AUDITION DU 2 DÉCEMBRE 1999
M. CHARLES THIBAULT, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L'UNIVERSITÉ PARIS VI-PIERRE ET MARIE CURIE
Le professeur THIBAULT formule quatre remarques générales :
- l'utilisation des cellules embryonnaires et des cellules souches ne fournit actuellement que des résultats faibles, voire très faibles ;
- il y a des perspectives séduisantes mais l'expérimentation animale est encore insuffisante pour autoriser le passage à l'application humaine ;
- l'expérimentation qui doit être menée sur des cellules embryonnaires humaines ne peut actuellement que viser à vérifier la concordance entre l'humain et plusieurs espèces de mammifères ;
- il ne faut pas céder à la pression de l'opinion pour brûler les étapes mais faire prendre conscience aux patients des délais nécessairement longs qu'impose la recherche.
Le clonage est une méthode permettant d'obtenir des entités génétiquement identiques en substituant au génome de l'oeuf celui d'une cellule somatique. Quatre types de cellules ont été jusqu'ici utilisées. Des résultats positifs ont pu être obtenus avec :
- des cellules des premières divisions de l'oeuf (blastomères de morula, cellules du blastocyste) ;
- des fibroblastes issus de tissus foetaux ou adultes.
Deux autres types de cellules (cellules ES et cellules EG) n'ont pour l'instant donné aucun résultat chez la souris ni chez le lapin. Dans le cas des cellules EG (cellules germinales primordiales), l'hypothèse avancée pour expliquer cet échec est l'absence de l'empreinte qui rend fonctionnel l'allèle « mâle » ou l'allèle « femelle » d'un gène et permet ainsi un développement normal de l'embryon.
La résultante du clonage est appelée « oeuf reconstitué » pour le distinguer de l'oeuf fécondé. Les vraies lignées clonales de vertébrés ou d'invertébrés existent depuis des milliers d'années. Le clonage n'est donc pas une fantaisie de laboratoire contre nature. On peut même dire que cloner les mammifères est leur rendre une possibilité dont l'évolution les a privés.
Les études réalisées dès les années 50 chez des amphibiens et, plus récemment, chez quelques mammifères montrent que le rendement, estimé par le nombre d'éclosions ou de naissances, est d'autant plus mauvais que l'on utilise des cellules plus différenciées. On peut globalement estimer que le rendement est de :
- 7 à 10 % avec des noyaux de blastomères de morula ou de blastocystes ;
- 2 % avec des cellules de foetus ;
- moins de 1 % avec des cellules d'adulte.
Ce faible rendement à partir de cellules provenant de foetus âgés ou d'adultes résulte, comme l'a montré Jean-Paul RENARD, d'une mortalité embryonnaire tardive qui se poursuit même au delà de la naissance, par suite d'une diminution des défenses immunitaires.
Il est vrai que des chercheurs japonais sont parvenus, en décembre 1998, à créer huit veaux à partir de quelques cellules prélevées sur une seule vache mais il s'agit pour l'instant d'une expérience isolée dont la portée doit être appréciée avec la plus grande prudence.
Pourquoi persister malgré un taux d'échec aussi élevé ? Cinq raisons le justifient pour les mammifères d'élevage ou de laboratoire. Deux concernent la poursuite de la recherche fondamentale :
- sur les mécanismes par lesquels le cytoplasme de l'ovocyte initie l'expression du génome de l'oeuf fécondé ou reconstitué ;
- sur la création de clones d'animaux, modèles de maladies génétiques humaines.
Trois objectifs économiques sont par ailleurs visés :
- réduire le nombre d'animaux utilisés pour les tests (pharmacologie, nutrition, facteurs de l'environnement, ...) ;
- améliorer la transgenèse en clonant avec des cellules dont on est sûr qu'elles expriment le gène que l'on veut introduire (facteur de coagulation du sang dans le lait par exemple) ;
- reproduire à l'identique des animaux de haute performance (lait, viande, fourrure, aptitude à la course, résistance à des maladies).
