Séance du 28 juin 2000
JOURNÉE NATIONALE
DES « JUSTES » DE FRANCE
Adoption d'une proposition de loi
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi (n° 244,
1999-2000), adoptée par l'Assemblée nationale, instaurant une journée nationale
à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français
et d'hommage aux « Justes » de France. [Rapport n° 353 (1999-2000).]
Dans la discussion générale, la parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux, ministre de la justice.
Monsieur le président, mesdames
les sénatrices, messieurs les sénateurs, l'objet de la présente proposition de
loi est d'abord de se souvenir des victimes des crimes racistes et antisémites
de l'Etat français.
Faut-il rappeler les faits ?
Le 10 juillet 1940, le Parlement français est convoqué au casino de Vichy ;
seuls cinquante-huit députés et vingt-deux sénateurs refusent l'octroi des
pleins pouvoirs au maréchal Pétain, abrogeant ainsi la République.
M. Michel Charasse.
Il n'y avait pas beaucoup de socialistes dans le lot !
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
La descente vers l'abîme commence : sans que l'occupant
nazi ait exigé quoi que ce soit, le gouvernement du maréchal Pétain mène une
politique antisémite autonome. Un statut des Juifs est édicté par la loi du 3
octobre 1940. Ce texte est remplacé par un nouveau statut plus contraignant, le
2 juin 1941. Parallèlement, les autorités préfectorales reçoivent la consigne
d'interner tous les étrangers et les apatrides.
Vichy n'a pas marchandé son soutien à la politique nazie de déportation des
Juifs résidant en France. Les 16 et 17 juillet 1942, la première grande rafle
dite « du Vél d'Hiv », décidée après la rencontre entre les responsables SS et
René Bousquet, secrétaire général de la police, est conduite par 4 500
gendarmes et policiers français sous la direction des autorités nazies.
Nous connaissons la destination finale : Auschwitz et ses chambres à gaz. Un
petit nombre seulement - 2 500 - survivra sur les 80 000 hommes, femmes et
enfants déportés.
Le chef de l'Etat l'a reconnu, le 16 juillet 1995 : « Oui, la folie criminelle
de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. » Le chef
du Gouvernement, Lionel Jospin, est allé dans le même sens en déclarant le 21
octobre 1997 : « Oui, des policiers, des administrateurs, des gendarmes, une
administration, un Etat français ont perpétré, ont assumé devant l'histoire des
actes terrifiants, collaborant avec l'ennemi et avec la solution finale. »
Il faut le dire et le redire : un degré d'horreur sans précédent est alors
atteint. C'est le mépris le plus total de la dignité de la personne humaine qui
est consacré par l'idéologie nazie. Comment a-t-on pu persécuter et exterminer
des personnes humaines, simplement parce qu'elles existaient en tant qu'êtres
humains ? L'Etat français, par son action criminelle, a pris part à l'une des
manifestations les plus ignobles de la folie humaine.
Pourtant, la vie et les actes de certains ont dressé un ultime rempart à la
barbarie. Les « Justes », en effet, ne se sont pas résignés. Ils ont refusé
l'inacceptable. Qui étaient-ils ? C'était des anonymes, agissant seuls pour la
plupart, ou organisés dans les réseaux de la Résistance, les mains nues, dans
l'improvisation et la clandestinité. C'était des sauveteurs. Sauver, c'était
soustraire les Juifs à l'arrestation et à la déportation. Sauver, c'était
transgresser. D'une manière intuitive et spontanée, ils hébergeaient un
proscrit sous un nom d'emprunt, falsifiaient des titres d'identité et de
rationnement, participaient au passage illégal de la ligne de démarcation. Un
sauveteur était un faussaire, un trafiquant, un contrebandier. Il vivait dans
un mensonge permanent mais nécessaire. Il était un réfractaire à la vision
totalitaire de l'occupant nazi.
