SOUHAITS DE BIENVENUE
À UNE DÉLÉGATION
DE POLYNÉSIE FRANÇAISE
M. le président. Mes chers collègues, j'ai le plaisir de saluer la présence, dans les tribunes, d'une délégation de Polynésie française. Nos amis sont venus nous rendre visite, et nous sommes heureux de les accueillir au Sénat. (MM. les ministres ainsi que Mmes et MM. les sénateurs se lèvent et applaudissent.)
PERSPECTIVES DES NÉGOCIATIONS À VENIR
AU SEIN DE L'ORGANISATION MONDIALE
DU COMMERCE
Suite de la discussion d'une question orale avec débat
(Ordre du jour réservé)
M. le président. Nous reprenons la discussion de la question orale avec débat n° 20 de M. Gérard Larcher.
Dans la suite du débat, la parole est à M. le président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne.
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je veux tout d'abord remercier M. Gérard Larcher d'avoir pris l'initiative de ce débat.
Nos concitoyens accordent en effet une importance grandissante, parfois même passionnelle, à ces questions de commerce mondial et de mondialisation.
Je me réjouis également que nos collègues qui nous ont représentés à Cancún - MM. Jean Bizet, Michel Bécot et Daniel Soulage - nous aient livré dans un délai aussi rapide une analyse des causes et des conséquences de l'échec de Cancún.
Ce qui m'a le plus frappé à l'issue de ce rendez-vous manqué, c'est l'unanimité des réactions européennes. Cette unanimité traduit une grande déception, mais aussi une volonté de relancer ce processus sur des bases plus claires. C'est pourquoi si, comme beaucoup, je partage un pessimisme relatif quant aux perspectives de négociations à très court terme au sein de l'OMC, je crois néanmoins que, à plus long terme, l'OMC a toujours un avenir pour organiser le multilatéralisme, pour peu que nous sachions tirer quelques leçons de l'échec de Cancún.
A très court terme, je le disais, il paraît difficile d'espérer une reprise rapide des négociations. Celles-ci vont entrer inévitablement dans une phase de léthargie, car les pays voudront d'abord évaluer ce qui s'est passé à Cancún et, éventuellement, réajuster leurs stratégies.
Le groupe des vingt-trois et le groupe des quatre-vingt-dix seront sans doute tentés de consolider leurs stratégies et leurs positions. Cela ne sera certainement pas facile pour eux, comme l'a montré la réunion du groupe des vingt-trois à Buenos Aires, vendredi dernier. On peut d'ailleurs se demander si ce groupe des vingt-trois ne fut pas seulement « un groupe de circonstance ».
Mais cela devrait conduire également les Etats-Unis et l'Europe à réfléchir à leur propre stratégie, notamment à leur alliance, de circonstance elle aussi, sur l'agriculture.
Par ailleurs, je ne crois pas que la réunion des « hauts fonctionnaires » du 15 décembre prochain permettra d'aboutir aux résultats que les ministres, eux, n'ont pas pu obtenir. Une relance rapide du processus des négociations supposerait que soit rétablie la confiance entre les membres, notamment sur le dossier symbolique du coton. Or le calendrier politique intérieur de certains membres, en particulier celui des Etats-Unis, n'est pas favorable à un tel scénario.
Il est donc douteux qu'une relance des négociations soit possible d'ici à la fin de l'année 2004, et le respect de l'échéance du 1er janvier 2005 pour la conclusion du cycle de Doha apparaît aujourd'hui difficile. On peut, bien sûr, déplorer ce retard, mais on peut aussi espérer qu'il sera mis à profit par l'Union européenne pour préciser, en interne, à la fois ses objectifs et le champ des négociations. N'oublions pas que le nombre des membres de l'Union sera alors passé de quinze à vingt-cinq.
A la lumière de ce qui s'est passé à Cancún, l'Union européenne doit en effet affiner sa stratégie sur plusieurs points.
Il me semble, tout d'abord, que l'Union européenne n'a pas tiré un crédit suffisant de son initiative « Tout sauf les armes », peut-être parce que cette dernière a été décidée trop tôt par rapport à Cancún, de même qu'elle n'a pas tiré un crédit suffisant de sa réforme de la PAC, peut-être parce que la réforme a été décidée trop tard par rapport à Cancún.
M. Gérard César. Oh !
M. Hubert Haenel, président de la délégation du Sénat pour l'Union européenne. Surtout, la question des préférences commerciales et, au-delà, de la place de l'Afrique dans les négociations commerciales revêt une importance capitale pour l'avenir du système multilatéral.
L'initiative pour l'Afrique que la France a proposée, et que l'Union a défendue, conserve plus que jamais, après Cancún, toute sa pertinence au sein des pays développés. Il revient à l'Union européenne de reprendre l'initiative et de proposer des réponses concrètes aux questions que nous posent les pays africains : comment le système multilatéral peut-il contribuer à la réduction de la pauvreté ? Comment traiter la question des matières premières, notamment celle du coton ?
Cancún a confirmé l'urgence de ces questions, sur lesquelles l'Union ne peut pas rester en retrait.
Il me semble aussi, messieurs les ministres, qu'il revient plus particulièrement à la France d'insister sur l'attention prioritaire à accorder à l'Afrique et, plus globalement, de poser la question de la communication sur les actions que l'Europe conduit en faveur du développement ; on se demande aujourd'hui quels en sont les véritables relais.
Il est, en effet, paradoxal que l'Union européenne ait été la seule à multiplier les concessions depuis Doha - de la réforme de la PAC à l'initiative « Tout sauf les armes », sans oublier ses efforts pour l'accès aux médicaments -, mais sans en retirer le moindre crédit auprès des pays les plus pauvres, notamment africains.
Concernant les perspectives des négociations à plus long terme, je vous disais en introduction mon optimisme relatif, pour peu que nous puissions tirer les leçons de l'échec de Cancún.
Trois facteurs se sont conjugués depuis le lancement du cycle de Doha pour aboutir à l'échec de Cancún : une crise de croissance de l'OMC, un déficit de confiance, une absence de cohérence.
J'évoquerai, tout d'abord, la crise de croissance.
