Séance du 23 juin 1998






PRÉSIDENCE DE M. JEAN FAURE
vice-président

M. le président. La séance est reprise.
Nous poursuivons la discussion du projet de loi constitutionnelle, adopté par l'Assemblée nationale, relatif au Conseil supérieur de la magistrature.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je ne peux laisser le Sénat reprendre ses travaux sans faire une mise au point solennelle sur les propos tenus par M. Charasse avant la suspension de séance.
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Il a pourtant été grandiose !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. J'ai entendu des insultes comparant les tribunaux de la République à des tribunaux mafieux au motif que les magistrats se jugeraient entre eux. Mais, monsieur le sénateur, mieux vaut, à mon avis, faire confiance aux tribunaux de droit commun. Je ne crois en effet pas aux vertus des juridictions d'exception, lesquelles sont toujours mauvaises pour la République.
J'ai entendu des insinuations sur de prétendues indulgences de la Chancellerie à l'égard de fautes ou de délits non santionnés. Mais, entre la faute et le délit, il y a l'instruction et la preuve qui doit être apportée avant le prononcé d'une sanction. Cela s'appelle - vous le savez aussi bien que moi, monsieur le sénateur - le respect dû à la présomption d'innocence.
S'agissant des affaires individuelles que vous avez évoquées dans cette enceinte, j'ai déjà eu l'occasion de vous répondre à plusieurs reprises. Je citerai ainsi la réponse que j'avais faite à votre question écrite n° 4970 sur les procédures judiciaires relatives aux magistrats : « Entre 1994 et 1996, vingt-quatre magistrats ont fait l'objet de procédures judiciaires, cinq procédures ont donné lieu à des décisions de condamnation, sept à des décisions de non-lieu, irrecevabilité ou relaxe et douze sont encore en cours. » En 1997 et pour cette seule année, huit nouvelles procédures judiciaires ont été engagées.
L'image d'une immunité judiciaire dont bénéficieraient les juges est donc grossièrement erronée.
Quant à votre question écrite n° 1484 relative à un magistrat mis un examen pour pédophilie, j'ai également eu l'occasion d'y répondre en juillet 1997. Je vous ai alors dit que la procédure judiciaire était en cours et que le Conseil supérieur de la magistrature, sur saisine du garde des sceaux, avait bien entendu prononcé une interdiction de fonction.
Je précise au Sénat que, entre 1991 et 1997, quarante-trois procédures disciplinaires ont été engagées contre des magistrats. Je ferai d'ailleurs remarquer que, en novembre 1997, un magistrat a été révoqué pour une raison de confusion d'intérêts.
Comme vous le voyez, l'impunité n'existe pas, et votre propos excessif et outrancier m'aura au moins donné l'occasion d'apporter ces précisions à la représentation nationale.
J'ai entendu des amalgames mêlant artificiellement des critiques contre la pratique d'un jeune juge dans une affaire très ancienne et une appréciation toute personnelle sur un arrêt de relaxe de cour d'appel, ou encore une prétendue absence de sanctions disciplinaires.
Enfin, la présentation que vous avez faite des projets du Gouvernement ne correspond aucunement à la réalité. Il en est notamment ainsi du principe de responsabilité appliquée aux magistrats que j'entends rappeler : contrairement à ce que vous affirmez, les textes comprennent bien un recours des citoyens contre les classements sans suite, ainsi que des réclamations des citoyens contre les dysfonctionnements de la justice. Bien sûr, mes projets ont évolué dans le temps. J'ai mené une vaste concertation, avec des parlementaires, dont nombre de sénateurs ici présents, mais aussi avec d'autres partenaires.
Les magistrats, qui assument des tâches difficiles avec conscience, avec compétence et avec dévouement, souvent dans des conditions matérielles précaires, qui sont naturellement exposés aux critiques, ont à mon avis le droit d'être protégés, conformément à l'article 11 de leur statut. Et c'est ce que j'entends faire ici, ce soir, par rapport aux propos que vous avez tenus.
Je m'attacherai à ce devoir d'Etat à la Chancellerie, dans les juridictions et, s'il le faut, au Parlement, notamment au Sénat. (M. Allouche applaudit.)
M. le président. Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Peyrefitte. (M. Ceccaldi-Raynaud applaudit.)
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Je suis le seul à applaudir M. Peyrefitte, comme M. Allouche a été le seul à applaudir Mme Guigou !
M. Alain Peyrefitte. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, la réforme du Conseil supérieur de la magistrature est beaucoup plus importante qu'elle n'en a l'air. Parlant à titre personnel, j'estime qu'elle remet en cause l'équilibre même de l'appareil judiciaire. Elle présente certains dangers pour l'exercice de la mission de la magistrature. Elle commande les choix ultérieurs, notamment en matière de politique pénale. Elle menace l'autorité et la responsabilité de l'Etat.
Sur ces questions, les esprits ont subi une curieuse évolution. Le Projet socialiste pour la France des années 80 préconisait « le remplacement du système hiérarchique actuel par une large autogestion » et la « rupture du cordon ombilical » entre le Gouvernement et la magistrature, qu'elle fût assise ou debout, en confiant « la gestion des carrières à un Conseil supérieur de la magistrature réellement indépendant ».
C'était, et c'est toujours, la thèse du Syndicat de la magistrature, si influent dans la magistrature bien qu'il ne représente que moins de 20 % des magistrats. Mais cette minorité agissante a entraîné le syndicat majoritaire dans ce que l'on peut appeler « une solidarité corporatiste ».
Le paradoxe, l'étrange paradoxe, c'est que la gauche, pendant les deux septennats de François Mitterrand, a pris soin de ne pas faire ce qu'elle proclamait comme sa doctrine. Aucun des gardes des sceaux de gauche, depuis 1981, à commencer par notre collègue Robert Badinter dont nous apprécions toujours l'éloquence, n'a abordé cette réforme. Le président Mitterrand ne faisait pas mystère de s'y opposer, pour ne pas porter atteinte à l'autorité de l'Etat.
