B. DÉRAPAGES
Pour des
raisons aussi bien financières que techniques, on voit se
développer de nouvelles pratiques, qui pourraient mettre en cause le
pluralisme et les principes élémentaires de la déontologie
des diffuseurs, qu'ils soient publics ou privés.
D'une part la multiplication des chaînes crée un besoin de
financement que les caractéristiques des audiences pour les
chaînes thématiques ou les contraintes réglementaires pour
les chaînes hertziennes ne permettent pas de satisfaire facilement. Il
est tentant pour les différents opérateurs de rechercher d'autres
modalités de participation des annonceurs ; tel est le sens d'une
nouvelle forme d'action publicitaire, qualifiée du mot anglais de
" programming ".
D'autre part, le développement massif d'Internet avec toutes les
possibilités de messages personnalisés qu'il implique ouvre de
nouveaux horizons à la publicité et au marketing, qui pourraient
à terme sinon poser des problèmes déontologiques, du moins
faire craindre certaines atteintes à la vie privée.
1. Le développement de nouvelles formes de parrainage
Le
marché publicitaire cherche d'autres modes de communication, de nouveaux
territoires, ne serait-ce que parce que la longueur des écrans finit par
émousser l'efficacité des messages.
La vogue de cette nouvelle forme de partenariat entre diffuseurs et annonceurs
est facile à comprendre. D'un côté, l'entreprise a pris
conscience des limites de la publicité et cherche à s'adresser
" autrement " à ses clients ou à ses actionnaires. De
l'autre, la multiplication des chaînes thématiques, mais pas des
budgets, interdit aux diffuseurs de financer sur leurs seules ressources tous
les programmes de leur grille.
Le parrainage
En 1997, la place du parrainage sur les écrans semble avoir
progressé, d'après Secodip, à un rythme encore plus rapide
que celui des espaces consacrés à la publicité
traditionnelle.
A l'origine de cet engouement, il faudrait certainement citer les
conséquences des aspects réglementaires : la loi n'autorise
pas certains secteurs, tels la
distribution, l'édition et les
médias
, à faire de la publicité classique à la
télévision. Or, ceux-ci pourraient
représenter plus de
la moitié des investissements de parrainage
. Cependant, selon la
revue Carat Expert, l'année 1996 aurait été marquée
par l'émergence de la téléphonie, de la
photo-vidéo, de l'équipement et matériel de sport et du
secteur toilette-beauté. Autre indice de ce rééquilibrage,
le secteur des services aurait augmenté de 30 % entre 1994 et 1996,
tandis que les
investissements liés aux annonceurs interdits de
publicité classique
n'avaient augmenté que de 6,9 %.
Bien que TF1 absorbe la moitié des investissements publicitaires,
l'augmentation la plus importante en 1996 aurait surtout profité
à France 2 (+ 29 %) et France 3 (+ 34 %).
Canal + est un cas un peu à part, puisque ses parrains sont
exclusifs (une grande marque de chaussures de sport pour les J.O.) et que la
durée des " billboards " (apparition de la marque avant et
après la diffusion d'une émission) est deux fois plus longue
(20 secondes) que sur les autres chaînes.
Le dynamisme du parrainage tient sans doute aussi à son
statut
privilégié qui l'exempte de la taxe perçue au profit du
Cosip
. C'est là une anomalie sur laquelle il conviendrait sans doute
de réfléchir, s'agissant de dépenses qui se substituent de
plus en plus à des spots publicitaires classiques.
Dans certains cas, l'émission n'existe que grâce au parrainage.
Ainsi l'émission ultracourte (2 minutes) apparue sur M6
"
Questions de métiers
" ne doit son existence qu'au
sponsor, une entreprise de travail temporaire. Dans ce cas précis, le
programme est élaboré sur mesure par l'annonceur et son agence.
L'accueil de l'émission est payé à M6. Dans le cas
contraire, il s'agirait de
bartering
(échange d'espace contre
financement de programmes). Mais le
bartering
est, en France,
parfaitement interdit, la loi l'assimilant à de la publicité
déguisée.
Le Conseil supérieur de l'audiovisuel reste vigilant. Constatant,
à plusieurs reprises, le manque de clarté des mentions de
parrainage de certaines émissions, et, notamment, d'émissions de
jeux à France 3, il a mis en garde la chaîne contre de telles
pratiques et lui a rappelé, en particulier, que les produits remis
à titre de lots dans les émissions de jeux ne pouvaient
émaner que des parrains de ces émissions.
Le
programming
Le
programming
est apparu pour contourner cette interdiction. L'objectif
est toujours de financer des programmes de télévision sur mesure,
mais ceux-ci sont coupés d'écrans publicitaires exclusivement
dédiés au parrain.
