3. L'histoire et l'apprentissage de l'histoire en Europe - Interventions de MM. Jacques LEGENDRE, sénateur (RPR), Pierre JEAMBRUN, sénateur (RDSE) (Lundi 22 janvier)
L'Assemblée a tout d'abord entendu la
présentation du rapport consacré à l'histoire et à
l'apprentissage de l'histoire en Europe. Le colloque, organisé par la
Commission de la culture et de l'éducation en décembre 1994
à Paris, a bien montré que l'histoire a un rôle politique
clé à jouer dans l'Europe d'aujourd'hui. Elle peut en effet aussi
bien favoriser la compréhension et la tolérance entre les
individus et entre les peuples d'Europe que devenir une force de division, de
violence et d'intolérance.
Or, les établissements scolaires ne sont pas les seules sources
d'information et d'apprentissage de l'histoire. Parmi les autres moyens
d'information, on peut citer la presse, la télévision, le
cinéma, le théâtre, la littérature, le tourisme et
les discours politiques. L'histoire occupe une place décisive dans la
formation culturelle et politique, individuelle et collective, des
citoyens : c'est dire toute son importance. D'évidence, sans
connaissance de l'histoire, l'individu est plus vulnérable à la
manipulation.
En conséquence, la Commission soutient l'activité du Conseil de
la coopération culturelle dans le domaine de l'enseignement de
l'histoire en Europe, enseignement qui devrait permettre aux
élèves d'acquérir la capacité intellectuelle
d'analyser et d'interpréter l'information d'une manière critique
et d'apprécier la diversité culturelle. Quant aux Etats, ils
devraient encourager une approche objective.
On sait pourtant que l'histoire a trop souvent été
manipulée et qu'un trop grand nombre de manuels sont truffés de
références historiques complètement fausses. Que dire,
aussi, de ces livres qui nient l'existence des camps d'extermination
nazis ? Comment ne pas évoquer la manière dont, pendant des
décennies, on a expliqué aux jeunes Espagnols ce qu'a
été la conquête de l'Amérique ? Comment ne pas,
encore, s'interroger sur le rôle que M. Le Pen entend faire
jouer à Jeanne d'Arc ? Comment, enfin, taire la formidable
manipulation de l'histoire qui a été le propre du
stalinisme ?
Les citoyens ont le droit d'apprendre une histoire non manipulée, seule
à permettre l'affirmation des identités culturelles,
véritable instrument de paix, de compréhension entre les peuples
et de progrès démocratique. Une attention particulière
devrait être accordée à l'apprentissage de l'histoire dans
les pays d'Europe centrale et orientale. Il faudrait, pour cela, modifier les
manuels, encourager l'apprentissage pluridisciplinaire et améliorer la
formation des professeurs.
M. Jacques LEGENDRE, sénateur (RPR)
, est intervenu dans les
termes suivants :
" Madame La Présidente, mes chers collègues, je veux tout
d'abord féliciter le rapporteur qui a su dégager des
propositions pleines de sagesse à partir des richesses du colloque
organisé à Paris en décembre 1994.
" J'approuve en particulier l'invitation à élargir les
sources des connaissances historiques aux témoignages qui parlent
à la sensibilité : la littérature, les œuvres
d'art, la musique. Les monuments d'une civilisation ne sont-ils pas souvent le
meilleur de son héritage ?
" En apprenant à connaître et à aimer le patrimoine
national, les jeunes citoyens apprennent la fierté légitime de
leur patrie ; en connaissant les patrimoines des autres nations, et
d'abord ceux de nos voisins européens, si riches dans leur
diversité, chacun s'ouvre à la compréhension des
traditions qui fondent les cultures distinctes. C'est en partant de l'histoire
de son terroir, de son pays, que l'on peut, sans nationalisme
dévoyé, élargir la recherche aux autres civilisations.
" Je vais d'ailleurs approfondir quelque peu les réflexions que
contient le rapport. Ainsi, à l'alinéa 10 du projet de
recommandation, il est précisé que les citoyens ont le droit
d'apprendre une histoire non manipulée. L'Etat devrait donc assurer ce
droit et encourager une approche scientifique appropriée, sans
déformations, religieuses ou politiques, à tout ce qui est
enseigné.
" Un peu plus loin, le même projet de recommandation indique
à l'alinéa 13 qu'une attention particulière devrait
être accordée à la problématique de l'Europe
centrale et orientale qui a tant souffert de la manipulation de l'histoire.
J'observe, mes chers collègues, que cette manipulation s'exerçait
précisément au nom d'une histoire prétendument
scientifique imposée par l'Etat.