M. Michel Charasse. Exact !
M. Alain Peyrefitte. Or, curieusement, le gouvernement de M. Balladur en a réalisé la première partie en modifiant la Constitution, pour « parfaire l'indépendance du Conseil supérieur », malgré les mises en garde de François Mitterrand lui-même. Et nous voici devant une deuxième partie beaucoup plus décisive en réalité que la première.
Que s'est-il donc passé ? Entre-temps, les dossiers de corruption s'étaient multipliés : les mises en examen ou en prison de nombreux dignitaires de la République avaient fait des ravages dans l'opinion. D'ailleurs, la gauche et la droite peuvent à cet égard se tenir la main.
Les juges, face à une telle situation, doivent être non pas seulement irréprochables - la quasi-totalité le sont, et je vous en donne acte, madame le garde des sceaux - mais également insoupçonnables. Or, aucun ne l'est, car ils sont tous atteints par un soupçon collectif. Voilà pourquoi on a vu grossir le nombre des adeptes de la doctrine du Syndicat de la magistrature, même à droite. Pour effacer la suspicion générale de soumission de la justice aux impulsions du pouvoir politique, il fallait frapper un grand coup en donnant satisfaction même à des adversaires.
L'indépendance des magistrats du siège, pourtant reconnue par la Constitution et garantie par l'inamovibilité - alors que le Conseil d'Etat s'en passe bien sans pourtant être jamais critiqué pour ses décisions au contentieux - ne suffisait plus à rassurer une opinion profondément troublée par les affaires.
Pourtant, l'autodiscipline, légalisée par Pierre Méhaignerie, a déjà interdit à la Chancellerie, en 1993, de transmettre aux procureurs des instructions orales sur des affaires particulières et a prescrit que les instructions écrites soient versées au dossier, et par conséquent connues par toutes les parties.
Cependant, pour apaiser entièrement le public, on a voulu aller plus loin encore, on a voulu couper le cordon ombilical existant entre le ministre de la justice et les magistrats du parquet, ou plus exactement les deux cordons ombilicaux : d'une part, celui du fonctionnement quotidien de la hiérarchie, déjà bien entamé par la pratique Méhaignerie, et, d'autre part, celui du choix des hommes et de la gestion de leur carrière.
Au cours de l'hiver, madame le garde des sceaux, vous aviez refusé crânement de prendre à votre compte certaines propositions de la commission Truche. Nous avions été quelques-uns à vous en exprimer notre satisfaction ! Vous vous étiez aperçue que couper le cordon ombilical ouvrait la voie au gouvernement des juges, ou plus exactement au gouvernement de la magistrature unifiée. Vous étiez opposée à ce que la justice soit un pouvoir, comme l'aurait voulu Montesquieu, si souvent invoqué à tort ainsi que notre collègue M. Badinter l'a brillamment rappelé tout à l'heure. Il faut d'ailleurs rappeler que Montesquieu était un magistrat !
Vous étiez même allée jusqu'à rappeler aux magistrats qu'ils ne disposent d'aucune légitimité. Quelle audace !
Mais voilà, hélas ! que notre satisfaction se dissipe et que les raisons de vous féliciter s'évanouissent. Bien sûr, on comprend les raisons de l'évolution générale des esprits : la progression rapide des affaires a accrédité l'idée que le Gouvernement devait être privé du moyen d'agir sur la justice.
Le problème de la corruption est grave - elle porte atteinte à la confiance sans laquelle une démocratie ne peut pas fonctionner - mais il est limité et représente moins d'un millième des dossiers dont la justice est saisie. Il requiert des remèdes spécifiques : des remèdes en amont - une surveillance sévère des marchés publics, avec la présence obligatoire d'un magistrat de la chambre régionale des comptes dans les commissions d'attribution des marchés - et des remèdes en aval, les poursuites pouvant être diligentées par un collège de magistrats ne recevant aucune instruction de la Chancellerie et qui pourrait même être rattaché à la Cour de justice de la République pour les élus. Notre commission des lois avait formulé, à cet égard, des propositions fort judicieuses.
Mais, pour ce qui a trait à l'ordre public, à la criminalité accompagnée de violences, à la drogue, au terrorisme, à l'espionnage, à la subversion, aux atteintes aux intérêts économiques et autres problèmes de société, il serait irresponsable de vouloir empêcher le pouvoir exécutif, seul légitime, de mettre en oeuvre une politique pénale cohérente.
Si chaque parquet conduit sa politique pénale en complète liberté, s'il établit lui-même ses priorités - car le temps compte beaucoup - s'il n'a de comptes à rendre qu'à lui-même, s'il donne ses instructions à la police judicaire - car c'est lui qui donne des instructions à la police - en totale autonomie, c'est tout un pan, et un pan essentiel de la responsabilité gouvernementale qui tombe entre les mains d'une corporation autogérée et qui est retiré au régime de la responsabilité démocratique, de la responsabilité républicaine.
Que se passerait-il si tel parquet décidait de poursuivre les paysans qui entravent la liberté d'aller et venir avec leurs tracteurs et si tel parquet voisin décidait de n'en rien faire ? Que se passerait-il si tel procureur faisait interpeller les meneurs d'une grève illégale au moment où le Gouvernement s'apprête à négocier avec eux ?
Imaginez-vous qu'à l'époque de l'OAS nous serions venus à bout de cette subversion si les procureurs avaient été libres de poursuivre ou de ne pas poursuivre, de soutenir les poursuites ou de ne pas les soutenir ?
Aujourd'hui, faut-il poursuivre ou ne pas poursuivre les chômeurs qui occupent des bâtiments publics, les adolescents qui brûlent des véhicules, les camionneurs qui bloquent un dépôt d'essence ? Il n'est pas un jour qui passe dans un parquet sans que se pose la question de l'opportunité des poursuites ; celle-ci appelle une réponse homogène au niveau national !
