Séance du 11 mai 2000
M. le président. Je suis saisi de deux amendements qui peuvent faire l'objet d'une discussion commune.
Par amendement n° 4 rectifié, M. Balarello et les membres du groupe des Républicains et Indépendants proposent d'insérer, après l'article 14, un article additionnel ainsi rédigé :
« Quand un ordonnateur déclaré comptable de fait, dans le cadre de l'opération de reddition de ses comptes, a obtenu de la part de l'organe délibérant de la collectivité la reconnaissance du caractère d'utilité publique sur les comptes présentés, cet ordonnateur ne pourra être mis en débet à titre personnel à due concurrence par la juridiction financière ayant jugé les comptes, si aucune malversation, détournement ou enrichissement personnel n'a été relevé à son encontre, aucune amende ne pourra être infligée à l'ordonnateur de bonne foi, ayant obtenu l'utilité publique de la dépense et ayant mis fin à la situation qui l'a amené à être déclaré comptable de fait.
« Cet apurement de la gestion de fait vaut quitus à hauteur des sommes auxquelles l'utilité publique a été conférée. »
Par amendement n° 10, MM. Charasse, Dreyfus-Schmidt, les membres du groupe socialiste et apparentés proposent d'insérer, avant l'article 6, un article additionnel ainsi rédigé :
« Avant l'article L. 131-11 du code des juridictions financières, il est inséré un article additionnel ainsi rédigé :
Art. L. ... - Si l'assemblée délibérante de la collectivité ou de l'établissement public a déclaré l'utilité publique de la dépense, ou à défaut le ministre chargé du budget, le comptable de fait ne peut être astreint à payer les sommes mises à son débet.
« Le comptable de fait n'est pas non plus astreint à payer lorsque les dépenses n'ont pas reçu le caractère d'utilité publique mais que le comptable public compétent n'a pas fait toutes les diligences nécessaires ni pris toutes les sûretés utiles en vue du recouvrement des créances de la collectivité, ni constaté, le cas échéant, le caractère irrécouvrable de tout ou partie des sommes en cause selon les règles et procédures applicables aux créances habituellement recouvrées par les comptables publics.
« Les dispositions du présent article ne sont pas applicables lorsque le comptable de fait a été condamné définitivement pour des délits commis à l'occasion et dans le cadre du maniement irrégulier des fonds publics. »
La parole est à M. Balarello, pour défendre l'amendement n° 4 rectifié.
M. José Balarello. Le titre IV de cette proposition de loi tend à modifier certaines dispositions concernant l'apurement définitif de la gestion de fait, cela afin d'éviter les situations où l'ordonnateur n'a pas commis de malversation ou n'a eu aucun enrichissement personnel dans le cadre de la gestion de fait, mais se voit malgré cela infliger une mise en débet à titre personnel souvent très importante - elle peut atteindre plusieurs millions de francs - alors même que l'organe délibérant de la collectivité à laquelle, se rattache la gestion de fait a conféré l'utilité publique aux comptes présentés lors de leur reddition.
Nous savons tous en effet que la prise en compte de l'utilité publique ne suffit pas à mettre hors d'atteinte le comptable de fait alors même que celui-ci était entièrement de bonne foi. C'est la raison pour laquelle avec l'aval de la commission, nous avons déposé cet amendement de façon à dispenser de l'amende l'ordonnateur de bonne foi.
M. le président. La parole est à M. Charasse, pour défendre l'amendement n° 10.
M. Michel Charasse. Finalement, je trouve l'amendement de M. Balarello beaucoup plus intelligent que le mien,...
M. José Balarello. Merci !
M. Michel Charasse. ... ce qui m'ennuie profondément... Mais, tant pis !
Je retire donc mon amendement au bénéfice du sien. Décidément, cela fait deux fois !
M. le président. L'amendement n° 10 est retiré.
Quel est l'avis de la commission sur l'amendement n° 4 rectifié ?
M. Jean-Paul Amoudry, rapporteur. Cet amendement dispose que ne pourra être mis en débet à titre personnel l'ordonnateur qui aura obtenu de la part de l'organe délibérant de la collectivité locale la reconnaissance de l'utilité publique sur les comptes présentés si aucune malversation, aucun détournement ou enrichissement personnel n'a été relevé à son encontre. Aucune amende ne pourra être infligée à l'ordonnateur de bonne fois ayant obtenu l'utilité publique de la dépense et ayant mis fin à la situation de comptable de fait.
