Sommaire
Présidence de M. Jean-Patrick Courtois
Secrétaire :
M. Marc Daunis.
2. Nomination de membres de la délégation parlementaire au renseignement
3. Démission de membres d’une délégation et candidatures
4. Reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. – Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
Discussion générale : M. Raymond Couderc, auteur de la proposition de loi ; Mlle Sophie Joissains, rapporteur de la commission des lois ; M. Marc Laffineur, secrétaire d'État auprès du ministre de la défense et des anciens combattants.
Mme Esther Benbassa, MM. Hervé Marseille, René Vandierendonck, Mme Isabelle Pasquet, M. Yvon Collin, Mme Marie-Thérèse Bruguière, M. Pierre Charon.
M. le secrétaire d'État.
Clôture de la discussion générale.
Amendement n° 1 rectifié bis de M. Raymond Couderc et sous-amendement n° 2 de la commission. – M. Raymond Couderc, Mlle le rapporteur, MM. le secrétaire d'État, Alain Néri. – Adoption du sous-amendement et de l'amendement modifié rédigeant l'article unique de la proposition de loi.
5. Nomination de membres d'une délégation
Suspension et reprise de la séance
PRÉSIDENCE DE Mme Bariza Khiari
6. Délit de mise en danger délibérée de la personne d'autrui. – Renvoi à la commission d’une proposition de loi
Discussion générale : MM. Jean-René Lecerf, auteur de la proposition de loi ; François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois ; Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.
M. Jean-Pierre Michel, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, M. Nicolas Alfonsi, Mme Corinne Bouchoux, M. Yves Détraigne.
Clôture de la discussion générale.
Demande de renvoi à la commission
Motion n° 1 de la commission. – MM. le rapporteur, le garde des sceaux. – Adoption de la motion de renvoi de la proposition de loi à la commission.
7. Délai de prescription des agressions sexuelles. – Rejet d'une proposition de loi
Discussion générale : Mme Muguette Dini, auteur de la proposition de loi ; MM. Yves Détraigne, rapporteur de la commission des lois ; Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés.
Mmes Nicole Bonnefoy, Laurence Cohen, MM. Nicolas Alfonsi, Jacques Gautier.
Clôture de la discussion générale.
Amendement n° 1 de Mme Nicole Bonnefoy. – Mme Nicole Bonnefoy, MM. le rapporteur, le garde des sceaux, Mmes Muguette Dini, Catherine Génisson, M. Jean-Pierre Michel, Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, MM. Jean-Pierre Godefroy, Claude Domeizel. – Adoption, par scrutin public, de l'amendement supprimant l'article.
Amendement n° 4 de Mme Muguette Dini. – Devenu sans objet.
Amendement n° 3 de Mme Muguette Dini. – Devenu sans objet.
Article additionnel après l’article 1er
Amendement n° 2 de Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. – Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, MM. le rapporteur, le garde des sceaux. – Retrait.
MM. le rapporteur, le garde des sceaux.
Rejet de l’article.
Tous les articles ayant été rejetés, la proposition de loi n’est pas adoptée.
8. Organisme extraparlementaire
9. Dépôt d'une question orale avec débat
10. Ordre du jour
compte rendu intégral
Présidence de M. Jean-Patrick Courtois
vice-président
Secrétaire :
M. Marc Daunis.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Nomination de membres de la délégation parlementaire au renseignement
M. le président. Je vous informe que M. le président du Sénat a nommé MM. Didier Boulaud et Jean-Patrick Courtois pour siéger au sein de la délégation parlementaire au renseignement.
En conséquence, les sénateurs membres de la délégation parlementaire au renseignement sont :
- M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, membre de droit ;
- M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, membre de droit ;
- MM. Didier Boulaud et Jean-Patrick Courtois.
3
Démission de membres d’une délégation et candidatures
M. le président. Je vous informe que Mmes Marie-Hélène Des Esgaulx et Christiane Hummel ont démissionné de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Le groupe Union pour un mouvement populaire a présenté la candidature de Mmes Marie-Annick Duchêne et Esther Sittler pour les remplacer.
En application des articles 110 et 8, alinéas 2 à 11, du règlement du Sénat, ces candidatures ont été affichées. Elles seront ratifiées si la présidence ne reçoit pas d’opposition dans le délai d’une heure.
4
Reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés
Adoption en procédure accélérée d’une proposition de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion en procédure accélérée de la proposition de loi tendant à modifier la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, présentée par M. Raymond Couderc et plusieurs de ses collègues (proposition n° 264 rectifié, texte de la commission n° 42, rapport n° 41).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Raymond Couderc, auteur de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR.)
M. Raymond Couderc, auteur de la proposition de loi. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, notre Nation reconnaît les militaires qui se sont battus pour notre pays et les honore régulièrement par des célébrations annuelles. Elle reconnaît aussi les résistants qui ont su, aux heures les plus sombres de notre histoire, défendre notre indépendance, notre droit à exister et nos valeurs.
Pourtant, une catégorie subsiste qui est souvent négligée : celle des forces supplétives de l’armée française. En effet, dans tous les pays où la France a exercé sa souveraineté, son armée a recruté des hommes parmi les populations locales, comme soldats de métier, conscrits ou supplétifs.
Ces combattants, auxiliaires ou réguliers, ont été engagés aux XIXe et XXe siècles dans toutes les campagnes militaires de la France. À l’issue de ces guerres, ils ont parfois été victimes du soutien apporté à notre pays, puis oubliés par notre Nation durant plusieurs décennies. Il convient désormais de se pencher sur leur sort et de faire valoir la reconnaissance entière de notre pays envers eux.
La loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, que ma proposition de loi tend à modifier, a marqué une étape importante sur le plan de la reconnaissance morale.
Elle interdit notamment toute injure ou diffamation envers d’anciens membres des formations supplétives ou assimilés en raison de cette qualité, ainsi que toute apologie des crimes commis envers eux.
Pourtant, la loi du 23 février 2005, en raison de ses lacunes, en particulier dans son article 5, ne règle pas définitivement la question.
Mes chers collègues, j’ai décidé de déposer la présente proposition de loi en février 2010, à la suite de plusieurs affaires d’injures et de diffamations visant des harkis. On se souvient en particulier du propos : « vous êtes des sous-hommes », prononcé par un personnage particulièrement truculent…
Or, malheureusement, ces injures et ces diffamations ont fait l’objet de classements sans suite par les autorités judiciaires. En effet, l’application de la loi du 23 février 2005 se heurte à un obstacle majeur : la loi, si elle interdit les injures et les diffamations, ne prévoit aucune sanction contre ceux qui se rendent coupables de tels actes.
Cette situation soulève plusieurs questions : comment est-il possible que l’on puisse, en France, aujourd’hui, tenir des propos injurieux ou diffamatoires sans être condamné ? Et comment se fait-il que les associations d’anciens membres des forces supplétives ne puissent pas exercer les droits reconnus à toute partie civile ?
Bien des lacunes existent encore dans le droit français ; il nous faut les corriger.
Ainsi, le droit actuel permet seulement de sanctionner les propos injurieux ou diffamatoires tenus envers un ancien membre des formations supplétives : comme tout particulier, celui-ci dispose d’un droit individuel à demander réparation du préjudice subi, en vertu de l’article 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
En revanche, l’injure ou la diffamation à l’encontre des anciens membres des forces supplétives, lorsqu’elle est formulée de manière générale, blessant un groupe de personnes caractérisées par leur engagement militaire, n’est pas susceptible d’être condamnée.
Je vous rappelle que l’article 5 de la loi du 23 février 2005 est ainsi rédigé : « sont interdites : toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés ; toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplétives après les accords d’Évian. L’État assure le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur. »
Ces dispositions posent le principe de l’interdiction de toute injure ou diffamation prononcée envers les anciens membres des forces supplétives, mais ne prévoient aucune sanction pénale.
De plus, les associations dont l’objet est de défendre les intérêts moraux et l’honneur des anciens membres des forces supplétives ne se voient pas, aujourd’hui, reconnaître la possibilité d’exercer les droits reconnus à toute partie civile, contrairement à d’autres associations ayant pour objet de lutter contre les discriminations à caractère racial ou religieux.
La présente proposition de loi, adoptée à l’unanimité par la commission des lois et dont notre éminente collègue Sophie Joissains, sénatrice des Bouches-du-Rhône, est le rapporteur, vise donc à corriger et à réactualiser la loi.
Pourtant, après avoir pris connaissance des toutes dernières réactions des associations directement concernées par cette question, j’ai voulu apporter, par voie d’amendement, des modifications à la version de la proposition de loi adoptée par la commission. Je souhaite en effet qu’il soit mieux rendu compte de la réalité de l’engagement militaire – j’insiste sur ce dernier mot – des formations supplétives et que la sécurité juridique du dispositif pénal envisagé soit renforcée.
C’est pourquoi j’ai déposé l’amendement n° 1 rectifié bis, qui tend à assimiler aux membres des forces armées ceux qui se sont engagés en faveur de la France lors d’un conflit armé, au sein notamment des formations supplétives – cela inclut en particulier les anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie, et notamment les harkis. Il s’agit de prévoir que, pour l’application de l’article 30 de la loi du 29 juillet 1881 réprimant la diffamation à l’égard des forces armées, les formations supplétives sont considérées comme faisant partie de l’armée.
Pour finir, mes chers collègues, je tiens à remercier Mlle Joissains, rapporteur de la proposition de loi, pour son remarquable travail. Je remercie aussi nos quarante-cinq collègues qui ont bien voulu cosigner ma proposition de loi : leur soutien prouve, s’il en était encore besoin, l’importance de cette question ! (Applaudissements sur les travées de l’UMP, de l’UCR, du groupe écologiste et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à Mlle le rapporteur.
Mlle Sophie Joissains, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi d’abord de saluer Raymond Couderc pour sa belle initiative qui vise à réparer utilement une lacune de notre État de droit.
L’histoire des harkis est une tragédie. Entre 1954 et 1962, ils ont été membres des forces supplétives françaises en Algérie. Beaucoup d’entre eux sont morts en se battant vaillamment aux côtés de nos soldats, comme l’avaient fait leurs pères et leurs aïeux – M. le secrétaire d’État le rappelait hier soir – dans les deux conflits mondiaux qui ont marqué le XXe siècle.
Les harkis tenaient à la France. Que l’on juge bien ou mal fondé le conflit en Algérie, force est de reconnaître que leur courage a été plus qu’exemplaire. En effet, ce conflit, pour eux, était aussi un drame fratricide.
La guerre finie, les armes reprises par l’armée, les harkis sont restés, désarmés et seuls, sur les quais d’où partaient les bateaux vers la France ou dans les casbahs.
Un piège infernal s’est refermé sur eux : Français, ils avaient combattu aux côtés de l’armée française ; l’Algérie devenait algérienne et on les laissait avec leurs frères de sang contre lesquels ils avaient lutté.
Ainsi abandonnés, ils furent massacrés.
Un certain nombre d’entre eux parvinrent sur le territoire français, dans le plus grand dénuement. Des camps de fortune furent bâtis en catastrophe: c’est là qu’ils restèrent parqués. Un ami, présent dans les tribunes, est resté au camp du Logis d’Anne de l’âge de deux ans à celui de trente-cinq ans…
Le nombre des harkis arrivés en France voilà cinquante ans demeure mal évalué : selon une estimation déjà ancienne, il aurait atteint 154 000.
Le statut d’ancien combattant a été reconnu aux harkis quinze ans après leur arrivée, en 1977. La loi du 16 juillet 1987 relative au règlement de l’indemnisation des rapatriés puis la loi du 11 juin 1994 relative aux rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie leur ont accordé des allocations et différentes aides au logement. C’est vingt-deux ans plus tard que la puissance publique commençait de considérer la question des camps…
La loi du 11 juin 1994 disposait, dans son article 1er, que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ».
Ensuite, heureusement, les choses se sont accélérées. Le 5 décembre 2002, Jacques Chirac, Président de la République, a inauguré un mémorial commémorant les événements d’Algérie. Le 31 mars 2003, un décret a instauré une journée nationale d’hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives, fixée le 25 septembre de chaque année. Un autre décret, en date du 26 septembre 2003, a fait du 5 décembre la journée nationale d’hommage aux morts pour la France pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de la Tunisie.
La reconnaissance, bien que réelle, était tardive ; l’irréparable avait eu lieu et la mémoire était tenace.
Les harkis ont été mis à l’écart par la société française et mis à l’index par les populations algériennes ayant émigré en France après la guerre. Le nom de « harki », au lieu d’être considéré comme un honneur, était devenu, pour certains, synonyme d’insulte : à la douleur, au déracinement et à l’indifférence s’ajoutait désormais l’opprobre.
La chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 12 septembre 2000, a jugé que la loi sur les discriminations ne pouvait être appliquée en faveur de la communauté harkie, car cette dernière constitue un groupe de personnes caractérisé non par l’appartenance à une ethnie ou à une religion, mais par un choix politique au moment de la guerre d’Algérie. Seules les insultes visant un particulier peuvent être sanctionnées.
Après la création d’une journée nationale d’hommage et d’un mémorial, une nouvelle disposition législative en faveur des associations s’imposait donc pour défendre la dignité et l’honneur des harkis.
La loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés a constitué une nouvelle étape dans ce processus.
Elle comporte deux volets principaux : la revalorisation de l’allocation de reconnaissance dont les harkis bénéficient en vertu de la loi, depuis le 1er janvier 2003, et l’interdiction de toute injure ou diffamation commise envers les harkis en raison de cette qualité ainsi que de toute apologie des crimes perpétrés envers cette communauté.
L’État est chargé d’assurer le respect de ces principes « dans le cadre des lois en vigueur ».
Cependant, la loi n’a pas assorti ces interdictions de sanctions pénales. La répression de la diffamation et de l’injure se fonde sur les articles 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Elle comporte deux degrés de gravité : d'une part, la diffamation et l’injure commises à l’encontre de particuliers sont passibles d’une amende de 12 000 euros ; d'autre part, lorsque la diffamation ou l’injure sont commises envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminées, les peines sont aggravées.
En l’état de la jurisprudence, l’injure ou la diffamation visant les harkis en tant que tels n’était pas susceptible de faire l’objet de l’une ou l’autre de ces deux catégories de pénalités.
En premier lieu, la répression destinée à protéger tout particulier, quel qu’il soit, n’est possible que si une personne déterminée est identifiable en tant que victime de l’infraction ou, du moins, si elle appartient à une collectivité suffisamment restreinte pour que chacun de ses membres puisse se sentir atteint.
Or la Cour de cassation avait estimé que des propos considérés comme diffamatoires par des harkis « ne visaient pas des personnes formant un groupe suffisamment restreint pour qu’un soupçon plane sur chacun de ses membres et leur donne le droit de demander réparation du préjudice résultant de l’infraction dénoncée ».
En second lieu, les peines aggravées ne trouvaient pas à s’appliquer aux diffamations ou injures commises à l’encontre des harkis.
En effet, comme on l’a vu précédemment, la Cour de cassation avait jugé que les diffamations ou injures à l’encontre des harkis se fondaient non sur l’origine religieuse ou ethnique de ces derniers, mais sur leur choix politique au moment de la guerre d’Algérie.
Par sa rédaction, ce texte se voulait jumeau de la loi sur les discriminations. Toutefois, s’il renvoyait au cadre des lois en vigueur, il ne prévoyait aucune sanction.
L’impensable se produisit alors : le 11 février 2006, un éminent élu de la République insulte publiquement la communauté et traite les harkis de « sous-hommes ». Plusieurs associations – Générations mémoire harkis, le Collectif national justice pour les harkis, le MRAP, ou Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, la Ligue des droits de l’homme, et bien d’autres encore – portent plainte, évidemment.
En première instance, le tribunal correctionnel de Montpellier, par un jugement en date du 25 janvier 2007, condamne à 15 000 euros d’amende l’élu. Ce dernier interjette appel et, à la surprise générale, la cour d’appel de Montpellier juge que les propos tenus relèvent de l’injure à particulier et que, cet article n’ayant pas été mentionné dans la citation du parquet et des parties civiles, l’infraction n’est pas punissable. Le renvoi au cadre des lois en vigueur pour l’application des sanctions n’était donc, à l’évidence, pas suffisant.
Le 31 mars 2009, la chambre criminelle de la Cour de cassation confirme l’arrêt de la cour d’appel. Il faut légiférer de nouveau.
La proposition de loi que notre collègue Raymond Couderc a eu le courage et la volonté de déposer et que nous vous présentons, mes chers collègues, vise à réparer cette insuffisance, en complétant par un nouvel article 5-1 la loi du 23 février 2005.
Cet article a un double objet.
En premier lieu, il renvoie de manière explicite aux peines aggravées prévues par les articles 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881.
En second lieu, afin de compléter ce dispositif, il autorise « toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l’honneur des harkis ou des anciens membres des forces supplétives ayant servi en Algérie » à « exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne le délit de diffamation ou d’injures qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit ».
La commission, tout en souscrivant totalement aux objectifs des auteurs de la proposition de loi, s’est efforcée d’améliorer cette dernière sur le plan juridique. Des difficultés demeuraient néanmoins, justifiant un report de l’examen du texte.
En effet, la proposition de loi, d'une part, accorde une protection spécifique à une communauté de citoyens, alors que la loi pénale se doit de conserver un caractère de généralité, et, d'autre part, tend à identifier les diffamations ou injures commises à l’encontre des harkis à celles qui seraient faites à raison de l’appartenance à une race ou à une ethnie. Or, je le répète, ces injures ou ces diffamations se fondent, selon la Cour de cassation, sur le choix de combattre aux côtés des troupes françaises pendant la guerre d’Algérie.
L’amendement présenté par Raymond Couderc a pour objet de répondre à ces objections formulées lors de nos échanges en commission. Cette disposition, selon moi et selon la commission des lois qui l’a votée dans l’enthousiasme et à l'unanimité – il faut le dire –, rend la dignité et le rang qui leur reviennent à la communauté harkie et à l’ensemble des supplétifs de l’armée française, en leur accordant un régime de protection qui est celui de nos troupes. Ils l’ont plus que mérité !
Je vous demande donc, mes chers collègues, de voter l’amendement de M. Raymond Couderc, qui vise à rédiger l’article unique de la proposition de loi. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR. – Mme Esther Benbassa applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Marc Laffineur, secrétaire d'État auprès du ministre de la défense et des anciens combattants. Monsieur le président, mademoiselle le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes réunis aujourd’hui pour examiner la proposition de loi de M. Raymond Couderc, qui vise à sanctionner pénalement les insultes faites aux membres de formations supplétives des forces armées.
Vous avez été extrêmement choqués – et comment ne pas l’être ? – par les injures proférées par un homme politique, traitant les harkis de « sous-hommes » en 2006. Cet épisode, dont il faut bien dire qu’il était indigne de notre vie publique, a mis en lumière une lacune de notre droit.
À l’heure actuelle, en effet, les harkis, mais aussi plus généralement l’ensemble des anciens supplétifs de l’armée française, ne sont pas suffisamment protégés contre les injures dont ils pourraient être victimes. C’est précisément pour combler cette lacune de notre droit que vous êtes réunis aujourd’hui.
S’agissant plus spécialement des harkis, une première pierre avait été posée par la loi Mekachera du 23 février 2005. Celle-ci dispose en effet que « sont interdites : toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki […] ».
Néanmoins, cette interdiction n’était assortie, dans la loi, d’aucune sanction pénale.
Aussi, monsieur Couderc, vous avez souhaité, dans un premier temps, compléter la loi de 2005. Toutefois, si je comprends naturellement ce qui a motivé votre démarche, je ne puis m’y associer en l’état. En effet, votre initiative est louable, mais elle ne va pas assez loin. Elle risque, notamment, sans bien sûr que vous en ayez eu l’intention au moment du dépôt de votre proposition de loi, d’exclure du manteau protecteur de la loi d’autres victimes potentielles parmi les anciens supplétifs des forces armées.
C’est pourquoi je suis heureux de constater que vous avez modifié votre proposition de loi initiale par un amendement tendant à réécrire l’article unique, afin de protéger tous les anciens supplétifs de l’armée française.
Vous proposez ainsi à vos éminents collègues d’étendre le champ de protection de la loi de 1881 à l’ensemble des anciens membres de formations supplétives.
Cette mesure consisterait à aligner la protection juridique des personnes qui se sont engagées en faveur de la France lors d’un conflit armé, notamment celles qui ont servi dans les formations supplétives, sur le régime dont bénéficient les forces armées. Une telle modification me semble particulièrement bienvenue et je serai, vous l’avez compris, pleinement favorable à l’adoption de cet amendement.
Votre initiative, monsieur le sénateur, nous rappelle à notre devoir de protéger ces femmes et ces hommes auxquels nous lie un passé à la fois glorieux et douloureux et qui sont parfois vulnérables pour cette raison même.
Ce n’est ni le lieu ni le jour de dresser un catalogue des nombreux dispositifs mis en œuvre ces dernières années, mais il faut tout de même souligner combien le Président de la République a eu à cœur de développer les prestations dévolues aux anciens supplétifs et à leurs enfants : conventions d’emploi, aides à la mobilité et à la création d’entreprise, dispositifs d’accès à la fonction publique, qu’elle soit celle de l’État, des hôpitaux ou des collectivités territoriales, bourses scolaires et universitaires, ou encore allocations pour les orphelins d’anciens supplétifs de l’armée française.
Cela, les anciens supplétifs ne peuvent l’ignorer, puisque ces dispositifs nouveaux, voulus par le Président de la République, ont tangiblement amélioré leur quotidien. Votre initiative contribue également, monsieur le sénateur, à rendre leur dignité aux supplétifs de nos armées.
Parce qu’ils se sont engagés pour la France, parce qu’ils l’ont servie par les armes au péril de leur vie, les anciens supplétifs de l’armée française méritent le plus profond respect.
Je donnerai donc un avis favorable à la dernière version de votre texte. Ainsi, la reconnaissance que nous devons aux anciens membres de formations supplétives ne pourra plus être impunément entachée par des injures. Et cela, nous le devrons à votre initiative, monsieur le sénateur. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR.)
M. le président. La parole est à Mme Esther Benbassa.
Mme Esther Benbassa. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mademoiselle la rapporteur, mes chers collègues, le texte qui nous est soumis aujourd’hui était à l’origine une proposition de loi mémorielle, un genre législatif dont, en tant qu’historienne, j’ai plutôt tendance à contester le principe. Nous aurons l’occasion d’en débattre de nouveau prochainement dans l’hémicycle, l’ordre du jour de nos travaux ayant, en période électorale, son lot de dispositions de ce genre, pour les raisons que l’on connaît.
La loi qu’il s'agit de modifier aujourd'hui a déjà été « rafistolée » à plusieurs reprises ; je vais vous rafraîchir la mémoire à cet égard, mes chers collègues. Son article 4, qui a été supprimé par un décret du 15 février 2006, avait déjà suscité bien des controverses, puisqu’il prévoyait que les programmes scolaires reconnaîtraient « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord. » Cette manière de dicter aux enseignants le contenu et la visée de leur présentation de l’histoire coloniale avait légitimement suscité le courroux et l’indignation de nombre d’historiens de renom, à l’origine d’un manifeste intitulé Liberté pour l’Histoire.
