M. le président. Je suis saisi, par Mmes Luc, Bidard-Reydet, M. Bécart et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, d'une motion n° 7, tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare irrecevable le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale après déclaration d'urgence, relatif à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002 (n° 415, 1995-1996). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du règlement, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n'excédant par cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est Mme Bidard-Reydet, auteur de la motion.
Mme Danielle Bidard-Reydet. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, les conditions de discussion de ce projet de loi de programmation militaire soulignent, selon nous, une dérive particulièrement préoccupante de nos institutions. Elles privent le Parlement de ses prérogatives et transforment nos assemblées en chambre d'enregistrement.
La discussion générale a une nouvelle fois souligné l'importance, sur les plans économique et social et vis-à-vis de la politique de défense, de ce projet de loi qui s'inscrit directement dans la continuité du choix du Président de la République, et de lui seul, de supprimer le service militaire. Cette méthode est manifestement contraire à la Constitution de notre pays.
L'article 34 de notre Constitution est en effet très clair : « La loi détermine les principes fondamentaux de l'organisation générale de la défense nationale » tandis que le Parlement fixe « les sujétions imposées par la défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens ».
La Constitution est sans ambiguïté ! C'est au Parlement et à lui seul de décider de suppression du service national.
La lecture de l'exposé des motifs de ce texte démontre le lien étroit entre la suppression de la conscription et le projet de loi de programmation militaire. Il y a même entre les deux une causalité directe.
On peut en effet lire, à la page 5 de cet exposé, qu'il est nécessaire « de tirer les conséquences de la réforme des armées et des infléchissements de notre politique industrielle sur l'évolution de la délégation générale pour l'armement ».
En proposant aux assemblées de débattre aujourd'hui des conséquences économiques, financières et sociales d'un texte sur la réforme du service national qui devrait être discuté par le Parlement à l'automne, le Gouvernement inverse l'ordre logique des discussions. Cette situation peut apparaître absurde.
Mais il y a plus : cela place le pouvoir législatif en position de sujétion par rapport à l'exécutif, tout particulièrement par rapport au pouvoir présidentiel, et cela bouscule les traditions démocratiques de notre pays.
En effet, en annonçant unilatéralement, le 28 mai dernier, la réforme du service national, le Président de la République n'a pas respecté l'article 34 de la Constitution.
Il déclarait en effet : « Je vous ai fait part de ma décision de professionnaliser l'ensemble de nos forces de défense. »
Pour atténuer l'impact d'une telle formulation, répondant à une question de mon ami Paul Mercieca, député du Val-de-Marne, monsieur le ministre, vous avez indiqué, le 29 mai dernier, que le Président de la République avait dit «je propose » et non « j'impose » ou « je décide ».
Or, dès le lendemain, le ministère de la défense faisait publier dans la presse un encart publicitaire qui confirmait la décision présidentielle :
« Le Président de la République, dans son allocution du 28 mai, vient d'annoncer la suppression du service national obligatoire. »
« Afin de faciliter la nécessaire transition vers l'armée professionnelle, les jeunes gens nés avant le 1er janvier 1979 effectueront leur service dans les conditions actuelles. Les autres pourront, à la suite du rendez-vous citoyen, choisir l'une des modalités du nouveau service volontaire.
« Ce rendez-vous citoyen sera obligatoire à partir de 1997 pour les jeunes nés après le 1er janvier 1979. »
Cette publicité confirme totalement la décision du président de la République !
L'enjeu est d'importance. Il s'agit de l'un des secteurs clés de notre démocratie : le droit pour les citoyens et leurs représentants de définir la défense nationale de la France.
A quoi bon réunir le Parlement à l'automne si l'on considère par avance son acceptation comme acquise, au point, je le répète, d'en examiner les conséquences dès aujourd'hui ?
Cette façon de procéder suscite d'ailleurs quelques interrogations dans les rangs de la majorité parlementaire.
D'une part, la presse s'est fait l'écho des propos très clairs du président de l'Assemblée nationale devant le Parlement des enfants, le samedi 1er juin : « Le nouveau service national n'existe pas, quoi qu'on ait pu dire. » Qui dit vrai ?
