Rapport d'information n°351 - Les coopérations renforcées dans l'Union européenne
M. Christian de LA MALENE, Sénateur
Délégation du Sénat pour l'Union européenne - Rapport n°351 - 1996/1997
Table des matières
- I. UN DÉBAT RÉCURRENT
- II. LES TRAVAUX DE LA CIG
- III. QUELQUES REMARQUES
- CONCLUSION
N° 351
SÉNAT
SESSION ORDINAIRE DE 1996-1997
Rattaché pour ordre au procès-verbal de la séance du 22
avril 1997.
Enregistré à la Présidence du Sénat le .
RAPPORT D'INFORMATION
FAIT
au nom de la délégation du Sénat pour l'Union
européenne (1),
sur
Les coopérations renforcées dans l'Union européenne
Par M. Christian de LA MALÈNE,
Sénateur.
(1) Cette délégation est composée de
: MM. Jacques Genton,
président
; James Bordas, Michel
Caldaguès, Claude Estier, Pierre Fauchon,
vice-présidents
; Nicolas About, Jacques Habert, Emmanuel Hamel, Paul Loridant,
secrétaires
; MM. Robert Badinter, Denis Badré,
Gérard Delfau, Mme Michelle Demessine, M. Charles Descours,
Mme Marie-Madeleine Dieulangard, MM. Ambroise Dupont, Jean-Paul Emorine,
Philippe François, Jean François-Poncet, Yann Gaillard, Pierre
Lagourgue, Christian de La Malène, Lucien Lanier, Paul Masson,
Daniel Millaud, Georges Othily, Jacques Oudin, Mme Danièle
Pourtaud, MM. Alain Richard, Louis-Ferdinand de Rocca Serra, Jacques Rocca
Serra, André Rouvière, René Trégouët, Marcel
Vidal, Robert-Paul Vigouroux, Xavier de Villepin.
Mesdames, Messieurs,
Initialement prévue pour aborder un nombre limité de sujets
précis, la Conférence intergouvernementale (CIG) a
été également chargée par le Conseil
européen, en juin 1994, de réexaminer le fonctionnement
institutionnel de l'Union européenne, compte tenu de la dynamique de
l'élargissement.
· Le traité sur l'Union européenne avait mis cinq
questions à l'ordre du jour de la CIG :
- en premier lieu, la " communautarisation " éventuelle des
deuxième et troisième piliers de l'Union (en d'autres termes,
l'extension de la procédure communautaire " classique " de
décision à la politique étrangère et de
sécurité commune et à la coopération dans le
domaine des affaires intérieures et de la justice) ;
- en deuxième lieu, le développement de la PESC, et notamment le
problème de l'intégration de l'U.E.O. à l'Union
européenne ;
- en troisième lieu, l'élargissement éventuel du champ
d'application de la procédure dite de codécision (qui accorde un
droit de veto au Parlement européen sur certains aspects, limitativement
énumérés par le traité, de la législation
communautaire) ;
- en quatrième lieu, la mise en place éventuelle d'une
hiérarchie entre les différentes catégories d'actes
communautaires (cette question de la distinction, au sein du droit
communautaire, entre règles générales et mesures
d'exécution, met en jeu le partage des compétences entre le
Conseil et le Parlement européen, pour la définition des
règles générales, ainsi qu'entre le Conseil et la
Commission, pour la définition des mesures d'exécution) ;
- en cinquième lieu, l'éventualité de l'extension des
compétences de la Communauté à trois nouveaux
domaines : l'énergie, la protection civile, le tourisme.
· Les négociateurs du traité sur l'Union
européenne n'avaient pas intégré à leurs travaux la
perspective d'un élargissement de l'Union, malgré les
bouleversements qui venaient de se produire dans la moitié orientale de
l'Europe. Cependant, il est rapidement apparu que cette question ne pouvait
être éludée.
La difficulté est apparue au grand jour à partir d'octobre 1993,
lorsque le Conseil a dû décider des conséquences à
tirer, sur le plan des institutions, de l'adhésion (qui est devenue
effective en 1995) de l'Autriche, de la Finlande et de la Suède.
La longue controverse qui s'est alors développée entre les Etats
membres a conduit le Conseil européen, lors de sa réunion de
Corfou, en juin 1994, à prévoir que la CIG serait
également chargée de revoir le fonctionnement institutionnel de
l'Union dans la perspective de l'élargissement, et qu'elle examinerait
notamment les questions suivantes :
" pondération des voix,
seuil pour les décisions prises à la majorité
qualifiée, nombre des membres de la Commission et toute autre mesure
estimée nécessaire pour faciliter les travaux des institutions et
garantir leur efficacité dans la perspective de
l'élargissement ".
Lors de cette même réunion, le Conseil européen a
précisé que la CIG devrait examiner, afin de tenir compte des
critiques qui s'étaient exprimées dans les débats de
ratification du Traité de Maastricht,
" d'autres
améliorations possibles, dans un esprit de démocratie et
d'ouverture, sur la base d'une évaluation du fonctionnement du
traité ".
· La question des
" coopérations
renforcées "
- ou, si l'on préfère de
l'
" intégration différenciée "
, ou
encore de la
" flexibilité "
- ne devait donc
pas,
initialement, figurer à l'ordre du jour de la CIG : elle n'était
mentionnée ni par le traité sur l'Union européenne, ni par
les conclusions du Conseil européen de Corfou ; si elle est devenue
un des principaux thèmes de la CIG, c'est qu'elle s'est en quelque sorte
imposée aux négociateurs.
L'enjeu essentiel de la CIG apparaît aujourd'hui de réformer le
fonctionnement des institutions pour pouvoir concilier élargissement et
approfondissement. Or, comme un consensus pour " avancer "
tous
ensemble est d'ores et déjà difficile à trouver et risque
de le devenir de plus en plus à mesure des nouveaux
élargissements, il semble que la seule solution possible pour
dépasser le dilemme " approfondissement/élargissement "
soit de permettre aux Etats qui en ont la volonté et la capacité
de réaliser ensemble certains approfondissements de la construction
européenne, dans le respect de l'acquis communautaire, les autres Etats
ayant la faculté de les rejoindre ultérieurement.
Ainsi, dès lors qu'il est apparu qu'il serait très difficile de
réaliser à quinze - et plus encore, à vingt ou
vingt-cinq - les nouveaux développements de l'intégration
européenne souhaités par un nombre important d'Etats membres, le
thème des " coopérations renforcées " est devenu
une des principales préoccupations de la Conférence
intergouvernementale.
I. UN DÉBAT RÉCURRENT
La notion de " flexibilité " ou de
" coopération renforcée ", dans le débat
institutionnel communautaire, signifie la possibilité pour une partie
des Etats membres de réaliser ensemble un approfondissement de la
construction européenne, dans tel ou tel domaine,
en s'appuyant sur
le cadre institutionnel de l'Union.
