SEANCE DU 7 NOVEMBRE 2000
M. le président.
L'ordre du jour appelle la discussion immédiate de la proposition de loi de
MM. Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel
Mercier et Jacques Oudin relative à la reconnaissance du génocide arménien de
1915 (n° 60, 2000-2001).
Dans la discussion générale, la parole est à M. le président de la
commission.
M. Xavier de Villepin,
président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers
collègues, la proposition de loi sur laquelle nous sommes appelés à débattre
est identique à celle que l'Assemblée nationale a adoptée le 29 mai 1998, que
ni le Gouvernement ni la conférence des présidents n'ont souhaité inscrire à
l'ordre du jour, tant prioritaire que complémentaire, de notre Haute Assemblée
et, par conséquent, la commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées du Sénat n'a pas été conduite, formellement, à l'examiner. J'ai
cependant toujours veillé à la tenir informée de ma proposition personnelle sur
ce texte.
Le Sénat vient, à l'instant, de décider l'inscription immédiate de la
proposition sénatoriale et, dans ce débat qui s'ouvre, je souhaite expliquer
les raisons qui, à titre personnel, me conduiront à voter contre l'adoption du
texte qui nous est soumis.
Avant toute chose, je crois qu'il importe de définir clairement ce qui est en
débat à cet instant. S'agit-il de la réalité historique des massacres, ou
encore de leur qualification juridique ? Non. Je ne pense pas que quiconque,
dans notre assemblée, porte une appréciation fondamentalement différente de
celle de nos collègues députés sur ce moment tragique de l'histoire et sur les
massacres perpétrés, en 1915, contre la communauté arménienne sur le territoire
de l'Empire ottoman en guerre.
Mme Hélène Luc.
Alors, il faut le reconnaître !
M. Xavier de Villepin,
président de la commission.
Ce préalable me semble essentiel. Et c'est
pourquoi, à mes yeux, le texte voté par l'Assemblée nationale le 29 mai 1998
constitue en lui-même un geste politique fort, consacré par l'ensemble des
groupes politiques qui la composent et qui, en ce sens, a répondu à une
préoccupation morale, légitime et respectable, de nos compatriotes d'origine
arménienne.
Mais pourquoi, dès lors, tant d'insistance à vouloir franchir une étape
supplémentaire en demandant au Parlement de légiférer sur cette question, alors
même que le vote d'un tel texte par les deux assemblées, en transformant un
message politique en loi de la République, lui donnera une tout autre portée,
sur les deux plans juridique et diplomatique ?
L'argument juridique, en premier lieu, est essentiel et pourrait, à lui seul,
expliquer la démarche sénatoriale.
L'article 34 de la Constitution du 4 octobre 1958 délimite le domaine de la
loi et précise le caractère normatif de tout texte législatif dans le cadre de
ce domaine : la loi fixe des règles et détermine des principes fondamentaux ;
elle crée des droits et des obligations ; elle définit des normes dans les
matières énumérées par la Constitution. Or, cette proposition de loi n'a pas
d'ambition normative, et chacun, parmi ses promoteurs mêmes, s'accorde à ne lui
reconnaître qu'une valeur de symbole. La forme législative utilisée soulève
donc une question essentielle quant à sa conformité à la définition
constitutionnelle de la loi.
Le texte qui nous est soumis s'apparente davantage, en fait, à la procédure de
résolution que notre Constitution, à l'exception d'un domaine communautaire
précisément délimité par son article 88-4, a délibérément écarté - on peut le
regretter - des moyens d'action parlementaires. Comme le disait M. Jack Lang,
alors président de la commission des affaires étrangères à l'Assemblée
nationale, lors de l'examen de la proposition de loi en commission : «
L'adoption de ce texte constituera un précédent intéressant pour l'institution
parlementaire qui s'est vue privée du droit de voter des résolutions. »
Convient-il cependant que des élus, les élus que nous sommes, contreviennent
aux règles qui régissent et délimitent leurs compétences, fût-ce pour un sujet
aussi grave ? Je ne le crois pas.
Le vote d'une telle loi entraînerait également, par-delà les difficultés
juridiques qui viennent d'être soulignées, des incidences diplomatiques, je
dirais même humaines, considérables.
Le vote de cette proposition, sa transformation, tôt ou tard, en loi de la
République, aurait une première incidence diplomatique négative, dans la mesure
où le travail conduit depuis des années, avec persévérance, par tous les
gouvernements français qui se sont succédé a été de rapprocher la Turquie de
l'Europe nouvelle qui se construit. Chacun attend de ce pays des évolutions
significatives dans le domaine des droits de l'homme, du respect des minorités,
de l'Etat de droit. C'est aussi ce patient travail de rapprochement progressif
qui, en faisant tomber les crispations présentes, pourra un jour conduire le
peuple turc et ses responsables à considérer cette partie de leur passé avec
toute la sérénité nécessaire. L'adoption d'un tel texte aurait, je le crains,
un effet contraire à celui que nous recherchons.
Un incidence diplomatique dangereuse, ensuite, lorsque nous portons notre
attention vers le Sud-Caucase, où le grave conflit entre l'Arménie et
l'Azerbaïdjan traverse depuis des années une phase diplomatique critique, et
où, dans le cadre du groupe de Minsk, la France, avec la Russie et les
Etats-Unis, s'efforce de promouvoir une solution pacifique durable. Cette
responsabilité suppose, évidemment, que notre pays conserve la neutralité
nécessaire vis-à-vis des parties en présence, comme dans tous les conflits où
il s'efforce d'être médiateur de paix. L'écho négatif de ce vote ne manquerait
évidemment pas de se propager, par-delà la Turquie elle-même, dans les pays
turcophones de l'Asie centrale ex-soviétique.
Est-il par ailleurs bien responsable, est-il, je le souligne, de l'intérêt de
la France, de contribuer à ajouter, dans une vaste zone proche-orientale déjà
bien éprouvée, une source supplémentaire de rancoeur ?
Enfin, le vote de ce texte aurait une incidence diplomatique plus
qu'inopportune, au moment où les responsables turcs et arméniens eux-mêmes, se
tournant vers l'avenir, ont ébauché une démarche d'ouverture réciproque, certes
timide et fragile, mais qui autorise de vrais espoirs. Mais voilà que la
Turquie, à tort ou à raison, considère aujourd'hui l'Arménie comme l'origine de
tous les mouvements tendant, de par le monde, à obtenir, de la part de
parlements de pays tiers, la reconnaissance légale du génocide. Gardons-nous
d'inscrire le Sénat dans cette logique de tensions bilatérales par parlement
étranger interposé !
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, en évitant
de faire d'un message politique légitime une loi de la République, nous
pourrions préserver la portée profondément symbolique du texte adopté par
l'Assemblée nationale. Comme un écho à l'accueil que voilà quelque
quatre-vingt-cinq ans, notre pays, pour son honneur, sut réserver aux
survivants de cette épouvantable tragédie.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, telles sont
les raisons qui, comme je l'ai indiqué au début de cette intervention, me
conduiront à voter contre le texte qui nous est proposé.
(Applaudissements
sur plusieurs travées de l'Union centriste et des Républicains et Indépendants,
ainsi que sur de nombreuses travées du RPR).
M. le président.
La parole est à M. Peyrat.
M. Jacques Peyrat.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, nous sommes
réunis, une nouvelle fois, pour débattre solennellement de la reconnaissance du
génocide arménien.
Les faits, personne ne peut les contester : en 1915, au milieu des dernières
convulsions de l'Empire ottoman, le peuple arménien est déporté, massacré, dans
des conditions d'horreur qui en font la première grande tragédie du xxe
siècle.
Une bonne partie des rescapés ont choisi la France. Souvent, ils sont
installés dans des villes comme Marseille, Valence, Nice, et beaucoup d'autres
encore que je ne connais pas aussi intimement que les trois villes que je viens
de citer. La France s'est enrichie de la vitalité d'une population qui, tout en
conservant son identité, a su, souvent, donner son sang pour notre nation aux
heures les plus sombres de son histoire.
Aujourd'hui, la communauté française issue de ce peuple martyrisé, privée de
ses racines par un silence qui, pour certains, pourrait apparaître complice,
nous réclame justice. Et ce cri, cet appel nous ne pouvons pas ne pas
l'entendre, en dépit des scrupules juridiques qu'ont pu avoir et qu'auront
encore peut-être après moi les uns et les autres lorsqu'ils se demandent s'il
appartient bien au Parlement de qualifier l'histoire et si l'on peut adopter un
texte à la portée plus symbolique que normative.