Il n’en est pas moins inadmissible que notre pays ait attendu si longtemps avant d’exprimer sa reconnaissance envers ces Algériens dont beaucoup ont payé de leur vie leur choix en faveur de la France. Ceux qui ont pu être accueillis sur notre territoire l’ont été dans des conditions déplorables et extrêmement précaires, dans des camps entourés de barbelés, et un taux de suicide anormalement élevé a été constaté parmi les enfants de harkis.
La reconnaissance morale et matérielle et l’accès à certains droits sociaux n’ont été, pour cette population, que trop tardifs et insatisfaisants. Il aura fallu attendre le 1er janvier 2011 pour que l’on aboutisse enfin à une revalorisation des pensions. Et encore, il ne s’agissait là que d’une victoire symbolique, car bien peu de bénéficiaires de nationalité étrangère verront leur pension rattraper le niveau de celle des Français.
En outre, aucune réparation ne prévoit de compensation rétrospective de cette spoliation opérée pendant des années ; aucune réévaluation rétroactive des pensions n’a été envisagée, puisque les nouvelles dispositions n’ont pu s’appliquer qu’à partir du 1er janvier 2011. Il aura fallu attendre une décision du Conseil constitutionnel du 4 février 2011 pour que la condition de nationalité soit jugée discriminatoire.
Par ailleurs, chacune des lois successives visait à allouer des indemnités diverses et variées à ces anciens supplétifs de l’armée française en Algérie ou prévoyait systématiquement des régimes de forclusion des différentes allocations de reconnaissance.
L’article 5 de la loi du 23 février 2005 constitue un dispositif inachevé, entraînant l’absence de répression effective des injures ou diffamations envers les harkis et anciens membres de formations supplétives. Dans sa version initiale, la proposition de loi déposée par notre collègue Raymond Couderc vise à sanctionner les injures ou la diffamation envers ces derniers par les peines prévues par les articles 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Cette solution ne satisfait pas les sénatrices et sénateurs écologistes, qui ne souhaitent pas que soient multipliés les groupes ou communautés destinataires de textes législatifs.
Cependant, l’amendement déposé par M. Couderc tend à compléter l’article 30 de la loi de 1881 pour y insérer un alinéa assimilant les formations supplétives aux forces armées. En tant que telles, celles-ci bénéficieraient dès lors de la protection attribuée aux militaires et résistants face à la diffamation. Les sénatrices et sénateurs écologistes voteront cet amendement, qui vise à rédiger l’article unique de la proposition de loi et qui a reçu l’avis favorable de la commission des lois. (M. René Vandierendonck applaudit.)
M. le président. La parole est à M. Hervé Marseille.
M. Hervé Marseille. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, nous savons tous à quel point il peut être délicat pour une nation de regarder son passé sans fard. Pendant trop longtemps, la question de la reconnaissance de l’engagement des harkis a été éludée ou retardée, laissant dans l’incompréhension ceux-là mêmes qui ont fait le choix de la France lors de l’un des épisodes les plus douloureux de notre histoire récente. Comme je l’ai fait alors que j’étais jeune attaché ministériel auprès du secrétaire d’État aux rapatriés, il suffit, pour s’en convaincre, d’aller visiter les camps d’Antibes, de Roubaix, d’Amiens, ou encore du Lot-et-Garonne.
Cette injustice a été lentement réparée grâce à un processus législatif qui s’est déroulé pendant près de dix ans, de l’adoption de la loi du 11 juin 1994, qui a été la première au sein de laquelle a été exprimée la reconnaissance de la France aux harkis, à celle de 2005 qui a cherché à protéger les rapatriés et leurs descendants contre les invectives charriées par un passé encore très mal cicatrisé.
Il est apparu que, en raison d’un problème juridique, l’esprit de la loi du 23 février 2005 voulant protéger les harkis contre des injures et des diffamations ne pouvait pas s’appliquer, alors même que l’intention du législateur de l’époque était parfaitement claire. C’est précisément l’article 5 de cette loi qui n’a jamais eu la portée qu’il aurait dû avoir. À cet égard, mademoiselle le rapporteur, vous avez exposé très clairement la difficulté rencontrée par ce texte, et je vous remercie de l’important travail que vous avez réalisé.
L’article 5 précité interdit l’injure et la diffamation à l’encontre d’une personne ou d’un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki. Il aurait également dû permettre de sanctionner l’apologie des crimes commis contre les harkis. Mais alors qu’il dispose que l’État est chargé d’assurer « le respect de ce principe dans le cadre des lois en vigueur », le législateur n’a pas su donner aux juges les moyens de sanctionner les actes visés par cet article.
La loi sur la liberté de la presse de 1881 encadre les domaines de l’injure et de la diffamation. Elle opère une distinction selon que l’injure ou la diffamation a été commise à l’encontre d’un individu ou d’un groupe de personnes. Or la Cour de cassation a fait remarquer que les conditions du cadre légal en vigueur ne pouvaient pas s’appliquer aux injures et diffamations visant les harkis.
Permettez-moi, mes chers collègues, de ne pas entrer dans le détail juridique, le rapport étant parfaitement précis à ce sujet. Néanmoins, je rappellerai que le droit pénal repose sur plusieurs principes fondamentaux, notamment sur le principe de légalité des délits et des peines, nullum crimen, nulla poena sine lege, autrement dit nul crime, nulle peine sans loi.
À ce titre, l’article 111-3 du code pénal dispose : « Nul ne peut être puni pour un crime ou pour un délit dont les éléments ne sont pas définis par la loi ». Selon son corollaire direct, à savoir l’article 111-4 du même code : « La loi pénale est d’interprétation stricte. »
Les injures et diffamations à l’encontre des harkis portant sur un choix politique et non pas sur des origines religieuses ou ethniques, la loi de 1881 ne peut alors pas s’appliquer. C’est pourquoi le juge pénal n’est pas en mesure de suivre l’esprit que le législateur a donné à l’article 5 de la loi du 23 février 2005.
Dès lors, cet article étant vidé de toute sanction pénale, il nous revient aujourd’hui d’intervenir pour lui donner toute la portée qu’il mérite et rendre ainsi efficiente la protection voulue en 2005.
Par ailleurs, mes chers collègues, je dois remarquer que la présente proposition de loi reprend, hormis un détail d’importance, le dispositif de la loi de 1881 concernant l’action civile des associations.
Initialement, les associations avaient la possibilité de se porter partie civile uniquement avec l’accord de l’individu ayant subi l’injure ou la diffamation. Désormais, le principe est renversé au profit d’une constitution de partie civile des associations, sauf opposition expresse des victimes visées par l’infraction.
Ce renversement est justifié dans le rapport par la prise en compte des pressions susceptibles d’être exercées sur les victimes. Or il peut surprendre et amener des réserves. En effet, lors du procès pénal, c’est l’État qui poursuit le présumé criminel ou délinquant. Il peut donc paraître étonnant d’avoir à se préoccuper des parties civiles, alors même qu’elles ont déjà surmonté les pressions lors de leur dépôt de plainte.
Pour autant, ces hommes et ces femmes, ces familles qui ont chèrement payé leur engagement auprès de la France, qui sont souvent devenus Français au prix du sang, méritent une reconnaissance pleine et entière. La première forme de reconnaissance que nous leur devons est la protection dans ce qu’elle a de plus élémentaire. Ainsi, il incombe à la Haute Assemblée de remédier une bonne fois pour toutes aux lacunes de la loi de 2005 et d’achever le processus engagé en 1994.
Mes chers collègues, il s’agit là, pour une question de justice, d’aller dans le sens d’une amélioration de notre droit et de rendre à chacun ce qui lui revient.
Nous ne pourrons jamais rembourser le prix que les harkis ont dû acquitter pour leur engagement, et cela au même titre que l’ensemble des « morts pour la France », dont nous parlerons la semaine prochaine.
Aussi, mes chers collègues, au-delà des problèmes de droit qui peuvent nous être soumis en l’espèce, je tiens à remercier Raymond Couderc et le rapporteur, Sophie Joissains.
Tout comme l’ensemble des membres du groupe de l’Union centriste et républicaine, je voterai en faveur de cette proposition de loi. (Applaudissements sur les travées de l’UCR, de l’UMP, du RDSE et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. René Vandierendonck.
M. René Vandierendonck. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, quand le président Bouteflika a utilisé le terme de « collabos » pour désigner les harkis, dont plus de 1 000 familles vivent à Roubaix, lorsque le maire de Montpellier, de manière indigne, les a qualifiés de « sous-hommes », il est évident que les limites de la jurisprudence de la Cour de cassation ont, en quelque sorte, sauté aux yeux du maire de Roubaix que je suis.
Cher Raymond Couderc, je m’intéresse aux harkis depuis trente ans et je ne vous ferai pas le procès de ne vous préoccuper de leur sort qu’à l’approche de la campagne électorale, car je sais à quel point vous êtes présent dans ce combat depuis longtemps.
Je tiens à situer correctement le débat.
Comme cela a été démontré du point de vue juridique et de la plus belle manière par Mlle le rapporteur, il fallait incontestablement procéder à des ajustements et corriger la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. Le principe de la sanction existait mais était vidé de toute portée pratique.
Je salue en cet instant la qualité du débat qui s’est déroulé en commission des lois, sous la présidence de Jean-Pierre Sueur.
Les membres de mon groupe soutiennent la présente proposition de loi. Ils préconisent – c’est une idée que vous devez connaître, cher Raymond Couderc, vous qui défendez depuis longtemps les harkis – de laisser de côté les législations spécifiques lacunaires, hétérogènes, stratigraphiques, qui donnent aux harkis, à quelques mois de l’élection présidentielle, un « petit plus », un régime spécifique. Au contraire, il convient de les faire entrer de plain-pied, si je puis dire, dans le droit commun, comme avait commencé à faire la loi de 2005. Or le droit commun de la diffamation et de l’injure relève bien de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, si on laisse de côté les arguties juridiques.
Les membres de mon groupe ont voulu instituer, si j’ose dire, monsieur Sueur, une « fraternité d’armes » juridiques, permettant à nos concitoyens harkis de faire valoir leurs droits et aux associations, lorsqu’elles sont constituées conformément aux dispositions de ce texte, d’exercer les droits reconnus à la partie civile.
Pour ceux qui, jusqu’à présent, comme le précise le dernier ouvrage, au demeurant excellent, de notre collègue Esther Benbassa, ont comme seule identité la souffrance – et tel est le cas des harkis –, il faut oublier les clivages et faire ce pas décisif.
Monsieur le secrétaire d’État, 70 % des harkis séjournant à Roubaix ont transité par le camp de Rivesaltes, seule commune, à ma connaissance, qui ait pour projet de construire un musée mémorial retraçant une mémoire croisée de la guerre d’Algérie, à laquelle les harkis ont pris toute leur part, sur les deux rives de la Méditerranée.
L’article 3 de la loi de 2005 prévoit la création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie. Mais, sauf erreur de ma part, les décrets d’application ne sont pas encore parus.
Si l’on veut faire échapper la mémoire aux enjeux électoraux, il est absolument essentiel d’adopter des mesures importantes à l’occasion de l’examen de textes législatifs tels que celui qui nous est soumis ce jour, notamment de favoriser, de part et d’autre de la Méditerranée, une mémoire croisée sur la guerre d’Algérie et tous ceux qui y ont pris part. À bien des égards, c’est la clé de voûte de ce qui reste de cohésion nationale dans les quartiers où est menée une politique de la ville. Et tant que cette dimension de l’histoire ne sera pas restituée de manière croisée et non pas officielle, la cohésion nationale ne progressera pas.
Quoi qu’il en soit, mon groupe soutient sans réserve la présente proposition de loi et vous remercie, mademoiselle Joissains, d’avoir accepté d’intégrer dans le texte de la commission les amendements qui tendent à redonner à l’action contre la diffamation et l’injure publique toute leur place dans le droit commun. (Applaudissements sur les travées du groupe écologiste, de l’UCR, de l’UMP et du RDSE, ainsi qu’au banc de la commission.)
M. le président. La parole est à Mme Isabelle Pasquet.
Mme Isabelle Pasquet. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mes chers collègues, le problème particulièrement sensible et douloureux de la place et du rôle des harkis lors de la guerre d’Algérie fait de nouveau l’objet, comme d’autres sujets en cette période préélectorale, d’une opération politicienne.
À l’approche des élections présidentielle et législatives, mais aussi du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, quelques membres de la majorité présidentielle ont jugé opportun de rouvrir un débat sur cette question délicate. Avec la proposition de loi dont nous discutons ce matin, ceux-ci veulent manifestement reconquérir une partie de l’électorat déçue par le président-candidat.
En effet, quelle urgence, sinon une finalité électoraliste, imposerait d’examiner avant la prochaine suspension des travaux parlementaires un texte purement symbolique, déposé voilà un an pour amadouer des associations de défense de la communauté harkie qui considèrent que les promesses faites n’ont pas été tenues ?
Comme nous l’a exposé le rapporteur, Sophie Joissains, ce texte ne vise qu’à parachever un travail de reconnaissance morale qui n’a aucune incidence sur les revendications matérielles de cette communauté.
La proposition de loi de notre collègue Raymond Couderc est un affichage politique, qui se limite à combler une lacune de la loi du 23 février 2005, dont l’une des principales mesures était l’interdiction de la diffamation et de l’injure à l’égard des anciens harkis ou de leurs descendants. Cette loi revalorisait également l’allocation de reconnaissance versée aux harkis. Mais les sanctions pour diffamation et injure étaient renvoyées, sans autre précision, à l’état du droit en vigueur.
La Cour de cassation ayant jugé ce texte insuffisant pour permettre d’appliquer des peines, la proposition de loi qui nous est soumise permet de se référer directement aux peines déterminées par la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Elle permet aussi aux associations de poursuivre en justice, en leur octroyant les droits de la partie civile.
En renforçant juridiquement la protection de ces hommes et des associations qui les représentent, ces dispositions pourraient paraître justes, sembler logiques, anodines et sans grande portée. Toutefois, derrière cette apparence se cachent de graves ambiguïtés.
Dans le cas d’espèce, la qualification d’injure et de diffamation, à partir de l’utilisation de façon péjorative du terme « harki » à l’égard d’individus et de leurs associations, restera difficile à établir, notamment parce que les associations de défense des intérêts des anciens harkis sont maintenant essentiellement composées de leurs fils et de leurs petits-fils, qui n’ont donc pas eux-mêmes la qualité de harki.
En outre, la plupart de ces associations se sont laissé instrumentaliser par une droite et une extrême droite qui interprètent de manière souvent fallacieuse l’engagement, plus ou moins volontaire et conscient, de ces supplétifs de l’armée française durant la guerre d’Algérie. En effet, il faut lucidement reconnaître que la plupart d’entre eux, même si leur attachement à la France pouvait être réel, se sont engagés essentiellement pour survivre économiquement, par souci de sécurité, en se croyant à l’abri sous le drapeau français.
Dans un tel contexte, et au vu de ces considérations, on peut considérer que cette proposition de loi s’apparente à ces lois mémorielles qui interprètent la réalité des faits et imposent aux historiens de se conformer à une vérité officielle, alors même que le rôle et la place qu’ont tenus les harkis pendant la guerre en Algérie, mais aussi en métropole comme supplétifs de la police parisienne, sont encore loin d’avoir été établis de façon objective et dépassionnée.
La complexité et les antagonismes exacerbés de ce conflit expliquent en grande partie que, pour certains, le terme « harkis » puisse être devenu synonyme de « traîtres ». Avec une loi de ce type, des chercheurs qui estimeraient par exemple que ces Algériens engagés aux côtés de l’armée française ont trahi leur peuple qui se libérait de l’oppression coloniale ne risqueraient-ils pas d’être condamnés ? Est-il judicieux de raviver aujourd’hui, de cette façon, des souvenirs douloureux qui divisent aussi bien la population française, dont ils font partie, que les descendants, eux aussi français, de l’immigration algérienne ?
Grands oubliés de l’histoire, parias en France, collaborateurs de l’ennemi en Algérie, les harkis souffrent certes d’un manque de reconnaissance. Cependant, il est vraiment paradoxal et contradictoire que cette proposition de loi émane de la droite, qui prétend se faire le défenseur exclusif de leur honneur et de leur réputation. En effet, compte tenu de ses responsabilités dans les drames qu’ils ont vécus et de la situation déplorable dans laquelle ont longtemps été maintenus leurs descendants, cette prétention est usurpée.
Je rappelle que c’est le gouvernement en place en 1962, alors que le général de Gaulle était Président de la République, qui les a désarmés et laissés, avec leurs familles, se faire massacrer par les partisans du nouveau pouvoir algérien. Par la suite, ce sont aussi des gouvernements de droite qui ont relégué dans des camps, à l’écart de nos villes et de nos villages, comme pour les cacher à la population française, ceux d’entre eux qui avaient souhaité venir en métropole. Surtout, ce sont ces mêmes gouvernements qui, pendant vingt ans, ont d’abord refusé de satisfaire leurs légitimes revendications matérielles, en matière d’indemnités ou d’aides à l’emploi et au logement, puis de mettre fin aux discriminations de toutes sortes, notamment sociales et économiques, auxquelles ont été confrontés leurs enfants et petits-enfants.
Dans ce contexte, et compte tenu de la complexité de cette question, le groupe communiste républicain et citoyen, dans sa grande majorité, ne prendra pas part au vote sur cette proposition de loi. Nous ne sommes pas dupes des arrière-pensées qui motivent la décision de la droite de la soumettre aujourd’hui au Sénat.
Mme Éliane Assassi. Très bien !
M. le président. La parole est à M. Yvon Collin.
M. Yvon Collin. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, chère Sophie Joissains, mes chers collègues, l’examen de la proposition de loi tendant à modifier la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés s’inscrit dans un ordre du jour de notre assemblée particulièrement tourné vers le passé.
En effet, nous avons examiné hier la proposition de loi relative au suivi des conséquences environnementales des essais nucléaires français en Polynésie française, nous serons saisis lundi prochain de la proposition de loi – très sensible – visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi, avant de débattre le lendemain du projet de loi fixant au 11 novembre la commémoration de tous les morts pour la France.
Serait-ce – je ne le crois pas – la période préélectorale qui inspire tant d’attentions particulières ? Si chacun de ces textes aborde des problématiques bien différentes, force est de constater que trois d’entre eux ont une large dimension mémorielle.
En tant qu’élu de la Nation, je suis naturellement farouchement attaché aux devoirs de mémoire et de reconnaissance. Il convient en effet d’honorer comme il se doit la mémoire de tous ceux, combattants et victimes innocentes, qui ont payé le prix d’un conflit ou d’une guerre. Un État responsable doit réparer les conséquences des préjudices subis par des personnes ou leurs descendants.
Cependant, en tant que législateur, je ne souhaite pas – je le dis clairement – qu’il soit fait un usage immodéré des lois mémorielles ou de leur prolongement juridique. Prenons garde de ne pas entrer dans une marchandisation de l’histoire qui conduirait à l’effacement de l’histoire vivante et critique au profit d’une autre histoire figée et instrumentalisée par les pouvoirs publics.
Souvenons-nous, mes chers collègues, de l’indignation exprimée par d’éminents historiens, dans leur appel « Liberté pour l’Histoire », après l’adoption de la loi du 23 février 2005. Nous ne devons pas rester indifférents à leur souhait de voir cesser l’intrusion du législateur dans le champ historique, d’autant que ce principe de non-intrusion a également été préconisé – rappelons-le aussi – par la mission parlementaire conduite en 2008 par le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer.
Pour autant – je dois également le reconnaître –, comment ne pas apporter une réponse aux attentes de ceux qui nous occupent aujourd’hui, les harkis ? Comment ne pas vouloir réparer le drame vécu par ces derniers, qui, comme les rapatriés, ont dû fuir l’Algérie dans la précipitation et la peur, laissant derrière eux l’histoire d’une vie, des amis et un pays qui ne serait désormais plus vraiment le leur ? Comment ne pas aider ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants brutalement déracinés et dirigés vers une métropole qui n’était pas du tout préparée à les accueillir, si ce n’est de façon indigne, dans des camps ou des hameaux de forestage ?
Beaucoup de harkis ont encore, dans leur tête mais aussi dans leur chair, dans leur cœur, le souvenir de cette époque, qui fut très difficile aussi bien avant qu’après le cessez-le-feu du 19 mars 1962. C’est pourquoi les propos injurieux à l’encontre des harkis peuvent réveiller des blessures encore très vives. C’est intolérable au vu de tout ce qu’ils ont donné à la France.
La République a longtemps jeté un voile pudique sur ce qu’elle appelait encore, il y a si peu, « les événements d’Algérie ». Progressivement, notre pays a fait face à son histoire, à cette guerre coûteuse en vies et en ressentiments. C’est une nouvelle marche qu’il nous faut encore gravir aujourd’hui pour protéger les harkis. Les membres du RDSE, dans leur ensemble et dans leur diversité, sont prêts à favoriser cette avancée qu’est le prolongement de l’article 5 de la loi du 23 février 2005.
Mes chers collègues, je crois qu’il ne faut pas voir dans ce vote un acte de repentance. Il ne s’agit pas de s’excuser pour les vicissitudes de notre histoire nationale, il s’agit de faciliter la vie de ceux qui ont tout perdu en 1962. Ce n’est d’ailleurs pas une préoccupation nouvelle, puisque les harkis ont progressivement obtenu des aides matérielles avant de recevoir, par la loi du 23 février 2005, une reconnaissance morale.
Cependant, si, malgré des politiques d’aide à l’accueil et à l’intégration, les harkis éprouvent toujours un sentiment d’abandon à la suite d’une injure – on peut le comprendre –, ils doivent bénéficier des moyens juridiques de se défendre efficacement. Faut-il rappeler qu’il n’y a qu’une seule et unique catégorie de citoyens français ?
Comme l’a très justement et excellemment souligné notre collègue rapporteur, la jurisprudence a démontré les limites des dispositifs existants et, plus particulièrement, les faiblesses de l’article 5 de la loi du 23 février 2005. La proposition de loi vise à remédier à cette lacune, et un amendement a été déposé pour qu’elle concerne l’ensemble des formations supplétives de l’armée plutôt que les seuls harkis, ce qui me semble être une très bonne chose. Quelle que soit la rédaction qui sera finalement retenue, l’essentiel, me semble-t-il, est de sécuriser l’honneur de milliers de personnes dont le destin individuel s’est soudainement confondu avec le destin collectif de la France.
En cette année du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie, ce texte a également une portée symbolique. Il contribue au mouvement d’apaisement entre tous les acteurs d’une histoire certes mouvementée, mais désormais de plus en plus assumée. Je crois que c’est bien là l’essentiel. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe écologiste, de l’UCR et de l’UMP.)
M. le président. La parole est à Mme Marie-Thérèse Bruguière.
Mme Marie-Thérèse Bruguière. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, chère Sophie Joissains, mes chers collègues, le 5 décembre dernier, nous avons célébré la journée nationale d’hommage aux combattants morts pour la France en Afrique du Nord. Lors de cette journée, la France se souvient de ceux qui ont fait le sacrifice de leur vie. Il est de notre devoir de nous souvenir.