Il soulève une question importante, qui porte sur les montants très élevés qui peuvent être exigés d'un élu de bonne foi mis en débet.
La commission des lois a, pour sa part, suivi les recommandations du groupe de travail. C'est pourquoi elle a retenu un dispositif prévoyant la suspension des fonctions d'ordonnateur, dispositif qui semble recueillir un certain consensus.
Trois problèmes de fond sont soulevés par l'amendement et méritent d'être soulignés.
En premier lieu, il faut observer que sont appliquées à l'ordonnateur reconnu comptable de fait les règles qui sont valables pour les comptables patents. L'amendement pourrait en conséquence aboutir à une distorsion de traitement entre élu et comptable patent fonctionnaire, qui serait seul, alors, à pouvoir supporteur un débet.
En outre, si une décision de l'organe délibérant de la collectivité reconnaissant l'utilité publique de la dépense suffisait à couvrir l'irrégularité constatée et à dispenser du débet, on peut se demander si la portée même de la procédure de gestion de fait, qui est de rétablir la sincérité des comptes, et la règle de séparation des ordonnateurs et des comptables ne seraient pas mises en cause.
Enfin, il existe une procédure de remise gracieuse par le ministre de l'économie et des finances, prévue par les articles 7 et suivants du décret du 29 septembre 1964, qui peut être de nature à répondre à la préoccupation exprimée.
Il est également vrai que l'avis conforme de l'organe délibérant exigé dans ce cadre peut soulever un problème, notamment dans les cas de changement de majorité politique au sein des assemblées locales.
Pour toutes ces raisons et compte tenu de la complexité du sujet, la commission des lois a souhaité entendre l'avis du Gouvernement avant de se prononcer.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
Mme Florence Parly, secrétaire d'Etat. Le Gouvernement est défavorable à cet amendement, et je vais essayer d'expliquer pourquoi.
Je risque d'apparaître un peu didactique, mais nous abordons là la question centrale du débat, la gestion de fait.
Je rappellerai donc que cette procédure découle de deux principes fondamentaux : le premier, c'est, comme vous l'avez rappelé à l'instant, monsieur le rapporteur, la séparation des ordonnateurs et des comptables ; le second principe est celui de l'unité et de l'universalité budgétaire, qui implique qu'à une entité publique corresponde un seul budget et un seul compte. Enfin, l'intégralité des recettes et des dépenses qui sont générées par la collectivité doit être retracée dans ce budget et dans ce compte.
La gestion de fait repose sur la découverte d'opérations qui ont été effectuées pour le compte de la collectivité, comme je le disais tout à l'heure, mais en dehors de son budget, et qu'il convient, en application des principes que j'ai rappelé à l'instant, de réintégrer tant dans le budget que dans le compte par la mise en oeuvre d'un certain nombre de procédures.
Il faut d'abord l'autorisation budgétaire de l'assemblée délibérante, sans laquelle de toute façon aucune opération ne peut être engagée au nom de la collectivité. Il faut aussi établir le compte des opérations. Il faut dégager le solde et le versement de celui-ci dans la caisse du comptable de la collectivité.
La reconnaissance de l'utilité publique, qui est sollicitée de l'assemblée délibérante dans le cadre de la procédure de gestion de fait, c'est l'autorisation budgétaire, mais elle ne vaut pas validation du comptable de fait et encore moins justification de la dépense ou de la recette dont la régularité est appréciée par le juge des comptes comme pour les comptables patents.
Par conséquent, elle ne fait pas disparaître la gestion de fait - elle en est en quelque sorte la conséquence, puisqu'elle intervient a posteriori - et constitue non pas une approbation des dépenses, mais une simple ouverture rétroactive des crédits.
Cette reconnaissance de l'utilité publique des opérations constitue donc une condition nécessaire mais non suffisance puisque, ensuite, il faut mener à bien la seconde partie de la procédure, c'est-à-dire l'établissement du compte en recettes et en dépenses et la fixation du solde qui est à reverser dans la caisse de la collectivité.
Ce rappel un peu long m'a paru nécessaire parce qu'il met en lumière que l'adoption de cet amendement, dont l'objet serait de conférer en quelque sorte à l'acte de reconnaissance d'utilité publique la valeur d'un quitus, reviendrait en réalité à distraire l'appréciation de la responsabilité personnelle et pécuniaire du comptable de fait de la compétence du juge des comptes, c'est-à-dire à supprimer, d'une certaine manière, la procédure de gestion de fait.
