SEANCE DU 25 JUILLET 2002
M. le président.
Je suis saisi, par Mme Borvo, M. Bret, Mme Mathon, M. Fischer, Mmes Beaudeau,
Beaufils et Bidard-Reydet, M. Coquelle, Mmes David, Demessine et Didier, MM.
Foucaud et Le Cam, Mme Luc, MM. Muzeau, Ralite et Renar et Mme Terrade, d'une
motion n° 18 tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité.
Cette motion est ainsi rédigée :
« En application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, le Sénat déclare
irrecevable le projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice
(n° 362, 2001-2002). »
Je rappelle que, en application de l'article 44, alinéa 8, du règlement du
Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l'auteur de l'initiative ou
son représentant, pour quinze minutes, un orateur d'opinion contraire, pour
quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie
au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une
durée n'excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Robert Bret, auteur de la motion.
M. Robert Bret.
Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, monsieur le garde des
sceaux, monsieur le secrétaire d'Etat, mes chers collègues, par cette motion,
les sénateurs communistes entendent vous convaincre de l'irrecevabilité du
projet de loi d'orientation et de programmation pour la justice.
Ce texte est en effet en contradiction avec nos principes constitutionnels
relatifs tant au droit pénal et à la procédure pénale qu'à l'organisation
judiciaire.
A bien des égards, dans son esprit même, ce texte, particulièrement régressif
en matière de droits et libertés fondamentaux, contredit les principes de la
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, en particulier son
article IX, mais aussi l'article 66 de la Constitution, qui fait de l'autorité
judiciaire la gardienne de la liberté individuelle.
Par ailleurs, s'il adoptait le texte en l'état, le Sénat se déjugerait par
rapport à l'ensemble du travail qu'il mène depuis plusieurs années pour se
conformer aux exigences internationales et européennes en matière de droits de
l'homme telles qu'énoncées dans la Convention européenne des droits de l'homme,
dans la Convention internationale des droits de l'enfant ou dans le Pacte
international des droits civils et politiques, textes auxquels la Constitution,
en son article 55, donne une valeur supérieure à la loi.
Quasiment aucun des titres de votre projet de loi, monsieur le garde des
sceaux, n'échappe à la critique, et vous me permettrez d'en apporter la
démonstration par quelques exemples.
S'agissant du juge de proximité se pose avant tout le problème du respect des
droits du Parlement. Il nous est en effet demandé de voter des dispositions
déléguant une partie des compétences du juge d'instance à des juges non
professionnels alors que nous n'avons pas encore été conduits à nous prononcer
sur le statut de la magistrature. En effet, le projet de loi organique ne
viendra en discussion qu'à l'automne après que le Conseil d'Etat a rendu, sur
le fondement de l'article 64, alinéa 3, un avis contraire à l'insertion des
dispositions relatives au recrutement de ces juges dans une loi ordinaire.
Nous refusons d'autant plus de nous prononcer sur la compétence du juge de
proximité que les premiers éléments dont nous disposons posent un problème : en
effet, le droit de tout citoyen à bénéficier d'un juge indépendant et
impartial, qui constitue un des impératifs de l'article 6 de la Convention
européenne des droits de l'homme, ne semble pas complètement garanti.
Au sens de la Cour européenne, l'exigence d'indépendance et d'impartialité
nécessite, d'une part, de s'attacher au mode de désignation et à la durée du
mandat et, d'autre part, de vérifier l'existence de garanties suffisantes face
aux pressions extérieures dont pourrait faire l'objet le juge.
Certes, le texte qui ressort du conseil des ministres se trouve amélioré par
rapport aux dispositions de l'avant-projet : l'avis conforme du Conseil
supérieur de la magistrature est requis ; les juges de proximité sont nommés
pour sept ans non renouvelables et ils sont en partie rattachés au statut de la
magistrature. Toutefois, aucune précision n'est apportée quant à l'autorité de
présentation des candidats ni sur l'exercice du pouvoir disciplinaire.
