SEANCE DU 30 JANVIER 2002
DROITS DES MALADES
Suite de la discussion d'un projet de loi
déclaré d'urgence
M. le président.
Nous reprenons la discussion du projet de loi relatif aux droits des malades
et à la qualité du système de santé.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. le président de la
commission des affaires sociales.
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Monsieur le président,
monsieur le ministre, mes chers collègues, les trois rapporteurs de la
commission des affaires sociales, ainsi que le rapporteur pour avis de la
commission des lois ont excellemment analysé l'important projet de loi dont
nous abordons la discussion aujourd'hui.
C'est un projet important par son volume ; il contient pas moins de 94
articles, dont certains insèrent des chapitres entiers dans le code de la santé
publique, et plus de 400 amendements ont été déposés pour cette première
lecture au Sénat.
C'est aussi un projet important par les thèmes qu'il aborde. Il suffit de
survoler les différents titres de chapitre : droits de la personne et droits
des usagers du système de santé, responsabilité, compétence et déontologie des
professionnels, réparation des conséquences des risques sanitaires, orientation
de la politique de santé, organisation régionale de la santé, prévention ...
Ces questions fondamentales sont pourtant passées quelque peu au second plan
dès lors que le Gouvernement a fait part de sa volonté d'y ajouter le débat sur
l'arrêt Perruche. Etait-ce une bonne décision ? Etait-ce une mauvaise décision
? Je crois, pour ma part, qu'il était difficile de faire autrement.
Votre projet de loi, monsieur le ministre, comporte un certain nombre
d'affirmations de principe, à caractère souvent symbolique.
Nous débattrons ainsi de la nécessité ou non d'affirmer l'existence de
responsabilités des usagers du système de santé en parallèle aux droits que le
projet de loi entend leur reconnaître.
Nous débattrons du point de savoir si l'on peut inscrire dans la loi que le
malade prend les décisions concernant sa santé ou s'il n'est pas préférable
d'écrire qu'il participe à ces décisions dans le cadre du colloque singulier
avec le médecin.
Nous débattrons de la meilleure appellation des différentes instances
ordinales : faut-il conserver le terme « ordres » ou faut-il, comme l'a
souhaité l'Assemblée nationale, les baptiser « conseils », voire « collèges »
?
Mais, au-delà de ces débats auxquels nous participerons volontiers, j'ai le
sentiment que ce projet de loi marquera durablement notre droit positif sur
trois points principaux : la réflexion sur le handicap à travers le débat sur
l'arrêt Perruche, la question de la formation continue des professionnels de
santé et celle de la réparation des risques sanitaires.
Or, ces trois points, le Sénat vous avait offert d'en débattre au printemps
dernier.
En mars 2001, lors de l'examen du projet de loi relatif à l'interruption
volontaire de grossesse et à la contraception, le Sénat avait adopté un
amendement qui prévoyait que « nul n'est recevable à demander une indemnisation
du seul fait de sa naissance » et qui ouvrait ainsi le débat que nous avons
aujourd'hui en des termes identiques.
Un mois plus tard, en avril 2001, le Sénat adoptait une proposition de loi
très complète sur l'indemnisation de l'aléa médical et sur la responsabilité
médicale, dont le dispositif ne différait pas substantiellement de celui que
comporte le présent projet de loi.
Un mois plus tard encore, en mai 2001, le Sénat adoptait, dans le cadre du
vaste projet de loi de modernisation sociale, qui comportait un volet
sanitaire, un dispositif relatif à la formation continue des médecins.
Chaque fois, le Gouvernement a refusé le dialogue au motif qu'un projet de loi
était en préparation.
Nous avons tous encore en mémoire le grief favori de Mme la ministre de
l'emploi et de la solidarité, qui apostrophe volontiers la majorité de notre
assemblée, laquelle, paraît-il, critiquerait toujours mais ne proposerait
rien.
En l'espèce, nous avons formulé trois propositions - les trois fois d'ailleurs
sur l'initiative de notre ancien collègue Claude Huriet -, et, par trois fois,
le Gouvernement nous a répondu qu'il fallait attendre.
Je le regrette, monsieur le ministre, je vous le dis avec amitié, car vous
avez eu des mots aimables pour notre commission, saluant, à juste titre, ses
initiatives dans le domaine de la sécurité sanitaire, par exemple, ou encore
celles qui ont été prises, sous l'impulsion de notre ancien collègue Lucien
Neuwirth, dans le domaine du traitement de la douleur et des soins
palliatifs.
Nous avons donc dû attendre un texte annoncé en juin 1999 mais qui n'a été
déposé qu'en septembre dernier.
Je me félicite, monsieur le ministre, qu'il ait fait l'objet - dites-vous -
d'une très large concertation.
Mais je constate - pour le déplorer - qu'à partir du moment où le Gouvernement
se sent prêt, il n'entend pas que le Parlement s'attarde, de sorte qu'à partir
du moment où l'on en arrive à ce que vous appelez « la phase parlementaire » la
machine s'emballe. L'Assemblée nationale a examiné le texte dès le 2 octobre
2001 dans le cadre d'une procédure d'urgence immédiatement déclarée.
Passé l'automne, qui, pour notre commission, a été neutralisé, vous le savez,
par le débat sur la loi de financement de la sécurité sociale et quelques
textes sociaux particulièrement lourds, nous abordons aujourd'hui ce projet de
loi dans un certain désordre et dans la presse de ce qui est déjà une fin de
session, prélude à une fin de législature.
Je déplore, pour ma part, que, sur un texte de cette nature et de cette
importance, une navette normale n'ait pas été recherchée.
M. Paul Blanc.
Très bien !
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Je regrette que, sur
trois des volets les plus importants du projet de loi, vous n'ayez pas saisi la
possibilité de débattre plus au calme sur les propositions que faisait le
Sénat.
Je regrette enfin que notre commission ait été contrainte de procéder à un
programme d'auditions restreint alors que, en dépit de la très large
concertation que vous évoquez, de nombreux points de vue cherchaient encore à
s'exprimer. Je remercie à ce titre nos rapporteurs d'avoir pris le relais,
multipliant les prises de contact attentives et fructueuses dans le cadre de la
préparation de leurs rapports.
Puis-je ajouter, en tant que président de la commission des affaires sociales,
que je suis fier de la qualité des débats que nous avons eus en commission lors
de l'examen du projet de loi et, plus particulièrement, lors de l'examen de
l'amendement présenté par les trois rapporteurs sur la question du handicap
?
Je sais que l'amendement que nous proposons et que la commission a adopté à
l'unanimité s'écarte de la logique qui a été retenue par l'Assemblée nationale
et diffère de celle qui a eu la préférence de la commission des lois.
Je comprends naturellement cette logique qui développe, dans toutes ses
conséquences, le droit de la responsabilité et le principe de la réparation,
car j'avais l'honneur, voilà seulement quelques mois, d'être le seul médecin
présent aux travaux de cette éminente commission des lois.
M. Pierre Fauchon,
rapporteur pour avis.
Où vous êtes très regretté !
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Merci, mon cher
collègue !
La commission des affaires sociales, pourtant, n'a pas partagé cette logique
qui la heurte dans une de ses convictions profondes : l'adaptation de notre
société à la déficience de certains de nos concitoyens ne passe pas par la
technique de l'assurance et du droit à réparation ; elle passe indubitablement
par la solidarité nationale.
(Très bien ! Sur les travées des Républicains
et Indépendants et du RPR.)
Le droit à la réparation est profondément inégalitaire et, en définitive,
choque dès lors que la faute est non pas à l'origine du handicap mais
simplement à l'origine de la naissance.
M. Paul Blanc.
Très bien !
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Comment accepter en
effet une telle différence de traitement tout au long de la vie, selon que l'on
est face à une faute dans le diagnostic prénatal ou que ce diagnostic n'a pu
être fait ou encore que les parents ont souhaité, en toute connaissance de
cause, laisser vivre leur enfant ?
« Créer un cas spécifique reviendrait, en transférant vers l'assurance privée
la prise en charge des enfants mal-formés, à admettre l'action de vie
dommageable et à considérer, nous dit M. l'avocat général Sainte-Rose, le fait
de vivre comme un préjudice. »
M. Jean Chérioux.
Exactement !
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Il précise : « Cette
action a pour fondement la loi sur l'interruption de grossesse, qui n'a entendu
régler que la question qu'elle traitait mais que l'on veut appliquer après la
naissance de l'enfant. »
Il poursuit : « La philosophie qui sous-tend une telle démarche appelle bien
des réserves au regard tant du statut des personnes handicapées que de la vie
en général. »
M. Jean Chérioux.
Tout à fait !
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
« Source de multiples
difficultés, aussi bien sur le plan juridique, insiste l'avocat général, que
sur les plans éthique et logique, en contradiction avec les droits fondamentaux
de la personne, facteur d'inégalités entre individus qui connaissent la même
infortune, l'action considérée ne peut avoir que des effets pervers : en
encourageant les parents d'enfants handicapés à agir contre les praticiens ; en
engageant ceux-ci à renoncer à certaines opérations de dépistage non
obligatoires, ce qui augmentera le nombre des handicapés ; en les incitant
surtout au moindre doute à décider l'avortement qui, lui, ne suscite aucune
action, et je rappelle que la moitié des avortements sont faits sur des enfants
qui ne présentaient aucune anomalie ; en renforçant les tendances eugéniques
qui existent dans notre société ; en limitant par là même la liberté des femmes
auxquelles on inculquera le devoir d'avorter ; en donnant de la médecine
foetale l'image d'une médecine thanatophore de nature à décourager les
vocations. »
Mes chers collègues, quelle leçon de droit et d'humanisme nous adresse par ses
conclusions M. l'avocat général !
Seule une proposition concrète et généreuse doit être notre réponse à tous
ceux qui sont nés avec une déficience.
Comment oublier que c'est la non-réponse de la société qui transforme cette
déficience en un handicap, comme le rappelle dans son excellent rapport lePr
Fardeau, rapport commandé par Mme la ministre de la solidarité en septembre
2000 ?
Oui, je le répète, c'est la non-réponse de la société, et rien d'autre, qui
transforme cette déficience en un handicap.
Toute politique en direction des personnes handicapées doit être aujourd'hui
dominée par la notion d'égalité des chances. Cette notion s'appuie sur la
déclaration des droits des personnes handicapées de 1975 et sur la résolution
de l'assemblée générale des Nations unies de 1993.
Le 20 décembre 1996, le Conseil de l'Union européenne invitait les Etats
membres à promouvoir dans leurs politiques cette égalité des chances des
personnes handicapées.
Pour y parvenir, il convient de se conformer à cinq principes fondamentaux.
Premièrement, la réaffirmation du droit à la dignité de toute personne
humaine, dont découlent plusieurs corollaires, en particulier le droit de ne
pas être considéré comme un préjudice.
