II. AUDITION DE M. FRANCK BOROTRA
Le jeudi 13 juin 1996, la délégation a
entendu M. Franck Borotra, ministre de l'industrie, de la Poste et des
Télécommunications, sur les négociations communautaires
relatives au marché intérieur de l'électricité.
M. Jacques Genton
a tout d'abord rappelé qu'un Conseil
extraordinaire des ministres de l'énergie se déroulerait le 20
juin et pourrait parvenir à une position commune sur la proposition de
directive relative au marché intérieur de
l'électricité. Il a souligné que la
délégation suivait attentivement depuis plusieurs années
les initiatives prises par la Commission européenne en matière de
services publics et a souhaité que le ministre, compte tenu des
inquiétudes provoquées par le projet de directive, évoque
l'état des négociations et la nature du compromis qui pourrait se
dégager.
M. Franck Borotra
a indiqué que trois raisons militaient en
faveur de l'adoption rapide d'une directive :
- d'une part, le monopole d'importation et d'exportation
d'électricité existant en France fait l'objet d'une plainte
devant la Cour de justice des Communautés européennes qui rendra
un arrêt avant la fin de l'année. Compte tenu de la jurisprudence
antérieure de la Cour, il est très vraisemblable que la France
sera condamnée, ce qui risque de conduire à une contestation du
monopole du transport et de la distribution d'électricité ;
- d'autre part, alors que jusque là la volonté de
libéraliser conduisait à n'envisager que le système de
l'Accès des Tiers au Réseau (ATR), le Conseil des ministres a
reconnu, en juin 1995, la possibilité d'une coexistence de deux
systèmes aux logiques différentes, celui de l'ATR et celui de
l'acheteur unique qui permet de déterminer la part du marché
laissée à la concurrence. Il serait dommage de ne pas profiter de
cette avancée décisive, qui a permis de faire progresser
l'idée du service public, pour faire aboutir les négociations ;
- enfin, EDF, qui est aujourd'hui une entreprise très performante, devra
faire face à une évolution limitée de la consommation
d'électricité en France dans les années à venir et
doit donc s'implanter sur d'autres marchés, notamment européens.
D'ores et déjà, les exportations représentent 15 à
17 % de la production d'EDF. La mise en oeuvre de la directive facilitera
les exportations d'EDF vers les autres pays de l'Union européenne.
Le ministre a ensuite précisé que la France défendrait de
manière intangible trois principes :
- la coexistence des deux systèmes évoqués
précédemment. Les Etats les plus libéraux souhaitent ne
faire du système de l'acheteur unique qu'une étape
intermédiaire avant une libéralisation plus poussée ;
la France, quant à elle, est prête à envisager un bilan de
la directive après plusieurs années de fonctionnement, mais sans
engagement préalable de nouvelle libéralisation ;
- la reconnaissance explicite des missions de service public
(péréquation, continuité et qualité du service)
qu'il appartient à l'Etat -et non au Conseil- de définir ;
- la programmation à long terme, dans la mesure où la France a
massivement investi dans la construction du parc électronucléaire
et doit maintenant préparer le démantèlement et la
reconstruction de ce parc. Evoquant le secteur du raffinage qui a
été ruiné par la vente au coût marginal des
marchés libres, le ministre a ajouté que la France ne saurait
accepter la présence de producteurs d'électricité volatils
qui viendraient casser les prix sur le marché en vendant au coût
marginal, remettant ainsi en cause l'outil industriel principal.
Puis, M. Franck Borotra a fait valoir que le système de l'acheteur
unique permettrait à la France de conserver un système
intégré, qu'EDF resterait une entreprise publique à
100 %, que son statut ne serait pas modifié et que le statut du
personnel serait maintenu en l'état. Il a observé que la
directive conduirait à la coexistence d'un service public placé
sous la responsabilité totale d'EDF (comprenant les 29 millions de
consommateurs domestiques) et d'un secteur de consommateurs éligibles
qui devrait atteindre au plus 30 % du marché et concerner 2.000
à 3.000 consommateurs industriels.