Toutes ces questions ne sont pas indifférentes lorsqu'on se souvient que le
recrutement des magistrats à titre temporaire prévu par M. Méhaignerie en 1995
avait conduit à la démission pour incompatibilité de certains « juges » : je
rappelle pour mémoire qu'il s'agissait d'un général de gendarmerie et d'un
commissaire en exercice.
Plus directement, le texte qui nous est présenté met en cause le principe
d'égalité énoncé par l'article VI de la Déclaration des droits de l'homme et du
citoyen, selon lequel la loi doit être la même pour tous, principe repris à
l'article 1er de la Constitution du 4 octobre 1958. Il institue de fait une
sorte de justice de classe en réservant la compétence du juge de proximité aux
plus pauvres.
La référence à la justice de paix n'est d'ailleurs pas indifférente si l'on se
souvient que cette justice avait été qualifiée en son temps de « justice
coloniale » parce qu'elle donnait une prime aux notables.
On peut également s'interroger sur la conformité de certaines dispositions
avec l'article 66 de la Constitution, qui fait de l'autorité judiciaire la
gardienne de la liberté individuelle. Tel est le cas de l'article 9 du projet,
qui délègue la validation pénale au juge de proximité et qu'il convient de
rapprocher de l'article 21, lequel étend très largement le champ de la
composition pénale : je pense notamment au délit de recel et à la rétention
jusqu'à six mois du permis de conduire.
Si ces mesures n'entraînent pas une privation de liberté
stricto sensu
,
elles constituent de véritables peines puisqu'elles apparaîtront désormais au
bulletin n° 1 du casier judiciaire. C'est une des raisons qui expliquent
qu'aujourd'hui la validation de la composition pénale ne peut relever que de la
compétence d'un haut magistrat : le président du tribunal de grande instance
pour les délits ou le juge d'instance pour les contraventions.
On peut rapprocher cela des dispositions qui confient au juge de proximité le
jugement des contraventions des quatre premières classes commises tant par les
majeurs que par les mineurs. Ce sera, dans l'histoire contemporaine de notre
droit pénal, la première fois que sera donné un rôle pénal à un juge unique non
professionnel ; notre collègue Robert Badinter y a fait allusion ce matin.
S'agissant de la réforme du droit pénal des mineurs, on ne peut qu'être
inquiet devant les options, privilégiées dans le texte, qui tendent à
rapprocher le traitement des plus jeunes de celui des majeurs. Une telle
orientation est à rebours de toutes les évolutions actuelles, tant nationales
qu'internationales, en faveur des droits des enfants. La spécialisation de la
justice des mineurs est, on le sait, l'un des principes fondamentaux de notre
droit pénal, principe acquis dès le début du xxe siècle et consacré par le
Conseil constitutionnel dans sa décision de 1993.
Il est également inscrit dans les textes internationaux régulièrement ratifiés
par la France.
Ainsi l'article 14, alinéa 4, du Pacte international relatif aux droits civils
et politiques dispose que « la procédure applicable aux jeunes gens qui ne sont
pas encore majeurs au regard de la loi pénale tiendra compte de leur âge et de
l'intérêt que présente leur rééducation ».
Dans le même sens, la convention internationale des droits de l'enfant, dans
son article 40, alinéa 3, invite les Etats parties à « promouvoir l'adoption de
lois, de procédures, la mise en place d'autorités et d'institutions
spécialement conçues pour les enfants suspectés, accusés ou convaincus
d'infraction à la loi pénale ».
Si l'on a finalement renoncé, dans le projet qui nous est soumis, au non-sens
qui consistait à confier les premières infractions commises par les mineurs au
juge de proximité, la logique de la déspécialisation perdure, particulièrement
à l'article 17 : telle qu'elle est conçue, la procédure de jugement à délai
rapproché des mineurs tend à s'aligner sur la procédure de comparution
immédiate pour les majeurs.
On notera, en outre, que la pénalisation systématique des comportements - je
pense aux sanctions éducatives dès l'âge de dix ans - contrevient
particulièrement à la convention internationale des droits de l'enfant, qui
préconise toujours, en son article 40, alinéa 3, de « prendre des mesures,
chaque fois que cela est possible et souhaitable, pour traiter ces enfants sans
recourir à la procédure judiciaire, étant cependant entendu que les droits de
l'homme et les garanties légales doivent être pleinement respectés ».
