2. Discours de M. Charles EHRMANN, député (UDF), à l'ouverture de la session de 1996 (Lundi 22 janvier)
A l'ouverture de la session annuelle de 1996,
M. Charles
EHRMANN, député (UDF)
, a prononcé, en sa
qualité de doyen d'âge, l'allocution suivante :
" Monsieur le Président, Monsieur le Secrétaire
général, Mesdames, Messieurs, en tant que doyen de
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, comme je le suis de
l'Assemblée de l'Union de l'Europe occidentale et de l'Assemblée
nationale française, je désire vous présenter mes
meilleurs vœux pour l'année 1996, en n'ayant garde d'oublier
le Président Martínez qui, durant ses trois années de
présidence, a beaucoup fait pour le renom de notre Assemblée.
" Avant de vous faire part de quelques impressions personnelles sur
l'Union européenne des Quinze et le Conseil de l'Europe, car j'ai
l'impression qu'ils sont insuffisamment connus, laissez-moi vous dire que mes
réflexions sont celles d'un Français, petit-fils d'un Alsacien
qui a quitté sa province natale après la guerre de 1870 pour
rester Français, fils d'un soldat tué en 1914, à
l'âge de 23 ans. J'ai moi-même fait la guerre de 1939-1940 et
participé à la Résistance.
" Je suis un patriote ardent, partisan de la France unie et
indivisible,
mais qui a conscience que l'avenir de son pays n'est pas de se confiner dans
les regrets du passé. Le temps est révolu où Leibnitz
écrivait en français pour être lu par tous, où les
tsars s'exprimaient en français et où notre langue était
la langue diplomatique mondiale. Notre avenir, c'est l'Europe unie.
" Hélas ! Nombreux sont ceux qui en doutent, en France et
ailleurs. A tous ceux-là, il faut sans cesse rappeler que l'Europe unie
c'est la paix, qu'avant 1945 les peuples passaient leur temps à se faire
la guerre. La France a subi trois guerres en soixante-dix ans. Quand
naissait un garçon, on savait qu'un jour il irait se faire tuer. Ce fut
le cas pour mon père en 1914. Pour ma part, j'étais prêt
à ce sacrifice en 1939 dans mon unité de chars d'assaut.
" Ainsi l'Europe a perdu des dizaines de millions d'hommes ; elle
était ruinée en 1945 ; ses empires coloniaux ont
disparu ; la suprématie du monde est passée outre-Atlantique
et c'est aux Etats-Unis qu'ont été installées les Nations
Unies.
" Contre ce déclin politique et économique -il faut le
rappeler à ceux qui en doutent- des hommes ont créé la
Communauté européenne du charbon et de l'acier, le Conseil de
l'Europe, la Communauté européenne des Six -Benelux, Allemagne,
France, Italie- d'ailleurs aidée par le plan Marshall américain.
" La réussite a été telle -on parle, dans l'histoire
de France, des "Trente glorieuses" de 1945 à 1975- que beaucoup
de
pays ont voulu participer à cette Communauté qui est
passée à neuf, puis à douze et à quinze. Et bien
d'autres, à l'intérieur du Conseil de l'Europe, attendent avec
impatience d'y entrer.
" Cette Union européenne est devenue la première puissance
économique du monde. Sans oublier le rôle des autres pays -un
Winston Churchill, même s'il n'a pas été suivi dans son
pays, un Gasperi italien-, l'élément moteur a été
l'axe France-Allemagne.
" A ce titre, si tous les Français connaissent Robert Schuman et
Jean Monnet -les pères fondateurs- de Gaulle, l'homme de la rencontre
avec Adenauer en 1962, Pompidou, Giscard d'Estaing, Mitterrand, Delors,
Président si efficace de la Commission, ils connaissent aussi Adenauer,
Schmidt et, surtout, le Chancelier Kohl, dont l'image est celle du
réunificateur de l'Allemagne ; à ce titre, il a
supprimé la menace soviétique qui faisait que nous,
Européens, avions peur et avions besoin du parapluie nucléaire
américain et des forces américaines en Europe.
" Le recul de l'influence russe a permis au Conseil de l'Europe de
prendre
l'ampleur qu'on lui connaît avec ses quarante-quatre Etats. Tout en
maintenant avec les Etats-Unis des relations de qualité fondées
spirituellement sur l'amour de la liberté et de la démocratie, le
but du Chancelier Kohl et des Européens convaincus est de créer
une Europe capable de régler seule ses problèmes et de tenir
tête économiquement dans tous les pays du monde au bloc
Etats-Unis-Canada-Mexique, ainsi qu'aux géants asiatiques Japon et Chine
qui, comptant un milliard d'habitants, progressent à grand pas.
