M. le président. « Art. 10. - Il est inséré, dans le même titre, un article 1386-9 ainsi rédigé :
« Art. 1386-9. - Le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. »
Par amendement n° 7, M. Fauchon, au nom de la commission, propose, après les mots : « doit prouver le dommage », de rédiger comme suit la fin du texte présenté par cet article pour insérer un article 1386-9 dans le code civil : « et le lien de causalité entre le produit et le dommage ».
Cet amendement est assorti d'un sous-amendement n° 28, présenté par le Gouvernement, et tendant, dans le texte proposé par l'amendement n° 7, après le mot : « produit », à insérer le mot : « défectueux ».
La parole est à M. le rapporteur, pour défendre l'amendement n° 7.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. La question est d'ordre purement juridique.
Le texte qui nous est soumis précise que : « Le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. »
Notre attention a été attirée sur le fait que, s'agissant d'une responsabilité sans faute, selon les intentions des auteurs de la directive, il est dangereux d'écrire que la victime doit prouver non seulement le dommage et le lien de causalité entre le défaut et le dommage mais encore la réalité du défaut.
Je rappelle que, dans notre droit, selon l'article 1384 du code civil, on doit prouver le dommage, la relation entre la chose et le dommage, c'est-à-dire le lien de causalité, mais non pas que la chose est en elle-même fautive.
Par conséquent, cette disposition nous a paru contraire à la fois au texte même de la directive, qui institue une responsabilité sans faute, et aux règles générales de notre droit. D'où la rédaction de la commission.
J'ajoute immédiatement que le sous-amendement du Gouvernement, qui consiste à préciser qu'il s'agit d'un produit « défectueux », introduit l'idée selon laquelle il faut prouver le lien de causalité avec un produit défectueux, ce qui rejoint la définition générale : « Est défectueux un produit qui ne répond pas à l'attente légitime des consommateurs. » Je salue l'initiative du Gouvernement, qui a imaginé cette rédaction.
Dans cette affaire délicate, on est tout de même - il faut bien le dire - un peu à mi-chemin entre la responsabilité pour risque pure et simple et la responsabilité pour défectuosité, c'est-à-dire pour une exigence de sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre. Nous sommes là dans une ligne qui sera jurisprudentielle un jour, mais qui n'est pas celle à laquelle nous sommes habitués, qui se situe entre la responsabilité pour risque et la responsabilité pour faute : c'est la responsabilité pour chose défectueuse.
Dans la mesure, donc, où j'accepte le sous-amendement du Gouvernement, pour simplifier les débats, je rectifie l'amendement de la commission dans le sens qu'il souhaite.
M. le président. Je suis donc saisi d'un amendement n° 7 rectifié, présenté par M. Fauchon, au nom de la commission, et tendant, après les mots : « doit prouver le dommage », à rédiger comme suit la fin du texte proposé par l'article 10 pour insérer un article 1386-9 dans le code civil : « et le lien de causalité entre le produit défectueux et le dommage. »
Quel est l'avis du Gouvernement sur cet amendement n° 7 rectifié ?
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. J'accepte, bien évidemment, l'amendement n° 7 rectifié de la commission et je retire donc le sous-amendement du Gouvernement, qui n'a plus d'objet.
M. le président. Le sous-amendement n° 28 est retiré.
Je vais mettre aux voix l'amendement n° 7 rectifié.
M. Jean-Jacques Hyest. Je demande la parole contre l'amendement.
M. le président. La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Il convient d'abord de rappeler que la directive est extrêmement précise : elle indique bien qu'il doit y avoir un lien de causalité entre le défaut du produit et le dommage. On n'a donc pas à interpréter, de ce point de vue, car, ce faisant, on transforme complètement le texte de la directive, ce qui me paraît tout de même curieux.
J'ajoute que la formulation proposée - je suis désolé de le dire à M. le rapporteur - est dangereuse sur le plan juridique. Je vais essayer de vous expliquer pourquoi.
Cette formulation est dangereuse car elle crée une véritable présomption de responsabilité pour certains produits. Dès lors qu'il n'est plus nécessaire de prouver le lien de causalité entre le défaut et le dommage, mais simplement le lien entre le produit et le dommage, on ne parle plus de causalité, mais simplement de corrélation. En effet, il suffirait de prouver que la victime a subi un dommage en utilisant un produit pour que s'établisse, sans plus d'explications, une causalité présumée attribuant le dommage au produit. En d'autres termes, il suffirait d'avoir un accident de voiture pour que le véhicule soit présumé défectueux.
De plus, si cette conception du lien de causalité est retenue, il est à craindre que le régime de responsabilité du fait des produits, devenu le régime de droit commun de responsabilité, n'entraîne une explosion contentieuse.
La simplicité du mode de preuve conduirait tous les plaignants à intenter des actions éventuelles sur ce fondement plutôt que d'avoir à rechercher véritablement l'existence d'un défaut ou la faute éventuelle d'un producteur dans le cadre d'un régime de responsabilité pour faute.