Ces « Justes » étaient dissemblables. Se côtoyaient parmi eux des hommes et
des femmes dont la vie paraissait hors du commun, mais aussi des personnes
casanières, allergiques à l'esprit d'aventure, refusant toute marginalité. Mais
ce qui les rassemblait sans conteste, c'étaient l'imminence et la gravité des
risques qu'ils encouraient : au mieux la déportation, au pire le poteau
d'exécution.
Ces « Justes » se signalaient aussi par leur modestie naturelle. « N'importe
qui d'autre à ma place aurait fait comme moi », répètent-ils souvent.
Les « Justes », enfin, étaient simples, ils étaient bons. Comment ne pas être
bouleversé par un paysan cachant dans sa grange un vieillard juif, un anonyme
donnant l'hospitalité à des enfants, un particulier secourant des malheureux ?
C'était une simplicité sans témoin, sans idéologie. C'était une bonté qui a
signé une victoire émouvante de l'humble sur une bureaucratie monstrueuse et
omniprésente.
Voilà le sens de cette loi : rappeler le martyr des victimes, mais aussi
commémorer la grandeur des « Justes ». L'unanimité qui a rassemblé les
représentants de la nation autour du vote de ce texte me réjouit : elle prouve
que la France entretient désormais, depuis quelque temps, un rapport apaisé
avec les heures les plus sombres de son histoire. Notre nation a un regard plus
objectif sur son histoire, et je crois qu'elle en est grandie.
Je remercie à ce titre M. Schosteck, rapporteur, et la commission des lois qui
ont poursuivi dans la ligne de ce consensus et vous proposent d'adopter sans
modification le texte voté à l'Assemblée nationale. Une démocratie forte et
vivante se signale, je crois, à un tel degré de maturité, tant il est vrai que
la France doit se rassembler sur les valeurs de la démocratie et de la
République, non au prix de l'oubli, mais avec lucidité.
(Applaudissements
sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du groupe communiste
républicain et citoyen et de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du
suffrage universel, du règlement et d'administration générale.
Monsieur le
président, madame le ministre, mes chers collègues, nous sommes donc saisis
d'une proposition de loi qui a été adoptée à l'unanimité à l'Assemblée
nationale en février dernier et qui vise à instaurer une Journée nationale à la
mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et
d'hommage aux « Justes de France ».
Cette proposition de loi est inspirée par la volonté d'entretenir le devoir de
mémoire et de mettre en valeur d'une manière solennelle le courage quotidien de
personnes qui, dans une période trouble de notre histoire, ont su prendre
l'initiative de sauver de nombreuses vies humaines, et ce au péril de leur
propre vie.
Il semble toutefois que la France ait été proportionnellement moins frappée
que la plupart des autres pays européens placés dans la même situation. Cela
est probablement dû à l'action courageuse et efficace de nombreux Français qui,
par leur action quotidienne, ont tenté de limiter les conséquences de la
politique suivie à l'époque, contribuant, par une action humanitaire au péril
de leur vie, à sauver les trois quarts des juifs vivant dans notre pays.
On peut citer de nombreux policiers et gendarmes qui alertèrent des familles
juives afin de leur permettre d'échapper aux rafles et des doyens de faculté
ayant refusé de communiquer la liste de leurs étudiants juifs.
Des individus, des familles, en prenant des risques considérables pour
eux-mêmes, ont recueilli et protégé des Juifs en leur procurant des abris sûrs
et des aliments, en leur fabriquant des faux papiers ou des certificats de
baptême, en les aidant, le cas échéant, à quitter la France.
On citera aussi des communautés entières ayant collectivement organisé le
refuge de Juifs, comme les villages de Saint-Pierre-de-Fursac, dans la Creuse,
ou du Chambon-sur-Lignon, en Haute-Loire.
M. Michel Charasse.
En Auvergne !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Tout à fait !
La dénonciation d'une période sombre de notre histoire doit être accompagnée
d'un hommage rendu à ces personnes anonymes qui, par leur action courageuse,
sauvèrent tant de vies humaines et, par un même mouvement, l'honneur de la
France.