Deuxièmement, le principe de participation, qui impose d'associer la personne
handicapée à toute décision la concernant. En découlent aussi des corollaires,
comme le respect de l'autonomie et de l'indépendance, l'accessibilité des
lieux, la prise en compte des besoins et des intérêts des familles et des
aidants.
Troisièmement, le principe de non-discrimination, qui implique la condamnation
de tout traitement défavorable ou inégalitaire d'une personne en raison de son
handicap.
Quatrièmement, le droit à compensation, qui est complémentaire du principe de
non-discrimination. Pour pouvoir exercer sa pleine citoyenneté, conformément au
droit qui lui est reconnu, toute personne handicapée doit pouvoir compenser les
déficiences et les limitations qui la touchent.
Ce principe a, lui aussi, de nombreux corollaires : le droit à l'aménagement
de l'environnement quotidien, domestique, scolaire, professionnel et urbain ;
le droit d'aller et venir, avec la possibilité d'utiliser les moyens de
transport et de communication courants ; le droit d'accéder aux aides
techniques nécessaires en termes de mobilité, de manipulation ou de
communication ; le droit de disposer des aides humaines indispensables ; la
prise en compte des besoins et des charges des familles et des aidants.
Cinquièmement, enfin, le principe de proximité. Il implique la grande
proximité entre la personne, son lieu de vie et les lieux de décision ou de
réalisation de son projet personnel.
Mes chers collègues, tels sont les principes que la société française aurait
dû faire siens, les défis qu'elle aurait dû relever voilà déjà longtemps, car
d'autres pays européens sont très en avance sur nous à cet égard.
Le retard de la France a provoqué l'exaspération, bien compréhensible, des
personnes handicapées et de leurs familles et a abouti aux arrêts de la Cour de
cassation et du Conseil d'Etat.
Se cacher derrière la faute du praticien qui n'est pas à l'origine du handicap
est une réponse inadaptée au désarroi de toutes les personnes handicapées et de
leurs familles.
Laisser les familles partir à la recherche d'indemnisations pour pallier la
carence de la société n'est pas digne d'un système démocratique comme le
nôtre.
Pousser, par nos lois, les parents à obtenir ces indemnités, en affirmant
qu'ils auraient opté pour l'avortement s'ils avaient su ce qu'était leur
enfant, constitue une véritable torture pour ces parents et une insulte pour
ces enfants.
(Bravo ! et applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants,
du RPR et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du
RDSE.)
Plus simplement, condamner un praticien à indemniser des parents en raison
des déficiences naturelles de l'enfant, c'est estimer que l'avortement eût été
légitime ou que la vie de cet enfant ne méritait pas d'être vécue.
Ce constat abominable a poussé une femme souffrant d'une myopathie sévère à
m'écrire ceci : « Pour admettre le préjudice, il faudrait, nous dit-on, que le
handicap soit d'"une particulière gravité...". Mais qui peut nous fournir la
liste des handicaps considérés comme d'une particulière gravité ? La trisomie ?
Le polyhandicap ? La surdité ? La cécité ? Les deux à la fois ? Une maladie
génétique ? Laquelle, parmi les 6 000 qui existent ? »
La myopathie ? « Au fait, quelle forme ? », demande cette femme, qui en sait
quelque chose ! Une main en moins ? La gauche ? La droite ? Le bec de lièvre ?
La myopie, qui frappe un certain nombre d'entre nous dans cet hémicycle ?
L'asthme ? Le diabète ?
Elle conclut sa lettre par cette terrible question : « Qui aura le privilège
de figurer sur la liste des parias de notre société ? » Je crains de devoir lui
répondre : « Chacun d'entre nous, le jour où il sera possible de détecter
in
utero
nos déficiences génétiques ! »
Malheureusement pour ma correspondante, les principes du droit, nous dit-on,
seraient opposés à la position de la commission des affaires sociales et
exigeraient la mise au point de cette liste de la honte, au nom du droit à
réparation de la mère !
Ce droit, c'est celui d'être indemnisé au titre de la responsabilité civile du
médecin qui, à la suite d'une faute grave, n'a pas pu avertir pendant la
grossesse la mère de la ou des déficiences de son enfant. Ce droit devrait être
appliqué comme s'il s'agissait d'un cas classique de responsabilité civile.
Un enfant né avec une déficience grave, du seul fait de la nature, serait
assimilable à un blessé lors d'un accident de voiture ou, pis, comparable à un
vice caché, comme s'il revenait au médecin de livrer un enfant génétiquement
acceptable à ses parents !
Mes chers collègues, avec regret je dois reconnaître qu'aucun médecin n'a
jamais fait naître un enfant génétiquement parfait. Nous sommes tous, que nous
le voulions ou non, génétiquement déficients !
On nous oppose le contrat. Le médecin avait passé un contrat avec la mère, aux
termes duquel il devait l'informer. Bien sûr, mais il avait un contrat encore
plus grand à honorer, un contrat de vie et de santé non seulement vis-à-vis de
la mère mais aussi vis-à-vis de son enfant, et ce contrat-là ne saurait être
balayé du seul fait que le premier n'a pu être respecté.
Je ne souhaite pas que nous puissions être amenés à légiférer en nous appuyant
sur un droit d'information qui aurait pu aboutir à la mort de l'enfant.
La faute du médecin a privé la mère de l'exercice d'un droit. C'est vrai !
Cette faute doit être sanctionnée et la mère doit pouvoir prétendre à
indemnisation pour la perte de ce droit. C'est juste ! Mais il ne peut y avoir
indemnisation au titre du handicap de son enfant, qui était antérieur à la
faute et qui ne peut en aucun cas, moralement, être comparé à un vice caché.
Un enfant né avec une déficience, je le répète, n'est ni un vice caché ni un
préjudice. C'est une personne ayant droit, au même titre que les autres
personnes moins déficientes qu'elle, à la solidarité nationale.
De plus, il n'est pas aussi simple que l'on veut bien nous le dire
d'appliquer, dans un tel cas, le principe général de réparation. En effet, la
Cour de cassation nous enseigne que le propre de la responsabilité civile est
de rétablir aussi exactement que possible l'équilibre détruit par le dommage et
de replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si l'acte
dommageable ne s'était pas produit. Mais de quel équilibre parle-t-on ? L'état
de l'enfant n'a pas changé ! Il présente le même handicap qu'avant le manque
d'information.
Alors, comment rétablir l'équilibre rompu ? Au profit de qui ? De l'enfant ou
de la mère ? Qui est la victime de la faute ? La mère, bien sûr. En l'absence
de faute, qui aurait été la victime ? L'enfant, peut-être, puisque cette
information aurait abouti à sa disparition.
Comment replacer la victime dans la situation où elle se serait trouvée si
l'acte dommageable ne s'était pas produit ?
On n'ose imaginer une solution pour l'enfant ! Mais pour la mère ? Est-il
possible de replacer la mère devant le choix de refuser l'enfant déficient ?
Oui, malheureusement, c'est encore possible, comme le démontre, en raison de la
carence de la solidarité nationale, le nombre important d'abandons d'enfants
handicapés. Un enfant trisomique sur deux, en région parisienne, est abandonné
à la naissance, contre un sur quatre voilà quinze ans. Ce chiffre a donc
doublé, ce qui prouve le retard considérable que nous avons pris en matière de
solidarité nationale.
Certains juristes objecteront certainement que le refus d'assumer l'enfant ne
prend plus la même forme puisque, par la faute du médecin, nous passons de la
destruction possible jusqu'au dernier jour de la grossesse à son abandon
possible à l'issue de celle-ci.
Est-ce cette différence qui constitue le préjudice ? Peut-être.
Le contact avec cet enfant né handicapé suscite des sentiments complexes. Ces
sentiments très forts sont les mêmes que ceux que d'autres parents éprouvent et
expriment tout au long de la grossesse et qui les poussent à ne pas demander
l'avortement : amour, respect de la vie, responsabilité, culpabilité, parfois,
souvent une grande inquiétude, presque toujours un grand désarroi.
Là se situe le grand préjudice : le préjudice moral. Chacun ressent tout à
coup le vertige, la souffrance morale qui saisissent ces parents. Mais, malgré
cette souffrance, il leur reste un choix à faire : élever ou abandonner cet
enfant.
S'ils choisissent l'abandon, la solidarité nationale assumera non seulement le
handicap de l'enfant, mais aussi les charges qui incombent normalement aux
parents. En revanche, si les parents décident de faire face et d'élever leur
enfant, alors, ils seront quasiment seuls ! Où est la solidarité nationale ?
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR
et de l'Union centriste.)
Là se situe le deuxième préjudice, certainement le plus lourd : le préjudice
matériel, social.
Notre société n'a pas le droit de privilégier l'éradication des déficiences
par l'avortement. Elle doit, au contraire, parvenir à la disparition de ces
déficiences par un effort sans précédent de compensation, de recherche et de
traitement.
Aujourd'hui, malheureusement, la plupart des recherches aboutissent à des
détections
in utero
pour mieux pouvoir éliminer le handicap en même
temps que la personne qui en est porteuse, c'est-à-dire avant la naissance de
l'enfant handicapé. Est-ce vraiment ce qu'attendent les personnes handicapées
aujourd'hui en France ?
Mes chers collègues, je ne vous demande absolument pas de maltraiter les
principes du droit. De toute façon, nous avons l'autorité du législateur : nous
sommes là pour faire évoluer notre droit ! Le droit est mouvant, il bouge avec
la société et nous sommes certainement à un tournant du droit en matière
d'enfant né avec un handicap.
Ne maltraitons donc ni les principes du droit ni les droits fondamentaux de la
personne, qui leurs sont bien entendu supérieurs, aux seules fins de préserver
les intérêts de notre société.
Ne cédons pas à la tentation de déresponsabiliser tous les échelons de l'Etat.
Sinon, notre société renouerait avec Sparte pour mieux éliminer les faibles.
Selon Plutarque, cette cité, premier Etat totalitaire, imposait que tous les
nouveaux-nés passent devant les juges, qui décidaient si ces bébés méritaient
de vivre ou de mourir en fonction de leur force, de leur beauté ou de leurs
déficiences.
Je n'ose imaginer ce que les juges de Sparte auraient décidé si le diagnostic
prénatal avait existé ! Mais oublions Sparte et revenons chez nous.
Mes chers collègues, nous avons su trouver des moyens pour permettre à des
personnes en pleine forme de travailler quatre heures de moins par semaine.
(Sourires et marques d'approbation sur les travées des Républicains et
Indépendants et du RPR.)
Ne pouvons-nous imaginer des moyens du même ordre pour essayer d'aider les
plus handicapés des Français ? J'estime que la compensation des déficiences des
personnes les plus handicapées mérite, de toute urgence, un effort équivalent
au moins à celui qui est consacré à la réduction du temps de travail.
