compte rendu intégral
Présidence de M. Jean-Léonce Dupont
vice-président
Secrétaires :
Mme Christiane Demontès,
M. Jean-Paul Virapoullé.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Communication relative à une commission mixte paritaire
M. le président. J’informe le Sénat que la commission mixte paritaire chargée de proposer un texte sur les dispositions restant en discussion de la proposition de loi relative au prix du livre numérique est parvenue à l’adoption d’un texte commun.
3
Répression de la contestation de l’existence du génocide arménien
Rejet d'une proposition de loi
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien (proposition n° 607, 2009-2010 ; rapport n° 429).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi.
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, le 13 mai 1998, M. Didier Migaud et les membres du groupe socialiste déposaient à l’Assemblée nationale une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Ainsi commençait le parcours législatif chaotique de ce qui deviendra la loi du 29 janvier 2001, par laquelle « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ».
Notre collègue député René Rouquet concluait alors ainsi son rapport, rendu au nom de la commission des affaires étrangères : en reconnaissant le génocide arménien, « la France n’agit nullement contre la Turquie, pays avec lequel elle entretient une amitié traditionnelle fondée sur des liens très anciens. Bien au contraire, la France souhaite participer à l’établissement d’une paix durable entre Turcs et Arméniens, paix qui, selon elle, ne peut s’établir que sur des fondements solides et non sur l’occultation de l’histoire qui pèse lourdement sur toute démocratie ».
Parcours législatif chaotique, vous disais-je. Adoptée le 29 mai 1998 à l’unanimité par l’Assemblée nationale, malgré les réserves du Gouvernement, la proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien fut ensuite transmise au Sénat dont la conférence des présidents, appuyée en cela par le Gouvernement d’alors, disons-le, a longtemps refusé l’inscription à l’ordre du jour de la Haute Assemblée.
Il fallut attendre la séance du 7 novembre 2000 pour que, sous l’impulsion décisive du président Jean-Claude Gaudin et de notre collègue Bernard Piras, une proposition de loi relative à la reconnaissance du génocide arménien, strictement identique à celle qui avait été adoptée trois ans plus tôt par l’Assemblée nationale, et cosignée par des sénateurs issus de tous les groupes politiques, dont vous, monsieur le garde des sceaux, …
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. … fît l’objet, en application de l’article 30 du règlement du Sénat, d’une demande de discussion immédiate.
C’est ainsi que le 7 novembre 2000 fut adoptée, tard dans la nuit, la proposition de loi de MM. Jacques Pelletier, Robert Bret, Jean-Claude Gaudin, Bernard Piras, Michel Mercier et Jacques Oudin relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915.
Le texte adopté par le Sénat, identique, je le répète, à celui qu’avait adopté l’Assemblée nationale mais enregistré dans une proposition de loi nouvelle, dut à nouveau être examiné par l’Assemblée nationale. Le 18 janvier 2001, le groupe UDF ayant saisi l’occasion d’une séance d’initiative parlementaire dont il disposait, nos collègues députés adoptaient, une nouvelle fois à l’unanimité, et définitivement, la proposition de loi précédemment votée par le Sénat.
Elle fut promulguée le 29 janvier 2001 : la France reconnaissait enfin publiquement, par la loi, le génocide arménien de 1915.
Mes chers collègues, je me suis attardé quelques instants sur ce parcours législatif difficile pour rappeler à la représentation nationale que, plus de quatre-vingt-cinq ans après le début des massacres des Arméniens ottomans, la reconnaissance législative par la France du génocide arménien fut jonchée d’obstacles et assortie de pressions de toutes sortes, internes et externes.
Déjà, à l’époque, les parlementaires étaient accusés de jouer le rôle des historiens. Déjà, à l’époque, la Turquie menaçait plus ou moins ouvertement la France de représailles économiques et diplomatiques. C’est grâce à un consensus émanent des parlementaires issus de tous les groupes politiques que nous avons ainsi pu honorer la mémoire du peuple arménien en lui rendant symboliquement la part de lui-même qui lui avait été arrachée de manière épouvantable en 1915.