Cet hommage est évidemment indissociable de celui qui doit être rendu aux
personnes qui se sont efforcées d'assurer, anonymement et au quotidien, la
protection de catégories de la population persécutées pour des motifs non
raciaux, en prenant de grands risques pour elles et pour leurs familles.
La commission des lois du Sénat considère donc que l'hommage rendu aux «
Justes de France » - on utilise cette dénomination faute de pouvoir en trouver
une plus adaptée - ne doit pas faire oublier celui, tout autant mérité, qui est
dû aux protecteurs de Résistants, par exemple, et ce sous les formes les plus
diverses.
Une Journée nationale à la mémoire des victimes des persécutions racistes et
antisémites commises « sous l'autorité de fait dite gouvernement de l'Etat
francais (1940-1944) » a été instituée par un décret du 3 février 1993. Cette
journée a été fixée au 16 juillet, date anniversaire de la rafle du vélodrome
d'Hiver de Paris, si ce jour est un dimanche, ou, le cas échéant, au dimanche
suivant.
Lors de la cérémonie du 16 juillet 1995, pour la première fois, un Président
de la République française a reconnu la responsabilité de l'Etat français. Ce
jour-là, M. Jacques Chirac a en effet affirmé ceci : « Oui, la folie criminelle
de l'occupant a été secondée par des Français, par l'Etat français. »
M. Michel Charasse.
Le décret de 1993, c'était Mitterrand quand même ! Si l'on dit le nom de l'un,
il faut également citer le nom de l'autre !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Je vous remercie de cette rectification.
Le président Jacques Chirac a confirmé et développé à plusieurs reprises ses
propos du 16 juillet 1995, rappelant, le 2 novembre 1997, qu'il avait, deux ans
plus tôt, « tenu à reconnaître solennellement la responsabilité de l'Etat
français dans l'arrestation et la déportation de milliers et de milliers de
Juifs » et précisant que « notre pays [devait] assumer toute son histoire ».
Le Président de la République puis le Premier ministre ont donc reconnu la
responsabilité de l'Etat français, alors que le décret précité du 3 février
1993 se réfère à celle de « l'autorité de fait dite gouvernement de l'Etat
français », selon la terminologie de l'article 7 de l'ordonnance du 9 août 1944
relative au rétablissement de la légalité républicaine sur le territoire
national.
Le texte qui nous revient de l'Assemblée nationale a conservé de la
proposition de loi initiale la confirmation de la Journée nationale à la
mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et
d'hommage aux « Justes de France ».
Elle n'a, en revanche, pas repris la création d'un titre de « Juste de France
», afin d'éviter tout risque de confusion avec le titre de « Juste parmi les
nations », délivré, je vous le rappelle, par la commission israélienne de Yad
Vashem aux protecteurs des seuls Juifs, et non à ceux des autres victimes de
persécutions raciales, tels les Tsiganes, par exemple.
S'agissant de la référence à l'Etat français, le débat reste ouvert, et il est
parfois vif. La présente proposition de loi se réfère aux crimes racistes et
antisémistes de l'Etat français, alors que le décret du 3 février 1993 précité
vise les « persécutions racistes et antisémites commises sous l'autorité de
fait dite gouvernement de l'Etat français (1940-1944) ».
M. Michel Charasse.
Absolument !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Qu'il soit entendu que la République française ne saurait
être mise en cause puisque le gouvernement de l'époque n'était pas
républicain.
M. Michel Charasse.
Très bien !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Plusieurs membres de la commission des lois se sont demandés
si, pour mieux faire apparaître, en particulier aux plus jeunes, que l'Etat
français responsable des crimes racistes était celui du régime de Vichy, il ne
serait pas préférable de le mentionner expressément dans le texte.
Comme l'a indiqué le président Jacques Chirac le 2 novembre 1997, « cinquante
ans après, notre pays doit assumer toute son histoire. Le blanc comme le gris.
Les heures de gloire comme les zones d'ombre. Pour cela, pour bâtir son avenir
sur des bases plus claires, il accomplit aujourd'hui un difficile travail de
mémoire. »
« Mais si le mal doit être reconnu, le bien ne doit pas être méconnu »,
ajoutait-il.
