8. Exposé de M. John BRUTON, Premier ministre de l'Irlande (Jeudi 25 janvier)
Devant l'Assemblée, M. John BRUTON s'est exprimé
en ces termes :
" Monsieur le Secrétaire général, chers
invités, chers collègues, Mesdames, Messieurs, je vous remercie,
Madame la Présidente, de votre allocution de bienvenue si aimable et si
bien documentée. Je remercie également M. Miguel Angel
Martínez, votre prédécesseur, de m'avoir invité
à m'adresser à votre Assemblée aujourd'hui. J'en suis
très honoré, d'autant que, depuis Soan Lemass en 1966, aucun
Premier ministre irlandais n'a pris la parole devant cette Assemblée
dont j'ai été moi-même membre en 1990, alors que le Conseil
de l'Europe ne comptait encore que vingt-trois Etats membres. Ils sont
maintenant trente-huit : voilà une évolution très
positive à mon sens.
" Peut-être plus que tout autre organisation au monde, le Conseil de
l'Europe nous rappelle la dignité inhérente à notre
condition d'homme. Par son statut et diverses conventions, en particulier la
Convention européenne des Droits de l'Homme, il a aidé à
définir les obligations et les droits fondamentaux. Ces droits
existaient bien avant la création des Etats dont nous sommes les
représentants. Ils sont les fondements de la légitimité
morale de toute autorité, de tout Etat, de toute organisation telle que
le Conseil de l'Europe. Une société qui bafoue les droits de
l'homme sape les fondements de sa propre légitimité morale.
" D'une certaine manière, le Conseil de l'Europe ressemble à
une université dans laquelle des pays viendraient apprendre la
démocratie, la primauté du droit et les droits de l'homme. Et, de
même qu'on n'exclut pas des cours les étudiants qui s'efforcent de
réussir, on ne devrait pas non plus exclure de notre université
des droits de l'homme les membres qui ont la volonté de satisfaire aux
normes fixées en la matière par l'Organisation.
" Bien entendu, conformément au statut du Conseil de l'Europe, les
Etats doivent -et ceci est primordial- reconnaître "le principe de la
prééminence du droit et le principe en vertu duquel toute
personne sous sa juridiction doit jouir des droits de l'homme et des
libertés fondamentales". Voilà un point à propos duquel il
convient de se montrer intransigeant. Mais on ne pourra imposer ces principes
qu'aux membres du club, les seuls auxquels ces règles sont applicables.
" Le Conseil de l'Europe est avant tout un forum de dialogue où
chacun peut exposer ses problèmes. Le seul fait de se trouver
réunis dans la même salle -sous le même toit- gomme peu
à peu les différences. Et cela est particulièrement vrai
dans le cas de l'Irlande, dont j'aimerais vous parler à présent.
" En Irlande, les leçons de l'histoire montrent clairement que les
différends politiques ne peuvent être réglés que par
des moyens pacifiques et démocratiques.
" Dans le processus de paix irlandais, mon Gouvernement s'est fixé
comme priorité d'arriver à un règlement politique auquel
toutes les parties et communautés de notre île puissent apporter
leur soutien en y adhérant loyalement et d'un commun accord. La
tâche ne sera pas aisée. L'absence de confiance restant le
problème majeur, il nous faudra jeter des bases solides pour instaurer
la confiance entre des communautés divisées depuis des
siècles.
" C'est sur cette toile de fond que les deux Gouvernements ont
travaillé ensemble pour frayer la voie à de véritables
négociations auxquelles toutes les parties concernées puissent
participer.
" En novembre dernier, les deux Gouvernements ont engagé un
"processus à double voie" dans le ferme dessein de lancer des
négociations multipartites d'ici à la fin du mois prochain.
" Dans un premier temps, les deux Gouvernements et tous les partis
politiques ont entamé des entretiens préliminaires, au cours
desquels un certain nombre d'idées ont été
examinées, y compris la possibilité de tenir des élections
en Irlande du Nord. Mais à ce stade ce ne sont rien de plus que des
idées, car les discussions de ce volet du processus sont loin
d'être achevées, puisqu'elles ne se termineront que dans un mois.