Aucun système judiciaire ne peut se passer d'une politique de l'action publique cohérente, donc prescrite par une hiérarchie. La seule question est de savoir qui la mène !
Qui pourrait soutenir que cette politique devrait être définie au niveau de chaque magistrat du parquet n'obéissant qu'à sa propre idée personnelle des droits de la société, que le parquet est réputé représenter ? Cette anarchie aboutirait à l'irresponsabilité ou bien, par un retournement inévitable, à des mises en cause personnelles de tel ou tel magistrat par les justiciables !
Le danger est si clair que votre texte, madame le garde des sceaux, admet la notion de hiérarchie, les coupeurs de cordon ombilical se rabattant sur une définition collective ou collégiale ; on en revient donc à une conception hiérarchique.
Mais alors, où arrêter la chaîne hiérarchique ? Au niveau de chaque juridiction, ou au niveau des cours d'appel ? Vous ne le dites pas dans votre texte, et cette contradiction est difficile à justifier : on admettrait qu'il est nécessaire d'imprimer une cohérence à un ensemble de magistrats, mais on refuserait d'appliquer cette cohérence au niveau national ?
Madame le garde des sceaux, nous nous étions réjouis de voir que vous revendiquiez crânement votre responsabilité, donc celle du Gouvernement sous le contrôle du Parlement.
La chaîne de l'autorité de l'Etat - Gouvernement, préfets, police, parquets - ne doit pas être rompue et, en fin de parcours, il appartient aux juges de décider, en toute indépendance, selon ce que leur dictent leur conscience... et la loi !
Mais le projet que vous nous présentez conduit à une séparation entre l'Etat et ses représentants judiciaires qui constituent le parquet. Or le parquet ne peut pas relever seulement de la loi et de la conscience, comme un magistrat du siège. Il est le représentant de l'intérêt général, il doit veiller à l'homogénéité de l'application de la loi, ce qui suppose une coordination stricte au plan national. Il lui incombe de mettre en oeuvre localement les directives d'action publique, pénale et civile définies par le Gouvernement - sous le contrôle du Parlement - et, enfin, il lui appartient de se coordonner avec les autres administrations publiques.
Pour accomplir cette mission, le magistrat ne peut pas, à l'évidence, agir en toute autonomie. Il tire, au contraire, sa légitimité et son autorité de son rattachement à l'autorité publique par le biais de son mode de nomination et par le contrôle hiérarchique auquel il est soumis. Vous n'accroîtrez pas son autorité en le rendant indépendant, vous la saperez.
Si le magistrat du parquet ne représentait que lui-même, il ne serait soumis à aucun contrôle véritable, alors que toute la logique républicaine veut que les politiques publiques procèdent du Gouvernement, qui les fait exécuter par ses agents et qui en est responsable devant le Parlement.
Le maintien de l'obligation pour le parquet de se conformer à des instructions de politique générale, obligation que vous avez mise en avant, madame le garde des sceaux, me paraît largement illusoire. De fil en aiguille, vous avez été amenée vous-même à substituer à la notion d'instructions, qui paraissait trop directive à des oreilles corporatistes, celle d'orientations. Mais rien ne pourra empêcher le parquet de déroger à ces orientations, ou à ces instructions si vous voulez bien réintroduire ce terme ! Au cas par cas, il sera libre d'agir à sa guise, ce qui pourra conduire à une obstruction systématique, en faisant relâcher, par exemple, tous les consommateurs de stupéfiants pour tous les parquets dont ce sera l'opinion intime, ou tous les étrangers en situation irrégulière.
Le nouveau mode de nomination, qui donne finalement la décision au Conseil supérieur de la magistrature, ne pourra que renforcer ce mouvement de séparation et cet esprit d'autonomie, qui iront en s'amplifiant avec le temps jusqu'à une nouvelle réforme qui en tirera toutes les conséquences.
Vous mettez le doigt, sinon le bras, dans un engrenage fatal. Soumettre la nomination des procureurs généraux à l'avis du Conseil supérieur de la magistrature alors qu'ils étaient jusqu'à maintenant nommés en conseil des ministres comme les préfets, les ambassadeurs, les généraux, les recteurs, assujettir la nomination de tous les magistrats du parquet, y compris les procureurs généraux, à un avis conforme représente donc une dérive grave dans le domaine de nos institutions.
Cette objection de principe se suffirait à elle-même. Elle est malheureusement renforcée, si besoin était, par des inconvénients techniques sérieux. Je ne veux pas entrer dans le détail à cette heure tardive ; laissez-moi cependant dire que, si le Conseil supérieur de la magistrature, dont le rôle premier et exclusif devrait être de contrôler les erreurs d'appréciation ou de favoritisme de l'autorité de nomination, devenait lui-même l'autorité de nomination, de gestion, il pourrait bloquer toute nomination qui ne lui conviendrait pas.
Une confusion des rôles, qui était déjà en germe dans la réforme de 1993, sera donc généralisée. Or elle porte atteinte à l'équilibre du système, qui exige une séparation claire entre la responsabilité de gestion des nominations et la responsabilité de son contrôle.
C'est d'autant plus grave que le CSM qui, aux termes de la Constitution, doit exercer un contrôle, deviendrait un gestionnaire de fait. Pourtant, il ne sera, lui, l'objet d'aucun contrôle !
Ne croyez pas que c'est une garantie supplémentaire que vous donnerez aux magistrats : ces derniers perdront ainsi une garantie essentielle !