Le préjudice social doit être combattu. La loi de 1975 doit être revue.
La commission des affaires sociales se met d'ores et déjà au travail pour que,
dès cette année, nous puissions proposer au Parlement une réforme de la loi de
1975, permettant à notre pays de rattraper ses voisins les plus avancés et de
se montrer digne, par son approche du handicap, de ses principes de liberté,
d'égalité et de fraternité.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, sachons
relever le défi, apportons à ceux qui souffrent d'une déficience et à leurs
familles plus d'espoir, plus de sérénité et plus de paix.
(Vifs
applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR et de
l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. Bernard Kouchner,
ministre délégué.
Je demande la parole.
M. le président.
La parole est à M. le ministre.
M. Bernard Kouchner,
ministre délégué.
Je souhaite dès à présent remercier le président de la
commission des affaires sociales de la hauteur de ses vues et de l'engagement
dont il a témoigné.
Je comprends, je ressens même les arguments qu'il a employés. Peut-être
n'avons-nous pas, sur toutes ces situations malheureuses, la même solution à
proposer, mais je crois que nous avons les mêmes indignations.
En vérité, les gouvernements successifs, pas plus celui-ci que les précédents,
n'ont su faire en sorte que la solidarité nationale apporte une réponse
suffisante. N'accusons personne, sinon il faut accuser tout le monde.
Sur cette insuffisance, en tout cas, monsieur About, je partage entièrement
votre sentiment.
Vous me permettrez de ne répondre à vos quatre rapporteurs, et notamment à M.
Fauchon, dont j'ai apprécié les commentaires positifs et les critiques - on
peut apprécier les critiques aussi, même si c'est pour les condamner - qu'à
l'issue de la discussion générale.
S'agissant de la solidarité nationale, monsieur About, doit-on, sous le
légitime prétexte que vous avez évoqué, non pas bafouer le droit au demeurant,
je ne suis pas suffisamment juriste pour dire cela - mais s'en remettre à une
législation ultérieure ?
Franchement, j'ai ressenti comme vous ces apostrophes - non pas à moi
adressées, mais adressées à l'ensemble de notre société - avec beaucoup de
douleur. C'est pourquoi, oui, nous allons remettre la loi de 1975 sur le
métier, oui, nous allons essayer de faire mieux que ce que nous faisons, bien
que la solidarité nationale, monsieur About, représente - mais je sais que ce
n'est pas un argument, car les chiffres ne peuvent être, dans ces conditions,
un argument - 183 milliards, peut-être même 189 milliards de francs par an. Je
souhaite que la santé dispose de crédits plus importants, mais où doit-on
s'arrêter dans ce domaine ? Il faut donc faire des choix, mais je n'aborderai
pas cette discussion maintenant.
Au cours de notre séance de travail en commission des affaires sociales,
j'avais compris votre argumentation, monsieur About, au sujet des « deux
handicaps » : une famille pouvait ainsi « bénéficier » de la faute du médecin
et se voir « indemnisée » - veuillez me pardonner d'employer ces mots horribles
qui ne correspondent pas, évidemment, à l'enjeu de notre débat mais qui sont
pourtant les termes juridiques adéquats - afin de faire face aux difficultés
matérielles - je ne parle pas des difficultés morales - du handicap, ce qui
n'était, en revanche, pas le cas de la famille, de la femme qui choisissait
d'avorter, ce qui est son droit. Au demeurant, je suis d'accord avec vous pour
dire que l'avortement n'est pas une méthode de contraception, mais la loi
existe et le choix est possible. Toutefois, dans le cas qui nous intéresse, ce
choix n'étant pas offert à la femme, on pouvait comprendre qu'elle se tourne
vers la justice, le médecin ayant commis la « faute » de choisir la vie.
Je comprends donc votre sentiment : il nous faut raisonner en fonction de la
vie, bien sûr, mais nous ne devons pas oublier le choix de la mère, et il nous
faut tenir compte de certaines évolutions. Non pas vers l'eugénisme, bien sûr,
et je condamne totalement toute tentative dans ce sens : je vous ai dit le
dégoût que m'inspire l'idée même de l'enfant parfait. Mais nous avons évolué,
vous avez évolué, les familles ont évolué, les temps ont évolué.
Comme vous, monsieur About, il me paraissait difficile d'accepter ces deux
réparations.
Mais voilà que vous apportez un autre argument, le préjudice moral. Or, sur ce
point, je ne partage pas - mais je ne prétends pas avoir raison - votre point
de vue. Franchement, je ne comprends pas bien : un préjudice moral par rapport
à quoi, par rapport à quel autre préjudice ? Comment le déterminer ?
Vous avez évoqué une liste de handicaps. Je comprends bien vos motivations,
mais qui établira cette liste odieuse ? A partir de quel niveau un handicap
sera-t-il considéré sinon comme insupportable, en tout cas comme lourd ? Je
l'ignore ! De plus, comme l'a indiqué M. Fauchon, les familles sont toutes
différentes, les plus fortunées d'entre elles ont plus de facilités pour
supporter les conséquences d'un handicap. Faut-il négliger cet aspect ?
Je ne suis ni juriste ni spécialiste en matière de... handicap - oui, il faut
bien employer le mot -, et je m'exprime ici en qualité de médecin qui a aussi
quelques points de vue en matière de morale.
Certains sénateurs ont rappelé - rappel ô combien nécessaire qui m'a beaucoup
ému - le refus de faire un choix dans ces conditions et le bien-fondé du
recours - légitime et indispensable - à la solidarité nationale pour prendre en
charge, mieux que nous ne l'avons fait dans le passé, les difficultés nées d'un
handicap. J'ignore quand nous y parviendrons. Je ne connais pas davantage les
choix qui seront faits. Je constate simplement que nous sommes d'accord pour
reconnaître que la révision de la loi de 1975 s'impose.
Permettez-moi aussi de me mettre à la place de la famille et, même si cela
peut sembler prétentieux de ma part, à la place de la mère. A quel moment un
préjudice est-il moral ? A quel moment une famille peut-elle demander
réparation dudit préjudice ?
Le recours au contrat, même si l'emploi de ce terme peut heurter les juristes,
n'en demeure pas moins indispensable.
Il me paraît donc nécessaire, sur ce point, de réfléchir encore un peu. Nous
aurons le plaisir, la difficulté - mais aussi l'honneur - de débattre ce soir
de la jurisprudence Perruche. En toute honnêteté, si nous pouvions parvenir à
un accord, ce serait à l'honneur du Sénat, et même du Parlement tout entier.
Je ne vois pas, monsieur le président et cher Nicolas About, de vraie
différence entre nous : notre débat porte non sur la signification de la vie,
mais sur la douleur, sur la réparation et, d'une manière peut-être trop centrée
- mais, en même temps, c'était plus simple - sur la faute médicale. Mais, comme
vous l'avez dit, la question n'est pas là : il y a bien réparation, et juste
réparation.
Moi, je plaide - non pas comme un plaideur, d'ailleurs, car moins on se
référera au judiciaire dans les pratiques médicales et plus je serai content -,
je plaide, dis-je, avec toute la force de ma conviction pour que nous
parvenions à trouver une formulation du préjudice moral qui, au-delà de ce que
j'en comprends, de ce que vous avez dit et de ce que nous avons découvert
ensemble au cours des travaux de la commission des affaires sociales, puisse
s'appliquer - nous sommes un pays de droit - sans pour autant employer des
termes qui blessent et qui rendent le débat péjoratif pour l'enfant et pour la
mère.
Certes, nous aurions pu nous en tenir à la rédaction de M. Jean-François
Mattei mais cela n'aurait pas été suffisant.
Nous sommes donc allés plus loin et nous avons tenté d'atteindre l'essentiel,
qui n'est réductible ni au droit ni, peut-être, à la médecine. C'est un choix
imparfait entre les inconvénients d'une certaine science juridique et ceux
d'une incertaine science médicale.
Pour ma part, je considère que nous devons appliquer les lois existantes, mais
je comprends parfaitement votre position, dont je ne suis pas éloigné. Mais je
pense aussi au choix des parents, à l'évolution de la société, au progrès que
constitue pour les mères le choix éventuel de l'interruption médicale de
grossesse. Dans ces conditions, je ne peux pas choisir avec certitude.
J'ai été sensible aussi, c'est vrai, au fait que l'abandon est de plus en plus
fréquent. Mais, dans une situation économique difficile, n'est-ce pas vers la
prévention - nous en avons tellement parlé - et donc vers le choix des femmes,
y compris celui de l'interruption médicale de grossesse, que nous devons nous
tourner ?
Quoi qu'il en soit, je vous remercie de votre intervention, monsieur About,
comme je remercie les rapporteurs, auxquels je répondrai volontiers tout à
l'heure, à la fin de la discussion générale. En dépit d'une certaine «
scienticisation » de la société, il demeure en tout cas, il faut le
reconnaître, des matières sur lesquelles nous sommes très « empêtrés », car
nous avons quelque difficulté à nous prononcer à cent pour cent : pour ma part,
sur ce sujet, je ne suis pas sûr à cent pour cent !
(Applaudissements.)
M. le président.
J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la
conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour
cette discussion sont les suivants :
Groupe du Rassemblement pour la République, 72 minutes ;
Groupe socialiste, 65 minutes ;
Groupe des Républicains et Indépendants, 42 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 33 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 31 minutes ;
Réunion administrative des sénateurs ne figurant sur la liste d'aucun groupe,
8 minutes.
Dans la suite de la discussion générale, la parole est à M. Seillier.
M. Bernard Seillier.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, peut-on
aujourd'hui perfectionner le droit des malades sans évoquer celui des
handicapés ? Les uns et les autres, pour une période seulement ou pour toute
une vie, sont dépendants de professionnels et d'une prise en charge plus ou
moins importante.
Les questions soulevées par ces situations doivent être traitées avec une
véritable prudence, indispensable à l'harmonie sociale. Ainsi, le souci de la
qualité des soins médicaux et la mise en cause de la responsabilité médicale
prennent tout leur sens quand les malades n'attendent pas pendant des heures
dans les couloirs des établissements.
Que signifie, de même, la justice définie par l'indemnisation judiciaire du
handicap génétique non décelé pendant la grossesse, quand cette jurisprudence
soulève l'indignation d'associations de handicapés, de leurs parents et de
leurs amis ?
Si la justice « judiciaire » a un rôle important dans un Etat de droit, la
justice sociale y a aussi une place, parfois même essentielle. N'est-on pas
précisément ici dans ce cas de confrontation entre ces deux dimensions,
distributive et commutative, de la justice ?
La jurisprudence du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation place notre pays
dans la voie de la réparation judiciaire du handicap, dans un cas où la faute
retenue n'est pas la cause du handicap. Si chacun vivait dans sa sphère
individuelle, en n'ayant d'autre lien juridique que des liens contractuels avec
ses semblables, cette voie jurisprudentielle pourrait être considérée comme
intéressante à étudier, encore que l'adage selon lequel nul ne plaide par
procureur pourrait réserver quelques surprises.
