Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je tiens tout d’abord à remercier les différents orateurs d’avoir, par leur contribution, enrichi notre discussion.
Mes remerciements vont également à MM. Yves Détraigne et Marcel-Pierre Cléach, qui ont souligné le bien-fondé de ce texte, même s’ils le jugent perfectible.
Je tiens tout d’abord revenir sur les raisons qui ont conduit le Gouvernement à déposer ce projet de loi et sur la place qu’occuperont les dispositions qui vous sont présentées au sein de notre organisation judiciaire. Ce faisant, je répondrai à tous ceux qui se sont étonnés de la diversité des mesures qui leur sont soumises, notamment Mme Nicole Borvo Cohen-Seat et M. Jean-Pierre Michel.
En ce qui concerne les moyens, soyons clairs : le Gouvernement a fait des efforts budgétaires sans précédent.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Eh oui !
M. Robert Badinter. Après d’autres !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je le reconnais bien volontiers, monsieur Badinter, mais c’était voilà bien longtemps, en 2001. Ensuite, ils se sont faits plus rares.
Quoi qu’il en soit, depuis 2007, le Premier ministre veille à ce que le budget de la justice progresse chaque année. Ce budget, qui était de 4,5 milliards d’euros en 2002, a, pour la première fois, dépassé 7 milliards d’euros en 2011, soit une augmentation de 60 % en neuf ans, dont 14 % entre 2007 et 2011.
Plus important encore, et M. Hyest l’a souligné, en 2002, le budget de la justice représentait 1,7 % du budget de l’État contre 2,5 % en 2010. Cette progression, peut-être insuffisante, est néanmoins tout à fait significative.
Entre 2002 et 2011, le nombre des magistrats est passé de 6 952 à 8 197 et celui des fonctionnaires et greffiers a progressé de 20 461 à 21 091, dont 9 237 greffiers, soit une augmentation de 18 %. En 2011, 399 nouveaux emplois de greffiers seront créés.
La progression des moyens se poursuivra dans les prochaines années : 485 emplois seront créés, 315 en 2012 et 170 en 2013, dont 235 postes de magistrats et 160 postes de greffiers. Il s’agit donc d’une évolution continue, et je tenais à le souligner devant le Sénat.
Mais l’augmentation des moyens doit s’accompagner d’une réforme la justice. À cette fin, il faut, comme l’a souligné M. Reichardt, recentrer le juge sur son cœur de métier, car aujourd’hui, on lui en demande beaucoup trop. En fait, nous devons agir dans un double mouvement.
Lorsque le juge tranche avec une autorité particulière un conflit, se prononce sur une difficulté ou sanctionne la non-observation de la loi, sa décision doit apporter une vraie plus-value. Le juge n’est pas une assistante sociale. Les deux métiers sont nécessaires et respectables, mais chacun a son office. Nous devons opérer un double mouvement : d’une part, créer des moyens nouveaux ; d’autre part, recentrer le juge sur son cœur de métier, et c’est l’objet du présent projet de loi. Par ce double mouvement, nous donnerons au service public de la justice des moyens dont il a bien besoin.
Nous aurons l’occasion, au cours des débats, de revenir sur les nombreux points qui ont été soulevés. Mais permettez-moi en cet instant, sans allonger la discussion, d’apporter quelques précisions.
M. Détraigne a exprimé ses inquiétudes en ce qui concerne le mariage, le divorce et de la médiation. Aujourd'hui, le contentieux familial représente près de 60 % du volume des affaires des juridictions. Cette situation est-elle normale ? Il me semble que nous ne pouvons pas éviter d’engager la réflexion sur ce sujet. Faut-il vraiment faire appel au juge à la moindre difficulté ? La question mérite d’être posée.
Dans certaines situations, seul le juge peut trancher. Mais parfois, des professionnels autres que le juge peuvent aider les couples à surmonter les difficultés qu’ils rencontrent. C’est l’objet de la médiation, que nous souhaitons rendre obligatoire.