D'autre part, le 31 mai dernier, M. Olivier Darrason, député UDF, rapporteur de la mission d'information commune sur le service national, se déclarant « surpris » de découvrir dans la presse la publicité que je viens de vous lire, affirmait : « C'est une conclusion précipitée qui donnerait au Parlement le sentiment qu'il n'est qu'une chambre d'enregistrement. »
Les craintes de M. Darrason se sont confirmées, mais il les a fait taire puisqu'il a adopté, à l'Assemblée nationale, le projet de loi de programmation militaire le 7 juin.
Une telle attitude à l'égard du Parlement est contraire à l'esprit et à la lettre de la Constitution.
Quel que soit le gouvernement, nous ne pouvons lui apporter notre caution. Les sénateurs du groupe communiste républicain et citoyen veulent rompre avec une telle pratique qui tourne le dos à l'aspiration du peuple d'être mieux associé aux décisions.
M. Chirac avait pourtant fait de la revalorisation du rôle du Parlement l'un des thèmes de sa campagne électorale. Nous pouvions par exemple lire, dans son ouvrage programme La France pour tous : « J'ai regretté depuis longtemps la dérive monarchique de nos institutions. Le moment est venu d'y mettre un terme. » Que sont les promesses devenues ?
M. Alain Gournac. Bonne lecture !
Mme Danielle Bidard-Reydet. L'article 15 de la Constitution confère certains pouvoirs au Président de la République en matière de défense. Je les rappelle : « Le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la défense nationale. »
Cet article est complémentaire, mais il ne le contredit en rien, de l'article 34 reconnaissant la compétence parlementaire en matière de service national.
Certains diront que la pratique institutionnelle a, depuis 1958, élargi le champ des compétences du Président de la République.
Cette interprétation est contestée par certains fidèles de la Ve République, et non des moindres !
M. Pierre Mazeaud, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale, écrivait, à propos du domaine réservé du Président de la République, dans son ouvrage Rappel au règlement : « N'en cherchez pas de trace dans la Constitution, n'y figurent ni les mots ni l'idée ». Il précisait même : « Tout dépend des hommes. De l'usage qu'ils réservent au texte ».
On peut se demander pourquoi cette attitude, pourquoi une telle remise en cause de la Constitution dans la procédure même d'examen de cet ensemble de dispositions relatif à la défense, à la loi de programmation militaire, à la réforme du service national.
Malheureusement, cette démarche, qui minimise le rôle du Parlement, n'est pas propre au texte dont nous discutons aujourd'hui. Il s'agit d'un véritable dérapage qui concerne l'ensemble de l'activité législative. Il suffit d'examiner le déroulement de cette session unique, notamment ces dernières semaines, pour comprendre que le souci du Gouvernement n'est pas d'améliorer le pouvoir de contrôle du Parlement, mais qu'il est bien d'imposer le plus rapidement possible ses propres choix. L'examen dans la plus grande précipitation du texte relatif au statut de France Télécom en est la parfaite démonstration.
Une raison plus conjoncturelle a sans doute poussé le Président de la République à dicter ses volontés. Peut-être les relatives interrogations de sa majorité sur le dossier militaire ainsi que la très grande inquiétude des élus locaux dans les régions menacées par les restructurations en sont-elles les causes ?
La lecture du Livre blanc sur la défense de 1994, qui préparait la précédente loi de programmation militaire présentée par MM. Balladur et Léotard, est éclairante sur ces interrogations.
Il y est indiqué : « L'armée de métier ne permettrait pas de répondre à l'ensemble des missions déjà évoquées, sauf à imaginer des dépenses budgétaires et un flux d'engagements qui seraient déraisonnables ou hors de portée. »
Nous estimons que l'expression de ces différents points de vue aurait permis l'instauration d'un débat riche et pluraliste avant que toute décision soit prise. Il n'en n'a rien été. Même la consultation organisée sur l'avenir du service militaire revêt un caractère aujourd'hui dérisoire.
Le premier point, que j'ai largement développé, de notre appel à rejeter ce projet de loi pour sa non-conformité à la Constitution est donc clair. Il est la conséquence, en grande partie, de la décision prise par le Président de la République, au mépris de la Constitution, de supprimer le service national. Ce texte est donc anticonstitutionnel.