Nous devons toute notre reconnaissance à ceux qui, au sein des forces armées ou des forces de l’ordre, ont répondu à l’appel de la Nation. Ils méritent le respect, la gratitude et la solidarité de la Nation. C’est d’ailleurs le sens des engagements successifs que l’État a pris à leur égard, car, à travers leur engagement et leurs sacrifices, ils ont assumé leur devoir. Près de 25 000 d’entre eux ont payé de leur vie leur fidélité à notre pays.
Nous devons également avoir une pensée pour toutes les victimes civiles, de toutes origines et de toutes confessions, et pour toutes les familles endeuillées et meurtries par ces années de conflit.
Toutefois, nous ne pouvons nous contenter de rester dans le souvenir intellectuel, idéologique. Nous devons continuer à nous battre pour une meilleure et plus juste reconnaissance de leur courage. Il s’agit aujourd’hui d’une question d’honneur pour nous.
La reconnaissance morale des sacrifices consentis par les harkis est intervenue tardivement dans l’histoire de la mémoire collective. Néanmoins, en 1994, nous avons su, parlementaires de droite et de gauche, nous accorder pour que « la République française témoigne sa reconnaissance envers les rapatriés anciens membres des formations supplétives et assimilés ou victimes de la captivité en Algérie pour les sacrifices qu’ils ont consentis ».
Nous avons ensuite adopté la loi du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, qui a constitué une nouvelle étape dans cette reconnaissance.
Cette loi comportait deux volets principaux : d’une part, la revalorisation de l’allocation de reconnaissance dont les harkis bénéficient depuis le 1er janvier 2003, les titulaires de cette allocation pouvant par ailleurs opter pour le versement d’un capital en lieu et place de la poursuite du versement trimestriel de l’allocation ; d'autre part, l’interdiction de toute injure ou diffamation envers les harkis en raison de cette qualité, ainsi que de toute apologie des crimes commis envers cette communauté.
C’est bien à ce second volet que Raymond Couderc et nombre d’entre nous se réfèrent aujourd’hui.
Il ne s'agit pas d’une loi mémorielle de plus. Nous avons souhaité que la reconnaissance de la Nation se traduise sur le plan de la mémoire puis sur le plan matériel. Notre démarche actuelle est annexée aux précédentes.
En effet, aux termes de l’article 5 de la loi du 23 février 2005, sont interdites « toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki, d’ancien membre des formations supplétives ou assimilés » – l’injure vise une expression outrageante qui se distingue de la diffamation en ce qu’elle ne renferme l’imputation d’aucun fait précis – et « toute apologie des crimes commis contre les harkis et les membres des formations supplétives après les accords d’Évian ».
L’État est chargé d’assurer le respect de ces principes « dans le cadre des lois en vigueur ». Cependant, la loi du 23 février 2005 n’a pas assorti ces interdictions de sanctions pénales.
Comme l’a souligné notre rapporteur, Sophie Joissains, « cette lacune soulève aujourd’hui des difficultés que de récentes décisions de la Cour de cassation ont mises en lumière ». Je ne m’y attarde pas, vous invitant à vous reporter au formidable travail de notre collègue, sinon pour souligner que, du fait de cette lacune, les harkis ou leurs descendants ne peuvent porter plainte qu’en qualité de particulier, sur le fondement des dispositions de caractère général, dans la mesure où il a été porté atteinte à leur honneur et à leur considération.
C’est à cette situation, qui constitue une énième difficulté pour nos frères d’armes, que nous avons voulu remédier. Tel est l’objet de la proposition de loi que Raymond Couderc, nombre de mes collègues et moi-même vous soumettons.
Les dispositions de l’article 5 de la loi de 2005 interdisant toute injure ou diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki se trouvent privées de toute portée. L’intention du législateur ne se réalise dans aucune protection spéciale à l’égard des harkis et de l’ensemble des formations supplétives de l’armée.
Nous souhaitons donc réparer cette carence, en prévoyant que la diffamation envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki ou d’ancien membre des forces supplétives de l’armée soit punie. L’injure serait, quant à elle, également passible d’une peine, conformément aux dispositions de la loi de 1881 sur la liberté de la presse, le renvoi aux sanctions prévues par cette loi impliquant que l’infraction ait été commise dans les conditions fixées par la même loi.
Mais nous avons voulu aller plus loin. C’est pourquoi nous proposons de compléter le dispositif et d’autoriser toute association régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par son statut, de défendre les intérêts moraux et l’honneur des harkis ou des anciens membres des forces supplétives, d’exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne le délit de diffamation ou d’injure qui a causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit.
Nous souscrivons pleinement à la proposition du rapporteur de prendre en compte les pressions susceptibles de s’exercer sur les victimes, dans le but que l’action des associations de défense des intérêts des harkis puisse s’exercer, sauf opposition expresse des victimes visées par l’infraction.
Dans ce contexte, vous l’aurez compris, mes chers collègues, le groupe UMP, apparentés et rattachés, soutiendra cette initiative. Pour nous, parlementaires, il s’agit d’une question d’honneur : réparer les fautes qui ont été commises et qui le sont encore parfois à l’égard de ces hommes et de ces femmes qui ont servi la France.
Les harkis, dont la loyauté, la fidélité à la personne du chef, la discipline et le courage ont été exemplaires, étaient sur le front de tous les combats. Montrons à leurs enfants qu’ils étaient dans l’honneur et dans la vérité.
Nous le devons à notre pays, pour l’idée que la France se fait d’elle-même, pour l’idée de la France que nous avons. Nous le devons à ceux qui ont démontré leur attachement à la France. Comme l’écrivait Portalis, « les lois ne sont pas de purs actes de puissance ; ce sont des actes de sagesse, de justice et de raison ». (Applaudissements sur les travées de l’UMP. – M. le président de la commission et M. René Vandierendonck applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Pierre Charon.
M. Pierre Charon. Monsieur le président, monsieur le secrétaire d'État, mademoiselle le rapporteur, mes chers collègues, à la veille du cinquantième anniversaire des accords d’Évian, nous ne pouvons que nous réjouir de l’inscription de ce texte à l’ordre du jour des travaux de la Haute Assemblée.
Je commencerai par saluer le travail de mon collègue Raymond Couderc, auteur de cette proposition de loi tant attendue, ainsi que le rapport exceptionnel de Sophie Joissains, remis au nom de la commission des lois. (M. le président de la commission approuve.)
J’avais dix ans en 1961. Comme tous les petits garçons, je jouais à la guerre pendant que des hommes s’engageaient avec la France de l’autre côté de la Méditerranée.
J’avais dix ans quand d’autres enfants ont vu leur père enfiler l’uniforme de l’armée française et partir défendre un idéal, celui d’une Algérie nouvelle et fraternelle dans laquelle les communautés auraient pu vivre en paix. C’est cet idéal qui, de 1954 à 1962, amena quatre fois plus d’Algériens à combattre au sein de l’armée française plutôt que dans l’Armée de libération nationale, bras armé du FLN.
Comme le rappelait dans un entretien très émouvant Hélie de Saint-Marc, récemment honoré par la République, à Mostaganem, le FLN abattra à neuf reprises le porte-drapeau des anciens combattants musulmans. Neuf fois, un autre volontaire viendra prendre sa place. On sait que l’immense majorité de ces hommes à qui les plus hautes autorités de l’État avaient dit : « Venez à la France, elle ne vous trahira pas ! » resteront fidèles à la France jusqu’au bout, alors même que les signes d’un probable abandon devenaient chaque jour plus manifestes. Désarmés, puis abandonnés au FLN, des dizaines de milliers de ces hommes furent abattus dans une indifférence insupportable.
Il aura fallu cinquante ans pour panser cette plaie ouverte de la tragédie des harkis, victimes expiatoires de leur fidélité à la France, cinquante ans de souffrance, de silence et parfois d’insultes qui trouvent aujourd’hui enfin un cadre juridique apaisé et légitime.
Je tiens à rendre hommage à tous ceux qui ont tracé ce chemin de réconciliation avec notre histoire, je dirais même de réconciliation avec nous-mêmes. Je pense ainsi à notre collègue Hubert Falco qui, lorsqu’il était secrétaire d'État à la défense et aux anciens combattants, a accompagné l’audacieuse création de la Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de la Tunisie, installée depuis un peu plus d’un an dans l’hôtel des Invalides, à Paris.
La France avait le devoir de rendre leur fierté aux harkis et à leurs descendants. Elle trouve enfin l’occasion de réhabiliter leur engagement et de rendre justice à leur fidélité avec une loi précise qui ne laissera plus de place à l’outrage ou à l’injure.
Mes chers collègues, je n’utiliserai pas cette tribune pour revenir sur les lacunes du passé ou pour les juger. En tant que parlementaire, il m’importe de voter un texte qui, enfin, ne permet plus que ceux qui ont combattu pour la France soient qualifiés de « sous-hommes » impunément.
En tant que membre de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, je suis heureux que notre législation soit modifiée, afin que les fils et les filles de nos anciens combattants soient assurés de notre reconnaissance et de notre protection.
C’est donc avec émotion que je voterai ce texte, qui honore notre assemblée et qui apaise la déchirure. (Applaudissements sur les travées de l’UMP. – M. le président de la commission applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le secrétaire d'État.
M. Marc Laffineur, secrétaire d'État. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie tout d’abord d’avoir permis que ce débat ait lieu. Je vais tenter de répondre aux questions, souvent légitimes, que vous vous posez, les uns et les autres.
Je tiens à vous rassurer : en aucun cas ce texte n’est une loi mémorielle. Simplement, nous ne pouvons tolérer que des injures soient proférées, quels que soient ceux qu'elles visent, sans que des sanctions soient prévues et appliquées à leurs auteurs ; cela me paraît tout à fait normal. Dans la mesure où la jurisprudence a montré que la loi précédente ne permettait pas qu’il en soit ainsi, il était tout à fait naturel d’y remédier. Par conséquent, l'argument de la loi mémorielle que d’aucuns ont avancé ne tient pas.
Je dois l’avouer, mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai été choqué par les propos qu’a tenus l'une d'entre vous : affirmer que les harkis se sont engagés dans les forces françaises de façon inconsciente confine à l'injure.
Il n'est qu'à se pencher sur l'histoire malheureuse, douloureuse, de l'Algérie !
Pendant la guerre de 1914-1918, des dizaines et des dizaines de milliers d'Algériens sont venus se battre à nos côtés, sur notre territoire, pour nous aider à nous libérer.
Mme Éliane Assassi. Ne comparez pas 14-18 et la guerre d'Algérie !
M. Marc Laffineur, secrétaire d'État. De même, entre 1939 et 1944, 340 000 Algériens ont intégré l'armée d'Afrique, puis la 2e DB. Leclerc, parti de N'Djamena est arrivé en Algérie où il a obtenu non pas l’embrigadement mais l’engagement tout à fait volontaire de centaines de milliers de Nord-Africains, tant musulmans qu’européens, pour venir libérer notre territoire. Le débarquement de Provence en témoigne. Certains sont même allés jusqu'à Berlin, d'autres jusqu’à Berchtesgaden.
Beaucoup d'entre eux étaient déjà dans l’armée française et sont restés fidèles à leur premier engagement, mesdames, messieurs les sénateurs. Nous leur devons une reconnaissance infinie.
Nous ne pouvons pas oublier cette réalité-là. Bien sûr, avec l’Homme, rien n’est jamais simple, rien n'est jamais noir ou blanc. Bien sûr, il faut faire le départ entre la contrainte et la fidélité. Mais nous devons le respect à tous ceux, hommes et femmes, qui, quel que soit leur âge, ont fait le choix de la France, ont fait le choix de l'armée française et ont tenu à honorer un engagement qu’ils avaient pris parfois dans la fleur de la jeunesse, quand ils n’avaient encore que dix-huit ou vingt ans.
Je tiens aussi à dire ici que jamais, depuis cinq ans, il n’a été fait autant pour eux, qu'il s'agisse des bourses ou des emplois réservés.
Pour ma part, j’éprouve un profond respect pour l'engagement qui fut le leur. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et sur certaines travées de l’UCR. – M. le président de la commission applaudit également.)
M. le président. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte élaboré par la commission.
Article unique
Après l’article 5 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, il est inséré un article 5-1 ainsi rédigé :
« Art. 5-1. – I. – La diffamation commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki ou d’ancien membre des formations supplétives ayant servi en Algérie est punie de la peine prévue par le deuxième alinéa de l’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
« L’injure commise envers une personne ou un groupe de personnes en raison de leur qualité vraie ou supposée de harki ou d’ancien membre des formations supplétives ayant servi en Algérie est punie de la peine prévue par le troisième alinéa de l’article 33 de la loi précitée.
« II. – Toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, se proposant, par ses statuts, de défendre les intérêts moraux et l’honneur des harkis ou des anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les délits de diffamation ou d’injure qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit.
« Toutefois, quand l’infraction aura été commise envers des personnes considérées individuellement, l’association ne sera recevable dans son action que si ces personnes ne s’y sont pas formellement opposées. »
M. le président. L'amendement n° 1 rectifié bis, présenté par M. Couderc et les membres du groupe Union pour un Mouvement Populaire, est ainsi libellé :
Rédiger ainsi cet article :
I. - Pour l’application de l’article 30 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, les formations supplétives sont considérées comme faisant partie des forces armées.
II. - Toute association, régulièrement déclarée depuis au moins cinq ans à la date des faits, qui se propose par ses statuts de défendre les intérêts moraux et l’honneur de personnes ou de groupes de personnes faisant ou ayant fait partie de formations supplétives de l’armée, peut exercer les droits reconnus à la partie civile en ce qui concerne les délits de diffamation ou d’injure prévus par la loi précitée qui ont causé un préjudice direct ou indirect à la mission qu’elle remplit.
En cas de diffamation ou d’injure prévues par l’article 30 et le premier alinéa de l’article 33 de la même loi, les dispositions du 1° de l’article 48 de cette loi ne sont pas applicables.
En cas de diffamation ou d’injure commises envers des personnes considérées individuellement, l’association ne sera recevable dans son action que si elle justifie avoir reçu l’accord de ces personnes ou de leurs ayants droit.
La parole est à M. Raymond Couderc.
M. Raymond Couderc. Mes chers collègues, c’est parce que j’ai pris acte des réactions que ma proposition de loi avait suscitées parmi les membres des associations de personnes ayant appartenu aux formations supplétives de l’armée française que j’ai décidé de vous présenter cet amendement tendant à améliorer la rédaction de l’article unique.
En effet, si la diffamation ou l’injure envers les formations supplétives méritent d’être pénalement sanctionnées, c’est en raison du fait que ces personnes ont combattu ou se sont engagées pour la France et doivent, à ce titre, être assimilées aux forces armées, comme cela a été fait pour les résistants de la Seconde Guerre mondiale par l’article 28 de la loi du 5 janvier 1951.
Cet amendement vise donc à compléter l’article 30 de la loi sur la liberté de la presse, qui réprime notamment la diffamation contre les armées, pour y insérer un alinéa assimilant aux forces armées, outre les résistants, les personnes qui se sont engagées en faveur de la France lors d’un conflit armé, notamment au sein des formations supplétives de l’armée. Cette disposition concerne donc les anciens membres des formations supplétives ayant servi en Algérie.
Les injures envers les formations supplétives seront également réprimées par l’article 33, alinéa 1, qui renvoie à l’article 30 de la loi de 1881.
Cette solution paraît préférable à celle qui avait été envisagée dans la proposition de loi initiale, à savoir la création d’incriminations totalement spécifiques et inspirées par les délits de diffamation ou d’injure en raison de la religion, de la race, de l’origine ou du sexe de la victime. On ne peut en effet comparer ces dispositions, justifiées par la prohibition des discriminations liées à l’état ou la religion des personnes, avec la nécessité de protéger une communauté en raison du choix qu’elle a fait de soutenir et de défendre la France.
La possibilité pour les associations, notamment les associations de harkis, de se constituer partie civile doit être également prévue dans la loi sur la liberté de la presse, à l’article 48-3 relatif aux associations d’anciens combattants, qui est complété à cette fin. (Applaudissements sur les travées de l’UMP.)
M. le président. Le sous-amendement n° 2, présenté par Mlle Joissains, au nom de la commission, est ainsi libellé :
Amendement n° 1 rectifié bis
1° Alinéa 1
Remplacer cet alinéa par deux alinéas ainsi rédigés :
Alinéas 2 à 5
Rédiger ainsi ces alinéas :
2° Alinéa 2
Au début, insérer la référence :
« Art. 5-1. –
La parole est à Mlle le rapporteur, pour présenter ce sous-amendement et pour donner l'avis de la commission sur l'amendement n° 1 rectifié bis.
Mlle Sophie Joissains, rapporteur. Ce sous-amendement vise uniquement à rattacher, comme le prévoyait le texte initial de la proposition de loi, l'article unique à la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés, sous la forme d'un nouvel article 5-1.
Il va de soi que la commission est tout à fait favorable à l'amendement n° 1 rectifié bis, je crois m’en être suffisamment expliquée au cours de la discussion générale.
Il est en effet très important que notre droit ne comporte pas d'incrimination spécifique. En outre, l’assimilation aux forces armées est un honneur et, très certainement, une forme supérieure de reconnaissance.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Marc Laffineur, secrétaire d'État. Le Gouvernement est bien sûr favorable au sous-amendement. Il s’agit de faire en sorte que les harkis, comme c’est le cas pour tous les Français, ne puissent plus être impunément injuriés.
M. le président. Mes chers collègues, je vous rappelle que le vote sur l’amendement tendant à rédiger l’article unique de la proposition de loi vaudra vote sur l’ensemble.
La parole à M. Alain Néri, pour explication de vote.
M. Alain Néri. Le groupe socialiste votera cette proposition de loi, qui va dans le sens du respect et de la dignité de tous.
Ce débat est l’occasion pour nous de saluer l’engagement de ceux qui avaient placé leur confiance en la France.
M. le secrétaire d’État a rappelé, à juste raison, le rôle des Algériens dans l’armée française pour libérer notre sol lors de la Seconde Guerre mondiale. Ils ont en effet répondu massivement à l’appel de Brazzaville du général de Gaulle tendant à la mobilisation de ce que l’on appelait alors l’Empire, afin que toutes les forces s’unissent pour libérer le territoire métropolitain du joug de l’occupant et de l’État français, lequel s’était substitué à la République.
Par leur action, les Algériens engagés dans l’armée française ont ainsi permis le rétablissement de la République. À ce titre, nous leur devons respect, mémoire et force remerciements.
Le drame algérien a provoqué de terribles cas de conscience au sein de cette population. Certains ont fait le choix de s’engager dans les maquis, d’autres ont choisi de garder leur confiance dans la France.
Et ces harkis, lorsqu’ils sont aujourd’hui victimes d’injures, de discriminations, subissent en réalité une double peine, car, pour un grand nombre d’entre eux, ils ont été abandonnés sur le territoire algérien, après avoir été désarmés, au lendemain des accords d’Évian, sans que la France se préoccupe autrement de leur sort.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. La métropole a aussi très mal accueilli ceux qui ont pu partir.
M. Alain Néri. Leur engagement, la confiance qu’ils plaçaient dans la France, ils les ont payés d’un lourd tribut.
Sans vouloir polémiquer, je souhaite cependant rappeler que la France n’a peut-être pas tenu tous ses engagements à leur égard. Aussi qu’un certain nombre de textes juridiques améliorent aujourd’hui leur situation me paraît-il tout à fait justifié. Mais cela a pris bien du temps…
Je me souviens d’avoir visité, en 1975 encore, soit plus de dix ans après la fin de la guerre d’Algérie, près d’Istres, des camps où les enfants de harkis ne bénéficiaient toujours pas de bonnes conditions d’accueil, de scolarisation ou de prise en charge sanitaire. (Exclamations sur les travées du groupe CRC.)
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. C’est à cause de la droite !
M. Alain Néri. Il nous faut tous faire amende honorable !
Aujourd’hui, par notre vote, nous avons l’occasion de rendre leur dignité à ces femmes et à ces hommes qui ont cru en la France. Qu’ils en soient remerciés !
M. le président. Je mets aux voix, modifié, l'amendement n° 1 rectifié bis.
(L'amendement est adopté.)
M. le président. En conséquence, l’article unique est ainsi rédigé et la proposition de loi est adoptée.
5
Nomination de membres d'une délégation
M. le président. Je vous rappelle que le groupe UMP a présenté la candidature de Mmes Marie-Annick Duchêne et Esther Sittler pour remplacer Mmes Marie-Hélène Des Esgaulx et Christiane Hummel, démissionnaires, au sein de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
La présidence n’a reçu aucune opposition.
En conséquence, ces candidatures sont ratifiées et je proclame Mmes Marie-Annick Duchêne et Esther Sittler membres de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Mes chers collègues, l'ordre du jour de ce matin étant épuisé, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à quinze heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix heures cinquante, est reprise à quinze heures, sous la présidence de Mme Bariza Khiari.)
PRÉSIDENCE DE Mme Bariza Khiari
vice-présidente
Mme la présidente. La séance est reprise.
6
Délit de mise en danger délibérée de la personne d'autrui
Renvoi à la commission d’une proposition de loi
Mme la présidente. L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi relative à la délinquance d’imprudence et à une modification des dispositions de l’article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d’autrui » (proposition n° 223 [2010-2011], rapport n° 246).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean-René Lecerf, auteur de la proposition de loi.
M. Jean-René Lecerf, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, cette proposition de loi relative à la délinquance d’imprudence et à une modification des dispositions de l'article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d’autrui » présente un caractère un peu particulier, dans la mesure où l’initiative en revient, presque exclusivement, à l’un de nos anciens collègues, M. Pierre Fauchon, qui a quitté voilà quelques mois la Haute Assemblée pour le Conseil supérieur de la magistrature. J’ai eu la chance et le privilège de travailler à ses côtés, de profiter à de multiples reprises de ses compétences et de sa culture hors du commun, ainsi que de ses conseils. La commission des lois du Sénat a été durablement marquée par les discussions aussi constructives qu’approfondies, voire les joutes oratoires, qui l’opposaient parfois dans un climat de courtoisie, et même de complicité, à un autre de nos anciens collègues qui nous manque aujourd'hui tout autant, M. Robert Badinter.
Il va de soi que lorsque Pierre Fauchon me proposa de cosigner, avec François Zocchetto, la présente proposition de loi, j’en fus particulièrement honoré. Je sais bien que, de manière terriblement réductrice, et donc assez injuste, les lois qui portent son nom retiennent d’abord l’attention des élus locaux, notamment des maires.
Mme Sylvie Goy-Chavent. C’est vrai !
M. Jean-René Lecerf. Toutefois, dans la mesure où ces lois – loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pénale pour des faits d’imprudence ou de négligence et loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser les délits non intentionnels – sont largement à l’origine de la proposition de loi qui nous occupe aujourd'hui, le mieux que je puisse faire n’est-il pas de donner la parole à notre ancien collègue, en citant quelques extraits de l’un de ses ouvrages, intitulé Le vert et le rouge, dont un chapitre est consacré à ces questions ?