M. le président. Quel est maintenant l'avis de la commission sur l'amendement n° 4 rectifié ?
M. Jean-Paul Amoudry, rapporteur. La commission s'en remet à la sagesse du Sénat.
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 4 rectifié.
M. Michel Charasse. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Charasse.
M. Michel Charasse. Tout cela n'est pas très satisfaisant.
Pour ma part, je comprends parfaitement l'intention de M. Ballarello. Au demeurant, je souhaiterais que son amendement soit modifié de telle sorte qu'après le mots : « a obtenu de la part de l'organe délibérant de la collectivité » soient ajoutés les mots : « ou, à défaut, de la part du ministre chargé du budget », et cela de façon à éviter les vengeances politiques qui peuvent suivre le renouvellement d'une majorité locale.
Je suis bien sûr sensible, comme Mme le secrétaire d'Etat, aux principes qu'elle a rappelés, qui sont de grands principes de comptabilité publique, mais, chère Florence Parly, des principes dont l'Etat s'affranchit lui-même sans arrêt, sans être jamais sanctionné par personnes. Faites ce que je dis, mais pas ce que je fait !
Si la collectivité reconnaît le caractère d'utilité publique des dépenses, cela veut dire que les dépenses en question étaient utiles, que la collectivité estime que l'ordonnateur a eu raison de les engager ; simplement la procédure était mauvaise.
Dans ces conditions, chère Florence Parly, en vertu de quelle autorisation budgétaire parlementaire peut-on régulièrement, en émettant des fonds attestant un service qui n'a pas été rendu, payer les jours de grève aux fonctionnaires de l'Etat ? Je vous pose la question !
Personnellement, je pense qu'il faut aller beaucoup plus loin dans la voie de la reconnaissance d'utilité publique et de ses conséquences. A partir du moment où l'assemblée a déclaré l'utilité publique, cela veut dire que la dépense était utile, que seules les modalités étaient défaillantes, étant entendu, comme le précise M. Balarello dans son amendement, qu'il n'y a pas eu de malversation.
Avec les raisonnements qu'on m'oppose, la portée de la reconnaissance d'utilité publique devient particulièrement limitée. Au fond, cela ne sert pas à grand-chose d'avoir la reconnaissance d'utilité publique ! On est toujours en débet : il faut rembourser et l'on n'en a pas les moyens ! Il s'agit souvent de dépenses qui ont plus ou moins un caractère social, de soutien à des associations ou autres, et qui ont été faites dans des conditions exemptes de toute malversation susceptible de donner lieu à des poursuites pénales.
En fait, l'élu local n'a rien volé, il a fait pour le mieux, maladroitement en ne respectant pas les procédures ; mais, finalement, le conseil municipal, le conseil général, le conseil régional ou le conseil de groupement des collectivités disent : il fallait le faire, quoiqu'il eût été bon de ne pas le faire comme cela.
M. Balarello propose d'en tirer des conséquences simples, et l'on se pose toute une série de questions.
Mes chers amis, j'ai géré le budget de l'Etat pendant quatre ans et demi. Je peux vous dire que, quand on est un gestionnaire du budget de l'Etat, on se pose moins de questions ! Quand on « planque », comme ce fut le cas en 1984, à une heure du matin, au bord de la route, vers le tunnel du mont Blanc ouvert, à l'époque, un trésorier-payeur général avec une table et des billets de banque pour indemniser les camionneurs qui bloquent le tunnel, alors que l'on n'a même pas pensé à signer un texte créant une régie des recettes, ou une régie d'avances, on ne se pose pas de questions ! Si c'était un élu local qui avait fait cela, il aurait été gestionnaire de fait !
Je crois donc, madame le secrétaire d'Etat, qu'il faut réfléchir sérieusement. Lorsqu'une assemblée délibérante, qui est l'émanation de la souveraineté populaire, décide que la dépense est justifiée, le reste n'est qu'accessoire s'il n'y a pas eu de malversation. (Applaudissements sur les travées du RPR.)
M. Jean-Pierre Schosteck. Parfaitement !
M. le président. Monsieur Balarello, acceptez de modifier votre amendement ainsi que l'a proposé M. Charasse ?
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Monsieur le président, je souhaiterais intervenir avant que M. Balarello ne se prononce.
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Pour ma part, je ne suis pas favorable à l'ajout proposé par M. Charasse. La motivation qu'il a donnée ne me paraît pas tout à fait pertinente. Le ministre du budget peut aussi être un ennemi politique. Cela peut arriver.