Le second point est la remise en cause du secteur public de l'armement, que mes amis Jean-Luc Bécart et Claude Billard ont présentée avec précision, hier, comme contraire au principe clé de notre Constitution qu'est la souveraineté nationale.
Comment ne pas souligner, enfin, l'articulation soigneusement masquée entre la réintégration progressive dans l'OTAN, récemment confirmée par le Président de la République, l'annonce de l'instauration d'une armée uniquement professionnelle et l'ouverture en grand de la libre concurrence dans le secteur de l'industrie d'armement ?
L'exemple d'Eurocopter est symbolique. La réduction importante de la production, confirmée par le rapport de M. de Villepin, ne favorisera-t-elle pas la mainmise de l'industrie américaine d'armement sur le marché mondial et, peut-être demain, sur le nôtre ?
Les salariés d'Eurocopter sont d'ailleurs venus devant les portes du Sénat pour rappeler les conséquences sociales du projet de loi dont nous discutons.
Au nom de notre groupe, je leur réaffirme notre soutien ainsi qu'aux dizaines de milliers de salariés du GIAT, de la SNECMA et d'Aérospatiale, notamment.
En conclusion, nous estimons que l'action du Gouvernement est contraire aux valeurs républicaines qui placent la défense de la nation au centre de la souveraineté nationale.
La mise en cause du rôle du Parlement et l'atteinte à la souveraineté nationale justifient notre motion portant exception d'irrecevabilité. Nous vous proposons de l'adopter par scrutin public. (Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président. Y a-t-il un orateur contre la motion ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Xavier de Villepin, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, rapporteur. Madame le sénateur, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, en cohérence avec le vote qu'elle a émis en adoptant l'ensemble du projet de loi, ne peut que rejeter la motion présentée par le groupe communiste républicain et citoyen et tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité au texte qui nous est soumis.
Trois raisons principales me paraissent plaider en ce sens. D'abord, l'initiative prise par le Président de la République en ce qui concerne la professionnalisation de nos forces et le service national s'inscrit clairement dans le droit fil des pouvoirs qui lui sont conférés par la Constitution en matière de défense - notamment par l'article 15, qui en fait le chef des armées - et qui ont été confirmés et confortés par quarante ans de pratique institutionnelle constante.
Ensuite, le texte qui nous est présenté est, comme il est normal, un projet de loi sur lequel le Parlement est appelé à délibérer et à trancher ; à lui de le voter ou non. Les compétences du Parlement sont donc respectées.
Enfin, les modifications relatives au service national feront l'objet d'un autre projet de loi, dont nous serons saisis - M. le ministre de la défense vient encore de le confirmer ce matin - après le vaste débat qui a eu lieu dans le pays et au Parlement et auquel le Sénat a apporté une contribution très importante, voire, à bien des égards, madame le sénateur, déterminante.
Là encore, il appartiendra au Parlement de délibérer et de trancher.
C'est pourquoi je voudrais vous dire mon étonnement, madame le sénateur, quand vous déclarez que le Parlement n'a été qu'une chambre d'enregistrement.
Mme Hélène Luc. C'est vrai !
M. Xavier de Villepin, rapporteur. Il y a eu au Sénat des débats prolongés sur le sujet, non seulement en commission, mais aussi en séance publique. Relisez le rapport Vinçon et vous y retrouverez la contribution de tous les sénateurs, y compris ceux de votre groupe en présence d'ailleurs de sa présidente, Mme Luc. Alors, madame, ne dites pas qu'il n'y a pas eu débat !
Mme Danielle Bidard-Reydet. Je n'ai pas dit qu'il n'y avait pas eu débat ! Je n'ai pas dit cela !
M. Xavier de Villepin, rapporteur. C'est en effet une contrevérité absolue.
Je suis persuadé que le débat démocratique qui a eu lieu dans notre pays restera un grand exemple du travail du Parlement français.
Mme Hélène Luc. La décision est prise par le Président de la République tout seul !
M. Xavier de Villepin, rapporteur. Non, madame, pas du tout ! Il la propose.
M. Yvon Bourges. Oui, il la propose !
M. Xavier de Villepin, rapporteur. Si les lois sont votées à l'automne, et seulement si elles le sont, la professionnalisation des armées sera mise en oeuvre.