Contrairement aux cycles précédents, les négociations du cycle de Doha ont échappé progressivement à la seule maîtrise des deux principaux acteurs du développement international - les Etats-Unis et l'Europe - et du groupe de Cairns. Avec l'accession de soixante nouveaux pays depuis 1994, plusieurs autres catégories de membres aux intérêts très divergents sont ainsi apparues : les pays émergents aux intérêts offensifs très marqués sur l'agriculture ; l'Inde, pays essentiellement en position défensive ; les pays pauvres, de plus en plus marginalisés dans le commerce mondial, qui ont donné prise à une influence croissante des ONG, lesquelles ont poussé ces pays à donner un contenu radical à leurs revendications.
Dans le même temps, à la demande de l'Union européenne, l'agenda de la négociation a été élargi, passant des sujets d'accès au marché aux sujets dits de « régulation », tels que l'investissement, la concurrence, l'environnement, ce qui a rendu encore plus complexe le processus de négociation.
A cette crise de croissance s'est ajouté un déficit de confiance. Celui-ci était en germe dans l'accord de Doha du fait de sa rédaction ambiguë sur certains points essentiels. Il a été également nourri par le reproche grandissant des pays en voie de développement envers les pays développés de ne pas vouloir remplir les promesses faites à Doha sur le développement. De ce point de vue, le dossier du coton a pris, après le dossier des médicaments, comme l'a fort justement souligné Gérard Larcher, une valeur emblématique.
En outre, les grandes entreprises, actrices de la mondialisation, ont manifesté un désintérêt croissant pour le processus de Doha, jugé inadapté pour aboutir rapidement à une solution et pour répondre à leurs préoccupations.
Enfin, Cancún a permis de mettre en lumière l'absence de cohérence de certaines positions ou stratégies de négociations : absence de cohérence des pays émergents, qui se sont posés en champions de la cause des plus pauvres tout en défendant des positions très libérales ; absence de cohérence de certains pays africains, tout à la fois défenseurs des régimes préférentiels dont ils bénéficient et critiques de la position de l'Union européenne sur le maintien de ces préférences ; absence de cohérence des Etats-Unis qui, malgré un engagement multilatéral affiché, ont poursuivi la négociation d'accords bilatéraux de libre-échange.
Quelles conclusions devons-nous tirer de ces évolutions ?
D'une part, Cancún a apporté un démenti, peut-être salutaire, à l'affirmation selon laquelle l'OMC est unilatéralement au service des pays du Nord et du libéralisme.
D'autre part, malgré ses insuffisances et l'échec de Cancún, l'OMC reste une organisation d'une efficacité rare dans le paysage des organisations internationales. Néanmoins, cette organisation ne peut pas continuer à jouer sa survie à chaque conférence ministérielle. Il faut également éviter qu'elle ne devienne qu'un forum politique marginalisé par la relance des processus bilatéraux ou régionaux.
Il est donc impératif que l'Union européenne réaffirme très clairement son attachement au multilatéralisme et qu'elle s'efforce de convaincre ses partenaires, notamment les plus pauvres, qu'un retour au bilatéralisme ne ferait qu'ériger la loi du plus fort en règle absolue du commerce mondial.
Il nous faut aussi continuer à soutenir le mécanisme de règlement des différends de l'OMC, qui peut protéger cette organisation d'un risque de dérive « onusienne ». Si ce mécanisme de règlement des différends était amené à se développer avec la fin de la clause de paix agricole, il devrait surtout inciter les membres à poursuivre activement le processus de négociation, quitte à se montrer beaucoup moins ambitieux et plus réaliste sur l'agenda et à ouvrir une réflexion plus large sur les réformes à introduire dans les processus de négociation et de décision.
Ma conviction est que l'Europe a un rôle majeur à jouer au sein de l'OMC. A Cancún, l'Europe a existé. Elle doit continuer à porter, comme vient de le dire M. Larcher, une vision plus humaine de la mondialisation. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. - M. le président de la commission des affaires économiques applaudit également.)
M. le président. J'indique au Sénat que, compte tenu de l'organisation du débat décidée par la conférence des présidents, les temps de parole dont disposent les groupes pour cette discussion sont les suivants :
Groupe Union pour un mouvement populaire, 82 minutes ;
Groupe socialiste, 44 minutes ;
Groupe de l'Union centriste, 18 minutes ;
Groupe communiste républicain et citoyen, 16 minutes ;
Groupe du Rassemblement démocratique et social européen, 13 minutes.
Dans la suite de la discussion, la parole est à M. Daniel Soulage.
M. Daniel Soulage. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, je souhaite tout d'abord remercier M. Larcher, président de la commission des affaires économiques, qui nous permet de débattre aujourd'hui des leçons à tirer des négociations de Cancún.
Messieurs les ministres, avec quelques collègues parlementaires, j'ai eu l'honneur de vous accompagner à Cancún et je tiens à vous remercier pour l'organisation du travail de la délégation et pour l'information que vous nous avez fait parvenir presque en direct, alors que vous étiez mobilisés en permanence lors de ces difficiles négociations.
Les réunions d'information quotidiennes regroupant organisations non gouvernementales, syndicalistes, et parlementaires ainsi que les échanges que vous avez eus avec chacun ont largement contribué à la cohésion de la délégation française et à la création d'un esprit « équipe de France », même si chacun est, bien sûr, resté fidèle à ses sensibilités. J'ai été également très heureux de constater que la délégation européenne était très soudée et que l'Europe, à Cancún, avait parlé d'une seule voix. C'est une chose suffisamment rare pour qu'elle soit notée.
Avant d'examiner les problèmes que soulève l'absence d'accord à Cancún, je voudrais faire plusieurs remarques générales sur le déroulement des négociations.
Pour commencer, cette conférence a été marquée par l'émergence du groupe des 22, le G22. Nous pensions que ce groupe allait être dissous rapidement en raison des intérêts extrêmement divergents et des positions ultralibérales de certains pays. Or il a tenu le temps des négociations, c'est-à-dire assez longtemps pour bloquer le processus de négociation à l'OMC. C'est seulement maintenant que la cohésion de ce groupe montre quelques signes de faiblesse.
Je voudrais également parler de l'accord américano-européen d'août dernier qui s'est transformé, pour ces pays, en entente préétablie à leur détriment. Cet accord, pourtant souhaité et nécessaire à la négociation, a suscité de vives réactions contre l'Europe et la France. C'est très regrettable, car l'action de notre pays, notamment l'initiative pour l'Afrique du Président de la République, et la politique d'aide au développement de la France démontrent notre engagement aux côtés de ces pays. Je regrette également que, de ce fait, l'accord sur les médicaments et l'investissement de l'Union européenne sur ce sujet aient été un peu oubliés lors des discussions à
Cancún.