M. Jean-René Lecerf. « La conjoncture faisait apparaître à la faveur de cas, sans doute peu nombreux mais très "emblématiques", la mise en cause de la responsabilité pénale de "décideurs publics", le plus souvent des maires, à l’occasion d’accidents dont on pouvait dire qu’ils eussent été évités si ces personnes, dans le cadre de leur responsabilité, avaient prévu les conséquences dommageables de telle ou telle situation et avaient en conséquence pris les mesures propres à y remédier ! Un jeune cycliste n’aurait pas fait une chute mortelle sur les falaises de l’île d’Ouessant si le danger de celles-ci avait été convenablement signalé, des enseignants n’auraient pas organisé une promenade scolaire dans le lit d’une petite rivière comme le Drac s’ils avaient prévu le caractère dangereux du site eu égard à l’existence en amont d’une importante retenue d’eau, etc.
« La relative rareté des condamnations alors prononcées pour homicide ou blessures par imprudence n’empêchait pas les professions concernées de les ressentir, compte tenu du caractère moral de toute condamnation pénale, comme injustes parce que procédant d’une vision totalement théorique, voire même artificielle, de leurs activités. Ces activités étaient multiples : maires, détenteurs de pouvoirs exécutifs départementaux ou régionaux, préfets, enseignants, chefs d’entreprise, médecins, organisateurs d’activités sportives à la mer ou à la montagne. Ces personnes sont, par définition, parfaitement conscientes de leurs responsabilités, attentives à éviter tout risque, personnellement affectées par des accidents dont les victimes ont avec eux un lien de garde, de tutelle ou de dépendance. Il n’était dès lors ni nécessaire ni juste de les qualifier de "coupables" dans des circonstances où le hasard joue en fait le plus grand rôle sans qu’il soit concrètement possible de prévoir où, quand, comment et qui il frappera. Le souci de courir le moins de risques possible décourageait l’initiative. Le "principe de précaution" n’est pas toujours aussi bienfaisant qu’on le voudrait. C’est ainsi qu’on a vu disparaître les installations de jeu dans bien des cours de récréation. […]
« La question ainsi posée par quelques affaires très médiatisées comme l’accident du Drac ou celui des thermes de Barbotan ne faisait que mettre en lumière le problème, oublié depuis près d’un siècle, de la distinction qu’il convient de faire entre la responsabilité civile générée par la moindre imprudence et la question de savoir si la moindre imprudence, ce que l’on a pu appeler une "poussière" de faute, peut être qualifiée de délit pénal et conduire en conséquence son auteur, si ténu, si théorique que soit le lien entre sa conduite et le dommage subi par un tiers, sur le "banc de la correctionnelle" aux côtés de délinquants volontaires poursuivis pour une culpabilité d’une tout autre gravité et, comme eux, en quelque sorte déshonoré. […]
« Il nous apparut que la première mesure à prendre devait tendre à ce que les circonstances particulières dans lesquelles l’auteur du dommage avait agi soient prises en compte, autrement dit, en termes juridiques classiques, que l’appréciation théorique, in abstracto des faits devait faire place à une appréciation réaliste, in concreto. […] Ce fut la loi du 13 mai 1996.
« Ce texte fut accueilli avec un certain scepticisme. Il ne comportait pas l’effet d’affichage qui, seul, intéresse la presse et donc le public. […] J’étais resté convaincu […] de l’urgence de mettre fin à la confusion des fautes civiles et pénales en édictant une définition de la seconde qui la distinguât incontestablement de la première.
« Cette définition ne pouvait être que dans une qualification de la faute d’imprudence la situant à un niveau de gravité supérieur à celui de la faute civile, étant dans la nature des choses que le délit d’imprudence constituant une dérogation au principe général de l’intentionnalité des délits ne puisse être relevé qu’à partir d’un certain degré de gravité. […]
« Un danger apparut immédiatement : celui d’exonérer de leur responsabilité pénale un très grand nombre de responsables d’accidents de la circulation […].
« C’est alors que Jean-Dominique Nuttens, administrateur de la commission des lois – j’ai plaisir à citer un de nos collaborateurs –, qui a joué un rôle très précieux dans tout ce processus, suggéra, pour écarter ces types d’accidents, de prévoir que la nouvelle définition du délit d’imprudence ne s’applique que dans les cas où la relation de causalité entre "l’imprudence" et le dommage est indirecte.
« Dans le même temps, une autre distinction, de moindre portée, parut convenable, celle entre la responsabilité pénale des personnes morales, dont le principe était posé depuis le nouveau code, et celle des personnes physiques. Autant il paraissait possible pour ces dernières de graduer le degré de gravité, autant cette appréciation était difficile pour les personnes morales compte tenu du caractère diffus et en quelque sorte insaisissable de cette responsabilité. D’autre part, les inconvénients "moraux" de la délinquance involontaire d’une personne physique ne se retrouvaient pas pour une personne morale qui n’est qu’une fiction insensible, par nature. Il paraissait donc préférable que la loi nouvelle ne bénéficie qu’aux personnes physiques. »
Par cette citation inhabituellement longue, je souhaitais associer Pierre Fauchon à ce débat : voilà qui est fait !
Cela étant, au regard des lois Fauchon, la présente proposition de loi peut sembler paradoxale.
M. Jean-René Lecerf. Alors qu’hier il s’agissait d’éviter qu’un dommage entraîne systématiquement une condamnation, il est aujourd'hui question d’élargir la pénalisation d’attitudes, de comportements non intentionnels en l’absence de tout dommage. Pour autant, est-ce là se comporter en pompier pyromane, en introduisant, après l’avoir combattu, le principe de précaution dans le code pénal ? Je ne le pense pas.
Cette proposition de loi tend à moraliser la délinquance d’imprudence et à permettre que, dans de nombreuses hypothèses – affaire du sang contaminé, drame de l’amiante, risques industriels –, justice puisse être plus largement rendue.
Aux termes de l’exposé des motifs de la proposition de loi, l'ensemble du système mis en place « revient à ne prendre en compte que les imprudences ayant effectivement causé un dommage et, les sanctions prévues étant fonction de l’importance de ce dommage, ce système tend à apprécier le caractère fautif d’une imprudence et la gravité de cette faute en fonction de ses conséquences, d’où il suit que des imprudences de faible gravité peuvent conduire à des condamnations sévères parce que l’enchaînement, en lui-même fortuit, des circonstances aura fait que ces imprudences ont causé de très graves dommages, tandis que d’autres, beaucoup plus graves, ne donnent lieu à aucune condamnation pour la simple raison qu’elles n’ont causé de manière certaine aucun dommage ».
La proposition de loi vise donc à apprécier le caractère délictueux ou non d’une imprudence en fonction des éléments qui la caractérisent plutôt que du caractère effectif de ses conséquences. Pourraient ainsi être prises en compte tant des imprudences n’ayant pas, ou pas encore, provoqué des dommages que des imprudences n’ayant pas de lien de causalité certain avec un dommage effectif.
Je laisserai, mes chers collègues, notre excellent rapporteur détailler les modalités selon lesquelles cette proposition de loi vise à faire évoluer les fondements de la responsabilité pénale en matière de délinquance non intentionnelle, tant par l’extension de la possibilité actuelle de mise en jeu du risque causé à autrui que par une nouvelle hypothèse d’application du délit de risque causé à autrui.
Je suis conscient que l’ambition de la réforme proposée justifie un approfondissement de la réflexion, mais je suis convaincu que nous ne pourrons pas très longtemps encore éluder les questions que soulève la proposition de loi de M. Pierre Fauchon. (Applaudissements sur les travées de l’UMP et de l’UCR. – M. René Vandierendonck applaudit également.)
Mme Sylvie Goy-Chavent. Très bien !
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. François Zocchetto, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, cette proposition de loi part d’un constat que l’actualité ne cesse d’illustrer : il arrive en effet assez souvent que des fautes d’imprudence très graves ne donnent lieu à aucune condamnation, soit qu’elles n’aient entraîné aucun dommage, soit que le lien de causalité entre le comportement fautif et le dommage n’ait pu être établi.
Le texte que nous examinons aujourd'hui est le fruit d’une réflexion approfondie menée par notre ancien collègue Pierre Fauchon, dans le cadre notamment d’un colloque organisé en octobre 2010 sous les auspices du Sénat et de la Cour de cassation. Il vise à assurer une répression plus effective de la mise en danger délibérée d’autrui, même lorsque la faute n’a pas eu d’effet dommageable, et tend à élargir, à cette fin, le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux « risques causés à la personne d’autrui ».
Alors que la répression est aujourd’hui encore largement fondée sur l’existence du dommage, la logique suivie ici est de prendre davantage en considération la gravité de la faute commise.
Parce qu’elle implique une inflexion significative de notre droit pénal, la commission des lois a souhaité que la proposition de Pierre Fauchon fasse l’objet d’analyses complémentaires, afin notamment de mieux en mesurer les conséquences s’agissant du champ des comportements susceptibles d’être incriminés à ce titre.
Pour mieux apprécier la portée du texte, il me paraît indispensable de présenter, dans la matière complexe des délits non intentionnels, l’état de notre droit.
Je commencerai par rappeler le principe fondamental posé par le premier alinéa de l’article 121-3 du code pénal : « Il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre. »
Ce principe selon lequel les crimes et les délits sont toujours des infractions intentionnelles est néanmoins assorti d’une double exception : en cas d’imprudence ou de négligence, d’une part, en cas de mise en danger délibérée d’autrui, d’autre part.
La faute d’imprudence ou de négligence n’est constituée qu’en cas de survenance d’un dommage. Encore faut-il alors que la loi ait institué cette faute en délit. Sont ainsi pénalement sanctionnées, notamment, les atteintes involontaires à la vie ou les atteintes involontaires à l’intégrité de la personne.
Par ailleurs, la mesure de la répression de la faute d’imprudence ou de négligence est fonction non de la gravité de la faute elle-même, mais de la gravité du dommage. En outre, si le comportement de la personne n’a été que la cause indirecte du dommage, la faute simple ne suffit pas pour engager sa responsabilité pénale.
En vertu de la loi si importante du 10 juillet 2000, dont c’est le principal apport, le délit non intentionnel n’est alors constitué que si l’une ou l’autre des fautes suivantes a été commise : la violation de façon manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement ; la commission d’une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité, que son auteur ne pouvait ignorer.
S’agissant de la mise en danger délibérée de la personne d’autrui, elle constitue une circonstance aggravante de l’infraction non intentionnelle si elle a provoqué un dommage.
La mise en danger délibérée de la personne d’autrui peut aussi constituer un délit même lorsqu’elle n’a pas causé de dommage, en vertu de l’article 223-1 du code pénal, introduit à l’issue de la réforme du code pénal de 1993. Il s’agit de la seule infraction non intentionnelle de notre droit pénal punie d’une peine d’emprisonnement en l’absence de tout résultat. Le législateur a souhaité, à l’époque, que « chacun sache qu’il peut être condamné, même s’il n’a pas fait de victime, simplement parce qu’il en a pris délibérément le risque ». L’article 223-1 du code pénal punit d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité ».
Le délit de « risques causés à autrui » est constitué si les trois conditions suivantes sont réunies : existence préalable d’une obligation particulière de sécurité imposée par la loi ou le règlement ; volonté manifeste de violer cette obligation ; exposition directe d’autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente.
Je voudrais insister sur la dernière de ces conditions.
Le délit de mise en danger d’autrui n’est constitué que si le manquement défini à l’article 223-1 du code pénal a été la cause directe et immédiate du risque auquel a été exposé autrui. Cette exigence a conduit la Cour de cassation à interpréter de manière très restrictive ledit article. Un exemple très frappant nous en est donné par une décision de la Cour de cassation censurant un arrêt d’une cour d’appel qui avait condamné pour risques causés à autrui une personne ayant circulé, en dépit des interdictions municipales, à bord d’un motoneige dépourvu de tout moyen de signalisation lumineux sur une piste de ski fréquentée par des débutants. Selon la Cour de cassation, les juges du fond auraient dû faire état des « circonstances de fait tirées de la configuration des lieux, de la manière de conduire du prévenu, de la vitesse de l’engin, de l’encombrement des pistes, des évolutions des skieurs ou de toute autre particularité caractérisant le risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente ». Tel est l’état du droit et de la jurisprudence.
Les auteurs de la proposition de loi relèvent que la « survenance et la gravité du dommage procèdent de circonstances le plus souvent indépendantes du fait même de l’imprudence, alors que les éléments constitutifs de la mise en danger constituent à proprement parler la justification de la poursuite pénale ». En conséquence, ils considèrent que la notion de risques causés à autrui peut être « une réponse adéquate aux problèmes posés par les hypothèses dans lesquelles on se trouve en présence d’une imprudence caractérisée ».
Ainsi, la proposition de loi tend à assouplir le texte actuel de l’article 223-1 du code pénal à deux titres.
D’une part, elle vise à substituer, dans la définition actuelle du délit, la notion de « règlements » au pluriel à celle de « règlement » au singulier. La mention des « règlements » a pour objet d’élargir la notion au-delà de son acception constitutionnelle et administrative : pourraient ainsi être pris en compte les règles professionnelles ou déontologiques – en particulier celles qui s’imposent aux médecins –, ainsi que les règlements d’entreprise.
En tant que rapporteur, je le dis clairement, cette extension soulève la question du caractère opposable des dispositions dont la violation pourrait être invoquée. En effet, si les textes législatifs et réglementaires font l’objet d’une publication officielle et sont donc très clairement opposables, tel n’est pas nécessairement le cas de mesures émanant d’organes privés. Il y aurait donc un risque flagrant d’insécurité juridique à adopter cette disposition ; c’est la raison pour laquelle j’estime qu’il n’est pas possible de faire référence aux « règlements » et qu’il convient de maintenir le singulier.
D’autre part, la proposition de loi prévoit que le risque causé à autrui pourra être constitué non seulement par « la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou les règlements », mais aussi par « la commission d’une faute d’imprudence grave et qui expose autrui à un risque d’une particulière gravité que l’auteur de cette faute ne pouvait ignorer ». J’indique que si le Sénat choisissait de modifier la rédaction de l’article 223-1 du code pénal, il conviendrait plutôt de viser « une faute d’une particulière gravité dont l’auteur ne pouvait ignorer les conséquences ». Quoi qu’il en soit, le champ d’application de cet article s’en trouverait nécessairement très élargi. M. Lecerf l’a dit tout à l’heure, seraient notamment concernés les élus locaux, bien entendu, mais aussi les fonctionnaires, en particulier les préfets, les enseignants organisant des sorties scolaires, les médecins et l’ensemble des personnels de santé, les responsables d’entreprise ou d’association…
Au sein de la commission des lois, qui travaille depuis des années sur cette matière complexe, un avis presque unanime sur cette proposition de loi s’est rapidement dégagé. Les deux interrogations suivantes ont orienté sa réflexion.
Tout d’abord, la prise en compte des fautes d’imprudence grave, outre la violation manifestement délibérée d’une obligation prévue par la loi ou le règlement, multipliera-t-elle les occasions de mettre en jeu la responsabilité pénale en matière de délits non intentionnels ? Nous pressentons qu’il y aura une multiplication des enquêtes, qu’elles soient menées par le parquet ou par le juge d’instruction dans le cadre d’une information. Je n’affirme pas que cela débouchera nécessairement sur une multiplication des condamnations, mais la commission des lois souhaite disposer d’un délai supplémentaire pour approfondir sa réflexion, notamment en prolongeant le dialogue déjà engagé avec les magistrats, les représentants de la profession d’avocat, les professeurs de droit et, plus largement, toutes les personnes susceptibles d’être concernées.
Par ailleurs, l’ensemble des membres de la commission des lois ont estimé que, grâce aux apports de la loi du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pour des faits d’imprudence ou de négligence et de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser les délits non intentionnels, à laquelle le Sénat, en tant que représentant des collectivités territoriales, attache beaucoup d’importance, le dispositif concernant les délits non intentionnels est aujourd’hui équilibré. Ils ont souhaité saluer le rôle éminent joué par M. Pierre Fauchon dans ces interventions successives du législateur.
Certains de nos collègues se sont d’ailleurs demandé si cette proposition de loi n’allait pas à rebours des lois du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000. Pour ma part, je ne le crois pas, car ces initiatives législatives ne portent pas vraiment sur le même domaine d’application.
En effet, ces deux lois visent l’hypothèse dans laquelle un lien de causalité, fût-il indirect, peut être établi entre la faute et le dommage. La présente proposition de loi, en revanche, vise les hypothèses dans lesquelles un tel lien ne peut être établi, ou encore les cas où la faute n’a pas entraîné de dommage.
La commission des lois considère qu’une autre question mérite réflexion : celle de la responsabilité en cas de catastrophe sanitaire ou industrielle. Les relaxes prononcées dans l’affaire dite du sang contaminé avaient été difficilement admises par l’opinion publique, qui a estimé que la justice n’avait pas été rendue. Je pourrais également évoquer l’affaire de l’amiante ou celle des implants mammaires, qui suscite aujourd’hui parmi les juristes de nombreuses interrogations : un lien de causalité pourra-t-il être établi entre la faute et le dommage ? Y a-t-il eu, en l’espèce, violation manifestement délibérée d’une obligation imposée par la loi ou le règlement ?
La commission des lois a fait observer qu’il s’agissait de trouver une réponse juridique plus adaptée aux catastrophes sanitaires ou industrielles, pour lesquelles il n’est pas toujours possible d’établir un lien de causalité entre la faute et le dommage. Elle a également relevé que les pénalités actuellement prévues à l’article 223-1 du code pénal, d’ailleurs conservées dans la proposition de loi, à savoir un an d’emprisonnement – dans les faits, cette peine est presque systématiquement assortie du sursis – et 15 000 euros d’amende, ne semblent nullement adéquates. De telles sanctions sont sans aucune commune mesure avec le trouble causé tant aux victimes qu’à l’opinion publique.
La proposition de loi est néanmoins nourrie par une réflexion juridique ambitieuse, que nous jugeons utile de poursuivre. Je forme le vœu que notre débat de ce jour soit une étape de plus dans cette réflexion. Voilà maintenant onze ans que la loi du 10 juillet 2000 est entrée en vigueur : il convient de faire le point sur son application, au regard de la jurisprudence de la Cour de cassation.
À ce stade, la commission des lois a décidé de ne pas établir de texte et propose au Sénat d’adopter une motion tendant au renvoi à la commission de la présente proposition de loi. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Madame la présidente, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les sénateurs, vous examinez aujourd’hui la proposition de loi relative à la délinquance d’imprudence et à une modification des dispositions de l’article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d’autrui », cosignée par MM. Pierre Fauchon, François Zocchetto et Jean-René Lecerf.
Je voudrais saluer à mon tour le rôle éminent joué par M. Pierre Fauchon, hier au sein de cette assemblée, aujourd’hui au Conseil supérieur de la magistrature, où il se montre particulièrement actif depuis sa nomination par le président du Sénat.
M. le rapporteur a fait de ce texte, l’un des derniers que M. Fauchon ait déposés, une excellente présentation, ce qui me dispensera d’entrer dans les détails. Il a su mettre en évidence ses mérites, mais aussi la nécessité de poursuivre la réflexion.
Cette proposition de loi vise à assurer une répression plus effective de la mise en danger délibérée d’autrui, même lorsque la faute n’a pas eu d’effet dommageable. Elle tend à élargir, à ce titre, le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux « risques causés à la personne d’autrui ».
Ce texte a pour objet de compléter les lois du 13 mai 1996 relative à la responsabilité pour des faits d’imprudence ou de négligence et du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite « loi Fauchon ».
Ces lois ont permis, je le crois, de trouver un bon équilibre entre une pénalisation excessive des faits non intentionnels et une déresponsabilisation de leurs auteurs qui porterait atteinte au droit des victimes. Elles ont ainsi permis l’abandon des mises en cause systématiques de la responsabilité pénale des maires et autres responsables locaux, et de modifier la définition de la faute non intentionnelle en cas de causalité directe entre le comportement de l’élu et le dommage.
La présente proposition de loi revient sur cet équilibre.
Dans un premier temps, elle ouvre considérablement le champ de la responsabilité pour faute d’imprudence en faisant référence à tous les « règlements », c’est-à-dire à tous les actes qui ne relèvent pas de la seule autorité publique – règlements intérieurs, règles professionnelles, déontologiques, sportives, etc. –, par opposition au « règlement », au singulier, actuellement visé par le code pénal.
Dans un second temps, le texte élargit le champ d’application de l’article 223-1 du code pénal, relatif aux risques causés à la personne d’autrui. Alors que la répression est encore aujourd’hui largement fondée sur l’existence du dommage, la logique ici suivie consiste à prendre davantage en compte la gravité de la faute commise. Les pénalités actuellement prévues par cet article sont conservées : un an d’emprisonnement et 15 000 euros d’amende.
L’équilibre du droit en vigueur repose sur la notion de faute qualifiée. Dès lors que la mise en danger est constituée du seul fait de l’exposition à un risque, c’est-à-dire en l’absence de dommage, le législateur a entendu exiger que soit caractérisée une faute d’une gravité certaine, en l’espèce la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement. La démonstration de la violation objective d’une règle est donc requise.
Sanctionner la faute d’imprudence, même grave, en matière de risques causés à autrui, et donc en l’absence de tout dommage, sans qu’une obligation imposée par la loi ou le règlement ait été violée, paraît être en contradiction avec la philosophie même de la loi Fauchon.
En outre, en insérant la notion de « faute d’imprudence grave », la proposition de loi tend à créer, semble-t-il, un nouveau degré intermédiaire de faute, qui se situerait entre la faute d’imprudence simple évoquée au troisième alinéa de l’article 121-3 et les fautes qualifiées visées par le quatrième alinéa du même article. C’est là une source de complexification.
Enfin, une telle extension de l’infraction, même si elle est intellectuellement envisageable, soulève des questions d’opportunité très importantes : cela reviendrait à pénaliser de façon un peu floue le non-respect du principe de précaution.
En effet, un risque se caractérise par le danger, mais également par la probabilité d’occurrence de ce danger. Dans la plupart des cas, les auteurs de mesures de prévention des risques édictent ces dernières tout en connaissant parfaitement les dangers auxquels sont exposées les populations. Un travail d’estimation de la probabilité de survenance du danger conduit néanmoins, parfois, à autoriser une activité ou une construction. Dans ce cas, un expert pourra sans difficultés démontrer que la personne ayant pris la décision connaissait le risque encouru.
Dans le domaine de l’environnement et de l’urbanisme, je prendrai l’exemple des maires, qui ont une obligation générale de sécurité publique en application de l’article L. 2212-2 du code général des collectivités territoriales. Celui-ci prévoit que « la police municipale a pour objet d’assurer le bon ordre, la sureté et la salubrité publiques ». À ce titre, les maires doivent notamment prendre les mesures permettant d’éviter les inondations ou les ruptures de digues. Actuellement, cette obligation n’est sanctionnée par le juge administratif qu’en cas de faute lourde ; c’est la responsabilité administrative de la collectivité qui est alors engagée. La proposition de loi tend à permettre de rechercher la responsabilité, désormais pénale, du maire, s’il n’a pas pris les mesures qui s’imposaient, et ce alors même qu’aucun dommage ne s’est ensuivi.
Au-delà de ces questions d’opportunité, la modification envisagée n’apparaît pas de nature à permettre d’atteindre les objectifs évoqués dans l’exposé des motifs de la proposition de loi.