Ainsi, le Président de la République a clairement exprimé l'objectif du devoir
de mémoire qui ne doit pas exclure le courage vécu au quotidien et sans faits
d'armes.
Certes, ce devoir de mémoire ne doit pas être sélectif, et un hommage
spécifique aux victimes de la Shoah et aux « Justes de France » ne doit pas
occulter le souvenir de tant d'autres personnes persécutées ou protectrices,
peut-être parfois insuffisamment présent dans certaines commémorations.
Il apparaît cependant possible de distinguer dans des commémorations
différentes, d'une part, la situation spécifique des personnes persécutées en
raison de leur race, victimes d'une politique d'extermination et, d'autre part,
celle de tous les déportés, y compris les déportés non raciaux, qui doivent
aussi recevoir un hommage justifié, qui leur est rendu à l'occasion de la
journée des déportés.
Ce faisant, la journée du 16 juillet se distingue de celle du dernier dimanche
d'avril, qui est consacrée à tous les déportés. Ces manifestations peuvent donc
apparaître comme étant complémentaires.
Notons par ailleurs que la mission Mattéoli a recommandé que l'objet de la
Fondation pour la mémoire porte aussi sur d'autres victimes de la Seconde
Guerre mondiale et sur les personnes frappées par d'autres génocides ou crimes
contre l'humanité.
La commission des lois souhaite aussi que le devoir de mémoire ne se limite
pas à certaines catégories de victimes et que cette recommandation soit
pleinement suivie d'effets.
En outre, plusieurs membres de la commission des lois se sont interrogés sur
la possibilité d'inscrire dans une loi française le titre de « Juste »,
distinction attribuée par les autorités israéliennes, et se sont demandé s'il
n'était pas préférable de mentionner, plus généralement, « celles et ceux » qui
ont protégé des personnes menacées par un génocide.
M. Michel Charasse.
C'est surtout une notion religieuse qui n'a rien à faire dans une loi de la
République !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
La commission des lois a approuvé la suppression par
l'Assemblée nationale de l'institution d'un titre de « Juste de France » -
voilà qui répond à votre préoccupation, mon cher collègue - afin d'éviter tout
risque de confusion avec celui de « Juste parmi les nations », décerné par
Israël.
Enfin, je rappellerai que, une fois de plus, nous sommes confrontés, à
l'occasion de l'examen de ce texte, à la difficulté devant laquelle le
Parlement français se trouve lorsque son sentiment est sollicité pour exprimer
des positions n'ayant pas de portée normative. La Constitution reste en effet
fidèle à l'application de la formule de Sieyès : « La loi prescrit, ordonne ou
interdit. » Peut-être conviendrait-il, dès lors, que nous envisagions une
réflexion en vue de permettre au Parlement de pouvoir s'exprimer solennellement
sur certains sujets, sans avoir à recourir à la loi qui, elle, devrait demeurer
normative.
Après mûre réflexion, la commission des lois a estimé que les objections
juridiques ci-dessus mentionnées, pour fondées qu'elles soient, ne devaient pas
empêcher le Parlement de rappeler le souvenir des victimes d'un crime commis en
France avec l'assistance d'une partie de l'administration française et de
rendre hommage à celles et ceux qui ont adopté, au péril de leur vie, une
attitude ayant permis d'épargner de nombreuses vies humaines.
Elle vous propose, en conséquence, d'adopter sans modification l'article
unique de la proposition de loi telle qu'elle nous revient de l'Assemblée
nationale.
(Applaudissements sur les travées du RPR, des Républicains et
Indépendants et de l'Union centriste, ainsi que sur les travées
socialistes.)
M. le président.
La parole est à Mme Derycke.
Mme Dinah Derycke.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, le débat qui
nous réunit aujourd'hui constitue une occasion privilégiée, mais aussi une
occasion nécessaire, d'une rencontre lucide, sans faiblesse, de la
représentation nationale et, à travers elle, de la nation tout entière, avec
son histoire ; une histoire qui offre de très nombreuses preuves de l'ouverture
de la société française aux minorités qui, tout au long des années, ont si bien
contribué à la façonner.
