SEANCE DU 28 JUIN 2001
M. le président.
Je suis saisi, par MM. Autexier et Loridant, d'une motion n° 1, tendant à
opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare
irrecevable le projet de loi, adopté par l'Assemblée nationale, autorisant la
ratification du traité de Nice modifiant le traité sur l'Union européenne, les
traités instituant les Communautés européennes et certaines actes connexes (n°
373, 2000-2001). »
Je rappelle que, en application du dernier alinéa de l'article 44 du
règlement, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de
l'initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion
contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la
commission saisie au fond et le Gouvernement.
La parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée
n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Autexier, auteur de la motion.
M. Jean-Yves Autexier.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je voudrais
vous exposer sommairement pour quelles raisons, aux yeux de mon collègue Paul
Loridant et de moi-même, le projet de loi autorisant la ratification du traité
de Nice encourt l'irrecevabilité.
Il l'encourt, en premier lieu, parce que le traité de Nice vient d'être rejeté
par l'une des parties contractantes. Le Parlement français est donc invité à
ratifier un texte qui ne peut entrer en vigueur.
L'article 12 du traité de Nice stipule, comme il est d'usage, que le traité
sera ratifié par les parties contractantes, conformément à leurs règles
consitutionnelles respectives. En Irlande, la ratification fut donc soumise à
référendum et le peuple irlandais a décidé de ne pas ratifier, pour de bonnes
et de mauvaises raisons. Les mauvaises raisons sont certainement la crainte
devant l'élargissement. Les bonnes raisons tiennent à la préoccupation
qu'inspire le fossé qui se creuse entre les peuples et la construction
européenne. On ne peut pas ne pas être frappé par le fait que les neuf grandes
circonscriptions d'Irlande qui ont voté à plus de 55 % pour le « non » sont des
circonscriptions travaillistes, populaires, et que les deux seules
circonscriptions qui ont voté pour le « oui » sont les deux quartiers bourgeois
situés au sud de la capitale.
(M. Gaillard lève les bras au ciel.)
M. Paul Girod.
Quelle horreur !
M. Jean-Yves Autexier.
On ne peut pas ne pas être frappé par le fossé qui se creuse entre les couches
populaires dans toute l'Europe et la construction européenne telle qu'elle se
déploie.
Comme tout traité communautaire, le traité de Nice ne pourra entrer en vigueur
que lorsque tous les Etats signataires l'auront ratifié. On peut imaginer qu'un
nouveau référendum sera organisé demain : lorsqu'on veut faire le bonheur des
peuples sans eux, quelquefois contre eux, on leur représente plusieurs fois,
comme aux enfants boudeurs, le plat qu'ils ne veulent pas ingurgiter.
Mais quel texte sera présenté demain aux Irlandais ? Peut-être le même, ce qui
serait leur faire injure. Je ne reprendrai pas ce qu'a dit à ce sujet M. Badré,
que j'approuve. Peut-être sera-ce un autre texte, mais alors le Sénat est
invité à ratifier un traité qui sera modifié après notre vote.
Que le Parlement français délibère ainsi sur un texte explicitement rejeté par
le peuple d'un Etat membre me paraît significatif de ce qu'il advient du
principe démocratique dans les procédures européennes. En réalité, l'opinion
des peuples ne compte pas : M. Prodi l'a exprimé sans fard. C'est pour cela
que, à nos yeux, l'irrecevabilité est en premier lieu justifiée.
En second lieu, de nombreuses dispositions du traité nous paraissent
incompatibles avec notre Constitution.
Il n'est pas facile de concilier l'article 2 de notre Constitution,
c'est-à-dire le principe de la République « gouvernement du peuple, par le
peuple et pour le peuple », avec une conception fédérale de l'Union.
Ce principe est évidemment compatible avec la conception d'une Europe de
nations libres, formule que j'emprunte au Premier ministre britanique. Mais il
ne l'est pas avec la constitution d'une Europe en forme de super Etat fédéral,
selon les conceptions qu'en ont exposé successivement MM. Schaüble et Lammers,
pour la CDU-CSU, puis M. Joschka Fischer à l'université Humboldt, puis le SPD
et le chancelier Schröder, dont les propositions visent à tranformer le Conseil
en Chambre haute, à élargir le mécanisme de la codécision et à transformer la
Commission en gouvernement européen. Il y a une grande logique en ces choses
!