Bien que tardive, la reconnaissance par la France du génocide arménien ne fut pourtant pas un acte isolé. Cette reconnaissance s’est inscrite dans la logique des institutions internationales et européennes en rejoignant plusieurs États déjà engagés dans cette voie.
Le 29 août 1985, un rapport adopté par l’Organisation des Nations unies classe le génocide arménien parmi d’autres génocides du XXe siècle.
Le 18 juin 1987, le Parlement européen adopte une résolution sur une solution politique de la question arménienne affirmant que « les événements tragiques qui se sont déroulés en 1915-1917 contre les Arméniens établis sur le territoire de l’Empire ottoman constituent un génocide au sens de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU, le 9 décembre 1948 ».
Dans cette même résolution, le Parlement européen reconnaît cependant que « la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable du drame vécu par les Arméniens de l’Empire ottoman et souligne avec force que la reconnaissance de ces événements historiques en tant que génocide ne peut donner lieu à aucune revendication d’ordre politique, juridique ou matérielle à l’adresse de la Turquie d’aujourd’hui ».
Le 24 avril 1998, par une déclaration écrite engageant cinquante et un signataires, l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe reconnaît que « le 24 avril 1915 a marqué le début de l’exécution du plan visant à l’extermination des Arméniens vivant dans l’Empire ottoman ».
Parmi les États ayant reconnu le génocide arménien comme une réalité historique, il faut citer l’Uruguay, dès 1965, la Russie et la Bulgarie, en 1995, le Liban, en 2000, la Suisse, en 2003, et l’Argentine, en 2004. Au sein de l’Union européenne, le génocide arménien a été officiellement reconnu par la Grèce le 25 avril 1996, par la Belgique le 26 mars 1998, par l’Italie et la Suède en 2000, par la Slovaquie et les Pays-Bas en 2004. Les parlements de l’Ontario, du Québec, de Nouvelle-Galles du Sud ont également reconnu le génocide du peuple arménien.
Non, mes chers collègues, la loi française du 29 janvier 2001 n’est pas une anomalie et, partout dans le monde, des États libres et indépendants ont rendu hommage à la mémoire du peuple arménien en rendant aux victimes du génocide et à leurs descendants la dignité qui leur est due.
La diffusion, le 20 avril dernier, sur la chaîne franco-allemande Arte du remarquable documentaire Aghet – la catastrophe, en arménien – est venue nous rappeler l’horreur des massacres subis par les populations arméniennes ottomanes.
Arrachés à leur foyer, hommes, femmes et enfants furent déportés sur les routes de Syrie et de la steppe mésopotamienne. Torturés, affamés, mutilés, violés, près d’un million cinq cent mille Arméniens furent assassinés en exécution d’un plan élaboré par le gouvernement Jeune-Turc. Depuis Constantinople jusqu’aux rives de l’Euphrate, les corps sans vie des Arméniens étaient abandonnés sans sépulture le long des routes.
C’est cela, mes chers collègues, le génocide arménien de 1915, l’une des plus grandes tragédies de l’histoire humaine, l’extermination planifiée d’une minorité par des procédés barbares employés au nom d’une idéologie nationaliste et raciste, le panturquisme.
Malgré les innombrables preuves irréfutables fournies par les archives diplomatiques allemandes et américaines sur cette horreur que fut le génocide des Arméniens, la Turquie refuse depuis quatre-vingt-seize ans d’ouvrir les yeux sur son passé, réclamant des preuves supplémentaires pour attester la véracité d’un génocide qui ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute chez les historiens.
Alors oui, je le regrette, mais les autorités turques se sont enfermées dans un négationnisme d’État.
Les pressions exercées par la Turquie à chaque fois qu’un État a voulu reconnaître officiellement, par la loi ou par un autre moyen, le génocide arménien sont connues.
