II. APPRÉCIATION CRITIQUE
Cet ensemble hétéroclite de mesures fiscales, auquel on ne peut se résoudre à donner le nom de réforme, appelle de la part de la commission des finances du Sénat trois séries d'observations : il n'atteindra vraisemblablement aucun des objectifs qui lui sont assignés ; il repose sur des postulats erronés et des constructions inachevées ; il est lourd de menaces pour le financement de notre économie, la croissance et l'emploi.
A. DES MESURES QUI NE PERMETTRONT PAS D'ATTEINDRE LES OBJECTIFS QUI LEUR SONT ASSIGNÉS
Il y a plusieurs raisons de penser que les mesures proposés ne seront ni efficaces, ni équitables et ne rendront pas l'impôt plus juste. Seules les mesures destinées à favoriser le capital risque pourraient atteindre leur objectif si toutefois elles ne s'inscrivaient pas dans un environnement globalement défavorable à la création de richesses.
Remarques préliminaires sur
l'épargne, le capital et la fiscalité
Il convient tout d'abord de souligner le hiatus existant entre les économistes et les simples citoyens. Pour les premiers, l'épargne présente deux caractéristiques qui la distinguent du capital : c'est un flux (une grandeur générée chaque année) ; c'est un solde (la partie du revenu qui n'est pas consommée). Par opposition le capital est un stock (grandeur existante appréciée de façon statique) et un agrégat (c'est la somme de différentes grandeurs). Pour les citoyens, il y a en revanche confusion entre l'épargne et le capital, confusion assez bien résumée par l'expression communément utilisée pour désigner ses propres " économies ". Ceci explique que généralement les citoyens considèrent, à tort, que l'épargne est un revenu qui a déjà payé l'impôt, alors que l'épargne n'est pas un revenu mais un emploi du revenu et que l'acte d'épargne, contrairement à celui de consommation, ne supporte généralement aucun impôt.
L'épargne des ménages a
représenté ces dernières années, en France, un flux
annuel de 700 à 800 milliards
(743 milliards en 1996). En son
sein,
l'épargne financière a pris une part croissante,
jusqu'à dépasser 400 milliards de francs en 1995
. Les
montants en jeu sont, au demeurant, bien plus élevés si l'on
considère l'ensemble du
patrimoine financier des ménages,
qui dépassait 14.000 milliards de francs en 1996
.
C'est
dire l'importance pour l'économie nationale des déformations de
l'épargne et du patrimoine financiers des ménages
.
Enfin, il convient
absolument de ne pas assimiler épargne et placements financiers. Les
placements représentent une part assez régulièrement
décroissante du revenu (de 14 % dans les années 1970 à 9 %
aujourd'hui) ; si le taux d'épargne a brutalement baissé dans les
années 1980 et 1987, c'est à cause d'une brutale hausse de
l'endettement, liée à la déréglementation (fin de
l'encadrement du crédit) ; s'il a remonté fortement de 1989
à 1993, c'est avec un effondrement de la croissance de l'endettement,
due à la volonté de resolvabilisation durant la récession
et sans doute aussi à la hausse du taux d'intérêt
réel pendant les crises du SME.
1. LA SURTAXATION DE L'ÉPARGNE NE PERMETTRA PAS DE RELANCER LA CONSOMMATION
Le raisonnement selon lequel la surtaxation de l'épargne permettrait de relancer la consommation repose sur trois séries de considérations :
-
le volume de l'épargne obéissant
aux variations de la fiscalité, une taxation supplémentaire de
l'épargne détournera les agents économiques de
l'épargne et les incitera à consommer davantage ;
-
le basculement des cotisations sociales maladie
sur la CSG générera un gain de 1,1 % de pouvoir d'achat pour les
salariés, de nature à relancer la consommation.
- en tout état de cause, l'épargne est actuellement si abondante qu'elle pourrait aisément couvrir les besoins privés en cas de redémarrage de l'investissement ; on ne court donc aucun risque en la taxant davantage.
Ce raisonnement est contestable :
a) La fiscalité est impuissante à modifier le volume de l'épargne
Votre commission des finances persiste à penser 5( * ) que la fiscalité est impuissante à modifier le volume de l'épargne.
Cette inertie de l'épargne aux variations
de la fiscalité tient tout d'abord au fait que celle-ci n'entre pas dans
les motivations de l'épargne.
Très schématiquement, les ménages
épargnent parce qu'ils ont besoin de liquidités pour payer leurs
opérations courantes (motif de transaction), parce qu'ils
désirent disposer d'une réserve financière en cas de "coup
dur" (motif de précaution), parce qu'ils souhaitent profiter de la
hausse des actifs immobiliers ou mobiliers (motif de spéculation) ou
bien encore dans la perspective d'un achat futur, que ce soit l'acquisition
d'un logement, d'une voiture ou de tout autre bien ou encore dans la
perspective d'un événement tel que la retraite (motif de
prévoyance).
Mais, vraisemblablement, ils ne décident pas
d'épargner pour payer moins d'impôts ou de ne pas épargner
pour éviter d'en payer. Que l'on augmente ou que l'on allège les
prélèvements sur l'épargne, les ménages
continueront d'accumuler le volume d'épargne qu'ils estiment
correspondre à leurs besoins.