Le coordonnateur des relations germano-françaises, le professeur Rudolf von
Thadden, un homme extrêmement estimable, a indiqué, dans un journal français,
que pour ce projet la France devait changer un peu quelque chose d'elle-même.
Encore faut-il le lui demander !
Le Gouvernement du peuple français, par des instances qu'il n'a pas élues,
mettrait fin au principe de souveraineté populaire.
Beaucoup estiment que c'est la meilleure voie possible. Aucun débat n'est
interdit, à condition que le débat ait lieu. La méthode Monnet, c'est fini.
C'est un point que nous pouvons partager avec nos partenaires allemands. Il ne
s'agit pas d'avancer de biais, un pas conduisant à l'autre, les élus et les
opinions placés devant le fait accompli étant contraints d'avancer encore d'un
pas. Cette méthode est révolue ! Il faut poser la question politique du devenir
de l'Europe, la question politique du devenir des souverainetés, la question
politique de ce que nous voulons faire ensemble. Il faut demander aux peuples
s'ils sont prêts à échanger le principe de souveraineté populaire pour celui du
fédéralisme. Bien sûr, le traité de Nice n'est pas allé jusque-là. D'ailleurs,
le Gouvernement français a bien défendu les prérogatives du Conseil. Il l'a
fait dans des conditions difficiles et il faut lui rendre hommage pour sa
ténacité de ce point de vue.
Cependant, j'observe aussi que, pour vingt-neuf domaines d'activité importants
de l'Union européenne, on passe à la majorité qualifiée : la politique
commerciale pour ce qui concerne les services et la propriété intellectuelle,
la modernisation des systèmes de protection sociale, sans que l'on cerne
vraiment les contours de cette délégation, les mesures nécessaires à
l'introduction de l'euro.
Le président de la Commission sera désigné à la majorité qualifiée. J'observe
que, de ce fait, il échappera à tout contrôle démocratique : d'abord, il
échappera au contrôle de ceux qui ne l'ont pas élu, cela va sans dire ;
ensuite, il échappera bien vite au contrôle de ceux qui l'ont élu, car il
songera rapidement qu'il ne doit sa nomination qu'à son talent.
Au sein de la Commission, la France n'aura plus, à terme, qu'un représentant
sur vingt-sept et son poids au sein de l'Union européenne, qui représente
aujourd'hui 11,5 % des voix dans les votes à la majorité qualifiée - elle est
rarement mise en oeuvre -, passera à 8 % dans une Union où la majorité
qualifiée deviendra une règle beaucoup plus fréquente.
La repondération que le Gouvernement français a négociée avec sagesse ne
constitue une difficulté que parce qu'elle va de pair avec l'extension de la
majorité qualifiée. Le fonctionnement de l'Union s'en trouvera modifié. En
somme, on fait comme si l'acceptation par la minorité d'une décision
majoritaire, difficilement acquise dans chacune de nos nations, à la suite
d'histoires longues et difficiles, pouvait se transposer mécaniquement au
niveau de l'Union européenne. On fait comme s'il y avait un peuple, alors qu'il
y en a quinze et qu'il y en aura vingt-sept.
Une coalition d'Etats, disposant de la majorité qualifiée pourra imposer des
mesures rejetées par un ou plusieurs pays. Le gouvernement du peuple par le
peuple deviendra celui d'un peuple par une majorité qualifiée à Bruxelles ;
j'appelle votre attention sur ce point. Ce phénomène opposera une majorité
qualifiée obtenue dans un Conseil au fonctionnement opaque à une majorité issue
du peuple, quelquefois du suffrage universel, dans l'un des Etats membres. Ce
conflit de légitimité démocratique posera un grave problème, qui fonde, à mes
yeux, l'irrecevabilité de ce projet de loi.
Je comprends que l'élargissement vous fasse souhaiter lever le verrou de
l'unanimité afin de pouvoir avancer. Mais la majorité qualifiée ne peut aller
qu'avec un rappel explicite du compromis de Luxembourg et la possibilité, pour
les Etats, d'invoquer un intérêt national majeur. C'est le seul moyen de lever
le grief d'inconstitutionnalité qui, à défaut, pourrait être opposé au traité
de Nice.
