nous préconisons, en dernier ressort, une taxation du chiffre d'affaires réalisé en France par ces opérateurs, à un niveau suffisamment dissuasif pour les inciter à négocier en amont des solutions plus respectueuses des droits d'auteur. Je note d'ailleurs que le Parlement européen envisage également cette option.

Tel est l'objet de notre neuvième et dernière recommandation, qui met en place cette « réponse graduée ».

Mme Agnès Evren, rapporteure. - L'enjeu n'est pas d'interdire l'intelligence artificielle, mais de savoir comment la réguler dans un contexte de suprématie de la Chine et des États-Unis face à l'Europe, afin de défendre l'exception culturelle et la propriété intellectuelle. Notre souveraineté culturelle est en effet aussi importante que notre souveraineté économique.

Mme Karine Daniel. - Je vous remercie pour ce travail qui fait écho à l'avis politique que nous avons rendu il y a un mois et demi.

L'intelligence artificielle ne se limite pas à des algorithmes abstraits : elle touche au fondement même de la création, de la transmission des savoirs et de l'information. Elle amorce une révolution anthropologique sans précédent, qui nécessite une réponse urgente et éclairée de notre part.

Cette mission d'information préconise des recommandations concrètes, à la hauteur de nos exigences. Les recommandations nos 1, 3, 5 et 9, en particulier, soulignent à juste titre la nécessité de garantir et de protéger les droits d'auteur des créateurs de contenu.

Je souscris à la recommandation n° 2, relative à l'obligation de transparence des données utilisées par les opérateurs et les fournisseurs d'intelligence artificielle. Nous avons souvent rappelé l'importance de cette question pour la qualité de l'information et la vitalité démocratique, dans un contexte de désinformation préoccupant. À ce titre, l'avis politique souligne la menace que la mise en danger de la fiabilité de l'information fait peser sur la presse et les médias, tout comme le moissonnage général des données porte atteinte aux industries culturelles et à l'économie de la création.

La recommandation n° 8 préconise la création d'un système technique permettant la reconnaissance des contenus générés par l'intelligence artificielle. J'y souscris également, tout comme je souscris à la recommandation n° 4, relative à la constitution de bases de données pour l'intelligence artificielle, laquelle mériterait toutefois d'être approfondie.

Globalement, ces recommandations sont en phase avec les positions de mon groupe comme de la commission des affaires européennes : il nous faut tendre vers la mise en oeuvre d'outils concrets de régulation.

Je regrette l'absence d'une recommandation prescrivant l'interdiction formelle d'utiliser des sources de données sans l'accord des auteurs et des créateurs, pourtant inscrite dans le règlement sur l'intelligence artificielle et préconisée par le point 37 de l'avis politique adopté unanimement par la commission des affaires européennes le 14 mai dernier, ainsi que d'un dispositif de sanction visant à assurer le respect de cette interdiction.

Je regrette également l'absence d'une évaluation des risques systémiques et de leurs préjudices, recommandée au point 42 de l'avis politique.

Plusieurs de ces recommandations relèvent d'une approche a posteriori et de mécanismes incitatifs qui ne permettront pas de lutter efficacement contre les dangers qu'emporte le développement exponentiel de l'intelligence artificielle.

Notre groupe estime toutefois que ces recommandations constituent une première base de travail solide pour la création d'un véritable code de bonnes pratiques. Elles illustrent l'importance, pour les commissions thématiques, de travailler de concert avec la commission des affaires européennes : si nous voulons avoir un impact sur les institutions et le droit européens, nous devons en effet lier les compétences thématiques et la veille que nous menons sur l'agenda européen, son bon positionnement et sa temporalité. Je me félicite donc de cette concordance des agendas.

Nous attendons toujours la réponse de la Commission européenne à l'avis politique que nous avons formulé. Dans cette attente, nous poursuivons notre veille et serons attentifs aux propositions qui seront formulées pour préciser le cadre actuel.

M. Bernard Fialaire. - Je ne crois pas que l'IA concurrencera l'intelligence et la création humaines, lesquelles continueront de progresser. Tout comme l'arrivée de la photographie n'a pas fait disparaître la peinture, j'estime que l'intelligence artificielle nous apportera des outils supplémentaires qui nous permettront de résister.

La régulation de l'IA ne saurait par ailleurs être qu'économique. Si le droit doit assurément encadrer l'IA, l'éducation à la maîtrise de cet outil et à ses usages contribuera également à créer un écosystème au sein duquel cette source de créativité pourra être exploitée. Il ne suffira pas d'édicter des règles pour sauver la créativité humaine du péril que constitue l'intelligence artificielle.

Mme Béatrice Gosselin. - Je vous remercie pour ce rapport très intéressant.

Le traçage de l'usage des oeuvres sonores et photographiques se révélant particulièrement difficile, l'instauration d'une contribution ne vous paraît-elle pas inéluctable ?