Il s'agit d'une problématique ancienne : ainsi, en 1975, le
rapport sur l'Union européenne dû au Premier ministre belge
Léo Tindemans, envisageait une
"
différenciation
", conçue cependant avant tout
comme la possibilité d'échelonner dans le temps la participation
des Etats à une coopération plus approfondie dans un
domaine ; de même, le rapport du " Comité Dooge "
(1985), chargé de préparer la négociation de l'Acte
unique, envisageait l'"
utilisation, dans des cas exceptionnels,
de la
méthode de la différenciation de la règle communautaire,
à condition que cette différenciation soit limitée dans le
temps, fondée uniquement sur des considérations
économiques et sociales, et respecte le principe de l'unité
budgétaire
".
En réalité, le thème de la flexibilité
réapparaît chaque fois qu'il semble impossible de réaliser
l'unanimité pour avancer : pour éviter que " le convoi
ne s'aligne sur le vaisseau le plus lent ", l'on envisage alors de
laisser
se constituer une " avant-garde ", que
l'" arrière-garde " pourra en principe rejoindre
ultérieurement.
Cependant, jusqu'en 1991, ce thème ne s'est pas traduit dans la
réalité institutionnelle de la Communauté. Cela n'a pas
empêché le développement de certaines formes de
coopérations renforcées,
mais celles-ci se sont
organisées en dehors du cadre du traité,
ce qui a
été notamment le cas pour certaines réalisations
industrielles (ARIANE, AIRBUS), pour la libre circulation des personnes
(accords de Schengen), pour le soutien à la recherche appliquée
(EURÊKA)...
C'est le traité de Maastricht qui a véritablement introduit
le schéma de la flexibilité dans les bases du droit
communautaire
. Les traités avaient auparavant prévu des
périodes de transition, des dérogations provisoires, quelques
dérogations permanentes (commerce entre les deux Etats allemands,
résidences secondaires au Danemark) ; le traité de
Maastricht, quant à lui, est allé bien plus loin en introduisant
une différenciation dans les domaines essentiels et en ne limitant pas
dans le temps certaines des différenciations introduites. Il en est
ainsi :
-
de l'Union économique et monétaire
, qui établit
une première différenciation entre les Etats membres en fonction
du respect des critères de passage à la monnaie unique, et une
seconde différenciation en accordant la possibilité d'une
dérogation permanente au Royaume-Uni et au Danemark ;
-
du protocole social
, pour lequel le Royaume-Uni
bénéficie sans limite de durée d'une
dérogation ;
-
de la politique extérieure et de sécurité
commune
, qui doit notamment respecter "
le caractère
spécifique de la politique de sécurité et de
défense de certains Etats membres
", ce qui a permis au Conseil
européen d'Edimbourg d'accorder une dérogation permanente au
Danemark pour les questions de défense.
Cependant, si les négociateurs du traité de Maastricht ont
franchi un pas important dans le sens de la flexibilité,
ils ne l'ont
fait qu'à contrecoeur,
faute de trouver une autre solution pour
contourner une opposition irréductible. Ils ont dû l'accepter une
première fois lors de la négociation de la partie
monétaire du traité compte tenu de l'opposition britannique. Ils
ont dû s'y résoudre in extremis lors du Conseil européen de
Maastricht en élaborant hâtivement le " protocole
social " à onze, seule solution acceptée par le Royaume-Uni.
Lors du Conseil européen d'Edimbourg, la flexibilité a
été également une solution de fortune à la suite du
referendum négatif au Danemark.
Le thème de la flexibilité a resurgi à un stade
très précoce de la préparation de la Conférence
intergouvernementale (CIG) en cours. Cette résurgence n'avait rien
d'étonnant : alors que de nouvelles avancées étaient
envisagées concernant le deuxième et surtout le troisième
pilier de l'Union, il paraissait nécessaire de chercher des formules
permettant, à défaut d'accord unanime, à certains Etats
membres de développer des coopérations renforcées dans ces
domaines. Par ailleurs, l'horizon de la CIG étant l'élargissement
à l'Est, qui entraînera en principe l'adhésion de dix
nouveaux Etats, il semblait indispensable, en tout état de cause,
d'adapter par avance l'Union à cette "
révolution du
nombre et de l'hétérogénéité
"
selon le mot d'Alain Lamassoure ; en particulier, la question d'une
différenciation durable, dans cette perspective, pourrait difficilement
être éludée.
Le débat autour de ce thème a été difficile, les
différents schémas avancés étant suspectés
d'arrière-pensées peu " communautaires ".
L'idée d'un " noyau dur " de l'Union, avancée en
septembre 1994 par un document du groupe CDU/CSU du Bundestag, a
été interprétée par les pays du Sud de la
Communauté comme une manière de les mettre à
l'écart ; le système des " cercles concentriques "
suggéré au même moment par le Gouvernement français
a été soupçonné par les pays de l'Est de
définir à leur intention une adhésion au rabais ; le
schéma parfois qualifié d'" Europe à la carte "
présenté par le Gouvernement britannique a été
suspecté de vouloir faire de la Communauté une zone de
libre-échange où les politiques communes perdraient leur
consistance.
D'une manière générale, les partisans de
l'" orthodoxie communautaire " ont eu tendance à
considérer avec circonspection les formules de différenciation
autres que celles permettant aux Etats membres d'avancer à des rythmes
différents vers le même point, l'idée d'une
différenciation non limitée dans le temps leur paraissant porter
atteinte à la vocation fédérale de l'Union. Les Etats les
plus bénéficiaires de l'effort de cohésion
économique et sociale craignaient, quant à eux, de ne plus
être des membres à part entière d'une Union plus
différenciée et de moins pouvoir bénéficier, dans
ces conditions, de la solidarité financière communautaire.
C'est donc dans un contexte peu favorable que la CIG a abordé le
thème de la flexibilité ou des coopérations
renforcées.