Le mépris avec lequel ont été traités les pays d'Afrique, notamment ceux qui sont à l'origine de l'initiative sur le coton, est également une déception. L'attitude américaine en la matière a largement contribué à bloquer les négociations. Mais ces pays et leurs homologues doivent comprendre que l'Union européenne a entendu leur appel et que, comme à Cancún, elle va s'efforcer de faire des propositions pour que des équilibres commerciaux s'installent durablement.
Chaque réunion interministérielle au sein de l'OMC fait l'objet d'une évaluation immédiate. On dit que
Marrakech est un succès, Seattle, un échec, et Doha, un demi-succès. Enfin, on ne sait pas encore si Cancún est un échec, un demi-échec ou un nouveau départ !
Après deux jours de discussions, le choix du Président mexicain de commencer la discussion par les sujets dits de Singapour - sujets qui n'étaient pas au coeur du débat comme pouvait l'être l'agriculture - et la rapidité avec laquelle l'absence d'accord a été mise en avant m'ont beaucoup étonné. Il me semble - et je pense que cet avis est largement répandu - que les enjeux de Cancún méritaient des efforts réciproques et des compromis partagés qui n'ont peut-être pas eu le temps de voir le jour.
La mondialisation se décline dans tous les secteurs, et notamment en ce qui concerne les moyens de communication. Je pensais, peut-être naïvement, que, grâce à ces moyens technologiques, les pays présents à l'OMC avaient tous connaissance du contenu de la politique agricole commune actuelle, par exemple. J'ai donc été très étonné de constater, au hasard de discussions avec des confrères étrangers, notamment de pays en voie de développement, que, pour eux, la PAC correspondait à celle qui existait il y a une vingtaine d'années. A titre d'exemple, l'Europe a libéré des parts de marché concernant les céréales et le lait, parts qui ont été reprises par l'Australie et la Nouvelle-Zélande. L'Europe importe également 40 % des produits brésiliens. Le fait que l'Union européenne maîtrise sa production, qu'elle importe massivement des produits agricoles en provenance des pays en voie de développement, et notamment des pays les moins avancés, les PMA, n'avait pas franchi certaines frontières. C'est un fait qui est loin d'être anodin, car, après cela, comment s'étonner que ces pays se ferment aux négociations ?
Cancún n'est qu'un « moment de la vie de l'OMC », comme vous l'avez rappelé à l'Assemblée nationale, monsieur le ministre délégué au commerce extérieur. Certes, il faut adapter et réformer cet outil qu'est l'OMC, mais il n'est souhaitable pour personne de l'affaiblir. De plus, si les négociations n'ont pu avoir lieu sur nombre de sujets, un progrès considérable a été réalisé concernant les médicaments. Pour la première fois, les pays développés ont librement abandonné des droits au profit des pays pauvres pour une cause humanitaire. Cet accord est intervenu, il est vrai, avant Cancún, mais il n'a pas été remis en question lors de cette conférence. Enfin, l'existence de l'organe de règlements des différends, système unique qui permet que les accords soient appliqués à l'échelle mondiale, est appréciable pour tous les pays, petits ou grands.
Il est normal, après ce rendez-vous manqué, de douter de la pérennité de l'OMC sous sa forme actuelle, mais nous devons avant tout continuer d'avancer dans les négociations.
Associer de manière plus étroite les parlementaires de tous les pays aux négociations, améliorer la coordination avec les autres organisations internationales de la famille de l'ONU, modifier éventuellement le système actuel de conférences bisannuelles hypermédiatisées, favoriser le dialogue entre organisations régionales, ou bien, comme il en a été récemment question, discuter au sein d'une OMC à deux vitesses ? De nombreuses pistes sont à explorer au plan institutionnel pour adapter l'OMC aux évolutions géopolitiques du monde.
Je parlerai maintenant d'un aspect des négociations qui me touche particulièrement, celui qui concerne l'agriculture.
La réforme de la PAC intervenue en juin dernier n'avait pas été unanimement saluée. Les doutes que j'avais personnellement, à l'époque, sur l'opportunité d'une telle réforme ont été levés à Cancún. Bien sûr, je regrette vivement la mise en place du découplage, mais il me semble que l'Union européenne a bien fait de se préparer de la sorte aux négociations. Lors de la discussion à Cancún, nous étions en position offensive grâce à cette réforme. Certes, les négociations n'ont pas porté sur ce sujet, mais notre politique agricole n'est pas remise en question comme peut l'être celle qui est menée à l'heure actuelle par les Etats-Unis. De plus en matière agricole, nous disposons à l'échelon européen d'un cadre budgétaire jusqu'en 2013, et ce grâce à vos efforts, monsieur le ministre de l'agriculture. Cela ne nous était pas arrivé depuis longtemps.
Pour certains, mieux vaut pas d'accord qu'un mauvais accord ; n'oublions cependant pas que, dans le secteur de l'agroalimentaire, ainsi que pour les services et les produits industriels, un accord aurait pu être bénéfique. Toutefois, nous appartenons à un monde globalisé et, à ce titre, la France a des devoirs sur le plan tant national qu'européen et international.
On ne peut que le constater : la question agricole, même si elle n'a pas été réellement discutée à Cancún, a focalisé toute l'attention. Le lendemain de Cancún, l'affrontement entre le Nord et le Sud sur les questions agricoles faisait la une des journaux. L'agriculture est plus qu'un simple secteur économique à libéraliser pour nombre de pays : c'est un enjeu hautement politique.
Il existe un lien très étroit entre l'histoire d'un pays, son agriculture et son aménagement du territoire. L'initiative sur le coton, menée par quatre pays africains, en est un parfait exemple. C'était un geste à la fois courageux et désespéré.
J'aborderai à présent la diminution des aides à l'exportation et les indications géographiques.
Il est important de souligner et de mettre en avant l'attitude positive et responsable de l'Union européenne : nous souhaitons une libéralisation des échanges mais pas à n'importe quel prix. Nous venons de montrer que nous savons nous réformer et nous adapter aux exigences du commerce dans une perspective d'équilibre mondial.
S'il est vraiment inévitable que de nouvelles concessions soient requises et que de nouvelles baisses des aides à l'exportation soient exigées, par exemple, alors que celles-ci ont d'ores et déjà diminué de 30 % à 5 % entre 1993 et 2003, dans un cas semblable, nous devrions avoir deux exigences : d'une part, un partage des efforts par tous, y compris les Etats-Unis, qui viennent d'augmenter et de coupler leurs aides et, d'autre part, une protection de notre politique en matière de qualité, d'environnement et d'aménagement rural.