Enfin, ce projet favorise toutes les dérives corporatistes. La prétendue majorité constituée par les onze personnalités extérieures n'est qu'un leurre puisque, naturellement, le Président de la République, qui préside le Conseil supérieur une fois par an, et le garde des sceaux, qui le préside une fois par mois, se déshonoreraient s'ils votaient avec les autres. Donc, ils ne voteront pas ! C'est d'autant plus grave que, sur ces vingt et un membres, ce que vous appelez la minorité de dix magistrats - forcément corporatistes, naturellement corporatistes - sera une minorité agissante et dominante, suivant un processus que l'on constate dans les commissions mixtes paritaires. Et l'autorité de l'Etat, qui n'en a déjà pas beaucoup, va encore s'effriter.
Le vrai problème, c'est de différencier le juge de l'accusateur. Les coupeurs de cordon se sont trompés de cordon : les procureurs, dont la mission dépend essentiellement de l'exécutif, doivent être séparés non pas du garde des sceaux, mais des juges, qui, eux, doivent être totalement et indiscutablement indépendants.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Et s'il n'y a pas de poursuite ?
M. Alain Peyrefitte. Pour qu'il ait une politique pénale, il faut que cette politique reste placée sous l'autorité du ministre, politiquement responsable devant le Parlement. Il n'y a pas d'autre moyen raisonnable de s'en sortir, sauf à faire élire au suffrage universel, par exemple, les procureurs généraux, auxquels on pourrait ajouter, dans la foulée, les juges eux-mêmes, comme on le voit aux Etats-Unis, ce qui serait le meilleur moyen, chez nous, de les politiser davantage encore.
La pratique Méhaignerie est tout à fait satisfaisante - elle est d'ailleurs maintenant inscrite dans le code de procédure pénale - quand il s'agit d'empêcher le ministre de faire obstacle à des poursuites ; s'il tente de passer outre, le scandale public jettera sur lui un blâme durable.
Mais pourquoi priverait-on la société, dont le parquet et son chef, c'est-à-dire vous, madame le garde des sceaux, sont les porte-parole, du droit de demander des poursuites alors que ce droit est reconnu à de simples particuliers ou à des associations qui se portent partie civile ?
Vous avez donc imaginé, de vous-même, un dispositif qui permettrait de faire appel des décisions du parquet local et de requérir l'action publique malgré le parquet. Malheureusement, la seule chose prévue, en cas de désaccord, c'est la mise en mouvement par le ministre d'une action qui ne sera ensuite soutenue par personne. Comme si l'action en justice se résumait à son déclenchement ! En fait, il faut autoriser le garde des sceaux non seulement à déclencher toute action qu'il jugerait utile, mais encore à faire soutenir les actions déclenchées par lui et, surtout, à intervenir dans toute action déclenchée par le ministère public ou dans toute action où il est partie jointe, notamment dans les affaires civiles, commerciales ou sociales qui présentent un intérêt général, mais qui supposent nécessairement des instructions particulières.
Par exemple, dans le cas de l'affaire de Vilvorde, voyez-vous le Gouvernement et la Chancellerie rester muets et s'interdire toute instruction particulière, alors qu'il ne peut évidemment pas s'agir d'instructions générales, et encore moins d'orientations générales ?
Est-il tellement souhaitable d'imiter l'Italie, dont M. Badinter nous démontrait de façon tout à fait convaincante que le système a, de loin, le taux d'impopularité le plus élevé chez les nationaux ?
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Ah non !
M. Alain Peyrefitte. Ne voit-on pas à quels excès a conduit l'indépendance des juges et des procureurs en Italie ? Ignore-t-on le rôle majeur qu'a joué la Mafia - quand je prononce ces mots, je marche sur des oeufs, mais, enfin, je parle de la Mafia italienne ! - dans cette évolution, qui échappe aujourd'hui à tout le monde ?
Chez nous, des juges, des parquetiers même, soumis jusqu'à aujourd'hui à votre autorité hiérarchique, n'ont-ils pas annoncé qu'ils n'appliqueraient pas telle ou telle loi si elle était promulguée, c'est-à-dire votée par le Parlement et avalisée par le Conseil constitutionnel ? Ne l'ont-ils pas dit ? Et, à ma connaissance, madame le garde des sceaux - je serais heureux que vous puissiez me démentir - ils n'ont pas été sanctionnés.
Dans aucun autre pays démocratique, l'Italie mise à part, les juges et les procureurs ne sauraient se confondre. Partout, ils prennent grand soin de se distinguer. Alors que, en France, ils entrent simultanément à l'audience, dans les pays de pratique anglo-saxonne, ils suivent un cheminement différent pour ne pas risquer de se rencontrer. Chez nous, l'avocat de la Cour de cassation participe, et même activement, aux délibérés de la chambre dont il suit l'activité.
Indépendants, certes, les procureurs le sont en ce qu'ils possèdent une conscience, une déontologie, en ce qu'ils peuvent refuser de tenir des propos qu'ils désapprouvent, en ce qu'ils disposent d'un haut degré d'autonomie. C'est de longue date : ils sont libres de leur parole, seule la plume est serve.
Justement, dans cette affaire de Vilvorde dont je parlais à l'instant, il se trouve que le procureur, qui parlait au nom du parquet - peut-être était-ce l'avocat général, que sais-je ? - a commencé par lire les instructions qu'il avait reçues, comme l'exigeait jusqu'à maintenant la loi : il obéissait aux instructions qui lui étaient données par écrit en les lisant à l'audience. Ensuite, à titre personnel, il a pris la parole pour dire qu'il était d'un avis contraire, et il a développé une thèse diamétralement opposée, ce qui est parfaitement son droit et ce qui est d'ores et déjà irréprochable.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Héroïque !
M. Alain Peyrefitte. Mais nous irons beaucoup plus loin que cela.
Alors, indépendance d'esprit, oui ! Mais ils l'ont déjà. On ne peut pas demander au parquetier, qui est l'avocat de la société, d'avoir pour règle ce qui est la règle des juges, c'est-à-dire l'indépendance de neutralité, cette indépendance de neutralité qui impose à un juge d'examiner à fond une affaire à charge et à décharge jusqu'au bout et de ne pas laisser pencher la balance d'un côté ou de l'autre jusqu'à ce qu'il ait pu apprécier tous les éléments du jugement et qu'il se soit formé une conviction impartiale.