Quant à la logique de l'emprisonnement qui sous-tend l'ensemble de la réforme,
elle ne respecte guère, elle non plus, la convention, dont l'article 37 édicte
que l'emprisonnement doit « n'être qu'une mesure de dernier ressort, et être
d'une durée aussi brève que possible ». J'en viens aux dispositions relatives à
la procédure pénale, qui vont dans le sens d'une restriction de la présomption
d'innocence.
Nous étions nombreux à souligner, lors du vote de la loi du 15 juin 2002 -
vous vous en souvenez sûrement, monsieur le rapporteur -, que les nouvelles
dispositions ne faisaient, à bien des égards, que mettre notre procédure pénale
en conformité avec les exigences de la convention européenne des droits de
l'homme.
Le nombre des condamnations prononcées contre la France dépasse maintenant
soixante-dix, trente d'entre elles concernant la procédure pénale. Aujourd'hui
encore, la France vient d'ajouter à son « palmarès » une nouvelle condamnation
pour procès inéquitable, à propos du procès Papon.
La portée symbolique du retour en arrière que vous préconisez, monsieur le
ministre, mesdames, messieurs de la droite, est, dans ce contexte,
particulièrement désastreuse.
Les dispositions qui érigent la détention provisoire, en principe, peuvent
faire l'objet de sérieuses critiques ; on peut notamment déplorer
l'augmentation des délais maximaux de détention, l'unification des seuils de
mise en détention provisoire sans distinction selon qu'il s'agit d'une atteinte
aux biens ou aux personnes, la suppression des limitations du critère d'ordre
public pour la prolongation, dont on connaît pourtant le caractère éminemment
arbitraire.
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
C'est leur « tarte à la crème » !
M. Robert Bret.
C'est le principe même de la présomption d'innocence qui est mis en péril
puisque, avec les nouvelles dispositions, la mise en détention deviendra la
règle. Pourtant, l'ensemble des textes supralégislatifs nous recommande le
contraire : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen indique que la
détention doit être « absolument nécessaire » ; l'article 9, alinéa 3, du Pacte
international relatif aux droits civils et politiques dispose, dans le même
sens, que « la détention de personnes qui attendent de passer en jugement ne
doit pas être de règle ».
Le renforcement du rôle du parquet dans les décisions de détention provisoire
est une rupture dans l'égalité des armes préconisée par la Convention
européenne des droits de l'homme. Ainsi, le référé-détention permet au
procureur de s'opposer à une mise en liberté alors même que la liberté devrait
primer, surtout si elle est décidée par un magistrat du siège. Cette procédure,
qui aboutit à ce que l'appel du parquet contre une ordonnance de mise en
liberté puisse constituer un titre de détention, est contraire à nos principes
constitutionnels : en application de l'article 66 de la Constitution, cette
décision ne peut appartenir qu'au juge judiciaire.
Quant à la généralisation de la procédure du témoin anomyme, elle ne peut que
contrevenir aux prescriptions de l'article 6, alinéa 3, qui prévoit la
possibilité pour la défense d'interroger les témoins à charge. Si la
jurisprudence européenne n'a pas totalement exclu la possibilité du recours à
la procédure du témoin anonyme, on doit constater qu'elle ne la considère pas
de façon très favorable.
Enfin, la question des délais dans lesquels il est statué sur une demande de
mise en liberté soulève un problème. Ces délais sont allongés « au fur et à
mesure qu'évolue la situation pénale de la personne concernée du fait des
condamnations successives prononcées contre elle » ; dans l'avant-projet, il
était même prévu que la présomption d'innocence « s'amenuisait » en fonction
des condamnations successives.
Or l'article IX de la Déclaration des droits de l'homme dispose que « tout
homme est présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable ». De
même, aux termes de l'article 14, alinéa 2, du pacte des droits civils, « toute
personne accusée d'une infraction pénale est présumée innocente jusqu'à ce que
sa culpabilité ait été légalement établie », principe confirmé par l'article 6,
alinéa 12, de la Convention européenne des droits de l'homme.