Je prendrai maintenant deux exemples concernant des productions particulièrement organisées qui comptent beaucoup dans l'économie du Sud-Ouest et qui sont, à mon avis, particulièrement fragilisées.
Le premier d'entre eux concerne le pruneau d'Agen. Si l'on ouvre brusquement le marché sans que l'indication géographique protégeant le pruneau d'Agen soit universellement reconnue, je vous laisse imaginer combien de temps vont pouvoir tenir les producteurs du Lot-et-Garonne face à ceux du Chili !
En ce domaine, 2 000 producteurs et 10 000 personnes sont concernés, y compris les emplois indirects. Cette filière, parfaitement organisée en interprofession, a mis en place une indication géographique protégée et a maîtrisé sa production. Grâce à une politique commerciale active, le marché était en équilibre autour d'une production de 50 000 tonnes, dont 33 000 sont consommées en France.
En supprimant les droits de douane avec le Chili, pays qui ne contrôle aucunement sa production, n'a pas arrêté de planter et, au contraire, développe ses vergers, l'Europe facilite l'entrée des produits chiliens sur son territoire.
Le pruneau français ne se vendant pas ou s'écoulant beaucoup moins, les stocks augmentent de façon catastrophique, ce qui met gravement en péril les entreprises françaises. A la fin de l'année, on pourra vraisemblablement constater que les exportations du Chili auront doublé par rapport à la moyenne des deux dernières années. Aussi, les producteurs vont être contraints à demander l'application de la clause de sauvegarde.
Cet exemple met en évidence la précarité de certaines « niches » de productions. L'Europe doit défendre énergiquement sa culture et ses productions particulières qui font la richesse de ses terroirs. Elle doit se battre pour que soient reconnues les indications géographiques protégées. Il y va de la survie de nos territoires.
Le second exemple concret que je souhaite développer concerne la défense d'une production qui, bien qu'ayant évolué, est restée essentiellement familiale.
L'Europe veut éradiquer la culture du tabac. S'il s'agissait d'empêcher les gens de fumer et d'améliorer ainsi la santé de nos populations, nous serions tous d'accord. Mais tel n'est pas le cas. Je voudrais citer quelques chiffres : la consommation européenne s'élève à 750 000 tonnes ; la production européenne atteint 350 000 tonnes ; les exportations de l'Europe sont de 150 000 tonnes et ses importations en provenance du Brésil, des Etats-Unis, de l'Afrique et du Sud-Est asiatique s'élèvent à 550 000 tonnes. Il faut savoir que les aides à cette culture représentent de 0,2 % à 0,3 % de la fiscalité sur les cigarettes, en fonction des pays.
Pourquoi supprimer cette culture puisque nous sommes importateurs, ce qui coûte à l'Europe 1,5 milliard d'euros par an ? Pour ne prendre que l'exemple de mon département, n'oublions pas que 1 000 emplois directs dépendent de cette production et que l'âge moyen des exploitants est de quarante-trois ans. C'est un devoir pour notre pays et pour l'Europe de maintenir la vie de nos campagnes.
M. Philippe Arnaud. Très bien !
M. Daniel Soulage. Monsieur le ministre de l'agriculture, je sais que, dans ce combat, vous êtes à nos côtés - je vous en remercie - et que vous avez des contacts suivis avec nos organisations de producteurs.
En conclusion, il ne s'agit plus de savoir si l'on peut arrêter la mondialisation, le processus étant d'ores et déjà engagé. La France, quatrième exportateur mondial, en bénéficie largement. L'exportation est pour nous un facteur de croissance et d'emploi. Comme cela a déjà été dit, 5 millions de personnes travaillent dans ce secteur.
Mais ces échanges doivent être organisés, équilibrés, car rien ne serait pire qu'une situation anarchique. Il est impératif de traiter globalement les problèmes et de tenir compte des intérêts de chacun, qu'il s'agisse des pays les moins avancés, qui doivent être soutenus dans leur lutte contre la pauvreté et leur volonté de se développer, des pays émergents, qui arrivent sur le marché mondial, ou des pays développés, qui se trouvent confrontés à des problèmes de croissance et d'emploi.
Nous disposons d'une organisation mondiale pour traiter les problèmes du commerce et d'un organe de règlement des différends qui est essentiel au respect des accords par les Etats membres. Il faut absolument préserver ces structures utiles à chaque pays, petit ou grand.
Désormais, le nombre d'Etats membres, qui est de 148, ainsi que la diversité et la complexité des problèmes, exigent de revoir les règles de fonctionnement de l'OMC afin de prendre un nouveau départ. Il est également indispensable de travailler étroitement avec les grandes institutions mondiales, dont le rôle pourrait être accru, l'OMC se consacrant à son activité première et essentielle, celle de l'organisation du marché.
Partageant les orientations que vous avez défendues au nom de la France à Cancún, messieurs les ministres, je souhaite conclure, si vous me le permettez, en citant M. le ministre délégué au commerce extérieur : « Nous avons à imprégner les accords de nos valeurs humanistes. Dans le monde définitivement ouvert qui est le nôtre, il est de notre devoir de travailler à une meilleure solidarité entre les peuples. Nous pouvons y contribuer, j'en suis convaincu. » (Applaudissements sur les travées de l'Union centriste et de l'UMP ainsi que sur certaines travées du RDSE. - M. le président de la commission des affaires économiques applaudit également.)
M. le président. Monsieur Soulage, j'ai bien noté les excellents propos que vous avez développés pour défendre le pruneau. Je les fais miens pour défendre la mirabelle ! (Sourires.)
La parole est à M. Jean Bizet.
M. Jean Bizet. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, la commission des affaires économiques et le groupe de travail « OMC » qu'elle a créé avec la délégation pour l'Union européenne, étaient représentés à Cancún par trois membres : Michel Bécot, Daniel Soulage et moi-même.
Je tiens d'abord à vous remercier ; messieurs les ministres ; pour la qualité de l'organisation de la délégation française : les réunions, tenues deux fois par jour avec vous-mêmes, ont été très fréquentées, et la précision des informations que vous nous avez fournies a été particulièrement appréciée. La conclusion de ce sommet et les commentaires médiatiques qu'elle a suscités vous sont connus.