S'agissant de l'application à l'homme des techniques de clonage, un certain nombre de pseudo-indications méconnaissent les difficultés et les résultats de la technique, ce qui permet soit de fantasmer (copie de soi ou d'un enfant mort) soit de négliger des traitements médicaux plus efficaces.
On a pu invoquer l'intérêt de recherches fondamentales sur l'embryon humain pour étudier la multiplication et la différenciation cellulaire et la cancérogenèse humaines. Pour le professeur THIBAULT, rien ne justifie actuellement une telle demande :
- elle est déontologiquement inacceptable : on ne fait pas de recherches fondamentales sur l'humain alors que de telles études n'ont pas donné lieu à des développements chez les mammifères de laboratoire ou d'élevage (il est seulement nécessaire de vérifier sur l'humain les conclusions des expériences animales par suite des différences spécifiques) ;
- elle est scientifiquement déraisonnable : ce sont des recherches lourdes, difficiles, nécessitant un très grand nombre d'ovocytes ou d'embryons, impossibles à obtenir chez l'humain et même chez les primates.
Le professeur THIBAULT aborde ensuite l'utilisation thérapeutique des cellules humaines .
Il existe chez toutes les espèces des stocks de cellules qualifiées d'« indifférenciées », ou qui n'ont pas atteint un stade de différenciation terminale irréversible.
Parmi les cellules indifférenciées, on distingue :
1) les cellules souches dont les fonctions consistent à s'autorenouveler pour maintenir un pool permanent de cellules souches et, parallèlement, à fournir à la demande des cellules différenciées. Elles peuvent être unipotentes (cas des spermatogonies du testicule qui ne donnent qu'un seul type de cellules différenciées, les spermatogonies souches AS et AO) ou multipotentes (c'est-à-dire donner naissance à plusieurs types de cellules différenciées, comme la cellule souche hématopoïétique qui donne les différentes catégories de cellules sanguines mais aussi des cellules souches d'un autre type cellulaire, telle la cellule ovale du foie) ;
2) les cellules embryonnaires qui sont dites pluripotentes lorsqu'elles peuvent redonner les différents types de cellules différenciées (cas des cellules ES et EG) ;
3) l'oeuf fécondé et les premières cellules de l'embryon (morula de 2 à 8 cellules) qui, isolées, peuvent aboutir à la formation d'un être complet et sont donc des cellules totipotentes .
Les expériences menées aux Etats-Unis ont démontré que les cellules internes du blastocyste (cellules ES), placées dans certaines conditions de culture, se multipliaient sans se différencier pendant des mois mais pouvaient ensuite se différencier dans tous les types de cellules de l'organisme selon les facteurs utilisés. Elles sont donc pluripotentes. Lorsqu'on les introduit dans les tissus d'une souris adulte, elles forment, en se multipliant, des tératomes (amas de cellules indifférenciées et différenciées en cellules musculaires, nerveuses, épidermiques) ou des tératocarcinomes. C'est donc seulement après différenciation en un type cellulaire précis qu'elles peuvent être utilisées. La question qui se pose maintenant aux chercheurs est de savoir si les cellules ES humaines (ce type de cellule n'ayant pu être isolé que chez l'homme et chez la souris) sont capables de se différencier en cellules souches de différents tissus.
En ce qui concerne les cellules EG (cellules germinales primordiales qui sont encore pluripotentes lorsqu'elles migrent dans l'embryon avant de peupler les glandes génitales), le fait que leur génome n'ait pas subi l'empreinte pourrait limiter leur potentialité.
L'intérêt thérapeutique des cellules ES a été tout de suite évident. C'est pourquoi elles font l'objet de recherches par les firmes privées, principalement pharmaceutiques, dans le but de prendre des brevets.
En France, ces recherches sont restées pour la plupart au sein des organismes publics de recherche. C'est bien ainsi car tous doivent pouvoir accéder à la connaissance de ces cellules et à leur usage thérapeutique. Il faut donc les encourager tout en sachant qu'elles coûtent cher.