M. Laurent Lafon, président. - Je remercie les trois rapporteurs pour leur travail de qualité. Leur mission n'était pas facile, car nous ne savons pas du tout jusqu'où nous mènera la révolution de l'IA, et que, par conséquent, le marché est loin d'être constitué. Or la rémunération des auteurs s'entend par rapport à un marché structuré, où l'on sait d'où vient la valeur, qui la possède et comment la rémunérer. Vous nous avez toutefois proposé un chemin pour les mois et les années à venir.

Je ne suis pas certain que le modèle actuel d'organisation des ayants droit, hérité d'un autre temps, soit adapté aux évolutions qu'emporte l'IA. Face aux fléchissements de l'Europe et au débat quelque peu stérile qui oppose les tenants du développement de l'IA et les défenseurs des ayants droit, le Sénat devra trouver une voie d'équilibre, au travers s'il le faut d'une proposition de loi.

Espérons que la concertation qui est en cours sera utile. Une fois celle-ci achevée, il nous faudra faire le point et en tirer les conclusions.

Mme Laure Darcos, rapporteure. - L'application du règlement sur l'intelligence artificielle est en passe d'être finalisée à Bruxelles. Parallèlement, de premiers contacts sont établis : Le Monde a contractualisé avec OpenAI et l'Agence France-Presse (AFP) avec Mistral. La direction générale des médias et des industries culturelles (DGMIC) a décidé de réunir tous les opérateurs d'IA, les ayants droit et les sociétés de gestion collective. C'est la première fois que certains d'entre eux se rencontrent. Nous verrons bien si un accord est trouvé d'ici à la fin de l'année.

La musique, notamment les musiques d'ambiance comme celles des gares, des ascenseurs ou des salons de coiffure, est le secteur le plus impacté par l'IA, tout comme la photographie. Compte tenu de l'impossibilité de déterminer avec certitude le degré d'utilisation d'une oeuvre par l'IA, il sera sans doute pertinent de rémunérer les photothèques au départ, avant de « lâcher les oeuvres dans la nature ».

En tout état de cause, contrairement à ce que je craignais, le travail de notre commission n'arrive pas en retard. Nous pourrons donc jouer pleinement notre rôle de locomotive et montrer la voie à Bruxelles en matière de défense du droit d'auteur.

Le respect du droit d'auteur ne peut pas être dissocié de la rémunération de la créativité de tous nos créateurs. S'il doit également reposer sur l'éducation, tout comme la lutte contre le piratage en son temps, il ne peut pas s'y réduire.

Enfin, si nous n'avons pas formulé de recommandation relative à l'interdiction d'utiliser des sources de données sans l'accord des auteurs et des créateurs, c'est parce qu'une telle interdiction existe déjà.

M. Pierre Ouzoulias, rapporteur. - Au terme de « moissonnage », je préfère celui de « chalutage », car les opérateurs lancent d'énormes filets, avec des mailles plus ou moins serrées, et ils ramassent tout, y compris des données protégées par le droit d'auteur.

Nous sommes toutefois dans l'incapacité technique, juridique et politique de faire respecter le droit d'auteur. L'intelligence artificielle reposant sur des milliards de données, il est impossible de retrouver, dans le produit fini, la part qui vient de l'oeuvre originale. Les auteurs ne parviennent donc pas à démontrer qu'ils ont été pillés.

Pour répondre à Bernard Fialaire, deux niveaux de création se font jour : les créations « bas de gamme », qui reposent principalement, voire totalement sur l'IA, et les créations humaines de haut niveau intellectuel. Dans nos salons de coiffure, nous n'entendrons bientôt plus que de la musique totalement artificielle, car nos artisans se voient proposer des forfaits annuels d'un montant d'environ 10 euros pour diffuser cette musique, alors qu'ils paient actuellement 150 euros par an pour diffuser de la musique produite sans IA.

Pour avoir testé l'intelligence artificielle, je puis vous assurer qu'une intervention rédigée par l'IA n'est pas absolument distinguable de ce que nous pouvons faire nous-mêmes, mes chers collègues. Seule la capacité à innover nous distinguera à l'avenir. L'intelligence artificielle étant fondée sur des modèles statistiques, elle renvoie à la pensée commune, y compris dans les formes d'expression. L'énorme défi qui est devant nous est de nous distinguer de ce que produit l'IA.

Les ayants droit ont le sentiment que les textes ne les protègent pas, et qu'à défaut d'un système technique garantissant le respect de leurs droits, le rapport de force qui les oppose aux géants de l'IA leur est nécessairement défavorable.

Si aucune autre solution n'est trouvée, nous pourrions envisager, en dernier recours, de renverser la charge de la preuve : il reviendrait alors non plus aux auteurs d'apporter la preuve qu'ils ont été pillés, mais aux plateformes de prouver qu'elles n'ont pas pillé l'auteur. Pour l'heure, nous attendons l'issue de la concertation.

Les recommandations sont adoptées.

La commission adopte, à l'unanimité, le rapport d'information et en autorise la publication.

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