Il ressort ainsi de l’examen des affaires les plus emblématiques en matière de santé publique ou de risques industriels que la nouvelle rédaction proposée pour l’incrimination de mise en danger de la personne d’autrui n’aurait pas permis un meilleur aboutissement des procédures ayant fait l’objet, ces dernières années, d’une large couverture médiatique, s’agissant par exemple de l’affaire du sang contaminé, de celle des hormones de croissance ou encore de l’affaire AZF, car la problématique portait essentiellement sur la démonstration d’un lien de causalité entre la faute et le dommage.
Or, ces difficultés relatives à la démonstration d’un lien de causalité entre la faute et le dommage se rencontrent de la même manière en matière de délits de mise en danger de la personne d’autrui : la démonstration d’un lien de causalité entre la faute et le risque causé est également nécessaire.
Lors du colloque organisé au Sénat à l’occasion des dix ans de la loi Fauchon, M. Hyest avait très justement relevé que « si une évolution de la législation devait s’imposer, elle devrait être inspirée par la recherche de l’équilibre le plus satisfaisant entre le souci d’équité et la répression. […] Je pense qu’intégrer le principe de précaution dans notre code pénal représenterait un danger absolu. »
La commission des lois du Sénat a pris acte de l’ensemble de ces difficultés, rappelées par M. le rapporteur, et a jugé utile de poursuivre la réflexion juridique qu’elle mène sur le sujet. Le Gouvernement soutiendra cette sage décision ! (Applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Michel.
M. Jean-Pierre Michel. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de loi s’inscrit, comme l’ont dit MM. Lecerf et Zocchetto, dans le prolongement ininterrompu de la réflexion engagée par le Sénat en 1996 sur la question de la faute pénale d’imprudence.
La démarche du Sénat est essentiellement motivée par le souci d’alléger la responsabilité des décideurs publics et de garantir, par l’effet de dispositions générales et impersonnelles, l’égalité de tous devant la loi, sans affaiblir le principe de la répression, dans divers domaines, tels que ceux des transports ou des risques professionnels, sanitaires, industriels et environnementaux, où la sécurité des personnes est particulièrement menacée.
La constance manifestée dans la réflexion sur cette thématique législative s’explique par la persévérance du premier signataire du présent texte, M. Pierre Fauchon, qui a toujours fait montre de son intérêt pour la matière, soit en tant que rapporteur, soit en tant qu’auteur de propositions de loi.
Cette proposition de loi avait initialement été présentée dans le cadre d’un colloque organisé au Palais du Luxembourg, le 9 octobre 2010, à l’occasion des dix ans de la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, dite « loi Fauchon ». Cette loi, adoptée à l’unanimité par le Parlement, a modifié substantiellement l’article 121-3 du code pénal, afin d’établir une nouvelle définition de la faute pénale d’imprudence. Le colloque du 9 octobre 2010 avait pour objet l’ouverture de nouveaux champs de réflexion ; il s’agissait notamment de se pencher, à titre prospectif, sur la question de la responsabilité pénale pour imprudence à l’épreuve des grandes catastrophes.
La loi du 10 juillet 2000 avait été accueillie très favorablement par l’ensemble des élus locaux, qui la réclamaient dans tous leurs colloques, et par les hauts fonctionnaires, qui étaient jusqu’alors souvent condamnés pour des faits dont ils estimaient ne pas être responsables.
Partant du constat que le progrès engendre sans cesse de nouvelles formes de danger, les auteurs de la présente proposition de loi soulignent que des imprudences graves en elles-mêmes ne donnent lieu à aucune condamnation pénale dans la mesure où elles n’ont, de manière certaine, causé aucun dommage : par exemple, si un parpaing est jeté du haut d’un pont sur une autoroute sans toucher aucun véhicule. On peut être d’accord ou non avec cet état de choses ; je m’abstiendrai de donner mon opinion sur ce point.
Ces affaires particulières ont conduit les auteurs de la proposition de loi à se demander « si le caractère délictueux ou non d’une "imprudence" ne devrait pas être apprécié davantage en fonction des éléments qui caractérisent cette imprudence que de l’effectivité de ses conséquences », et si ne devraient pas être prises en compte « les imprudences n’ayant pas ou pas encore provoqué de dommage ou n’ayant pas de lien de causalité certain avec un dommage effectif ». Cela va très loin !
Pour ce faire, les auteurs de la proposition de loi préconisent de s’appuyer sur le délit de risques causés à autrui, qui figure à l’article 223-1 du code pénal, tout en proposant une nouvelle rédaction de cette disposition afin d’en assouplir les conditions d’application, jugées trop restrictives dans la configuration actuelle. Dans le droit en vigueur, cet article définit le délit de mise en danger comme « le fait d’exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence imposée par la loi ou le règlement ».
La présente proposition de loi vise à étendre la notion de risque causé à autrui. Elle se fonde sur une démarche que je qualifierai de morale – même si je n’aime pas beaucoup que la morale s’immisce dans le droit – et est motivée par le souci de réserver une meilleure place aux victimes dans le procès pénal, car celles-ci ont besoin de réparation, ainsi que de justice sociale, et entendent que l’événement grave et tragique, y compris d’effet différé, qui les a frappées ne se reproduise pas.
Cette proposition de loi s’inscrit dans une logique de prévention, laquelle tend à occuper une place de plus en plus prégnante dans la législation. De manière plus globale, elle peut être appréhendée comme la prise en compte de l’évolution de la perception par la société de la notion de catastrophe : cette dernière n’est plus seulement ce qui meurtrit la personne dans sa chair ; c’est aussi ce qui affecte le patrimoine culturel, environnemental et social du groupe concerné.
Toutefois, la solution retenue par les auteurs de la proposition de loi, qui s’attache à dépasser la condition de l’existence d’un lien de causalité entre une imprudence constatée et le dommage, soulève à mon sens de graves interrogations.
La notion de risque se révèle centrale en la matière. Il convient de s’interroger sur la nature de celui-ci : est-il avéré ou potentiel ? En effet, si un risque avéré peut engager la responsabilité, quid de la prise en compte d’un risque potentiel, simplement susceptible d’entraîner, à un moment donné, un dommage ?
Le fondement originel du droit pénal réside dans le principe essentiel posé par l’article 121-3 du code pénal, dont le premier alinéa dispose qu’« il n’y a point de crime ou de délit sans intention de le commettre ». L’intention se situe au sommet de la culpabilité ; cela avait inspiré une phrase célèbre, reprochée à son auteur mais juridiquement exacte. Telle est la philosophie du droit pénal, souvent mal comprise par l’opinion publique et les victimes, qui oriente la répression vers les comportements procédant d’une détermination marquée et certaine.
Dès lors, en l’absence de précision contraire, toutes les incriminations criminelles ou délictuelles sont subordonnées à un élément intentionnel : l’auteur d’une infraction doit avoir eu conscience de commettre un acte interdit, de violer la loi, ce qui appelle une punition de la part de la société et une réparation pour les victimes.
Pour les actes non intentionnels, des sanctions civiles, fondées sur le principe de la réparation due aux victimes, sont, en principe, suffisantes. Ce sujet sera sans doute abordé en séance publique lundi après-midi, à propos de la pénalisation de la négation des génocides reconnus par la loi ; des réparations civiles sont possibles dans ce cas.
L’existence de ce caractère intentionnel ne supporte aucune exception pour les crimes, qui sont, en toute hypothèse, des actes délibérés.
Il en va différemment pour les délits. En effet, en application des deuxième et troisième alinéas de l’article 121-3 du code pénal, la loi peut prévoir que des délits sont constitués sans que leur auteur ait eu pour autant la volonté de causer un dommage, voire la conscience de commettre une faute.
Il est clair que la proposition de loi dont nous débattons aujourd’hui dépasse complètement le cadre de la loi Fauchon ! Alors que celle-ci s’inscrit dans une démarche de dépénalisation, l’objectif visé au travers du présent texte est au contraire de renforcer la réponse pénale, en procédant à un assouplissement du dispositif tel que le retour de balancier vers la répression pourrait se révéler excessif et devenir source d’une insécurité juridique au regard du développement des techniques et des risques potentiels inhérents à ce dernier.
Cette proposition de loi participe de l’illusion qu’il existe toujours un coupable, illusion qui peut susciter la frustration des victimes lorsque, in fine, ce coupable n’a pas été désigné. Il existe des cas où il n’y a pas de coupable ; il faut que l’opinion publique le sache et que les victimes l’entendent. Mais l’absence de coupable ne signifie pas que celles-ci ne pourront pas obtenir réparation : elles pourront toujours saisir le tribunal civil.
N’est-il pas dangereux, voire hérétique, comme le soulignait, lors du colloque précité, maître Daniel Soulez-Larivière, d’aménager le dispositif en vigueur en contournant la certitude du lien entre la faute et le dommage, car le caractère certain de la cause constitue un principe essentiel de la responsabilité pénale depuis près de cent ans ? Faut-il aujourd’hui passer outre ce principe ? Personnellement, je ne le pense pas.
Ce texte ne va-t-il pas trop loin en supprimant la référence à la violation délibérée d’une obligation de prudence et de sécurité prévue par la loi ou le règlement et en modifiant l’obligation particulière de sécurité et le caractère immédiat du danger ?
L’extension à l’infini du pénal, via ce contournement de la certitude de la relation causale grâce à une extension de la notion de mise en danger d’autrui, risque de se révéler contraire à la sécurité dans de nombreuses circonstances. À force de modifications, l’infraction ne sera plus déterminée. L’esprit du texte sera intégralement contredit sur l’aspect intentionnel. In fine, un tel texte, enfreignant le principe de légalité des délits et des peines, pourrait même être considéré comme inconstitutionnel.
Mes chers collègues, la commission des lois a longuement débattu de cette question très juridique, très aride, mais qui recouvre des réalités prégnantes, notamment pour les victimes et l’opinion publique en général. Notre rapporteur, M. Zocchetto, avait envisagé quelques amendements qui auraient pu rallier ceux des membres de la commission qui étaient les plus réticents, dont je suis. Finalement, la commission s’est accordée pour ne pas présenter de texte et proposer la poursuite de la réflexion, éventuellement en entendant, comme il le souhaite, notre ancien collègue Pierre Fauchon, en vue d’élaborer une proposition de loi plus respectueuse des grands principes de notre droit pénal. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, l’unanimité est faite sur le sort à réserver à ce texte : il est plutôt réjouissant que, pour une fois, le législateur décide de prendre le temps de la réflexion… Même ceux des auteurs de cette proposition de loi qui sont présents dans cet hémicycle se sont finalement ralliés à cette position.
En proposant une nouvelle rédaction tendant à assouplir les conditions d’application de l’article 223-1 du code pénal, jugées trop restrictives, les auteurs du présent texte veulent étendre la notion de « risque causé à autrui » afin de donner aux victimes une meilleure place dans le procès pénal.
En effet, ils regrettent que de nombreuses imprudences graves ne donnent pas lieu à une condamnation pénale, dans la mesure où elles n’ont, de manière certaine, causé aucun dommage.
L’exposé des motifs de la proposition de loi évoque l’affaire du sang contaminé, qui a débouché sur la relaxe des prévenus du fait de l’absence de lien de causalité certain entre la faute commise et l’infection par le virus du sida, et le drame de l’amiante. L’amiante, qui a déjà provoqué la mort de 25 360 personnes depuis 2004, n’a pas fini de faire des victimes : on estime que 100 000 personnes mourront des suites d’une exposition à l’amiante dans les vingt prochaines années. Il est vrai que de nombreuses associations de victimes ont considéré que la loi du 10 juillet 2000 constituait un obstacle à un procès pénal, les conséquences d’une exposition à l’amiante n’apparaissant que des décennies plus tard.
Comme nous l’avons manifesté clairement à plusieurs reprises, nous soutenons ces victimes. Toutefois, si l’objectif visé au travers de cette proposition de loi est louable, la démarche adoptée peut être dangereuse. De plus, je rejoins ceux de mes collègues qui ont estimé qu’une amende de 15 000 euros ne saurait être une sanction suffisante s’agissant du drame de l’amiante ou d’autres affaires très graves, telles que celles du Mediator ou des prothèses PIP, qui sont également de nature à alimenter notre réflexion.
La solution proposée ici souffre de nombreuses incertitudes quant à son champ d’application, que les développements de la jurisprudence permettront peut-être de lever. Sa mise en œuvre se traduirait certainement par une répression excessive dans certains cas. D’ailleurs, à l’origine, la création du délit de mise en danger d’autrui, modifié par la loi du 10 juillet 2000, traduisait une volonté de réprimer les comportements facteurs de risques graves pour la sécurité d’autrui, notamment en matière de circulation routière ou de sécurité au travail. Or, l’article 223-1 du code pénal a fait l’objet d’applications jurisprudentielles dans des domaines tout autres, telle la pratique du ski hors piste ou du camping… Il importe de délimiter assez strictement les cas visés par ce type de législation.
On perçoit que la mise en œuvre du dispositif de la présente proposition de loi risquerait, en l’état, de donner lieu à de trop larges dérives, de devenir une source d’insécurité juridique et de porter atteinte au principe de la légalité des délits et des peines, qui est une garantie fondamentale des droits de la personne devant les juridictions répressives.
Il convient donc, à notre sens, de poursuivre la réflexion afin d’aboutir à un texte plus achevé. Dans cette perspective, nous voterons la motion tendant au renvoi de la proposition de loi à la commission. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.
M. Nicolas Alfonsi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, onze ans après son adoption, la loi Fauchon a incontestablement permis d’atteindre l’objectif qui lui avait été assigné, à savoir mettre fin à la multiplication des poursuites pénales, notamment contre les autorités publiques, pour des faits non intentionnels.
Le présent texte tend à déplacer le curseur pour la mise en œuvre de la responsabilité pénale pour négligence, en renforçant la sanction par la modification des critères de la mise en danger délibérée d’autrui.
Comme l’a rappelé M. le rapporteur, le délit de faute d’imprudence, de négligence ou de manquement à une obligation de prudence, prévu par le troisième alinéa de l’article 121-3 du code pénal, y compris commis de manière indirecte, repose aujourd’hui essentiellement sur la gravité du dommage survenu. En d’autres termes, une faute grave caractérisée n’emporterait pas nécessairement la mise en cause de la responsabilité de la personne, sous réserve, bien sûr, de sa responsabilité civile.
C’est cette faiblesse que les auteurs de la proposition de loi souhaitent aujourd’hui surmonter, en mettant l’accent sur l’intensité de la faute, même sans dommage, par la modification de la définition du délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui.
Cette solution est-elle pour autant satisfaisante ? Nous ne le pensons pas, en l’état actuel du texte.
Il est certain que les progrès technologiques engendrent des risques nouveaux, qui étaient inconnus du législateur de 2000, notamment dans les champs industriel ou sanitaire. Cela montre la difficulté qu’il y a à légiférer et à adapter notre droit pénal dans ce domaine particulièrement complexe et mouvant.
M. le rapporteur l’a rappelé, la Cour de cassation a clairement fixé les critères d’application du délit de mise en danger délibérée de la vie d’autrui, imposant aux juges du fond de procéder à une appréciation in concreto très approfondie.
Cette jurisprudence fait consensus au sein de la doctrine, comme en témoignent les travaux du colloque organisé en 2010 à l’occasion du dixième anniversaire de l’adoption de la loi Fauchon. Y porter atteinte de la sorte, sans se livrer à analyse plus poussée, ne nous paraît pas adéquat.
De fait, la création d’une nouvelle hypothèse de mise en jeu du délit défini par l’article 223-1 du code pénal, au titre de la commission d’une faute d’imprudence grave exposant à un risque important et connu, peut entraîner des conséquences très lourdes contraires à la philosophie de la loi Fauchon, qui visait à mettre un frein à la pénalisation des comportements imprudents.
En particulier, nous sommes embarrassés par l’introduction d’une forme de référence à la morale dans l’exposé des motifs du texte, qui amènerait à punir systématiquement tout comportement fautif, même en l’absence de dommage. Nous estimons qu’un tel glissement remettrait en cause la notion d’intentionnalité de l’acte, à rebours de ce que le législateur a construit avec prudence depuis la loi du 13 mai 1996, ainsi que l’importance du lien de causalité qui fonde le droit de la responsabilité.
Plus généralement, devant les progrès de la technique, notre société semble s’être réfugiée dans une aversion au risque qui se traduit par un développement effréné de la judiciarisation des relations sociales. L’adoption de cette proposition de loi, loin de freiner cette tendance de fond, contribuerait au contraire à accroître les contentieux et l’insécurité juridique. Il ne nous paraît pas sain que le prisme pénal prenne une place aussi prépondérante dans la vie en société.
Souvenons-nous des discussions qui avaient entouré l’introduction du principe de précaution dans la Constitution, par la mise en œuvre de la Charte de l’environnement. Notre débat d’aujourd’hui, qui rappelle ceux de 2004, emporte des conséquences de fond plus concrètes. À mes yeux, il serait donc plus sage que le Sénat n’ouvre pas une brèche qu’il serait ensuite bien difficile de colmater.
La commission des lois a longuement discuté de ce texte, en avançant nombre d’arguments pertinents. Elle a unanimement conclu qu’il ne fallait pas toucher au droit existant, et je salue à cet égard l’ouverture d’esprit de M. le rapporteur. Nous voterons le renvoi du texte à la commission, afin de permettre l’approfondissement d’une réflexion inachevée. (Applaudissements.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Corinne Bouchoux.
Mme Corinne Bouchoux. Madame la présidente, monsieur le ministre, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, des motifs et des analyses variés – peut-être contradictoires en apparence – peuvent conduire à souhaiter l’approfondissement de la réflexion sur un texte qui soulève la question très importante du juste équilibre entre la place accordée, dans notre société, aux décideurs et la prise en considération des victimes. Ce sujet complexe est passionnant, mais aussi très délicat sur le plan humain.
Comme l’ont indiqué les auteurs de la présente proposition de loi, le dispositif du code pénal relatif aux délits d’imprudence « revient à ne prendre en compte que les imprudences ayant effectivement causé un dommage », d’où il résulte que « des imprudences de faible gravité peuvent conduire à des condamnations sévères […], tandis que d’autres, beaucoup plus graves, ne donnent lieu à aucune condamnation, pour la simple raison qu’elles n’ont causé de manière certaine aucun dommage ».
Nombre d’orateurs ont évoqué les décideurs ; à la suite de Mme Borvo Cohen-Seat, je voudrais pour ma part insister sur la situation des victimes.
Rappelons que l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante, l’ANDEVA, la Fédération nationale des accidentés du travail et des handicapés, la FNATH, et le comité anti-amiante de Jussieu avaient porté un autre regard sur la législation dont nous discutons, et dénoncé un « bricolage » du code pénal, visant selon eux à atténuer la responsabilité des élus en cas de délits non intentionnels.
Outre la clairvoyance de cette assemblée, c’est leur mobilisation, leur combat qui avait permis de renforcer le dispositif, jugé trop laxiste, de la première version de la loi Fauchon de 2000.
Le principal problème posé par cette loi ne tient pas tant à la dénomination « faute d’imprudence grave » qu’à la question de la responsabilité « directe » ou « indirecte ». Sur ce point, je me permets de renvoyer au très éclairant rapport d’information n° 37 (2005-2006) que nos collègues Gérard Dériot et Jean-Pierre Godefroy ont consacré au drame de l’amiante en France.
La loi Fauchon introduisait une distinction entre les auteurs directs d’un délit et ses auteurs indirects. Comme le soulignent l’ANDEVA et les auteurs du rapport d’information précité, « elle distingue l’exécutant – qui sera poursuivi avec la plus grande sévérité – du décideur – qui ne sera poursuivi que dans des circonstances exceptionnelles ».
Je souhaite attirer l’attention du Sénat sur le fait que les catastrophes sanitaires sont d’une autre nature que l’affaire du Drac ou que les accidents provoqués par la chute de buts de football ou de panneaux de basket, qui, hélas, ont fait des victimes et ont concerné un certain nombre d’élus. Les catastrophes industrielles et sanitaires impliquent souvent des responsabilités indirectes – quand, par exemple, un produit toxique ou dangereux n’a pas été interdit à temps – et résultent de plusieurs décisions – ou de l’absence de décisions – indirectes complexes.
Faute de temps, je n’aborderai pas la question de la prescription : comme l’a souligné Mme Borvo Cohen-Seat, les effets catastrophiques d’une exposition à l’amiante ne sont perceptibles que trente ou quarante ans plus tard. Je n’évoquerai pas non plus la regrettable affaire des prothèses mammaires, qui aboutira peut-être à la mise en cause d’un certain nombre de responsabilités au plus haut niveau.
Pour avancer, il faut absolument renforcer la prévention et entendre davantage les associations de victimes. La juge Bertella-Geoffroy, qui a instruit la plainte relative à l’exposition à l’amiante des personnels et des étudiants de la faculté de Jussieu, a fait remarquer aux rapporteurs de la mission d’information que la loi Fauchon constitue « un obstacle supplémentaire dans l’instruction des affaires de santé publique ».
Aux yeux des écologistes, il est aujourd’hui nécessaire de renforcer les mesures pénales par le biais d’un dispositif adapté et de développer la prévention sanitaire en mobilisant les moyens appropriés. Tel est le sens du combat que ma collègue Aline Archambaud a mené en novembre dernier, lors de l’examen par notre assemblée de la loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé, pour la création d’un véritable statut des lanceurs d’alerte. Nous devons absolument inclure cette question dans le présent débat.
Par ailleurs, dans le cadre de la législation et de la jurisprudence actuelles, et sans même faire évoluer la loi dans le sens que je viens d’indiquer, nous devons aborder la question du nucléaire. Sur ce sujet, qu’il est politiquement incorrect d’évoquer ici, je vous renvoie, mes chers collègues, à l’excellent rapport sur la sécurité nucléaire que vient de remettre l’Office parlementaire des choix scientifiques et technologiques. Il est malheureusement à craindre que, dans l’avenir, ce secteur ne soit concerné par la loi que nous évoquons aujourd’hui.
Toutes ces questions essentielles, notamment celle du risque nucléaire, devant être examinées, je soutiens le renvoi de cette proposition de loi à la commission afin qu’elle puisse rapidement faire l’objet d’une nouvelle étude approfondie, accompagnée d’auditions de représentants des associations de victimes. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste.)
Mme la présidente. La parole est à M. Yves Détraigne.
M. Yves Détraigne. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, ce texte est le dernier qu’ait déposé notre ancien collègue Pierre Fauchon, mais ce n’est pas le moins important. Je tiens à remercier M. Fauchon de cette initiative, qui vise à compléter la loi du 10 juillet 2000 tendant à préciser la définition des délits non intentionnels, laquelle a permis de résoudre bien des problèmes et dont l’adoption avait été saluée par de nombreux décideurs.
Cela a été rappelé, le point de départ de cette proposition de loi est l’article 223-1 du code pénal, qui définit le délit de mise en danger de la vie d’autrui comme l’infraction consistant à « exposer directement autrui à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement ». Toutes proportions gardées, un tel délit pourrait avoir été commis, voilà quelques jours, par le commandant d’un navire ayant décidé de dérouter celui-ci, en sachant pertinemment qu’il prenait, ce faisant, un risque important.