Un certain nombre d'entreprises spécialisées dans cette forme de
communication ont été créées récemment.
C'est dans cet esprit que le groupe Publicis a créé, en juillet,
avec Christophe Dechavanne, une société ad hoc, Étoile TV,
dans laquelle le groupe publicitaire est majoritaire. Le groupe concurrent
Havas Advertising a passé un accord commercial avec Case Productions, la
société de l'animateur Arthur. Le groupe Carat est très
actif à travers sa filiale TVMI, détenue à parité
avec la société de production Expand.
Un dernier exemple de cette vogue du " programming " est l'union de
l'éditeur de presse gratuite Comareg (Havas Média Communication)
et de la chaîne " Demain " sur Canal Satellite qui lancent en
coproduction, à partir de novembre, une émission " Bonjour
l'emploi ".
L'objectif affiché par ces publicitaires est d'abord de rapprocher les
annonceurs des émissions qui correspondent le mieux à leur image
pour les aider à optimiser leur message, et dans un second temps,
d'amener les annonceurs à devenir producteurs de programmes, ce qui leur
permettrait éventuellement de se réserver les écrans de
publicité accompagnant ledit programme.
Le " programming " suscite un réel intérêt chez
les directeurs de communication des grandes banques, des sociétés
d'assurance ou des entreprises de service public, qui y voient
une
façon de donner du " sens " à leur communication
.
Le " programming " porte souvent sur des documentaires mettant en
scène une aventure humaine, culturelle, scientifique ou
écologique issue de l'entreprise ou de son environnement. Le
documentaire va raconter une histoire, avec son héros et sa trame
dramatique. Mais sans parler de produit ou de marque.
L'entreprise y trouve un
intérêt d'image
. "
C'est
pour elle le moyen d'être citoyenne, crédible et de donner du sens
à ce qu'elle fait
", explique le directeur de la communication
d'un grand groupe d'assurance. En coproduisant la mise au jour des vestiges du
phare d'Alexandrie (Égypte) par des archéologues, Elf Aquitaine
met en valeur son mécénat ; en racontant l'histoire de
l'électricité, EDF explique l'évolution de son
métier.
Chaque partenaire finance une partie du budget. Et l'entreprise peut mettre son
nom au générique, organiser des avant-premières et
dupliquer des cassettes vidéo pour les offrir, au titre de ses relations
publiques. Le risque est qu'au-delà d'un certain seuil de participation,
l'entreprise commanditaire puisse être tentée d'intervenir.
Mais des freins existent. D'une part, le " programming " n'est pas
toujours bien perçu, ni par les régies des chaînes qui
préféreraient vendre de l'espace publicitaire, ni par les agences
de publicité qui ne savent comment se faire rémunérer.
D'autre part, il pose à l'évidence des problèmes
déontologiques aux médias : entre le besoin d'argent et la
peur de voir les entreprises s'ingérer dans le contenu éditorial,
les chaînes sont parfois embarrassées. Tel est le cas, par
exemple, de la responsable des programmes " emploi-économie "
à La Cinquième qui se dit " ouverte aux propositions des
entreprises ", tout en " souhaitant garder ses distances ",
alors même que la chaîne éducative, qu'a
présidée M. Jean-Marie Cavada, également producteur
de films audiovisuels d'entreprises (CCV Productions), est la chaîne
hertzienne française la plus réceptive au partenariat
privé. C'est ainsi qu'elle diffusera une série de quinze films de
treize minutes, " Innova ", coproduite avec la Fondation de la
Villette, qui réunit une vingtaine de grandes entreprises
françaises, dont chacune a son film. Si le projet a pu finalement voir
le jour, c'est qu'après de multiples allers et retours, les entreprises
auraient accepté de ne pas intervenir.
Certes, la relation entreprise-télévision a toujours
été délicate. La dérive des années 80,
qui a vu des régies (comme la Régie française d'espace,
RFE) vendre comme " espaces publicitaires " des émissions
matinales accueillant des patrons d'entreprise venus y faire leur promotion,
montre qu'il n'est pas toujours facile de ne pas dépasser les bornes.
En définitive, le besoin d'argent sur le marché des
télévisions est considérable. De ce point de vue, le
" programming " s'apparente à un troc, le moyen
d'accroître la contribution des annonceurs au financement des
télévisions contre un accès privilégié
à l'antenne. En France, en dépit des obstacles
réglementaires et commerciaux, on a des raisons de croire que, dans un
espace audiovisuel européen sans frontières, le
" programming " aura tendance à se développer, au
risque de rendre encore plus difficile la tâche de surveillance des
autorités de régulation.