Dans le rapport adopté par la commission des affaires économiques le 1er octobre, Michel Bécot, Daniel Soulage et moi-même avions tenu à relativiser ce que beaucoup désignent à Cancún comme un échec grave.
Nous avons observé, messieurs les ministres, des éléments très positifs durant cette conférence.
Le premier élément est la parfaite unité des quinze membres de l'Union européenne derrière le commissaire Pascal Lamy.
Le deuxième élément est le dialogue très fructueux que nous avons mené avec les parlementaires étrangers. Sur l'initiative conjointe de l'Union interparlementaire et du Parlement européen, la session de la conférence parlementaire sur l'OMC s'est tenue à Cancún du 9 au 12 septembre et a débouché sur l'adoption d'une déclaration commune.
Les parlements nationaux constituent, dans un contexte de contestation forte au regard de l'OMC, un relais indispensable entre la société civile et les négociateurs gouvernementaux. Pourquoi ne pas envisager, à l'avenir, qu'ils puissent se prononcer plus explicitement qu'aujourd'hui sur le mandat donné au commissaire européen ?
Le troisième élément, ce sont les différentes consultations que nous avons menées auprès des représentants de la société civile. Le bilan en est positif : à l'exception de quelques ONG, arc-boutées sur des positions de refus systématique et stérile, les associations et syndicats que nous avons rencontrés se sont montrés très constructifs dans la recherche d'une amélioration du fonctionnement de l'OMC.
Enfin, l'effervescence de Cancún atteste de l'implication croissante de tous les acteurs dans les négociations. Hier encore marginalisés, les pays en développement ont pris pleinement part aux discussions, et se sont organisés pour se faire entendre.
Par ailleurs, ne faut-il pas distinguer, messieurs les ministres, les vrais perdants des faux perdants ? En effet, les Etats-Unis apparaissent bien comme les faux perdants de Cancún.
Certains observateurs se sont interrogés sur d'éventuelles pressions américaines en faveur d'un arrêt précoce des négociations. L'absence d'accord à Cancún repousse toute réforme de la politique agricole américaine. La perspective électorale de 2004 n'a-t-elle pas influé sur le cours des négociations à Cancún ? Quel est votre sentiment à cet égard ?
Les Etats-Unis ont par ailleurs annoncé, dès la fin du sommet, leur intention de multiplier les accords bilatéraux. Si tel est le cas, comment l'OMC peut-elle mieux encadrer ces accords ? Comment l'Union européenne doit-elle réagir ? Pour sa part, la commission des affaires économiques estime que l'Union européenne doit continuer à privilégier le multilatéralisme.
Les pays en développement, qui espéraient obtenir une meilleure ouverture des marchés à leurs produits, sont les vrais perdants de Cancún.
Il nous a semblé, au vu des contacts avec nos homologues étrangers, qu'un certain nombre de pays en développement ont été surpris par un échec qu'ils ne voulaient pas.
Par ailleurs, une fracture est apparue au sein des pays en développement.
D'une part, le G20, devenu G23, a adopté des positions très offensives en matière agricole et très défensives pour l'accès à leurs marchés. Cela s'explique par la diversité des pays qui le composent, puisqu'on y trouve aussi bien des pays exportateurs nets, comme le Brésil, favorable à un démantèlement de toutes les barrières agricoles, que des pays comme l'Inde qui veulent maintenir leur propre protection.
Au demeurant, derrière une rhétorique volontiers tiers-mondiste, cette coalition a, en fait, émis des propositions ultralibérales en matière agricole, comme l'élimination de toutes les subventions à l'exportation.
D'autre part, les autres pays en développement, notamment les pays ACP, les pays les moins avancés et les pays africains, ont formé le G90.
Ces pays, notamment les pays ACP, restent très attachés au système de préférences commerciales qu'ils ont avec l'Union européenne, et se sont montrés plutôt réticents face aux propositions du groupe emmené par le Brésil.
La radicalité des positions qu'ils ont adoptées, notamment sur la suppression totale des aides au coton, montre simplement leur manque d'expertise et d'expérience dans les négociations. Le Fonds d'affectation spéciale pour le développement, créé en 2002, doit permettre de remédier à cette difficulté, et personnellement j'y attache beaucoup d'importance.
Pour l'Union européenne, Cancún constitue certes un contretemps, mais celui-ci ne doit pas affaiblir sa détermination à faire vivre le système multilatéral. Sur ce point, les différents intervenants ont été très clairs : nous avons, s'agissant du multilatéralisme, une prédisposition très forte.
Comme vous l'avez vous-même déclaré, monsieur le ministre de l'agriculture, le volet agricole du projet de déclaration était inacceptable en l'état par l'Union européenne. Il prévoyait en effet une réduction supplémentaire des soutiens internes et la fixation d'une date pour la suppression des aides à l'exportation.
La réforme de la PAC devait permettre à l'Union européenne d'arriver en position de force à Cancún. Force est de constater que nous n'avons pas pu obtenir ce que nous voulions dans ce domaine. Nous souhaitons donc que, lors des négociations à venir, les efforts fournis par les agriculteurs européens soient pleinement pris en compte.
Nous regrettons, à cet égard, un certain manque de communication de la part de l'Europe. L'accord passé avec les Etats-Unis, au mois d'août, a été très mal perçu par les pays en développement, alors même que ces dernièrs nous avaient demandé de nous mettre d'accord !
Il faudrait donc améliorer la communication de l'Union européenne dans ce domaine bien précis. Celle-ci devrait davantage valoriser les politiques ambitieuses qu'elle mène en matière de développement. Par ailleurs, face au G23, qui tente de remettre en cause la boîte verte, l'Union européenne devrait mieux expliquer la différence entre les soutiens agricoles européens, qui n'ont pas d'effet de distorsion sur les échanges, et les aides américaines, qui, dans certains cas, déstabilisent véritablement les marchés, notamment à travers la politique de l'aide alimentaire.
S'agissant des enseignements de Cancún et des perspectives pour l'avenir, nous souhaiterions connaître, messieurs les ministres, votre analyse sur les réformes possibles de l'OMC. Nous pensons que plusieurs pistes doivent être explorées.
La première est la mise en place d'un échelon intermédiaire entre les assemblées plénières qui regroupent 148 membres et les rencontres bilatérales.
Au sein d'une région, les pays pourraient choisir ceux d'entre eux qui s'exprimeraient pour les autres. Cela reviendrait à créer un comité exécutif, comme il en existe déjà dans d'autres institutions internationales.