C'est en France que la communauté juive a, en 1791, pour la première fois en
Europe, bénéficié de la reconnaissance pleine et entière de ses droits de
citoyen.
C'est la France qui, au début de ce siècle, a su transformer un procès
honteux, bafouant la vérité et la justice contre un officier juif, en un combat
contre l'antisémitisme et pour le respect du droit.
C'est la France aussi qui, en des heures difficiles de son histoire, s'est
donné des chefs de gouvernement d'origine juive. Qu'il me soit permis ici de
rappeler solennellement le souvenir de ces hommes qui ont tant fait pour
l'honneur et la grandeur de notre pays, Léon Blum et Pierre Mendès-France.
Mais en même temps, mes chers collègues, comment oublier que la justice de
notre pays n'a pas hésité à juger Léon Blum à la demande de l'Etat français
?
Comment oublier que le même Etat français, sans que l'occupant nazi ne le lui
ait demandé, a voté très tôt les lois raciales contre les Juifs ?
Comment oublier aussi que les Juifs ont été interdits de tout accès à la haute
fonction publique, à l'enseignement et à la magistrature ?
Comment oublier les quotas dérisoires qui ont interdit l'exercice de leur
profession aux avocats, aux médecins juifs ?
Comment oublier qu'il n'y avait plus de place pour les Juifs dans les banques,
dans le journalisme ou dans les entreprises de spectacle ?
Comment oublier que la jeunesse juive a été soumise au
numerus clausus
dans les établissements scolaires et universitaires ?
Dès le 4 octobre 1940, la loi autorise les préfets à assigner à résidence et à
interner dans les camps spéciaux les Juifs étrangers, autorisation étendue, le
2 juin 1941, aux Juifs français.
Les premières rafles sont organisées dès 1941, et la grande rafle du 16
juillet 1942 au vélodrome d'Hiver, à Paris, restera le symbole de la
participation de Vichy à la Shoah.
Ce jour-là, 4 500 policiers et gendarmes français arrêtaient à leur domicile,
au petit matin, 13 000 Juifs dont 4 500 enfants, les conduisant au vélodrome
d'Hiver où ils resteront plusieurs jours dans des conditions terribles avant
d'être dirigés vers des camps de transit puis déportés vers les camps de la
mort.
Souvenons-nous de ces scènes douloureuses : mères séparées de leurs enfants,
familles déchirées, personnes âgées et, parmi elles, souvent, ceux qui avaient
combattu pour la France pendant la Première Guerre mondiale.
Des 76 000 Juifs déportés de France avec le concours des autorités de Vichy, 2
000 seulement sont revenus des camps de la mort.
Il a fallu attendre longtemps, trop longtemps, pour que les gouvernements
français reconnaissent la responsabilité de l'Etat dans la persécution et la
spoliation des Juifs de France.
Ce n'est que le 3 février 1993 que le président François Mitterrand a institué
une journée nationale de commémoration des persécutions racistes antisémites,
qui a eu lieu le dimanche suivant, 16 juillet, date anniversaire de la rafle du
Vel' d'Hiv.
M. Michel Charasse.
Merci de le rappeler !
Mme Dinah Derycke.
Le 16 juillet 1995, pour la première fois, le président Jacques Chirac a
affirmé que, « Oui, la folie criminelle de l'occupant a été secondée par des
Français, par l'Etat français. »
Le 29 octobre 1997, Lionel Jospin, Premier ministre, a déclaré : « Y a-t-il
une culpabilité de la France ? Je ne crois pas. Oui, des policiers, des
administrateurs, des gendarmes, une administration, un Etat français ont
perpétré, ont assumé devant l'histoire des actes terrifiants, collaborant avec
l'ennemi et avec la solution finale, et cela pose un problème que l'on doit
aborder. »
Si la responsabilité de l'Etat français est indéniable, elle ne saurait
engager celle de tout un peuple.