II. LES TRAVAUX DE LA CIG
A. LE RAPPORT DU GROUPE " WESTENDORP "
Le " groupe Westendorp ", chargé de
préparer le lancement de la CIG, a achevé ses travaux en
décembre 1995. Au sujet des coopérations renforcées, ses
principales conclusions étaient les suivantes :
" Le groupe rejette toute formule qui puisse conduire à une
" Europe à la carte ". Quant au cadre général
dans lequel pourrait s'inscrire la flexibilité, une large
marjorité se rallie aux critères suivants :
- " il ne faut accepter la flexibilité que lorsqu'elle sert les
objectifs de l'Union et que toutes les autres possibilités sont
épuisées, et ce cas par cas ;
- " les différences dans le niveau d'intégration devraient
être temporaires ;
- " aucun Etat qui le souhaite et qui remplit des conditions
nécessaires, fixées à l'avance par tous, ne peut
être empêché de participer pleinement à une action
déterminée ou à une politique commune ;
- " il faut prévoir des mesures
ad hoc
pour aider les
Etats qui, tout en le souhaitant, ne peuvent momentanément participer
à telle ou telle politique ;
- " en permettant la flexibilité, il faut réaliser les
adaptations nécessaires pour préserver l'acquis et maintenir une
base commune pour éviter tout recul par rapport aux principes et
objectifs communs ;
- " sans préjuger ce que sera la structure du traité, il
faut conserver un cadre institutionnel unique.
" Plusieurs membres, tout en marquant leur accord sur l'essentiel de
ce
qui précède, souligent que des modalités faisant appel
à une telle flexibilité au sein de l'Union ne devraient
être possibles qu'avec l'accord de tous, comme par le passé.
Certains membres pensent que, bien qu'en principe de telles modalités
devraient être temporaires, cela ne doit pas être
nécessairement toujours le cas, notamment lorsqu'elles ne portent pas
sur des domaines essentiels de l'activité communautaire.
" Il convient de faire observer, par ailleurs, que les degrés de
flexibilité admissibles sont différents, d'une part, pour chacun
des trois " piliers " et, d'autre part, selon qu'il s'agit
des Etats
membres actuels ou des Etats qui adhéreront lors du prochain
élargissement ".
On peut observer que ces conclusions, d'une grande
généralité, exprimaient plus les réticences de la
majorité des Etats membres que la recherche effective d'une formule
institutionnelle permettant la mise en oeuvre des coopérations
renforcées.
Néanmoins, ce texte avait l'intérêt de faire
apparaître des questions essentielles pour la mise en place des
coopérations renforcées :
- la flexibilité doit-elle être conçue uniquement comme
un expédient temporaire ?
- la mise en oeuvre d'une coopération renforcée doit-elle
être autorisée par le Conseil statuant à
l'unanimité ?
- la flexibilité peut-elle s'appliquer de la même manière
aux trois piliers de l'Union ?
B. LE DOCUMENT DE LA PRÉSIDENCE IRLANDAISE
Le " cadre général pour un projet de révision des traités " présenté par la présidence irlandaise en vue du Conseil européen de Dublin (décembre 1996) ne proposait pas de texte au sujet des coopérations renforcées ; les commentaires de la présidence permettaient de constater que, au cours des six premiers mois de la CIG, les négociations n'avaient pas sensiblement progressé sur ce point, même si la présidence soulignait " l'esprit constructif " des discussions.
C. LE " DOCUMENT OFFICIEUX " DE LA PRÉSIDENCE NÉERLANDAISE
La présidence néerlandaise a
présenté en mars 1997 un " document officieux " sur les
coopérations renforcées.
Dans une note liminaire, ce document distinguait trois formes de
flexibilité :
- la flexibilité " au cas par cas ", envisagée
notamment pour la PESC, qui permet à certains Etats membres de ne pas
participer à une action précise qu'ils ne souhaitent cependant
pas empêcher (" abstention constructive ") :
- la flexibilité " prédéterminée ", qui
consiste à préciser dans le traité la liste des Etats
membres qui s'engagent à mettre en oeuvre une politique commune
précise, et à définir les modalités de
celle-ci ;
- enfin, la flexibilité globale, qui consiste à insérer
dans le traité une clause générale permettant la mise en
oeuvre de coopérations renforcées, cette mise en oeuvre
étant toutefois subordonnée à certaines conditions qui
peuvent varier selon les différents piliers.
C'est cette dernière formule qu'examinait principalement le
" document officieux ".
Ce texte s'efforçait de faire apparaître quelques points d'accord
de portée générale :
- les coopérations renforcées doivent préserver le cadre
institutionnel unique de l'Union, et respecter l'acquis communautaire ;
- elles ne doivent être mises en oeuvre qu'en dernier recours,
c'est-à-dire s'il n'a pas été possible d'avancer dans le
cadre des procédures prévues par le traité ;
- les Etats membres qui choisissent de ne pas participer à une
coopération renforcée ne doivent pas entraver sa mise en oeuvre
par les autres Etats membres ; en contrepartie, ils peuvent à tout
moment se joindre à cette coopération, à la seule
condition d'accepter les décisions déjà prises ;
- les dépenses doivent être imputées sur des budgets
spécifiques, dont les recettes doivent être fournies par les seuls
Etats participant aux coopérations renforcées.
En revanche, le document faisait ressortir que, sur un certain nombre de
sujets, un accord restait à trouver :
- quel doit être le nombre minimum d'Etats membres pour lancer une
coopération renforcée ?
- sur quels domaines doivent pouvoir porter les coopérations
renforcées ?
- quelle doit être la procédure budgétaire applicable aux
budgets spécifiques des coopérations renforcées ?
- faut-il que, lors des délibérations du Parlement
européen liées à la mise en oeuvre des coopérations
renforcées, seuls participent les députés européens
élus dans les Etats participant à ces coopérations ?
- l'autorisation de recourir à une coopération renforcée
doit-elle être accordée par le Conseil à la majorité
qualifiée ou bien à l'unanimité ?
D. L' " ADDENDUM " DE LA PRÉSIDENCE NÉERLANDAISE
A la fin du mois de mars, la présidence
néerlandaise a présenté, cette fois officiellement, un
" addendum " au document ("cadre général pour un projet
de révision des traités ") présenté par la
présidence irlandaise lors du Conseil européen de Dublin.
Cet " addendum " s'inscrit dans la démarche
" d'affinement progressif " qui doit conduire à un projet de
traité susceptible de servir de base aux travaux du Conseil
européen.
Il aborde donc en priorité les sujets sur lesquels le document de la
présidence irlandaise, qu'il est censé compléter, ne
contient pas de projet de texte : il traite donc, en particulier, des
" coopérations renforcées ".
Lors des sessions ministérielles du 25 mars, puis du 13 mai, il s'est
avéré que la partie de " l'addendum " relative aux
coopérations renforcées constituait une base de travail
acceptable aux yeux de l'ensemble des délégations, quelles que
soient par ailleurs les divergences d'appréciation subsistant sur
certains aspects des conditions de mise en oeuvre de la flexibilité.
1. Les conditions générales
" L'addendum " propose tout d'abord
l'insertion, au
sein des dispositions communes du traité sur l'Union européenne,
de trois articles de portée générale concernant les
coopérations renforcées.
Le
premier article
pose tout d'abord le
principe
de la
flexibilité :
" Les Etats membres qui se proposent
d'instaurer entre eux une coopération renforcée peuvent recourir
aux institutions, procédures et mécanismes prévus par les
traités ".