L'élargissement est, certes, souhaitable, mais il ne légitime pas le
fédéralisme, bien au contraire. Monsieur le ministre, ce matin, vous avez
évoqué dans votre intervention l'évolution de l'opinion dans les pays candidats
à l'élargissement. Ils n'ont pas quitté un empire imposé pour un empire
consenti, le fût-il par le vote. Je crois que le fédéralisme n'a pas d'avenir
dans une Europe à vingt-sept.
Enfin, le présent projet de loi nous paraît irrecevable par son contexte.
Le traité de Nice prévoit une nouvelle Conférence intergouvernementale en
2004. Comment son contexte s'éclaire-t-il ? Les visées fédérales de l'Allemagne
sont logiques : elle nous propose un schéma d'aménagement de l'Union européenne
assez conforme à l'organisation du territoire qu'elle a connue pendant des
siècles. La formule fédérale lui est naturelle ; elle est étrangère à la
France. La Grande-Bretagne a des visées plus raisonnables, qu'elle résume sous
la forme d'union de nations libres.
Face à une offensive des conceptions fédérales, on aurait pu attendre de la
France qu'elle fît valoir l'incompatibilité entre le principe de souveraineté
populaire, le régime républicain et le système fédéral. Or j'estime qu'elle a
répondu à la dynamique allemande par une formule timide « la fédération
d'Etats-nations ». C'est une expression chauve-souris : je suis fédéral, voyez
mes dents ; je respecte les Etats-nations, voyez mes ailes.
Cette absence de choix marque en réalité le vacillement de la volonté. Le
dynamisme allemand est dans la nature des choses. Il faut non pas s'en
préoccuper ou s'en apeurer, mais l'équilibrer.
Cette réponse aussi ambiguë, loin de constituer l'équilibre nécessaire à
l'Europe, ne marquera au contraire que l'encouragement à la dynamique fédérale,
contraire à mes yeux à la manière dont se constitue historiquement la
République française. De sorte qu'après 2002 on voit dans quel sens s'orientera
la préparation de la Conférence intergouvernementale de 2004, d'autant que le
Président de la République a annoncé à Berlin qu'il souhaiterait une
constitution européenne. Le gardien des institutions de la Ve République ne
nous a pas expliqué comment il entendait subordonner la Constitution de 1958 à
la constitution européenne. Il ne nous a pas dit non plus de qui il tenait
mandat pour s'engager dans la rédaction d'une constitution. Peut-être serait-il
sage, avant de se lancer dans pareille aventure, de consulter les Français par
référendum.
Un peuple se donne une constitution ; les peuples entre eux passent des
traités. La simple acceptation de la règle majoritaire par la minorité est un
acquis de chacune de nos démocratie, de chacun de nos Etats. Elle suppose que
la communauté historique et la communauté de destins soient plus fortes que les
désaccords.
On peut faire de l'angélisme et penser que l'acceptation de la règle
majoritaire est acquise au niveau européen ; mais ce n'est pas la vérité et ce
rêve se brisera sur le mur des réalités.
Il n'y a pas, à ce jour, de nation européenne, pas d'espace public commun de
débats à l'échelon de l'Europe. Je ne dis pas que cette situation est
indépassable. Je souhaite, au contraire, qu'ensemble nous construisions
l'espace public commun par une meilleure connaissance de nos langues, de nos
histoires. Le débat portait sur les mêmes points dans les différents Etats.
Cela prendra du temps ! Prétendre qu'aujourd'hui c'est le cas est un raccourci,
et les raccourcis sont des impostures dont la première victime est toujours la
démocratie.
L'Europe doit rester une Union de nations, car la démocratie se forme dans ces
cadres. Au lieu des meccanos institutionnels, donnons du sens à la construction
européenne ! C'est la question qui nous est posée. La voyons-nous comme une
grande banlieue de l'Amérique ? Un relais de la mondialisation marchande ?
Pensons-nous, comme Romano Prodi, que nos valeurs sont celles de l'Amérique ?
Pensons-nous, comme Gerhard Schröder dans ses propositions, que l'objectif,
c'est l'ouverture à la concurrence des services publics, la création d'un
marché financier unique, l'objectif de stabilité pour l'euro, le désengagement
dans le financement de la politique agricole commune et des politiques
structurelles, le partenariat avec les Etats-Unis pour la sécurité européenne
?
