2. Discours de M. Charles EHRMANN, député (UDF), à l'ouverture de la session de 1998 (Lundi 26 janvier)
A
l'ouverture de la session annuelle de 1998,
M. Charles EHRMANN,
député (UDF)
, a prononcé, en sa qualité de
doyen d'âge, l'allocution suivante :
" En application de l'article 32 du Statut et des articles 1er et 5 du
Règlement, je déclare ouverte la session ordinaire de 1998 de
l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe.
Mesdames, Messieurs, j'ai l'honneur, une nouvelle fois, de prendre la parole
devant vous en tant que doyen. C'est un privilège redoutable car, si
l'âge est synonyme d'expérience et de sagesse, aujourd'hui la
jeunesse est très pressée et, les mass media s'intéressant
surtout à ce qui ne va pas, à ce qui est anormal, l'impression
générale est celle d'un monde de mécontents, même
dans les Etats providence, ce qui favorise les partis extrêmes, cela
présente aussi un danger pour la démocratie, d'autant que le
monde des paysans, facteur d'équilibre psychologique et politique, est
en chute libre et que les populations s'agglutinent dans les villes où
les banlieues explosives semblent peu à peu l'emporter, malgré
les efforts de certains Etats pour créer une civilisation des villes.
En tant que petit-fils d'un Alsacien qui a quitté sa province
après la guerre de 1870 pour rester Français ; en tant que
fils d'un père tué durant la guerre de 1914-1918, à
l'âge de 23 ans, laissant une veuve de 19 ans avec pour toute fortune
75 francs, c'est-à-dire le salaire pendant quinze jours de
l'ouvrier mineur qu'était mon père ; en tant que combattant
de la guerre 1939-1945 qui pensait se faire tuer vingt-cinq ans après
son père, comme tant d'Allemands et tant de Français dans les
siècles passés - puisque vingt-trois guerres avaient eu lieu
entre la France et l'Allemagne depuis le début du XVI
e
siècle soit une guerre tout les vingt ans - pour toutes ces
raisons, je suis devenu Européen, c'est-à-dire partisan de la fin
des guerres entre la France et l'Allemagne.
Tout ce qui peut séparer la France et l'Allemagne me fait mal. Je suis
devenu Européen aussi parce que, professeur d'histoire, j'ai compris que
la France de Louis XIV et de Napoléon, c'était fini. J'ai compris
que l'avenir de mon pays était dans l'Europe, une Europe certes
ruinée par tant de guerres mais qui pouvait, si elle était unie,
créer un ensemble politique, militaire, social, capable de tenir
tête aux grands Etats qui se partageaient le monde. Au nom de tout cela,
en Européen convaincu, je désire rendre hommage au Conseil de
l'Europe.
Créé en mars 1949 par dix Etats de l'Europe occidentale pour
défendre les droits de l'homme, établir la démocratie et
l'économie de marché, ce Conseil s'est ouvert à
quarante Etats, dont dix-sept après la chute du mur de Berlin.
Après soixante-dix ans de communisme, dix-sept Etats rejoignaient le
camp de la démocratie. Dans ces pays, le Conseil de l'Europe a peu
à peu réussi - avec des échecs, provisoires, je le
souhaite - à aider les minorités à obtenir des
élections libres, des alternances de majorité qui sont autant de
preuves de l'existence de la démocratie.
La Russie elle-même, qui n'avait connu que les tsars et le communisme,
mais jamais la démocratie, est entrée au Conseil en 1996 et les
Etats-Unis ont obtenu la même année un statut d'observateur.
D'autres Etats attendent: la Géorgie, l'Azerbaïdjan,
l'Arménie et la Bosnie et Herzégovine. Sept cent cinquante, huit
cents millions de personnes - toute l'Europe moins trois ou quatre Etats,
et bien au-delà - sont ainsi concernées.
Ce Conseil de l'Europe, trop peu connu, a été mis en valeur
cependant lors du deuxième Sommet. Réuni à Strasbourg en
octobre 1997, à la demande de sa Présidente,
Mme Leni Fischer à laquelle je tiens à rendre un
hommage particulier, il a, sous la présidence de la France, réuni
vingt-neuf chefs d'Etat et quinze Premiers ministres. Un troisième
sommet fêtera, en 1999, le cinquantenaire du Conseil de l'Europe. Je suis
donc fier d'appartenir à ce Conseil depuis cinq ans.
Cela étant, j'émettrai quelques réserves, me souvenant de
ce que disait Beaumarchais, écrivain français de la fin du
XVIII
e
siècle: "Sans la liberté de blâmer, il
n'est point d'éloge flatteur". Notre Présidente, Mme Leni
Fischer, ajoute : " La famille du Conseil de l'Europe doit être
capable de dire la vérité même si celle-ci blesse
parfois ".