Puis il énumère les
conditions générales
à remplir pour qu'une coopération renforcée puisse
être autorisée, à savoir que celle-ci :
a) " tende à renforcer l'intégration
européenne ainsi qu'à préserver et à servir les
intérêts de l'Union ;
b) " respecte les principes des traités et s'inscrive dans le cadre
de leurs objectifs ;
c) " ne soit utilisée qu'en dernier ressort, lorsque les objectifs
ne pourraient être atteints en appliquant les procédures
pertinentes prévues par les traités ;
d) " concerne au moins une majorité d'Etats membres ;
e) " préserve le cadre institutionnel unique de l'Union ;
f) " respecte l'acquis communautaire et toutes les mesures prises au
titre
des autres dispositions des traités ;
g) " ne porte pas atteinte aux intérêts des Etats membres qui
n'y participent pas ;
h) " permette aux Etats membres qui ne participent pas de se joindre
à tout moment à une telle coopération sous réserve
de respecter les décisions déjà prises dans ce
cadre ".
Deux conditions paraissent particulièrement importantes
: tout d'abord, l'obligation de concerner une majorité d'Etats membres ;
ensuite, la faculté pour les non-participants de se joindre
" à tout moment " à la coopération
renforcée.
Elles suggèrent que la flexibilité reste
conçue avant tout comme une formule temporaire, l'horizon restant celui
de la participation de tous les Etats membres
.
Enfin, le même article précise que les coopérations
renforcées doivent remplir des
conditions additionnelles
propres
à chaque pilier, qui sont définies dans des textes distincts. Ces
textes doivent notamment préciser, pour chaque pilier, les
modalités de l'autorisation par le Conseil qui est en tout état
de cause nécessaire.
Le
deuxième article
définit les modalités de
fonctionnement des institutions dans le cadre des coopérations
renforcées ; il précise que, en règle
générale, les dispositions des traités s'appliquent sauf
dans le cas du Conseil.
Ainsi, il est prévu que non seulement la Commission européenne,
mais aussi le Parlement européen, remplissent leur rôle dans le
fonctionnement des coopérations renforcées sans qu'il soit fait
de distinction entre leurs membres selon la liste des Etats participants.
Cette optique a toujours été retenue dans le cas de la
Commission, qui est, d'après le traité, un collège
indépendant ; en revanche, dans le cas du Parlement européen, il
avait été longtemps envisagé que seuls les parlementaires
élus dans le cadre des Etats participant à la coopération
renforcée puissent participer aux votes concernant celle-ci : cette
conception a donc été finalement abandonnée, à la
demande notamment du Parlement européen lui-même, qui
considère que ses membres représentent l'ensemble des peuples de
l'Union.
Dans le cas du Conseil, il est prévu que les représentants de
tous les Etats membres participent aux délibérations, seuls les
représentants des Etats participant à la coopération
prennent part aux votes. Pour ces derniers, la majorité qualifiée
est fixée aux deux tiers des voix, les règles de
pondération n'étant pas modifiées.
Le même article précise que les dépenses résultant
des coopérations renforcées sont à la charge des seuls
Etats qui y participent, à l'exception des coûts administratifs
liés à l'utilisation des institutions de l'Union.
Enfin, le
troisième article
précise que le Conseil et la
Commission informent régulièrement le Parlement européen
de l'évolution des coopérations renforcées. On peut
s'interroger sur la raison d'être de cet article, le Parlement
européen étant de toute manière associé à la
mise en oeuvre des coopérations renforcées puisque son rôle
est le même que dans la procédure de décision ordinaire,
telle qu'elle résulte du traité pour le domaine
considéré.
2. Les conditions propres au premier pilier
L'" addendum " enferme les coopérations
renforcées concernant le premier pilier dans des conditions rigoureuses.
Tout d'abord, ce texte précise que les coopérations
renforcées ne peuvent porter sur des domaines relevant de la
compétence exclusive de la Communauté. Il est difficile de
définir la portée exacte de cette condition, dans la mesure
où la notion de compétence exclusive est entourée de
nombreuses incertitudes, que votre rapporteur a déjà eu
l'occasion de souligner (voir le rapport n° 46, 1996-1997, sur
" l'application du principe de subsidiarité ", pp. 17-20).
Mais les indications apportées ensuite tendent clairement à
restreindre le domaine possible des coopérations renforcées.
Celle-ci ne doivent porter atteinte ni à la libre circulation des
marchandises, des personnes, des services et des capitaux, ni à la
politique commerciale commune, à la politique commune dans les domaines
de l'agriculture et de la pêche, à la politique commune dans le
domaine des transports, aux règles communes de concurrence ou à
la politique relative à la cohésion économique et sociale
; par ailleurs, elles ne doivent constituer ni une discrimination, ni une
entrave aux échanges entre les Etats membres et ne doivent provoquer
aucune distorsion des conditions de concurrence entre ces derniers.
Outre ces conditions de fond, les coopérations renforcées dans le
premier pilier sont soumises à une procédure très
contraignante :
- les Etats souhaitant mettre en oeuvre une coopération renforcée
doivent adresser une demande à la Commission européenne, qui peut
ou non y donner suite ;
- l'autorisation doit ensuite être accordée par le Conseil ;
- la Cour de justice des Communautés peut être saisie pour
contrôler que la coopération renforcée envisagée
respecte bien l'ensemble des conditions posées.
Par ailleurs, un mécanisme de consentement tacite est prévu pour
faciliter la participation à une coopération renforcée
d'un Etat membre qui n'aurait pas eu initialement la volonté ou la
capacité de s'y joindre. L'Etat non participant doit adresser une
demande en ce sens au Conseil et à la Commission : si l'avis de celle-ci
est positif, cette demande est réputée approuvée sauf si
le Conseil s'y oppose à la majorité qualifiée dans un
délai de quatre mois.
3. Les clauses propres au deuxième pilier
Le problème de la coopération renforcée
se pose d'une manière très différente dans le cas du
deuxième pilier. Le fonctionnement de celui-ci est
caractérisé par le rôle limité qu'y jouent la
Commission européenne, le Parlement européen et la Cour de
justice des Communautés. Le recours aux institutions de l'Union n'a donc
pas la même portée que dans le premier pilier.
Par ailleurs, la flexibilité peut prendre, dans le cas du
deuxième pilier, des formes très diverses.