Les spécificités zoologiques interdisent de penser que des cellules ES d'un autre mammifère, le porc par exemple, pourraient être utilisées pour l'homme. Par ailleurs, l'expérience visant à fusionner un noyau humain et un ovocyte de bovin est hérétique du point de vue du fonctionnement cellulaire : la température de l'ovocyte bovin est de 39°5, celle de l'ovocyte humain de 37° et tout donne à penser que cette différence perturbe les mécanismes moléculaires, biochimiques et enzymologiques.
Plusieurs types de thérapie génique sont, selon le professeur THIBAULT, envisageables en utilisant ces types cellulaires.
- La première s'appliquerait à des tissus ou organes anormaux par suite de la présence d'un gène muté, chez des individus jeunes ou adultes .
A partir de cellules ES, différenciées en culture, selon le type de tissu, il est possible d'envisager une thérapie génique, visant à introduire ces cellules normales dans des organes dont les cellules expriment une mutation handicapante ou létale. Un bel exemple vient d'être publié chez le rat. Des cellules ES ont été cultivées en présence de deux facteurs de croissance capables de provoquer leur différenciation en oligodendrocytes fonctionnels (cellules du système nerveux produisant de la myéline). Ces cellules introduites dans la moelle épinière et le cerveau de jeunes rats présentant un défaut de myélinisation, analogue à la maladie mortelle de Pelizaeus-Merzbacher (PMD), héréditaire chez l'homme, se sont multipliées, ont migré à partir du site d'injection et ont assuré une myélinisation de = 50 % des axones de ces rats. Mais cette myélinisation ne s'étend qu'autour du site d'injection des cellules, ce qui complique singulièrement leur utilisation.
Il vient immédiatement à l'esprit de traiter ainsi des enfants à la naissance, ou mieux, des foetus par cette technique, à condition bien évidemment de disposer de cellules ES humaines, d'être capable de les différencier et de s'assurer de leur diffusion dans tout le système nerveux.
Le problème de l'histocompatibilité se pose. Pour le résoudre, il faudra soit disposer d'une large palette de cellules souches pour y puiser le type histocompatible, soit, peut-être, produire des cellules ES histocompatibles par transgenèse.
- La seconde consisterait dans la correction, par thérapie génique somatique, d'une anomalie génique portée par les parents et transmise à l'oeuf fécondé . L'objectif serait que l'enfant ne présente pas la maladie résultant de l'anomalie génique de ses parents. Pour ce faire, il conviendrait :
• que soient obtenues des cellules ES issues de blastocystes du couple et qui seront corrigées par transgenèse ;
• que ces cellules soient utilisées pour une thérapie génique embryonnaire, par injection dans une morula ou un blastocyste du couple, porteur de l'anomalie.
Il conviendrait de modifier la loi qui interdit aujourd'hui toute création de chimères.
L'enfant ne serait guéri que si les cellules corrigées pour le gène muté étaient présentes dans les tissus défaillants. Dans la grande majorité des cas, il restera porteur de l'anomalie génique dans sa lignée germinale et sera donc susceptible de la transmettre à sa descendance. A-t-on le droit, s'interroge le professeur THIBAULT, de diffuser des anomalies ?
- La troisième vise à corriger une anomalie génique par clonage intra-couple, c'est-à-dire à obtenir une guérison définitive par la voie du clonage : clonage à partir d'ovocytes de la femme par transfert de noyaux de cellule ES, corrigés et provenant d'un blastocyste du couple .
Cette solution doit retenir l'attention car c'est la seule qui permette d'éliminer définitivement et à coup sûr l'anomalie génique, tout en créant un oeuf reconstitué à partir des génomes des deux parents. Il s'agit à la fois d'un clonage et d'une thérapie germinale, mais à l'intérieur du couple. C'est dire que l'embryon ayant servi à produire les cellules ES ne sera pas sacrifié mais aura, au contraire, ses chances de conduire à la naissance d'un jeune indemne de l'anomalie.