" Hélas ! En 1996, l'Union européenne a de graves
problèmes à résoudre, dont la crise économique,
sociale et morale qui la frappe. Cette crise, mise en relief par les
médias qui ne voient jamais, comme dit M. Delors, le verre à
demi-plein, c'est-à-dire ce qui va bien, mais qui insistent plutôt
sur le verre à demi-vide, c'est-à-dire sur ce qui ne va pas
-créant en fin de compte un climat maussade, morose- favorise les
adversaires de l'Europe unie qui rendent l'Union européenne responsable
de tout.
" L'année 1996 est une année critique : il n'y a que
des points d'interrogation et nous ne savons pas ce qui peut arriver. J'en
soumettrai quelques-uns à votre réflexion.
" Au niveau politique, les institutions ont été faites pour
six Etats. Elles ont été mal adaptées quand on est
passé à neuf et à douze, et elles sont devenues
obsolètes pour quinze Etats. Beaucoup pensent comme moi que l'on
n'aurait pas dû procéder à l'élargissement à
douze et puis à quinze avant d'approfondir, de changer les institutions.
" La Conférence intergouvernementale s'est occupée sans
succès de ce problème sous la présidence espagnole au
cours du second semestre de 1995. L'Italie, durant sa présidence au
cours du premier trimestre de 1996, va de nouveau l'étudier à
Turin dès mars 1996.
" La Commission européenne qui prépare, le Conseil des
ministres qui accepte ou refuse, le Parlement européen qui vote, ne
seront-ils pas trop nombreux pour agir efficacement ? Comment les petits
pays accepteront-ils de ne plus faire partie -tout au moins provisoirement- du
Conseil des ministres ou de la Commission ? Comment sera faite la
réduction du nombre des députés dans un Parlement devenu
pléthorique ? Les grands pays accepteront-ils de voir grandir
l'influence de Bruxelles pour faire avancer l'Europe alors que beaucoup lui
reprochent déjà d'en faire trop ? Le Royaume-Uni
continuera-t-il à agir pour que l'Union européenne ne soit qu'une
zone de libre-échange, en refusant toutes les avancées politiques
proposées ?
" Aux niveaux économique et social, les mêmes interrogations
se posent. L'Union européenne des quinze compte 20 millions de
chômeurs. Certains pensent qu'elle est responsable de cette situation,
oubliant par exemple que, si la France est la quatrième puissance
commerciale du monde et l'Allemagne la deuxième, elles le doivent
à l'Union européenne.
" Si la France et les autres pays de l'Union européenne ont des
budgets sociaux très importants -en France ils dépassent
2 000 milliards de francs alors que celui de l'Etat n'est que de
1 500 milliards de francs- pour essayer d'aider les 3 millions de
chômeurs, les 2 millions de pauvres et d'exclus, résoudre le
problème des banlieues, ils le doivent à leur
développement économique lié à l'Union
européenne.
" Au niveau militaire, sur les quinze membres qui la composent,
l'Union en
compte cinq qui sont neutres, ce qui, d'une part, crée une union
militaire impossible malgré l'UEO, bras armé de l'Europe
occidentale, l'Eurocorps, et, d'autre part, a mis l'Union européenne
dans l'incapacité de résoudre seule le problème bosniaque.
" Toutes ces difficultés, auxquelles on pourrait en ajouter
beaucoup d'autres -monnaie unique, politique agricole, etc.-, montrent que les
nouveaux pays qui veulent entrer dans l'Union européenne devront
attendre au moins cinq ou dix ans -à moins que l'on ne se contente
de créer une Europe de libre-échange sans liens politiques
supplémentaires, ce qui serait la négation de tout ce qui a
été fait. C'est pourquoi le rôle du Conseil de l'Europe ne
peut que grandir avec l'attente de tous les pays de l'Europe centrale et
orientale d'entrer dans l'Union.
" Créé en 1949, le Conseil de l'Europe est indispensable
à l'Europe : il est son laboratoire d'idées, son
école de la démocratie. Avec ses trente-huit Etats, ses
invités spéciaux, il touche à tout, il a
élaboré 157 conventions et noie d'ailleurs ses membres -dont je
suis- sous une débauche de brochures. Je reste rêveur quant
à la capacité de les lire toutes.
" Le Conseil de l'Europe rappelle que, si le continent n'a pas
d'unité physique, linguistique, économique, il a une unité
de civilisation judéo-chrétienne fondée sur la
liberté, les droits de l'homme, la démocratie, l'économie
de marché. C'est cette civilisation qui a permis d'intégrer des
dizaines de millions d'hommes et de femmes, et d'en faire de bons citoyens.
Cette civilisation aide au maintien des minorités au plan spirituel,
voire économique, en demandant cependant à celles-ci d'être
politiquement loyales.
" En tant que doyen, et bénéficiant à ce titre, je le
souhaite, de votre indulgence, je désire vous présenter quelques
observations.
" L'intégration facile avec les peuples de civilisation
judéo-chrétienne ne pose-t-elle pas des problèmes beaucoup
plus difficiles avec des peuples n'appartenant pas à cette civilisation,
surtout lorsqu'ils arrivent en masse ?