Un constat s’impose : aujourd’hui, ce délit fait rarement l’objet de poursuites devant les tribunaux. Cela tient, d’une part, aux conditions posées par le texte que je viens de citer, et, d’autre part, à l’interprétation très stricte qu’a faite de ce dernier la jurisprudence, mais certainement pas, en tout cas, au fait que ce type de délit, caractérisé par la mise en danger délibérée de la vie d’autrui par un comportement irresponsable, serait peu fréquent.
En prévoyant de modifier l’article 223-1 du code pénal, le texte que nous examinons cette après-midi tend à élargir les hypothèses dans lesquelles il serait possible de poursuivre un justiciable sur le fondement de la mise en danger délibérée d’autrui.
Cette proposition part d’un constat simple : ces dernières années, un certain nombre d’événements dramatiques ont donné lieu à de longues procédures judiciaires, au cours desquelles des personnes ont pu se voir reprocher des comportements fautifs graves et délibérés, avant d’être finalement relaxées par le tribunal correctionnel. Ces décisions de justice ont suscité l’incompréhension du public, mais, pour un juriste, elles s’expliquent assez simplement : elles résultent d’une application rigoureuse des règles fixées par notre droit pénal en matière de délinquance d’imprudence.
On peut résumer simplement les exigences posées par les textes en la matière : pour qu’une personne soit condamnée pour un délit non intentionnel, il faut que soient démontrés la faute, le dommage qui en résulte, mais aussi, et peut-être surtout, l’existence d’un lien de causalité certain entre la faute et le dommage.
C’est le défaut de mise en évidence d’un tel lien de causalité qui a pu conduire à des relaxes dans des cas où, par ailleurs, des fautes graves commises en toute connaissance de cause avaient pu être démontrées et prouvées. Aujourd’hui, ces comportements restent donc le plus souvent impunis.
Telle fut l’origine de la réflexion de notre ancien collègue Pierre Fauchon, animé par la conviction que notre droit répressif devrait évoluer vers une conception selon laquelle il importe de s’attacher davantage à la gravité des comportements fautifs qu’à la réalisation du dommage.
Il s’agit en fait de réaffirmer que le plus important devrait être de sanctionner le risque que l’on fait délibérément courir à autrui, indépendamment de sa réalisation effective.
Je rappelle que le principe d’une sanction pénale du risque causé à autrui est inscrit depuis longtemps déjà dans le code pénal, à l’article 223-1. La présente proposition de loi, si elle introduit une innovation importante dans notre droit, s’appuie donc fondamentalement sur des dispositions préexistantes.
Il est important que nous puissions avoir aujourd’hui un débat sur ces questions qui, si elles apparaissent techniques et complexes de prime abord, sont loin d’être seulement théoriques : les affaires récentes du Mediator ou des prothèses mammaires PIP ont été évoquées.
Il ne s’agit évidemment pas de promouvoir un principe de précaution renforcé, dont la mise en œuvre risquerait de conduire à l’inaction ; il s’agit de permettre que des comportements gravement, délibérément et consciemment fautifs puissent faire l’objet de poursuites.
Par conséquent, le groupe UCR souhaite que le débat ait lieu sur cette question fondamentale. Notre droit répressif apparaît en effet aujourd’hui insuffisant sur ce point, et nombre de victimes peuvent avoir le sentiment que justice n’est pas rendue.
Comme l’a justement souligné M. le rapporteur, la réflexion juridique ambitieuse qui sous-tend ce texte doit être approfondie, d’autant que les pénalités aujourd’hui prévues par le code pénal ne semblent pas en rapport avec la gravité des faits en question. La discussion générale vient de montrer que cette opinion était partagée par l’ensemble des groupes politiques de notre assemblée, puisque leurs porte-parole se sont déclarés favorables à la motion tendant au renvoi du texte à la commission.
Le groupe de l’Union centriste et républicaine veillera donc à ce que la réflexion se poursuive sur cette proposition de loi, au-delà de son renvoi à la commission. (Applaudissements sur les travées de l’UCR et de l’UMP.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…
La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion de la motion tendant au renvoi du texte à la commission.
Demande de renvoi à la commission
Mme la présidente. Je suis saisie par M. Zocchetto, au nom de la commission, d'une motion n° 1.
Cette motion est ainsi rédigée :
En application de l'article 44, alinéa 5, du règlement, le Sénat décide qu'il y a lieu de renvoyer à la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, la proposition de loi relative à la délinquance d'imprudence et à une modification des dispositions de l'article 223-1 du code pénal instituant le délit de « mise en danger délibérée de la personne d'autrui » (n° 223, 2010-2011).
Je rappelle que, en application de l’article 44, alinéa 8, du règlement du Sénat, ont seuls droit à la parole sur cette motion l’auteur de l’initiative ou son représentant, pour quinze minutes, un orateur d’opinion contraire, pour quinze minutes également, le président ou le rapporteur de la commission saisie au fond et le Gouvernement.
Aucune explication de vote n’est admise.
La parole est à M. le rapporteur, auteur de la motion.
M. François Zocchetto, rapporteur. Rarement une motion aura été défendue par l’ensemble des orateurs de la discussion générale ! (Sourires.) En effet, tous ont préconisé le renvoi du texte à la commission, rejoignant ainsi l’opinion unanime des membres de la commission des lois. Dans ces conditions, il me semble inutile de m’étendre davantage.
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
Mme la présidente. Je mets aux voix la motion n° 1, tendant au renvoi à la commission.
(La motion est adoptée.)
Mme la présidente. En conséquence, le renvoi de la proposition de loi à la commission est ordonné.
Je constate que la motion a été adoptée à l’unanimité des présents.
7
Délai de prescription des agressions sexuelles
Rejet d'une proposition de loi
Mme la présidente. L’ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi modifiant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles autres que le viol (proposition n° 61, rapport n° 249).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme Muguette Dini, auteur de la proposition de loi.
Mme Muguette Dini, auteur de la proposition de loi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, l’enquête nationale sur les violences envers les femmes réalisée en 2000 nous apprend que, en France, on dénombre chaque année 50 000 viols, 150 000 tentatives de viol, 400 000 autres violences sexuelles, soit au total 600 000 agressions sexuelles.
En 2010, le ministère de l’intérieur a recensé 7 000 plaintes pour viol, 7 500 plaintes pour agression sexuelle. La même année, le ministère de la justice a enregistré 1 355 condamnations pour viol, 5 066 condamnations pour agression sexuelle. Par conséquent, au regard du nombre estimé de viols et d’agressions sexuelles, seulement 1 % des agresseurs sont condamnés. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes.
Mon ton, mes chers collègues, sera grave, parce que le sujet est douloureux. Les agressions sexuelles meurtrissent, traumatisent à jamais les personnes qui les subissent, essentiellement des femmes, mais aussi des enfants et des hommes. Il est question ici de victimes d’agresseurs violents et lâches.
Mon ton sera grave, parce que je n’imaginais pas que la commission des lois opposerait de tels arguments à ma proposition de loi, et avec autant de force. Je souhaite ardemment que nous entendions nos concitoyens et répondions à leur détresse.
Notre code pénal établit une classification des infractions sexuelles, de leurs incriminations et de leurs sanctions. Je le conçois parfaitement, mais je veux résolument me placer au niveau de l’humain, afin que notre droit évolue positivement.
L’article 222-22 du code pénal pose une définition générique des agressions sexuelles, aux termes de laquelle « constitue une agression sexuelle toute atteinte sexuelle commise par violence, contrainte, menace ou surprise ».
L’article 222-23 du même code définit, quant à lui, le viol comme un acte de pénétration sexuelle commis sans le consentement de la victime.
L’agression sexuelle est en quelque sorte « l’antichambre du viol ». Nous devons bien garder à l’esprit que le viol est une agression sexuelle, même si toute agression sexuelle n’est pas un viol.
Le champ des agressions sexuelles est donc non pas celui des pénétrations sexuelles, mais celui des attouchements sexuels, de ces viols de l’intégrité du corps qui, dans de nombreux cas, sont tout aussi traumatisants, ravageurs et destructeurs qu’un viol.
Je veux rendre vivantes, moins abstraites, les définitions de notre code pénal, les traduire en termes de souffrance, de peur, de traumatisme. Certains de mes mots seront inhabituels dans cet hémicycle, où les propos sont souvent empreints de pudeur ; ce seront ceux, crus et dérangeants, que l’on entend dans nos commissariats de police, dans nos tribunaux et dans nos cours d’assises.
Mettre la main sur les seins d’une promeneuse au cours de son jogging, caresser les fesses d’athlètes femmes durant leur entraînement, profiter des heures d’affluence dans le métro pour agresser le sexe de sa voisine – toutes les femmes ici présentes ayant vécu cette situation savent de quoi je parle –, voilà autant d’agressions sexuelles courantes, évidemment inacceptables et condamnables.
Mais ce ne sont pas celles-ci qui m’ont décidée à déposer cette proposition de loi. Je veux plutôt évoquer cet homme qui ligote sa victime féminine, frotte son sexe contre le sien et contre tout son corps ; cet homme qui en immobilise un autre au moyen de menottes, lui lie les pieds et le bâillonne pour lui imposer des contacts sexuels ; les agressions sexuelles commises lors des week-ends d’intégration au sein des grandes écoles par les étudiants sur les étudiantes, lesquelles n’oseront porter plainte qu’après leur sortie de ces établissements.
Que dire aussi de ces agressions sexuelles commises sous la menace d’une arme, souvent d’un couteau ? Que dire également de celles qui sont commises en réunion, les uns étant auteurs des actes, les autres complices ? J’ai retenu le cas d’une jeune femme ayant été poursuivie par plusieurs hommes avant d’être rattrapée, rouée de coups, puis contrainte à adopter des positions humiliantes et à subir des attouchements sexuels.
Je veux m’attacher à l’identité de la souffrance ressentie par la victime, souffrance qui n’est pas toujours proportionnelle à la gravité pénale de l’acte, mais est toujours présente.
Catherine Adins, psychiatre au sein du service médico-psychologique régional de Loos, insiste sur le caractère irréparable du traumatisme causé par toutes ces agressions sexuelles violentes : jamais la victime ne retrouvera son intégrité antérieure, dit-elle ; elle va alors vivre un véritable bouleversement émotionnel, à l’origine d’une authentique souffrance psychique.
L’agression sexuelle, par sa soudaineté, son caractère imprévisible et inimaginable, va déborder les capacités défensives de la victime et complètement la désorganiser. L’apparition de ces troubles psychiques est immédiate ou éloignée dans le temps de l’événement traumatique. Ce sont des réactions violentes de stress, souvent une sidération qui porte la victime au repli et à l’isolement, quelquefois des réactions psychotiques, allant de l’état confusionnel à la bouffée délirante aiguë, jusqu’au réveil d’une psychose chronique. Quant aux troubles observés plus tardivement après l’agression, il s’agit de décompensations, de syndromes dépressifs réactionnels et d’états de stress post-traumatique.
Le psychiatre Daniel Zagury évoque, quant à lui, deux dimensions de l’agression sexuelle.
La première est la menace vitale : la victime a eu peur pour sa vie. Les conséquences sont importantes pour la suite, notamment au regard du sentiment de culpabilité de la victime : « je n’ai pas réagi comme il fallait », « je n’ai pas fait ce qu’il fallait au moment où il fallait le faire ».
La seconde dimension est celle de l’effraction identitaire sexuelle.
Je voudrais citer, enfin, Violaine Guérin, endocrinologue et gynécologue. Dans son livre récemment paru, Stop aux violences sexuelles ! – Écoutons donc ces corps qui parlent !, elle s’exprime en ces termes :
« Une chose est certaine, il n’est pas clair dans la tête du législateur que tout abus, agression ou atteinte sexuelle constitue une violation de l’intégrité d’une personne et provoque dans 100 % des cas un traumatisme qui pourra s’exprimer de façon différente selon les individus.
« Il n’est pas clair pour le législateur à quel point un simple abus peut laminer un être humain totalement.
« Il n’est pas clair pour le législateur que les violences sexuelles réalisent le meurtre de l’âme. »
Ce meurtre de l’âme, mes chers collègues, vous souhaitez l’étouffer, en opposant aux victimes le risque de remettre en cause la cohérence de notre régime de prescription et des difficultés probatoires incontestables.
Comme je l’ai exposé précédemment, il n’y a aucun doute sur l’étendue et la gravité des troubles subis par la victime d’agression sexuelle violente, qui peuvent marquer définitivement la vie de celle-ci, en particulier du fait du caractère inéluctable de leur résurgence, quelle qu’en soit la forme.
Pour porter plainte contre son agresseur, la victime doit donc être physiquement et psychologiquement en état de le faire, d’où l’importance d’allonger le délai de prescription de l’action publique pour ces agressions sexuelles autres que le viol.
Lors de la réunion de la commission des lois du 11 janvier 2012, vous avez été nombreux à appeler de vos vœux une réforme globale de la prescription en matière pénale. C’est, en effet, l’une des propositions du rapport de Jean-Marie Coulon et l’une des recommandations de la mission d’information sénatoriale conduite par MM. Hyest, Portelli et Yung sur le régime des prescriptions civiles et pénales.
Concrètement, nos délais de prescription apparaissent, dans l’ensemble, nettement plus courts que ceux qui sont retenus par nos voisins au sein de l’Union européenne. Il s’agirait donc de porter le délai de prescription de l’action publique de trois à cinq ans en matière délictuelle, et de dix à quinze ans en matière criminelle.
Les deux rapports précités furent publiés respectivement en février 2008 et en juin 2007. Où en est-on à ce jour ? Ils demeurent lettre morte… Cette inaction serait-elle donc notre réponse aux victimes ?
Venons-en à l’impossibilité pour les victimes d’agressions sexuelles autres que le viol d’apporter la preuve de celles-ci.
Mes chers collègues, ces difficultés probatoires se retrouvent pour toutes les agressions sexuelles, y compris le viol. Pour avoir la certitude d’un viol, l’examen clinique de la victime doit avoir lieu le plus rapidement possible après les faits. Les experts considèrent que, au-delà des soixante-douze premières heures après l’agression, il est très difficile d’obtenir des preuves irréfutables.
Concernant les victimes d’agressions sexuelles, y compris le viol, le juge est confronté à un problème essentiel, celui de la vérité judiciaire qu’il lui appartient d’établir. Vérité difficile à établir, parce que, dans la grande majorité des cas, les éléments matériels font défaut pour permettre des interprétations contradictoires.
Cette vérité recherchée n’a rien d’absolu. La victime revendique la reconnaissance par l’institution judiciaire, et donc par la société, de ce dont elle a souffert, et de cette reconnaissance découle pour beaucoup sa reconstruction.
Contrairement à ce que j’ai pu lire dans votre rapport, monsieur Détraigne, mon intention au travers de cette proposition de loi n’est aucunement de banaliser quelque forme d’agression sexuelle que ce soit et surtout pas le viol, ni de nier la gravité d’autres agressions.
Consciente d’une graduation dans la gravité des agressions sexuelles et de leur impact sur les victimes, j’ai donc souhaité nuancer mon texte. C’est dans cet objectif que j’ai déposé un amendement visant à n’allonger que le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles dites aggravées, définies à l’article 222-28 du code pénal.
Au moment du dépôt de ma proposition de loi, les déclarations et les promesses des uns et des autres dans la presse me laissaient croire en son adoption.
Du côté du Gouvernement, j’avais compté des soutiens : ceux de Mmes Roselyne Bachelot-Narquin, Marie-Anne Montchamp et Claude Greff. « Nous y sommes favorables », a déclaré la ministre des solidarités et de la cohésion sociale, le 24 novembre dernier, lors de la conférence de presse de lancement de la campagne d’information sur les violences faites aux femmes.
Par ailleurs, je sais que Mme Marie-George Buffet, députée communiste, a déposé une proposition de loi très proche de celle-ci à l’Assemblée nationale.
François Hollande, quant à lui, a déclaré au Figaro, le 14 octobre dernier, et à France soir, le 17 octobre, soutenir cette question et a assuré que « le PS appuierait cette proposition ».
Les positions semblent avoir beaucoup changé... Pourquoi ? Nos concitoyens vous poseront cette question.
Je conclurai mon intervention par le témoignage de Sophia, cette jeune femme qui a subi une violente agression sexuelle en 2004, alors qu’elle était enceinte !
« Difficile après une agression sexuelle d’affronter le regard de son entourage. Je ne voulais pas être étiquetée victime. Les premiers mois, j’avais surtout peur pour la santé de mon enfant. Je voulais accoucher dans le calme, je ne pensais qu’à ça. Ensuite, une autre peur, insidieuse, se répand en moi. Je craignais que les gens ne me jugent, qu’ils m’accusent d’avoir aguiché mon agresseur. Il fait partie de mon entourage professionnel. Il aurait dit que j’étais folle.
« Ce n’est que cinq ans après mon agression que j’ai pu enfin porter plainte. Trop tard. Je croise toujours mon agresseur. Et je baisse les yeux. »
À l’instar des sénateurs Alain Anziani et Jean-René Lecerf, je souhaite faire référence à Montesquieu, qui disait qu’il ne faut toucher aux lois que d’une main tremblante... La main encore tremblante de Sophia. (Applaudissements sur diverses travées.)
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Yves Détraigne, rapporteur de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi que nous examinons aborde un sujet sensible, celui du délai dont dispose la victime d’une agression sexuelle pour porter plainte contre son agresseur et faire en sorte que celui-ci soit poursuivi. Ce sujet est d’autant plus sensible que, à la différence des viols et des tentatives de viol, qui constituent des crimes et pour lesquels le délai de prescription de l’action publique est de dix ans, les autres agressions sexuelles constituent des délits pour lesquels le délai de prescription n’est donc que de trois ans.
Si l’on considère, comme l’indique l’exposé des motifs de la proposition de loi, que le « ressenti immédiat » pour la victime et « les symptômes qui surgissent suite à l’agression » sont proches de ce que ressentent les victimes d’un viol, alors que moins de 10 % des victimes de ces agressions déposent plainte dans les trois ans, la question du délai de prescription doit effectivement être soulevée. Pourtant, bien qu’ayant été cosignataire de cette proposition de loi, je pense – et la commission des lois avec moi – qu’il convient d’être prudent avant d’étendre à dix ans le délai de prescription des agressions sexuelles autres que le viol. Pourquoi ?
Depuis une vingtaine d’années, un dispositif complet a été mis en place pour punir sévèrement les auteurs de violences sexuelles. Les peines peuvent ainsi aller de cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende pour une agression sexuelle dite « simple » à la réclusion criminelle à perpétuité pour un viol précédé, accompagné ou suivi de tortures ou d’actes de barbarie, les peines étant systématiquement aggravées lorsque les violences sexuelles sont commises au sein du couple ou par une personne exerçant une autorité de droit ou de fait sur la victime.
Le législateur a, par ailleurs, entendu prendre en compte la vulnérabilité particulière des mineurs. Ainsi, le délai de prescription a été porté à vingt ans pour les viols, les agressions et atteintes sexuelles les plus graves commis sur un mineur et à dix ans pour les autres agressions et atteintes sexuelles, ces délais ne commençant à courir, en outre, qu’à partir de la majorité de la victime.
Cette sévérité des peines prévues par la loi est effectivement appliquée par les juridictions qui sont saisies.
Pour les seuls auteurs majeurs condamnés pour agression sexuelle sans circonstance aggravante, une peine d’emprisonnement est prononcée dans 90 % des cas. Dans 26 % des cas, il s’agit d’une peine d’emprisonnement ferme d’un quantum moyen de 14,7 mois.
S’agissant des agressions sexuelles commises en réunion, une peine d’emprisonnement est prononcée dans 96 % des cas avec, dans 52 % de ces cas, une peine d’emprisonnement ferme d’un quantum moyen de 17,7 mois.
Concernant les viols ou tentatives de viol, une peine de réclusion ferme est prononcée dans 97 % des cas avec un quantum moyen de sept ans.
Contrairement à ce que l’on peut imaginer de prime abord quand l’autorité judiciaire requalifie en agression sexuelle – donc passible du tribunal correctionnel – un viol qui normalement devrait relever de la cour d’assises, cette pratique est – paradoxalement – souvent favorable à la victime, notamment lorsque certains des éléments constitutifs du viol paraissent difficiles à établir et que la requalification des faits en agression sexuelle permet alors d’éviter le traumatisme que représenterait une audience criminelle suivie d’un acquittement.
En l’état actuel du droit et de la pratique, notre système judiciaire est donc efficace dans le domaine de la répression des agressions sexuelles qui font l’objet d’une plainte.
Le véritable problème est, en fait, celui du faible taux de dépôt de plainte par les victimes de ces agressions. On estime en effet que seules 9 % des victimes majeures de violences sexuelles hors ménage portent plainte contre leur agresseur et que, lorsque les violences sexuelles sont commises au sein du foyer, le taux de plainte ne dépasserait pas 2 %.
Il y a donc bien une vraie difficulté pour les victimes à porter plainte, et c’est ce à quoi vise à remédier la proposition de loi. Mais faut-il, pour remédier au faible taux de plaintes des victimes d’agressions sexuelles, faire une nouvelle exception à l’échelle existante des durées de prescription ? La commission ne le pense pas.
Il existe déjà – je l’expliquais voilà quelques instants – un certain nombre d’exceptions au délai de trois ans s’agissant notamment des violences sexuelles contre les mineurs puisque le délai est alors de dix ans à compter de la majorité de la victime, voire vingt ans en cas d’agression sexuelle aggravée.
Comme a également eu l’occasion de le rappeler la commission des lois en 2007, dans un rapport établi par trois de nos collègues – Muguette Dini l’a évoqué –, il faut éviter des réformes partielles et préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de la prescription afin de garantir la lisibilité de l’échelle de gravité des crimes et délits.
En portant à dix ans le délai de prescription des seules agressions sexuelles, la proposition de loi instaurerait une discordance entre ces infractions et les autres atteintes volontaires aux personnes, qui continueraient à ne pouvoir être poursuivies que dans un délai de trois ans. Mais le traumatisme subi par la victime de violences physiques ou psychologiques habituelles, ou de menaces de mort réitérées par exemple, est-il significativement différent de celui subi par la victime d’une agression sexuelle autre que le viol ou la tentative de viol ?
Mme Muguette Dini. Oui, certainement !
M. Yves Détraigne, rapporteur. En alignant le régime des agressions sexuelles sur celui des viols, ne risquerait-on pas de banaliser les formes les plus graves d’agressions sexuelles – je ne prétends pas que tel est l’objet de la proposition de loi – alors qu’il s’agit de réalités très différentes ?
Il ne faut pas non plus sous-estimer les difficultés probatoires auxquelles seraient confrontées les victimes d’agressions sexuelles qui porteraient plainte plus de trois ans après les faits. En effet, et sans doute plus encore qu’en matière de viol où des certificats médicaux peuvent parfois corroborer les dires de la victime, les agressions sexuelles laissent peu de traces matérielles et les témoignages peuvent paraître moins solides plusieurs années après les faits. C’est donc parole contre parole.