Comme l’ont souligné MM. Alfonsi et Détraigne, cette disposition induira des dépenses supplémentaires, mais c’est nécessaire si nous voulons de libérer le temps du juge.
Mesdames, messieurs les sénateurs, la plupart d’entre vous, je l’ai bien compris, sont opposés à la mesure permettant de prononcer le divorce sans comparution des deux membres du couple. Il n’est pas question pour le Gouvernement d’ignorer la position que prendra le Sénat, mais nous considérons que cette mesure se justifie lorsque les seuls intérêts en jeu sont ceux des deux membres du couple. En revanche, lorsque qu’il y a des enfants, il est tout à fait normal que le juge puisse les protéger.
Monsieur le rapporteur, vous avez à juste titre insisté sur la solennité du mariage. Toutefois, je constate que ce n’est pas le juge qui officialise le mariage. Dès lors, pourquoi ne pas envisager d’autres voies que le recours au juge pour défaire une union.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Le maire peut « démarier » ! (Sourires.)
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Il me semble que l’Association des maires de France est hostile à cette solution…
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Et elle a raison !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je l’ignore, mais ce n’est pas parce que le maire ne peut rompre une union que le juge doit obligatoirement intervenir ! Mais nous aurons l’occasion de revenir sur ce point lors de l’examen de l’article 13.
Les juges de proximité sont devenus une institution. Elle fonctionne plus ou moins bien selon les endroits, mais c’est tout à fait normal.
Rattacher les juges de proximité aux tribunaux de grande instance, c’est éviter la coexistence de trois juridictions de première instance.
Si je devais formuler un souhait, je préférerais qu’il n’y ait qu’une seule juridiction de première instance. Cela aurait le mérite de la clarté.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Sur ce point, nous sommes d’accord !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. C’est un peu tard pour le faire, mais ce pourrait être une solution.
M. Yves Détraigne, rapporteur. Ce sera pour la prochaine réforme !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Il ne s’agit pas de modifier la localisation géographique des tribunaux. Le maillage doit être le plus serré possible s’agissant des juges, mais il paraît souhaitable que le président du tribunal de grande instance puisse gérer l’ensemble de la juridiction de première instance de son territoire. Et c’est bien l’objet du présent projet de loi. Les juges de proximité seront rattachés au tribunal de grande instance. Le président les affectera dans les formations de jugement. Ils conserveront des compétences propres dans un certain nombre de domaines, participeront à la collégialité, qui est un aspect essentiel de notre système judiciaire.
Certes, les juges de proximité ne sont pas des magistrats professionnels. Conformément à une décision du Conseil constitutionnel de 2002, dans les juridictions correctionnelles, il ne pourra donc y avoir qu’un juge de proximité, les magistrats professionnels devant être majoritaires.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Et lorsqu’il y aura les jurés ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Cette question sera réglée par le président du tribunal. (Sourires.)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. Et par le Conseil constitutionnel !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Monsieur Cléach, je tiens en cet instant à vous remercier du soutien que vous apportez au Gouvernement dans domaine de la justice militaire. Je ne m’attarderai pas sur la suppression du tribunal aux armées de Paris, qui semble recueillir un accord unanime.
Vous souhaitez que le Gouvernement prête, à l’avenir, une attention particulière au corps des greffiers militaires. Ces derniers, je le rappelle, sont des militaires de carrière. Leur statut professionnel n’est donc pas remis en cause par la suppression du tribunal aux armées de Paris, qui n’emploie actuellement que sept militaires sur un total de cent vingt et un greffiers. Quoi qu’il en soit, nous serons très attentifs à cette question.
La formation des magistrats constitue, en effet, une question essentielle. Depuis 2009, le ministère de la défense organise, en lien avec l’École nationale de la magistrature, l’ENM, un stage d’une semaine à l’intention d’une vingtaine de magistrats.