Ne demandez pas aux parquetiers d'être impartiaux puisque c'est leur métier de ne pas l'être ! Ce n'est pas entre le parquet et la Chancellerie, je le répète, qu'il faut couper le cordon, c'est entre les magistrats du siège et les magistrats du parquet.
Madame le garde des sceaux, ce projet de loi constitutionnelle sur le CSM va beaucoup plus loin que le CSM. Il fait partie d'un ensemble dont nous ne connaissons pas encore les autres éléments, mais ce premier élément me paraît illustrer une logique de renoncement ; je m'abstiens d'utiliser le mot d'abdication, devant lequel tel de nos collègues ne reculerait pas !
Le Gouvernement me semble céder à la pression du politiquement correct exercée par certains syndicats, qui, sous couvert de promouvoir l'indépendance de la justice agissent, en réalité, dans le sens du renforcement de leur propre influence, en fonction de raisons soit purement corporatistes pour l'un, soit plus politiques pour l'autre.
Madame le garde des sceaux, pour la première fois dans l'histoire de la magistrature, les trente-cinq premiers présidents des cours d'appel de France et d'outre-mer se sont opposés à l'unanimité à ce projet le mois dernier, après un séminaire qu'ils venaient de lui consacrer. A la fin de ce séminaire, ils vous ont expliqué leur position, qui était exactement celle que j'ai eu l'honneur de définir : rompre la relation de dépendance non pas entre le garde des sceaux et les parquetiers, mais entre les juges et les parquetiers.
Mes chers collègues, la commission des lois a été bien inspirée en voulant maintenir, comme dans la réforme constitutionnelle de 1993, deux formations différentes du CSM pour le siège et pour le parquet. Mais ce n'est pas suffisant.
Vous avez aboli cette distinction, madame le garde des sceaux, dans votre désir d'abolir toute différence entre ce qu'il vous arrive d'appeler les « juges du siège », ce qui est un pléonasme,...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. C'est dans la Constitution !
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. La Constitution peut comporter des pléonasmes !
M. Alain Peyrefitte. ... et les « juges du parquet », ce qui est et doit rester une étrange impropriété.
Les trente-cinq premiers présidents n'ont pas voulu prendre position publiquement pour ne pas pas donner l'impression de peser sur le débat politique. Mais comment garder, dans une société où l'on prône la transparence, un secret partagé par tant de personnes ? Le secret est vite devenu celui de Polichinelle, et la position des trente-cinq premiers présidents est, peu à peu, reprise par l'ensemble des avocats de France, à mesure qu'ils en délibèrent.
Voilà les raisons qui m'interdisent, en conscience, de voter ce projet de loi constitutionnelle.
Les sénateurs peuvent-ils raisonnablement réformer la Constitution dans un tel contexte de divisions et d'incertitudes, tant qu'ils ne connaissent pas les lois qui doivent suivre cette réforme et pour lesquelles ils n'auront pas le dernier mot - c'est l'Assemblée nationale qui l'aura - alors qu'en matière constitutionnelle ils ont leur mot à dire ?
Ce projet ne règle nullement le problème de la corruption, qui est à l'origine de cette initiative malheureuse. Il déstabilise fortement le mode de fonctionnement républicain de l'institution judiciaire. Il présente, au surplus, de graves inconvénients techniques pour la gestion du corps. Il me paraît donc à la fois inutile et nuisible. (Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et Indépendants et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à M. Dreyfus-Schmidt.
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Monsieur le président, madame le garde des sceaux, mes chers collègues, je n'avais pas l'intention d'intervenir dans ce débat. En effet, ce que j'avais dit en 1993, je pourrais le répéter le plus souvent mot à mot. D'ailleurs, vous avez bien voulu me citer, madame le garde des sceaux, sur un point, celui de la nécessité que les magistrats ne soient pas, en majorité, au Conseil supérieur de la magistrature ; vous auriez pu le faire sur d'autres.
Au surplus, tout a été dit par mes amis. Je suis parfaitement d'accord sur la plupart des points qu'a évoqués Robert Badinter. Je ne le suis pas - je l'ai dit de ma place dans l'hémicycle - avec la généralisation que semblait faire Michel Charasse jusqu'à ce que, sur mon invitation, il veuille bien préciser que la très grande majorité des magistrats font parfaitement leur travail. Je regrette que, défendant des idées souvent justes, il fausse parfois l'audition que l'on peut avoir de ses arguments. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler, et il sait combien je lui dis cela amicalement !
Par ailleurs, il faudrait que l'on sache - je n'y insisterai pas - si les membres du parquet sont des magistrats ou non. La majorité du Sénat a tendance à dire : je suis oiseau, voyez mes ailes ; je suis souris, vive les rats ! Autrement dit, tantôt elle affirme que magistrats du siège et parquetiers sont tous des magistrats, tantôt elle insiste sur la différence de leurs fonctions.
Elle en arrive ainsi à proposer deux formations, y compris en matière disciplinaire, alors que si l'on pouvait, là, évidemment, envisager une formation réduite, la discipline doit, en tout état de cause, être la même pour un membre du parquet et pour un magistrat du siège qui manquent à leur devoir.
Il est vrai que l'on peut discuter de nombreux aspects de ce projet, en particulier des dispositions concernant l'élection des magistrats et le triple collège envisagé. Nous aurons l'occasion d'y revenir au cours de l'examen des amendements et du projet de loi organique si nous en sommes saisis.
En cet instant, je veux seulement dire le plaisir que j'ai eu à vous retrouver, après dix-sept ans, monsieur Peyrefitte, à cette tribune, traitant des problèmes de la justice. Cela nous rajeunit l'un et l'autre, n'est-il pas vrai ? (Sourires.)