A cet égard, l'important rapport de l'OCDE de
septembre 1994 sur la "fiscalité et l'épargne des ménages"
mérite d'être cité :
"
Rien ne prouve de façon concluante que le
niveau d'imposition, parmi les facteurs influant sur le taux de rendement,
exerce en général une influence réelle sur le niveau de
l'épargne des ménages. Certaines études dégagent un
lien positif et d'autres un lien négatif ; beaucoup concluent à
l'absence d'effets discernables"
(rapport précité p. 204).
D'autre part, comme le souligne le professeur Babeau du
Centre de recherche sur l'épargne (voir audition en annexe),
l'inertie du volume de l'épargne aux variations fiscales
s'explique en raison de la part croissante de l'épargne
"programmée", laquelle représenterait environ 70 % de
l'épargne totale.
Il s'agit des engagements contractuels pris
par les ménages (capitalisation des intérêts dans le cadre
de contrats d'assurance-vie, de plans d'épargne en actions, de contrats
ou de plans d'épargne logement ou encore de remboursements d'emprunts)
et qui constituent des flux d'épargne captifs.
Dans ces conditions, il est vain d'espérer modifier le partage épargne-consommation en taxant davantage l'épargne.
La seule vraie façon de modifier le partage
épargne-consommation, consiste à rétablir la confiance des
ménages. Or, on ne rétablit pas la confiance en augmentant les
impôts.
Au demeurant, les auditions menées par votre
commission et reproduites en annexe au présent rapport, confirment le
bien fondé de cette position.
Ainsi, pour
M. Jean-Paul Betbèze,
directeur des études économiques et financières
au Crédit Lyonnais, la sous-consommation actuelle dépend
essentiellement du sous-emploi.
Le volume de l'épargne ne varie pas
en fonction de la fiscalité mais, en revanche, la structure de
l'épargne est très sensible à ce même
déterminant
. Pour ces raisons, M. Betbeze pense que
l'alourdissement des prélèvements sur l'épargne ne se
traduira pas par une augmentation de la consommation, mais plutôt par des
déplacements importants entre les différents types de placements.
Dans un premier temps, l'épargne française utilisera au maximum
les "abris fiscaux" nationaux et, dans un deuxième temps, elle
s'exportera.
M. Dominique Strauss Kahn, ministre de
l'économie, des finances et de l'industrie
, a admis, lors de
son audition devant votre commission, que le taux d'épargne
n'était pas déterminé par la fiscalité et que
celle-ci avait pour seule incidence de déplacer les flux
d'épargne d'un produit vers un autre
6(
*
)
.
C'est donc bien que l'idée qu'il suffirait de taxer davantage
l'épargne pour relancer la consommation est une idée fausse et
que l'augmentation de la fiscalité de l'épargne n'a jamais servi
à rien d'autre qu'à boucler un budget dont on ne veut se
résoudre à diminuer les dépenses.
b) Le gain de pouvoir d'achat résultant du basculement des cotisations maladies n'aura pas d'effet significatif sur la consommation
Un gain de pouvoir d'achat des salaires de 1,1 % ne signifie pas que la consommation va augmenter d'autant. C'est en effet le revenu disponible brut qui est la variable pertinente pour apprécier la dynamique de la consommation des ménages. Or, le basculement de la CSG va entraîner des pertes de pouvoir d'achat pour les contribuables disposant de revenus du capital. Ces pertes seront logiquement supérieures aux gains de pouvoir d'achat puisque le basculement de la CSG ne s'est pas fait à pression fiscale constante.
Par ailleurs ce gain de pouvoir d'achat, qui porte sur 16
milliards de francs (le basculement des cotisations maladies), ne
représente que 0,3 % d'une consommation globale des ménages de
l'ordre de 5.000 milliards.
Enfin, même à supposer que le pouvoir
d'achat ainsi distribué aux salariés soit intégralement
consommé, il n'existe pas d'un côté la communauté
des épargnants et de l'autre celle des salariés.
Une
bonne partie des salariés étant aussi des épargnants, ils
ne manqueront pas de s'apercevoir que ce qui leur sera donné d'une main
leur sera repris de l'autre.
c) La modification de la taxation de l'épargne n'est jamais sans conséquence
En mettant en exergue le niveau historiquement élevé des taux d'autofinancement des sociétés et quasi-sociétés et l'abondance de l'épargne des ménages, on peut penser que même en cas de redémarrage de l'investissement, les besoins de financement privés pourraient être aisément couverts.
Mais on peut tout aussi bien penser que
l'investissement ne redémarrera jamais vraiment tant que les coûts
salariaux demeureront élevés.
Le déficit public
diminuant et les besoins de financement privés n'augmentant pas, la
France continuera d'obtenir un considérable excédent de sa
balance courante et devra placer son épargne dans le reste du monde.
Accroître la pression fiscale sur l'épargne ne fera
qu'accélérer cette évolution.
Or, les mouvements de l'épargne ont, comme on le
sait, des conséquences importantes sur l'équilibre des
marchés financiers, la plus ou moins grande stabilité des prix
des actifs ainsi que sur les mutations du système monétaire.
En outre, le fait que l'épargne soit abondante ne
signifie pas qu'elle permettrait de faire face à un redémarrage
de l'investissement. Ce qui compte, c'est l'épargne investie en actions.
Or, de ce point de vue, l'épargne française est mal
orientée.