La question du regroupement des juridictions de droit commun spécialisées dans les affaires pénales militaires sur le territoire français n’est pas taboue. Il m’apparaît souhaitable de ne pas centraliser toutes les instances à Paris.
M. Michel s’est inquiété des retards que pourrait prendre le traitement de certaines affaires du fait de la suppression du tribunal aux armées de Paris. Aujourd’hui, on ne constate aucun retard dans la tenue des audiences et le TGI ne récupérera donc pas un stock de dossiers en attente.
Dans l’affaire Mahé, le renvoi en cours d’assises vient d’être ordonné. Rien ne s’oppose à ce que le tribunal aux armées, qui ne disparaîtra qu’au 1er janvier 2012, prononce son jugement dans les six mois qui viennent. Dans les affaires Rwanda et Bouaké, des informations judicaires contre X sont ouvertes. Aucune mise en examen n’a eu lieu. Les enquêteurs continueront de travailler, quel que soit le juge compétent.
J’en viens aux interrogations de M. Michel sur les vacations d’assistants de justice et de juges de proximité.
En ce qui concerne les assistants de justice, les crédits ont été rétablis. Il y aura autant d’équivalents temps plein en 2011 qu’il n’y en avait en 2010 et en 2009. J’ai fait parvenir une dépêche en ce sens aux différentes juridictions.
Pour les juges de proximité, les vacations représentaient 217 équivalents temps plein travaillé en 2010. Elles s’élèveront à 300 en 2011. Ces exemples montrent bien qu’il n’y a aucune diminution des moyens alloués à la justice.
S’agissant de l’impossibilité pour les juridictions de payer des experts, je souhaite rappeler le rôle que le Sénat joue dans ce domaine grâce, notamment, aux compétences de M. du Luart en matière de frais de justice. Nous sommes passés de 290 millions d’euros en 2002 à 465 millions d’euros en 2011. Une mission d’inspection a été confiée à l’Inspection générale des services judiciaires et à l’Inspection générale des finances sur ce sujet.
Tels sont les quelques éléments de réponse que je souhaitais apporter en cet instant aux différents orateurs. Afin de ne pas allonger le débat, je reviendrai plus précisément sur leurs interrogations lors de l’examen des amendements.
Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant à opposer la question préalable.
Question préalable
Mme la présidente. Je suis saisie, par M. Badinter et les membres du groupe Socialiste, apparentés et rattachés, d'une motion n°34.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l’article 44, alinéa 3, du Règlement, le Sénat décide qu’il n’y a pas lieu de poursuivre la délibération sur le projet de loi relatif à la répartition des contentieux et à l’allègement de certaines procédures juridictionnelles (n° 395, 2010-2011) (Procédure accélérée).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
En outre, la parole peut être accordée pour explication de vote, pour une durée n’excédant pas cinq minutes, à un représentant de chaque groupe.
La parole est à M. Robert Badinter, auteur de la motion.
M. Robert Badinter. Madame la présidente, monsieur le garde de sceaux, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, monsieur le rapporteur pour avis, mes chers collègues, chacun s’accordera sur la finalité du texte : mieux répartir les contentieux, mieux définir les compétences ne peut que satisfaire tous ceux qui sont intéressés par l’amélioration du fonctionnement de la justice dans notre pays.
J’exprimerai tout d’abord un motif de satisfaction rétrospective, fort lointaine puisqu’elle est relative à des événements qui remontent à trente ans : je veux parler du dernier acte de la suppression des tribunaux militaires, les tribunaux permanents des forces armées, revendication qui, depuis l’affaire Dreyfus, avait nourri, à gauche, des passions incendiaires. C’est à dessein que j’utilise cet adjectif, car je me souviens fort bien – pardonnez-moi d’évoquer ces moments qui sont restés gravés dans ma mémoire ! – de la férocité du débat sur la suppression des tribunaux militaires qui avait opposé la majorité et l’opposition, cette nuit-là, à l’Assemblée nationale.