Vous ne changez vraiment pas. Je me souviens vous avoir lu, à l'époque, dans un ouvrage qui s'appelait Quand la rose se fanera . Apparemment, vous n'aviez pas prévu qu'elle pourrait refleurir !
M. Jean-Jacques Hyest. Ça va, ça vient !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Dans ce livre, vous expliquez - veuillez m'excuser de parler de moi - que, si j'étais sénateur, c'était grâce à vous, parce que vous aviez refusé, comme vous le demandaient les magistrats appartenant au syndicat de la magistrature présents à la Chancellerie de faire en sorte que la cour d'assises de la Haute-Saône et du territoire de Belfort soit scindée en deux afin que l'un des leurs, procureur à Vesoul, soit à coup sûr éligible aux sénatoriales à Belfort.
En réalité, c'est a posteriori que vous avez eu cette vue des choses mais ce qui est vrai, c'est que déjà, à l'époque, vous dénonciez le syndicalisme de la magistrature, qui est pourtant un fait absolument entré dans les moeurs...
M. Michel Caldaguès. Dans les vôtres !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. ... et sur lequel on ne reviendra pas.
La syndicalisation de beaucoup de magistrats me paraît bien préférable à ce qui prévalait à une époque où l'ensemble des magistrats prétendait ne pas faire de politique alors que, chacun le sait bien, celui qui dit ne pas faire de politique est de droite.
Aujourd'hui, au moins, on sait à quoi s'en tenir, et cela me semble constituer un progrès.
En outre, les magistrats qui ne sont pas syndiqués ont parfaitement le droit, eux aussi, de faire entendre leur voix.
Je ne sais pas, monsieur Peyrefitte, si, en bon gardien du temple, vous regrettez l'époque où tous les membres du Conseil supérieur de la magistrature étaient nommés par le Président de la République. Nous n'en sommes plus là.
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. Hélas !
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Vous avez cité, monsieur Peyrefitte, le programme du parti socialiste, selon lequel, en effet, il fallait, en somme, « couper le cordon ombilical » - drôle d'expression ! » - entre le Gouvernement et le parquet. L'hypothèse d'une telle réforme avait déjà été faite par le Président de la République.
Comment nier que ce qui a permis en grande partie que la rose refleurisse, c'est que l'opinion publique n'admette pas que des affaires soient étouffées, même si elles sont en nombre restreint, par des membres du parquet, sur ordre du Gouvernement.
Je n'ai pas besoin de rappeler l'affaire de l'hélicoptère de l'Himalaya, qui a joué, vous le savez, un très grand rôle.
M. Charles Pasqua. Il y en a eu d'autres...
M. Michel Dreyfus-Schmidt. Je ne dis pas qu'il n'y en a pas eu d'autres.
Je me souviens même parfaitement d'une époque lointaine où, l'opposition du moment voulant voir le dossier d'un ancien ministre qui avait été maire de Belfort - paix à son âme - et que ses amis avaient amené à démissionner de ses fonctions, le parquet a été obligé d'avouer que ce dossier avait été adressé, sur sa demande, à la Chancellerie, d'où il n'est jamais revenu !
Ce n'est pas nouveau, ce n'est pas une affaire isolée - vous avez raison de le dire, monsieur Pasqua - mais ce sont précisément de tels procédés dont l'opinion ne veut plus.
Il fallait réagir ! Mais comment ? Il y a eu débat. Certains ont fait remarquer que donner au parquet des instructions générales est indispensable, ce qui est exact, et c'est parce qu'il a été tenu compte des arguments de chacun qu'il y a eu un compromis - mais je sais bien que ce n'est pas pour vous convaincre, monsieur Peyrefitte - entre le Président de la République et le Gouvernement.
Lorsque l'on modifie la Constitution, il est évident qu'il faut un accord non seulement entre le Président de la République et le Gouvernement en temps de cohabitation, mais aussi entre la majorité et la minorité et entre les deux assemblées, et je suis sûr que la plupart des sénateurs sont, comme l'ont été les membres de la minorité à l'Assemblée nationale, parfaitement décidés à voter ce projet de loi.
M. Peyrefitte a feint de s'adresser à Mme le garde des sceaux. Mais en bon membre de l'Académie française, il connaît, bien sûr, ce mot de Molière : « C'est à vous que je parle, ma soeur. » De même, en vérité, c'est au Président de la République que son discours s'adressait, ce qui, là encore, me rappelle de vieux souvenirs !
La vérité, c'est que le projet de loi prévoit que le Gouvernement pourra continuer à donner des instructions générales aux membres du parquet, qu'il y aura des recours contre les classements sans suite, que le Gouvernement pourra intenter des actions et, surtout, qu'un pouvoir disciplinaire s'exercera à l'encontre des parquetiers qui prétendraient étouffer certaines affaires. En effet, une telle attitude devrait alors être considérée comme une faute professionnelle devant être sanctionnée.
Un amendement tendant à ce que les justiciables puissent, en matière disciplinaire des magistrats, saisir le Conseil supérieur de la magistrature sera proposé. Mais c'est probablement du ressort de la loi organique et sans doute faudra-t-il prévoir un filtre, comme pour la Cour de justice de la République. A mon sens, ce serait effectivement une nécessité.
Mais j'en viens au mérite essentiel de ce projet de loi : il progresse dans la voie qui est la bonne.
Il aurait pu stipuler qu'il n'y avait plus besoin ni de proposition de l'exécutif, ni d'avis conforme du CSM pour les magistrats du siège que le CSM devrait nommer lui-même directement. Mais il dispose - c'est là le progrès qui explique pourquoi nous voterons sans hésiter le projet de loi qui nous est soumis par le Gouvernement - que, pour nommer un magistrat du parquet, l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature est nécessaire. (Applaudissements sur les travées socialistes et sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. C'est un progrès socialiste !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Je demande la parole.