" La présence de 4 millions d'étrangers en France et de
6 millions d'étrangers en Allemagne, dont beaucoup sont africains
et musulmans, crée des banlieues explosives et, par contrecoup, le
développement de partis d'extrême droite, dont les succès
électoraux grandissent au fur et à mesure que ces
minorités augmentent - et l'on apprend qu'en France le tiers de la
classe ouvrière vote en leur faveur, au grand étonnement de tous,
sauf des députés qui, comme moi, comptent plusieurs milliers
d'HLM dans leur circonscription.
" Lorsqu'on est méditerranéen comme je le suis depuis
cinquante-huit ans, on peut craindre que les 200 millions d'habitants de
l'Afrique du Nord et de l'Afrique centrale, qui deviendront 400 millions dans
trente ans, ne créent un torrent de clandestins sur les rives nord de la
Méditerranée, et par là même des minorités
religieuses et politiques dangereuses pour l'Etat, d'où la
non-ratification par la France des accords sur la protection des
minorités.
" J'approuve donc la tentative de l'Union européenne et du Conseil
de l'Europe, qui a participé aux conférences de Limassol en
septembre 1995, de développer l'économie de ces pays africains
pour permettre à leurs habitants de vivre sur place et d'éviter
des venues si nombreuses qu'elles seraient capables de submerger les
populations locales.
" Un autre problème, peu connu, me paraît grave pour le
Conseil de l'Europe : celui de son budget qui s'élève
à 200 millions de dollars, soit à un milliard de francs. Ce
budget est insuffisant et il le restera tant que le Conseil de l'Europe ne
bénéficiera pas d'une ligne budgétaire spéciale
dans chacun des trente-huit Etats, nombre qui ne peut d'ailleurs que
croître.
" Cette augmentation budgétaire est nécessaire pour
renforcer le rôle du Comité des ministres, du Président, du
Secrétariat général, autrement dit de l'exécutif,
face à une Assemblée parlementaire dont le nombre des
députés va augmenter.
" Je veux enfin appeler votre attention sur deux points. Le premier,
le
plus difficile, qui ne fait pas entre nous l'unanimité, est
l'entrée de la Russie, demandée dès 1992 et que vous avez
reportée en février 1995 à cause de la question
tchétchène. A mes yeux, mais ce n'est pas une opinion
partagée par tous, l'entrée de la Russie est une
nécessité. Il faut se rappeler qu'elle n'a jamais
été une démocratie, qu'elle n'a connu que des tsars et le
communisme. Vouloir lui appliquer immédiatement les mêmes
principes démocratiques et libéraux que chez nous est impossible.
Il reste en Russie un nationalisme virulent, accru par le sentiment que les
pertes territoriales sont injustes.
" Si la Tchétchénie, partie intégrante de la Russie,
devait en sortir, cela accroîtrait l'influence des anciens communistes
qui ont déjà obtenu 22 % des voix aux dernières
élections, de l'extrême droite qui a enregistré un score de
11 %, ou d'un général candidat. Ce serait également
perdre les élections présidentielles et retrouver une politique
agressive à l'égard des pays voisins -la Pologne et la Roumanie-
qui regardent vers l'Ouest. Il est certain que la Russie n'acceptera pas un
deuxième renvoi et qu'une frontière nouvelle, peut-être
imperméable, existera.
" Il faut comprendre aussi qu'un pays aussi vaste ne peut vivre
qu'avec un
exécutif fort, sous peine de voir l'anarchie l'emporter. Rappelons-nous
-c'est là le "prof" d'histoire qui s'exprime- que l'Empire romain
s'est
créé le jour où le territoire de la république est
devenu trop grand.
" Un autre grand problème sera posé au Conseil de l'Europe
avec l'octroi du statut d'observateur aux Etats-Unis. Ce sera un observateur
d'un poids énorme, surtout si l'on se réfère aux propos du
Président Clinton, selon lesquels les Etats-Unis doivent jouer un
rôle de
leader
en Europe.
" Votre doyen, plus que quiconque, car il a vu les soldats
américains arriver à Nancy en 1917, rend hommage à ce
grand peuple qui a sauvé la liberté en 1917-1918 et en 1941-1945,
et qui a aidé à la reconstruction de l'Europe avec le plan
Marshall. Cela dit, tout doit nous inciter à rendre l'Europe majeure sur
les plans non seulement politique et militaire, afin qu'elle puisse
régler seule les problèmes qui peuvent se poser sur son
territoire, mais aussi sur le plan économique, car l'avenir appartient
aux grandes puissances.
" Cette avancée vers une Europe unissant de plus en plus de pays de
l'Union européenne et du Conseil de l'Europe sera votre œuvre, car
vous êtes le creuset dans lequel les pays d'Europe centrale et orientale
apprendront à discuter démocratiquement, à vivre unis. A
ce titre, je suis fier d'appartenir à votre Assemblée. "