L'" addendum " mentionne ainsi :
- l'"
abstention constructive
", permettant à un Etat
membre de se dissocier d'une décision sans empêcher son adoption ;
- la "
flexibilité
prédéterminée
", consistant à
préciser dans le traité lui-même, sous la forme d'un
protocole annexé, le champ d'application et les modalités d'une
coopération renforcée, ainsi que la liste des Etats qui y
participent au départ. (L'" addendum " précise qu'une
telle solution pourrait être adaptée à des questions telle
que la coopération en matière d'armement ou la défense
mutuelle) ;
- l'"
attribution de tâches à un ou plusieurs Etats
membres dans le cadre d'une action commune
" ;
- la mise en oeuvre d'une clause spécifique de coopération
renforcée. La rédaction prévue pour cette dernière
par l'" addendum " diffère profondément de celle
retenue pour le premier pilier : l'autorisation est accordée sous la
seule responsabilité du Conseil, qui peut l'assortir de conditions
spécifiques ; la Commission européenne et la Cour de justice
n'ont aucun rôle.
4. Les conditions propres au troisième pilier
La situation se présente encore différemment
dans le cas du troisième pilier de l'Union ; les formulations retenues
par " l'addendum " suggèrent que l'on se tient ici à
mi-chemin entre les premier et deuxième piliers, ou plus exactement
entre le communautaire et l'intergouvernemental (sous réserve de la
communautarisation prévue pour une partie des questions relatives
à la libre circulation des personnes) :
- les conditions de fond sont peu restrictives : la coopération
renforcée doit respecter les compétences de la Communauté
européenne et avoir pour but "
de permettre à l'Union de
devenir plus rapidement un espace de liberté, de sécurité
et de justice
" ;
- pour l'autorisation de recourir à la coopération
renforcée, la Commission est obligatoirement saisie pour avis (ce qui
n'est pas le cas pour le deuxième pilier), mais n'a pas le pouvoir de
refuser l'autorisation (contrairement à ce qui est prévu pour le
premier pilier) ;
- pour l'élargissement d'une coopération renforcée
à des Etats n'ayant voulu ou pu y prendre part initialement, le
mécanisme est celui de l'approbation tacite prévue pour le
premier pilier.
A côté de la clause de coopération renforcée
proprement dite, " l'addendum " suggère d'introduire un
autre
élément de flexibilité dans le troisième pilier,
concernant les
conventions
conclues dans le cadre de celui-ci. Tout en
restant établies à l'unanimité, ces conventions,
dès lors qu'elles auraient été ratifiées par au
moins la moitié des Etats membres, entreraient en vigueur dans ces
mêmes Etats, sauf disposition contraire expresse.
Enfin, " l'addendum " suggère des dispositions
particulières pour permettre l'incorporation de "
l'acquis de
Schengen
" dans le troisième pilier de l'Union, tout en
préservant les droits des Etats qui ne sont pas parties à
l'accord de Schengen. Le dispositif proposé comporterait :
- " une disposition aux termes de laquelle toute la législation
pertinente de Schengen serait intégrée telle quelle dès
l'entrée en vigueur du traité, et non réadoptée
dans le cadre des dispositions correspondantes du nouveau traité (ce qui
exclurait donc toute possibilité de renégocier la
législation Schengen dans le cadre du nouveau traité) ; il
faudrait définir l'acquis de Schengen qui devrait être
annexé au traité et constituerait des dispositions de droit de la
Communauté de l'Union applicables aux Etats membres parties à
Schengen ;
- " une disposition aux termes de laquelle les Etats membres qui ne
sont
pas parties à l'accord de Schengen peuvent participer à l'acquis
Schengen ainsi intégré dans des conditions convenues avec les
pays Schengen ; une période transitoire pourrait être
envisagée afin que ces Etats puissent arrêter les modalités
d'exécution nécessaires ;
- " en ce qui concerne la nouvelle législation à adopter sur
la base des dispositions du nouveau traité, une disposition aux termes
de laquelle les Etats membres qui ne sont pas parties à l'accord de
Schengen seraient explicitement autorisés, eu égard à leur
situation particulière, à rester " constructivement "
à l'écart, et cela au cas par cas ".
III. QUELQUES REMARQUES
A. UN EQUILIBRE DIFFICILE
1. Une souplesse nécessaire
Une certaine différenciation des formes de
participation à l'Union est intimement liée au processus
d'élargissement de celle-ci. Les négociations qui ont conduit au
traité de Maastricht ont montré qu'il n'était plus
possible de conserver des règles de fonctionnement complètement
uniformes dans une Union à douze. Les coopérations
renforcées qui s'étaient auparavant développées en
dehors de l'Union dans des domaines tels que la libre circulation des personnes
et les mesures de sécurité correspondantes, l'industrie
aéronautique et spatiale, la recherche industrielle, la défense,
suggéraient déjà que certains progrès de la
construction européenne passaient par des formules plus souples que ne
le permettait l'" orthodoxie communautaire ".
Depuis la disparition du bloc de l'Est, l'horizon de la construction
européenne est celui d'une Union de plus de vingt-cinq Etats d'une
grande diversité dans tous les domaines. On conçoit mal comment
un tel ensemble pourrait fonctionner sans qu'y soit introduite une certaine
dose de flexibilité.
Dès lors, comme l'ont souligné à plusieurs reprises MM.
Hervé de Charette et Michel Barnier, la question est de savoir si l'on
opte pour une flexibilité organisée, se rattachant au cadre
institutionnel de l'Union, ou si l'on accepte que les coopérations
renforcées se développent en dehors de ce cadre. Car refuser
toute différenciation reviendrait à privilégier
l'élargissement au détriment de tout approfondissement.
C'est donc à juste titre que le Gouvernement a fait figurer
l'organisation des coopérations renforcées parmi ses
priorités pour la Conférence intergouvernementale.
2. Des inquiétudes persistantes
La perspective d'un développement des
coopérations renforcées suscite certaines inquiétudes au
sein des institutions communautaires et chez certains Etats membres.
Trois types de dangers sont mis en avant :
- le premier est celui d'une " Europe à la carte ", où
chaque Etat -en dehors des disciplines du marché unique,
nécessairement uniformes- définirait son degré de
participation aux politiques communes. Dans cette logique, fait-on valoir, la
construction européenne finirait par se ramener au marché unique,
les politiques communes ayant toutes les chances de perdre leur substance.
- le deuxième est l'apparition d'un clivage entre deux groupes
d'Etats : d'un côté, ceux participant à l'ensemble des
activités de l'Union et paraissant les seuls véritables membres
à part entière de celle-ci ; de l'autre, ceux restant à
l'écart de certains approfondissements de la construction
européenne et apparaissant dès lors comme des membres de
deuxième catégorie. Un tel clivage, souligne-t-on, menacerait
à terme la cohérence de l'Union.
- le troisième est celui d'une moindre solidarité
financière. Dès lors que les coopérations
renforcées sont financées par des budgets annexes
alimentés par les seuls Etats participants, ne risque-t-on pas de voir
les pays contributeurs nets au budget communautaire utiliser cette formule pour
alléger leur fardeau ?