" Dans un deuxième temps, les Gouvernements ont mis en place un
organe international, présidé par le sénateur George
Mitchell, qui compte parmi ses membres un éminent ancien Premier
ministre finlandais. Cet organe est chargé de procéder à
une évaluation indépendante de la question du désarmement
des formations paramilitaires qui possèdent encore d'importants arsenaux
en Irlande du Nord. Ces dépôts d'armes constituent une entrave
à l'instauration de la confiance et à l'établissement de
conditions favorables au bon déroulement des négociations.
" Cet organe international a publié hier son rapport dont le
Gouvernement irlandais se félicite, car il semble donner à chacun
une base pour avancer sans abandonner ses principes ; de plus, il se fonde
sur des compromis raisonnables et traite, entre autres, de la question de
savoir ce qu'il adviendra de ces armes, résidus du passé.
" Le rapport constitue un défi pour les partis qui avaient
été précédemment associés à la
violence paramilitaire. Il constitue un défi, parce qu'il leur
recommande de changer et d'accepter un certain nombre de principes. Il
constitue également un défi pour les parties qui, en raison des
blessures du passé et du souvenir de la terrible violence exercée
par les groupes paramilitaires contre leur communauté, trouvent
quasiment impossible de s'asseoir autour de la même table que ces
derniers. Il faut bien reconnaître que nous ne pourrons progresser sur la
voie d'une résolution politique du conflit que si nous acceptons de nous
asseoir à la même table que ceux qui, par le passé, nous
ont tant blessés. Nous ne ferons jamais la paix si nous ne cherchons
à la faire qu'avec nos amis. Comme le soulignait Yitzhak Rabin, on ne
peut faire la paix qu'avec ses ennemis, pas avec ses amis.
" Cet organe international a élaboré un ensemble de
principes extrêmement précis qui vise à permettre à
tous ceux qui le souhaitent de s'asseoir à la même table. Je pense
qu'il serait utile de présenter ici, devant le Conseil de l'Europe, la
liste des principes qui devront présider aux négociations de paix
en Irlande du Nord.
" Ces principes incluent un attachement total et absolu aux idées
suivantes : le recours exclusif à des moyens démocratiques
et pacifiques pour résoudre des problèmes politiques -cela exclut
expressément le recours à la violence- le désarmement
total de toutes les organisations paramilitaires ; l'acceptation que ce
désarmement doit être vérifiable par un organe
indépendant ; la volonté de renoncer au recours à la
force, mais aussi de s'opposer à toute tentative de quelqu'un d'autre de
recourir à la force ainsi que celle de renoncer à brandir la
menace du recours à la force pour influencer le déroulement de
négociations ; le respect de tout accord conclu dans le cadre de
négociations et l'acceptation de recourir uniquement à des
méthodes démocratiques et pacifiques pour tenter d'influer sur le
résultat des négociations ; enfin, les parties sont
instamment priées de mettre fin aux assassinats et aux passages à
tabac dits "punitifs" qui se sont poursuivis jusqu'ici. Elles devront
prendre
toutes les mesures efficaces pour y parvenir.
" Je suis convaincu que l'acceptation expresse de ces six principes
par
toutes les organisations précédemment associées à
la violence et par tous les partis politiques qui les soutiennent contribuerait
à créer un climat de confiance qui permettrait de réunir
toutes les parties autour de la table des négociations.
" Mais, aussi astucieux ou aussi logique soit-il -encore qu'il faille
parfois se méfier de l'excès de logique, comme ici par exemple-
tout dispositif qui ne séduirait pas toutes les parties serait
inopérant. Et ce qui ne fonctionne pas est inutile. A ce propos, je me
félicite du pragmatisme qui caractérise la politique menée
par mon voisin le plus proche. Ce qui ne fonctionne pas est inutile -ce
principe vaut pour toute nouvelle proposition qui serait faite à ce
stade des entretiens. Il faut que les propositions soient constructives et
réalistes ; si elles ne le sont pas, il faudra en formuler de
nouvelles. Il faut également que les deux parties soient
présentes lors des négociations pour que puisse être
créé un partenariat pour la paix.
" Je déclarais tout à l'heure que l'acceptation de ces six
principes constitue un défi pour les parties associées à
des groupes paramilitaires, notamment le Sinn Fein.
