M. le président. Avant de mettre aux voix l'ensemble du projet de loi, je donne la parole à M. Hamel pour explication de vote.
M. Emmanuel Hamel. Il est toujours douloureux, lorsque l'on porte amitié à un homme, de se trouver contraint, par le sentiment que l'on a de ses droits à l'égard de la nation, du pays et de la paix, d'affirmer son désaccord sur un projet de loi qu'il soumet au vote du Parlement.
Etant parlementaire d'abord, je ne veux pas être complice de ce sentiment que peut avoir l'opinion qu'un Parlement, sous une pression du Gouvernement, se déjuge. Or nous sommes à une époque où devait être appliquée une loi de programmation militaire que le Parlement a votée et qu'on lui demande aujourd'hui de modifier.
La raison de cette modification serait une nouvelle interprétation de la conjoncture internationale.
Je prie Dieu de me tromper dans mon pessimisme, mais je sais que demeurent, en Europe, des menaces qui, de nouveau, peuvent s'aggraver.
Je sais comme vous tous que, aux confins de l'Europe et dans d'autres parties du monde voisines de notre continent, des menaces peuvent surgir : lancements de missiles, bombes chimiques, agressions internes par la subversion entretenue et formée à l'étranger.
Hélas ! mes chers collègues, je crains que, en ce jour, nous ne soyons bien Français.
Vous aimez Péguy, monsieur le ministre ! Il a dit : « Ô toi peuple français, créateur de la cathédrale, mais peuple léger ».
Aujourd'hui, n'assumons-nous pas une légèreté tragique, comme le Parlement qui, sous Napoléon III, a refusé la loi de réforme militaire alors que déjà la Prusse avait vaincu l'Autriche à Sadowa, et comme le Parlement qui, en 1913, n'a pas accepté l'augmentation des moyens de la défense, ce qui s'est payé, le 2 août 1914, par 1,5 million de morts !
Et 1939 n'est pas si loin, monsieur le ministre ! Vous n'étiez pas né, mais j'ai le souvenir de ce refus d'accomplir l'effort nécessaire de défense nationale et d'équipement militaire face au danger de l'Allemagne, d'une Allemagne hitlérienne qui surgissait. Nous l'avons payé de la défaite et de quatre ans d'occupation.
Ce ne sont plus les mêmes menaces, mais il en demeure. Est-il normal, dans ces conditions, qu'un pays comme la France, dont le produit national brut est de 8 000 milliards de francs, ne consacre que 185 milliards de francs à l'équipement militaire et aux moyens de la défense ?
J'ajoute, monsieur le ministre, que cette loi de programmation militaire est la voie ouverte, le premier pas vers ce que vous demanderez - et sans doute, hélas ! obtiendrez - au mois de novembre : la suppression de la conscription.
Je ne suis pas contre l'accentuation de la professionnalisation des armées. Mais couper le lien entre l'armée et la nation, cesser de faire que le service soit obligatoire parce que nous sommes Français et que nous devons à la nation un moment de notre vie, je ne peux pas l'admettre.
En outre, monsieur le ministre, les promesses que vous faites, je sais que, dans votre coeur, vous espérez pouvoir les tenir ; mais nous n'en avons pas la certitude. Il s'agit de diminuer les équipements militaires, de les réduire dans des proportions tragiques, d'abandonner la deuxième composante de la dissuasion nucléaire.
Mes chers collègues, si vous lisez la page 22 du rapport, vous serez consternés d'apprendre que la programmation, c'est d'arriver à peine à 420 chars lourds, à seulement 300 avions de combat et 81 navires.
C'est cela la France de demain !
Et que dire des conséquences sur l'emploi ? Ces jeunes qui n'accompliront pas leur service militaire ne seront plus formés par lui, accroîtront d'autant, en tant que civils, la pression sur l'emploi et augmenteront le nombre des chômeurs.
Et que dire encore de la diminution des crédits et des effectifs dans les industries de la défense nationale et de sa conséquence sur l'ensemble de l'industrie française ? Quel danger économique que la diminution projetée des crédits affectés à la défense, qui fécondent tant la recherche et l'investissement dans les secteurs civils !