La deuxième piste est la question du développement et, avec elle, la question du traitement spécial et différencié à réserver aux vrais « pays en développement ». Cette approche est au coeur de l'agenda de Doha. En effet, les « pays en développement » peuvent procéder à des réductions de droits moins importantes que les pays développés, sur des périodes plus longues. Or, à l'OMC, ce sont les membres qui décident eux-mêmes qu'ils font partie des pays « développés » ou des pays « en développement », à la différence des « pays les moins avancés », qui sont définis selon des critères objectifs. Actuellement, plus des trois quarts des membres de l'OMC sont des pays en développement.
La conférence de Cancún ne montre-t-elle pas qu'il faut davantage différencier entre les puissances du Sud, qui doivent ouvrir leur marché intérieur, et les pays pauvres, que nous devons aider ?
Troisième piste de réflexion, l'OMC souffre d'une trop grande fermeture aux autres institutions internationales. Seules six organisations ont le statut d'observateur auprès de l'OMC. Des organismes aussi importants que l'OIT, l'Organisation internationale du travail, ou l'OMS, l'Organisation mondiale de la santé, en sont absentes. Or, on l'a vu pour les médicaments, l'organisation de réunions communes entre l'OMC et l'OMS a été extrêmement utile. Sur ce point précis, je voudrais rendre hommage à M. le ministre délégué au commerce extérieur pour la façon dont il a traité le dossier relatif aux médicaments, avant la conférence de Cancún. Vous avez ainsi témoigné de votre humanisme, monsieur le ministre, et de celui de notre pays. Nous estimons donc qu'il convient au minimum de développer les forums de réflexion communs avec l'OMS et avec l'OIT, afin de prendre davantage en compte le respect des droits sociaux fondamentaux dans les négociations commerciales internationales. Sur ce point, nous avons d'ailleurs mené un large débat avec un certain nombre d'organisations syndicales, plusieurs d'entre elles nous ayant surpris par leur attitude extrêmement constructive.
Quatrième piste de réflexion, l'OMC dispose, avec l'organe de règlement des différends, d'un instrument sans équivalent dans le système international. Pour améliorer la transparence de la procédure, et renforcer sa légitimité, les délibérations, qui sont aujourd'hui confidentielles, pourraient être rendues publiques, conformément au principe de publicité des débats qui s'applique dans nos juridictions. En outre, les contributions écrites des Etats pourraient, elles aussi, être rendues publiques, ce qui permettrait de mieux faire connaître le droit de l'OMC à l'ensemble de nos concitoyens.
Pour conclure, la très grande médiatisation qui entoure les sommets de l'OMC ne doit certainement pas nous conduire à déclarer, comme certains, la mort de l'OMC. Les négociations vont se poursuivre et une réflexion sur la réforme de l'OMC doit s'engager. La commission des affaires économiques, et son groupe de travail sur l'OMC, sera particulièrement attentive aux propositions formulées en ce sens, et rappelle avec force l'attachement de la France au multilatéralisme et au développement d'un commerce mondial régulé et plus juste. (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'Union centriste.)
M. le président. La parole est à Mme Odette Terrade.
Mme Odette Terrade. Monsieur le président, messieurs les ministres, mes chers collègues, nous nous félicitons du fait que le débat sur des questions aussi importantes que celles qui portent sur les négociations internationales se déroulant dans le cadre de l'OMC puisse - enfin ! - avoir lieu au sein de notre assemblée.
Je tiens à souligner que, cette année, nous avions déposé deux questions orales avec débat afin de faire le point, dans la transparence, des enjeux du sommet de Cancún. Organiser un tel débat parlementaire avant que ces négociations s'engagent nous paraissait essentiel pour notre démocratie.
La première question, adressée, en mai dernier, au Premier ministre portait plus particulièrement sur l'AGCS, l'Accord général sur le commerce des services. Il nous paraissait impératif de débattre, avant que des engagements soient pris, sur la libéralisation et la privatisation des services publics.
Comment justifier qu'à l'époque nous n'ayons pu disposer de la fameuse liste des services prêts à être libéralisés et donc connaître les services publics qui pourraient éventuellement échapper au champ de la dérégulation, et donc, en fin de compte, à la privatisation ?
N'est-il pas légitime et indispensable que des parlementaires puissent être informés et puissent débattre sur le choix du modèle de société qu'une institution internationale régulant le commerce impose à notre pays ?
Un tel débat est d'autant plus nécessaire que les négociations se déroulent sous l'égide de la Commission européenne, sans véritable concertation avec les parlements nationaux et le Parlement européen.
Nous déplorons qu'un tel débat n'ait pas été inscrit à l'ordre du jour !
La seconde question du groupe communiste républicain et citoyen, déposée au début du mois de septembre, vous était adressée, monsieur le ministre délégué. Elle portait sur l'ouverture des négociations du sommet de Cancún et sur le contenu du mandat du commissaire européen chargé de négocier au nom de la France et des autres pays membres de l'Union européenne. La renégociation en toute transparence du mandat du commissaire européen était-elle un sujet tabou puisqu'on n'a pu l'aborder nulle part ?
Quelle analyse devait-on tirer sur la suite des négociations de l'accord bilatéral sur l'agriculture signé au coeur de cet été par les deux grands qui ont pris part aux négociations, à savoir les Etats-Unis et l'Union européenne ? A n'en pas douter, rien de bon, vous en conviendrez, messieurs les ministres.
Ainsi, il est bien regrettable qu'il ait fallu attendre l'échec du sommet de Cancún pour que des parlementaires puissent enfin s'exprimer sur la nature de ces négociations internationales menées en catimini, en tenant systématiquement les peuples à l'écart, dans l'ignorance de la préparation des accords, des décisions prises lors de ces sommets et de leurs conséquences sur la vie de nos concitoyens des pays du Nord comme du Sud.
J'attire cependant votre attention sur les mouvements de la société civile qui, à certaines occasions, ont su faire pression contre des sommets, celui de Seattle par exemple, ou contre des accords, tels que, en 1998, l'Accord multilatéral sur l'investissement, l'AMI, afin de leur faire barrage.
Cet accord, négocié dans le plus grand secret, a finalement été repoussé. Il visait la privatisation de toutes les activités humaines.
Ce dernier cas illustre de manière exemplaire les dénonciations des conditions non démocratiques et non transparentes dans lesquelles se déroulent les pourparlers et les tractations qui ne laissent rien paraître des décisions portant sur l'avenir de nos propres conditions de vie.