Continuons-nous dans cette voie ? Continuons-nous dans l'idée que l'Europe est
le moyen de faire accepter à notre pays les réformes libérales dont le peuple
ne veut pas ? Ou bien voulons-nous au contaire instaurer un espace propre,
indépendant, où les nations s'impliquent au lieu de se dissoudre ?
Nous avons le choix entre une Union de nations, où la décision revient au
Conseil, et un Etat englobant les nations, comme si l'Europe était une nation.
Entre les deux, il faut choisir !
L'Europe n'implique pas qu'une nation renonce à son modèle et qu'une autre
impose le sien. Le traité de Nice ne pouvait pas faire ce choix. M. Prodi avait
dit publiquement qu'il fallait mettre fin à l'intergouvernementalité. M.
Schröder, je crois, le pense très fort. La France, au contraire, et à juste
titre, en défend le principe, comme d'ailleurs la Grande-Bretagne.
Mais, aujourd'hui, il faut ressourcer l'Europe dans ses nations, reconnues
comme les acteurs politiques indispensables : l'Allemagne, la France,
l'Espagne, l'Italie, autant d'apports, de richesses, de cultures !
Nous sommes dans un pays viticole : nous aimons le Sylvaner, le Traminer, le
Beaujolais, le Bordeaux, le Bourgogne ; tout cela mélangé ferait une « bibine »
imbuvable !
M. Serge Vinçon.
Et le Sancerre !
(Sourires.)
M. Jean-Yves Autexier.
Certainement !
Le Conseil doit retrouver sa fonction d'orientation, parce qu'il est le lieu
de la légitimité. Il devra détenir aussi, à l'avenir, le droit d'initiative
pour les trois piliers. Renforcer la démocratie, c'est rapprocher la politique
européenne de la politique de chacun de nos pays et la mettre entre les mains
de ceux que les peuples ont élus pour cela. Un conseil permanent des ministres
des affaires eurpoéennes serait, en ce sens, une excellente chose.
Le Parlement européen devenant assemblée des représentants des parlements
nationaux - ou bien une seconde chambre ainsi composée - serait également de
nature à servir cet objectif. Il nous faut bâtir l'Europe sur des projets !
La question du « que faire ? » se pose avant celle du « comment faire ? ». Le
traité de Nice lève quelques verrous sur les coopérations renforcées ; il ouvre
une grande porte me semble-t-il. L'avenir de l'Europe à vingt-sept ne peut pas
être fédéral. Il doit être fondé sur des projets et des coopérations
renforcées, qui permettront aux pays qui le souhaitent de se lancer dans
l'aventure.
Dans une coopération renforcée, les parlements nationaux et les gouvernements
sont directement associés aux politiques mises en place. C'est une manière de
donner du sens à la construction européenne en la centrant sur des projets
concrets et en y associant directement les représentants des peuples. La
géométrie variable ne doit pas nous faire peur, si nous pouvons partir à
quelques-uns. Les verrous sont même insuffisamment ouverts à mes yeux.
Le moment est venu de tirer le constat qu'à vingt-sept les chimères
fédéralistes d'hier sont à présent usées jusqu'à la corde, qu'elle n'ont plus
d'avenir, qu'il faut inventer un nouveau destin à l'Europe et rouvrir, de
concert avec l'Allemagne, le chantier européen sur de bonnes bases, celles de
la politique, c'est-à-dire celles des peuples, celles de la démocratie,
c'est-à-dire celles des nations.
(Applaudissements sur certaines travées du groupe communiste républicain et
citoyen. - M. Hamel applaudit également.)
M. Emmanuel Hamel.
C'est tragiquement vrai ! Et ce sont eux qui le disent ! Nous, on
accepte...
M. le président.
Y a-t-il un orateur contre la motion ?...
Quel est l'avis de la commission ?
M. Xavier de Villepin,
président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des
forces armées, rapporteur.
Monsieur le président, monsieur le ministre,
mes chers collègues, les arguments présentés par nos collègues Jean-Yves
Autexier et Paul Loridant méritent une attention toute particulière, tant il
est vrai qu'ils touchent à des aspects essentiels de la construction
européenne.