Pour toutes ces raisons, dans l'idée que je me fais de la France et de son rayonnement dans le monde, dans la conscience que j'ai des dangers extérieurs qui peuvent encore peser sur la France, parce que je sais le drame de l'emploi et parce que votre projet de loi en augmente encore la gravité, à mon vif regret, bien que sénateur de cette majorité - tant que je n'en suis pas exclu, compte tenu des positions que je prends - je ne voterai pas cette loi de programmation insuffisante et néfaste, hélas ! pour notre France. Mais, de tout coeur, j'espère me tromper.
M. Bertrand Delanoë. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Vinçon.
M. Serge Vinçon. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi sur lequel nous sommes appelés à nous prononcer aujourd'hui, après un débat constructif enrichi par le travail remarquable de nos rapporteurs - tout particulièrement de M. de Villepin - est l'aboutissement d'une démarche volontaire, réaliste, lucide et cohérente du Président de la République.
Cette démarche, M. Chirac l'avait affirmée alors qu'il n'était encore que candidat, en mars 1995 - elle a été ratifiée par le vote du peuple français en mai 1995 - puisqu'il insistait déjà à l'époque sur la nécessité pour la France de repenser l'ensemble de sa politique de défense, en tenant compte de la nouvelle situation géostratégique.
M. Jacques Chirac se référait à deux mots clefs pour une nouvelle défense : modernisation et professionnalisation.
La réforme présentée au mois de février dernier repose sur ces deux principes, qui donneront à la France « un instrument militaire capable de frapper, au besoin sans délai », une armée réduite et mobile qu'appelait d'ailleurs de ses voeux le général de Gaulle...
M. Charles Pasqua. Très bien !
M. Serge Vinçon. ... qui, lui, n'a jamais bénéficié du consensus auquel vous faisiez allusion, monsieur Delanoë, en tout cas de 1958 à 1969.
M. Jean Chérioux. Très bien !
M. Serge Vinçon. En effet, la réforme concrétisée par le présent projet de loi vise à doter la défense française des moyens d'une efficacité humaine et technique face aux nouveaux défis internationaux, en s'appuyant sur la dissuasion, avec le concept de suffisance.
La défense de la France ne se contente pas d'une gestion au jour le jour. C'est pourquoi nous accueillons très favorablement ce projet de loi de programmation, qui s'inscrit, qui plus est, dans une planification à long terme, prévoyant l'évolution du nouveau modèle d'armée jusqu'en 2015.
Il y a cohérence dans le temps avec cette programmation, dont les auteurs ont le courage de faire des choix financiers difficiles, mais aussi cohésion, avec la réforme du service national et le statut des réservistes qui découlent de la professionnalisation de l'armée et qui seront examinés à l'automne par le Parlement.
Le président Chirac s'y est engagé personnellement : la nouvelle loi de programmation sera respectée tout au long de son mandat, avec lequel elle coïncide d'ailleurs.
Le ministre de la défense s'est également engagé avec conviction et courage dans cette réforme, en parlant, je tiens à le souligner, le langage de la vérité.
Cohérence et pragmatisme de la programmation, engagement du Président de la République et du Gouvernement : telles sont les raisons pour lesquelles le groupe du RPR, avec lucidité, votera ce texte. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Estier.
M. Claude Estier. En écoutant notre collègue M. Hamel, je me suis dit que j'avais eu raison d'indiquer tout à l'heure que nous n'étions pas les seuls à exprimer des inquiétudes quant aux conséquences de ce projet de loi de programmation militaire.
Mes collègues du groupe socialiste, M. Delanoë notamment, ont suffisamment exprimé, comme je l'ai fait moi-même en défendant la question préalable, les raisons pour lesquelles nous y sommes hostiles. Aussi, je confirme simplement que nous voterons contre. (Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président. La parole est à M. Trucy.