Il va de soi, enfin, que je ne peux pas approuver l'exposé des motifs de l'exception d'irrecevabilité portant sur notre industrie d'armement.
En effet, le présent projet de loi se caractérise, M. le ministre l'a encore rappelé ce matin, par la volonté de tout mettre en oeuvre pour préserver nos capacités industrielles dans une perspective européenne, afin de donner à notre industrie les moyens de traverser une crise grave et d'affronter ainsi la concurrence internationale.
La commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a donc rejeté votre motion. (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des Républicains et Indépendants.)
M. Henri de Raincourt. Elle a eu raison, et le Sénat va faire pareil !
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Charles Millon, ministre de la défense. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, bien évidemment, le Gouvernement est défavorable à l'adoption de cette exception d'irrecevabilité.
Se prononcer sur la motion qui vous est présentée, c'est se prononcer sur les compétences du Président de la République en matière de défense.
Le texte de la Constitution est clair. Aux termes de l'article 5 de la Constitution, le chef de l'Etat est le « garant de l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire et du respect des traités ». Aux termes de son article 15, « le Président de la République est le chef des armées. Il préside les conseils et comités supérieurs de la défense nationale ».
Quant à la pratique institutionnelle, vous la connaissez : du général de Gaulle à François Mitterrand, elle a confirmé la lettre de la Constitution.
Il est vrai qu'au début de la Ve République le député François Mitterrand avait critiqué cette procédure, mais le Président de la République François Mitterrand est revenu sur ses propos de jeunesse et a confirmé, lui, la lecture de la Constitution.
En effet, qui est, depuis 1964, responsable de l'engagement des forces nucléaires ? Qui a arrêté, depuis cette même date, les grands choix de notre dissuasion ?
Qui a affirmé, en 1983 : « La pièce maîtresse de la stratégie de dissuasion en France, c'est le chef de l'Etat, c'est moi » ?
Qui a décidé, depuis 1978, des interventions extérieures de la France, en Afrique, au Liban, en Yougoslavie ?
Qui s'est déclaré, en 1982, « comptable de la sécurité du pays » ?
Mesdames, messieurs les sénateurs, nul ne le conteste : le Président de la République, en décidant de proposer une réforme de notre outil de défense, est dans la droite ligne des compétences exercées par ses prédécesseurs, il ne fait qu'accomplir son devoir.
Madame le sénateur, quel est, alors, le sens de votre motion d'irrecevabilité ? S'agit-il de revenir sur les textes constitutionnels et la pratique institutionnelle ? S'agit-il d'en revenir à la IVe République ? Vous comprendrez que le Gouvernement ne puisse vous suivre dans cette voie.
Il appartenait à ce dernier d'élaborer un projet de loi de programmation militaire, ce qu'il a fait. Il reviendra au Gouvernement de présenter un projet de loi de réforme du service national, et c'est au Parlement, et seulement à lui, qu'il incombera de se prononcer sur ces sujets.
Voulez-vous bâillonner le Parlement ?
Mme Danielle Bidard-Reydet. Vous n'avez pas bien compris mon intervention !
M. Charles Millon, ministre de la défense. Pourquoi ne voulez-vous pas que le Parlement débatte sur ce point ? C'est à vous de décider aujourd'hui si l'on doit passer d'une armée de conscription à une armée professionnelle.
M. Bertrand Delanoë. Alors, que ferons-nous à l'automne ?
M. Charles Millon, ministre de la défense. Vous pouvez voter contre cette proposition de faire évoluer nos équipements militaires. Vous pouvez voter contre toutes les dispositions de ce projet de loi de programmation militaire.
Sachant combien vous êtes attachée aux droits du Parlement et au fait qu'il délibère sur ce projet de loi de programmation, je suis certain que, au fond de vous-même, madame Bidard-Reydet, vous avez déjà voté contre votre motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité. (Rires et applaudissements sur les travées de l'Union centriste, des Républicains et Indépendants et du RPR.)
Mme Danielle Bidard-Reydet. Vous n'y êtes pas du tout, monsieur le ministre !
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 7, repoussée par la commission et par le Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 114:
Nombre de votants | 316 |
Nombre de suffrages exprimés | 313 |
Majorité absolue des suffrages | 157 |
Pour l'adoption | 92 |
Contre | 221 |
Question préalable