J’ai moi-même été stupéfait, en relisant les débats de 1982, de constater que ce qui nous paraît aujourd’hui aller de soi – et qui allait alors déjà de soi, puisque quasi-totalité des forces armées était constituée de civils déguisés en militaires qui n’aspiraient qu’à retrouver leurs vêtements civils – avait, à l’époque, suscité des réactions aussi violentes.
J’ai ainsi entendu tonner un éminent ancien Premier ministre, homme très courageux, grand défenseur des valeurs militaires ; il m’accusait de commettre un crime de lèse-nation – rien de moins ! Un éminent collègue de la faculté de droit, civiliste qualifié entre tous et romaniste réputé, aux citations incomparables, déclarait que je poursuivais une entreprise systématique et désolante de destruction des défenses de la société française puisque, après l’abolition de la peine de mort et la disparition de la Cour de sûreté de l’État, je m’en prenais à la forteresse multiséculaire que constituaient les tribunaux militaires. Et puis, le temps s’est écoulé. Pouvoir prendre acte de cette évolution est un privilège de l’âge, mais un des seuls !
Je remercie M. le rapporteur – il le mérite – pour le travail remarquable qu’il a accompli. Les amendements déposés par la commission sont bienvenus et correspondent, je crois, à ce qui doit être fait.
Je souhaite formuler deux observations : l’une, de méthode, et l’autre, qui fonde la motion tendant à opposer la question préalable.
Ma première observation est relative au recours à la procédure accélérée. Non ! On ne déclare pas l’urgence quand il s’agit de mettre en œuvre un rapport, en l’occurrence le rapport Guinchard, qui, sauf erreur de ma part, a été publié voilà près de trois ans, en juin 2008. S’il y avait eu urgence, nous nous serions précipités pour légiférer. Le Gouvernement a préféré la méthode du salami : découpé en tranches, ce rapport a déjà nourri trois lois, dont l’une est issue de l’excellente proposition de loi déposée par notre collègue Laurent Béteille.
Mes chers collègues, vous le savez, lorsqu’un texte pose, dans le détail, des questions aussi complexes, on a tout à gagner à laisser se dérouler normalement les travaux parlementaires. Le ministre lui-même, écoutant les observations des uns et des autres, appuyé par des services toujours compétents, peut ainsi relever les points sur lesquels il a intérêt à modifier la copie. L’urgence est mauvaise en matière de procédure, et plus particulièrement dans le cas qui nous occupe.
Mais peut-on encore parler d’urgence ? En fait, la précipitation est devenue la règle. Ce n’est pas de votre fait, monsieur le ministre ! Vous êtes le troisième garde des sceaux de cette législature, ce qui vous assure la juvénilité, mais je souhaite que vous soyez le dernier, car nous ne gagnons rien à ces changements successifs, quels que soient les mérites de chacun.
Il est inouï de penser qu’une idée personnelle du Président de la République, idée que je n’ai jamais vu figurer à l’ordre du jour d’un quelconque colloque, donner lieu à un article scientifique ou à une réflexion de doctrine, puisse être soumise aussi rapidement au Parlement. Pourtant, c’est le cas de l’apparition des jurés populaires au niveau correctionnel, qui modifie un ordre établi depuis deux siècles. Cette idée est immédiatement mise en œuvre, et l’on nous annonce, sans perdre une seconde, que nous aurons à en connaître d’ici une quinzaine de jours, sauf erreur de ma part. Reconnaissons que cette idée, qui bouleverse un ordre biséculaire, aurait mérité que l’on y réfléchisse à deux fois !