Ainsi, une procédure engagée par la victime d’une agression sexuelle plus de trois ans après les faits risquera très souvent de conduire à un non-lieu ou à une relaxe. De telles décisions pourraient alors être encore plus douloureusement ressenties par les victimes, qui pourraient avoir le sentiment, à l’issue d’une procédure judiciaire longue et complexe, de ne pas être reconnues en tant que telles, alors que c’est aussi ce qui est légitimement recherché au travers de cette proposition de loi.
Si je mets à part les victimes mineures, qui bénéficient déjà d’un régime dérogatoire en matière de prescription, les statistiques montrent par ailleurs que, en moyenne, le délai séparant la date des faits de la date de condamnation définitive de l’auteur est de deux ans et trois mois, ce qui semble indiquer que, lorsqu’elles déposent plainte, les victimes majeures le font dans un délai bien inférieur à trois ans.
En définitive, le véritable enjeu n’est pas tant celui d’allonger le délai laissé à la victime pour parler que de la convaincre de parler et de porter plainte. Il y a là, c’est vrai, un tabou à lever sur les violences faites aux femmes.
Le véritable enjeu est d’inciter les victimes à porter plainte, notamment en luttant contre les idées reçues sur les violences sexuelles – particulièrement lorsqu’elles sont imposées dans le cadre du couple – et contre le sentiment de culpabilité et de solitude souvent ressenti par les victimes. En ce domaine, malgré des progrès certains réalisés au cours des années récentes pour tenter de mieux accueillir les victimes dans les locaux de police ou de gendarmerie où elles ont besoin d’une écoute particulière, beaucoup reste encore à faire.
Monsieur le garde des sceaux, il incombe, me semble-t-il, aux pouvoirs publics de mettre en œuvre l’ensemble des mesures propres à rompre l’isolement des victimes, non seulement en portant une attention toute particulière aux conditions dans lesquelles celles-ci sont reçues et entendues quand elles viennent signaler les faits et déposer plainte, mais aussi en aidant mieux qu’aujourd'hui les associations impliquées dans la lutte contre les violences faites aux femmes, qui jouent un rôle de premier plan dans l’accompagnement des victimes et l’information sur leurs droits. C’est d’abord sur ce plan que des améliorations doivent être apportées. C’est par ce biais, plus que par l’allongement du délai de prescription, que la parole des victimes se libérera.
Pour toutes ces raisons – sans vouloir minimiser le traumatisme auquel sont confrontées les victimes des agressions sexuelles, mais en considérant que la proposition de loi qui nous est soumise n’est probablement pas la meilleure solution –, la commission des lois n’a pas souhaité établir de texte sur la modification du délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles autres que le viol. Elle émet donc un avis défavorable à l’adoption de la proposition de loi qui nous est soumise. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste. – Mme Corinne Bouchoux applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, la proposition de loi présentée par Mme Dini et plusieurs de ses collègues pose un problème réel que le Gouvernement n’a pas l’intention de nier : celui de la difficulté des femmes victimes d’agression sexuelle ou de viol à porter plainte. Néanmoins, comme vous l’avez parfaitement démontré dans votre intervention, madame la sénatrice, ce problème est avant tout d’ordre psychologique ; en témoignent les exemples que vous avez cités.
Or, avec cette proposition de loi, vous n’apportez qu’une réponse strictement juridique à un problème plus vaste. Celle-ci permettra-t-elle aux victimes d’être mieux accompagnées et obtiendront-elles satisfaction quant à la sanction ? Dans un certain nombre de cas, la réponse est évidemment affirmative. Il suffirait dès lors de rendre imprescriptibles les agressions sexuelles – je vous sais capable, madame la sénatrice, d’aller loin dans la défense des femmes…
Toutefois, je ne suis pas sûr que cette réponse juridique soit satisfaisante, et je suis certain que vous partagez mon avis.
Mme Muguette Dini. Non, pas du tout !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Permettez-moi de vous en exposer les raisons.
Du point de vue strictement du droit, ainsi que vient de l’exposer excellemment M. le rapporteur, il faut que les règles soient claires et connues. Le délai de prescription a un caractère d’ordre public ; il est de nature à éviter de plus grands désordres encore que ceux qui ont été initialement causés par la commission de telle ou telle infraction.
Aujourd'hui, le délai de prescription de l’action publique est de dix ans pour les crimes – c’est le cas pour le viol ; il est ramené à trois ans pour les délits, dont font partie les agressions sexuelles. Enfin, les contraventions sont soumises à un délai de prescription d’un an.
Comme l’a rappelé M. le rapporteur, cette répartition connaît des dérogations, notamment en matière d’infractions sexuelles commises sur des mineurs : les délais sont portés à vingt ans pour les crimes ainsi que pour certains délits d’agression ou d’atteinte sexuelles aggravées et à dix ans pour les autres délits.
Cette exception est liée à l’âge de la victime. Il ne s’agit en aucun cas de contester l’importance du traumatisme subi par les victimes majeures. Mais il faut bien comprendre que l’allongement du délai prévu pour les mineurs doit permettre à ceux-ci de dénoncer les faits lorsqu’ils atteignent l’âge adulte et acquièrent la maturité nécessaire pour le faire. Ce n’est donc pas la gravité des faits, mais bien la minorité qui justifie cette exception.
Vous proposez, madame la sénatrice, de créer une nouvelle dérogation, en assimilant l’agression sexuelle au viol et en alignant le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles sur celui des viols.
Au préalable, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi de souligner que le Gouvernement souhaite véritablement traiter la question des agressions sexuelles. C’est ainsi que, par un projet de loi que je vous ai proposé, vous avez voté la présence de citoyens assesseurs dans les tribunaux correctionnels, compétents pour juger les agressions sexuelles. C’est aussi une façon de faire prendre conscience à nos concitoyens de l’ensemble de cette problématique.
Toutefois, modifier le droit de la prescription risque d’entraîner des problèmes de cohérence et d’équité.
Comment pourrions-nous porter à dix ans le délai de prescription de l’action publique pour des agressions sexuelles commises avec violence ou avec menace, alors que celui-ci n’est que de trois ans pour des violences commises par le conjoint et sous la menace d’une arme et ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours ?
De quelle cohérence et de quelle équité le législateur pourrait-il se prévaloir en permettant que le délai de prescription de l’action publique soit identique en cas d’agression sexuelle et en cas d’assassinat ? C’est un problème qu’il nous faut considérer. En effet, on ne saurait poser la question de la prescription sans la traiter dans sa globalité.
Certes, le régime de prescription actuel ne présente peut-être pas une cohérence parfaite – un groupe de travail a d’ailleurs été constitué par M. Hyest –, mais il donne des résultats.
L’allongement du délai de prescription à dix ans résoudra-t-il tous les problèmes ?
Vous l’avez vous-même souligné, madame la sénatrice, l’enquête menée aussi longtemps après la commission des faits se heurte nécessairement au problème de dépérissement des preuves matérielles, faute d’avoir pu procéder à des prélèvements ou des constatations juste après l’agression. On renforce alors d’autant le poids des témoignages de chacune des parties, voire d’éventuels tiers, et les risques de non-lieux sont, de fait, accrus, car c’est alors « parole contre parole », une situation qui est évidemment très douloureuse pour les victimes.
En outre, il apparaît, en pratique, que, lorsqu’elles sont dénoncées, les agressions sexuelles le sont rapidement après les faits. Le délai moyen entre la date de la commission de l’agression et celle de la condamnation définitive est de deux ans et trois mois. En moyenne, les victimes majeures d’agressions sexuelles déposent plainte dans un délai bien inférieur à celui de la prescription délictuelle de trois ans. Cela est confirmé par le taux de classement sans suite pour motifs juridiques. Mais vous me rétorquerez sans doute, madame la sénatrice, que vous vous préoccupez des victimes qui ne déposent pas plainte.
Mme Muguette Dini. En effet !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Mais c’est une réalité sociale, comme vous l’avez dit. Aussi faut-il, me semble-t-il, essayer de répondre à ce problème autrement qu’en modifiant le droit de la prescription.
Je suis profondément convaincu qu’en matière d’agressions sexuelles l’accent doit être mis sur l’aide aux victimes.
Comme l’a souligné M. le rapporteur, si les auteurs de violences sexuelles ont fait, depuis une vingtaine d’années, l’objet d’une réponse pénale ferme, des progrès peuvent encore être accomplis pour inciter plus largement les victimes d’agressions sexuelles à porter plainte.
C’est en améliorant la prise en charge des victimes que nous faciliterons le recueil des plaintes ; c’est par un accueil toujours mieux adapté que nous encouragerons celles-ci à engager une procédure pénale.
Pleinement conscient des difficultés que rencontrent les victimes d’agressions sexuelles, le Gouvernement a mené une action volontariste et déterminée – vous avez d’ailleurs cité l’action menée par le ministère de la justice en liaison avec Mme Bachelot-Narquin pour lutter contre les violences faites aux femmes – non seulement pour apporter une réponse pénale ferme à la délinquance sexuelle, mais aussi pour mieux accompagner les victimes, les écouter et faciliter leurs démarches. Tant le ministère de la justice et des libertés que les ministères de l’intérieur et de la santé sont mobilisés pour améliorer l’accompagnement et la prise en charge des victimes de violences sexuelles.
C’est ainsi que nous avons amélioré les dispositifs existants pour proposer aux victimes de violences sexuelles une aide de proximité adaptée et individualisée.
Le numéro « SOS Viols Femmes Informations » a ainsi été créé à destination des victimes, afin qu’elles osent dénoncer les violences sexuelles subies et porter plainte.
Par le plan interministériel de lutte contre les violences faites aux femmes 2011-2013, nous avons entendu mettre l’accent sur l’information et la sensibilisation du grand public et poursuivre la création des « référents » des femmes victimes de violences. À la fin de l’année 2010, trente-quatre départements disposaient de tels référents.
Ont également été intégrés à la formation initiale et continue de tous les policiers des modules dédiés à l’accueil et à l’aide aux victimes. Au-delà des compétences techniques, le recueil de la parole des victimes comprend une dimension psychologique forte, qui ne s’improvise pas.
Il faut aussi orienter au mieux ces victimes vers les associations ou les réseaux d’aide et de soutien. D’ailleurs, ce sont aujourd'hui 150 permanences qui sont assurées par des associations d’aide aux victimes, relevant en majorité de l’INAVEM. Cette collaboration, ainsi que la présence dans certains cas de psychologues, permet à l’intervention policière de ne plus être seulement une action ponctuelle, confrontée aux contraintes de l’urgence, mais d’être également le point de départ d’un réel accompagnement social et d’un soutien psychologique par la mise en contact rapide avec ces structures. Des intervenants sociaux sont aussi mobilisés au sein des commissariats et des unités de gendarmerie.
Dans le département dont vous êtes l’élue, madame la sénatrice, une nouvelle assistante sociale a été nommée dans une communauté de brigades de gendarmerie.
Mme Muguette Dini. C’est vrai !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. La réflexion sur ces sujets se poursuit : un groupe de travail interministériel est ainsi chargé d’étudier les évolutions juridiques nécessaires, telles que la possibilité pour les victimes de viols et d’agressions sexuelles d’être examinées par les services médico-judiciaires, même en l’absence de réquisition, compte tenu de l’urgence de la situation et de l’importance de constater rapidement les violences subies ; ou encore la possibilité pour les victimes d’agressions sexuelles de bénéficier, au même titre que les victimes de viol, de l’aide juridictionnelle sans avoir à justifier de leur revenu. En effet, dans le cadre de violences intraconjugales, cette question peut parfois poser problème.
Les victimes d’agressions sexuelles doivent bénéficier des réponses et de la prise en charge les mieux adaptées.
Tout en comprenant la motivation des auteurs de cette proposition de loi, le Gouvernement, particulièrement attentif à ce problème, doute toutefois que la réponse strictement juridique proposée apporte la solution adéquate aux victimes. J’estime que les autres solutions que je viens d’esquisser vont dans le sens demandé et seront plus efficaces.
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Bonnefoy.
Mme Nicole Bonnefoy. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, la proposition de loi qui nous est aujourd’hui présentée part d’un constat simple et évident, partagé, j’en suis convaincue, par l’ensemble des membres de la Haute Assemblée.
Malgré les avancées indéniables qui ont été réalisées ces dernières années, les victimes d’agressions sexuelles éprouvent toujours les plus grandes difficultés à parler du drame qu’elles ont vécu. Les raisons de ce silence sont multiples : crainte, honte, peur de représailles, pressions sociales et professionnelles, déni, etc. Or, comme nous pouvons l’imaginer, ce refus de parler peut détruire des vies entières, celle des victimes bien sûr, mais aussi celle de leurs proches.
À l’heure actuelle, nous savons que seule une femme sur dix ose parler des violences sexuelles qu’elle a subies. Ce chiffre tombe à 5 % pour les femmes victimes de viol ou de tentative de viol de la part de leur conjoint et à 2 % pour celles qui porteraient plainte dans de pareils cas.
Selon une étude de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales parue en juillet dernier, 663 000 femmes ont déclaré avoir subi des violences physiques ou sexuelles entre 2008 et 2010. L’étude avait alors signalé que 80 000 femmes avaient été « victimes d’au moins un viol ou une tentative de viol au sein du ménage » au cours de ces deux années.
Selon les services de police et de gendarmerie, 23 000 faits de violences sexuelles ont été constatés en 2010 : plus de 10 000 viols et près de 13 000 faits de harcèlements et autres agressions sexuelles.
Ces chiffres alarmants nous démontrent bien à quel point ce type de violence est quotidien, voire banal, et combien il constitue un véritable fléau de société contre lequel il nous faut lutter.
Depuis plusieurs années, le législateur a pris conscience de la nécessité de renforcer la protection et l’accompagnement des victimes d’agressions, qu’elles soient sexuelles ou non. Je pense ici aux différentes lois que la Haute Assemblée a adoptées en 2006 et en 2011 sur les violences faites aux femmes et aux enfants.
Nous pouvons tous nous féliciter de ces avancées législatives, qui nous permettent de lever petit à petit le voile du silence qui existe en matière d’agressions sexuelles. À cet égard, j’ai une pensée toute particulière pour les associations qui jouent un rôle fondamental. Ce sont elles qui sont au contact des victimes, qui les écoutent, les soutiennent et les accompagnent dans ce long processus que sont parfois l’acceptation et la verbalisation d’une agression. La reconnaissance de leur rôle par le législateur est également une avancée incontestable.
Néanmoins, il faut reconnaître que, même si le droit français a progressé dans ce domaine, le chemin à parcourir reste long.
La proposition de loi que nous examinons aujourd’hui s’inscrit, j’en suis sûre, dans cette volonté collective de briser le tabou. Je pense d’ailleurs que nous sommes tous en mesure de comprendre l’objectif poursuivi par les auteurs de ce texte : encourager la victime à parler et surtout à porter plainte.
Toutefois, dans le cas présent, j’ai bien peur que cette proposition de loi ne soit une « fausse bonne idée ». Parfois, les bonnes intentions ne suffisent pas et, en l’espèce, nombre d’entre nous estiment que cette proposition de loi risque de créer bien plus d’inquiétudes que d’avancées. C’est pourquoi la commission des lois du Sénat a décidé, le 11 janvier dernier, de la rejeter.
Le groupe socialiste du Sénat, dans sa très grande majorité, a décidé de suivre l’avis de la commission des lois. Je tiens ici à vous en rappeler les raisons.
Tout d’abord, il est apparu aux membres de la commission que cette proposition de loi, en portant de trois à dix ans le délai de prescription de l’action publique pour les délits d’agressions sexuelles autres que le viol, risquait de porter atteinte à la cohérence de notre architecture législative en déséquilibrant notre régime de prescription. En effet, notre droit pénal est fondé sur une hiérarchie des infractions qui varie en fonction de la nature légale de celles-ci : les crimes, les délits et les contraventions.
Le régime de prescription de l’action publique suit logiquement cette organisation tripartite. Or, en alignant le régime des délits sur celui des crimes, nous remettons en cause cette organisation ; il est apparu aux membres de la commission que cela nuirait à la lisibilité et à l’efficacité de notre droit.
Cette position rejoint d’ailleurs celle qui est émise dans le rapport d’information de 2007 réalisé par nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung sur le régime des prescriptions civiles et pénales. Ils y font état des difficultés rencontrées par les modifications répétées et partielles de notre régime des prescriptions qui ont affecté la cohérence de notre droit pénal en brouillant la répartition tripartite des infractions.
En effet – et j’en viens ici à un point très important –, il faut bien avoir à l’esprit que le régime de prescription de l’action publique est déjà largement dérogatoire, et ce particulièrement en matière d’infractions sexuelles. Le législateur a ainsi, au cours des dernières années, introduit un certain nombre d’exceptions liées à la gravité des faits ou à la personne de la victime, toujours afin de lui apporter plus de sécurité.
Ainsi, la loi du 10 juillet 1989 a reporté le départ du délai de prescription à la majorité de la victime, ce qui, unanimement, est considéré comme une garantie indispensable pour les victimes.
La loi du 17 juin 1998 a appliqué aux délits d’agression sexuelle aggravée et d’atteinte sexuelle aggravée le délai de prescription de l’action publique applicable aux crimes, à savoir dix ans au lieu de trois ans.
La loi du 9 mars 2004 a porté à vingt ans le délai de prescription des crimes à caractère sexuel commis sur mineurs ainsi que certains délits.
En outre, la législation française se caractérise par une très grande sévérité à l’encontre des auteurs de violences sexuelles. Les peines peuvent ainsi aller de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende pour une agression sexuelle dite « simple » à la réclusion criminelle à perpétuité pour certains viols. Il faut savoir qu’en France un viol aggravé est parfois plus durement sanctionné qu’un meurtre. Personne ne peut donc dire aujourd’hui que le code pénal sous-estime la gravité de ces faits ou qu’il est laxiste en matière de sanction.
De plus, le délai de prescription repose sur l’idée que, plus le temps passe, plus les preuves dépérissent et plus la qualité des poursuites est incertaine. Le risque d’erreur judiciaire peut alors s’avérer important. Je sais que certaines associations de victimes estiment qu’en matière d’agressions sexuelles cet argument ne tient pas du fait que les preuves sont toujours difficiles à apporter, que ce soit pour trois ans ou dix ans. J’entends bien cet argument et je le comprends, mais je tiens néanmoins à le nuancer. En effet, je pense malgré tout qu’un juge ou un expert psychiatrique sera plus à même de constater un traumatisme lié à une agression ou de juger de la véracité d’une accusation six mois ou un an après les faits, plutôt que dix ans.
Les magistrats indiquent qu’ils rencontrent les plus grandes difficultés à établir la preuve longtemps après les faits, notamment en matière d’agressions sur mineurs, où le délai court après la majorité. Le risque d’erreur judiciaire est tel que l’absence de preuves étayées conduit déjà, dans un grand nombre de cas, à un non-lieu, une relaxe ou un acquittement.
Cette situation est d’autant plus problématique en matière d’agressions sexuelles dites « simples », pour lesquelles les preuves s’altèrent très rapidement. Une augmentation du délai de prescription pour les victimes majeures d’agressions sexuelles risquerait donc de conduire à l’ouverture d’enquêtes ou d’instructions qui ne trouveront pas d’issue, la parole de l’un s’opposant à celle de l’autre.
Imaginez l’effet que peut avoir un non-lieu ou une relaxe pour une victime qui arrive enfin à porter plainte, parfois après sept ans, huit ans ou neuf ans de silence. Elle se retrouve ainsi face à son agresseur au tribunal pour s’entendre dire qu’en l’absence de preuve suffisante il n’y aura pas de sanction. Ainsi la justice, donc la société dans son ensemble, indique à la victime que l’agression qu’elle a subie n’est pas condamnable et donc, d’une certaine manière, qu’elle n’a pas eu lieu.
Nous pouvons tous en convenir, une telle situation serait catastrophique pour la victime sur le plan psychologique. C’est pourquoi, selon certains experts, un allongement excessif du délai de prescription ne permettrait pas à la victime de mettre un terme à sa souffrance.
Nous pouvons réellement nous demander si un alignement des régimes de prescription entre une agression sexuelle et un viol ne reviendrait pas à banaliser les formes les plus graves d’infractions sexuelles Pour ma part, je ne pense pas que ce soit rendre service aux victimes que de mettre en place un système dans lequel une atteinte sexuelle se retrouve au même niveau qu’un viol.
En outre, il faut également avoir à l’esprit que l’application de cette proposition de loi viendrait se heurter à des obstacles matériels et humains. En effet, l’augmentation du délai de prescription entraînera mécaniquement et de manière significative le nombre d’affaires poursuivables. Or, sans augmentation des moyens financiers et humains en conséquence, nous risquons d’engorger les tribunaux et donc de ralentir l’instruction des dossiers de façon générale, cela au détriment des victimes. Je sais que cet aspect n’est pas au cœur des préoccupations des victimes ou des associations, ce que je comprends parfaitement, mais il est évident que nous ne pouvons pas l’occulter.
En conclusion, mes chers collègues, vous le comprendrez, le groupe socialiste ne votera pas cette proposition de loi dont la mise en œuvre s’avérerait extrêmement compliquée et dont les conséquences pour les victimes ne seront pas celles qui sont escomptées.
Pour ma part, je considère qu’à l’heure actuelle l’amélioration de la situation des victimes ne passe pas nécessairement par une augmentation du délai de prescription. Le problème réside non pas tant dans le fait de parler vite ou non après les faits, mais dans celui de parler !
Il vaut mieux concentrer nos efforts sur la prévention, la libération de la parole des victimes et la lutte contre les clichés. Pour cela, il est indispensable non seulement de renforcer la formation des professionnels qui sont en contact avec ces victimes – gendarmes, policiers, médecins, juges, travailleurs sociaux, etc. –, mais aussi d’accorder davantage de moyens aux associations qui font un travail d’accompagnement et de soutien exceptionnel sur le terrain. Or, monsieur le ministre, dans ce domaine, l’État se désengage actuellement. À l’occasion de mon rapport budgétaire sur les crédits dédiés au programme « Égalité entre les hommes et les femmes », j’ai dénoncé une diminution des crédits alloués à ces associations alors que les moyens budgétaires mobilisés sont déjà nettement insuffisants au regard des besoins constatés.
En somme, mes chers collègues, nous partageons tous, je crois, une volonté commune d’aller plus loin en matière de lutte contre les violences sexuelles et de lutte contre les violences faites aux femmes. Toutefois, selon moi, la présente proposition de loi n’offre pas de solutions adaptées aux victimes ; en l’état, elle risque même de leur apporter plus de frustrations et de déceptions que de réelles améliorations. (Applaudissements sur plusieurs travées du groupe socialiste. – Mme Corinne Bouchoux applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Laurence Cohen.
Mme Laurence Cohen. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous connaissons, en France, une situation paradoxale : des lois en progrès, mais des violences persistantes à l’égard des femmes, expression la plus extrême de la domination masculine.
C’est toujours à la suite d’une longue mobilisation des féministes que des avancées juridiques voient le jour ; je pense notamment à la modification dans le code pénal du crime de viol en 1980 ou encore à la création du délit de harcèlement sexuel en 1992, délit défini désormais également par la loi.
Chaque fois que la loi a été renforcée et complétée, ce sont de nouveaux outils dont les victimes ont pu se saisir pour faire valoir leurs droits, défendre leur dignité.