" Je crois malheureusement que tout pouvoir absolu est porté
à l'abus. Sans doute certains des abus sont-ils perpétrés
dans la brutalité de la répression de toute opinion dissidente,
mais il peut y avoir aussi des abus exercés dans la suavité des
bonnes intentions. Je vise par là ce que l'on appelle le
politically
correct
qui est en passe de franchir l'Atlantique.
" L'alinéa 14 nous propose d'inviter les élèves
à apprécier la diversité culturelle ou encore à
identifier les stéréotypes et autres perversions basés sur
des préjugés nationaux ou raciaux.
" On insiste également sur la mise en valeur du rôle des
femmes ou encore l'histoire des minorités pour conclure : "Les
événements controversés, sensibles et tragiques, devraient
être équilibrés par rapport aux influences positives
mutuelles". Certes, mes chers collègues, mais à quel
trébuchet pèsera-t-on cet équilibre ?
" Qui ne s'accorderait sur des intentions aussi louables ? Je
crains
cependant que cette histoire consensuelle et tissée d'euphémismes
n'aboutisse parfois à de nouveaux travestissements d'une
réalité historique où nous savons que la distribution des
bons et des mauvais rôles change non seulement selon les époques,
mais aussi très largement selon les points de vue.
" Je ne crois donc nullement qu'il faille faire de l'histoire un long
conte de fée, ô combien séduisant, seulement peuplé
de héros positifs. Cette réécriture
d'événements historiques, que nous savons chaotiques et souvent
violents, risque d'avoir des effets contraires à l'irénisme du
propos. Les élèves ne manqueront pas de percevoir la niaiserie et
la fausseté des récits uniformément roses et ne lui
accorderont aucune crédibilité.
" Sans doute l'histoire peut-elle et doit-elle être d'abord la mise
en place de repères chronologiques, indispensables pour que les enfants
acquièrent une vue structurée de l'évolution de la
société dans laquelle ils vivent. Je suis, pour ma part,
attaché à la liberté de l'enseignement qui est -l'histoire
précisément le démontre- le plus sûr moyen de
prévenir les abus d'une histoire d'Etat.
" Enfin, toutes les disciplines doivent être placées sous le
double signe de l'acquisition de connaissances et de la formation à la
liberté de pensée. Cette dualité s'impose
particulièrement à l'enseignement de l'histoire : nous,
responsables politiques, qui faisons l'histoire contemporaine, en nous
réclamant de groupes politiques différents, nous savons que l'on
peut concourir au bien commun à partir de filiations intellectuelles
distinctes, et que c'est du débat que naissent les solutions les plus
acceptables, d'ailleurs toujours provisoires. Pourquoi refuser cette approche
pluraliste à l'égard des débats d'hier ?
" Il convient de favoriser la formation de l'esprit critique dont
l'histoire doit d'ailleurs être le principal aliment, et de lutter contre
toute tentation, si bien intentionnée soit-elle, du
politically
correct
. Il ne faut pas qu'il y ait d'ambiguïté dans nos
propositions. L'histoire ne peut pas être faite par des Etats
totalitaires, mais l'histoire n'est pas non plus faite au nom d'Etats
démocratiques.
" Les Etats sont des acteurs de l'histoire. Ceux qui doivent écrire
l'histoire et dont c'est la responsabilité sont les historiens. Notre
rôle et celui des Etats est de les laisser dialoguer, confronter,
critiquer pour écrire notre histoire en pleine liberté. "
M. Pierre JEAMBRUN, sénateur (RDSE)
, s'est exprimé
à son tour dans les termes suivants :
" Mesdames, Messieurs, chers collègues, qu'il me soit permis tout
d'abord de remercier la Commission de la culture et de l'éducation ainsi
que M. de Puig pour leur remarquable travail.
" L'apprentissage de l'histoire est un sujet qui mérite, de notre
part, la plus grande attention tant il est vrai, comme l'a dit Salluste,
que : "Parmi d'autres exercices de l'esprit, le plus utile est
l'histoire." (
Guerre de Jugurtha
).
" Utile, l'histoire l'est à plus d'un titre. Comme le rapport le
souligne, elle doit jouer un grand rôle dans le rapprochement des peuples
européens, la tolérance et la compréhension mutuelle,
ainsi que dans l'affirmation du respect des valeurs démocratiques. En
effet, la science politique tire son existence des observations faites,
à l'origine le plus souvent par des historiens. C'est, par exemple, chez
Hérodote, baptisé par Cicéron le "père de
l'histoire", que l'on trouvera le premier document authentique où sont
distinguées et comparées les diverses espèces de
Gouvernement. Polybe, très proche d'Aristote, vient à exprimer sa
conception de la politique, après s'être fait l'historien de Rome
et de ses victoires sur Carthage.