En effet, c'est bien au cours de telles négociations que, depuis 1995, l'OMC impose aux peuples des choix de sociétés libérales, risquant, contre leur volonté, d'engager irréversiblement leur avenir dans une voie contraire à leurs intérêts.
La mobilisation des altermondialistes, en progression constante, contre cette mondialisation libérale qui accroît les inégalités sociales, les inégalités territoriales, creuse les écarts de développement et multiplie le nombre des laissés-pour-compte, acculés à la misère dans les pays pauvres et à l'insécurité sociale dans les pays riches, ouvre des voies nouvelles pour une politique de régulation du commerce mondial éthique !
En France, mais notre pays n'est pas un cas isolé, cent vingt communes ont déjà rejeté l'Accord général sur le commerce des services et se sont mises « hors zone AGCS » !
L'appel des élus à la suspension des négociations de l'AGCS, lancé le 3 décembre 2002, a déjà recueilli près de six cents signatures à titre individuel. Déjà, des conseils généraux et des communes ont voté des motions déclarant leurs collectivités « zones non-AGCS » !
Lors de la conférence de Cancún, la formidable coalition de plus de 90 pays - « pays en voie de développement », « pays les moins avancés », « pays d'Afrique, des Caraïbes et du Pacifique », « pays membres de l'Union africaine » - ne semble guère non plus s'y être trompé. En effet, ces pays ont claqué la porte des négociations.
Je voudrais citer ici les parlementaires africains. A la fin du sommet de Cancún, ils ont déclaré : « Nous dénonçons les négociations en cours à l'OMC, qui ont été caractérisées par des manipulations flagrantes de la part des pays développés et par un total mépris pour les intérêts et les opinions des pays d'Afrique. Nous dénonçons le manque total de transparence appliqué lors des négociations au travers des réunions informelles réservées à certains pays, organisées de telle sorte que nos ministres soient contraints d'accepter des solutions qui protègent les intérêts des pays développés tandis qu'elles ignorent totalement les préoccupations importantes relatives au développement de nos pays. »
C'est bien ce processus opaque, non démocratique, mené sous l'égide d'une organisation mondiale du commerce instrumentalisée au service des pays riches dominés par les Etats-Unis et les pays de l'Union européenne qu'ils ont dénoncé.
Et comme le déplorait, non sans un certain cynisme, le 23 septembre dernier, le président de la Banque mondiale, « ce qui s'est passé à Cancún doit être un signal d'alarme, car les pays en développement - plus de 3 milliards d'êtres humains - ont trouvé inacceptable une conception des négociations dans laquelle on attend d'eux seulement qu'ils répondent à des propositions des pays riches ».
La coalition des pays du Sud nous donne une leçon de démocratie internationale, que nous ferions bien d'écouter.
Dès lors, et aussi parce qu'il y a eu celui de Seattle, l'échec de cette cinquième conférence ministérielle de l'OMC doit être analysé dans toutes ses dimensions afin d'en saisir et les significations et la portée, pour en tirer les leçons pour l'avenir.
Le monde va mal, messieurs les ministres, car son économie n'engendre que des inégalités entre les peuples.
Les écarts entre pays riches et pays pauvres augmentent, tandis que certaines zones - je pense plus particulièrement à certains pays africains - semblent écartées à tout jamais du bénéfice de la croissance. Ainsi - faut-il le rappeler ? -, 3 milliards d'individus n'ont que 2 dollars pour vivre par jour tandis que dans les pays riches l'exclusion progresse fortement.
Les tensions internationales ne cessent de s'exacerber tandis que, loin des exigences du développement socio-économique et de l'émancipation de tous les peuples, les Etats-Unis, avec la ferme volonté de s'imposer comme l'économie internationalement dominante et comme le gendarme du monde, mènent, à des fins égoïstes de contrôle des richesses énergétiques de notre planète, une guerre injuste.
Comment ne pas s'interroger, à ce moment précis de l'échec du sommet de Cancún, sur le coût que représente la guerre contre l'Irak et les choix qui sont effectués au détriment des besoins essentiels des populations ?
D'un côté, des milliards de dollars auront été engloutis pour une issue finale bien incertaine, alors que les tensions dans cette région ne faisaient que s'attiser. De l'autre, des millions d'individus dans les pays pauvres continuent de mourir par malnutrition, par manque de soins, parce que leur pays n'a pas les moyens financiers de développer les infrastructures de santé nécessaires, ou parce que le développement de leur industrie pharmaceutique se heurte aux firmes transnationales des pays développés qui imposent leurs propres règles, ou encore parce que l'accès aux médicaments essentiels leur est refusé.
Alors que la contribution des pays développés à l'aide au développement n'a jamais cessé de se réduire au cours des dernières années, nous ne pouvons que constater que la répartition des richesses créées à l'échelle de notre planète est particulièrement inégalitaire : 20 % de la population accapare 80 % des richesses, tandis que des milliards d'êtres humains vivent en dessous du seuil de pauvreté.
Ainsi donc, il faut le souligner, les principales raisons de l'échec du sommet de Cancún sont liées au refus des pays riches de tenir les promesses faites à l'égard des pays en voie de développement et des pays les moins avancés lors des dernières négociations.
Cet échec est donc en premier lieu l'échec d'une organisation économique mondiale dominatrice qui fait fi de l'essentiel : les préoccupations des pays en voie de développement et des pays les plus pauvres de notre planète. C'est l'échec de cette organisation à promouvoir une régulation permettant un commerce équitable, en lieu et place d'échanges inégaux, renforçant la dépendance du Sud à l'égard du Nord et contribuant à accroître les disparités de niveaux de développement, à creuser les écarts entre les pays pauvres !
Les arguments traditionnellement invoqués par les chantres du libéralisme à tous crins et de la doctrine du libre-échange ne résistent pas à l'examen des faits. Si l'ouverture des échanges engendre des gains, force est de constater que ces derniers ne sont pas captés de manière égale par tous les pays participant au processus de libéralisation. L'échange semble donc bien, d'une manière ou d'une autre, être demeuré inégal !
Or, non seulement la plupart des promesses, notamment celles qui portent sur les questions agricoles, faites aux pays du Sud, lors du lancement du programme de Doha pour le développement au cours de la quatrième conférence de l'OMC en 2001, n'ont pas été tenues, mais, qui plus est, l'Union européenne a tenté d'imposer quatre nouvelles matières à négocier ! Parmi ces nouveaux sujets, dits de « Singapour », figurait en particulier le retour de l'Accord multilatéral sur l'investissement, l'AMI !