Mais, surtout, la Cour de cassation me semble avoir porté un coup fatal à la
thèse du tiers au contrat, s'agissant d'un embryon, dans son arrêt pris en
assemblée plénière le 29 juin 2001 : il s'agissait d'un accident de voiture
dans lequel un embryon de six mois en parfaite santé avait été tué tandis que
sa mère avait été blessée. Celle-ci, qui demandait réparation du préjudice
subi, a été déboutée.
Dans notre société, qui ne renonce heureusement pas à organiser une solidarité
nationale entre ses membres, les jurisprudences en question sont aussi de
nature à déstabiliser et à mettre gravement en cause la justice sociale.
L'amendement issu du vote de l'Assemblée nationale et fort opportunément
déposé par le Gouvernement devant le Sénat à ce sujet est tout à fait
révélateur de ce risque, puisqu'il prévoit même de le conjurer en déduisant de
la rente le montant des allocations et prestations qui sont versées au titre de
la solidarité nationale ou de la sécurité sociale.
Ce mécanisme conduira donc, dans ce cas précis, à l'extinction automatique de
la réparation par voie judiciaire quand le montant des droits sociaux atteindra
le niveau des préjudices matériels fixé par la jurisprudence.
Dès lors, la fixation judiciaire de l'indemnisation d'un handicap ne
devient-elle pas insidieusement la référence des barèmes sociaux ? N'y a-t-il
pas là un subtil détournement constitutionnel, le pouvoir exécutif étant mis
de facto
en tutelle par le pouvoir judiciaire, le Gouvernement se voyant
contraint d'aligner le barème social pour éviter une indemnisation des
handicaps à deux vitesses ? Ainsi, ce que la Constitution a exclu de la loi
pour le réserver au règlement serait indirectement confié, sans en avoir l'air,
aux cours suprêmes des ordres administratif et judiciaire.
Mais cette évolution jurisprudentielle ne s'opère-t-elle pas aussi au prix
d'une révolution dans le droit médical ?
En effet, la faute supposée commise par le professionnel chargé de la
surveillance de la grossesse porte sur la mise en oeuvre d'une obligation de
moyens, en l'occurrence de moyens de diagnostic. N'est-on pas en train
d'introduire une obligation de résultats au sein de cette obligation de moyens
et dans un domaine aussi délicat que celui de l'échographie et du diagnostic du
handicap en général ?
La solution préconisée par la commission des affaires sociales, en ne retenant
qu'un préjudice moral pour défaut d'information, me semble, pour toutes ces
raisons, la plus sage et à même de préserver notre cohésion sociale en
actualisant, rapidement, il est vrai, les moyens de notre justice sociale.
Alors que nous allons reconnaître l'aléa thérapeutique, sachons protéger la
tâche difficile du diagnostic.
Les parlements ont bien su se protéger par le régime des immunités. Les
magistrats ont aussi une responsabilité difficile à mettre en jeu. Cela est
nécessaire pour la sérénité du pouvoir législatif et du pouvoir judiciaire.
Il est impératif que la surveillance de la grossesse soit protégée de tout
acharnement judiciaire qui induirait en retour une frénésie médicale, les
praticiens étant obsédés par le principe de précaution, ce qui conduirait à des
dérives qu'on peut aisément imaginer.
A cet égard, nous n'avons, en effet, pas encore mesuré les conséquences de
l'arrêt du 29 juin 2001 de l'assemblée plénière de la Cour de cassation. Selon
cette nouvelle jurisprudence évoquée il y a un instant, un embryon tué ne donne
lieu à aucune poursuite, contrairement donc à un embryon blessé ou handicapé.
Nous ne sommes donc pas au bout de nos peines !
En tout cas, il est sûrement urgent de rappeler que le droit doit être au
service de l'homme et non pas l'homme au service du droit, sans oublier que
l'homme dont il s'agit est un être social.
Si les armes doivent s'incliner devant les toges, comme l'a dit Cicéron,
celles-ci doivent céder devant le Parlement de la République.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et Indépendants, du RPR
et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président.
La parole est à M. Jacques Blanc.
M. Jacques Blanc.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues,
permettez-moi d'abord d'apporter un témoignage fort.
J'ai eu l'immense chance d'exercer en tant que médecin dans des établissements
qui, il y a vingt-cinq ans déjà, prenaient en charge les plus grands
handicapés. C'était en Lozère ; un abbé avait alors créé l'établissement du
Clos du nid, à un moment où rares étaient ceux qui prenaient en charge les
grands handicapés, puis le centre de Montrodat.
C'est à ce titre que je voudrais exprimer mon admiration pour les parents de
ces handicapés et demander, sachant le drame qu'ils vivent, que nous
n'ajoutions pas la culpabilité à leur détresse tant ils se culpabilisent
souvent eux-mêmes.
Dans ces débats d'une qualité exceptionnelle du fait tant des travaux des
commissions et des interventions des rapporteurs et du président de la
commission des affaires sociales que de votre réponse, monsieur le ministre,
nous sommes face à une situation où la science, pas plus que le droit, ne doit
l'emporter sur l'éthique.
Je ne suis pas juriste, je suis un médecin qui a accouché des femmes, qui a
été souvent angoissé au moment de l'accouchement - les échographies n'étaient
pas encore une pratique courante - mais qui a toujours vécu d'une manière
intense cette réalité fantastique de la vie.
Selon moi, dans notre débat d'aujourd'hui, c'est donc le respect de la vie qui
doit prévaloir. C'est d'ailleurs cette conviction qui m'avait conduit à me
prononcer en faveur de la suppression de la peine de mort. C'est également
cette idée qui a motivé des débats souvent excessifs et trop durs sur
l'interruption volontaire de grossesse, car on peut toujours se demander à quel
moment commence la vie.
Quoi qu'il en soit, le respect de la vie, c'est le principe qui doit être au
coeur de la démarche de toute société ! Cher collègue et ami de la commission
des lois, parlons donc non pas de compassion, mais de respect de la dignité des
personnes handicapées.
Je suis fier également - et l'un de nos collègues m'a dit lors du débat sur
le projet de loi de modernisation sociale que j'avais un peu la nostalgie de ce
moment - d'avoir été le rapporteur de la plus grande loi d'orientation en
faveur des personnes handicapées, celle qui, en 1975, a jeté le fondement du
respect de leurs droits. Le président de la commission des affaires sociales
l'a d'ailleurs évoquée avec beaucoup de force et une grande sincérité.
Cela me conforte dans l'idée que notre rôle, c'est de permettre aux handicapés
d'avoir réellement accès à la vie grâce à la solidarité nationale. Au-delà du
débat juridique - cela a été dit, mais je le répète - il est nécessaire de
faire jouer la solidarité. Ne nous défaussons pas sur les assurances privées ou
sur la responsabilité civile des médecins. Soyons porteurs d'un message fort
pour que ces parents extraordinaires ne se sentent pas culpabilisés et sachent,
au contraire, que notre société est une société digne de ce nom et qu'elle peut
donner à toute personne le maximum de chances d'épanouissement.
Lorsque des éducateurs, des personnels dans des établissements spécialisés ou
à domicile permettent à un jeune handicapé d'avoir un regard, un geste de la
main, c'est formidable. Et c'est cet acte qui traduit le mieux le respect de la
dignité humaine.
Aujourd'hui, il nous faut répondre à une sollicitation. Faisons-le, même si
notre réponse pourra paraître un peu mesquine. Je n'insisterai pas sur ce point
! Je déplore pourtant que nous n'ayons pas avancé depuis vingt-sept ans, depuis
cette loi d'orientation sur les handicapés.
M. Nicolas About,
président de la commission des affaires sociales.
Absolument !
M. Jacques Blanc.
A l'époque, le président de la République était M. Valéry Giscard d'Estaing,
le Premier ministre M. Jacques Chirac et le ministre chargé de la santé Mme
Veil. M. Lenoir, secrétaire d'Etat, nous avait alors alerté sur l'exclusion, il
avait défendu le texte que j'ai eu l'honneur de rapporter devant l'Assemblée
nationale et qui avait été voté à la quasi-unanimité.
Le débat d'aujourd'hui aura peut-être le mérite de nous faire dire, à nous,
politiques, qu'on caricature trop souvent, que nous éprouvons du respect pour
la personne humaine. Il nous donnera peut-être l'occasion, comme vous le
souhaitez, monsieur le ministre, de déboucher sur un accord. Ainsi, face à un
problème aussi terrible que celui qui a été révélé par l'arrêt Perruche, face à
la difficulté de cerner les responsabilités morales - le
pretium doloris
cela existe, c'est même une référence - n'oublions jamais qu'il existe une
sorte de contrat entre la mère et le médecin.
En tant que nouveau sénateur, je suis très impressionné par la qualité de ce
débat, comme je l'ai déjà dit. Je souhaite qu'il se poursuive dans la même
ligne. Nous répondrons ainsi à ce qui me semble être notre mission : même si
nous ne sommes pas juristes, nous devons faire le droit en toute éthique et
dans le respect de la dignité humaine. C'est dans cet esprit qu'il nous faut
examiner l'ensemble du projet de loi qui nous est proposé.
Monsieur le ministre, j'ai lu dans votre intervention à l'Assemblée nationale
- mais aujourd'hui vous avez été plus mesuré ; peut-être est-ce ces lieux qui
nous amènent les uns et les autres, le Gouvernement comme les parlementaires, à
plus de modération - que vous considériez qu'il s'agissait d'un texte
fondateur. Ce n'est pas exact, selon moi. Je suis néanmoins convaincu - mais
vous ne le direz pas -, si vous aviez été à la tête d'un vrai ministère de la
santé, où vous auriez eu la capacité d'agir à votre guise, c'est un texte plus
fondateur qui nous aurait été proposé, à un moment où cela « vole en éclat » de
partout.
Nous sommes en effet confrontés, dans le secteur de la santé, à une crise que
personne ne peut négliger. Ce n'est pas tous les jours que l'on voit se mettre
en grève des médecins - ce n'est ni dans leur nature ni dans leur tempérament -
des infirmières, des kinésithérapeutes, des pharmaciens, et tous les acteurs du
monde de la santé.
Ils expriment ainsi leur désarroi car s'il y a certes des problèmes
financiers, se posent aussi des problèmes humains.
Tous ces professionnels en ont peut-être assez d'être montrés du doigt, d'être
rendus responsables du déficit de la sécurité sociale alors que chacun sait
bien, même si personne ne le dit - mais vous me permettrez de le faire ici -
que la santé coûtera de plus en plus cher.