Même si certaines de ces inquiétudes peuvent paraître
exagérées, elles se sont fait entendre très largement au
sein de la CIG, ce qui a conduit la présidence néerlandaise
à proposer d'encadrer les coopérations renforcées par un
dispositif singulièrement contraignant.
3. Une marge étroite
Il apparaît ainsi que la voie est étroite pour
trouver une formule susceptible de recueillir un accord : soit l'on accumule
les conditions à remplir, de manière à rassurer les Etats
les plus réticents, mais alors on risque de rendre pratiquement
impossible la mise en oeuvre des coopérations renforcées dans le
cadre de l'Union, ce qui peut avoir pour conséquence qu'elles se
développent en dehors de ce cadre ; soit au contraire on entend
prioritairement éviter que les coopérations renforcées ne
se multiplient en dehors de l'Union, ce qui doit conduire à les
faciliter au sein de celle-ci, mais alors il devient difficile d'obtenir pour
cela le consentement de certains Etats.
Une marge de négociation existe toutefois, dans la mesure où les
Etats inquiets, réticents, ont intérêt à ce que les
coopérations renforcées soient rattachées aux institutions
communautaires, de manière à pouvoir défendre leurs
intérêts et à surveiller l'évolution de ces
coopérations, ce qu'ils ne peuvent faire si elles se développent
en dehors de l'Union, alors que les Etats favorables aux coopérations
renforcées peuvent faire valoir que, le cas échéant, ils
pourront s'organiser en dehors de l'Union.
L'" addendum " de la présidence néerlandaise
correspond-il, dans cette optique, à un équilibre satisfaisant eu
égard à l'objectif poursuivi ?
On peut observer que les
conditions générales
posées par ce texte aux coopérations renforcées tendent
à limiter sensiblement la portée de leur reconnaissance. Si les
coopérations renforcées ne doivent être utilisées
qu'" en dernier ressort ", si elles doivent regrouper dès le
début une majorité d'Etats et permettre " à tout
moment " aux autres de s'y joindre, si elles doivent par ailleurs
s'appuyer sur des institutions fonctionnant à l'identique (sauf dans le
cas du Conseil), on voit mal comment elles pourraient répondre à
l'espoir mis en elles d'être une formule souple permettant à une
volonté politique partagée par certains Etats de s'exprimer en
contournant les contraintes et l'inévitable inertie d'une Union
élargie.
Les
conditions supplémentaires
posées pour le
premier
pilier
aboutissent au total à un dispositif si rigoureux qu'il
pourra difficilement être mis en oeuvre sans l'accord au moins tacite de
ceux qui n'y participeront pas.
Les conditions propres au
deuxième pilier
paraissent
ménager plus de souplesse, mais s'appliquent à un domaine
où, en tout état de cause, l'unanimité restera à la
base des décisions politiques de l'Union.
C'est finalement dans le cas du
troisième pilier
que
l'" addendum " paraît le plus aboutir à un dispositif
laissant une certaine marge pour le lancement de coopérations
renforcées ; encore le mécanisme d'approbation tacite pour les
adhésions ultérieures risque-t-il de freiner les ambitions de
certains Etats membres qui pourraient craindre, par exemple, de se lancer dans
une coopération policière approfondie avec certains Etats membres
dans un tel cadre, dès lors qu'ils serait aisé à d'autres
Etats membres, en qui ils auraient moins confiance, de s'y joindre.
Non seulement les propositions de la présidence néerlandaise, par
le nombre et la nature des conditions posées aux coopérations
renforcées, s'éloignent de l'introduction d'une véritable
flexibilité dans le fonctionnement de l'Union, mais encore elles
laissent pour l'instant subsister la question de savoir selon quelles
modalités le Conseil doit autoriser le lancement de ces
coopérations, plusieurs Etats persistant à demander que cette
autorisation soit accordée à l'unanimité. Il n'est
nullement impossible que cette controverse aboutisse à un compromis
prévoyant l'unanimité dans certains cas et la majorité
qualifiée dans les autres, ce qui conduirait à ajouter aux
diverses conditions posées un élément de complexité
et une contrainte supplémentaires.
B. DES CONTOURS INCERTAINS
1. Quel domaine d'application ?
L'idée soutenue par la France et l'Allemagne, et
reprise dans les documents de la présidence néerlandaise, est
celle d'une clause
générale
de flexibilité
complétée par des dispositions propres à chaque pilier.
On peut toutefois s'interroger sur les domaines où pourront
effectivement être mises en oeuvre des coopérations
renforcées.
· La flexibilité est assurément indispensable dans le cas
du
deuxième pilier
. Dès lors notamment que certains Etats
membres sont encore en principe neutres, et que pour l'instant les non-neutres
ne participent pas tous de la même manière à l'UEO et
à l'OTAN, on ne peut envisager de faire fonctionner le deuxième
pilier -à supposer que ce souhait soit réellement partagé-
sans y introduire des éléments de souplesse.
Mais, plus qu'une clause d'habilitation à recourir à des
coopérations renforcées, ce sont plutôt des formes
variées de flexibilité qui paraissent la meilleure solution pour
donner vie au deuxième pilier : c'est d'ailleurs une telle approche que
retient l'" addendum " néerlandais en prévoyant un
mécanisme d'" abstention constructive " au cas par cas, un
schéma de " flexibilité
prédéterminée " pour des domaines très
spécifiques, et enfin l'" attribution de tâches à un
ou plusieurs Etats membres dans le cadre d'une action commune ".
En particulier, la formule de l'" abstention constructive "
paraît une solution intéressante pour faciliter le fonctionnement
de la PESC.
En effet, si l'on conçoit bien que certains Etats, sans vouloir
participer eux-mêmes à une action commune, laissent les autres la
mettre en oeuvre " au nom de l'Union européenne ", en
revanche, on imagine mal que chaque Etat renonce à son droit de veto
à l'égard d'une action qu'il jugerait fondamentalement contraire
à ses intérêts. Donc, dans un tel domaine, des
coopérations renforcées ne peuvent être autorisées
qu'à l'unanimité. Or, la formule de " l'abstention
constructive ", qui ne réclame pas de décision positive,
paraît la moins embarrassante pour les Etats qui ne souhaitent pas
participer à une action sans pour autant vouloir l'empêcher.
Au total, la flexibilité dans le deuxième pilier paraît
devoir consister à donner au Conseil les moyens d'une gestion plus
souple de la règle de l'unanimité pour ses décisions
politiques (des décisions à la majorité qualifiée
pouvant être prises dans le cas des mesures d'application).