Mais j'observe que ce génocide a été reconnu par les instances
internationales, l'ONU - Organisation des Nations unies - par le Parlement
européen, par notre Assemblée nationale, où, voilà deux ans, en tant que
député, je votais déjà pour la reconnaissance du génocide arménien et, plus
modestement, par le conseil municipal de la ville de Nice qui a voté
unanimement pour que ce génocide soit reconnu, comme l'a fait d'ailleurs
l'Assemblée nationale.
Comment ne pas comprendre ce qu'attend de nous une génération de jeunes
Français d'origine arménienne qui ont vu leurs pères, sinon refouler, du moins
enfouir au plus profond d'eux-mêmes des souvenirs trop douloureux pour être
dits. Il est légitime que la tragédie d'un peuple et le drame de plusieurs
générations de Français d'origine arménienne soient enfin reconnus par la
France.
Ce qui me semble indéniable, c'est que le peuple arménien a été la victime de
massacres organisés, prémédités, ce qui répond d'ailleurs à la définition de
nos dictionnaires, qui assurent et développent notre langue en même temps
qu'ils enrichissent notre culture : le génocide est une « extermination
systématique d'un groupe humain, national, ethnique, religieux ».
C'est le crime le plus odieux, dans sa conception comme dans ses conséquences
; c'est d'ailleurs pourquoi il est imprescriptible. Le génocide, ce n'est pas
simplement des morts ou une immense souffrance physique ; c'est également un
crime culturel, dès lors que le massacre des hommes s'accompagne aussi de
l'élimination d'une culture et manifeste une volonté d'effacer toute trace
d'une histoire.
Le génocide arménien a aussi été cela : des villes, des noms ont été rayés de
la carte, des monuments ont perdu leur véritable identité. Au-delà de la
destruction physique matérielle, il y a une destruction mentale, l'éradication
d'un mode de vie, d'une culture, d'une civilisation - que l'on se doit de
condamner.
La France, la France éternelle, la patrie des droits de l'homme, a des valeurs
qui nous empêchent de nous dérober longtemps à ce devoir sacré de mémoire. Nous
nous devons de ne pas taire la vérité quand certains tentent de la nier, quitte
à admettre, chez nous aussi, à côté des heures glorieuses contées dans
les
Quarante jours du Moussa Dagh
, des jours plus sombres, comme l'abandon de
la Cilicie en 1921, rappelé à l'Assemblée nationale par Patrick Devedjian.
On ne peut pas laisser indéfiniment étouffer sous une chape de silence un
génocide exemplaire par les méthodes. C'est une affaire de dignité. Tenir un
langage de vérité est une nécessité, alors que nous ne sommes malheureusement
pas à l'abri d'une résurgence toujours possible de la barbarie.
Reconnaître publiquement le génocide arménien est un acte fondamental qui, à
la réflexion, va au-delà de la politique étrangère, pour relever de la
politique tout court : l'universalisme qui sous-tend la Déclaration des droits
de l'homme nous invite à faire de cette reconnaissance une façon de prévenir de
nouveaux crimes contre l'humanité. La France est l'amie de l'Arménie ; elle est
aussi l'amie de la Turquie et des autres pays de la région, auxquels elle
adresse une parole de vérité et de paix.
La Turquie est un grand pays, plein de promesses, aux confins - cela a été
rappelé - d'arcs de crises : Balkans, Proche-Orient, Caucase. Elle a peut-être
vocation à s'ancrer à l'Europe, mais elle ne pourra le faire que si elle a le
courage de regarder son passé.
La lettre de l'ambassadeur de Turquie que j'ai reçue comme nombre d'entre nous
m'a laissé perplexe, sachant que les actes des procès des unionistes, procès
qui eurent lieu à Constantinople en 1919 et qui se conclurent par la
condamnation à mort des principaux responsables, attestent de ces massacres.
Il ne s'agit pas de fermer les portes de l'Union européenne à la Turquie. Nous
pouvons espérer des candidats qu'ils satisfassent non seulement à certains
critères de développement économique mais encore à certaines conditions
politiques, comme le respect des valeurs démocratiques.
Toutefois, cette prise de position ne doit pas affecter le rôle que la France
doit jouer dans le processus de paix dans la région. Celui-ci doit être
encouragé. La France doit intensifier ses efforts pour qu'un dialogue direct se
noue un jour entre la Turquie et l'Arménie et, en particulier, pour que cesse
le blocus que subit cette dernière.
Le temps pour moi est venu de reconnaître au regard de l'Histoire comme du
droit la réalité du premier génocide du xxe siècle. Un mouvement général de
repentance est lancé. La France elle-même a accepté de se pencher sur son
passé.
Que l'exemple de notre pays soit suivi, et la politique pourra retrouver ses
fondements ethniques tels qu'ils résultent de la Déclaration des droits de
l'homme. Le Sénat, qui a montré la voie au xixe siècle quand il s'est agi de la
reconnaissance de l'esclavage, sait placer la morale au coeur du politique.
Pour moi, ce vote est nécessaire ; il y va, me semble-t-il, de l'honneur de la
France et de la fidélité à ses idées comme à son histoire.
Je comprends bien, monsieur le président de la commission, les problèmes de
forme, les problèmes de fond, les intérêts politiques, économiques ou de tout
autre nature. Mais, à la lumière de ce que nous savons s'être passé, il est bon
de libérer enfin son coeur et, après avoir reçu une partie des rescapés, de
savoir aussi donner à leurs morts une sépulture.
(Applaudissements sur les
travées du RPR, ainsi que sur certaines travées des Républicains et
Indépendants, de l'Union centriste, du RDSE, du groupe communiste républicain
et citoyen, et sur certaines travées socialistes.)
M. le président.
La parole est à M. de Broissia.
M. Louis de Broissia.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, le sujet
législatif qui nous rassemble nombreux cette nuit n'est pas habituel ; il n'est
pas léger ; il n'est pas sans conséquences ni pour notre nation ni pour la
façon dont elle est perçue dans le monde.
Ce sujet mérite donc d'être traité avec une gravité inhabituelle,
exceptionnelle, à la mesure d'un sujet terrible qui nous mobilise puisque le
Sénat est appelé cette nuit à reconnaître, après l'Assemblée nationale, la
réalité du génocide arménien perpétré en 1915.
Je voterai ce texte parce qu'il est fondé sur une vérité indubitable et parce
que nous avons des égards légitimes vis-à-vis d'un peuple fier, noble, digne du
plus grand respect dans le concert des nations.
Toutefois, mes chers collègues, - permettez-moi de vous le dire avec gravité,
avant M. Huriet - je juge ce texte désespérément et tragiquement
insuffisant.
L'Asssemblée nationale s'est donc prononcée avec une unanimité qui n'est pas
toujours un bon signe législatif. Elle n'a pas sombré dans le débat ou la
querelle droite-gauche, majorité-opposition, ce qui est à son honneur ;
néanmoins, elle a expédié, comme pour s'en débarrasser, le débat d'opportunité
législative.
M. Dominique Braye.
Très bien !
M. Louis de Broissia.
La Haute Assemblée a le mérite et l'honneur de ne pas écarter ce débat, et des
orateurs talentueux se succèdent pour dire s'il faut délibérer ou non sur un
sujet inhabituel, puisque la France n'est en rien concernée par ce qui s'est
passé en 1915 en Arménie, et pas même par la repentance si à la mode et dont
nous faisons, monsieur le ministre, un trop grand abus. Je siégeais encore à
l'Assemblée nationale lorsque je fus traité par le Premier ministre de
descendant d'esclavagistes, ce dont je garde un souvenir cruel.
Mais en conscience, mes chers collègues, si la démonstration est faite, cette
nuit, de l'opportunité nationale et internationale de ce texte, j'ai la
certitude, avec mon ami Claude Huriet et beaucoup d'autres, que la seule
reconnaissance d'un génocide commis à l'encontre du peuple arménien voilà
quatre-vingt-cinq ans serait - et je pèse mes mots - un acte de dédouanement
moral, un acte de facilité législative et un acte d'oubli volontaire de
génocides contemporains. J'ai entendu mon prédécesseur parler du premier
génocide du xxe siècle. Il y en a eu beaucoup d'autres.
J'écarte bien sûr de ma pensée le fait que certains pourraient voter un texte
par commodité morale ou électorale, en pensant qu'ils ont dans leur ville, dans
leur département, des représentants organisés tout à fait respectables de ces
Français d'origine arménienne. Mais
quid
des Français d'origine kurde,
cambodgienne, tibétaine, tutsie - je pourrais vous en citer bien d'autres - qui
maintiennent très légitimement la flamme du souvenir ?