Que l'on arrête de laisser croire - mais peut-être est-ce la faute des
gouvernements successifs ! - que l'on pourrait maîtriser de manière
significative les dépenses de santé que l'évolution de la société et des
techniques, mais aussi l'espérance de vie des femmes et des hommes de ce pays
entraînent à la hausse !
Si l'un de vos proches est malade, vous ferez en sorte qu'il reçoive les
meilleurs soins. Et si l'on vous dit qu'on ne peut pas, à l'hôpital, placer
telle prothèse, tel appareillage cardiaque ou prescrire tel traitement parce
que les limites financières sont dépassées, vous ne l'accepterez pas ! Chacun
d'entre vous souhaite en effet que toute femme, que tout homme, quelle que soit
sa situation sociale, quels que soient ses revenus, accède aux meilleurs
soins.
De ce point de vue, le système français est sans doute l'un des plus
performants aujourd'hui. Nous estimons maintenant qu'il faut lui consacrer, par
un transfert collectif, les moyens de couvrir l'essentiel des dépenses. Mais
nous pensons aussi qu'il faut responsabiliser l'ensemble de la population.
Il m'a semblé d'ailleurs vous entendre dire que vous aviez repris le souhait
émis par la commission, c'est-à-dire que, face aux droits des malades, figurent
aussi les responsabilités des malades.
L'augmentation des coûts n'est pas le fait de l'ensemble des soignants, elle
est le résultat d'une démarche positive et, s'il y a abus ou dépenses
excessives, il faut alors, me semble-t-il, une volonté partagée et comprise de
l'ensemble des malades et de l'ensemble des soignants pour la contrôler.
Restaurons la confiance entre les malades et les médecins. Or à ce sujet,
monsieur le ministre, je suis quelque peu troublé quand j'entends parler de
placer des médiateurs entre les médecins et les malades.
Les médecins ne sont pas l'administration qui impose les règlements ; les
médecins sont choisis par leurs patients. C'est pour cela d'ailleurs qu'il
faut, selon moi, revaloriser, d'une part, la fonction des médecins généralistes
et, d'autre part, tout ce qui permet de nourrir ce dialogue formidable, cet
échange, cette communion de sentiments entre les médecins et les malades.
Le grand drame, c'est que cela est de moins en moins fréquent du fait non
seulement de l'évolution des souhaits des médecins, qui aspirent aussi à vivre
et à avoir un peu de temps pour leurs loisirs mais également du comportement
des malades qui, ayant un peu perdu la confiance nécessaire, errent et sont
plus mal soignés qu'avant.
Je souhaite donc que le texte évolue et qu'il permette de rappeler que, dans
ce dialogue singulier entre le malade, sa famille et le médecin, c'est la
confiance qui prime. Il serait dangereux de codifier ce dialogue. La dimension
humaine doit primer dans les rapports entre les malades et les médecins. C'est
vrai dans l'exercice libéral, cela doit être vrai aussi dans les hôpitaux.
Toujours au sujet des droits du malade, il est un autre sujet qui mérite
réflexion et non anathème, c'est celui du droit d'accès au dossier médical.
Monsieur le ministre, je ne sais pas si M. le Premier ministre vous a
communiqué la lettre que - je ne crains pas de le dire - le plus grand patron
de médecine interne en France, sa renommée est internationale, le professeur
Pierre Godeau lui a personnellement adressée pour l'alerter sur ce problème de
la communication du dossier.
Le professeur Godeau relève d'abord que, bien sûr, le monde de la médecine a
changé au cours de ses trente ou trente-cinq ans d'exercice : le dialogue entre
médecins et patients a évolué, de même que l'exigence de connaissances, tant
pour les médecins que pour les malades, et les attentes de ces derniers.
Mais il constate aussi des dangers parfois plus grands qui tiennent au fait
que, par exemple par le biais d'Internet, les malades peuvent avoir accès à la
description des maladies et de leur évolution. Personne ne saurait être
critiqué, c'est néanmoins un phénomène qui doit être intégré lorsque l'on parle
de la connaissance des dossiers médicaux.
Le professeur Godeau distingue dans ce contexte - et je souscris à cette
distinction - trois niveaux de dossiers.
Il y a d'abord le dossier technique, qui comporte les résultats des
radiographies et des examens divers, lesquels peuvent sans difficulté être
communiqués, sauf qu'il faut donner à l'hôpital les moyens en secrétariat pour
le faire, aspect qui, hélas ! n'est pas traité, mais qui ne soulève pas de
problème de fond.
Il y a ensuite le compte rendu que l'hôpital envoie au médecin, compte rendu
qui informe ledit médecin de la situation de son malade et permet de faire le
point, bien qu'il ait pris, aujourd'hui, une dimension quelque peu différente
que par le passé, car, les malades restant de moins en moins à l'hôpital, des
interrogations demeurent lorsqu'ils quittent celui-ci. Ce n'est pas, en fait,
un compte rendu définitif, parce que, le plus souvent, le malade subit des
examens à l'hôpital, puis repart chez lui, revient, etc. Notamment lorsque
l'hospitalisation a lieu dans des services spécialisés, par exemple de médecine
interne, des interrogations demeurent donc, mais il paraît néanmoins légitime
que le malade puisse, surtout si celui-ci est remis par son médecin, avoir
accès à ce compte rendu.
Enfin, il y a l'observation médicale, c'est-à-dire le document où des données
sont portées au jour le jour et qui permet de retracer l'évolution de la pensée
des médecins quant à leurs malades. Or chacun sait que cette pensée évolue, les
perspectives qui peuvent être envisagées évoluant aussi. C'est dans ce document
que l'on pourra lire qu'un ventre a été ouvert puis refermé sans que rien n'ait
été fait parce que rien ne pouvait être fait. Faut-il que de telles
informations soient transmises ? Je n'en suis pas certain, et le problème se
pose donc en termes différents pour l'observation médicale telle qu'elle est
vécue et perçue dans les milieux hospitaliers, car il ne faut pas aggraver
l'anxiété du malade en lui donnant une cause d'angoisse supplémentaire.
Le professeur Godeau termine sa lettre en disant : « Rien ne peut remplacer un
dialogue constructif entre le patient et son médecin. Pour avoir soigné de
nombreux confrères atteints de maladies graves et qui m'ont fait confiance
jusqu'à la phase terminale, l'expérience m'a démontré que, dans leur
quasi-totalité, ils n'avaient jamais souhaité connaître l'ensemble de leur
dossier, mais que le seul moyen de préserver l'espoir était de laisser
certaines zones d'ombre. »
Monsieur le ministre, si le médecin sait que les dossiers vont être transmis
aux patients, il n'y écrira pas les mêmes choses.
M. Gérard Dériot,
rapporteur.
C'est évident !
M. Jacques Blanc.
Dans ces conditions, il pourrait bien y avoir deux dossiers.
Je me permets d'évoquer cette question qui donne lieu à un vrai débat, que ce
soit vis-à-vis de soi-même ou - je peux vous le dire, hélas ! - au sein de sa
propre famille. Ce n'est, en effet, pas la même chose d'apprendre que l'on est
atteint d'une hémopathie, donc un cas désespéré, ou que l'on souffre d'une
leucémie chronique qui peut durer longtemps ! Ce n'est pas une question
politicienne. Il faut, en la matière, prendre en compte la vraie dimension du
rapport humain pour légiférer utilement.
Tels sont, monsieur le ministre, les points que je voulais évoquer. Ce texte
comporte des éléments positifs, sur lesquels je ne reviendrai pas ; je pense
aux dispositions relatives à l'indemnisation des victimes des aléas
thérapeutiques, à celles qui concernent la formation, la reconnaissance de
certaines professions. Mais il ne correspond pas à ce que nous attendions. Nous
espérions - c'est ce que le Gouvernement avait annoncé - un texte fondateur
permettant d'aller au plus au fond des choses.
Quel est le problème de toutes les professions libérales ? C'est une affaire
de nombre. Aujourd'hui, on ne trouve plus de médecins, ni dans les zones
rurales, ni dans les hôpitaux. Trois mille postes sont vacants ; sur 19 000
postes pourvus, 9 000 le sont par des étrangers - je n'ai rien contre eux ! -
parce que la France ne forme pas assez de médecins. On a trop voulu maîtriser
les choses et on n'a pas eu le courage d'adapter les politiques à l'évolution
de la situation. Ainsi, le
numerus clausus
n'a pas été revu ; les
organismes sociaux n'ont plus désormais de gestion paritaire. Certains députés
socialistes, je crois, ont déposé des propositions de loi en la matière, ce qui
prouve que le problème n'a pas été traité... Sans parler du financement de la
sécurité sociale ou des méthodes nouvelles qui, elles, conditionneront la
qualité du service de soins.
Par conséquent, je souhaite - vous l'avez dit, monsieur le ministre - que les
propositions du Sénat permettent d'améliorer le texte, d'apporter des réponses
fortes aux problèmes d'éthique fondamentaux et de préparer l'avenir - mais ce
sera de la responsabilité de la nouvelle majorité, quelle qu'elle soit. Il est
en effet nécessaire de refonder notre système de santé, grâce à une législation
nouvelle - il faut pour cela donner au Parlement de vraies responsabilités -,
et d'aller beaucoup plus loin que ne l'a fait le Parlement en 1975 à la demande
du gouvernement de l'époque, afin de reconnaître la dignité de toute personne
handicapée.
(Applaudissements sur les travées des Républicains et
Indépendants, du RPR et de l'Union centriste.)
(M. Daniel Hoeffel remplace M. Jean-Claude Gaudin au fauteuil de la
présidence.)
PRÉSIDENCE DE M. DANIEL HOEFFEL
vice-président
M. le président.
La parole est à M. Fortassin.
M. François Fortassin.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, la semaine
dernière, pratiquement deux médecins sur trois étaient dans la rue. La
profession médicale, dans son ensemble, ressent à l'évidence un profond
malaise. Il est vrai que le secteur de santé est en perpétuelle évolution :
c'est dire que, dans ce domaine, les choses sont loin d'être faciles.
Certes, on a coutume de dire que le système de santé français est le meilleur
au monde. C'est sans doute vrai sur les plans scientifique et technique, mais
certainement pas sur le plan organisationnel.
Il me semble que le malaise actuel provient, en partie, moins de
considérations financières - même si celles-ci méritent d'être prises en compte
- que de considérations juridiques. En effet, de plus en plus de médecins font
aujourd'hui face à de nouvelles responsabilités qui résultent de la
jurisprudence. Il est grand temps que la loi procède à une harmonisation.
Monsieur le ministre, ce projet de loi répond à cette attente. Sur ce point,
il va dans le bon sens, celui de la protection du malade, en autorisant
notamment l'indemnisation des victimes de l'aléa thérapeutique grâce à la
saisine des commissions régionales de conciliation et d'indemnisation. C'est un
progrès indéniable, même si, sur ces travées, nous ne partageons pas les
orientations retenues.