M. le président. La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. Mesdames, messieurs les sénateurs, toutes vos interventions démontrent en vérité le rôle éminent, le rôle important que joue la magistrature dans un Etat démocratique.
De nombreuses interventions mettent en évidence la difficulté de trouver les réponses qui fassent échapper la magistrature aux risques qui la guettent : corporatisme et gouvernement des juges d'un côté ; dépendance et sujétion à l'exécutif de l'autre.
Je vais brièvement examiner quelques-unes des questions qui se sont fait jour dans ce débat.
Tout d'abord, l'indépendance et/ou le gouvernement des juges.
L'indépendance proclamée à l'article 64 de la Constitution est la qualité inhérente à toute magistrature.
Comme l'a rappelé M. Badinter, cette indépendance est faite non pas pour le juge, mais pour les citoyens. Voilà une vérité qui devait être, en effet, rappelée. Et c'est parce que cette indépendance est faite pour les citoyens qu'elle doit être garantie.
Cela ne veut pas dire non plus que les garanties offertes aux magistrats ne le sont que pour eux. Il ne peut être question d'un gouvernement des juges dans la réforme que je propose et je voudrais, à cet égard, dire à M. Peyrefitte qu'il faut qu'il se rassure.
Je reviendrai plus longuement tout à l'heure sur d'autres propos relatifs aux liens entre le parquet et la Chancellerie, qui ne font pas l'objet de ce texte, je le rappelle pour ceux qui me paraissaient l'avoir oublié. Si l'on raisonne sur l'indépendance et sur la responsabilité des juges, il est aussi nécessaire de rappeler que, dès lors que leur indépendance est garantie, les magistrats doivent exercer leur fonction dans la sérénité. L'immense majorité d'entre eux savent d'ailleurs bien que c'est ainsi qu'il faut travailler et que la justice « spectacle » n'est pas bonne pour la justice.
M. Michel Charasse. Très bien !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. L'unité du corps judiciaire existe, je l'ai constaté.
J'ignore si la séparation du siège et du parquet évoquée notamment par MM. Badinter et Fauchon est la voie de l'avenir mais l'unité du corps judiciaire, au sens de l'ordonnance organique, est importante.
Comme M. Pagès l'a relevé, l'unité est porteuse de garanties d'abord pour les libertés individuelles. C'est pourquoi le Gouvernement propose un rapprochement des modes de nomination de tous les magistrats et un alignement des procédures disciplinaires.
Mais, pour moi, en tout cas, l'unité ne signifie pas la confusion. Ce n'est pas parce qu'il y a unité de la magistrature qu'il y a confusion des rôles entre le siège et le parquet.
M. Haenel a rappelé la reconnaissance du parquet dans la loi constitutionnelle du 27 juillet 1993.
M. Hyest, quant à lui, a souligné la différence entre procureur et juge, qu'il n'est pas question, bien entendu, de nier. Je ne me souviens pas d'ailleurs, pour ma part, d'avoir qualifié les parquetiers de juges ; je les ai, en revanche, sûrement dénommés « magistrats ».
En ce qui concerne l'autorité et le devoir d'Etat, que vous avez évoqués et appelés, à juste titre, de vos voeux, monsieur le président de la commission, je propose de les assumer pleinement. Il convient d'assurer l'autorité de l'Etat parce que, d'une part, l'acte de poursuite doit être égal pour tous et parce que, d'autre part, les décisions de justice doivent être réellement exécutées. Le devoir d'Etat, quant à lui, doit être respecté, pour que chacun remplisse son rôle en pleine responsabilité.
C'est bien autour de ces deux notions que s'articule le nouveau système et c'est le projet de loi relatif aux rapports entre la Chancellerie et le parquet qui apportera des précisions à ce sujet. Mais j'ai déjà largement parlé de ses dispositions non seulement à l'occasion du débat d'orientation mais encore, dernièrement, devant la commission des lois. De plus, avant même le débat qui aura lieu dans cette enceinte, vous pourrez prendre connaissance du texte, puisqu'il est déposé à l'Assemblée nationale.
Si l'on veut bien lire ce projet de loi, certaines craintes seront apaisées.
M. Peyrefitte, qui nous fait l'honneur de sa présence aujourd'hui, sera certainement intéressé par le débat qui se déroulera à propos de la Chancellerie et du parquet, comme certainement il aurait été intéressé par les précisions que j'ai pu apporter à de multiples reprises devant le Sénat sur les dispositions que le Gouvernement a prises à la suite de la communication du 29 octobre.
Lorsque M. Peyrefitte aura pris connaissance de ce texte, il verra que celui-ci traduit exactement les orientations que j'ai présentées le 29 octobre devant le conseil des ministres et dont il a été débattu au Sénat dans un débat d'orientation qui avait eu l'heur de plaire à M. Peyrefitte.
Je propose une plus grande responsabilité de l'ensemble du parquet, bien sûr selon des modalités différentes de celles qui existaient jusqu'à l'année dernière, puisque ces modalités, hélas, nous ont conduits à la situation dans laquelle nous nous trouvions l'an dernier.
Par conséquent, autant je réaffirme dans ces textes la nécessité pour le Gouvernement d'avoir une politique pénale et j'en donne au Gouvernement les instruments, autant je dis que les modalités et la nature de ces instruments doivent être changées parce que nous ne pouvons plus continuer avec des instruments qui ont fait l'objet de soupçons et qui ont été dénaturés au point que la crise de confiance dans la justice n'a pas pu être complètement résolue par une alternance politique.
Pour ma part, je n'ai pas changé ; les projets de textes traduisent les orientations du débat d'ouverture et je dirai aussi bien à M. Hyest qu'à M. Peyrefitte qu'il faut en effet tenir compte de l'expérience.