Mais mes chers collègues, notre droit, nos lois - et, au Sénat, nous y sommes
sensibles - ne sont pas communautaires. Lorsque je consulte sur Internet
l'affreux annuaire des génocides, publié en langue anglaise, je lis qu'un
génocide a frappé l'Arménie - je ne le conteste pas -, mais aussi le malheureux
Kurdistan - cela continue d'ailleurs -,les populations du Tibet toutes entières
- cela continue également ! - le Cambodge - nous en sortons tout juste - les
Tutsis du Rwanda - cela continue aussi. Y a-t-il un doute quelconque sur chacun
de ces génocides ? Il n'y en a pas ! Et le Parlement a déjà légiféré naguère
sur la Shoah, en particulier en condamnant l'imbécillité du révisionnisme.
Notre pays a également adopté la Charte des Nations unies. L'assemblée
générale de l'ONU du 9 décembre 1948, déjà citée par notre collègue M.
Pelletier, a qualifié le génocide.
Peut-on, mes chers collègues, contourner la comptabilité atroce des génocides
du xxe siècle dont ont été victimes 1,5 million d'Arméniens, 6 millions de
Juifs d'Europe, 800 000 Tziganes, 1,2 million de Tibétains, 1,7 million de
Khmers et 1,5 million de Tutsis ?
Comment pourrait-on, mes chers collègues, en retenant ce soir légitimement le
génocide arménien, dire au peuple tibétain, au peuple kurde, au peuple juif, au
peuple tzigane et au peuple tutsi que nous n'avons pas eu une pensée pour eux
?
M. Dominique Braye.
Absolument !
M. Louis de Broissia.
C'est la raison d'être de notre amendement, que nous avons déposé en notre âme
et conscience au nom de tous ces peuples qui, aujourd'hui, souffrent encore.
M. Dominique Braye.
Bravo !
M. Louis de Broissia.
Voulez-vous attendre, mes chers collègues, qu'ils aient définitivement disparu
de la surface du globe pour vous prononcer ? Voulez-vous que ce soient leurs
enfants, les enfants de leurs enfants qui viennent, au xxiie siècle, réclamer
aux portes de nos palais nationaux ?
Pensez-vous que, ce soir, au Sénat, nous n'assumerons qu'une partie de nos
responsabilités que nous venons de décider d'exercer au nom du peuple français
? Que dirions-nous alors, demain matin, aux jeunes Tibétains, aux jeunes Tutsis
et aux jeunes Kurdes : revenez nous voir dans cinquante ans, dans
quatre-vingt-cinq ans ? Alors nous réclamerons-ils un peu plus tard, comme
l'écrivait Victor Hugo, de la poudre et des balles ?
Mes chers collègues, je vous en conjure : je sais que cette enceinte a
toujours été marquée par l'honneur et par l'engagement de chacune et chacun
d'entre nous. Je voterai en conscience la reconnaissance du premier génocide du
xxe siècle, celui perpétré sur l'Arménie. Mais je n'oublierai pas tous les
autres. Par ce vote complet, non tronqué, le Sénat déclarera que la France
entend tourner la page d'un siècle, hélas ! appelé « le siècle des génocides ».
(Bravo ! et applaudissements sur les travées du RPR ainsi que sur certaines
travées des Républicains et Indépendants de l'Union centriste et du
RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Pelchat.
M. Michel Pelchat.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, quel est
l'objet de texte qui nous est soumis ce soir ?
On nous propose de nous prononcer sur la réalité des massacres de 1915 ou sur
leur qualification juridique. Or je ne crois pas que l'appréciation portée par
chacun d'entre nous ici sur la tragédie vécue par la communauté arménienne en
1915, dans ce qui était alors l'Empire ottoman, soit différente de celle qui a
été portée par nos collègues députés, comme l'a très bien M. le président de la
commission des affaires étrangères : nous sommes tous d'accord pour convenir
qu'il s'agit de crimes abominables, d'un génocide.
Ce qui est en débat ce soir, c'est essentiellement la forme législative ainsi
utilisée pour qualifier l'Histoire et qui ne correspond ni à l'esprit ni à la
lettre de notre constitution. Les législateurs que nous sommes ne doivent-ils
pas être les premiers à respecter les textes supérieurs qui régissent leurs
compétences ?
A cet égard, la forme législative de ce texte soulève une première
interrogation d'ordre juridique : le dispositif relève-t-il du domaine de la
loi ?
En effet, comme cela à également été rappelé, l'article 34 de la Constitution
du 4 octobre 1958 délimite le domaine de la loi et précise le caractère
normatif de tout texte législatif dans le cadre de ce domaine : la loi crée des
droits et des obligations et définit des normes dans les matières énumérées par
la Constitution.
Or cette proposition de loi n'a pas de portée normative : elle s'apparente à
une procédure de résolution, dont l'objet serait de signifier au Gouvernement
une position prise par la majorité d'une assemblée sur un problème donné. Mais,
à l'exception d'un domaine communautaire précisément encadré par l'article
88-4, notre Constitution a explicitement écarté cette procédure des moyens
d'action parlementaires à l'égard de l'exécutif.
C'est pourquoi le président de la commission des affaires étrangères de
l'Assemblée nationale, juriste éminent, a dit, au moment de l'examen en
commission d'une proposition de loi semblable à celle qui nous est présentée ce
soir : « L'adoption de ce texte [constituerait] un précédent intéressant pour
l'institution parlementaire qui s'est vue privée du droit de voter des
résolutions ».
Néanmoins, au-delà de la seule valeur symbolique dont pourrait être revêtu ce
texte, je rappellerai simplement que, au regard de notre Constitution, il n'est
pas du ressort de la loi de qualifier l'Histoire.
D'ailleurs, les diverses instances parlementaires - que ce soit le Conseil de
l'Europe, le Parlement européen ou tel ou tel parlement national - qui ont pris
une décision sur le sujet du génocide arménien de 1915 l'ont fait non pas par
le vote d'une loi, mais par des procédures de motions ou de résolutions qui,
tout en permettant d'exprimer solennellement une conviction, sont dépourvues de
toute valeur normative. Cela a été dit par de précédents orateurs, mais je le
répète car c'est une vérité qu'il faut examiner comme telle.
Tel ne serait pas, en revanche, le cas du texte soumis ce soir à l'examen du
Sénat car, une fois voté par le Parlement, il deviendrait loi de la
République.
De ce fait, monsieur le ministre, il engagerait solennellement la France dans
une démarche dont le volet diplomatique et géostratégique ne peut pas être
méconnu.
J'en arrive ainsi à la seconde objection d'ordre institutionnel qui peut, dès
lors, être soulevée à l'encontre de la procédure suivie : revient-il au
Parlement d'effectuer, au nom de la France et en dehors de toute initiative
gouvernementale - ce que, au demeurant, on peut regretter, monsieur le
ministre, permettez-moi de le dire -, d'effectuer un geste qui, par-delà son
incontestable contenu moral, constitue, par ricochet, une prise de position
diplomatique ou qui, à tout le moins, sera inévitablement interprété comme tel
?
Chacun s'accorde à reconnaître que la Constitution a, là encore, clairement et
explicitement confié au Président de la République et au Gouvernement la
responsabilité de la conduite de la politique étrangère de la France, suivant
en cela une pratique et une tradition institutionnelle bien ancrée.
Le Parlement dispose bien d'un pouvoir de contrôle et de celui d'autoriser la
ratification des traités internationaux, mais la négociation de ces derniers,
et plus généralement toute l'action diplomatique du pays, relève du seul
pouvoir exécutif, très absent dans le débat de ce soir.
(M. le ministre marque son étonnement.)
Redoutant une dénaturation du pouvoir législatif, le professeur Guy
Carcassonne, éminent spécialiste du droit constitutionnel, a, dans un article
de presse du 30 avril 1999, qui a déjà été cité mais que je cite à
nouveau,...
M. Jean-Claude Gaudin.
Il a beaucoup écrit !
M. Michel Pelchat.
... déploré « l'introduction dans notre droit de la vérité historique par
détermination de la loi ».
Je pense que, avant de nous engouffrer dans une telle évolution juridique, il
est de notre devoir de législateurs d'y regarder à deux fois.
Au surplus, et de façon superfétatoire, je demanderai pourquoi le Parlement
français devrait qualifier particulièrement les massacres dont furent victimes
des centaines de milliers d'Arméniens en 1915 plutôt, ainsi que le disait notre
collègue M. de Broissia, que ceux dont furent victimes les républicains sous
Franco, sans oublier l'exécution sauvage de plusieurs milliers de soldats
polonais dans la forêt de Katyn, alors que ceux-ci venaient rejoindre ceux
qu'ils croyaient être des alliés dans le combat contre le nazisme, ou le
massacre de 150 000 harkis au lendemain du retrait de la France d'Algérie.