Dans notre système de santé, il faut bien le dire, on ne se préoccupe pas
suffisamment du patient. En plaçant le patient au coeur du dispositif de santé
au même titre que le médecin, monsieur le ministre, vous affichez une ambition
humaniste dont nous pouvons tous nous féliciter, car, me semble-t-il, elle
contient la reconnaissance implicite de la dignité du patient.
Il est vrai que vous avez élaboré un outil assez complet ; nous le souhaitons
plus performant et toujours mieux adapté. Il est le fruit de plusieurs années
de travail et l'aboutissement des Etats généraux de la santé qui ont marqué un
progrès, malgré les quelques imperfections que l'on peut y trouver.
Je partage aussi votre point de vue, monsieur le ministre, lorsque vous
estimez que la santé publique ne peut se résumer à un système de soins. En
effet, si les malades ont des droits, et pas seulement celui de recevoir des
soins, ils ont aussi - peut-être conviendrait-il de le leur rappeler - sinon
quelques devoirs, du moins des responsabilités, au même titre d'ailleurs que
l'ensemble de la profession médicale, car ils sont aussi contribuables, pour
éviter des dépenses excessives en matière de santé.
Le droit que vous considérez à juste titre comme l'un des plus emblématiques,
monsieur le ministre, est le libre accès du malade à son dossier médical. Ce
point, qui constitue sans nul doute une avancée positive, a été débattu au
cours des Etats généraux de la santé.
L'idée qu'un intermédiaire sera sollicité pour la transmission des
informations médicales est également, me semble-t-il, une étape tout à fait
positive. Vous avez ainsi répondu, il faut bien le dire, à un souci des malades
confrontés à des contraintes difficiles à accepter, voire inacceptables.
Toutefois, ceux qui n'ont jamais été hospitalisés - il en existe heureusement
- sont malgré tout frustrés de ne pas connaître un certain nombre d'éléments
qui pourraient leur être utiles, au moins sur le plan psychologique.
S'il est vrai que les médecins, notamment les médecins de famille, sont
généralement à l'écoute de leurs malades et savent dialoguer, je ne suis pas
certain qu'ils soient de bons communicants ou communicateurs. Or posséder cette
qualité me paraît indispensable.
Enseigne-t-on à ces médecins, qui sont le plus souvent d'excellente qualité et
qui apprennent, sur le plan technique, des choses tout à fait remarquables, à
acquérir cette qualité pendant leur formation ? Sont-ils sensibilisés à des
domaines psychologiques aussi importants ? Il faut en effet savoir que tout
individu bien portant devient, lorsqu'il est malade, d'une fragilité
psychologique certaine, surtout s'il accepte mal la douleur et la maladie.
Beaucoup de médecins ont personnellement fait cette expérience. La formation,
sur ce point, manque incontestablement.
Le respect du droit des malades et leur accès au dossier médical contribueront
à améliorer sensiblement la situation, certainement pas dans l'immédiat, mais
au fil des années. Globalement, c'est donc une bonne chose.
Il était temps, également, de réinventer, entre le médecin et le malade, un
nouveau type de contrat qui soit fondé sur la transparence et le dialogue, de
simplifier les procédures d'information dont la complexité décourage souvent le
malade et est parfois source de doutes, voire d'angoisses infondées.
Il faut, me semble-t-il, transmettre au malade des informations dans un
langage clair, car tous les termes un peu trop compliqués ont sur lui une
influence négative dans la mesure où cela lui donne le sentiment qu'on lui
cache quelque chose.
Le dialogue permettra de résoudre un certain nombre de problèmes, en
respectant la dignité du patient et, surtout, en instituant une procédure
d'accès au dossier par le biais d'un intermédiaire.
C'est l'ensemble du dossier qui est concerné. Il ne s'agit plus seulement des
seules informations que le médecin estime utile et possible de transmettre au
malade, au regard de ses obligations déontologiques.
On offre en outre au patient la possibilité de consulter des informations
détenues par les médecins exerçant en ambulatoire et non plus seulement dans
les établissements.
Toutefois, il faut prendre quelques précautions, car il y aura toujours des
patients - y compris potentiels, et je dois être de ceux-là - qui ne
souhaiteront pas avoir connaissance de leur dossier. Pour présenter les choses
de manière amusante, je dirai que, si je suis en bonne santé, je n'ai pas
besoin d'avoir communication de mon dossier médical et, si je suis à l'article
de la mort, je préfère ne pas le connaître ! Cet aspect me paraît également
essentiel. La relation entre le médecin et le malade doit donc être
préservée.
Il est un autre élément important : l'obligation d'accompagnement par le
médecin est prévue lors de la consultation des dossiers des personnes
hospitalisées sous contrainte en raison de troubles mentaux. Cette disposition
aurait pu être élargie à d'autres cas d'hospitalisation. J'émettrai donc
également quelques réserves sur l'accès direct au contenu du dossier. Les
intervenants précédents l'ont indiqué : il figure souvent dans les dossiers des
notes qu'il n'est pas forcément utile de transmettre au malade, sinon en les
expurgeant quelque peu, de façon à ne pas affoler celui-ci.
Le projet de loi prévoit que les informations accessibles doivent être «
formalisées ».
Ce terme mérite d'être quelque peu explicité, car il laisse place à des
interprétations délicates en ce domaine.
Parallèlement au libre accès aux informations contenues dans le dossier, le
projet de loi prévoit de responsabiliser le malade en le faisant participer
activement aux décisions relatives à sa santé. Il s'agit également d'une bonne
mesure. Il contient ainsi la notion de consentement préalable soit du malade,
soit de son entourage pour toute intervention chirurgicale. Ce point me paraît
extrêmement important. En effet, un certain nombre d'interventions
chirurgicales sont encore réalisées sans que le malade ou son entourage en
soient informés.
Mais il faut aussi prendre en compte un autre élément : en cas de danger pour
la santé, voire pour la vie du malade, la décision du médecin doit être
prépondérante et s'imposer,
in fine
, au malade. En effet, certains
patients, notamment par crainte de l'anesthésie, ne souhaiteront pas être
opérés, ce qui peut mettre leur vie en danger. J'émettrai donc cette réserve.
Peut-être un amendement pourrait-il être déposé sur ce point.
Enfin, si le consentement préalable s'impose parfois, comme en matière de don
d'organe, tel n'est pas toujours le cas. Il faut donc éviter de tomber dans le
piège d'un encadrement trop strict de la relation médecin-patient, qui ne
permettrait pas au médecin de prendre une décision. Si le médecin doit être un
technicien de la guérison, il doit aussi et avant tout prendre ses
responsabilités. Un encadrement un peu trop strict ne le lui permettrait
pas.
Enfin, je suis favorable, dans le cadre de la décentralisation du système de
santé, à la création des conseils généraux de santé. Cette politique régionale
va dans le bon sens. Mais il ne faudrait pas confondre décentralisation et
déconcentration, car, actuellement, la déconcentration prime sur la
décentralisation. En tant qu'élus, nous préférons, et de très loin - vous le
comprendrez, monsieur le ministre - la décentralisation.
Je suis également tout à fait favorable à la non-discrimination en matière
d'accès aux soins.
Les dispositions sur le statut des associations de malades et d'usagers du
système de santé et la possibilité qui leur sera donnée de se constituer partie
civile lors de procès me paraissent positives.
Le contrôle préfectoral qui a été institué pour les médecins, les
chirurgiens-dentistes et les sages-femmes me semble également une mesure
judicieuse.
S'agissant de la formation continue, même si elle est utile, elle ne doit pas
être assurée par les seuls laboratoires, qui, généralement, ne donnent pas dans
la philanthropie.
Enfin, la mise en place d'un diplôme sanctionnant une formation technique
obligatoire pour se prévaloir du titre d'ostéopathe et de chiropracteur est une
avancée très positive.
Je saluerai également votre souci, monsieur le ministre, de renforcer la
qualité du système sanitaire. J'évoquerai des problèmes qui se posent,
notamment en matière de chirurgie esthétique. On compte aujourd'hui, dans ce
domaine, des personnes extrêmement compétentes. Mais peut-on accepter qu'alors
que les médecins n'ont pas le droit de faire de la publicité pour la chirurgie
esthétique, les cliniques qui les emploient ne s'en privent pas ? Cela ne me
paraît pas très sain.
Par ailleurs, un arrêté datant de la Seconde Guerre mondiale, me semble-t-il,
dispose que tout médecin peut pratiquer des actes chirurgicaux de base. Mais où
s'arrête l'acte chirurgical léger ou de base et dans quelle mesure cela peut-il
s'appliquer à la chirurgie esthétique ? Nous sommes là face à un problème que
nous devons méditer.
Je souhaite également évoquer la question des infections nosocomiales, dont on
parle souvent de façon assez pudique. Peut-on accepter que l'hôpital, au
travers de ce fléau - car il s'agit d'un véritable fléau - tue plus de monde
que les accidents d'automobile sur les routes françaises ?
Des avancées sont réalisées dans ce domaine, mais il faut aller plus loin. On
sait, notamment, que ce genre d'infections se développe souvent dans des
établissements dont l'architecture est de type vertical et que l'existence de
pavillons séparés est souvent la meilleure façon de lutter contre ce
problème.
Il est évident que l'on ne pourra pas reconstruire immédiatement tous les
hôpitaux et tous les établissements de soins. Il n'en reste pas moins vrai que
nous serions bien inspirés de considérer que les nouveaux établissements
doivent être construits non plus à la verticale, mais sous la forme de
pavillons séparés.
Telles sont, monsieur le ministre, mes chers collègues, les observations que
je souhaitais formuler sur ce projet de loi. Il comporte des avancées très
positives, mais des craintes et des interrogations demeurent, ce qui est normal
s'agissant d'un sujet d'une telle importance.
Il faut dire que les patients sont souvent des hommes et des femmes un peu
fragiles : ils ont besoin de confiance, de guérison, mais surtout, dans bien
des cas, d'un accompagnement psychologique très important.
La réforme entreprise doit se poursuivre car, à l'évidence, c'est de
l'organisation de la santé en général qu'il s'agit. Nous devons faire preuve
dans ce domaine d'une très grande ambition, et pas simplement en matière
financière. Il ne faut pas se contenter de dire que nous avons la meilleure
médecine du monde : cela nous empêcherait d'engager des réformes en profondeur
là où le bât blesse.
(Applaudissements sur les travées socialistes, ainsi
que sur celles du groupe communiste républicain et citoyen.)
M. le président.
La parole est à M. Vasselle.
M. Alain Vasselle.
Monsieur le président, monsieur le ministre, mes chers collègues, je tiens
d'abord à saluer l'excellent travail effectué par nos collègues rapporteurs
Francis Giraud, Gérard Dériot et Jean-Louis Lorrain. Je n'oublie pas non plus
la contribution de qualité de notre collègue Pierre Fauchon, rapporteur pour
avis, même si nous avons constaté quelques divergences d'approche sur
l'amendement concernant l'arrêt Perruche, qui va retenir essentiellement mon
attention.