Les Français, pendant cette période noire, ont été divers. Si l'on ne peut
oublier les activistes qui ont soutenu la politique vichyssoise, on ne peut
oublier non plus ceux qui, aux discriminations, ont opposé, jusqu'au péril de
leur vie, leur attachement aux droits de l'homme et aux principes fondateurs,
faits de liberté et de respect des autres, de notre démocratie.
Aujourd'hui, notre collègue député Jean Le Garrec nous offre l'occasion de
leur rendre hommage à notre tour en instaurant une journée nationale à la
mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français.
Au souvenir des victimes doit s'ajouter ce jour l'hommage à tous ceux qui ont
sauvé des Juifs, souvent au péril de leur vie, et qui méritent d'être appelés
des « Justes », au sens le plus élevé du terme.
Nous devons, tous ensemble, au-delà des différences qui nous opposent, montrer
l'unité du peuple de France, rassemblé dans le souvenir de ces temps tragiques
de l'Occupation, mais aussi dans celui de la grandeur de sa lutte séculaire
pour la liberté et les droits de l'homme.
Telle est la raison pour laquelle le groupe socialiste votera la proposition
de loi qui lui est aujourd'hui soumise.
(Applaudissements sur les travées socialistes ainsi que sur celles du groupe
communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à Mme Beaudeau.
Mme Marie-Claude Beaudeau.
Monsieur le président, madame la ministre, mes chers collègues, la proposition
de loi qui nous est aujourd'hui soumise a été votée à l'unanimité par
l'Assemblée nationale en février dernier.
Elle a pour objet d'instituer une Journée nationale à la mémoire des victimes
des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux « Justes
» de France.
A la lecture de cet intitulé, on mesure l'ampleur du chemin parcouru depuis
une décennie : après un trop long silence, la responsabilité de l'Etat français
est reconnue dans l'exclusion, la répression et la déportation de milliers de
Juifs.
Ce n'est pas un hasard que cette reconnaissance ait pour conséquence la mise
en exergue de l'action de ces centaines, de ces milliers - nous n'en
connaîtrons jamais le nombre - de héros anonymes, jusque-là largement passée
sous silence : reconnaître leur action, c'est aussi dire l'illégitimité du
régime de Vichy et la légitimité de la désobéissance au sens de résistance à
l'oppression ; c'est dire que ce gouvernement, qui se réclamait de la France,
avait tort.
De ce point de vue, la proposition de loi constitue le point d'orgue d'une
évolution amorcée depuis une décennie.
D'un côté, l'établissement des responsabilités individuelles a progressivement
conduit à reconnaître la responsabilité collective de la France. Je pense,
notamment, au rôle des procès des fonctionnaires de Vichy : Bousquet, Touvier,
Papon.
Dans le mouvement inverse, la valorisation du rôle de la Résistance, perçue et
revendiquée comme figure légitime de l'Etat français, quand bien même elle
s'incarne dans des personnages emblématiques comme le général de Gaulle ou
Fernand Grenier, fait sortir de l'ombre l'action de ces milliers d'anonymes qui
ont dit « non ».
Cette évolution s'est incarnée ces dernières années dans des actes
symboliques, dont la portée est immense. Je pense d'abord au décret du 3
février 1993 du président Mitterrand...
M. Michel Charasse.
Merci !
Mme Marie-Claude Beaudeau.
... qui, en choisissant de commémorer l'anniversaire de la rafle du vélodrome
d'Hiver, a donné un sens particulier au rôle joué par la France dans la
déportation de milliers de Juifs : à la différence des autres arrestations
débutées depuis mai 1941, la rafle du Vél d'hiv, en touchant les femmes, les
enfants et les vieillards, en s'attaquant à des familles entières, symbolise la
complicité de Vichy dans la réalisation du génocide.
Je vise aussi, bien évidemment, la reconnaissance officielle par le président
Chirac, en 1995, de la responsabilité de l'Etat français dans cette entreprise
de mort.