A cette présomption de responsabilité déjà profondément contraire à toutes les règles de preuve du droit français, s'ajouterait ainsi une multiplication des actions rendues plus faciles, même dans les cas où elles sont manifestement abusives.
Cette formulation n'est pas conforme au texte de la directive que la proposition de loi transpose. La formulation retenue par l'Assemblée nationale est exactement celle de la directive ; elle n'ouvre aucun droit d'option aux Etats membres sur ce point, me semble-t-il. C'est pourquoi je pense qu'il faut rejeter l'amendement.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Cette question de la responsabilité est, je le reconnais, très délicate. La formulation de la directive, résultat de la négociation entre de nombreux Etats membres, ne peut, par définition, être parfaite, car elle a été, si je puis dire, coproduite par des professionnels du droit de cultures juridiques fort différentes, puis traduite dans diverses langues.
La préoccupation de la commission a été de rendre ce texte intelligible, sans en modifier le fond, dans le système juridique français.
Je relève dans la formulation de la directive une certaine contradiction entre le fait d'exiger de la victime la preuve du défaut et le deuxième considérant, aux termes duquel « seule la responsabilité sans faute du producteur permet de résoudre de façon adéquate le problème... »
On ne peut pas demander au producteur de faire la preuve du défaut après avoir affirmé qu'il s'agit d'une responsabilité sans faute. Il y a là une difficulté.
Il me semble qu'avec notre texte nous surmontons cette difficulté - je dois dire que le Gouvernement nous a grandement aidés - en proposant que la victime soit tenue de prouver « le dommage et le lien de causalité entre le produit défectueux et le dommage ». Il s'agit donc non pas de n'importe quel produit, mais d'un produit défectueux, aux termes de la disposition que nous transposons : « Un produit est défectueux au sens du présent titre lorsqu'il n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre. »
Je disais tout à l'heure, et je souhaite que certains de nos collègues y soient attentifs, que c'est là qu'est apportée la réponse au risque de développement. Il faudra prouver qu'il s'agit d'un produit défectueux au sens de l'article 1386-4, c'est-à-dire d'un produit qui ne présente pas la sécurité...
M. Jean-Jacques Hyest. Donc qui a un défaut !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... à laquelle on peut légitimement s'attendre compte tenu de circonstances qui sont énumérées dans l'article.
Dans cette affaire, je le répète, aucune rédaction ne sera jamais parfaite. Je continue de penser que nous devons nous efforcer et de suivre la volonté de la directive et son inspiration et de retenir une formulation aussi praticable que possible dans notre système juridique.
La formulation à laquelle nous sommes parvenus est sinon la meilleure de toutes, du moins, en l'état actuel de nos réflexions, la meilleure que nous ayons trouvée. Nous ne sommes qu'en première lecture, le débat n'est pas clos.
M. Jean-Jacques Hyest. Cette rédaction est moins pire que la première !
M. Marcel Charmant. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Charmant.
M. Marcel Charmant. Je partage le sentiment de M. Hyest.
La directive est simple. L'article 4 stipule : « La victime est obligée de prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage. »
Nous devons transcrire une directive et, sur ce point, la transcrire intégralement. Je ne vois pas en quoi nous pourrions déduire de cette rédaction la nécessité d'une faute du producteur. Il est simplement dit qu'il faut prouver un défaut et, logiquement, le lien de causalité entre ce défaut et le dommage. Cela me paraît le bon sens.
M. Philippe Marini. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Marini.
M. Philippe Marini. Je suis tout à fait de l'avis de l'orateur précédent.
Nous avons le choix entre deux rédactions : d'une part, la rédaction qui est celle de la directive et celle de l'Assemblée nationale en première lecture - le demandeur doit prouver le dommage, le défaut et le lien de causalité entre le défaut et le dommage - et, d'autre part, la rédaction issue de l'amendement de la commission, rectifié sur l'initiative du Gouvernement, qui fait référence au lien de causalité entre le produit défectueux et le dommage.
Or, si l'on y réfléchit, quelle est la relation importante ? C'est bien la relation entre le défaut et le dommage, et il est bien évident que c'est le produit qui est défectueux puisque nous parlons d'une responsabilité du fait de produits défectueux.
Sans doute est-ce mon ignorance de ces sujets qui est en cause, mais j'avoue ne pas comprendre quel progrès nous ferait faire la rédaction qui nous est ici proposée par rapport à l'expression, extrêmement claire et simple, de « causalité entre le défaut et le dommage », qui présente le grand avantage d'être tout à fait conforme à notre droit traditionnel de la responsabilité civile, lequel met l'accent sur les liens de causalité existant entre un préjudice et un fait dommageable qui doit avoir été la cause génératrice du dommage.
C'est bien de cela qu'il s'agit, et je ne pense pas que nous progresserons si nous adoptions la proposition combinée de M. le rapporteur et de Mme le ministre. Je préfère, pour ma part, en rester à la version de l'Assemblée nationale.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je voudrais faire remarquer à M. Marini que l'image qu'il donne de notre droit civil n'est pas exacte.