Faut-il avoir des préférences en matière de crime ? Ces massacres n'ont-ils
pas tous été également abominables ?
Pourquoi notre Parlement ne se prononcerait-il pas non plus sur les conditions
inhumaines d'emprisonnement de 200 000 officiers vietnamiens, en 1975, par
l'armée nord-vietnamienne, dans des conditions de totale violation de la
convention de Genève sur les prisonniers de guerre, à tel point que plus du
quart d'entre eux n'en sont jamais revenus ?
Au lieu de cela, la France a reçu officiellement M. Lê Kha Phieu, secrétaire
général du parti communiste vietnamien, qui fut l'artisan de nombreux massacres
pendant la guerre du Vietnam et qui continue à opprimer le peuple
vietnamien.
A l'époque du franquisme, j'aurais été sans aucun doute du côté des
républicains. Ce n'est pas pour cela que, aujourd'hui, il me viendrait à
l'esprit de demander la condamnation de l'Espagne pour les crimes abominables
de Franco, car j'estime qu'une telle condamnation n'aurait que des effets
dévastateurs pour ce pays et pour les relations franco-espagnoles. Laissons
donc aux Espagnols le soin d'assumer leur histoire, comme le font du reste très
bien aujourd'hui les Chiliens avec Pinochet, sans aucune ingérence extérieure.
(Murmures sur les travées du groupe communiste républicain et
citoyen.)
Alors qu'aujourd'hui même la communauté internationale tente péniblement
d'éteindre les conflits entre Palestiniens et Israéliens, dans cette partie du
monde où la haine ne cesse de repousser la paix, ne prenons pas la
responsabilité de réveiller les haines qui ont existé - sans aucun doute -
entre Turcs et Arméniens dans l'Empire ottoman.
En pleine campagne présidentielle, les Américains eux-mêmes, incités par
l'intervention personnelle du président Clinton, n'ont pas voulu prendre ce
risque !
Je crois que le véritable humanisme ne consiste pas à agir contre la paix et
l'amité entre les peuples.
Laissons donc aux Turcs et aux Arméniens le soin d'assumer leur passé, leur
histoire, et ne jouons pas aux apprentis sorciers !
Telles sont les raisons qui me conduisent, par-delà la gravité de cette
tragédie, que chacun d'entre nous a présente à l'esprit, à ne pas voter une
telle proposition de loi
(Applaudissements sur certaines travées des
Républicains et Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
M. le président.
La parole est à M. Bret.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, je voudrais tout d'abord vous faire part de ma surprise
et de ma désapprobation au sujet de l'organisation de notre débat. Je me
demande même si le règlement de notre Haute Assemblée a bien été respecté en la
circonstance.
M. le président.
Monsieur Bret, pardonnez-moi de vous interrompre, mais je tiens à vous dire
que le règlement a été rigoureusement respecté ! En quoi ne l'aurait-il pas été
?
M. Robert Bret.
Dans la mesure où l'on ne savait pas si la demande de discussion immédiate du
présent texte allait être adoptée, il me semble que l'on aurait dû demander qui
souhaitait intervenir dans le débat ! Or nous assistons à un débat organisé.
Comment la liste des intervenants a-t-elle été établie ?
M. le président.
Votre demande d'intervention, monsieur Bret, a été enregistrée par le service
de la séance !
M. Robert Bret.
Est-on sûr qu'il n'y aura pas d'autres intervenants ?
M. le président.
J'ai noté le nom de ceux qui ont souhaité intervenir sans en référer
auparavant au service de la séance ! C'est ainsi que MM. Claude Huriet, Bernard
Piras et Gérard Collomb se sont inscrits, et cette liste n'est pas limitative :
si M. Fischer veut s'inscrire, il sera inscrit également !
Vous mettez en doute la régularité de la procédure...
M. Robert Bret.
Je m'interroge !
M. le président.
Oui, mais vous vous interrogez en condamnant !
M. Henri de Raincourt.
C'est désagréable !
M. Dominique Braye.
C'est scandaleux !
M. le président.
Nous avons respecté rigoureusement le règlement du Sénat !
M. Robert Bret.
Dont acte !
M. Dominique Braye.
C'est scandaleux ! Qu'est-ce que c'est que ces procédés ?
M. Jacques-Richard Delong.
C'est le règlement du KGB !
M. le président.
Un texte a été déposé, monsieur Bret, et, dès lors, chaque sénateur peut
s'inscrire dans le débat : encore une fois, trois intervenants - quatre à
l'instant - se sont inscrits au-delà de ceux qu'avait enregistrés le service de
la séance. Et je suis prêt à inscrire tous ceux qui ont l'intention
d'intervenir, je n'entends décourager aucune bonne volonté. Nous avons le temps
!
M. Dominique Braye.
C'est décourageant !
M. Patrick Lassourd.
Et les morts dus au communisme ?
M. le président.
Veuillez poursuivre, monsieur Bret, je vous en prie.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, c'est avec solennité, mais aussi avec une grande
émotion, que j'interviens aujourd'hui,...
M. Dominique Braye.
Il ne fallait pas commencer comme cela !
M. Robert Bret.
... en pensant aux Arméniens, à tous les Arméniens qui sont venus en France,
patrie des droits de l'homme, ainsi qu'à leurs descendants.
Pourquoi ont-ils quitté leur terre natale ? Pourquoi ont-ils abandonné leurs
biens ? Pourquoi ont-ils débarqué à Marseille voilà quatre-vingt-cinq ans,
délaissant à tout jamais des siècles de souvenirs ?
M. Dominique Braye.
Et c'est lui qui dit cela ?
M. Patrick Lassourd.
Et les morts de Staline ?
(Exclamations sur les travées du groupe
communiste républicain et citoyen.)
Mme Hélène Luc.
Allons, un peu de dignité, s'il vous plaît !
M. le président.
Mes chers collègues, j'admire votre enthousiasme et votre dynamisme à cette
heure avancée du matin ! Mais laissez l'orateur s'exprimer.
M. Dominique Braye.
Ce que dit M. Bret est scandaleux !
M. Robert Bret.
Est-ce là le résultat d'un choix librement consenti ?
La réponse se présente, toute simple : s'ils ont débarqué à Marseille, c'est
parce qu'ils avaient pu, contrairement à beaucoup de leurs amis et de leurs
proches, échapper au génocide. Contraints, ils quittaient leur terre ancestrale
pour échapper aux persécutions et à une mort certaine.
Oui, il faut bien le dire, l'extermination des populations arméniennes
constitue, au sens de la Convention de 1948 de l'ONU, un crime imprescriptible
de génocide.
Ce génocide, la commission des droits de l'homme de l'ONU l'a reconnu en
1985.
En 1987, ce fut l'adoption par le Parlement européen d'une résolution qui
conditionnait l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne à la
reconnaissance du génocide, reconnaissance qu'elle continue, soit dit en
passant, de refuser aujourd'hui.
Les récents courriers que nous avons tous reçus l'attestent clairement, le
dernier en date émanant d'ailleurs de l'ambassadeur de Turquie.
Et, le 29 mai 1998, les députés, unanimes, debout dans l'hémicycle, adoptèrent
cet article unique : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de
1915. »
Il n'était pas concevable de laisser cette tragédie aux portes du Sénat !
Enfin, le Sénat va se prononcer sur la tragédie du peuple arménien, pour la
mémoire des victimes et de leurs proches.
Il aura fallu deux années pour que nous puissions enfin en débattre. Deux ans
de discussions et de blocages : le Gouvernement, comme la conférence des
présidents de notre Haute Assemblée, se refusait à inscrire à l'ordre du jour
cette loi votée par l'Assemblée nationale.
M. Dominique Braye.
Le Gouvernement aurait dû l'inscrire !
M. Bernard Piras.
Allons, un peu de dignité !
M. Robert Bret.
En février 1999, avec Bernard Piras, Gilbert Chabroux, Guy Fischer,
Marie-Claude Beaudeau et, bien entendu, Hélène Luc - qui, à maintes reprises,
lors de la conférence des présidents, a posé la question de l'inscription à
l'ordre du jour de cette proposition de loi - mais aussi avec de nombreux
autres collègues socialistes et communistes, nous avons déposé une proposition
de loi identique à celle qu'avait adoptée l'Assemblée nationale.