Plus près de nous, les conclusions de la commission Mattéoli permettent de
donner ses pleins et entiers effets à la reconnaissance de la responsabilité
étatique en mesurant l'ampleur des spoliations et de mettre au grand jour
l'entreprise d'aryanisation de l'économie française voulue et orchestrée par le
gouvernement du maréchal Pétain.
Et c'est bien là que se situe la complicité de la France dans la Shoah, en
privant les Juifs de leurs droits de citoyens et d'hommes libres, puisqu'il
s'est agi de les séparer des autres, de les interdire d'accès à la fonction
publique et à la propriété.
Ainsi, rappelle l'historien Antoine Prost, membre de la commission Mattéoli, «
il s'agissait très concrètement de priver de leurs moyens d'existence des
milliers de petites gens et de leur rendre la vie matériellement impossible, de
les faire littéralement disparaître du paysage ; par là, ce fut une persécution
quotidienne, une préface du génocide ».
C'est cela qu'il nous faut avoir toujours et encore à l'esprit en nous
rappelant que la tentation antisémite de l'Etat français n'est pas nouvelle :
ce fut le cas à la Révolution française, avec l'opportunité de reconnaître aux
Juifs la qualité de citoyen français, et l'affaire Dreyfus en est évidemment
une des expressions les plus fortes.
Ainsi, à côté des Lumières de France - ces
lamed Waf,
qualité donnée
dans la Bible aux personnes que rien ne distingue des simples mortels - ces
gens ordinaires qui, par leur action, empêchent que l'humanité étouffe dans un
cri, il existe toujours une part d'ombre latente qui menace sans cesse de
ressurgir.
La semaine dernière encore, la cour d'appel de Lyon devait confirmer la
condamnation d'un éditeur d'une revue mettant en doute le génocide, et dont on
apprend qu'il avait reçu mention « très honorable » de l'université de
Lyon-III, en 1990, pour une maîtrise consacrée au révisionniste Paul Rassiner.
On pourrait encore évoquer l'ouvrage de Renaud Camus, qui a suscité la
polémique que l'on sait, ou encore ce site internet, dénoncé par la LICRA, qui
met quotidiennement aux enchères des objets ou trophées nazis et que les
Etats-Unis se refusent à interdire.
Plus préoccupant encore est le rapport de la commission consultative des
droits de l'homme pour 1999, qui met en lumière la crispation des Français face
aux questions liées à l'immigration, à la lutte contre le racisme et à
l'intégration, avec son corollaire inévitable que constitue la montée de
l'antisémitisme.
Ainsi, l'institution d'une journée nationale à la mémoire des victimes des
crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage aux « Justes »
de France constitue un devoir de mémoire nationale en direction tant de nos
ascendants que des générations futures ; il est ce ciment qui relie entre eux
le passé, le présent et le futur, sans lequel nous serions condamnés à la
déshérence et à l'immobilisme.
C'est donc avec émotion et confiance dans l'avenir que mes collègues du groupe
communiste républicain et citoyen et moi-même voterons la présente proposition
de loi.
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain
et citoyen ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à Mme le garde des sceaux.
Mme Elisabeth Guigou,
garde des sceaux.
Monsieur le président, mesdames, messieurs les
sénateurs, si je reprends brièvement la parole, c'est que, relisant trop vite
le discours que l'on m'avait préparé, j'ai omis de citer l'initiative prise par
François Mitterrand en 1993, comme j'aurais dû le faire et comme l'ont fait
après moi plusieurs orateurs : M. le rapporteur, Mme Derycke et Mme
Beaudeau.
Je tenais à réparer cet oubli.
(Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président.
Nous passons à la discussion de l'article unique.
«
Article unique.
- Il est institué une journée nationale à la mémoire
des victimes des crimes racistes et antisémites de l'Etat français et d'hommage
aux "Justes" de France qui ont recueilli, protégé ou défendu, au péril de leur
propre vie et sans aucune contrepartie, une ou plusieurs personnes menacées de
génocide.