Le premier reproche que j'adresse au Conseil de l'Europe est de s'être
précipité, ce qui est humain, au nom de la morale et de la
démocratie, pour accueillir dix-sept nouveaux Etats sans obtenir de
ressources supplémentaires. Il faut donc vivre avec environ un milliard
de francs pour quarante Etats alors que l'Union Européenne dispose
de 485 milliards pour quinze Etats. Evidemment, les objectifs ne sont
pas les mêmes, mais l'écart est trop grand.
Le Conseil de l'Europe qui travaille beaucoup manque de moyens de communication
et d'exécution ; son travail est souvent ignoré. Je vous en
donne deux exemples: à l'unanimité, le Conseil de l'Europe
interdit les mines anti-personnel, mais les parlements des quarante Etats
l'ignorent et vont commencer un débat à ce sujet ; le
professeur Mattéi parlant à la délégation
française, a dit que: le Conseil de l'Europe avait condamné le
clonage humain. Pourquoi les parlements nationaux vont-ils en discuter sans le
rappeler ?
J'ajoute un autre reproche. Vous vous intéressez beaucoup à
l'Europe centrale et orientale. Certes ce matin encore, à la
réunion du groupe libéral à laquelle j'assistais,
j'étais ému de voir que les Balkans de 1998 ressemblaient
étrangement aux Balkans de 1914. Nous disions, dans ma jeunesse, que les
Balkans étaient " la poudrière de l'Europe ". J'ai la
tristesse de vous avouer que j'avais ce matin, en écoutant mes amis, la
même impression. Néanmoins cette préoccupation vous
empêche de vous occuper suffisamment de l'Europe
méditerranéenne. Vous n'êtes pas les seuls : nous le
reprochons aussi à l'Union européenne.
Depuis la disparition du communisme, c'est par les Balkans que peut venir le
danger pour l'Europe. Vous parlez aussi du drame algérien, mais pas
assez selon la délégation française. On oublie qu'il est
lié à l'islamisme terroriste. Que les verrous actuels que sont le
Maroc, la Tunisie, l'Egypte, la Turquie sautent, et c'est alors l'islamisme
terroriste qui risque de s'étendre de l'Atlantique à la Caspienne
et au-delà, aidé par des groupes terroristes à
l'intérieur de l'Europe.
Le Conseil de l'Europe oublie trop aussi - pardon de ces reproches qui me
viennent du fond du coeur - que dans l'économie mondiale actuelle, tout
ce qui se passe dans un autre continent peut influencer le reste du monde, donc
vous. En Asie par exemple des centaines de milliards de dollars ont dû
être injectés en Indonésie, en Corée du Sud, au
Japon pour remédier à une crise qui rappelle à ceux qui
ont mon âge, la crise de 1929.
Certes, le Fonds monétaire international, le FMI, et huit grandes
puissances dont les Etats-Unis ont des moyens qui n'existaient pas alors: mais
pourraient-ils recommencer plusieurs fois s'il le fallait ? De toute
façon, l'économie des Quarante subira un ralentissement de 0,5
à 1 % qui gênera l'évolution sociale
nécessaire.
D'autres faits me frappent.
Vous parlez de la drogue, mais n'ai-je pas lu que des centaines de milliards de
francs étaient blanchis chaque année par des banques
insuffisamment surveillées, que la mafia contrôlait de plus en
plus de pans de la société de certains Etats, où l'on
commençait à dire que la drogue n'était pas plus
dangereuse que le tabac ou l'alcool, comme s'il fallait oublier qu'on meurt
d'une overdose à moins de trente ans, ce qui n'est pas le cas avec le
tabac et l'alcool et que aujourd'hui, la drogue atteint une bonne partie de la
jeunesse ? Il n'est pas un lycée, pas une faculté en France
qui n'ait pas sa section de drogués!
Un autre problème devrait occuper terriblement le Conseil de l'Europe,
comme il obsède l'Europe des Quinze: celui du chômage: l'Union
européenne compte 18,5 millions de chômeurs dans , mais combien y
en a-t-il dans l'Europe des Quarante ? Le problème est de donner du
travail aux chômeurs sinon ils se dirigeront vers l'extrême droite
ou l'extrême gauche et les démocraties succomberont sous leurs
assauts conjugués comme cela est arrivé dans l'Allemagne
pré-hitlérienne où six millions de chômeurs ont
amené au pouvoir Hitler.
Ne suffirait-il pas, face au monde étatique ou capitaliste des grandes
entreprises de donner les moyens fiscaux aux PME. Il y en a dix-huit millions
dans l'Europe des Quinze, d'embaucher un ouvrier, un seul, pour arriver
à un chômage qui rappelle celui des Etats-Unis ou de la
Grande-Bretagne ?