" Je suis donc convaincu, mes chers collègues, de l'absolue
nécessité d'encourager et de renforcer l'apprentissage de
l'histoire en Europe. Nous pouvons agir sur les moyens d'enseignement et de
diffusion de l'information. Il est certain que les nouvelles technologies,
CD-ROM, Internet, multimédia, etc., ont leur rôle à jouer.
De même, tout ce qui va dans le sens d'une intensification des
échanges scolaires, d'une collaboration entre enseignants et chercheurs,
doit être salué, ainsi que tout ce qui peut contribuer à
rendre l'histoire vivante et familière aux jeunes. Je souscris donc tout
à fait aux propositions du rapport dans ce domaine.
" En reprenant l'analyse de la Commission, je note la place
essentielle
faite au développement de l'esprit critique, à l'acquisition des
capacités de raisonnement. Ce qu'il est important de viser, en somme,
c'est l'éducation du citoyen ou plutôt, devrais-je dire,
l'éducation du jugement politique. L'éducation du jugement
politique est une éducation à la discussion. Or, la participation
au débat public suppose que chacun soit suffisamment informé pour
saisir les problèmes, les enjeux et les issues possibles. Dans ce
processus, l'histoire a une place particulière : elle permet de
comprendre les problèmes par leur genèse. Ce n'est que lorsque
l'on connaît bien ses racines que l'on est capable de comprendre son
temps et de se projeter dans l'avenir. De même, l'on n'est citoyen d'un
Etat, partie d'une communauté, que lorsqu'on adhère à une
certaine culture, entendue à la fois comme façon de vivre et
façon de penser. Or, la communauté tient de l'histoire sa
physionomie propre. L'histoire a donc un deuxième rôle
fondamental : elle enracine le sentiment de la communauté dans une
mémoire commune et dans la transmission de valeurs fondamentales.
L'histoire suppose la continuité : comme l'a si bien dit
Alexis de Tocqueville : "Des liens invisibles, mais presque
tout
puissants, attachent les idées d'un siècle à celles du
siècle qui l'a précédé. On ne saurait parler d'une
nation à une époque donnée sans dire ce qu'elle a
été un demi-siècle auparavant".
" Jusqu'ici, vous l'aurez noté, je suis en accord avec la
Commission. Malgré tout, ma vision de l'histoire ne correspond pas
exactement à la définition qui en est donnée par le
paragraphe 7 du projet de recommandation. A mon sens, la différence
entre l'histoire et la mémoire est importante et significative. La
mémoire se nourrit de symboles, elle est affective, elle se
dépose dans des images, des rituels comme les fêtes nationales,
les commémorations d'armistices...
" C'est ce que le paragraphe 7 appelle la tradition, le souvenir.
L'histoire, en revanche, impose une démarche scientifique. Elle prend
une distance à l'égard de l'événement, traite les
actions et les faits avec le recul nécessaire à
l'objectivité. Fustel de Coulanges le dit d'ailleurs très
bien : "Elle n'est pas un art. Elle est une science pure. (...) Elle
consiste, comme toute science, à constater les faits, à les
analyser, à les rapprocher, à en marquer le lien".
" La conséquence de cette distinction est d'importance. Ainsi, je
ne pense pas, comme l'affirme le paragraphe 7, que "ces différentes
formes d'histoire remplissent des rôles différents". Je pense, au
contraire, que l'histoire se définit comme un dialogue entre plusieurs
mémoires, donc entre divers groupes qui fondent chacun leur
cohésion dans l'unité d'un récit.
" Mais cette divergence de vues ne serait pas bien grave s'il n'y
avait,
dans ce projet de recommandation, des initiatives, à mon sens, peu
judicieuses.
" Ainsi, le contenu des programmes d'histoire, s'il doit être
ouvert, ne doit pas négliger l'histoire nationale à laquelle il
convient de conserver une place éminente dans l'enseignement de
l'histoire !
" L'histoire nationale fait partie du patrimoine culturel de chaque
peuple, on ne peut la gommer ou la mettre à égalité avec
l'histoire locale ou régionale. L'identité des peuples qui
composent l'Europe s'est forgée dans le sang et la sueur, et l'Europe
n'est que plus riche de cette diversité.
" L'histoire nationale n'est pas nécessairement évocatrice
de propagande ou de manipulation. Comme le dit fort bien Patrice Canivez :
"La mémoire nationale, parce qu'il s'agit d'une mémoire politique
et non pas d'une mémoire primitive soudée par l'unité d'un
mythe, est une mémoire plurielle et didactique : elle est en
permanence en discussion avec elle-même".