J'appellerai cependant le Sénat à rejeter la notion tendant à opposer
l'exception d'irrecevabilité soulevée, car elle me semble infondée tant sur la
question de la majorité qualifiée que sur celle du référendum irlandais.
Sur la majorité qualifiée, je rappellerai deux points.
D'abord, le passage à la majorité qualifiée implique toujours une modification
des traités, elle-même subordonnée à des procédures de ratification nationales
et démocratiques, monsieur Autexier, conformes en cela à notre Constitution.
C'est d'ailleurs bien parce que les Etats ont senti, à Nice, les limites de
l'acceptation de leurs populations vis-à-vis de l'accroissement du rôle de
l'Union qu'ils n'ont consenti qu'une extension très mesurée du vote à la
majorité qualifiée.
Il me semble cependant que, dans une Union élargie, il est indispensable, si
l'on veut faire avancer l'Europe, de favoriser le mode de décision à la
majorité qualifiée. Il importe, dans le même temps, de tenir compte des
exigences démocratiques des Etats membres.
C'est pourquoi - et c'est mon deuxième point - toute extension nouvelle du
vote à la majorité qualifiée suppose l'organisation préalable d'un large débat
sur les compétences de l'Union et sur la question de la subsidiarité. En effet,
à partir du moment où les Etats membres reconnaissent qu'un sujet peut être
traité avec plus de profit pour chacun d'eux au niveau communautaire, il est
logique d'adopter les décisions sur la base du vote à la majorité qualifiée.
Le débat sur l'avenir de l'Union permettra, je l'espère, d'avancer sur cette
importante question.
J'en viens au référendum irlandais.
Le résultat a constitué, certes, une déception, voire une inquiétude ; dans
mon exposé, ce matin, je ne l'ai pas caché, monsieur Autexier. Toutefois, il
faut rappeler que les procédures de ratification vont se poursuivre dans les
autres pays où le traité paraît assuré du soutien de majorités.
Par ailleurs, le Gouvernement irlandais s'est dit déterminé à organiser un
nouveau référendum sur le traité, qui pourrait être assorti, avec l'appui de
ses quatorze partenaires, monsieur Loridant, d'une déclaration qui tienne
compte des préoccupations manifestées par les électeurs le 7 juin dernier.
M. Paul Loridant.
Le peuple avait donc tort !
M. Xavier de Villepin,
rapporteur.
Le peuple peut avoir le droit de penser une deuxième fois !
C'est une autre formulation, monsieur Loridant.
(Sourires.)
Il n'en reste pas moins qu'il convient - sur ce point, je suis d'accord avec
vous - de tirer les leçons du référendum en s'efforçant de surmonter le
décalage entre les citoyens et la construction européenne.
M. Paul Loridant.
Vaste programme !
M. Xavier de Villepin,
rapporteur.
C'est vrai, mais vous allez y contribuer, monsieur Loridant,
parce que vous êtes un collègue de bonne volonté !
C'est à cette condition, et à cette condition seulement - sur ce point, je
suis encore d'accord avec vous - que nous pourrons avancer sur la voie d'une
Europe forte, en mesure de peser sur les grandes évolutions internationales, de
promouvoir, comme vous le souhaitez, ce pôle de régulation économique et
sociale auquel notre pays est profondément attaché.
Pour toutes ces raisons, et pour celles que j'ai exposées ce matin, je demande
au Sénat de bien vouloir rejeter la motion d'irrecevabilité.
(Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président.
Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Pierre Moscovici,
ministre délégué chargé des affaires européennes.
Monsieur Autexier, je
crois effectivement que votre intervention soulève un certain nombre de
questions auxquelles il nous faudra répondre, et je vous invite par avance à
prendre toute votre place, positive, constructive, dans le grand débat qui
s'ouvre sur l'avenir de l'Union européenne à l'horizon, désormais proche, de
2004.
Je me contenterai, après les excellentes réflexions de M. Xavier de Villepin,
de formuler quelques observations sur les trois problèmes que vous avez
soulevés dans votre intervention.