Le 21 mars dernier, lors de la demande de discussion immédiate de cette
proposition, dont j'étais le premier signataire, nous n'avions pu débattre du
fond, car l'orateur qui était contre, le président de la commission des
affaires étrangères et le Gouvernement nous avaient alors affirmé que « la
reconnaissance du génocide est un fait étranger au domaine de la loi, qu'il
n'appartenait pas à une assemblée parlementaire de qualifier des faits
historiques survenus il y a plus de quatre-vingts ans dans un autre pays ».
M. Hilaire Flandre.
Cela n'a pas changé !
M. Robert Bret.
Les mêmes arguments ont été repris une nouvelle fois aujourd'hui.
Malgré le soutien de plusieurs collègues de la majorité sénatoriale, notre
demande de discussion immédiate avait alors été rejetée.
Convaincus que la représentation nationale doit pouvoir, dans des moments
forts, adresser des messages à l'opinion publique nationale et internationale,
nous ne pouvions en rester là.
Dans la mesure où notre Constitution ne prévoit pas que le Parlement ait le
pouvoir de voter des résolutions, le seul moyen de s'exprimer au niveau
nécessaire n'est autre que le vote d'une loi. Il n'y a pas d'autre moyen !
M. Dominique Braye.
C'est faux !
M. Robert Bret.
Les droits humains ne sont pas une notion théorique, et on ne peut effacer un
fait historique.
Le génocide arménien n'est pas un souvenir inscrit dans les annales de
l'Histoire et simplement relégué dans les livres ; il est profondément enraciné
dans la mémoire collective de la communauté arménienne comme réalité concrète
et vivante.
La France, pays des droits de l'homme, son Parlement, n'ont-ils pas pour rôle
premier de transmettre la mémoire à l'égard des jeunes générations ?
Contrairement à ce que certains ont prétendu, la reconnaissance du génocide
arménien permettra - j'en suis convaincu -, un grand pas vers un dialogue
sincère et effectif entre les nouvelles générations arméniennes et turques.
On ne peut pas construire l'avenir si le passé est nié ou falsifié.
Comment nier, en effet, le caractère de génocide au massacre d'un million cinq
cents mille Arméniens assassinés de 1894 jusqu'à la nuit tragique de 1915 qui
demeure inscrite à jamais dans la mémoire de l'humanité ?
M. Dominique Braye.
Et les quatre-vingts millions en Russie ?
M. Robert Bret.
Le peuple turc a la capacité de faire face à cette histoire tragique. Il a les
moyens d'analyser et d'assumer ces événements terribles.
Je considère que notre action d'aujourd'hui est non pas un défi à l'égard de
ce peuple, mais, au contraire, un appui pour affronter le passé et regarder
l'avenir.
Oui, il faut croire au dialogue. La reconnaissance du génocide arménien ouvre
la voie à la réconciliation des deux peuples.
Pour toutes ces raisons, avec Jacques Pelletier, Jean-Claude Gaudin, Bernard
Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin, représentant chacun l'éventail des
groupes de la Haute Assemblée, j'ai cosigné cette proposition de loi qui vous
est aujourd'hui soumise.
Je remercie Jacques Pelletier d'avoir accepté ma proposition d'en être le
premier signataire.
Soucieux d'obtenir l'adoption dès aujourd'hui de cette proposition de loi et
dépassant les clivages politiques traditionnels qui nous opposent, nous vous
appelons solennellement, mes chers collègues, à la voter et à repousser les
amendements qui nous serons présentés lors de la discussion de l'article
unique.
Sachez que les familles de ces un million cinq cent mille personnes qui ont
été massacrées en 1915 sont à votre écoute aujourd'hui.
M. Dominique Braye.
Et les quatre-vingts millions en ex-URSS ?
M. Robert Bret.
En votant cette proposition de loi, nous sommes et nous serons à leur côté
pour que jamais le silence ne retombe sur les fosses communes. En votant cette
proposition de loi, la Haute Assemblée en ressortira grandie.
(Très bien !
et applaudissements sur les travées du groupe communiste républicain et citoyen
et sur celles du groupe socialiste.)
M. le président.
La parole est à M. Paul Girod.
M. Paul Girod.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je crois que
nous vivons un moment important qui justifie l'existence même d'un Parlement.
Nous avons à nous interroger sur des faits historiques qui sont dans la mémoire
de chacun et que personne ne songe à nier. Il est vrai, le citoyen que je suis
le dit et le reconnaît : il y a eu un génocide en Arménie en 1915.
Pour autant, est-ce le rôle du Parlement français de l'inscrire ce soir dans
une loi normative ? La reconnaissance des citoyens est une chose, l'inscription
dans la loi par un Parlement, autre chose.
Nous avons le devoir d'être de ceux qui expliquent à nos concitoyens la
réalité de ce qui fut une épreuve terrible pour un peuple dont nous avons
recueilli les survivants après le drame. Nous avons à aider nos concitoyens à
prendre conscience du premier génocide du xxe siècle qui, hélas ! certains
l'ont dit, en a connu beaucoup d'autres. Pourtant, je suis persuadé que nous
n'avons pas à l'inscrire dans une loi normative de la République.
Nous l'avons fait, on l'a dit tout à l'heure, indirectement pour la Shoah dans
la mesure où certains de nos concitoyens se sont permis de prendre des
positions qui la niaient, voire qui insultaient ceux qui en ont été les
victimes, mais c'est de nos concitoyens qu'il s'agissait. Et force est de
reconnaître aussi que la France, en tant que collectivité, n'a pas été absente,
hélas, de la réalisation de ce qui a été un des plus grands drames et des plus
systèmatiques de notre époque.
Mais nous ne sommes pas dans la même situation s'agissant du génocide
arménien. Je pense que la lecture stricte de notre Constitution ne nous permet
pas les résolutions et ne nous autorise pas à les inscrire dans la loi. Je suis
d'ailleurs persuadé que, si une loi était votée et déférée au Conseil
constitutionnel, celui-ci ne manquerait pas de constater que le Parlement est
sorti de son domaine en arrêtant une loi de la République sur un sujet de cet
ordre.
C'est la première raison pour laquelle, tout à l'heure, je voterai la motion
tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité et, si elle était repoussée, je
m'abstiendrai ensuite de continuer à participer aux débats, considérant que
l'on me ferait sortir de mon rôle de législateur.
Une seconde raison m'amène à être très circonspect sur cette affaire. Une des
plus belles phrases qui existent en matière humanitaire est la suivante : « Je
ne te demande ni quel est ton pays, ni quelle est ta race, je te demande quelle
est ta souffrance ». C'est ce que nous avons fait, collectivement en France
quand les Arméniens sont venus se réfugier chez nous. Nous ne leur avons pas
demandé qui ils étaient. Nous avons simplement considéré leurs souffrances et
nous avons fait ce que nous avons pu collectivement pour y faire face.
Est-il dans les traditions de notre République de voir se développer des
opérations, j'allais dire à caractère communautariste ?
M. Dominique Braye.
Absolument !
M. Paul Girod.
Est-il dans les traditions de notre pays de voir s'ouvrir au sein de notre
société des catégories ? Je n'en suis pas persuadé non plus. C'est la seconde
raison pour laquelle je pense que, autant notre devoir de parlementaire est de
proclamer à l'extérieur de cet hémicycle, auprès de tous nos concitoyens, la
compassion, la solidarité que nous devons à nos compatriotes d'origine
arménienne, autant je ne suis pas certain que nous rendions à ces mêmes
compatriotes et à l'ensemble de notre pays un service distingué en les
distinguant justement en tant que communauté.
Je le dis avec beaucoup de gravité et beaucoup d'émotion car j'appartiens à
une génération qui, comme nombre d'entre nous, a subi, dans sa population
civile, un certain nombre de catastrophes entre 1939 et 1945. Et à cette
époque, l'ouverture des mains des uns vers les autres était un devoir de
solidarité que nous avions les uns envers les autres, comme nous l'avions fait
après 1915.
Je ne crois pas que nous ayons intérêt, en tant que législateurs, à consacrer
des fissures de cet ordre.
Alors, à nos compatriotes d'origine arménienne, je dis : votre souffrance, je
la comprends ; je ne vous demande ni d'où vous venez, ni qui vous êtes. Cette
souffrance-là, je lui tends la main, je le fais en tant que citoyen, mais je ne
crois pas que nous ayons le devoir, moins encore le droit, de transformer les
institutions internes à notre République et l'entente solide de notre peuple
dans une opération de ce genre.