" Par ailleurs, il faut se garder de toute simplification ou
généralisation excessive. C'est dans l'histoire nationale qu'un
homme comme le général de Gaulle a trouvé en 1940 la force
de réagir et de contribuer à l'échec d'idéologies
dangereuses et avilissantes pour l'homme. C'est grâce au sentiment
national que Churchill a mobilisé l'énergie des Britanniques, et
de quelle façon !
" S'il est fondamental de faire connaître l'histoire des
minorités, s'il faut rétablir la véracité des
faits, évitons de tomber dans les travers du politiquement correct au
risque d'occulter les réalités. Ainsi, les conquistadores ont
fait disparaître de grandes civilisations. Mais parfois, comme l'explique
Lévi-Strauss dans
Race et histoire
, "se réalisent de
curieuses situations où deux interlocuteurs se donnent cruellement la
réplique. Dans les grandes Antilles, quelques années après
la découverte le l'Amérique, pendant que les Espagnols envoyaient
des Commissions d'enquête pour rechercher si les indigènes
possédaient une âme, ces derniers s'employaient à immerger
des blancs prisonniers afin de vérifier par une surveillance
prolongée si leur cadavre était, ou non, sujet à la
putréfaction".
" Connaître les minorités et leur histoire est important,
mais toutes les histoires ont leur zone d'ombre. Il convient donc de respecter
un équilibre : ne vouons pas aux gémonies l'histoire
nationale, n'exagérons pas les vertus de l'enseignement de l'histoire
des minorités.
" J'aborde maintenant un problème crucial. Dans le but louable de
rapprocher nos peuples, on nous propose "d'étudier comment un chapitre
contenant les éléments de base sur les diverses histoires des
peuples d'Europe, acceptés par tous, pourrait être
intégré dans tous les manuels d'histoire européens".
Gardons nous d'entreprendre ce que nous reprochons à d'autres d'avoir
fait. En effet, comme le remarque fort justement M. de Puig, l'analyse
historique et ses théories forcées et manipulées ont
parfois servi d'alibi à des régimes cruels et totalitaires.
Schiller l'explique parfaitement quand il s'écrie dans son histoire de
la guerre de Trente ans : "L'histoire n'est qu'un magasin pour ma
fantaisie et les sujets doivent s'adapter et devenir dans mes mains ce que je
veux qu'ils soient".
" Comment ne pas penser immédiatement au communisme et aux effets
désastreux qu'il a produit. Le matérialisme historique de Marx
emprunte la dialectique à Hegel, mais la fait critique et
révolutionnaire. Le marxisme entend découvrir la logique interne
des événements historiques et les expliquer de façon
à comprendre le passé et le présent, mais aussi à
prévoir scientifiquement l'avenir, par conséquent la
révolution sociale. Tout semble impeccablement organisé :
l'évolution est irréversible ; des contradictions existent
entre les forces productives et les rapports de production, qui expliquent les
antagonismes du devenir historique. Les crises, les révolutions doivent
tout résoudre en détruisant les rapports de production et la
superstructure correspondante pour les remplacer par de nouveaux rapports et
par une nouvelle superstructure. Le mouvement de l'histoire conduit à
l'avènement du prolétariat qui sera la fin de toute domination de
classe, un nouvel âge d'or. Séduisante théorie, mais
à force d'annoncer une révolution inéluctable, il courait
le risque de devenir une religion, voire un intégrisme, ce qui s'est
effectivement produit ! Le communisme soviétique a asservi toute
l'Europe centrale et orientale en imposant une vision unique du passé,
du présent et de l'avenir. Il a privé de leur mémoire et
de leur identité des millions de gens, annihilé leur esprit
critique.
" Le mieux est souvent l'ennemi du bien, et, à vouloir trop en
faire, nous risquons de verser dans le dogmatisme, l'unanimisme ; alors
que ce projet de recommandation se propose justement d'aller dans le sens
contraire. Nous ne voulons pas d'une histoire unique, nous voulons une histoire
plurielle car "ce que raconte l'histoire n'est (...) que le long rêve, le
songe lourd et confus de l'humanité". L'expression n'est pas de moi,
elle est de Schopenhauer, mais me convient tout à fait. Ainsi, mes chers
collègues, concentrons nos efforts sur la collaboration entre
enseignants et chercheurs, sur les échanges scolaires, sur tout ce qui
favorise le développement de l'esprit critique, l'ouverture d'esprit des
générations futures. Gardons-nous de figer ce qui ne peut
l'être. Car, comme l'a dit Albert Camus, nous ne sommes pas à la
fin de l'histoire, mais bien au contraire à l'heure du grand saut dans
une autre histoire. "
Après l'adoption de quelques amendements,
la recommandation
n° 1283, contenu dans le document 7446, est adoptée
.