Le Congrès américain dut renoncer en 2007 au vote d’une résolution reconnaissant le génocide arménien. M. Barack Obama, alors sénateur, était favorable au vote de ce texte, mais le gouvernement américain y renonça pour préserver l’accès à ses bases militaires implantées en Turquie d’où décollaient des avions militaires en partance pour l’Irak et l’Afghanistan.
La France elle-même, comme en 2001 et en 2006, est à nouveau sujette à une forme de chantage ainsi qu’à des menaces à peine voilées de la part de la Turquie.
« Lorsque je me penche sur les études et recherches historiques, je m’aperçois qu’il n’y a pas eu génocide ». « Donc, j’en appelle à tous les sénateurs et les mets en garde : si ce sujet revenait sur le tapis, cela porterait atteinte à nos bonnes relations et provoquerait un dommage durable ! ». Ce sont, mes chers collègues, les mots prononcés le 6 avril dernier par M. Egemen Bagis, ministre d’État et négociateur en chef de la Turquie pour l’adhésion à l’Union européenne, lors de son audition par la commission des affaires européennes et la commission des affaires étrangères du Sénat.
Malgré cela, le peuple turc, tenu dans l’ignorance de l’histoire de son pays depuis des dizaines d’années, commence à s’éveiller.
Le 19 janvier 2007, le journaliste turco-arménien Hrant Dink, qui n’avait cessé d’attirer l’attention sur le génocide arménien de 1915, est assassiné en pleine rue à Istanbul. L’auteur de ce crime, un jeune homme de dix-sept ans, justifie son acte en arguant que Hrant Dink avait offensé l’honneur du peuple turc ; il n’a jamais été condamné.
Pourtant, depuis l’assassinat de ce journaliste, de plus en plus de citoyens turcs exigent qu’un débat public fasse enfin toute la lumière sur le génocide. Il aura fallu que ce journaliste soit assassiné pour que le sujet devienne public et soit débattu comme il ne l’a jamais été auparavant. Après l’assassinat, 200 000 Turcs sont descendus dans la rue pour participer à une des plus grandes manifestations qu’ait connues le pays, par solidarité avec le journaliste et les Arméniens, et pour que la vérité soit faite.
En France et en Europe, les thèses négationnistes sont propagées notamment par des groupuscules d’extrême droite. Nous avons tous en mémoire la manifestation, à Lyon, le 18 mars 2006, organisée contre le Mémorial du génocide arménien en construction.
Plus récemment, lors du dernier Salon du livre de Paris, au stand du ministère de la culture et du tourisme turc a été distribué gratuitement un ouvrage édité par ses soins et intitulé Esquisse de 2 000 ans d’histoire de la Turquie. Au fil des pages, le génocide des Arméniens est ouvertement nié et l’histoire totalement falsifiée.
Sur Internet, bien entendu, les sites faisant la promotion des thèses négationnistes pullulent. Ainsi le génocide des Arméniens est-il fréquemment remis en cause via des sites, blogs, forums et autres groupes sur les réseaux sociaux tels que Facebook.
Si la loi de 2001 représente une victoire pour la mémoire des victimes, un important travail législatif reste à accomplir pour tirer toutes les conséquences de la loi portant reconnaissance du génocide arménien.
Il convient notamment d’intégrer dans notre droit pénal la négation de ce crime contre l’humanité que constitue le génocide arménien de 1915. En effet, son caractère déclaratif prive la loi actuelle de toute effectivité. En l’absence d’un complément de valeur normative, elle reste symbolique et ne permet pas de lutter contre la négation du génocide arménien.
La proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien que j’ai l’honneur de vous présenter et qui est cosignée par trente de mes collègues socialistes, est strictement identique en ses trois articles à celle qui a été adoptée de manière consensuelle par l’Assemblée nationale le 12 octobre 2006.