Je le dis avec beaucoup d'émotion. Aucune espèce de considération de politique
étrangère n'est présente dans mon esprit en cet instant. C'est à la solidité et
à l'unité de notre peuple que je pense en premier.
(Bravo et
applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Huriet.
M. Claude Huriet.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, tout
génocide - au sens de la convention 260-A pour la prévention et la répression
du crime de génocide, approuvée par l'assemblée générale des Nations unies le 9
décembre 1948 - heurte profondément la conscience universelle.
Nul ne peut rester insensible aux drames qui, tout au long de l'histoire, ont
atteint des populations entières, hommes, femmes, enfants, dont
l'anéantissement était programmé pour leur appartenance à une race, à un groupe
ethnique ou religieux.
Pour cette raison, nous devons compatir à la tragédie qu'ont vécue les
Arméniens voilà quatre-vingt-cinq ans.
Mais la reconnaissance par la France de ce génocide, dans lequel - cela a été
dit - notre pays n'était nullement impliqué, pose trois graves
interrogations.
Est-il de la compétence d'un parlement national de reconnaître par la loi des
événements dramatiques survenus dans un autre pays ? Une telle démarche est à
l'évidence de nature différente de la « repentance » évoquée par plusieurs
d'entre vous et proclamée par les hautes autorités de l'Etat pour des périodes
tragiques qui ont marqué notre propre histoire.
Quelles sont les raisons profondes qui ont incité les auteurs de la
proposition de loi à recourir à une procédure exceptionnelle pour que la Haute
Assemblée décide d'en débattre ? Et pourquoi maintenant ?
Enfin, pourquoi proposent-ils une reconnaissance publique du seul génocide
arménien ?
Toutes ces questions troublantes, à vrai dire, méritent des réponses claires.
Si notre assemblée, rejetant la motion d'irrecevabilité présentée par plusieurs
de nos collègues, apporte une réponse positive à la première question, notre
vote dépendra alors des explications que nous sommes en droit d'attendre,
concernant la dernière : pourquoi la France devrait-elle reconnaître le seul
génocide arménien ? Une telle démarche signifie-t-elle que les auteurs de la
proposition établissent des degrés dans l'horreur d'un génocide ?
Pour notre part, au plus profond de notre conscience, nous ne pouvons
l'accepter pas plus que nous ne pouvons accepter de clouer au pilori un pays
qui, certes, doit assumer son passé, en exonérant de leurs responsabilités -
non moins lourdes - d'autres pays dont les crimes sont aussi abominables.
Trop nombreux ont été les génocides qui se sont succédé durant le siècle
écoulé, faisant des millions de victimes que la mémoire collective ne doit pas
oublier.
C'est la raison pour laquelle, avec certains de mes collègues, nous avons
décidé de déposer un amendement par lequel, sans remonter à travers les
siècles, la France reconnaît d'autres génocides commis depuis 1915 dans
différents pays du monde.
Mes chers collègues, si la France, à travers le vote du Parlement,
reconnaissait le seul génocide arménien, elle se singulariserait et beaucoup
s'interrogeraient sur les raisons cachées d'une telle attitude « sélective ».
Si, au contraire, la France, patrie des Droits de l'homme, reconnaissait les
tragédies intervenues au cours du xxe siècle, qualifié parfois de « siècle des
génocides », elle s'honorerait et la prise de conscience collective à laquelle
elle aurait ainsi contribué serait susceptible d'en prévenir la résurgence.
(Applaudissements sur les travées de l'Union centriste, du RPR et des
Républicains et Indépendants, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Piras.
M. Bernard Piras.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, j'ai
longtemps espéré ce moment, et c'est donc avec une certaine émotion que
j'interviens aujourd'hui, au nom de mes collègues du groupe socialiste. Avec
eux et avec ceux du groupe communiste républicain et citoyen et quelques
individualités membres d'autres groupes, nous avons depuis des mois beaucoup
oeuvré pour permettre l'adoption définitive de cette proposition de loi
relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
J'associe à mon intervention tous les signataires de la proposition de loi n°
238 ainsi que tous les sénateurs qui ont voté pour la discussion immédiate.
En effet, comme vous le savez, cette proposition de loi n° 238 avait déjà fait
l'objet d'une procédure de demande de discussion immédiate, rejetée le 21 mars
dernier. Cette précédente initiative, par la prise de conscience qu'elle a
engendrée, est indiscutablement à l'origine de la réussite de celle que nous
sommes amenés à examiner aujourd'hui.
La possibilité qui m'est donnée de m'exprimer à cette tribune signifie que la
première phase de cette seconde procédure s'est déroulée favorablement. Je ne
doute pas qu'elle ira cette fois à son terme.
Je ne m'attarderai pas sur le long et difficile cheminement de ce texte, me
contentant de constater que la raison, mais aussi le coeur, l'ont finalement
emporté. La cause que nous défendons est bonne. Reconnaissons qu'il eût été
fort regrettable que cette initiative parlementaire tombe dans l'oubli, comme
ce fut trop longtemps le cas pour les événements de 1915, sans avoir pu aboutir
définitivement.
Quelles sont les raisons qui nous conduisent à débattre de cette proposition
de loi, laquelle ne comporte qu'un article : « La France reconnaît publiquement
le génocide arménien de 1915 » ? En effet, voilà quatre-vingt-cinq ans de cela,
le peuple arménien vivant dans l'Empire ottoman a connu une période tragique,
laquelle s'est traduite par la disparition des deux tiers de sa population -
soit 1,5 million d'Arméniens exterminés - tandis que la majorité des
survivants, à savoir 800 000 Arméniens, se sont exilés à travers le monde,
notamment en France.
Cependant, le constat de ces événements ne suffit pas à expliquer que nous
ayons ce débat aujourd'hui. Nous sommes ici car ces massacres sont passés
quasiment inaperçus. Ils n'ont pas fait l'objet de la reconnaissance
internationale légitime qu'ils méritent, laquelle aurait pu conduire à
qualifier et à condamner ces actes de barbarie, et, peut-être - qui sait ? -
contribuer à nous préserver des atrocités qui se sont succédé au cours de ce
xxe siècle.
Par cet article, nous qualifions ces événements de génocide, et cela
conformément à la définition qui est donnée de ce terme par les Nations unies.
Personne ne pourra objectivement contester une telle qualification d'actes
ayant abouti, selon un plan prémédité, organisé et planifié, à vider l'Anatolie
orientale des Arméniens. Nous sommes donc amenés à nous prononcer sur ces
événements, car le premier génocide du xxe siècle a fait l'objet d'un oubli
pour certains et, pire, d'une négation pour d'autres. Notre démarche est donc
autant juridique qu'historique.
Mais quel sens devons-nous donner à cette reconnaissance publique ? Pour ma
part, et j'espère que nombre d'entre vous partageront cette opinion, j'estime
que cette démarche parlementaire est porteuse de plusieurs symboles forts qu'il
convient d'expliciter.
En premier lieu, cette initiative est l'occasion pour la France de rappeler et
de démontrer qu'elle demeure la patrie des droits de l'homme.
L'adoption définitive de cette reconnaissance est la preuve que le peuple
français, à travers ses représentants légitimes, a su privilégier le respect
des grands principes universels, sans donner la priorité à de supposés intérêts
économiques et diplomatiques.
Si la France n'est pas la première nation à reconnaître et à qualifier cette
tragédie, ce que l'on peut peut-être regretter, elle demeure malgré tout la
première grande puissance d'Europe occidentale à le faire. La France a
d'ailleurs prouvé qu'elle portait également ce regard intransigeant sur son
histoire lointaine ou récente. Cela a été le cas pour l'esclavage, la rafle du
Vél d'Hiv et, plus récemment, pour la guerre d'Algérie.
Si la vérité historique est parfois difficile à entendre, elle demeure
indispensable pour la construction d'un avenir meilleur. La reconnaissance des
erreurs du passé est la seule voie pour progresser, qu'il s'agisse des
civilisations ou de l'humanité tout entière.
En deuxième lieu, contrairement aux arguments souvent avancés par les
opposants de cette initiative, une telle reconnaissance ne représente pas un
obstacle à l'établissement d'une paix durable entre l'Arménie et la Turquie.
C'est au contraire un élément favorisant.
Cette reconnaissance ne constitue pas absolument la condamnation de la Turquie
actuelle, elle modifie le regard porté sur son histoire. Celui-ci est
nécessairement appelé à évoluer, notamment dans le cadre de l'entrée de ce pays
au sein de l'Union européenne.
Un nouvel éclairage sur ces faits historiques, un éclairage conforme à la
vérité ne peut qu'apaiser les rancoeurs et non les exacerber car, si rancoeur
il y a, elle ne peut venir que du peuple victime, à savoir le peuple arménien.