D'abord, je ne crois pas que le rejet par l'Irlande du traité de Nice par
référendum rende ce texte caduc. Bien sûr, il y a là la manifestation - M. de
Villepin l'a dit - d'une déception, d'une inquiétude. Il y a là aussi, pour
nous, un puissant stimulant à rendre l'Europe plus démocratique et à faire en
sorte que nos concitoyens s'y intéressent davantage. Cela appelle non pas à
moins d'Europe, mais à plus d'Europe, non pas à moins de débats européens, mais
à plus de débats européens.
En revanche, ne soyons pas plus irlandais que les Irlandais. J'observe que le
Gouvernement irlandais lui-même nous a demandé de continuer le processus de
ratification et qu'il ne demande pas de renégociation du traité. Il reviendra à
l'Irlande de faire ses choix définitifs dans les formes - probablement un
référendum ! - qu'auront choisies à la fois ses autorités et son peuple. C'est
à eux de dire quand et comment ils choisiront.
Il nous appartient aussi de voir à quel type de solution il faut recourir pour
permettre la perpétuation ou la poursuite du processus d'élargissement,
processus qui ne peut pas se faire, à mon sens, sans le traité de Nice ou, à
tout le moins, sans l'intégration de ses dispositions. Nous verrons donc ce
qu'il adviendra.
S'il devait y avoir, le cas échéant, le moment venu, un deuxième « non », nous
aviserions. Mais, pour l'heure, il est très important, il est même fondamental
- et les Irlandais nous le demandent - de poursuivre le processus de
ratification. C'est ce que fera sans doute le Sénat dans quelques minutes.
Nous serons ainsi le deuxième pays de l'Union à avoir ratifié le traité de
Nice ; nous aurons montré l'exemple, et je crois que c'est tout à fait
important.
Le deuxième argument que vous avez soulevé tient à un certain nombre
d'incompatibilités constitutionnelles. J'y vois la marque d'un talent juridique
que je dois saluer, puisque le Conseil d'Etat, évidemment saisi, n'en a pas,
pour sa part, relevé. Mais l'imagination est toujours bonne conseillère !
M. Paul Loridant.
Le Conseil d'Etat n'est pas le Conseil constitutionnel !
M. Pierre Moscovici,
ministre délégué.
Le Conseil d'Etat est aussi le conseil qui a pour
mission d'examiner la validité juridique des textes. C'est le conseil du
Gouvernement, et vous le savez fort bien, monsieur Loridant !
Si j'ai bien compris - j'ai écouté attentivement ce que vous avez dit,
monsieur Autexier - vous vous basez, au fond, sur le fait que le fédéralisme
serait contraire à la souveraineté telle qu'elle s'exprime à l'article 2 de la
Constitution. C'est audacieux, je me permets de vous le dire, car, à ce compte,
je ne vois pas bien quel traité international signé en matière européenne
depuis 1957 - le traité de Rome lui-même, mais aussi l'Acte unique, signé, à
l'époque, par l'un des membres les plus éminents du Gouvernement, M.
Chevènement, le traité de Maastrich, approuvé par le peuple français, même si
le résultat du vote fut serré, le traité d'Amsterdam, qui a fait l'objet d'un
débat fort long et fort intéressant devant votre assemblée - je ne vois pas,
dis-je, quel traité n'aurait pas été incompatible, inconstitutionnel ou
contraire à notre souveraineté !
Voilà une argumentation de votre part qui a le mérite d'une certaine forme de
franchise ! Mais ce n'est évidemment pas la conviction de tous ceux qui sont
engagés dans la construction européenne.
Monsieur Autexier, il est clair que Nice n'ouvre pas la voie à un fédéralisme
pur. Vous avez cité une série de dirigeants allemands : le président du SPD, ou
encore des responsables de la CDU, comme MM. Schäuble et Lammers. Quant à M.
Fischer, je dirai qu'il ne défend pas un fédéralisme pur. Au contraire,
l'intérêt de son discours est que, pour la première fois peut-être dans un
discours d'un responsable allemand, a été évoquée la perspective du respect des
Etats-nations à travers une formule qui est celle de la fédération
d'Etats-nations, formule sur laquelle nous reviendrons.
Et si, un jour - je veux en revenir à cette « chauve-souris », à cet « oxymore
», qu'évoquait M. Chevènement lorsqu'il défendait la même motion que vous à
l'Assemblée nationale -, nous devions passer au fédéralisme pur, nul doute
qu'il y aurait alors un référendum, que le peuple aurait à se prononcer.