En effet, il affirme que, dans notre droit civil actuel, pour qu'il y ait responsabilité, il faut qu'il y ait un dommage et une relation de causalité entre une faute et le dommage.
M. Jean-Jacques Hyest. Mais non !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Monsieur Hyest, permettez-moi de terminer mon explication.
M. le président. Ne vous laissez pas impressionner, monsieur le rapporteur ! (Sourires.)
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Le sujet que nous abordons est tellement délicat qu'il nous faut fournir un certain effort de concentration !
Notre droit admet, depuis à peu près un siècle, qu'il existe des responsabilités sans faute. C'est même ce principe qui s'applique la plupart du temps,...
M. Philippe Marini. Je n'ai pas parlé de faute !
M. Jean Chérioux. Non, il a parlé de préjudice !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. ... et donc le droit civil est beaucoup plus large que ce qui a été dit voilà quelques instants.
Or, l'inconvénient de la rédaction à laquelle se réfèrent MM. Marini et Charmant, c'est qu'en isolant la nécessité de prouver le défaut - qui dit défaut dit faute - elle nous ramène à la responsabilité pour faute, ou pour défaut. Mais qu'est-ce qu'un défaut sinon une faute ?
MM. Marcel Charmant et Jean-Jacques Hyest. Mais non !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Il s'agit du même mot !
M. Marcel Charmant. Non ! Ce n'est pas la même chose !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Mais si !
La directive reporte la charge de cette preuve sur la victime. Or la notion de « produit défectueux » est définie dans le texte que nous transposons ; encore une fois, c'est le produit « qui n'offre pas la sécurité à laquelle on peut légitimement s'attendre ». On est donc plus près, en réalité, de ce texte lorsque l'on demande à la victime de prouver le dommage et le lien de causalité entre le dommage et le produit défectueux ; la victime aura tout de même une preuve à fournir pour que l'on puisse considérer qu'il s'agit bien d'un produit défectueux, et elle le fera en s'appuyant sur l'article précédent, qui définit ce qu'est un produit défectueux : celui qui ne répond pas à la légitime attente de sécurité de l'utilisateur.
Je persiste : notre rédaction est la plus adéquate.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 7 rectifié.
M. Jean-Jacques Hyest. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Hyest.
M. Jean-Jacques Hyest. Nous allons d'innovations juridiques en innovations juridiques ! Assimiler le défaut à la faute, franchement, je dois avouer que, même si les deux mots ont la même racine latine, c'est surprenant, monsieur le rapporteur !
En fait, quelle est la version du Gouvernement ? Le Gouvernement nous dit qu'en définitive ce qui est important, dans cette affaire, c'est le lien de causalité entre le défaut, donc le produit défectueux, et le dommage. Si l'on supprime cette notion, cela n'a plus de sens, il n'y a plus rien, on peut prouver n'importe quoi ! Donc, il faut absolument maintenir ce lien.
On parle de « produit défectueux ». Il faut donc prouver le lien avec le produit défectueux, c'est-à-dire le défaut. Alors, soyons plus simples et disons : le défaut... le lien entre le dommage et le défaut.
Ce qui est important, c'est le lien de causalité. Si on ne maintient pas cette notion, toute la construction s'écroule.
Monsieur le rapporteur, cela ne supprime absolument pas la responsabilité sans faute, pas du tout ! Dans la responsabilité sans faute, justement, il y a un produit défectueux, mais pas forcément une faute. D'ailleurs, le sens même que donne la directive au produit défectueux prouve bien qu'il faut maintenir le lien de causalité, surtout dans ce texte.
C'est pourquoi je continue à être totalement défavorable à l'amendement, même modifié par le Gouvernement.
M. Marcel Charmant. Très bien !
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Pierre Fauchon, rapporteur. Je voudrais dire à M. Hyest que je ne le comprends pas du tout.
En isolant la nécessité de faire la preuve du défaut, il est bien évident que, concrètement, on contraint la victime à prouver le défaut.
Vous pouvez raffiner à l'infini ! Dans le mot « défaut », il y a le mot « faute » et c'est évidemment - notion abstraite ou notion concrète - la victime qui devra prouver le défaut pour être indemnisée. Or nous voulons créer une responsabilité où la victime n'a pas à apporter la preuve directe d'une faute.
C'est pourquoi je crois qu'il est bien meilleur de dire que la victime devra prouver que le produit était défectueux au sens de la directive - nous sommmes bien, là, dans la directive - et on appréciera s'il présentait ou non le degré de sécurité auquel on peut légitimement s'attendre.
Je crois que c'est là la bonne et la seule bonne rédaction.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 7 rectifié, accepté par le Gouvernement.
(L'amendement n'est pas adopté.)
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix l'article 10.
(L'article 10 est adopté.)
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à douze heures trente, est reprise à quinze heures.)