Après cinq années de blocage de la part du Gouvernement et de la conférence des présidents du Sénat, Mme Martine Aubry a souhaité que le groupe socialiste du Sénat se serve de l’une de ses niches pour inscrire ce texte à l’ordre du jour de notre assemblée et relancer ainsi la navette parlementaire, afin d’aboutir au vote définitif d’une loi pénalisant la contestation de l’existence du génocide arménien.
Certains ont cru bon de communiquer sur ce qu’ils ont considéré comme une manœuvre dilatoire, voire « hypocrite » comme j’ai pu le lire, pour faire passer des messages politiques à nos compatriotes d’origine arménienne.
Mes chers collègues, le seul message que je veux faire passer à la communauté arménienne est le suivant : assez avec le négationnisme ! Tolérer le négationnisme, c’est « assassiner une seconde fois » les victimes, selon les mots d’Elie Wiesel. Je n’ai aucun autre message politique que celui-là et, sur un sujet aussi douloureux, il me semble que les petites polémiques politiciennes n’ont pas lieu d’être.
La présente proposition de loi est donc justifiée par la nécessité de rendre applicable la loi de 2001 en la dotant d’un contenu normatif, afin de combler ainsi une lacune de notre législation. En effet, les instruments juridiques actuels ne permettent pas de sanctionner les négations du génocide arménien.
Ni les dispositions de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, ni celles de son article 24, qui sanctionnent l’apologie de crimes contre l’humanité, ni l’action civile sur le fondement de l’article 1382 du code civil, ne revêtent le caractère exemplaire et préventif de la sanction pénale.
L’article 1er du texte vise donc à compléter la loi du 29 janvier 2001 relative à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Il prévoit la pénalisation de la négation du génocide arménien et punit d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende ceux qui auront contesté l’existence du génocide arménien par un des moyens énoncés à l’article 23 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
En l’état actuel de notre droit, deux génocides sont reconnus par la loi française : la Shoah et le génocide arménien. Or seule la négation de l’Holocauste est punie par la loi.
Cette hiérarchisation malsaine des crimes contre l’humanité en fonction de la réponse pénale à leur contestation n’est pas acceptable.
Nous vous proposons donc de sanctionner la contestation de l’existence du génocide arménien par un délit puni des peines applicables à la négation de la Shoah. C’est l’objet de l’article 1er.
L’article 2 permet aux associations de défense des intérêts moraux et de l’honneur des victimes du génocide arménien d’exercer les droits reconnus à la partie civile.
L’article 3 procède à la correction d’un oubli de coordination dans l’article 24 bis de la loi de 1881 sur la liberté de la presse.
Les objections soulevées par la commission des lois du Sénat contre ce texte ne sont pas nouvelles : ce sont peu ou prou les mêmes que celles qui ont été soulevées lors du vote, consensuel, je le répète, de ce texte par nos collègues députés, le 12 octobre 2006.
Cette proposition de loi serait, nous dit-on, de nature à compromettre les relations entre la Turquie et l’Arménie. Ces relations sont malheureusement réduites à leur plus simple expression. Les protocoles de Zurich signés entre la Turquie et l’Arménie en octobre 2009 n’ont pas été ratifiés et la frontière entre les deux pays reste fermée…
La question du Haut-Karabagh, malgré les efforts de la France, de la Russie et des États-Unis au sein du groupe de Minsk, n’a toujours pas trouvé d’issue diplomatique satisfaisante et a malheureusement été instrumentalisée aux dépens du rapprochement arméno-turc.
La principale critique avancée contre cette proposition de loi est qu’elle constituerait une intervention contestable du législateur dans le champ de la recherche scientifique et historique.
Il me semble au contraire, mes chers collègues, que le Parlement est parfaitement légitime dans son intervention lorsqu’il entend défendre les valeurs de la République, au premier rang desquelles figure la dignité humaine.