Le ministre a précisé qu'EDF bénéficierait d'une
certaine liberté de politique tarifaire pour faire face à
l'ouverture partielle du marché, mais que l'évolution des tarifs
industriels ne se ferait pas au détriment des consommateurs domestiques.
Il a ajouté que la France souhaitait qu'un délai suffisamment
long soit prévu avant la révision de la directive.
Au cours du débat,
M. Jacques Oudin
a tout d'abord estimé
que la reconstruction du parc électronucléaire français
après son démantèlement était pour la France un
impératif et que ce parc constituait la force de notre pays. Il a fait
valoir que l'ouverture à la concurrence conduirait à
privilégier le court terme sur le long terme et a souhaité que le
Gouvernement fasse preuve de vigilance en ce domaine. Evoquant ensuite le
problème des tarifs, il a souligné qu'EDF serait très
probablement en mesure de faire face à la concurrence pour
l'approvisionnement des futurs consommateurs éligibles. Il s'est
cependant inquiété de la multiplication des obligations
imposées à EDF, par exemple le financement du canal
Rhin-Rhône ou la protection de l'environnement, et a souhaité
qu'on veille à préserver la capacité d'autofinancement de
cette entreprise. A propos des exportations, M. Jacques Oudin a fait valoir
qu'EDF n'avait pas mesuré l'importance des considérations
environnementales, ce qui explique le blocage des exportations vers l'Espagne
et l'Italie. Il a souligné l'importance des recherches visant à
permettre le transport de l'électricité dans des conditions
satisfaisantes pour l'environnement et a rappelé qu'on avait
trouvé des solutions pour l'exportation d'électricité vers
le Royaume-Uni. Enfin, M. Jacques Oudin a demandé au ministre si une
modification de l'article 90-3 du Traité de Rome avait été
demandée par le Gouvernement dans le cadre de la Conférence
intergouvernementale.
En réponse,
M. Franck Borotra
a indiqué qu'il était
naturellement favorable au renouvellement du parc nucléaire
français, mais qu'il ne souhaitait pas anticiper les décisions
qui seront prises. Il a observé que l'ouverture d'enquêtes
publiques pour la construction de laboratoires souterrains destinés au
stockage des déchets radioactifs démontrait la volonté du
Gouvernement de poursuivre sa politique en la matière. A propos des
consommateurs éligibles, le ministre a souligné que le
critère de leur détermination serait le niveau global de
consommation annuelle des entreprises. Il a également
déclaré qu'on ne pouvait pas tout demander à EDF et a
précisé que le renouvellement du contrat de plan de cette
entreprise serait l'occasion d'évoquer la situation fiscale d'EDF, la
rémunération de l'actionnaire, les procédures
d'investissements extérieurs, ainsi que les moyens de favoriser la
compétitivité de l'entreprise à l'exportation.
Evoquant la Conférence intergouvernementale, M. Franck Borotra s'est
déclaré partisan d'une modification de l'article 90-2 et de
l'article 90-3 du Traité de Rome. Il a estimé que la Commission
européenne utilisait de manière excessive l'article 90-3 et
négligeait au contraire l'article 90-2, qui permet de prendre en compte
les missions de service public. Le ministre a ensuite observé qu'il
existait d'autres possibilités pour inscrire les services publics dans
le Traité et a évoqué la possibilité d'inscrire
cette notion parmi les droits des citoyens ou dans le préambule du
Traité, tout en se déclarant réservé sur cette
dernière hypothèse, compte tenu du caractère
général de ce préambule.