Le seul sentiment que les Turcs peuvent nourrir est celui d'une « fierté
blessée », comme cela a pu être le cas pour nous Français au regard des faits
qui se sont déroulés sous le gouvernement de Vichy.
En troisième lieu, la reconnaissance de ce génocide est l'occasion, pour les
représentants du peuple français que nous sommes, de témoigner de notre amitié
et de notre attachement à l'Arménie, plus particulièrement à la très importante
communauté vivant chez nous.
Depuis trois générations, cette communauté, en s'installant dans notre pays,
nous a fait confiance, elle a démontré sa faculté et sa volonté d'intégration,
elle a participé de manière très active à nos côtés lors de la Première, puis
de la Seconde Guerre mondiale et nombre de ses enfants se sont sacrifiés pour
notre patrie, pour notre République.
Mes chers collègues, souvenez-vous de « l'Affiche rouge », de cette chanson
merveilleuse et émouvante, sur un texte de Louis Aragon et interprétée par Léo
Ferré, qui relate l'action des résistants appartenant au groupe
Missak-Manouchian. Cette communauté a également contribué à l'essor économique
et culturel de notre pays par l'esprit dynamique qui la caractérise.
Prétendre, comme certains l'ont fait, que cette initiative parlementaire
serait purement électoraliste, c'est mettre en cause notre conscience
politique. Cela me semble, de plus, constituer une absurdité, puisque cette
proposition de loi a fait l'objet d'un large consensus de la part des
parlementaires. L'origine diverse, très représentative des divers groupes
politiques, des signataires de cette proposition de loi n° 60, devrait mettre
un terme à une telle polémique.
L'adoption définitive de cette proposition de loi marquera la force d'idées
majeures : la France demeure la patrie des droits de l'homme ; la paix durable
ne peut être fondée sur le rejet ou sur la négation de la vérité historique ;
la France manifeste son attachement à la communauté arménienne.
Les événements de 1915 ne peuvent se confiner à l'histoire bilatérale de deux
pays, ils doivent à tout prix entrer dans la conscience collective afin de la
faire progresser. C'est à cette oeuvre-là que nous participons aujourd'hui.
Nous pouvons légitimement en être fiers.
(Applaudissements sur les travées
socialistes, sur celles du groupe communiste républicain et citoyen, ainsi que
sur certaines travées du RDSE. - M. Adnot applaudit également.)
M. le président.
La parole est à M. Collomb.
M. Gérard Collomb.
Il n'est plus de peuple, il n'est plus de dirigeant qui, aujourd'hui, n'ait à
faire face devant la conscience universelle à la réalité de son histoire.
La seule vraie question qui devrait donc nous préoccuper ce soir devrait être
celle de savoir si nous avons la conviction profonde, intime, totale qu'il y a
bien eu génocide du peuple arménien en 1915. Mes chers collègues, si nous ne
nous posions que cette question - la seule vraie question, - ce soir, nous
voterions à l'unanimité la reconnaissance du génocide du peuple arménien.
Comme l'attestent les témoignages bouleversants des survivants de l'époque,
les travaux de tous les historiens qui ont travaillé sur cette période : oui !
1915 vit bien se dérouler le premier génocide du xxe siècle.
M. Patrick Lassourd.
Personne ne le conteste !
M. Gérard Collomb.
Dès lors, quelles raisons pourraient nous amener à passer sous silence ce
génocide du peuple arménien ?
Des raisons juridiques ? Nous savons trop que l'invocation du droit peut
recouvrir les plus profondes injustices. Nous connaissons l'adage :
Summum
jus, summa injuria !
Au nom de la Constitution, au nom du fait que le législateur prendrait des
prérogatives par rapport au pouvoir exécutif, nous accepterions de passer sous
silence le premier génocide du xxe siècle ?
Comment ne pas voir que nous ne pouvons guère nous réfugier derrière des
raisons juridiques ?
M. Hilaire Flandre.
Cela sent les urnes !
M. Gérard Collomb.
Quant à la volonté de préserver de bonnes relations avec la Turquie, la
plupart des collègues qui vont voter pour la reconnaissance du génocide
arménien, ce soir, ne se reconnaissent pas comme des ennemis de la Turquie,
bien au contraire.
Nous pensons que c'est en aidant la Turquie à reconnaître le génocide arménien
et à faire face aux pages les plus sombres de son histoire que nous l'aiderons
à progresser dans la voie démocratique. Et, ce soir, nous avons conscience, en
accomplissant cet acte, d'aider en Turquie les forces qui luttent pour
l'approfondissement de la démocratie dans ce pays.
Comment ne pas voir que c'est parce que l'Allemagne, après guerre, par la voix
de ses dirigeants les plus éminents, a su reconnaître les crimes d'un passé
pourtant récent qu'elle a pu rejoindre la communauté des pays démocratiques et
nouer des liens d'amitié avec notre pays ?
Il est donc faux de dire que c'est en oubliant le passé que l'on pourrait
permettre l'établissement de relations nouvelles entre l'Arménie et la Turquie.
C'est au contraire en aidant la Turquie à reconnaître le passé que l'on pourra
permettre que s'établissent, dans cette région du monde, des relations
nouvelles fondées sur la paix et sur la coopération.
Alors, on nous dit qu'il y aurait d'autres génocides dans l'histoire
contemporaine.
Plusieurs sénateurs du RPR.
Qu'il y aurait !
M. Gérard Collomb.
C'est vrai, il y en a eu d'autres. Mais comment ne pas voir que, les unes
après les autres, les pages noires de l'humanité font toutes l'objet d'enquêtes
et de réexamens ?
Je crois, au contraire, que c'est un progrès de la conscience universelle
contemporaine de ne plus accepter que tel ou tel sujet soit occulté pour des
raisons qui sont le plus souvent des raisons d'Etat ou des raisons d'ordre
idéologique.
Il n'y a plus, aujourd'hui - c'est un énorme progrès - de sujet tabou. Tous
les crimes de l'histoire contemporaine deviennent objets de débat, avant de
devenir objets de réprobation et de condamnation. C'est ainsi, peut-être,
qu'une nouvelle conception des relations humaines est en train de naître,
fondée sur le droit, et non plus sur la force et la violence la plus
extrême.
Mes chers collègues qui citez les crimes de l'histoire contemporaine, vous
pouvez être rassurés : le passage au crible de notre histoire n'épargnera rien
ni personne. Il me semble que, désormais, ils seront de moins de en moins
nombreux, ceux qui accepteront de couvrir, par solidarité idéologique, les
crimes qui ont pu être commis, quels que soient ceux qui les ont commis.
Mes chers collègues, la reconnaissance du génocide arménien, ce soir,
constitue un pas déterminant dans ce progrès de la conscience humaine.
M. Roland Courteau.
Très bien !
M. Gérard Collomb.
C'est pourquoi nous devrions, comme nos collègues de l'Assemblée nationale,
voter à l'unanimité la reconnaissance du génocide arménien.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi que sur celles du
groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Seillier.
M. Bernard Seillier.
Le génocide arménien de 1915 est une vérité historique qui n'est sûrement pas
suffisamment connue ni reconnue, mais, le débat soulevé dans l'opinion depuis
plusieurs mois à propos d'une reconnaissance publique officielle de ce drame
humain a déjà en partie combattu l'ignorance qui pouvait l'entourer.
On comprend toutefois que les descendants des victimes massacrés en 1915 ne se
satisfassent pas d'une simple médiatisation de l'évocation historique. Ils
souhaitent un acte solennel de la République française : celui qui est attaché
à la loi.
Mais la loi est-elle appropriée à son objet en une telle circonstance ? Je ne
le crois pas pour trois raisons.
J'écarterai rapidement la première catégorie de raisons, celles qui sont les
plus discutables, celles qui sont évoquées au titre de l'opportunité ou des
intérêts économiques et qui inciteraient à rester silencieux pour ne pas
heurter, froisser ou contrarier tel ou tel d'entre eux. Selon moi, les intérêts
matériels doivent, par principe, s'incliner devant les impératifs de la
justice. Ce n'est donc pas, à mon avis, pour ménager ces intérêts qu'on
pourrait écarter la voie législative quant à la reconnaissance du génocide
arménien.
Vient ensuite l'argument constitutionnel : il a du poids dans un Etat de
droit, car le respect du droit est le seul moyen à notre portée pour établir la
justice humaine, tandis que son mépris conduit irrémédiablement et promptement
à l'injustice ; on descend en effet plus vite sur ce chemin qu'on ne le gravit.