Malgré la pénurie de moyens en personnels, magistrats ou greffiers, dont notre justice est affligée, quels que soient les efforts continus qui ont pu être faits – la progression de la demande est toujours plus forte que l’accroissement des moyens –, vous avez su trouver dans la seconde, cent magistrats et cent cinquante greffiers à affecter à cette « innovation présidentielle ». Dans l’instant, ils ont jailli, comme cela ! (M. Robert Badinter claque des doigts.) Admirable promptitude, lorsque l’on songe aux doléances des juridictions… Nous aurons l’occasion d’y revenir, croyez-moi, avec une grande intensité !
Ma seconde observation porte sur la justification de la question préalable. Au travers des modalités de ce projet de loi, et de nombreux autres textes, on reconnaît un mouvement de fond qui s’inscrit dans une évolution de la procédure pénale que nous ne pouvons pas ne pas prendre en considération. Ce mouvement se caractérise par le passage d’une société dans laquelle la fonction juridictionnelle est assumée par et selon les principes du procès équitable, à une autre où la justice devient purement et simplement un service public administré. Ce qui domine, ce n’est plus le respect des principes du procès équitable – pourtant intangibles pour nous –, c’est la recherche de l’efficacité maximale à tout prix !
Le Gouvernement va jusqu’à l’extrême pour contourner ce qui constitue le cœur même de la justice. Est-il besoin de rappeler l’article préliminaire du code de procédure pénale, « la procédure pénale doit être équitable et contradictoire et préserver l’équilibre des droits des parties », et surtout, l’article 6, paragraphe 1 de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, que chacun de nous connaît bien, « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement […] ».
On voit bien à quel type de contentieux appliquer les principes du procès équitable, mais qu’en restera-t-il dans l’ordonnance pénale ? Il est devenu nécessaire de tempérer, de limiter, de modérer autant que faire se peut le recours à ces procédures, où le procès pénal n’a presque plus sa place, puisque, nous le savons, en définitive, seuls quelques-uns le susciteront, généralement d’ailleurs à leur détriment ! Voilà ce que j’appelle « un autre type de justice », une justice administrée, ultrarapide, uniformisée pour épuiser le maximum d’affaires qui viennent peser sur elle.
J’approuve la commission des lois d’avoir au moins tempéré l’accroissement de compétences qu’il lui était demandé d’adopter, en excluant du champ de l’ordonnance pénale les faits commis en état de récidive. S’agissant des vols et des dégradations de biens privés ou publics, on pensera, à juste titre, que leur ajout à la liste des infractions pouvant faire l’objet d’une ordonnance pénale constitue un dépassement de la finalité de cette procédure.
Plus grave et plus préoccupante est la question du recours systématique et généralisé à la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, la CRPC. Ce mouvement, qui s’est dessiné dans les dernières années, prend une ampleur croissante, et je m’en inquiète.
On conçoit l’avantage que présente le recours à cette procédure : elle est rapide ! Mais il faut en mesurer la signification : dans ce type de justice, le parquet, tout puissant, contrôle l’enquête. Aujourd’hui, seuls 4 % des affaires – les plus complexes, je le reconnais – font encore l’objet d’une instruction ! La masse du contentieux pénal est donc dans la main du parquet.
Après avoir contrôlé l’enquête, le parquet décide de l’orientation de la procédure, voire de son terme. Et lorsqu’il choisit la voie de la CRPC, que reste-t-il des pouvoirs réels du juge et de l’équilibre des droits des parties ? L’avocat qui, naguère, exerçait son métier ou son art avec tant de passion, peut simplement tenter, en suppliant, d’attirer la bienveillance du parquet sur son client. Soyons réalistes, ce que l’on demandera dorénavant à l’avocat, c’est moins la compétence et le talent que l’aptitude à entretenir des relations cordiales avec les membres du ministère public, de préférence au plus haut niveau, voire encore plus haut, si besoin en est ! Telle est l’évolution qui se dessine à l’horizon avec la CRPC.