Le travail des rapporteurs est d'autant plus remarquable que les aléas de
notre ordre du jour n'ont pas contribué à améliorer l'examen serein de textes
d'importance. Les séances précédentes ont été révélatrices, une fois de plus,
du peu de cas que le Gouvernement fait des droits du Parlement. Sa maîtrise de
l'ordre du jour ne signifie en rien la maîtrise totale de nos emplois du temps.
Le Gouvernement ne pouvait se dérober à ses engagements concernant la
discussion de textes attendus ; je veux parler, notamment, du projet de loi que
nous avons examiné la semaine dernière après d'éprouvantes négociations.
Ainsi, après la démocratie de proximité, c'est aujourd'hui de « démocratie
sanitaire » qu'il est notamment question, expression « médiatique » inscrite
comme titre Ier du projet de loi que nous examinons aujourd'hui.
En matière de lisibilité, ce texte s'ajoute à tous ceux pour lesquels cet
impératif n'est pas respecté. Au-delà de certaines dispositions souhaitables,
d'autres viennent pallier des contradictions gouvernementales visibles depuis
ces dernières années et quelques-unes tentent de surmonter le non-respect du
droit par le Gouvernement.
Le Gouvernement s'est peut-être dit qu'une politique sage était celle qui
évitait les problèmes complexes. A force de multiplier à tout rompre les textes
de loi, l'édifice normatif manque de cohérence. Or l'on ne peut demander au
juge de se substituer au législateur.
J'en viens au texte du projet de loi. Les titres Ier et III, très attendus,
nous conduiront à débattre de questions cruciales. Je fais référence, bien sûr,
à la jurisprudence Perruche, sur laquelle je reviendrai dans quelques
instants.
D'autres problèmes restent en suspens, notamment celui de l'opacité
grandissante du financement du dispositif Creton. On peut penser que ce
problème n'a pas sa place dans ce texte, mais je ne pourrai éviter de l'évoquer
lorsque nous parlerons des handicapés.
J'avais demandé, au cours de la discussion générale sur le texte relatif à
l'action sociale et médico-sociale, quelles étaient les dispositions que le
Gouvernement comptait prendre pour répondre au désarroi des familles et au
mécontentement des départements. Nous attendons toujours la réponse ! Peut-être
l'aurons-nous cette fois-ci, au cours de l'examen des articles.
Le titre II du projet de loi, peut-être moins médiatique que les deux autres
titres, comme le souligne notre collègue rapporteur M. Deriot, n'en revêt pas
moins une réelle importance. Les apports de la commission des affaires sociales
corrigent, une fois de plus, les dispositions présentées par le Gouvernement et
celles qui ont été adoptées par l'Assemblée nationale. Je prendrai comme seul
exemple l'article 49 du projet de loi. Cet article a donné lieu à des débats
animés, notamment en ce qui concerne l'ordre des masseurs-kinésithérapeutes et
l'ordre des podologues, tous deux institués par la loi du 4 février 1995 sur
l'initiative de notre ancien collègue Charles Descours.
Un décret du 21 janvier 1997 relatif à l'ordre national des kinésithérapeutes
et un décret du 16 mai 1997 concernant l'ordre des pédicures-podologues sont
venus fixer les règles d'organisation et d'élection aux différents conseils,
inspirées des règles applicables à l'ordre des médecins.
Ces textes sont demeurés inappliqués par la volonté délibérée du Gouvernement.
D'ailleurs, un récent arrêt du Conseil d'Etat, en date du 3 décembre 2001,
enjoint le ministre de l'emploi et de la solidarité de fixer les dates des
élections aux conseils de l'ordre des pédicures-podologues et de prendre toute
mesure nécessaire à l'organisation de ces élections. Une astreinte a même été
prononcée si le ministre ne justifiait pas avoir exécuté la présente décision
dans le délai de six mois suivant sa notification.
Les amendements de la commission des affaires sociales offrent une solution
équilibrée puisqu'il est proposé de transformer l'office des professions
médicales en ordre à part entière en l'élargissant aux salariés des professions
concernées et en garantissant, dans un cadre interprofessionnel, l'indépendance
de chaque profession.
Cet exemple d'avancées notables en est un parmi tant d'autres et je tenais à
féliciter une fois de plus la commission des affaires sociales et son
rapporteur pour leur excellent travail. J'ose espérer que la raison l'emportera
sur ce qui pourrait apparaître comme des arrière-pensées politiques, voire
politiciennes, du Gouvernement à la veille d'échéances électorales
importantes.
Aux dispositions importantes du texte initial du projet de loi s'ajoute le
débat sur l'arrêt Perruche, déjà entrepris par l'Assemblée nationale avec
l'examen de la proposition de loi Mattei.
La décision de l'assemblée plénière de la Cour de cassation du 17 novembre
2000 a suscité une émotion générale, ressentie tant par les parents d'enfants
handicapés que par les médecins et les juristes. Elle a fait l'objet de
nombreux commentaires, de malentendus et de critiques, parfois injustifiées.
La solution adoptée par la Cour de cassation tend à l'indemnisation des
parents et de l'enfant handicapé lui-même. Nous aurons l'occasion de débattre
de cette jurisprudence et de ses conséquences en examinant les amendements
proposés par la commission des affaires sociales et par la commission des lois.
Cependant, pour ajouter à la qualité de nos débats, il me semble indispensable
d'apporter d'emblée quelques précisions.
En effet, chacun se plaira à reconnaître, et les juristes distingués les
premiers, que la jurisprudence Perruche ne devrait pas être considérée
catégoriquement comme une remise en cause de la loi sur l'IVG, ni même comme un
premier pas vers l'eugénisme, pas plus que les pistes de réflexion que nous
proposerons aujourd'hui.
Il ne s'agit pas de revenir sur la liberté de l'avortement. La loi du 17
janvier 1975 n'a pas fait que dépénaliser l'avortement, elle a introduit, dans
le code de la santé publique, un dispositif organisant les règles et les
principes d'un droit de l'avortement.
Je me plais à saluer une initiative du Sénat, prise sous l'autorité de notre
rapporteur, Francis Giraud, qui, également rapporteur du dernier texte sur
l'avortement, a introduit, pour équilibrer le dispositif issu de la loi de
1975, des sanctions à l'encontre des personnes qui mèneraient des actions
d'incitation à l'avortement. Nous avons donc aujourd'hui un équilibre juridique
qui me paraît tout à fait intéressant et auquel il ne faut pas porter
atteinte.
Toutefois, il est nécessaire de soulever aujourd'hui une série de questions
qui sont autant de pistes qu'il faut examiner afin de trouver ici une solution
aussi équilibrée.
Avant d'explorer ces pistes, permettez-moi de revenir sur les circonstances et
le contenu de l'arrêt Perruche.
Cet arrêt fait suite, mais en contrepoint, à l'arrêt de la cour d'appel
d'Orléans du 5 juin 1999, qui faisait lui-même suite à un arrêt de renvoi de la
première chambre civile de la Cour de cassation du 26 mars 1996.
Je me contenterai de mentionner les actions en justice intentées au bénéfice
de l'enfant dans la mesure où les faits qui ont conduit au grave handicap de
Nicolas Perruche - il s'agit du syndrome de Gregg - nous sont bien connus et où
l'indemnisation de la mère ne pose pas de problème juridique.
Par jugement du 13 janvier 1992, le tribunal de grande instance d'Evry avait
déclaré le praticien et le laboratoire « responsables de l'état de santé de
Nicolas Perruche » et les avait condamnés,
in solidum
avec leur assureur
respectif, à payer une provision de 500 000 francs au titre du préjudice
corporel et un million de francs à la caisse primaire d'assurance maladie de
l'Yonne au titre des prestations versées.
Le médecin ayant interjeté appel, la cour d'appel de Paris, dans un arrêt du
17 décembre 1993, a conclu que « le préjudice de l'enfant Nicolas n'est pas en
relation de causalité avec les fautes commises » et que les sommes versées en
exécution du jugement devraient être remboursées.
Contre cet arrêt, les époux Perruche ont formé un premier pourvoi, qui a donné
lieu à l'arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation du 26 mars
1996, dont je cite ce qui suit : « Attendu qu'en se déterminant ainsi, alors
qu'il était constaté que les parents avaient marqué leur volonté, en cas de
rubéole, de provoquer une interruption de grossesse et que les fautes commises
les avaient faussement induits dans la croyance que la mère était immunisée, en
sorte que ces fautes étaient génératrices du dommage subi par l'enfant du fait
de la rubéole de sa mère, la cour d'appel a violé les textes susvisés. »
Statuant comme cour de renvoi, la cour d'appel d'Orléans, par un arrêt du 5
février 1999, a, dans son dispositif, déclaré que : « l'enfant Nicolas ne subit
pas de préjudice indemnisable en relation de causalité avec les fautes commises
par le laboratoire de biologie médicale et le médecin » et ordonné le
remboursement des sommes allouées par le TGI d'Evry.
La Cour de cassation a donc, mes chers collègues, en cohérence avec sa
position précédente, mais en allant plus loin, réagi aux conclusions de la cour
d'appel d'Orléans lors de l'examen du nouveau pourvoi des époux Perruche, formé
le 14 avril 1999. On peut s'étonner de l'émotion suscitée dans la mesure où
celle-ci aurait déjà dû se manifester dès 1996, voire dès 1992 !
Que dit l'arrêt du 17 novembre 2000, dont la motivation est des plus
lapidaires ? Il casse et annule, en son entier, l'arrêt du 5 février 1999 de la
cour d'appel d'Orléans et renvoie la cause devant la cour d'appel de Paris.
Ce sont, bien entendu, les attendus, notamment le second, qui sont essentiels.
Je cite encore : « Attendu, cependant, que dès lors que les fautes commises par
le médecin et le laboratoire dans l'exécution des contrats formés avec Mme
Perruche avaient empêché celle-ci d'exercer son choix d'interrompre sa
grossesse afin d'éviter la naissance d'un enfant atteint d'un handicap, ce
dernier peut demander la réparation du préjudice résultant de ce handicap et
causé par les fautes retenues. »
Quels sont, maintenant, les aspects contestables de cette décision ?