Or notre constitution ne confie pas à la loi la fonction pour laquelle elle est
ici sollicitée. La proposition de loi que nous examinons risquerait
vraisemblablement la censure du Conseil constitutionnel.
Mais je n'insisterai pas sur ce point pour ne pas me limiter à ce que certains
pourraient considérer comme un formalisme excessif face à l'ampleur d'un drame
humain devant lequel je m'incline avec émotion.
En vérité, l'interrogation la plus grave me paraît fondée sur l'ambiguïté qui
résulte inévitablement de l'affirmation d'une vérité historique par une loi
établie historiquement selon une procédure majoritaire.
Le fondement d'une loi est, en effet, moins assuré que la vérité qu'elle
prétendrait valider.
La vérité historique du génocide arménien est intangible et incontestable. En
revanche, la vérité d'une loi n'est formellement liée qu'à l'existence
historique de la majorité qui l'a votée. Elle est réformable par une autre
majorité et n'a pas plus de poids qu'une loi opposée votée par une majorité
différente.
C'est pourquoi on s'est jusqu'ici abstenu, en France, à ma connaissance, de
faire écrire l'histoire par la loi.
Les vérités officielles, même quand elles coïncident avec mes sentiments, ne
recueillent pas mon adhésion précisément parce que le coeur fait pour la
fraternité laisse la raison établir et protéger la liberté et l'égalité.
Mes sentiments d'amitié à l'égard du peuple arménien, y compris dans mes
convictions les plus profondes, sont très puissants. Cela n'est pourtant pas
suffisant pour faire taire mon attachement à une vérité d'ordre supérieur,
celle de l'intelligence et de la raison, sans laquelle aucune autre vérité ne
peut être fondée, aucune justice ne peut être espérée.
C'est la raison pour laquelle, dans l'intérêt même du peuple arménien - qui,
en cette affaire, recherche la réparation d'une injustice abominable par une
voie qui n'est pas la bonne - et pour défendre la pérennité des institutions de
la République française, je m'oppose à cette proposition de loi.
Les Arméniens retireraient d'une telle loi une satisfaction psychologique
incontestable mais sans aucune portée juridique, sans aucune réparation
effective et concrète. En revanche, mesurons bien l'atteinte portée à notre
pratique institutionnelle par une telle loi. L'esprit républicain n'est pas
établi sur les bons sentiments. Je regrette que ceux qui sont les gardiens de
notre République n'aient pas su le dire clairement avant que l'Assemblée
nationale se précipite dans une impasse juridique. C'est pour cela que le Sénat
est confronté, cette nuit, à ce dilemme majeur.
(Très bien ! et
applaudissements sur certaines travées des Républicains et Indépendants et du
RPR.)
M. le président.
La parole est à M. Durand-Chastel.
M. Hubert Durand-Chastel.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la
proposition de loi que nous débattons cette nuit est d'une grande importance. A
l'évidence, il y a conflit entre des intérêts locaux, nationaux, certes
légitimes, et les enjeux internationaux, d'une tout autre ampleur.
Le Gouvernement a défini nettement sa position dès le vote de l'Assemblée
nationale par la voix du ministre des affaires étrangères, M. Hubert Védrine,
position que celui-ci il a d'ailleurs réitérée récemment devant la commission
des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, à savoir que, le
Parlement étant un organisme législatif, il n'a pas à décider d'un point
d'histoire. M. le ministre des relations avec le Parlement vient, du reste, de
le rappeler.
Sur ce même problème, le président Clinton a obtenu, le 19 octobre dernier, le
retrait de la résolution présentée à l'ordre du jour de la Chambre des
représentants visant à reconnaître le génocide arménien en faisant part à son
président de ses « fortes inquiétudes quant à l'opportunité de cette résolution
au regard des intérêts américains au Moyen-Orient ». C'est également, comme
cela a déjà été indiqué, la position du patriarche des Arméniens de Turquie qui
a affirmé : «Ce »problème ne devrait pas être exploité par des politiciens pour
leurs propres intérêts. »
La France, qui a soutenu la demande d'adhésion de la Turquie à l'Union
européenne, et qui entretient par ailleurs d'excellentes relations avec
l'Arménie, n'a pas à intervenir par voie législative sur cet événement, si
terrible soit-il, qui date de quatre-vingt-cinq ans et appartient à
l'histoire.
J'ajoute, pour terminer, que l'adoption de cette proposition de loi
soulèverait sans doute plus de difficultés qu'elle n'en résoudrait.
Pour toutes ces raisons, il convient de voter contre le texte qui nous est
présenté.
(Applaudissements sur certaines travées du RRR et des Républicains
et Indépendants.)
M. le président.
La parole est à M. Fischer.
M. Guy Fischer.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues,
l'Affiche
rouge
, le très célèbre poème de Louis Aragon, évoque, dans une strophe
moins connue que les premiers vers, l'espoir du peuple arménien en la vie
retrouvée, en son indéfectible amitié envers la nation française. Ce sont ces
quelques
vers qui s'imposent ce soir à moi. Voici les paroles que l'auteur prête à l'un
des condamnés du groupe Manouchian, en fait à Missek Manouchian lui-même :
Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant.
C'était le pardon, la continuité, l'espoir, la mort atroce rendue plus légère
par la confiance en la justice des hommes, des Français.
Comment imaginer que, l'esprit ainsi apaisé avant la mort, ces hommes, nos
frères arméniens, ne se seraient toujours pas vu rendre justice du plus ancien
de leurs tourments quatre-vingt-cinq ans plus tard ?
Aujourd'hui, alors que notre assemblée, réunie autour d'une proposition de loi
signée par l'ensemble de ses familles politiques, est peut-être à quelques pas
de reconnaître - enfin ! - le génocide arménien de 1915, je veux croire que
l'intelligence, dépassant tous les clivages, permettra à chacun de prendre
position en son âme et conscience en faveur de la justice.
Aussi, mes chers collègues, c'est avec émotion que je pense ce soir au bonheur
qui sera celui de la communauté arménienne - particulièrement celle de la
région Rhône-Alpes - si notre assemblée vote cette proposition de loi.
Je suis né à Décines, dans le Rhône, cité de la soie où j'ai passé vingt ans
de ma vie auprès de la communauté arménienne. Tout enfant, j'en ai partagé les
malheurs, les valeurs. Ses espoirs, je les ai fait miens.
Je me souviens particulièrement d'un jour de 1975 où, au pied de la sculpture
dédiée aux victimes du génocide, Arsène Margossian, adjoint au maire de
Décines, s'exprimait ainsi devant une foule recueillie : « Ô morts de 1915,
chers morts sans sépulture dont on entrevoit à travers ce monument les corps
suppliciés, dormez en paix ! »
De mon histoire personnelle, je tiens pour sûr que la reconnaissance du
génocide arménien est bien plus qu'un simple rétablissement de la vérité
historique. Parce qu'un peuple martyr ne peut se désintéresser du sort de ses
frères humains, comme en témoigne, en France, l'engagement des Arméniens dans
la guerre, contre le fascisme. Parce qu'un peuple qui a connu la torture, le
génocide, l'oubli ne pouvait pas se contenter de panser ses plaies mais se
devait au contraire d'être de tous les combats qui eurent pour enjeu l'avenir
de l'humanité.
M. Jean-Claude Gaudin.
Le nôtre en particulier !
M. Guy Fischer.
Je regretterai simplement ce soir que nous ayons dû recourir à la procédure de
discussion immédiate.
Mais nous connaissons d'avance la réponse !
Mes chers collègues, notre vote de ce soir sera un acte de paix, de
réconciliation. Reconnaître officiellement la torture, les massacres, est
toujours un pas vers la stabilité des démocraties. L'impunité, en revanche, est
toujours négative et susceptible de mettre en péril la voie démocratique des
peuples, quels qu'ils soient. Ainsi, la reconnaissance du génocide d'un peuple
sert la reconnaissance de la souffrance et des aspirations de l'humanité tout
entière.
C'est pourquoi je veux vous dire mon immense espoir à l'idée qu'une grave
erreur historique est sur le point d'être enfin corrigée, qu'un peuple va se
voir rétabli dans son droit et pouvoir continuer son chemin libéré de deux
grands poids : l'erreur et la méconnaissance. Car, comme le disait Elie Wiesel,
prix Nobel de la paix « oublier les victimes du génocide, c'est les assassiner
une seconde fois ».
(Applaudissements sur les travées du groupe communiste
républicain et citoyen, ainsi que sur les travées socialistes.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?...
La discussion générale est close.
Exception d'irrecevabilité