Une telle procédure ne s’inspire même pas du plea bargaining américain, puisqu’il n’y a en réalité pas de marchandage. Le procureur définit la sanction qui lui paraît convenable et qui s’inscrit dans un barème discuté avec les magistrats du siège. L’avocat doit ensuite choisir entre deux options : prendre le risque, considérable, d’une audience où son client peut être condamné à une peine plus grave, ou bien accepter la reconnaissance préalable de culpabilité. Dans ce dernier cas, le travail est réduit, le risque limité : tout est au mieux pour certains ! Le juge, jouant alors le rôle de contrôleur de légalité, assure l’estampillage de la sanction en vérifiant que la décision n’est pas trop en deçà ou au-delà de ce que l’on considère comme la norme pour cette catégorie de délit.
Quand on en arrive à ce degré, non pas d’omnipotence, mais de maîtrise sans cesse croissante du parquet sur la réalité de la procédure pénale, une exigence s’impose – et c’est elle qui fonde cette question préalable – : les pouvoirs immenses que l’on reconnaît aux magistrats du parquet ne leur sont reconnus que parce qu’ils sont magistrats. Et en tant que tels, selon la Constitution même, ils ont à veiller au respect des libertés individuelles. Mais, dès l’instant où on leur reconnaît cette qualité, il faut aussi leur accorder les garanties qui y sont attachées. On ne peut pas, à la fois, accroître, comme on le fait, les pouvoirs du parquet, et permettre que l’exécutif conserve en main leur carrière et leur tienne la bride serrée, n’hésitant pas – je pourrais reprendre, à cet égard, l’évolution observée dans les quatre dernières années – à tenir pour négligeables les avis du Conseil supérieur de la magistrature. De toute manière, on ne saurait admettre que l’avancement des membres du parquet soit laissé à la discrétion ou à l’humeur du pouvoir politique.
Les magistrats forment un seul corps, il ne peut donc pas y avoir deux catégories de magistrats en France : ceux qui bénéficient de garanties d’indépendance en ce qui concerne l’évolution de leur carrière, leur promotion et leur responsabilité disciplinaire, et les autres. Ce n’est pas possible ! Il faut enfin que le pouvoir politique se résigne. Puisqu’on ne cesse d’accroître les pouvoirs du parquet, il faut parallèlement renforcer les garanties nécessaires pour que chacun ait confiance en ces magistrats et soit sûr qu’ils exercent des fonctions juridictionnelles, même si l’on peut s’interroger, au regard de la convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, mais je laisse cette question de côté !
En effet, rappelez-vous que l’un des mérites – dit-on – de la CRPC, est d’éviter la comparution devant un tribunal correctionnel, et l’opprobre qui l’accompagne. À présent, cette procédure devient applicable à quasiment tous les délits, à l’exception de ceux qui ont été retirés in fine. Elle s’applique notamment aux délits financiers, aux affaires de corruption – je pourrais continuer, l’énumération serait longue ! De fait, 80 % des affaires correctionnelles qui donnent actuellement lieu au prononcé d’une condamnation à une peine inférieure à un an pourront demain relever de la CRPC.
Lorsque la CPRC aura été généralisée, si l’on ne prend pas les mesures qui sont nécessaires et qui sont réclamées par tout le corps judiciaire et par la Cour européenne des droits de l’homme, nous rappelant au principe de garantie d’indépendance des magistrats, je crois pouvoir affirmer que l’on ne verra plus telle ou telle haute personnalité de l’État comparaître devant un tribunal correctionnel. Non pas que nous souhaitions ces comparutions… Mais l’égalité devant la loi et devant la justice est un principe fondamental. Que telle personnalité proche du pouvoir préfère ne pas comparaître, … une discrète CRPC permettra de résoudre la difficulté aisément, dans le respect de la loi !
Monsieur le garde des sceaux, soyons clairs : ce qui est actuellement au cœur du débat en matière judiciaire, c’est la question majeure, première, de l’indépendance et des garanties statutaires qui doivent être données aux magistrats du parquet s’agissant de leur nomination, de leur promotion et de leurs responsabilités. C’est la question clé !