M. François Trucy. Permettez-moi d'abord de dire - et je le fais certainement au nom de beaucoup d'entre nous - qu'en écoutant M. Hamel à l'instant nous partagions l'émotion qu'il exprimait et sûrement une partie de ses préoccupations. Nous comprenons qu'il les ait exprimées de cette façon-là, avec ce style que nous aimons ici et qui correspond non seulement au sérieux et à la passion du Sénat, mais aussi à des préoccupations qui sont des préoccupations majeures. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
Cela étant, le groupe des Républicains et Indépendants apportera son soutien unanime à ce projet de loi.
Oui, il y a de l'émotion et des regrets, oui, il y a des craintes et des appréhensions. C'est pourquoi, dans les propos que nous avons tenus dans cet hémicycle, monsieur le ministre, vous avez souvent entendu le mot « confiance » et le mot « espoir ». En effet, ce projet ne pourra être une réussite sans l'espoir et sans la confiance du Parlement et de sa majorité, celle qui vous soutient, ni sans l'engagement total de ceux qui ont pris les importantes résolutions et garanties que nous avons entendues.
Certes, le chantier sera rude, nous le savons et vous le savez. Toutefois, vous pourrez compter sur la majorité du Sénat, sur celle du groupe des Républicains et Indépendants, pour vous apporter son soutien tout au long du périple. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Laffitte. M. Pierre Laffitte. Au sein de mon groupe, nous avons le sentiment que la majorité de nos concitoyens sont d'accord sur l'essentiel des principes de ce projet de loi, mais regrettent que la nécessaire professionnalisation qui en résulte s'accompagne d'une diminution potentielle des liens entre la nation et l'armée ; ils craignent que la formation civique à laquelle, avec toutes les insuffisances que l'on connaît, l'armée contribuait néanmoins fortement ne disparaisse, et que, parallèlement à cette loi de programmation, ne soit pas donné à notre nation et à notre jeunesse le signe fort - donnant l'élan, qu'elles sont prêtes à avoir, de générosité, de volonté civique, de contribution à la diminution de la fracture sociale - que représenterait toute forme de service national beaucoup plus largement étendue que la semaine, ou même les quelques semaines prévues.
Au sein de mon groupe, la majorité votera le projet de loi ; d'autres s'abstiendront ; d'autres encore voteront contre.
M. Henri de Raincourt. Très bien !
M. André Maman. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. Maman.
M. André Maman. Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le projet de loi relatif à la programmation militaire pour les années 1997 à 2002, que nous venons d'examiner, me paraît témoigner de la volonté du Gouvernement de prendre en compte, d'une façon courageuse, les réalités de notre temps.
Réalité géopolitique, d'abord, puisque nous évoluons dans un environnement stratégique nouveau, depuis l'effondrement de l'Union soviétique et la dissolution du pacte de Varsovie, et que nous connaissons très bien les dangers possibles, comme l'a fait remarquer très justement notre collègue M. Hamel.
Réalité technologique, ensuite, puisque nous utilisons des armes de plus en plus complexes, lesquelles nécessitent la présence d'un personnel formé, éduqué, hautement qualifié, en un mot professionnel.
Réalité budgétaire, enfin, puisque notre objectif est, bien sûr, de bâtir un outil de défense rénové à un moindre coût.
Le débat de haut niveau auquel nous avons assisté - à cet égard, je remercie les rapporteurs, en particulier M. de Villepin - a été, je crois, à l'image des enjeux du texte que nous propose le Gouvernement. A la fois technique et passionnant, il a en tout cas pleinement convaincu les sénateurs non inscrits, dont je me fais l'interprète aujourd'hui. Ils voteront donc ce projet. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'ensemble du projet de loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président. Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.) M. le président. Voici le résultat du dépouillement du scrutin n° 116:
Nombre de votants | 316 |
Nombre de suffrages exprimés | 310 |
Majorité absolue des suffrages | 156 |
Pour l'adoption | 216 |
Contre | 94 |
Le Sénat a adopté. (Applaudissements sur les travées du RPR, de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants.)