On peut s'interroger sur la référence juridique quasi unique à l'article 1382
du code civil, dont je rappelle les termes : « Tout fait quelconque de l'homme,
qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à
le réparer. »
Outre que ce dommage était irréparable au moment où il est intervenu, et même
encore maintenant, il est permis de douter que le foetus était déjà sujet de
droit. S'il l'était, ce serait remettre en cause, mes chers collègues, le droit
à l'interruption de grossesse. Dans le cadre du contentieux engagé sur le
fondement de la Convention européenne des droits de l'homme, la Commission,
dans sa décision du 13 mai 1980, a déclaré que « les limitations au droit à la
vie ne peuvent concerner que les personnes déjà nées » et en a conclu que «
pouvait être étayée la thèse selon laquelle l'expression "toute personne", au
sein de l'article 2 de la convention européenne, ne s'applique pas à l'enfant à
naître. »
Il y a bel et bien un paradoxe dans l'arrêt Perruche entre le fait d'être
devenu sujet de droit grâce à une faute médicale qui a entraîné un handicap,
qui n'était ni évitable ni réparable au moment des faits, et celui d'être
indemnisé. Car, nul ne le conteste, s'il n'y avait pas eu faute, il n'y aurait
pas eu sujet de droit capable d'ester en justice. C'est là que se situe le
point focal qui a tant heurté les familles d'enfants handicapés mentaux.
Si l'on analyse plus en avant cet arrêt, on ne peut qu'être surpris par sa
motivation, encore une fois très lapidaire : on ne mentionne que le handicap,
et non l'extrême gravité du handicap qui, connu, n'aurait pu, au moment des
faits, en 1983 ou même maintenant, être diminué ou guéri par une thérapeutique
quelconque. C'est aussi mélanger quelque part l'IVG et l'ITG !
Enfin, se posent toujours les questions du lien de causalité - directe ou
indirecte - et de la qualification de l'enfant dans la relation contractuelle
de la mère avec son médecin : certains ont pu évoquer le tiers par ricochet, la
perte de chance ou le droit à une vie normale.
A cela s'ajoute, parallèlement et ultérieurement, le problème de l'unification
des jurisprudences de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat, qui ne sont
pas identiques.
Une rupture du principe d'égalité existe entre les enfants diagnostiqués en
secteur public et ceux qui sont diagnostiqués en secteur privé. Le Conseil
d'Etat a adopté une position radicalement opposée à celle de la Cour de
cassation, dans un non moins célèbre arrêt du 14 février 1997 - limitation de
l'indemnisation du préjudice des parents lorsque la faute de diagnostic est la
cause directe des préjudices entraînés pour eux par l'infirmité dont est
atteint leur enfant.
La jurisprudence de la Cour de cassation fait courir le risque de l'émergence
d'une discrimination entre les enfants handicapés. En effet, selon que les
parents exprimeront l'acceptation ou le regret de sa naissance, l'enfant pourra
être indemnisé ou non. Paradoxalement, et je cite ici l'exposé des motifs de la
proposition de loi déposée par notre collègue Bernard Fournier et cosignée par
bon nombre de sénateurs : « Seuls seront indemnisés les enfants dont les
parents auront engagé une action en responsabilité devant la justice. »
S'agissant du délai de prescription, ramené à dix ans, par un amendement de la
commission des lois, à compter de la consolidation du dommage, on ne peut
qu'abonder dans le sens du rapporteur Fauchon, qui reprend ici le dispositif
qu'avait recommandé le Sénat lors de la discussion de la proposition de loi de
notre collègue Claude Huriet relative à l'indemnisation de l'aléa médical et à
la responsabilité médicale.
Les règles de prescription dans le cadre du contentieux de la responsabilité
médicale seraient ainsi unifiées. A la prescription de trente ans pour les
actions tendant à mettre en cause la responsabilité des médecins libéraux ou
celle des établissements de santé privés et de quatre ans pour les mêmes
actions mais dirigées contre un établissement public, on substituerait une
prescription uniforme de dix ans.
J'en viens maintenant à la proposition que j'ai défendue au sein de la
commission des affaires sociales. Je me réjouis, d'ailleurs, d'avoir réussi à
faire partager mes préoccupations à mes collègues, ainsi qu'à notre président
Nicolas About, dont les propos, à l'instant, vont tout à fait dans mon sens. De
même, je me félicite des avancées tout à fait nettes et positives qui ont été
proposées par le rapporteur Francis Giraud et acceptées par la commission des
lois lors de sa réunion de ce matin.
Mes chers collègues, je m'interroge devant vous comme je l'ai fait, ce matin,
en commission : comment peut-on accepter aujourd'hui que perdure la situation
de précarité que subissent nombre de handicapés et leurs familles ? Ce n'est
pas digne de nous ! Ce n'est pas digne de la représentation nationale ! Ce
n'est pas digne de quelque gouvernement que ce soit !
Après avoir annoncé, sous l'autorité de Mme Veil, une prochaine réforme de la
loi de 1975, après qu'une série de ministres se sont succédé, il n'est pas
admissible que cette loi n'ait pas encore été mise en chantier, et ce alors
même que nombre de familles et d'enfants handicapés sont dans une situation de
plus en plus difficile, chacun le sait.
Certes, l'allocation aux adultes handicapés, l'AAH, représente aujourd'hui un
effort non négligeable - 183 milliards de francs - de la part de la nation.
Mais comparons-le, comme l'a fait M. le président de la commission des affaires
sociales, au coût du dispositif des 35 heures. Remarquons que M. le ministre ne
nous a pas donné d'indications chiffrées à cet égard, mais il s'agit
aujourd'hui de près de 130 milliards de francs. Jusqu'où irons-nous ? Nous ne
le savons pas ! Ce coût rattrapera peut-être celui que la nation supporte au
titre des actions engagées en faveur des handicapés. Et s'il fallait choisir
entre les deux, ne serait-ce pas dans le sens de ceux dont la situation exige
l'appel à la solidarité nationale ? D'ailleurs, monsieur le ministre, vous
savez bien vous-même qu'il faudra faire évoluer la loi en ce sens : vous n'y
échapperez pas !
Reste que vous avez tardé à mettre en chantier cette réforme absolument
nécessaire. Je puis vous le dire, monsieur le ministre, pour le vivre non
seulement personnellement, mais aussi dans mes contacts avec les associations
de familles de handicapés, l'AAH, avec un montant mensuel de 3 600 francs, ne
peut pas suffire, notamment compte tenu des forfaits journaliers appliqués par
les conseils généraux, avec d'ailleurs des situations tout à fait disparates
selon les départements.
En d'autres termes, monsieur le ministre, il n'est pas matériellement possible
à une famille ayant un enfant handicapé de faire face à tous les besoins de la
vie courante de son fis ou de sa fille, qu'il soit mineur ou déjà adulte.
Si la solidarité nationale s'était exprimée plus tôt, peut-être n'aurions-nous
pas connu l'arrêt Perruche et toutes ses implications. Il n'y aurait pas eu
besoin d'aller jusqu'à la réparation du dommage au titre du handicap pour
permettre à cet enfant d'avoir une vie digne, malgré le surcoût induit par
l'existence de son handicap.
Voilà le coeur du débat, raison pour laquelle, mes chers collègues, je me suis
un peu attardé sur ce point. A cet égard, monsieur le ministre, je vous
remercie de la réponse que vous avez apportée tout à l'heure à M. le président
de la commission des affaires sociales, mais il vous faudra aller plus loin et
transformer vos paroles en actes concrets. Malheureusement, à la veille
d'échéances électorales, vous en laissez, à mon avis, la responsabilité au
prochain gouvernement !
Pour conclure, je me réjouis de la position de la commission des affaires
sociales, qui fait référence aux parents plutôt qu'à la mère. Il faut bien
considérer, en effet, la situation dans laquelle vont se trouver ces familles.
Soit il s'agit d'une faute directe, et le problème est réglé parce que les
textes législatifs permettent la réparation. Soit il s'agit d'une faute
caractérisée ou d'une faute lourde et, là encore, le problème est réglé,
puisque la disposition votée sur l'initiative de notre collègue Fauchon est
d'application universelle et concerne tous les citoyens français, quelle que
soit leur profession. Il y a donc aussi droit à réparation lorsqu'il y a une
faute caractérisée, si ce n'est que nous avons considéré que, dans le cas de
figure présent, le préjudice était le préjudice subi par les parents. Et
pourquoi le préjudice subi par les parents et non pas uniquement celui de la
mère ? Il faut, pour répondre à cette question, savoir ce que l'on répare :
est-ce le seul défaut d'exercice, par la mère, de son droit à l'interruption de
grossesse ? Nous ne le pensons pas : c'est aussi tout le préjudice subi par les
deux parents en amont de la naissance, et pas seulement en aval.
Pour l'aval, l'indemnisation pour le préjudice subi doit relever de la
solidarité nationale, pour éviter la discrimination entre deux catégories de
handicapés, entre ceux qui, au terme d'une procédure judiciaire, pourraient
bénéficier d'une indemnité, et ceux qui n'y auraient pas accès, faute d'avoir
engagé cette procédure.
Pour la réparation du préjudice subi en amont, sont concernées non seulement
les familles qui auraient opté pour l'avortement, mais également celles qui,
même en ayant connaissance du handicap, auraient fait le choix, pour des
convictions qui leur sont propres, de garder cet enfant-là et d'assumer la
charge de son éducation. Dans ce cas aussi, c'est la solidarité qui doit
jouer.
Le préjudice à la fois psychologique et matériel que subit cette mère de
famille, qui ne découvre le handicap qu'au moment de la naissance de son
enfant, doit faire l'objet d'une réparation. C'est la raison pour laquelle je
me réjouis que la commission des affaires sociales ait retenu la référence aux
parents.
Je terminerai par une observation.
Lorsque ce texte entrera en application, les médecins vont chercher, je
l'imagine, à s'entourer d'un maximum de garanties. Ils multiplieront certains
actes, je pense aux échographies, pour cerner le mieux possible l'état de santé
du foetus, et évaluer notamment les risques potentiels de handicap. Mais cela
entraînera un coût supplémentaire pour la sécurité sociale, et de nouveau se
posera le problème de la régulation des dépenses de santé !
Il ne faudra pas, alors, faire un mauvais procès aux médecins si, d'aventure,
ils multiplient certains actes ; il est vrai que nous avons prévu des
dispositions législatives qui auront pour effet d'entraîner des sanctions,
s'ils n'ont pas tout fait pour prévenir le risque de handicap. Il ne faudra pas
non plus leur reprocher de dépenser d'une manière inconsidérée les cotisations
sociales de nos concitoyens.
Je fais donc partie de ceux qui pensent que si, en amont, nous avions réformé
la loi de 1975, si nous avions, en temps et en heure, revu les textes sur la
bioéthique, qui devaient être réexaminés dès 2000, et si nous avions bien
mesuré ces problèmes de régulation des dépenses de santé, peut-être n'en
serions-nous pas au point où nous en sommes aujourd'hui.
J'espère, de toute façon, ne doutant pas que la sagesse prévaudra à l'issue de
nos débats, qu'ensemble nous trouverons un terrain consensuel nous permettant
de répondre aux attentes des parents, mais également de toute notre société.
(Applaudissements sur les travées du RPR et des Républicains et
Indépendants.)
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