· La flexibilité paraît également
nécessaire dans le cas des
matières relevant du
troisième pilier
puisque, comme l'ont montré les
négociations qui ont précédé les Accords de
Schengen, il n'est pas possible d'avancer à quinze dans certaines de ces
matières.
Cependant, il convient de distinguer deux domaines au sein des matières
relevant du troisième pilier :
- en premier lieu, tout ce qui concerne la
libre circulation des
personnes
: la plupart des Etats membres souhaitent appliquer à ce
domaine la " méthode communautaire " avec certaines
adaptations, afin notamment de poursuivre la suppression des contrôles
aux frontières " intérieures " de l'Union
européenne ; toutefois, comme certains Etats ne souhaitent pas supprimer
ces contrôles, il paraît indispensable de mettre au point une
formule permettant à ces Etats de rester en dehors de ce processus. Il
semble que cette situation appelle avant tout le recours à une forme de
" flexibilité prédéterminée ";
c'est-à-dire à un protocole permettant aux douze ou treize Etats
intéressés, nommément cités, d'utiliser les
institutions communautaires pour réaliser entre eux la suppression des
contrôles aux frontières, sur le modèle du protocole social
qui a longtemps concerné quatorze Etats sur quinze ;
- en second lieu, tout ce qui concerne
la coopération
policière et judiciaire
; ce domaine, qui relève
principalement de la méthode intergouvernementale, semble
également requérir des formes spécifiques de
flexibilité, notamment les conventions entrant en vigueur dès
qu'elles sont ratifiées par une majorité d'Etats, mais pour ces
seuls Etats.
· Finalement, on peut penser que l'introduction d'une plus grande
flexibilité dans les deuxième et troisième piliers repose
avant tout sur la définition de solutions spécifiques. Dès
lors, une clause
générale
de flexibilité ne semble
avoir véritablement de justification que si les coopérations
renforcées doivent concerner un assez grand nombre de domaines relevant
du
premier pilier
.
Mais quels domaines d'action, au sein du premier pilier, pourraient-ils
être concernés par les coopérations renforcées
telles qu'elles sont envisagées ?
L'" addendum " de la présidence néerlandaise
énumère un certain nombre de domaines qui devraient être
exclus
du champ des coopérations renforcées : libre
circulation des marchandises, des services, des capitaux ; politique
commerciale commune ; fonctionnement du marché intérieur ;
politique agricole commune ; politique commune de la pêche ;
politique de la concurrence ; politique de cohésion économique et
sociale (fonds structurels). Le texte considère, en effet, que des
coopérations renforcées dans de tels domaines pourraient entraver
le bon fonctionnement du marché unique, fondement de la
Communauté.
Si l'on élimine ces domaines, quel pourrait être alors le champ
d'application des coopérations renforcées dans le premier pilier
? Après une longue controverse, la CIG a renoncé à
élaborer une liste positive de domaines possibles.
Un " document officieux " de la présidence
néerlandaise, qui portait la trace de cette controverse, mentionnait
pour sa part trois domaines :
- la santé et la sécurité des travailleurs : or, dans ce
domaine, le traité (article 118 A) permet au Conseil de décider
à la majorité qualifiée, ce qui exclut un blocage du
processus de décision par un très petit nombre d'Etats ;
- les normes relatives à l'environnement : dans ce domaine
également, le Conseil statue dans la plupart des cas à la
majorité qualifiée ; c'est dans quelques cas seulement que
l'unanimité est requise (dispositions fiscales, mesures concernant
l'aménagement du territoire, choix énergétiques des Etats
membres) et ces domaines paraissent assez mal se prêter à des
coopérations renforcées. En outre, on doit souligner qu'un
dispositif de coopération renforcée dans le domaine de
l'environnement pourrait introduire des distorsions de concurrence au sein du
marché intérieur ;
- les
" mesures d'accompagnement de l'Union économique et
monétaire, notamment au sujet de la fiscalité
indirecte "
: ces mesures pourraient être l'harmonisation des
taux de la TVA, dans l'optique du passage au " régime
définitif " proposé par la Commission européenne. On
peut toutefois rappeler à cet égard que, lors de son audition par
la Délégation le 26 février dernier, M. Alain Lamassoure
avait indiqué qu'il ne considérait pas que l'U.E.M. rendait
nécessaire de nouvelles mesures d'harmonisation de la fiscalité
indirecte, et que, d'une manière générale, il
n'envisageait pas la mise en oeuvre de coopérations renforcées
dans le domaine de la fiscalité.
Naturellement, un grand nombre d'autres domaines du premier pilier pourraient
être concernés : éducation, formation professionnelle,
jeunesse, culture, santé publique, tourisme, énergie, protection
civile, réseaux transeuropéens, industrie, recherche et
développement technologique, lutte contre l'exclusion sociale ; mais
dans ces domaines, l'intervention de la Communauté prend essentiellement
la forme d'un cofinancement de diverses actions. Est-il souhaitable que de
telles mesures, portant sur de tels domaines, ne concernent pas l'ensemble des
Etats membres ? Dans bien des domaines qui viennent d'être cités,
une telle hypothèse paraît difficilement envisageable.
Au total, on peut se demander si les coopérations renforcées dans
le premier pilier, telles qu'elles sont envisagées par les
négociateurs, ne sont pas destinées à concerner en
réalité un nombre assez réduit de domaines de nature
fiscale et sociale. Dans un souci de transparence et de démocratie,
n'eût-il pas été préférable d'en
préciser la liste ?
Quoi qu'il en soit, on peut se demander si la présence d'une clause
générale de flexibilité ne sera pas finalement l'habillage
d'objectifs en réalité limités.
2. Quelle légitimité pour le processus de décision ?
Les coopérations renforcées se
caractérisant par l'utilisation des institutions de l'Union
européenne par une partie de ses Etats membres, les modalités de
décision prévues par le traité leur sont normalement
applicables en fonction du domaine concerné.
Le Parlement européen dispose donc, dans le cadre d'une
coopération renforcée, des mêmes pouvoirs que ceux dont il
dispose à l'égard des décisions concernant l'ensemble des
Etats membres. Outre ses pouvoirs budgétaires importants, le Parlement
européen détient depuis le traité sur l'Union
européenne un pouvoir de codécision dans un certain nombre de
domaines, dont la liste sera sans doute accrue par le futur traité
d'Amsterdam. Le Parlement européen sera donc appelé à
jouer un grand rôle dans le fonctionnement des coopérations
renforcées.