J’ajoute que le vote de la loi de 2001 a d’ores et déjà tranché le débat sur l’histoire et la mémoire pour ce qui est du génocide arménien. Le présent texte ne fait que tirer les conséquences logiques de la loi reconnaissant le génocide arménien.
La loi de 2001 reconnaissait l’existence officielle du génocide arménien. La présente proposition de loi sanctionne pénalement la contestation de ce crime contre l’humanité.
Il ressort du rapport rendu au nom de la commission des lois par son président, M. Jean-Jacques Hyest, que ce texte serait entaché de plusieurs motifs d’inconstitutionnalité.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur. Eh oui !
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. L’absence de reconnaissance du génocide arménien par une juridiction internationale interdirait de prévoir une sanction mettant en jeu la liberté d’expression.
Or le génocide arménien a eu lieu voilà près d’un siècle, alors que ni la justice internationale ni la notion même de génocide n’existaient. J’ajoute que, en vertu des principes du règlement des différends qui prévalent à l’échelon international, l’Arménie ne peut soumettre la reconnaissance du génocide à la Cour internationale de justice sans le consentement de la Turquie à cette procédure.
Monsieur Hyest, dans le rapport que vous avez rendu au nom de la commission des lois, vous vous interrogez sur le périmètre exact de la notion de « contestation de l’existence du génocide arménien de 1915 » retenue par ce texte. Je pense que, lorsque cette proposition de loi entrera en vigueur, les juges n’auront aucun mal à comprendre cette notion et l’ignominie qu’elle vise à sanctionner.
Nous parlons de la contestation d’un génocide unanimement reconnu par des centaines de témoignages d’archive concordants, qui ne souffrent aucune équivoque. Les juges sauront très bien s’en accommoder, rassurez-vous !
Cette proposition de loi serait par ailleurs attentatoire au principe de liberté d’opinion et d’expression.
Serge Klarsfeld, dans un appel publié le 20 décembre 2005, s’interrogeait : « L’historien serait-il le seul citoyen à être au-dessus de la loi ? Jouirait-il d’un titre qui l’autorise à transgresser avec désinvolture les règles communes de notre société ? Là n’est pas l’esprit de la République où, comme le rappelle l’article XI de la déclaration des Droits de l’homme, "tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi" ».
Il me semble, monsieur Hyest, que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen fait partie intégrante du bloc de constitutionnalité. L’argumentation de la commission sur ce point est, je le dis avec tout le respect que je vous dois, monsieur le président de la commission, très légère !
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. Merci !
M. Serge Lagauche auteur de la proposition de loi. Les restrictions à la liberté d’opinion ne seraient valables constitutionnellement que si elles sont proportionnées. Très bien !
Tout d’abord, le négationnisme n’est pas une opinion ; c’est un délit qui porte atteinte gravement à la dignité et à l’identité des victimes et de leurs descendants.
Ensuite, vous relevez qu’aucun discours de nature comparable à l’antisémitisme ne paraît viser aujourd’hui en France nos compatriotes d’origine arménienne. Permettez-moi de dénoncer la confusion. La loi Gayssot ne sanctionne pas uniquement l’antisémitisme, elle incrimine la négation de la Shoah. C’est tout de même différent !
Cette proposition de loi vise précisément à rayer de notre droit de telles comparaisons malsaines entre les victimes de négationnisme. Monsieur le président de la commission, vous vous en expliquerez tout à l’heure, mais la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité que vous avez déposée me semble bien plus guidée par la volonté de faire échouer l’adoption de ce texte que par de réels motifs d’inconstitutionnalité.
Mes chers collègues, le génocide est une forme extrême de crime contre l’humanité. Il est défini par le statut de Rome, acte fondateur de la Cour pénale internationale, comme « l’extermination physique, intentionnelle, systématique et programmée d’un groupe ethnique, national, religieux ou racial ». Le génocide arménien de 1915 a été reconnu dans une loi de la République le 29 janvier 2001. Pouvons-nous accepter qu’il soit impunément nié sur notre territoire ?