M. André Rouvière
a rappelé que le Sénat et
l'Assemblée nationale s'étaient prononcés par voie de
résolutions sur la proposition de directive mais que celle-ci avait
beaucoup évolué depuis lors. Il a souligné la
nécessité d'organiser un débat parlementaire avant de
prendre des décisions aussi importantes. Il a également
demandé au ministre si les consommateurs éligibles seraient
uniquement des industriels et s'est demandé comment on pouvait
éviter que la baisse des tarifs à l'égard des gros
consommateurs ne conduise à une hausse pour les consommateurs
domestiques. Il a ensuite interrogé le ministre sur la manière
dont serait fixé le péage pour l'accès au réseau et
a exprimé la crainte que les lignes alimentant les zones rurales soient
sacrifiées au profit des lignes les plus rentables. Rappelant l'avance
de la France en matière de fiabilité et d'esthétique de
ses installations de transport d'électricité, il s'est
demandé si le nouveau système permettrait de maintenir ces
avantages.
En réponse,
M. Franck Borotra
a souligné qu'il serait
matériellement impossible d'organiser un débat avant le 20 juin,
mais que le Parlement serait appelé à se prononcer sur la
directive lors de l'examen de la loi de transposition. Il a fait valoir que les
consommateurs éligibles ne seraient pas tous des industriels, mais que
ces derniers en constitueraient l'immense majorité et qu'en tout
état de cause les régies non nationalisées seraient
exclues de l'éligibilité parce qu'elles exercent une mission de
service public. Il a souhaité qu'il existe une grande transparence des
coûts dans le fonctionnement du système, tant pour les Etats ayant
fait le choix de l'ATR que pour ceux ayant fait le choix de l'acheteur unique.
A propos du coût du transport de l'électricité, le ministre
a indiqué que c'est l'acheteur unique qui déterminerait le
péage et que c'est le coût global qui serait pris en compte, y
compris le coût en terme d'environnement. Il a rappelé que le
coût du transport d'électricité vers les gros consommateurs
était plus faible que le coût du transport vers les consommateurs
domestiques et que les gros consommateurs acceptaient bien souvent
l'interruptibilité de la fourniture.
M. Philippe François
a évoqué le faible coût
de revient de l'électricité produit à partir du gaz et a
interrogé le ministre sur la concurrence que risque d'exercer cette
forme d'énergie face à l'énergie nucléaire. Il a
également demandé quel serait l'avenir des syndicats
d'électrification.
M. Franck Borotra
a tout d'abord rappelé sa conception du service
public. il a estimé que ce dernier était un élément
fondateur du pacte républicain, mais qu'il n'impliquait pas
nécessairement le monopole. Il s'est déclaré
réservé sur le concept de " service public à la
française ", soulignant son caractère très
théorique. Le ministre a ensuite précisé qu'il revenait
à l'Etat de définir des missions de service public susceptibles
d'évoluer dans le temps. A cet égard, il a plaidé en
faveur des activités financières de la Poste, en rappelant que
celle-ci jouait un rôle essentiel d'aménagement du territoire et
qu'elle avait également un rôle social, étant la seule
à accueillir les personnes se trouvant dans une situation
précaire, en particulier les titulaires du revenu minimum d'insertion
(RMI).
Enfin, M. Franck Borotra a insisté sur la nécessité de ne
pas confondre les missions et l'organisation du service public, observant que
le service public de l'eau était totalement privé. Il a
souhaité que les services publics soient en mesure de s'adapter pour
éviter de devenir vulnérables. Revenant sur le marché
intérieur de l'électricité, il s'est déclaré
opposé à une libéralisation complète, dans la
mesure où celle-ci conduirait à privilégier les
investissements les moins coûteux et les plus rapidement rentables,
c'est-à-dire la construction de centrales à gaz. Il a
rappelé que la Grande-Bretagne, qui avait fait ce choix, envisageait
aujourd'hui de taxer le gaz pour freiner cette évolution. Concluant son
propos, le ministre a indiqué que les syndicats d'électrification
présentaient un grand intérêt pour les collectivités
territoriales et qu'ils continueraient à exercer leurs missions.