" Les unionistes, ceux qui en Irlande du Nord sont en faveur du
maintien
de l'union avec la Grande-Bretagne -à savoir la majorité- sont
confrontés à un défi tout aussi net. Pourquoi ne pas
s'asseoir à la table des négociations avec le
Sinn Fein ? Après seize mois sans violence, les unionistes ont
certainement aujourd'hui suffisamment confiance pour prendre le risque de
discuter avec le Sinn Fein. Les paroles de Yitzhak Rabin me reviennent à
l'esprit ainsi que celles de Shimon Peres qui me disait qu'en s'asseyant
à la table des négociations avec les Syriens et les Palestiniens
son premier objectif n'avait été de résoudre ni le
problème A, ni le problème B, ni le problème C, mais de
s'assurer qu'à cette table se trouvait quelqu'un qui pourrait devenir
son partenaire pour la paix. Il en est bien ainsi : jamais nous ne
parviendrons à devenir des partenaires si les gens réunis autour
de la table n'ont pas la volonté d'engager des négociations.
" J'ai dit aux unionistes que personne ne les obligeait à se
prononcer avant d'avoir commencé à négocier avec le Sinn
Fein ; mais que cela ne les empêcherait pas de prendre dès
à présent des initiatives, même en l'absence de
modalités convenues entre les Gouvernements. Les deux Gouvernements ont
la ferme intention d'organiser des négociations en trois volets, mais
toutes les parties ont le droit et l'obligation de discuter entre elles de leur
plein gré même avant l'adoption de ces modalités
d'organisation. Cela vaut tant pour les unionistes que pour le Sinn Fein.
" Chaque partie a aussi le droit de ne pas être marginalisée,
le droit de ne pas être soumise à un test politique insoluble dont
les inventeurs savent bien qu'il ne pourra jamais être réussi. Il
s'ensuit que chaque partie a l'obligation de tenir compte des idées
émises par d'autres, adversaires traditionnels ou non, et de s'efforcer
d'y voir des aspects positifs au lieu de les rejeter en bloc, machinalement.
" Dans toute négociation, l'élan est vital. Si l'élan
est maintenu, l'insoluble devient soluble. Si l'élan disparaît,
des points de détail pourront être érigés en
questions de principe et se transformer en barrières infranchissables.
Les Gouvernements irlandais et britannique ont décidé de
continuer sur la même lancée le processus de paix en Irlande, en
fixant fixé l'objectif ambitieux, mais ferme, de commencer les
négociations avec toutes les parties en cause d'ici à la fin du
mois prochain. Jusque là, de nouvelles idées pourront être
examinées, mais il ne faudra pas s'en servir pour se détourner ou
s'éloigner de l'objectif commun que nous nous sommes fixé.
L'absence de dialogue structuré est un terrain fertile pour les
prophètes de la guerre. Le dialogue ne peut faire de mal ; il ne
peut, au contraire, que se révéler utile. C'est pourquoi les
Gouvernements irlandais et britannique ont déjà renforcé
les travaux en cours dans le cadre du processus politique.
" A cet égard, les idées du Conseil de l'Europe en
matière de droits de l'homme peuvent être une source d'inspiration
précieuse. On pourrait, par exemple, envisager l'adoption d'une charte
ou d'un accord sur les droits des individus et des communautés en
Irlande du Nord. Voilà l'une des idées que l'on pourrait examiner
au cours du processus politique. Les Gouvernements irlandais et britannique
-surtout le Gouvernement irlandais- tiennent à ce que la future
déclaration des droits puisse être efficace en Irlande du Nord.
Selon le Gouvernement irlandais, celle-ci devra définir à la fois
les droits des communautés et les droits de l'individu. Nous
reconnaissons que le Conseil de l'Europe est le chef de file dans
l'élaboration de la jurisprudence en matière de droits des
communautés.
" Il faut garder à l'esprit -et cela est essentiel- que
l'efficacité des instruments juridiques, aussi bien libellés
soient-ils, dépendra de l'atmosphère qui règnera au moment
de leur application : c'est pourquoi il convient d'instaurer la confiance
et la tolérance. Ces instruments ne pourront fonctionner que si les gens
sont disposés à se rencontrer, que ce soit dans une salle, au
sein d'une assemblée ou dans le cadre d'une organisation.