Le samedi 30 avril dernier, une délégation du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, le CCAF, a été reçue par M. le Président de la République. M. Sarkozy a garanti qu’il ne s’opposerait pas au vote de cette proposition de loi, qu’il laisserait le Sénat libre de déterminer son vote et qu’il maintenait sa position sur la nécessité de combattre le négationnisme du génocide des Arméniens en France. Nous prenons acte de cette avancée.
En rejetant la motion tendant à opposer l’exception d’irrecevabilité déposée par M. Hyest, au nom de la commission des lois, et en adoptant cette proposition de loi, le Sénat s’honorera au nom des valeurs humanistes, démocratiques et républicaines qui sont les nôtres.
C’est le fondement même d’une démocratie que d’établir des règles et de faire en sorte que la liberté de l’un n’entrave pas celle de l’autre. La pénalisation de la négation de la Shoah n’a jamais entravé le travail des historiens. Nous ne pouvons plus longtemps nous montrer complices d’une censure en acceptant l’histoire officielle d’une nation qui n’a pas encore fait son travail de mémoire.
Il ne saurait être question en aucune façon de considérer l’actuelle Turquie comme responsable du génocide des Arméniens. Nous voulons simplement dire aux autorités turques qu’un État aussi grand ne peut s’affaiblir en regardant en face son passé. Par ce geste fort, en votant cette proposition de loi, nous éliminerons sur notre territoire la concurrence malsaine entre les victimes du génocide, entretenue par leur inégalité au regard de la loi. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et du groupe CRC-SPG.)
M. le président. La parole est à M. le rapporteur.
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur. Monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, notre collègue Serge Lagauche ayant cru pouvoir me citer personnellement, je rappelle que c’est au nom de la commission des lois que je rapporte ce texte.
Il est vrai qu’il est parfois plus aisé de céder à la passion que de s’en tenir à un raisonnement juridique. Je le comprends parfaitement. Ce débat est tellement porteur d’émotions que la discussion sereine de dispositions juridiques n’est pas facile ; elle a d’ailleurs été immédiatement contestée. Il s’en est trouvé, notamment dans une certaine presse, pour affirmer que la commission des lois avait été légère. Je le conteste. Ainsi, ce que certains échotiers, qui ne connaissent pas forcément le droit,…
M. Charles Pasqua. Ils ne peuvent pas tout savoir ! (Sourires.)
M. Jean-Jacques Hyest, rapporteur. … disent concernant l’article 1382 du code civil ne correspond pas à la réalité.
Le Sénat est aujourd'hui invité à examiner la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l’existence du génocide arménien déposée par Serge Lagauche et trente de ses collègues socialistes.
Je rappelle que la France a officiellement et publiquement reconnu le génocide arménien de 1915 par la loi du 29 janvier 2001. De nombreux autres pays ont, eux aussi, reconnu l’existence du génocide arménien, mais leur Constitution leur permettait de le faire par voie de résolution, ce qui n’était pas possible en 2001 dans notre pays, à une époque où les résolutions étaient interdites. Je tiens à le rappeler à ceux qui auraient la tentation de refaire l’histoire. Le Parlement européen a lui aussi reconnu le génocide arménien par voie de résolution.
Le texte dont nous discutons aujourd’hui prévoit de franchir une étape supplémentaire en punissant d’un an d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende les personnes qui contesteraient publiquement l’existence du génocide arménien de 1915, sur le modèle de l’article 9 de la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, dite « loi Gayssot », qui sanctionne pénalement la contestation de l’existence de la Shoah.
Comme vous le savez sans doute, monsieur le président, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la commission des lois a estimé que ce texte soulevait de réelles difficultés d’un point de vue constitutionnel et elle a, par conséquent, décidé de proposer au Sénat de lui opposer l’irrecevabilité.