D'abord, il faut s'efforcer de mettre un terme à des pratiques qui ont suscité la méfiance du public à l'égard de la justice pénale. Par ailleurs, je n'ai jamais utilisé la métaphore « couper le cordon ombilical ». Le parquet reste hiérarchisé autour des procureurs généraux. Le garde des sceaux donne des orientations générales, nécessaires à l'égalité devant la loi.
Tenir compte de l'expérience, c'est aussi constater qu'après plus d'un an de nouvelles pratiques, celles que j'ai instaurées, car, avant de proposer de les faire figurer dans la loi, je les ai mises en application depuis que je suis garde des sceaux, nous avons affronté sans problème des conflits sociaux, les routiers, les agriculteurs. Par ailleurs, nous avons remis l'action publique sur le bon chemin en Corse. Cela n'a pas toujours été le cas, c'est le moins qu'on puisse dire, ces dernières années, malgré les proclamations de toutes sortes que nous avons pu entendre. Nous avons également affirmé l'action antiterroriste internationale.
M. Charles Ceccaldi-Raynaud. On l'a vu avec la mort du préfet Erignac en Corse !
Mme Elisabeth Guigou, garde des sceaux. La justice exerce ses missions. L'Etat fixe les orientations et les juges jugent.
J'en viens à la responsabilité éthique et à la discipline.
MM. Badinter, Bataille et Fauchon ont évoqué l'éthique du juge, qui doit effectivement permettre d'éviter les actions disciplinaires, les magistrats effectuant leur office en toute responsabilité.
Cela passe par une formation d'excellence, qu'elle soit initiale ou continue. Sur ce sujet, j'aurai encore l'occasion de saisir la représentation nationale de propositions plus précises. C'est tout au long de leur carrière que les magistrats doivent s'interroger sur la façon dont ils exercent leurs missions !
Plusieurs orateurs, dont MM. Larché, MM. Fauchon, Baylet et Haenel, ont appelé de leurs voeux une approche globale prenant en compte les autres projets.
Dès ma communication du 29 octobre 1997, j'ai voulu marquer les trois axes de la réforme générale et je les ai rappelés depuis, à chaque occasion. Il s'agit, premièrement, de la justice de proximité, deuxièmement, des libertés et de la présomption d'innocence et, troisièmement, de la structure et des garanties de l'indépendance.
Ces orientations sont indissociables d'un renforcement des moyens. Sur ce thème, je ne me suis pas contentée de paroles ! Le projet de loi de finances pour 1998 a commencé à l'inscrire dans les faits et cela sera poursuivi avec le projet de loi de finances pour 1999.
Sept projets sont en cours. Chaque texte viendra à son heure. Mais il fallait, bien entendu, commencer par le projet de loi constitutionnelle. Les contraintes du droit nous amènent, comme en 1993, à attendre le vote de cette réforme constitutionnelle avant d'examiner les deux projets de loi organique qui préciseront cette dernière.
J'en viens à quelques-unes des questions très précises qui ont été posées par M. Haenel, et qui relèvent justement des futures lois organiques.
S'agissant de l'ordre du jour du Conseil supérieur de la magistrature, je peux d'ores et déjà dire à M. Haenel qu'il n'est pas prévu de modifier les articles 13 de la loi organique et 35 du décret du 9 mars 1994, aux termes duquel « l'ordre du jour des séances est arrêté par le Président de la République sur avis du garde des sceaux ».
Sur l'installation du Conseil supérieur de la magistrature, un éventuel déménagement sera envisagé après la réforme qui vous est soumise, en collaboration, bien entendu, avec l'Elysée et la Chancellerie.
S'agissant de la gestion, le budget du Conseil supérieur de la magistrature, selon l'article 12 de la loi organique, est déjà individualisé au sein du budget de la Chancellerie.
Pour ce qui est de la nomination future des procureurs généraux, le Président de la République, le président du Conseil supérieur de la magistrature et le garde des sceaux, vice-président, assumeront chacun demain, comme aujourd'hui, la présidence des réunions du Conseil supérieur de la magistrature selon des modalités qu'il leur appartient seuls de fixer.
En conclusion, je voudrais dire que la discussion a fait ressortir un accord sur trois points - conformément à ce qu'a proposé le rapporteur de la commission des lois - qui constituent le coeur de la réforme : l'avis conforme du Conseil supérieur de la magistrature pour la nomination de tous les membres du parquet, y compris des procureurs généraux ; l'alignement de la procédure disciplinaire sur le siège, du siège et du parquet ; enfin une majorité de non-magistrats au Conseil supérieur de la magistrature. Mise à part la question du Conseil économique et social, les modalités de nomination des non-magistrats ne m'ont pas paru faire l'objet de dissensions entre nous.
Les points d'accord l'emportent donc largement sur les points de désaccord. Ce constat laisse augurer une discussion utile qui devrait éviter la navette permanente évoquée par certains orateurs.
En effet, et ce sera mon dernier mot, si la justice au quotidien doit être le premier souci du Parlement comme du Gouvernement, comment justifier que ces deux pouvoirs consacrent autant d'énergie et de temps à débattre d'un texte sur lequel les points d'accord sont prédominants et les désaccords marginaux, en tout cas sans commune mesure avec les problèmes qu'affrontent tous les jours les justiciables ?
Voilà pourquoi j'espère que notre discussion de ce soir et celle de demain nous permettront de trouver, dans le respect des droits et des prérogatives du Parlement naturellement, la voie de la nécessaire réforme, et cela en temps utile pour que l'ensemble de la réforme soit mise en oeuvre et que les justiciables voient ainsi rapidement la différence sur le terrain. (Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
M. Jacques Larché, président de la commission. Je demande la parole.
M. le président. la parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché, président de la commission. Monsieur le président, je demande une brève suspension de séance.
M. le président. Le Sénat va, bien entendu, accéder à votre demande, monsieur le président.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à vingt-trois heures cinq, est reprise à vingt-trois heures trente.)