" Il faut donc accueillir les gens au lieu de les laisser à la
porte. Voilà précisément les considérations qui
sous-tendent le débat à la suite duquel votre Assemblée
sera appelée à se prononcer sur la demande d'adhésion de
la Russie. Si la Russie devient membre du Conseil de l'Europe, tous les
problèmes -y compris les problèmes de droits de l'homme- pourront
être examinés. Si la Russie reste en dehors de l'Organisation, ce
sera au détriment de l'élan acquis dans la tâche
douloureuse et nécessairement progressive d'étendre l'ordre
juridique ouest-européen à la Russie. Parmi les plus anciennes
démocraties représentées au sein de cette
Assemblée, quelle est celle qui peut prétendre y être
parvenue du jour au lendemain ? Dans beaucoup de cas, il aura fallu
près d'un siècle de réformes constitutionnelles. Ne
demandons donc pas aux autres de passer des examens que nous n'avons pas
nous-mêmes réussis.
" J'aimerais, si vous le permettez, dire quelques mots du rôle de
l'Irlande dans l'Union européenne. D'importants défis se
présentent à l'Irlande, qui, pendant le deuxième semestre
de cette année, occupera la présidence de l'Union
européenne à la suite de l'Italie. La Conférence
intergouvernementale, le système monétaire européen ainsi
que l'élargissement de l'Union figurent au nombre des questions à
examiner et revêtent une importance capitale pour tous les pays membres.
" Il nous tient à cœur de réussir ; mais, pour
réussir, il faut prouver que l'Union européenne se
préoccupe vraiment des problèmes du citoyen, qu'elle ne se livre
pas uniquement à des exercices abstraits de bureaucrates, usant d'un
langage que les gens ne comprennent pas, lui-même émaillé
d'initiales dont seuls les hauts fonctionnaires et les hommes politiques
saisiront le sens, et organisant des débats à un niveau si
élevé que les Européens ne se sentent pas le moins du
monde concernés. Il faut se pencher sur les problèmes qui
intéressent directement les citoyens, le chômage et la
délinquance, par exemple. L'Union européenne doit tout à
la fois prouver sa volonté et sa capacité d'aider les pays
membres à combattre le chômage. Et cela vaut également pour
le Conseil de l'Europe. Le chômage dans un pays donné crée
également des tensions sociales chez ses voisins. J'espère que
l'Union européenne, en concertation avec le Conseil de l'Europe
-Organisation de plus grande envergure- pourra démontrer aux citoyens
européens qu'elle est capable de s'attaquer au problème du
chômage.
" Quant au Conseil de l'Europe, il importe qu'il étudie de
près le problème de la délinquance en relation avec l'abus
de stupéfiants. La délinquance procède souvent de la
toxicomanie. En Irlande, près de 80 % des détenus sont ou ont
été toxicomanes. Et les quatre/cinquièmes d'entre eux ont
connu le chômage de longue durée. Il existe un lien direct entre
les taux élevés de chômage, le nombre des toxicomanes et la
délinquance, problèmes qui forment un tout et qu'il convient de
traiter ensemble.
" Le Conseil peut apporter une contribution essentielle grâce aux
normes juridiques qu'il a adoptées en matière de lutte contre la
criminalité organisée et le blanchiment de l'argent, ainsi
qu'à ses recommandations dans le domaine de la santé visant
notamment à réduire la demande de drogues dures.
" Nous sommes convaincus que l'Union européenne a besoin de la
contribution et de l'aide du Conseil de l'Europe dans la lutte contre la
délinquance, la toxicomanie et le chômage de longue durée.
C'est en effet la seule façon de montrer que les institutions
européennes sont capables de répondre directement aux
préoccupations réelles de nos citoyens en matière de
chômage, de délinquance et de toxicomanie, sinon pour
eux-mêmes, du moins pour leurs enfants.
" J'espère que ces quelques mots ont pu mettre en lumière
l'engagement de mon Gouvernement en faveur de l'idéal européen.
Nous reconnaissons que le Conseil de l'Europe est un partenaire essentiel dans
la concrétisation de cet idéal. J'espère que la
présidence de l'Irlande à l'Union européenne nous
permettra de renforcer la coopération entre l'Union et son grand
frère, le Conseil de l'Europe. "