Or la CIG a finalement repoussé l'idée que, dans la mise en
oeuvre d'une coopération renforcée, le Parlement européen
devrait être composé des seuls députés
européens élus dans les Etats participant à cette
coopération. L'Assemblée de Strasbourg, il est vrai, s'est
toujours efforcée d'éviter toute forme de groupement de ses
membres sur une base nationale ; ses structures internes ont toutes un
caractère transnational. Elle aurait donc eu le plus grand mal à
s'adapter à un fonctionnement " à géométrie
variable " selon les Etats participant à une action, et s'est donc
opposée avec succès à cette formule. Ainsi, c'est avec la
totalité de ses membres qu'elle jouera son rôle dans les
coopérations renforcées.
Mais on est dès lors en présence d'une difficulté
manifeste. L'" addendum " de la présidence néerlandaise
précise qu'une coopération renforcée doit concerner
" au moins une majorité d'Etats membres "
: on peut
donc concevoir une coopération renforcée concernant huit Etats
membres sur quinze. Ces Etats ne feront pas nécessairement partie des
plus peuplés de la Communauté. On pourra donc se trouver dans une
situation où les députés des pays participant à une
coopération renforcée constitueront une minorité au sein
du Parlement européen. Compte tenu des pouvoirs importants dont dispose
désormais ce dernier, on pourra voir les députés des pays
ne participant pas à une coopération renforcée être
en mesure d'influencer fortement, voire de bloquer, le fonctionnement de
celle-ci.
Même si l'on peut penser qu'en pratique une coopération
renforcée ne sera lancée que si elle concerne une large
majorité des Etats membres, on n'en est pas moins en présence
d'un déficit de légitimité du processus de décision
et d'un risque d'incohérence. On voit mal à quel titre
interviendront dans ce processus, y compris en matière
budgétaire, des représentants de pays ne participant pas à
la coopération en cause, et ne contribuant pas à son financement
; et la recherche d'un accord entre le Conseil et le Parlement européen
risque de s'avérer plus difficile, dès lors que ces deux
institutions ne représenteront pas les mêmes pays.
Une autre interrogation peut résulter de l'absence de tout
mécanisme permettant à un Etat de se retirer d'une
coopération renforcée. Ces coopérations semblent
conçues uniquement à partir du schéma d'une " Europe
à plusieurs vitesses ", où l'on peut distinguer une
" avant-garde ", décidée à avancer plus
rapidement et capable de le faire, et une " arrière-garde "
appelée à la rejoindre ultérieurement : dans cette
optique, la participation à une coopération renforcée ne
paraît pas pouvoir constituer un choix réversible. Une telle
vision des choses serait naturelle dans un régime politique fondé
sur l'idée qu'existe un " sens de l'histoire " qui s'impose
à tous les acteurs ; elle peut déconcerter dans le cas d'une
Union qui entend se fonder sur les principes de la démocratie pluraliste.
En effet, si les règles de base du fonctionnement de l'Union forment un
bloc qui s'applique nécessairement de manière uniforme à
tous les Etats membres, qui ne peuvent s'en dégager qu'en quittant
l'Union, il n'en est par définition pas de même des
coopérations renforcées, qui interviennent dans des domaines
où il n'est pas indispensable que la règle soit la même
pour tous. Dans ces conditions, on s'attendrait à ce qu'il soit possible
que la participation à une coopération renforcée devienne
un enjeu dans un débat politique national, et qu'un changement de
majorité puisse conduire au retrait d'un Etat de cette
coopération. En l'absence de toute disposition prévoyant et
organisant cette possibilité, on peut s'interroger sur les
conséquences qu'aurait l'expression d'une volonté de retrait.
Cette lacune est d'autant plus préoccupante qu'elle pourrait conduire
certains Etats à renoncer à participer à une
coopération renforcée dans la mesure où ils auraient le
sentiment de perdre la maîtrise de leur degré de participation
à cette coopération.
CONCLUSION
Selon toute vraisemblance, la CIG va donner une
reconnaissance
de principe aux coopérations renforcées, renforçant ainsi
d'une certaine manière une tendance apparue lors de la
négociation du traité de Maastricht.
Mais les conditions nombreuses dont ces coopérations seront
entourées, et les contraintes de fonctionnement auxquelles elles seront
soumises, ainsi que les incertitudes qui subsistent sur leurs conditions de
lancement et leurs domaines d'application, montrent qu'il reste difficile
d'introduire d'une manière générale une possibilité
de différenciation au sein de la construction communautaire.
Il semble que, finalement, les coopérations renforcées ne
concerneront en pratique qu'un nombre restreint de domaines dans le cas du
premier pilier ; dans le cas des deuxième et troisième piliers,
l'impératif de flexibilité pourrait principalement prendre la
forme de solutions spécifiques, adaptées à la nature des
problèmes traités par les piliers et à leur mode de
fonctionnement.
Au total, les coopérations renforcées reposeront sur un
dispositif relativement complexe et difficile à manier. Il sera
politiquement nécessaire, dans la réalité, de maintenir un
dialogue étroit entre les Etats participants et les non-participants.
L'exemple de l'UEM est là, au demeurant, pour attester de la
difficulté à mettre en place et à faire fonctionner, au
sein d'un ensemble fondé sur une même participation de tous les
membres, un sous-ensemble reposant sur une différenciation : il est
clair qu'au moment des choix décisifs, les critères politiques
prennent une plus grande importance, et qu'il paraît alors
nécessaire de trouver des formules permettant d'éviter une
coupure au sein de l'Union.
Dans ces conditions, il serait exagérément optimiste de voir dans
les coopérations renforcées, du moins telles qu'elles devraient
être conçues dans le futur traité, une formule permettant
de lever complètement la contradiction latente entre
élargissement et approfondissement.
Il conviendra même d'être attentif à ce qu'une
flexibilité aussi encadrée ne serve paradoxalement d'alibi
à l'inaction, notamment dans le cas du deuxième pilier.
L'idée de départ des coopérations renforcées
était de donner aux Etats membres un outil permettant le cas
échéant à certains d'entre eux de poursuivre certains
objectifs sans être entravés par les contraintes et les pesanteurs
d'une Union comptant de plus en plus de membres.
Le dispositif d'arrivée est tel que, lorsqu'ils voudront mettre en
oeuvre des coopérations renforcées, les Etats membres resteront
soumis à une bonne partie de ces pesanteurs et de ces contraintes.
Parce qu'il officialise les coopérations renforcées, un tel
schéma risque d'avoir un effet dissuasif vis-à-vis de leur mise
en oeuvre en dehors du cadre de l'Union; mais, ainsi rabattus vers le cadre de
l'Union, les Etats en retrouveront en grande partie la logique et les
lourdeurs, peu propices à l'action de certains d'entre eux seulement. Si
bien qu'il n'est pas certain que le dispositif prévu favorise
effectivement l'affirmation de l'identité européenne sur la
scène internationale puisque, à défaut d'une
volonté politique réellement partagée en ce sens, cette
affirmation ne peut résulter pour l'instant que de l'action de certains
Etats membres.