Utilisée ainsi, la thérapie germinale, loin de menacer la dignité de la personne humaine comme on l'affirme de par le monde, constitue la voie de recherche qu'il faut choisir pour protéger notre espèce contre la diffusion de gènes défectueux, acte particulièrement dangereux quand la reproduction est en cause, compte tenu des caractéristiques déjà défavorables de la fertilité humaine (fréquence élevée de spermes anormaux, défaut d'ovulation et ovaires polykystiques, mortalité embryonnaire très élevée, période de reproduction de la femme relativement courte par rapport à la durée de vie).
Le professeur THIBAULT évoque en dernier lieu les ressources offertes par les cellules souches . On sait depuis l'antiquité que le foie se régénère et, depuis longtemps, que des cellules de la moelle osseuse renouvellent en continu les lignées de différentes cellules sanguines. Durant ces dernières années, on a pu identifier et isoler dans presque tous les tissus (cornée comprise) ou organes (cerveau) des cellules souches somatiques capables de reconstituer ces tissus en cas de dégradation physiologique, traumatique ou pathologique. Ces cellules souches existent même dans le système nerveux central (macaque, homme) où il vient d'être mis en évidence que des cellules de soutien sont capables de générer des neurones et que des neurones sont capables de se multiplier dans le cortex (macaque) ou dans l'hypothalamus (homme).
Les spermatogonies souches servent normalement à repeupler les tubes séminifères en cas de traumatismes non irréversibles (action de la chaleur par exemple). Il a été observé, chez des souris privées de leur lignée germinale par mutation, que l'injection de spermatogonies provenant d'un testicule normal ou de spermatogonies multipliées en culture permettait le repeuplement des tubes séminifères : trois mois après l'injection, 28 % des tubes séminifères présentaient une spermatogenèse complète se déroulant selon la chronologie caractéristique de l'espèce.
On peut donc penser à utiliser cette technique chez l'homme pour repeupler un testicule irradié, voire en utilisant la transgenèse appliquée aux spermatogonies en culture pour « réparer » une lignée germinale porteuse d'un gène anormal.
Dans ce cas, il s'agirait d'une thérapie génique germinale typique. La poursuite de recherches dans ce sens ne paraît pas critiquable si le but visé est de corriger une anomalie génique à l'origine d'une pathologie grave ou de rétablir une spermatogenèse normale.
En ce qui concerne les cellules souches somatiques , il apparaît qu'elles peuvent se multiplier en culture en conservant leur caractère propre. La question est de savoir si ces cellules souches peuvent se comporter comme des cellules souches d'autres tissus que celui auquel elles appartiennent.
Il semble, d'après trois résultats récents, que la réponse à cette question soit positive.
- Des cellules souches du système nerveux de souris, ou leurs cellules filles obtenues en culture, injectées à des souris irradiées pour détruire presque totalement les cellules hématopoïétiques, participent à la restauration de tous les types de cellules lymphocytaires se comportant comme des cellules souches hématopoïétiques.
- Des cellules souches hématopoïétiques injectées à des rats dont le foie a été sévèrement détruit forment des cellules souches hépatiques (cellules ovales) puis des hépatocytes. Leur transformation en cellules souches hépatiques est réelle, les marqueurs moléculaires utilisés ne laissant subsister aucun doute. Mais la participation de ces cellules souches hématopoïétiques est très faible, de 0,10 à 0,16 %.
- Des cellules de la lignée hématopoïétique d'une souris normale, injectées à des souris ( mdx ) présentant une anomalie du gène de la dystrophine (myopathie de Duchenne) sont capables de fonctionner comme des cellules hématopoïétiques dans la souris mdx mais aussi de se comporter comme des cellules souches musculaires restaurant partiellement l'expression de la dystrophine dans les muscles de cette souris mdx .
Le professeur THIBAULT souligne, sur un plan général, que les risques que peuvent faire courir certains esprits malfaisants ne doivent pas occulter les possibilités considérables offertes par les techniques nouvelles - notamment le clonage associé à la transgenèse - pour le traitement de pathologies clairement et strictement définies.