Souvenez-vous, monsieur Hyest : lorsque, à la suite des travaux de la commission de réflexion sur la justice présidée par Pierre Truche, un texte a été voté dans les mêmes termes par le Sénat et par l’Assemblée nationale, il aurait alors suffi de réunir le Congrès pour régler la question. Hélas ! cela n’a pas été fait.
Monsieur le garde des sceaux, tant que nous n’aurons pas satisfait à cette exigence, vous ne devez pas aller plus loin dans l’extension, toujours accrue, des pouvoirs d’une institution dont les membres, je le sais pour bien les connaître, ont le goût de l’indépendance, mais sont considérés, par l’opinion publique, comme de simples pions dans la main du Gouvernement. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG. – M. Jacques Mézard applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Yves Détraigne, rapporteur. Monsieur Badinter, permettez-moi de rappeler quelle était la conclusion de mon intervention liminaire.
J’indiquais que le projet de loi contenait des mesures très intéressantes et allait dans le sens d’une clarification et d’une amélioration du fonctionnement de notre justice. J’y mettais néanmoins une double condition : que l’on veille à sauvegarder l’équilibre entre les mesures proposées et les moyens consacrés à leur mise en œuvre – c’est un des points que vous venez d’aborder – et que l’on s’attache à ce que la simplification des procédures juridictionnelles ne se traduise pas par une banalisation de certaines d’entre elles, banalisation qui entraînerait un amoindrissement de leur impact – votre intervention allait également dans ce sens.
La commission des lois partage donc votre préoccupation, monsieur Badinter, et c’est dans cet esprit qu’elle a examiné le projet de loi.
La commission a tout fait pour éviter que le développement des procédures simplifiées de jugement ne dépasse les limites de l’acceptable, nous entraînant ainsi sur des terrains sur lesquels l’équilibre des parties et des intérêts en jeu n’aurait pas été sauvegardé. Vous pouvez donc être rassuré, mon cher collègue, par les travaux de la commission.
Je vous rappelle par ailleurs que, voilà quelques années – vous étiez alors membre de la commission des lois –, une mission d’information tout à fait pluraliste a été constituée pour évaluer la mise en œuvre des procédures simplifiées, notamment l’ordonnance pénale et la CRPC.
À l’issue des travaux de la mission, nous avons établi un constat similaire à celui que je peux faire en qualité de rapporteur pour avis d’un certain nombre de programmes de la mission « Justice », dans les différentes juridictions au sein desquelles je me rends tout au long de l’année : les chefs de juridiction ne fixent pas de limite pour justifier l’usage de la procédure simplifiée ou de la procédure traditionnelle. Le recours à la procédure simplifiée est déterminé par la nature du contentieux, mais aussi par la compréhension des parties en présence et par leur réceptivité à la mise en œuvre de cette procédure.
M. Badinter a insisté sur la très grande place du parquet dans le déroulement des procédures. Je précise que, lors de la CRPC, le parquet propose certes la peine, mais celle-ci doit être homologuée par un juge du siège.
La commission est attentive au respect des limites que je viens de rappeler. Elle a d’ailleurs adopté un certain nombre d’amendements allant dans ce sens lors de ses travaux, et nous pourrons revenir sur ces sujets au cours de la discussion.
Nous pouvons considérer, me semble-t-il, que la commission partage votre préoccupation. Elle veille à ce que les procédures nouvelles, qui permettent d’apporter des réponses pénales, en plus grand nombre et plus rapidement, à certaines affaires aujourd’hui traitées avec lenteur, ne nuisent pas à l’équilibre et à la sérénité nécessaires à la justice pénale.
Pour toutes ces raisons, la commission a émis un avis défavorable sur la motion tendant à opposer la question préalable.