M. Michel Charasse. Je cherche une instance d'appel.
M. Jacques Larché, président de la commission des lois. Par ailleurs, mon cher collègue, vous avez argumenté de telle manière que vous avez vous-même détruit la portée de votre proposition. Vous avez parlé de la souveraineté populaire et de la vertu qui s'attache à la délibération de la collectivité intéressée. Laissons donc le problème se régler au sein de la collectivité intéressée, et n'y mêlons pas le ministre chargé du budget ! Même s'il s'agit de ministres particulièrement éminents, comme il y en eut dans le passé (Sourires) , ce n'est pas la peine de les mêler à ces procédures.
M. Jean-Paul Amoudry, rapporteur. Vous avez raison !
M. Michel Charasse. Alors, je n'insiste pas !
M. le président. Je vais mettre aux voix l'amendement n° 4 rectifié.
M. José Balarello. Je demande la parole pour explication de vote.
M. le président. La parole est à M. Balarello.
M. José Balarello. Je voudrais simplement attirer l'attention de Mme la secrétaire d'Etat sur trois points.
Je tiens d'abord à insister sur l'importance que revêt cette affaire pour les élus locaux qui, tout en n'ayant commis aucune malversation, tout en n'étant pas de mauvaise foi, risquent de se trouver totalement ruinés.
Je me demande dans quelle mesure cela est conforme à la déclaration des droits de l'homme. Je me demande si cela n'est pas susceptible d'être condamné par la Cour européenne de Strasbourg ou par la Cour de justice de Luxembourg. Si une action devant ces cours internationales était intentée, n'arriverait-on pas à mettre fin à cette façon de procéder qui est totalement ubuesque ?
Certes, la notion de comptable de fait est ancienne, mais force est de reconnaître que c'est depuis les lois de décentralisation et l'institution des chambres régionales des comptes qu'elle est régulièrement invoquée. Si, en droit strict, les chambres régionales des comptes n'ont pas tort, il appartient tout de même au législateur que nous sommes d'essayer de combler les lacunes du droit en la matière.
Parce qu'il faut savoir que cela aboutit à la ruine de gens qui n'ont commis aucune malversation ! Quand on saisit leurs biens personnels, on les ruine littéralement ! Et il s'agit parfois de sommes considérables : je peux citer l'exemple de quelqu'un qui n'a rigoureusement rien mis dans sa poche mais à qui l'on réclame 23 millions de francs ! Je trouve cela absolument scandaleux.
J'en arrive au deuxième point sur lequel je souhaite appeler votre attention, madame le secrétaire d'Etat.
J'ai trouvé un arrêt de la Cour des comptes, en date du 7 octobre 1993, concernant la mairie de Salon-de-Provence, où il est indiqué que la déclaration d'utilité publique suffit pour faire modifier les comptes et que la chambre régionale des comptes ne peut pas aller à l'encontre de la déclaration d'utilité publique.
Depuis des années, en fait, nous nous voilons la face en acceptant que des gens qui sont honnêtes soient totalement ruinés.
Enfin, je veux soulever un problème de droit civil.
Je l'ai dit tout à l'heure, à Rome, déjà il existait l'action de in rem verso, c'est-à-dire l'action pour l'enrichissement sans cause.
Dès que la collectivité locale a voté l'utilité publique, elle reconnaît que la dépense est légitime. Cela signifie que, si un élu local est mis en cause à hauteur de 10 millions de francs, par exemple, on fait entrer cette même somme dans les caisses de la collectivité locale concernée. Mais, madame la secrétaire d'Etat, ne pensez-vous pas que cet élu local est fondé à assigner la collectivité devant la chambre civile du tribunal de grande instance en disant que la collectivité lui doit ces 10 millions de francs, assortis des intérêts ? N'a-t-on pas examiné la question ?
Moi, ce que je n'accepte pas - et je partage entièrement le point de vue de M. Charasse à cet égard - c'est que nous survolons les problèmes dans cette affaire. Or il y a un problème de législation financière un problème de droit civil, ainsi qu'un problème de morale publique et d'équité.
M. le président. Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix l'amendement n° 4 rectifié, repussé par le Gouvernement et pour lequel la commission s'en remet à la sagesse du Sénat.
(L'amendement est adopté.)
M. le président. En conséquence, un article additionnel ainsi rédigé est inséré dans la proposition de loi, après l'article 14.
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