Dès lors, il est clair que la présomption d'innocence vaut tout au long du
procès pénal : elle commence avec la mise en accusation, perdure pendant
l'exercice des voies de recours et ne cesse qu'au moment où la condamnation est
devenue définitive. Tel ne serait plus le cas si le projet de loi était adopté
en l'état.
J'en viens, pour conclure, à l'article 32 du projet de loi, qui vise à
supprimer les centres régionaux de détention. L'exposé des motifs du projet
évoque une répartition des détenus fondée sur des critères de dangerosité. Une
telle approche, qui met au second plan le critère du
quantum
de la
peine, pose d'évidents problèmes de conformité à nos engagements internationaux
: elle constitue une renonciation à l'objectif de réinsertion qui doit être au
centre de la peine d'emprisonnement.
Ainsi, l'article 10, alinéa 3, du Pacte international relatif aux droits
civils et politiques prévoit que « le régime pénitentiaire comporte un
traitement des condamnés dont le but essentiel est leur amendement et leur
reclassement social ».
Je relève également que la commission nationale consultative des droits de
l'homme s'est déclarée préoccupée par la « suppression de l'obligation légale
de disposer d'un établissement spécialement réservé aux détenus dont la
réinsertion dans la société est relativement proche ».
Ainsi, mes chers collègues, l'ensemble du texte semble aller à rebours du
progrès des droits de l'homme. Un tel texte ne peut faire la fierté d'un pays
qui se réclame de l'Etat de droit. Pour toutes ces raisons, les sénateurs du
groupe communiste républicain et citoyen vous demandent d'adopter leur motion
tendant à reconnaître l'inconstitutionnalité du texte relatif à la justice.
(Très bien ! et applaudissements sur les travées du groupe communiste
républicain et citoyen et sur les travées socialistes.)
M. le président.
Quel est l'avis de la commission ?
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
Mes observations seront à peine moins brèves que l'objet
écrit de cette motion.
Je me bornerai à faire remarquer qu'il n'y a aucune inconstitutionnalité dans
ce texte.
M. Jean-Claude Carle.
Tout à fait !
M. Jean-Pierre Schosteck,
rapporteur.
S'agissant de la justice de proximité, j'indique que le
statut des juges figurera dans une loi organique. Il est tout à fait loisible
au législateur de créer un nouvel ordre de juridiction !
En ce qui concerne les mineurs, il m'apparaît qu'aucune atteinte n'est portée
au principe de spécialisation des juridictions.
Pour ce qui est de la procédure du référé-détention, le texte que vous
proposera la commission des lois répondra à toutes les objections qui ont été
formulées. Je vous recommande, mes chers collègues, la lecture de la décision
du Conseil constitutionnel en date du 23 avril 1997, dans laquelle celui-ci a
admis qu'une décision du juge du siège pouvait être suspendue pendant un très
bref délai par une décision du parquet, notamment en matière de rétention des
étrangers.
Pour ces raisons, la commission des lois est évidemment défavorable à cette
motion.
M. Robert Bret.
C'est un peu court, tout de même !
M. Michel Dreyfus-Schmidt.
La commission des lois n'en a même pas débattu !
M. le président.
Le Gouvernement souhaite-t-il s'exprimer ?...
Je mets aux voix la motion n° 18, tendant à opposer l'exception
d'irrecevabilité.
Je rappelle que l'adoption de cette motion entraînerait le rejet du projet de
loi.
Je suis saisi d'une demande de scrutin public émanant de la commission des
lois.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions réglementaires.
(Le scrutin a lieu.)
M. le président.
Personne ne demande plus à voter ? ...
Le scrutin est clos.
(Il est procédé au comptage des votes.)
Nombre de votants | 313 |
Nombre de suffrages exprimés | 313 |
Majorité absolue des suffrages | 157 |
Pour l'adoption | 113 |
Contre | 200 |
Question préalable