Que les choses soient très claires : il n’est pas question pour la commission, comme je l’ai lu, de nier de quelque manière que ce soit l’existence du génocide arménien ; la loi du 29 janvier 2001 l’a reconnu solennellement. Toutefois, la commission des lois a estimé que le recours à la voie pénale soulevait de réelles difficultés juridiques et suscitait un risque de censure assez certain. J’y reviendrai dans un instant.
Avant cela, je souhaite rappeler brièvement les éléments du débat.
Le génocide arménien est une réalité historique aujourd’hui largement reconnue.
Dans le contexte de la Première Guerre mondiale et de l’affrontement russo-turc dans le Caucase, les dirigeants de l’empire ottoman ont décidé, à partir d’avril 1915, de déporter l’ensemble de la population arménienne d’Anatolie et de Cilicie vers les déserts de Syrie et d’Irak. Au total, environ les deux tiers de la population arménienne de l’Empire ottoman – entre 800 000 et 1,25 million de personnes selon les évaluations faites par les historiens – auraient péri dans ces circonstances.
Ces massacres sont souvent d’ailleurs présentés comme le premier génocide du XXe siècle.
Toutefois, il convient de rappeler que ce n’est qu’à l’issue de la Seconde Guerre mondiale que les notions de « crime contre l’humanité » et de « génocide » sont officiellement reconnues comme des concepts juridiques.
Le « crime contre l’humanité » est ainsi défini pour la première fois par le statut du tribunal militaire international de Nuremberg ; la notion de « génocide », évoquée par notre collègue tout à l’heure, fait quant à elle l’objet d’une reconnaissance officielle avec l’adoption, en décembre 1948, de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide.
J’attire votre attention sur le fait que, pour l’essentiel, les éléments matériels constituant le crime de génocide ou les autres crimes contre l’humanité correspondent à des infractions réprimées par ailleurs par le droit pénal : assassinat, tortures, violences, etc. Ces crimes prennent la qualification de « génocide » ou de « crime contre l’humanité » en présence d’un élément moral spécifique : l’exécution d’une entreprise criminelle de grande envergure guidée par des motifs idéologiques et caractérisée par l’existence d’un plan concerté tendant à la destruction totale ou partielle d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux, ou d’un groupe déterminé à partir de tout autre critère arbitraire.
En l’état actuel de la recherche historique et scientifique, la qualification de génocide peut être appliquée rétroactivement aux massacres commis contre les populations arméniennes en 1915 : la simultanéité dans les meurtres, le caractère identique des méthodes employées, « l’inutilité » sur un plan stratégique de nombreuses déportations plaident pour une planification visant à homogénéiser la population arménienne d’Anatolie plutôt qu’à éliminer une soi-disant « cinquième colonne ».
Néanmoins, aucune organisation internationale ni aucune juridiction internationale ou française ne se sont jamais prononcées sur les responsabilités et la qualification des massacres ainsi perpétrés. C’est ici l’une des sources des difficultés sur lesquelles je reviendrai dans un instant.
Suivant l’exemple donné par une quinzaine de parlements étrangers, par le Parlement européen et par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, entre autres, la France, je le rappelle, a officiellement reconnu l’existence du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001.
Je dirai un mot sur la question de la contestation de l’existence du génocide arménien devant les tribunaux français, surtout après ce que j’ai pu lire dans la presse émanant de certains qui croient connaître le droit mieux que moi. Je ne le connais pas beaucoup, mais un petit peu tout de même ! (Sourires.)
En l’espèce, comme je l’explique dans mon rapport, seule la négation de la Shoah est susceptible de donner lieu à des poursuites pénales, sur le fondement de l’article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, introduit par la loi Gayssot.
De ce fait, la jurisprudence a considéré que les personnes contestant l’existence du génocide arménien pouvaient faire l’objet d’une action au civil, sur le fondement de la responsabilité de droit commun édictée par l’article 1382 du code civil. Et je maintiens cette possibilité, qu’a rappelée la Cour de cassation !