Peut-être vos arguments trouveraient-ils, dans ce cas, plus de validité. Mais
nous n'en sommes pas là !
Je ne crois pas non plus que le traité de Nice abaisse le poids de la France.
Nous sommes dans un processus de partage, c'est vrai, notamment avec
l'élargissement. Mais, dans le même temps, la repondération des voix au
Conseil, qui maintient d'ailleurs la parité avec l'Allemagne alors même que
notre démographie nous rend moins nombreux que les Allemands, permet au
contraire à la France de peser plus par rapport à ceux que l'on appelle les «
petits Etats ».
Quant à la Commission - je voudrais éclairer votre lanterne sur ce point -,
elle n'est pas l'émanation des Etats, et le fait d'avoir un commissaire ou deux
ne doit pas être un facteur déterminant si nous voulons, au contraire, qu'elle
redevienne la garante de l'intérêt général.
La mise en cause que vous avez faite du vote à la majorité qualifiée m'est
apparue paradoxale. Je ne crois pas que ce vote induise un Etat supranational.
J'ai la faiblesse de penser depuis toujours que la démocratie s'exprime
essentiellement par le vote, et il est important, dans ce contexte, que l'on
puisse voter au sein du Conseil.
Je rappelle d'ailleurs que le vote à la majorité qualifiée, à l'heure
actuelle, ne s'applique pas, loin s'en faut, qu'à des questions techniques.
Ainsi, la politique agricole commune est votée à la majorité qualifiée, y
compris dans ses règlements de base, depuis le traité de Rome en 1957. Il en va
de même pour le marché intérieur, prévu par l'Acte unique. Il convient donc, au
contraire, d'étendre le vote à la majorité qualifiée, notamment si nous voulons
mener des réformes, dans le cadre européen, telles que celles que vous appelez
de vos voeux - je n'en doute pas - en matière de régulation économique et de
régulation sociale. Comment, en effet, envisager une harmonisation fiscale et
sociale si l'on ne la décide pas au vote à la majorité qualifiée ?
Faut-il s'en remettre systématiquement au principe d'unanimité, c'est-à-dire
donner la parole, donner le droit de veto, à ceux qui sont toujours contre la
construction européenne ou contre l'extension des progrès dans les domaines
économique et social ?
Voilà pourquoi je crois plus à une extension qu'à une limitation du vote à la
majorité qualifiée, en répétant devant le Sénat ce que j'ai dit à l'Assemblée
nationale en réponse au discours de M. Chevènement, à savoir que le compromis
de Luxembourg demeure pleinement valable. Simplement, il est là pour faire
face, le cas échéant, à des menaces contre nos intérêts vitaux.
J'en termine par la « chauve-souris », par la fédération d'Etats-nations.
Je peux partager le diagnostic selon lequel l'élargissement ne mène pas à une
fédération. J'appartiens à un gouvernement dont le Premier ministre, Lionel
Jospin, a défendu - vous l'aurez remarqué - non pas une thèse purement fédérale
mais, au contraire, l'idée d'une fédération d'Etats-nations.
Cela me paraît être un simple développement du bon sens. D'ailleurs, le
Président de la République, avec une autre conception, s'y rallie aussi. M.
Joschka Fischer y a fait également allusion, après Jacques Delors.
Pourquoi ? Parce qu'il est indéniable qu'il y a dans l'Union européenne des
éléments fédéraux ; le nier serait mentir : la Commission est une institution
fédérale, la Banque centrale européenne est une institution fédérale, l'euro,
qui va devenir notre monnaie, est fédéral, la Cour de justice des Communautés
européennes est fédérale ! Bref, autant d'éléments qui vont vers une mise en
commun de souveraineté, vers un partage de souveraineté.
Dans le même temps, comme vous, de façon peut-être moins accentuée, nous
croyons que les Etats-nations demeurent une réalité, qu'ils ont une légitimité
forte et qu'ils doivent continuer, qu'ils continueront longtemps, à jouer leur
rôle dans l'Union européenne.
Quant à ce que nous appelons « Constitution », que ce soit au sens d'un Etat
ou qu'il s'agisse d'un traité constitutionnel, l'essentiel me paraît être que,
dans l'esprit de ceux qui utilisent cette formule, il s'agit de marquer que
nous souhaitons une structure plus permanente, plus solennelle, plus forte, qui
permette de doter l'Europe de ce toit politique que j'évoquais ce matin.