Puisque l'on m'a recommandé d'être court, j'en viens au plus grave
problème pour l'avenir du Conseil de l'Europe - mais toutes nos
institutions sont liées, celui posé par la quinzaine d'Etats qui
veulent entrer dans l'Union européenne. L'idéal serait
évidemment d'élargir celle-ci à tous les pays
européens du Conseil de l'Europe qui le souhaitent, le Parlement
européen s'est d'ailleurs prononcé en ce sens. Il est
légitime, certes, que des pays auxquels on a appris la démocratie
et qui font eux-mêmes de gros efforts pour se convertir à
l'économie de marché - efforts qu'ils devront d'ailleurs
continuer - veuillent entrer dans l'Europe des Quinze pour obtenir des aides
importantes, qu'il faudra bien leur donner, car la liberté avec le
ventre vide conduit à la dictature fasciste et ou communiste.
Déjà, dans mon discours de janvier 1996, je vous avais dit que
cette année là serait une année critique. En effet comment
élargir à vingt-cinq, vingt-six ou vingt-sept Etats, voire
davantage, l'Union européenne sans refaire les institutions qui,
conçues pour six, se révèlent obsolètes pour
quinze ? Qu'en seraient-elles alors pour vingt-cinq ou vingt-six
membres ? Cela reviendrait à créer une grande zone
européenne de libre échange en laissant subsister une Europe
politique divisée, donc faible, face à de grandes puissances.
Or ce problème n'est pas résolu. Il n'est pas question d'oublier
tout ce que l'Union européenne des Quinze a fait, je veux dire cinquante
deux années de paix entre la France et l'Allemagne: un
développement économique extraordinaire - l'Union est la
première puissance économique du monde! - un pouvoir d'achat
multiplié par trois en francs constants pour 130 millions de
travailleurs à côté des 18 millions de chômeurs, des
Etats qui, grâce à leur fortune, sont devenus des Etats providence.
A cette Europe des Quinze, je crois profondément, avec la venue de
l'euro, de 1999 à 2002, qui procurera 150 à 180 milliards
d'économies ou de richesses dans le non-change des monnaies nationales,
qui évitera aussi les crises dues à l'instabilité des
monnaies, comme celle de 1995 - en deux ans, elle avait entraîné
la disparition de 1 500 000 emplois dans l'Europe des Quinze et une
baisse de 2 % du PNB. Eh bien, l'Europe des Quinze, géant
économique, se renforcera avec l'euro et pourra tenir tête au
monde du dollar! Car il faut que vous sachiez que 70 % des transactions
commerciales se font à l'heure actuelle en dollars.
Néanmoins, cette Europe des Quinze, et c'est notre tristesse, reste un
nain politique, une puce politique et militaire qui, malgré l'UEO
n'arrive à résoudre ses problèmes extérieurs - je
pense à la Yougoslavie - qu'en faisant appel aux Etats-Unis, à
l'OTAN, voire à l'ONU.
C'est pourquoi certains Etats se demandent s'il ne serait pas
préférable de refaire de nouvelles institutions avant
d'élargir l'Union européenne afin de créer une Europe
politique, militaire et sociale solide. Ces mêmes craintifs - France,
Italie, Belgique - voient avec effroi que l'Allemagne de l'Ouest a
dépensé plus de 3 000 milliards de francs de 1989 à
1997 pour l'Allemagne de l'Est, c'est-à-dire deux fois le budget annuel
de la France sans que les résultats soient définitifs, puisque
l'Allemagne de l'Est connaît un chômage de 19,9 % alors qu'en
Allemagne de l'Ouest il n'est que de 9,9 %.
Les difficultés sont encore accrues par le fait que l'Allemagne et les
Pays-Bas, qui paient évidemment beaucoup, demandent une diminution de
leur contribution, que les grands bénéficiaires des fonds
structurels de l'Est ne veulent pas perdre une partie de ce qu'ils ont au
bénéfice de vos Etats et que les Quinze ne veulent pas
accroître leur participation au fonds au budget général qui
est de 1,27 % du PNB.
En conclusion, les Etats dont je parle craignent que l'Europe des Quinze n'ait
pas les moyens financiers suffisants pour accueillir, dans un premier temps,
les six - Pologne, République tchèque, Hongrie,
Slovénie, Estonie et Chypre - et les amener à son niveau de
vie. Devant cette situation très difficile, l'Allemagne, suivie par la
majorité de l'Union européenne, a décidé de
négocier avec les six en espérant mener en même temps une
négociation sur les institutions. La France et la Belgique pensent qu'on
ne le peut pas, que cela est impossible et qu'il faut d'abord revoir nos
institutions. Voilà le drame que nous vivons.
Puissent les délégations des quarante Etats du Conseil de
l'Europe en s'accrochant aux problèmes que j'ai évoqués,
et je prie de m'excuser si j'ai blessé quelqu'un d'entre vous, trouver
le second souffle dont l'Europe entière a besoin. Tel est le voeu le
plus ardent de votre doyen qui croit en une Europe politique, militaire,
économique, sociale, maîtresse de son destin face aux grands
empires qui existent ou vont se créer dans le monde. "