Dans le domaine du coton par exemple, les demandes des quatres pays d'Afrique de l'Ouest concernant le respect des règles de l'OMC par tous les adhérents, y compris les Etats-Unis, ont été bafouées dans le plus grand mépris !
En substance, les millions de paysans de ces pays devraient renoncer à cultiver le coton au profit des 25 000 paysans américains subventionnés par les Etats-Unis. A terme, si l'on pousse le raisonnement jusqu'au bout, cela devrait permettre aux Etats-Unis de ne plus subventionner la culture du coton une fois que les producteurs de coton africains auront disparu.
Nous n'oublions pas qu'à la fin du xixe siècle, l'Angleterre, par divers moyens du même style, réussit à faire disparaître l'industrie indienne du coton et donc aussi, à l'époque, l'une des voies possibles du développement et de l'indépendance économiques de celle-ci.
Les économies dominantes savent, quand il le faut, exiger et faire appliquer partout le libéralisme, sauf évidemment sur leur propre territoire !
Dans le domaine agricole, la « clause de la paix » permet aux pays riches, Etats-Unis et Union européenne, de continuer à ne pas respecter les règles de l'OMC sans qu'aucune plainte puisse être déposée contre eux ! C'est cette clause qui condamne la paysannerie des pays pauvres.
Or le rôle de l'OMC n'est-il pas précisément d'éviter cet écueil ? Ne devrait-il pas être de promouvoir une régulation des prix mondiaux permettant à chaque pays de développer ; selon ses propres besoins, dans le cadre d'une autosuffisance alimentaire, une agriculture de qualité ?
Ne devrait-il pas, en matière agricole, favoriser la diversification des productions plutôt que la spécialisation dont on sait qu'elle fragilise fortement, en cas de crise, l'économie du pays ?
Un système commercial plus équitable et au service du développement des pays les plus pauvres ne passe-t-il pas par une réforme du fonctionnement et des attributions mêmes de cette institution qu'est l'OMC ?
Aujourd'hui, la mise en concurrence à l'échelle internationale des productions provoque des pressions à la baisse des prix telles que notre agriculture ne peut plus subsister sans les aides et les subventions.
Autrement dit, les prix ne sont plus suffisamment rémunérateurs pour que nos agriculteurs vivent décemment de leur activité. Si les pays riches peuvent se permettre de subventionner leur agriculture pour la préserver, il n'en demeure pas moins que ces subventions ne permettent pas de corriger les inégalités de revenus qui n'ont de cesse de s'accroître au sein de la profession.
Ainsi, en 2002, une enquête de l'Institut national de la recherche agronomique montrait que l'un des facteurs explicatifs de la pauvreté agricole résultait de la faible capacité des petits exploitants à bénéficier des aides publiques et des subventions européennes. Autant dire que ces subventions favorisent la concentration des exploitations et le développement de l'agriculture productiviste, laquelle est responsable de graves crises alimentaires que notre pays a connues.
On ne peut donc que souligner combien la déréglementation de certains marchés nationaux, l'accroissement de la concurrence internationale et, plus globalement, la libéralisation du marché agricole mondial conduisent à la concentration des exploitations agricoles, caractéristique du modèle productiviste dont on a pourtant, à maintes reprises, eu l'occasion de dénoncer les méfaits.
Dans un tel environnement les petites exploitations, pourtant essentielles en termes d'aménagement du territoire, ont du mal à persister et à dégager un revenu convenable.
La réforme de la PAC accusera plus encore cette tendance.
La mondialisation condamne donc à la disparition non seulement l'agriculture de subsistance des pays pauvres, mais aussi, chez nous, un certain type d'agriculture, plus soucieuse de la qualité des produits alimentaires. Les petites exploitations sont pourtant indispensables à l'aménagement de notre territoire, à la survie de nos villages et de nos campagnes.
Pour conclure, ce n'est guère trop s'avancer que de dire que le sommet de Cancún peut être vu comme l'émergence d'une résistance organisée des pays pauvres à ces accords commerciaux qui leur imposent la domination économique des pays les plus riches. Pour autant, ce blocage est beaucoup plus préjudiciable aux pays pauvres, la situation existante perdurant au profit des plus puissants.
On peut se demander si, au fond, les Etats-Unis n'ont pas intérêt à voir péricliter l'ensemble des institutions internationales qui ont été mises en place après la Seconde Guerre mondiale et qui, jusqu'au début des années soixante-dix avaient permis, dans une certaine mesure, d'assurer une stabilité dans les relations internationales. On sait combien elles furent, par la suite, détournées de leurs fins premières. Pour exemple, il suffit de citer le Fonds monétaire international et ses plans d'ajustement structurels qui ont compromis le développement de nombreux pays.
Cela dit, le résultat de Cancún exprime le refus d'une étape supplémentaire de subordination de l'ensemble des droits humains fondamentaux au droit du commerce dans le cadre de la généralisation à l'échelle mondiale des rapports marchands. Il exprime également le refus de voir se renforcer le pouvoir des firmes transnationales susceptibles d'accroître la marchandisation de toutes les activités humaines, que ce soit l'agriculture ou les services.
Les nouvelles matières introduites par l'Union européenne imposent, en effet, une nouvelle étape dans la marchandisation et la privatisation de toutes les activités humaines. Avec l'accord général sur le commerce et les services, c'est l'accès de l'ensemble des populations aux droits sociaux fondamentaux que sont la santé, l'éducation, l'énergie, l'eau, pour ne citer que les plus importants d'entre eux, qui sera compromis.
Ce qui fait cruellement défaut au monde d'aujourd'hui, messieurs les ministres, c'est une institution internationale capable de promouvoir d'autres règles, des règles fondées sur la coopération plutôt que sur la compétition et la concurrence entre les pays et les nations respectueuses des droits fondamentaux des êtres humains.
A défaut d'une institution capable d'imposer une conception différente de celles qui sont actuellement prônées par les institutions comme le FMI, la Banque mondiale ou l'OMC, nous courons à la catastrophe. En effet, seuls, le commerce et le libéralisme ne peuvent certainement pas conduire à une régulation des échanges internationaux respectueuse des exigences du développement économique et social.
Il est temps que les droits des peuples soient enfin pris en compte ! (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe socialiste.)
(M. Adrien Gouteyron remplace M. Christian Poncelet au fauteuil de la présidence.)