Tous les raccourcis sont des impostures, avez-vous dit.
Je partage cette belle conviction, même si elle est parfois aussi un peu
facile.
Tous les raccourcis, oui ! sont des impostures, et c'est pour cela que nous
devons réfléchir ensemble, en confrontant nos idées, et, le moment venu,
préparer le terrain pour un référendum sur des sujets plus fondamentaux que ce
traité de Nice. Je pense, par exemple, à une Constitution européenne.
Comme vous, je n'aime pas couper mon vin, car les mélanges ainsi obtenus ne
sont pas harmonieux. En revanche, reconnaissez, comme moi, que certains
mélanges peuvent réussir. C'est ce qu'on appelle la diversité.
C'est le sens de l'histoire de l'Union européenne, qui nous a tant apporté par
sa richesse, et cette histoire n'est pas finie. Je suis, comme vous, favorable
à l'élargissement aux pays d'Europe centrale et orientale. Il me semble que
nous sous-estimons ce qu'ils vont représenter pour nous. Il ne s'agit pas d'un
élargissement de plus, d'un élargissement technique. C'est une démarche
porteuse d'une signification profonde, politique, historique, économique, et
stratégique aussi. Pour ma part, j'avoue attendre beaucoup de ce mélange-là et
y croire profondément.
Au fond, un débat traverse toutes nos forces politiques : il s'agit de savoir
si nous souhaitons que l'Europe soit un simple espace ou si nous voulons que
l'Europe soit une puissance. Je crois que nous partageons la conviction que
l'Europe doit être une puissance, mais nous divergeons sur la façon d'y
parvenir.
J'avoue ne pas bien voir le modèle alternatif que vous proposez pour l'Europe.
De quel jacobinisme s'agit-il qui permette d'aller vers l'Europe que vous
appelez de vos voeux, ou vers la non-Europe à laquelle nous risquerions de
parvenir ?
Enfin, en ce qui concerne maintenant les coopérations renforcées,
effectivement, elles peuvent mener à une forme de géométrie variable, mais il
faut les utiliser pour aller de l'avant, et non pour s'arrêter.
Sur quelques points, je suis tout à fait d'accord avec votre démarche.
Je pense, notamment, à la volonté qui est la nôtre à tous, avec, bien entendu,
des formes et des convictions différentes, de dire oui à un projet européen qui
soit plus ambitieux dans son contenu économique et social et qui mette l'accent
sur la régulation face aux désordres de la mondialisation, étant rappelé que
mondialisation ne rime pas toujours avec désordres.
Je vous remercie aussi de l'appui que vous apportez à la proposition de M. le
Premier ministre - je la crois juste à la fois intellectuellement et par
expérience - qui vise à créer un conseil permanent des ministres des affaires
européennes.
Mais, au-delà, vous avez exprimé des convictions. Vous aurez compris que ces
convictions, qui sont respectables et que je respecte profondément, ne sont pas
les miennes ni celles du Gouvernement. Je ne crois pas qu'elles soient
justifiées par de réels arguments constitutionnels. Par conséquent, pas plus
que la commission, le Gouvernement n'invitera le Sénat à voter la motion
tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité que vous proposez.
(Applaudissements sur les travées socialistes.)
M. le président.
Personne ne demande plus la parole ?...
Je mets aux voix la motion n° 1, repoussée par la commission et par le
Gouvernement.
Je rappelle que son adoption entraînerait le rejet du projet de loi.
Je suis saisi de deux demandes de scrutin public émamant, l'une, de la
commission, l'autre, du groupe communiste républicain et citoyen.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président.
Personne ne demande plus à voter ?...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
Nombre de votants | 314 |
Nombre de suffrages exprimés | 300 |
Majorité absolue des suffrages | 151 |
Pour l'adoption | 4 |
Contre | 296 |
Nous passons à la discussion de l'article unique.
« Article unique . - Est autorisée la ratification du traité de Nice modifiant le traité sur l'Union européenne, les traités instituant les Communautés européennes et certains actes connexes, signé le 26 février 2001, et dont le texte est annexé à la présente loiVoir le document annexé au projet de loi n° 3045 (AN).