M. Emmanuel Hamel. Hélas !
M. Charles Millon, ministre de la défense. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Charles Millon, ministre de la défense. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais en quelques mots vous remercier de la qualité des débats que nous venons de vivre et du vote que vous venez d'émettre. Ce faisant, vous avez permis que ce projet de loi relatif à la programmation soit voté conforme par le Sénat, tout en apportant un éclairage particulier et un certain nombre de remarques, qui sont tout à fait complémentaires de celles qui avaient été émises par l'Assemblée nationale. Ce vote est un point de départ.
J'ai bien entendu M. Hamel. Il sait bien que j'ai un sentiment patriotique fort, comme vous tous, et que je prends la mesure des menaces ou des dangers qui pèsent sur notre pays.
La réforme qui vient d'être votée est une réforme stratégique ; elle touche à l'Europe, à l'Union de l'Europe occidentale, à l'Alliance atlantique.
C'est une réforme budgétaire, comme le montrent certaines des décisions qui viennent d'être confirmées et qui concernent les autorisations de programmes les crédits de paiement, la pluriannualité, la garantie accordée par le Président de la République sur le montant de la programmation durant six années.
C'est une réforme industrielle - et M. de Villepin a, à juste titre, longuement insisté - sur l'évolution de notre industrie de défense.
Mais, surtout, cette réforme concerne la nation tout entière et exige un engagement humain. Si vous le permettez, c'est sur cet aspect que je voudrais insister car, demain, nous aurons l'occasion de débattre d'un projet de loi portant réforme du service national. Demain, il faudra que nous concevions ensemble le volontariat. Demain, il faudra que nous réfléchissions aux modes et aux moyens nécessaires pour renforcer le lien entre l'armée et la nation.
Tout cela a un seul objectif : démontrer, à l'évidence, qu'il n'y a pas pas de défense nationale sans engagement humain.
M. Hamel a cité Péguy. Je citerai, pour ma part, la phrase qu'il m'a apprise lorsque, en 1973, je faisais partie des militants qui lui ont permis d'aller siéger à l'Assemblée nationale : « Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre un réservoir sans fond pour les âges nouveaux. » Ainsi, je suis sûr que la France est capable de lever des générations de volontaires permettant à la défense nationale française d'écarter les menaces qui peuvent peser sur elle.
Cependant, il est vrai qu'il n'y a pas d'engagement humain suffisant s'il n'y a pas en même temps volonté politique et esprit de défense.
Cette volonté politique, le Président de la République ne l'a jamais autant exprimée : on l'a vu lorsqu'il a fallu reprendre le pont de Vrbanja ; on l'a vu aussi lorsqu'il a fallu décider la reprise de la campagne d'essais nucléaires ; on le constate encore dans les négociations internationales, au cours desquelles on voit la France prendre toute sa place - je dis bien toute sa place - pour porter l'idée européenne de defense, défendre et faire valoir les spécificités françaises.
Oui, mesdames, messieurs les sénateurs, vous avez participé à une grande réforme, une réforme de notre défense, mais aussi une réforme de notre société. Elle a une dimension humaine, je viens de le dire, une dimension politique et j'allais dire la dimension du quotidien, à savoir cet esprit de défense qui doit imprégner tout notre pays.
Je parle là non pas en tant que ministre de la défense, mais simplement en tant que responsable politique, car l'esprit de défense, ce n'est pas le ministre de la défense qui en a seul la charge. En ont la responsabilité tous les ministres, tous les responsables politiques. En effet, l'attachement à la patrie se manifeste, certes, à des moments exceptionnels, tels que ceux qui ont été vécus par certains d'entre vous en 1940-1945, mais aussi au quotidien, avec la prise en charge des intérêts, des idéaux et des valeurs de la France.
On le sait bien, la France ne se réduit pas à un ensemble d'individus défendant le développement économique : La France, ce sont aussi ces valeurs qui nous dépassent, une idée qui nous enveloppe, c'est tout ce que j'ai compris à l'occasion de ce débat auquel vous avez contribué, et je vous en remercie. (Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.) M. le président. Mes chers collègues, l'ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à treize heures, est reprise à quinze heures, sous la présidence de M. René Monory.)