Il est donc parfois utile que la réalité perturbe la hiérarchie juridique. C’est ce à quoi tend le texte qui a été déposé par Muguette Dini et dont nous discutons aujourd’hui. Comme l’a souligné notre collègue, c’est la même volonté qui a animé Mme Marie-George Buffet ainsi que les membres de son groupe en déposant, voilà quelques mois à l’Assemblée nationale, une proposition de loi similaire. Cela nous donne une nouvelle occasion de réfléchir et de débattre d’un sujet d’une très grande importance, afin de lever petit à petit les tabous qui l’entourent.
En proposant de soumettre les délits d’infractions sexuelles prévus aux articles 222-27 à 222-31 du code pénal commis sur les personnes majeures au même délai de prescription que les viols sur personnes majeures, il est en effet préconisé d’augmenter le délai de prescription sans toucher aux peines. Cela est-il possible et nécessaire ? Nous pensons que oui, car la détresse des victimes de ces agressions d’un caractère particulier doit primer sur le désir de préserver coûte que coûte un lien entre le quantum de la peine et la durée du délai de prescription.
Mes chers collègues, parce qu’il tend à ne léser personne, le droit est nécessairement fait de quelques principes et de beaucoup d’exceptions. J’essayerai de vous convaincre de produire une nouvelle exception en créant un régime spécifique de prescription répondant à des délits spécifiques, afin d’assurer un accès des victimes à la justice.
J’aimerais avant tout préciser que, pour nous, le souci a été de prendre position de manière éclairée sur une proposition pouvant apparaître comme étant de circonstance, puisqu’elle a été déposée à la suite de l’affaire Banon-DSK.
C’est la même optique qui a prévalu au sein de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, présidée par Mme Brigitte Gonthier-Maurin, lorsqu’il a été décidé d’auditionner le 11 janvier 2012 de nombreuses associations féministes engagées sur ce sujet afin de recueillir leur point de vue. Elles se sont toutes déclarées favorables à l’adoption de cette proposition de loi.
Les arguments que je relayerai se font ainsi l’écho de victimes, de personnes engagées sur le terrain, de professionnels du droit, de médecins, qui, tous, ont constaté cette proximité de nature des viols et des autres agressions sexuelles, laquelle se traduit, dans les faits, par des cheminements psychologiques proches.
Le constat unanime de ces associations est que les règles de prescription sont inadaptées aux caractéristiques spécifiques des agressions sexuelles : sentiments de honte, peur, amnésies partielles et réelles difficultés éprouvées par les victimes à dénoncer des faits liés à ces infractions. De plus, il est reconnu que l’émergence du traumatisme peut prendre des années et que les répercussions de celui-ci sont susceptibles d’avoir des facettes multiples, y compris d’authentiques pathologies somatiques.
Les membres de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, dans leur diversité politique, ont été sensibles à ces auditions. Ce matin encore, lors d’une nouvelle réunion, aucune voix des présents n’a rejeté la proposition de loi de notre collègue.
Essayons rapidement d’examiner ce qui est reproché à cette proposition, notamment la banalisation des formes les plus graves d’infractions sexuelles et la négation de l’existence de réalités très différentes. Mais il est justement question de prendre enfin en compte des réalités très différentes coexistant au sein de cette large catégorie que représentent les agressions sexuelles autres que le viol. J’entends par là que la distinction entre agression sexuelle, viol et tentative de viol est souvent subtile. Les agressions sexuelles incriminées aux articles 222-27 et suivants du code pénal ne sont définies que négativement par rapport au viol : il s’agit, comme cela a été souligné tout à l’heure, de toute atteinte sexuelle autre qu’une pénétration sur une victime non consentante.
Mais les conséquences sont loin d’être anodines ! Tous les témoignages concordent pour décrire un état de détresse très poussé chez les victimes d’agressions, même quand il n’y a pas eu pénétration, ce qui justifie un allongement du délai de prescription fondé sur une similitude des dégâts psychologiques provoqués.
Il est également reproché à cette proposition d’être inutile, car l’allongement du délai poserait un problème de preuve pour des infractions laissant par nature peu de traces médicolégales. Cet argument est de loin le plus contestable puisque, comme l’a fort justement souligné un médecin auditionné, si la victime attend quarante-huit heures, les preuves médicolégales peuvent également manquer lors d’un viol, entraînant le non-aboutissement de la plainte.
Enfin, on nous dit qu’un plus long délai de prescription risquerait de mener à des décisions de non-lieu ou de relaxe au bénéfice du doute susceptibles d’être douloureuses pour les victimes. En d’autres termes, il nous est expliqué que le dépassement du délai de prescription serait en quelque sorte un mal pour un bien pour les victimes, en les préservant d’une éventuelle déception en cas de non-lieu. Il est probable, au contraire, que la victime vivra cette forclusion comme un déni de justice, ce qui augmentera d’autant son sentiment d’injustice !
J’ajoute que je fais partie de celles et de ceux qui pensent que le viol devrait être imprescriptible.
Nous sommes conscients que la question de l’accès à la justice des personnes victimes d’agressions sexuelles dépasse la seule problématique du délai de prescription. En effet, comme il a été dit, cette proposition ne règle pas les problèmes graves de la formation, de la prévention et de la qualification des personnels chargés de l’accueil et de l’écoute des femmes, ni ceux de l’insuffisance, voire de l’absence de campagne d’information pour sensibiliser l’opinion publique, modifier les mentalités ainsi que les rapports femmes-hommes encore trop souvent marqués par un lien de subordination-domination.
Par conséquent, il faut également améliorer le traitement des plaintes par le ministère public, ce qui pose alors le problème des moyens accordés à la justice. Mais puisque les associations sont soutenues par tous les orateurs, donnons-leur les moyens d’exercer leurs missions d’accompagnement et d’aide !
La loi-cadre contre les violences faites aux femmes qui a été proposée par le Collectif national pour les droits des femmes et qui a nourri la loi du 9 juillet 2010 comporte tous ces aspects de prévention et d’accompagnement, car elle vise à agir mieux sans réprimer plus. Il ne tient qu’à nous, mes chers collègues, de nous en saisir pour améliorer la loi existante adoptée à la suite d’une très forte mobilisation des féministes.
Pour l’heure, parce que la prise en compte du mal-être des victimes d’agressions sexuelles graves est primordiale, le groupe CRC votera ce texte, qui constitue un premier pas vers une législation permettant une meilleure prise en charge de toutes celles et de tous ceux qui vivent de tels drames. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste. – Mme Muguette Dini applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Nicolas Alfonsi.
M. Nicolas Alfonsi. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, chers collègues, l’intention des auteurs de cette proposition de loi apparaît à première vue compréhensible. Elle est fondée sur le constat que la frontière entre viol et agression sexuelle est souvent étroite. Le vécu des victimes est même souvent identique, le traumatisme spécifique engendré par l’un ou l’autre restant trop souvent un tabou douloureux.
Si nous comprenons donc l’objectif de ce texte, nous estimons qu’il s’agit en réalité d’une fausse bonne idée davantage dictée par des réactions passionnelles légitimes que par une démarche juridique appropriée.
Les principes généraux de notre droit pénal reposent sur une stricte hiérarchie des infractions.
Depuis le code d’instruction criminelle de 1808, les règles relatives à la prescription n’ayant été que très peu modifiées, elles conservent une architecture d’ensemble cohérente. Les aménagements introduits ne l’ont été qu’avec beaucoup de circonspection et en tenant compte de la nature particulière de l’infraction concernée : imprescriptibilité des crimes contre l’humanité ; prescription de trente ans pour les crimes de terrorisme ou de trafic de stupéfiants et de vingt ans pour les délits liés aux mêmes infractions.
S’agissant des infractions à caractère sexuel, le législateur est déjà intervenu à plusieurs reprises, cela a été rappelé, pour mieux protéger les victimes mineures, en faisant débuter le délai de prescription à la majorité de celles-ci et en l’allongeant à vingt ans.
Aller plus loin, comme il est proposé par ce texte, en portant à dix ans le délai de prescription des agressions sexuelles poserait en réalité plus de problèmes que cela n’en résoudrait. Il s’agirait pour nous d’une atteinte disproportionnée à la logique d’ensemble du régime des prescriptions. Comme l’écrivaient nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung, dans un rapport d’information datant de 2007 précédemment cité, il est fondamental de « préserver le lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de la prescription de l’action publique afin de garantir la lisibilité de la hiérarchie des valeurs protégées par le code pénal, en évitant de créer de nouveaux régimes dérogatoires ».
Pour ce qui nous concerne, nous partageons pleinement cette assertion. Or le présent texte s’en écarte de façon regrettable. Selon nous, il conviendrait surtout d’éviter les réformes partielles, qui portent atteinte, pour les magistrats comme pour les justiciables, à la lisibilité de l’appareil répressif.
On le sait, l’allongement à vingt ans du délai de la prescription pour les victimes mineures soulève déjà de nombreuses difficultés. Les progrès de la police scientifique ne suffisent pas toujours à permettre l’exploitation d’éléments matériels anciens, qui, par nature, se dégradent rapidement. De surcroît, les agressions sexuelles laissent moins de traces que les viols. L’accusation ne pourrait alors reposer que sur la crédibilité des témoignages. Repousser la durée de la prescription risquerait, au final, de renforcer le risque d’imprécision des témoignages, sans compter le nouveau traumatisme que constituerait pour la victime la relaxe du prévenu.
Je ne reviendrai pas sur la question de la correctionnalisation des viols, déjà évoquée par M. le rapporteur, lequel a souligné qu’elle était en réalité le plus souvent profitable à la victime.
Mes chers collègues, malgré les difficultés juridiques qu’il soulève, ce texte a du moins le mérite de souligner la spécificité des violences sexuelles et des difficultés que les victimes rencontrent pour se libérer par la parole, a fortiori lorsque ces violences ont été commises par un proche.
La réponse judiciaire participe de la reconstruction des victimes, en permettant de marquer la réprobation de la société face à des actes intolérables. Mais elle ne suffit pas à conjurer le traumatisme. Plutôt que d’une loi très partielle, c’est d’une véritable politique pénale proactive en la matière que notre pays a besoin.
On ne saurait le contester, l’approche pénale prend aujourd’hui mieux en compte l’évolution des mentalités. Par ailleurs, l’invitation à lever les tabous des violences sexuelles est mieux acceptée, même s’il faut, dans ce domaine, se protéger des excès médiatiques habituels. Aussi attendons-nous que des moyens supplémentaires soient mis en œuvre pour faire connaître leurs droits aux victimes, les inciter à porter plainte ou leur permettre d’être mieux prises en charge par des psychologues.
Mes chers collègues, sur proposition de M. le rapporteur, dont il convient de souligner les scrupules juridiques, et afin d’éviter toute improvisation, la commission a décidé de ne pas établir de texte. Elle a fait preuve de sagesse.
Pour ma part, je considère qu’il serait contraire à la nature des choses de confondre les « étreintes brutales » et les « vêtements arrachés », actes souvent douloureux évoqués dans l’exposé des motifs de la proposition de loi, avec le crime de viol lui-même. Une telle disposition conduirait à bouleverser, par des délais de prescription « à la carte », les principes généraux de notre droit pénal.
Telles sont les raisons essentielles qui conduiront notre groupe à voter contre ce texte. (M. le président de la commission, M. Alain Néri et Mme Corinne Bouchoux applaudissent.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jacques Gautier.
M. Jacques Gautier. Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je vous prie de bien vouloir excuser l’absence de M. Jean-Jacques Hyest, qu’un léger ennui de santé tient aujourd’hui éloigné de l’hémicycle. Je m’efforcerai d’être son interprète et celui du groupe de l’UMP sur ce sujet, particulièrement délicat, puisqu’il touche à un principe essentiel bénéficiant à toute victime d’agressions sexuelles, selon lequel celle-ci a le droit d’être entendue.
Or tout l’enjeu de cette proposition de loi réside dans la définition des modalités d’application de ce principe. En effet, une telle prérogative, offerte à chaque victime d’agressions sexuelles, recouvre deux objectifs.
Le premier, simple, mais indispensable, est le droit à être écouté et pris en charge par les professionnels de santé.
On constate avec soulagement, cela a été dit, que de nombreuses structures, en particulier associatives, se sont développées depuis plusieurs années pour offrir un soutien psychologique, essentiel à la reconstruction – j’insiste sur ce mot – des victimes de ces violences. Mais cela ne suffit pas, les victimes détenant heureusement le droit à être également entendu par la justice et à participer au déclenchement des poursuites pénales.
C’est ce second volet qui retiendra ici toute notre attention, puisqu’il cristallise l’ensemble des interrogations soulevées aujourd’hui par la proposition de loi. L’objectif visé par ses auteurs est d’allonger le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles autres que le viol, qui passerait ainsi de trois ans, délai de droit commun pour les délits, à dix ans.
Il s’agit donc d’introduire une nouvelle dérogation au délai de prescription défini par le code de procédure pénale. La modification proposée ne constitue en rien une réponse adéquate. En effet, elle ne modifiera pas les constats regrettables que nous sommes amenés à dresser. D’une part, dans le rapport qu’il a établi en 2007, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales rappelle que neuf victimes sur dix ne déposent pas plainte. D’autre part, l’INSEE, dans son enquête sur les violences faites aux femmes, dénonce la durée trop longue qui s’écoule entre le dépôt de la plainte et la date de l’infraction. Allonger le délai de l’action publique ne supprimera pas ce temps de latence. Il est donc primordial de comprendre, avant d’envisager toute modification législative, les raisons qui poussent à une délivrance si tardive.
Car il s’agit bien d’une « délivrance ». Seule la difficulté des victimes à parler rapidement des faits après qu’ils ont été commis justifie l’argument selon lequel le délai de prescription de l’action publique pour cette catégorie de délits est trop bref. En effet, les personnes ayant subi ces agressions sont convaincues, pour de multiples raisons, que leurs révélations ne seraient en rien utiles.
Du point de vue de leur situation personnelle, rien ne peut leur faire oublier l’épisode insupportable qu’elles ont vécu. L’exprimer publiquement ne fait que remémorer des souvenirs particulièrement douloureux. En outre, au regard de leur propre sécurité, la désignation de l’auteur présumé de l’agression leur fait souvent craindre non seulement des représailles, mais aussi une exclusion de la part de leur entourage, ainsi que cela a pu être constaté.
Enfin, l’identification et l’arrestation de l’auteur du délit s’avèrent souvent difficiles, dans la mesure où l’établissement des preuves est toujours délicat, et ce d’autant plus que les faits sont anciens.
Aussi, l’allongement de la durée de prescription de l’action publique ne ferait vraisemblablement qu’atténuer la portée des faits rapportés par la victime. Il serait donc plus raisonnable, j’insiste sur ce point, de mieux prendre en compte la parole des victimes que de remettre en cause les règles de droit commun de la procédure pénale.
Modifier l’article 8 du code de procédure pénale ne servirait pas le droit, madame Dini. Cela reviendrait même à ébranler la classification tripartite des infractions et la nécessaire cohérence du principe de la prescription. En effet, si cette proposition de loi était adoptée, les délais de prescription de l’action publique ne correspondraient plus ni aux délais de prescription de la peine ni aux quanta de peines.
Plus largement, ce texte est l’illustration symptomatique des nombreuses réformes ayant mis à mal, ces dernières années, l’exigence de cohérence et d’équité, pourtant indispensable, de notre dispositif répressif. Ainsi peut-on recenser de nombreuses dérogations au délai de prescription de droit commun de trois ans. Il a été notamment allongé, et c’est très bien ainsi, pour les agressions sexuelles ou les violences commises contre les mineurs ou les personnes vulnérables. En revanche, il a été raccourci, vous le savez, pour les délits de presse. Aussi, la modification du délai de prescription de l’action publique pour la catégorie d’infractions dont il est question aujourd’hui accentuerait le déséquilibre général, qui caractérise déjà, hélas ! notre système.
La situation actuelle du droit de la prescription est devenue source de confusion et d’insécurité, ce qui va à rebours de la vocation fondamentale du principe fondé justement sur le droit de prescription en matière civile et pénale.
L’allongement du délai de prescription romprait le lien existant entre la gravité de l’infraction et le délai de prescription de l’action publique. En effet, la durée de ce délai dépend du degré de gravité de l’infraction commise. Si, en vertu d’une telle logique, la gravité exceptionnelle des délits commis contre les mineurs justifie que le délai commence à courir à leur majorité, le fait de fixer le délai de prescription à dix ans, uniquement pour les agressions sexuelles autres que le viol, engendrerait des situations inégalitaires.
Ainsi, comment justifier qu’une victime puisse se prévaloir, pour des atteintes sexuelles commises avec violence, contrainte, menace ou surprise, d’un délai de prescription de l’action publique de dix ans, alors qu’il n’est que de trois ans, M. le garde des sceaux l’a rappelé, pour des violences ayant entraîné une incapacité totale de travail pendant plus de huit jours et commises par le conjoint avec menace d’une arme ?
Par ailleurs, certains déplorent que les victimes d’agressions sexuelles subissent une correctionnalisation des infractions. Si l’argument est entendu, plusieurs éléments doivent néanmoins être rappelés.
Tout d’abord, la pratique de la correctionnalisation judiciaire est indispensable au fonctionnement de la justice pénale : les cours d’assises sont dans l’incapacité absolue de juger l’ensemble des infractions constituant des crimes aux termes de la loi.
Ensuite, nous avons récemment réduit le nombre de correctionnalisations judiciaires et raccourci les délais d’audience, d’une part, en favorisant l’augmentation du nombre des sessions d’assises et, d’autre part, en diminuant le nombre des jurés composant le jury d’assises, qui passe ainsi de neuf à six jurés lorsque la cour d’assises statue en premier ressort et de douze à neuf jurés lorsqu’elle statue en appel.
Enfin, dernier élément et non des moindres, les victimes participent nécessairement à la correctionnalisation judiciaire, puisque les articles 186-3 et 469 du code de procédure pénale permettent aux parties civiles de faire appel des ordonnances de renvoi devant le tribunal correctionnel, dans le cas où elles estiment que les faits constituent un crime et que leur auteur aurait dû être renvoyé devant la cour d’assises.
En conséquence, ma chère collègue, le texte que nous examinons aujourd’hui constitue bien une pierre de l’édifice d’une réforme globale que nous appelons de nos vœux. D’ailleurs, comme en témoignent les nombreux rapports abordant le sujet, la question de l’allongement des délais de prescription est un problème complexe, qui ne peut être envisagé uniquement pour une seule catégorie d’infractions, aussi graves soient-elles, et ne paraît pas pouvoir être unanimement tranché.
C’est pourquoi, mes chers collègues, le groupe de l’UMP, en accord avec M. le rapporteur et la commission des lois, votera contre cette proposition de loi, même si je comprends et partage l’émotion et l’indignation qu’elle sous-tend. (M. le président de la commission et M. Claude Dilain applaudissent.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus la parole dans la discussion générale ?…
La discussion générale est close.
La commission n’ayant pas élaboré de texte, nous passons à la discussion des articles de la proposition de loi initiale.
Article 1er
Après le deuxième alinéa de l’article 8 du code de procédure pénale, il est inséré un alinéa ainsi rédigé :
« En dehors des cas prévus au précédent alinéa, le délai de prescription de l’action publique des délits définis aux articles 222-27 à 222-31 est de dix ans. »
Mme la présidente. L'amendement n° 1, présenté par Mme Bonnefoy et les membres du groupe socialiste et apparentés, est ainsi libellé :
Supprimer cet article.
La parole est à Mme Nicole Bonnefoy.
Mme Nicole Bonnefoy. La présente proposition de loi tend à modifier le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles autres que le viol.
Notre droit établit une différence entre le viol et la tentative de viol, d’une part, et les agressions sexuelles, d’autre part. Alors que les premiers sont des crimes passibles d’au moins quinze ans d’emprisonnement, les secondes sont des délits punis de peines d’au moins cinq ans d’emprisonnement et 75 000 euros d’amende.
Cette distinction a également des conséquences sur le régime de la prescription de l’action publique : alors que le viol et la tentative de viol peuvent être poursuivis pendant un délai de dix ans à compter de la commission des faits, les victimes d’agressions sexuelles ne disposent que d’un délai de trois ans pour porter plainte contre leur agresseur.
Comme vous l’avez rappelé en commission, monsieur le rapporteur, les auteurs de la proposition de loi expliquent que « le traumatisme causé par une agression sexuelle est semblable à celui causé par un viol, et les victimes, qui ne sont pas toujours en mesure de porter plainte dans le délai imparti, notamment en raison du traumatisme subi, se trouvent parfois privées de la faculté de faire condamner leur agresseur par la justice et d’être reconnues en tant que victimes ».
Face à ce constat, la proposition de loi prévoit donc d’aligner le délai de prescription de l’action publique des agressions sexuelles sur celui du viol, c’est-à-dire de le porter de trois à dix ans.
Avant toute chose, rappelons que ce régime de prescription ne s’applique pas aux victimes mineures, qui bénéficient d’un régime dérogatoire. En matière d’agressions sexuelles, le délai est de dix ans et ne commence à courir qu’à la majorité de la victime.
Sans nier la gravité des agressions sexuelles et leurs conséquences psychologiques lourdes pour les victimes, différentes raisons me conduisent à ne pas adhérer à cette proposition de loi.
Tout d’abord, comme l’avait rappelé la mission d’information sénatoriale sur le régime des prescriptions civiles et pénales, il est nécessaire de veiller à la cohérence de ce droit en évitant des réformes partielles et en privilégiant une réforme d’ensemble.
Ensuite, il faut préserver un lien entre la gravité de l’infraction et la durée du délai de la prescription de l’action publique afin de garantir la lisibilité de l’échelle de gravité des crimes et des délits établie par le législateur. Or il existe une différence de gravité entre le viol et les autres agressions sexuelles. Aligner le régime de la prescription des agressions sexuelles sur celui du viol aurait pour conséquence de banaliser les formes les plus graves d’infractions sexuelles.
Un problème de preuve va également se poser : en matière de viol, des certificats médicaux constatant des blessures ou des traces biologiques peuvent parfois corroborer les dires des victimes ; les agressions sexuelles, quant à elles, laissent peu de traces.
Face aux dénégations courantes des personnes suspectées, la grande majorité des enquêtes reposent donc sur l’évaluation de la crédibilité des dires de la victime par recoupement avec des constatations matérielles, des témoignages ou des éléments indirects. Or ces derniers deviennent très imprécis dans le temps ou dépérissent.
Comme le rappelle l’Union syndicale des magistrats, les expertises psychologiques et psychiatriques de la victime et de la personne suspectée sont naturellement de nature à éclairer leurs personnalités respectives. Toutefois, elles ne peuvent constituer elles-mêmes une preuve suffisante de culpabilité.
L’augmentation de trois à dix ans du délai de prescription pour les agressions sexuelles risque de conduire à l’ouverture d’enquêtes ou d’instructions qui se concluront par des classements sans suite ou des non-lieux faute de preuve, ce qui sera de nature à augmenter, davantage encore, le traumatisme ressenti par les victimes.
Cette proposition de loi constitue donc une fausse bonne idée.
Il me paraît davantage souhaitable d’encourager les victimes à porter plainte le plus rapidement possible en améliorant la formation des personnels des services de police et de gendarmerie ainsi que des personnels médicaux qui reçoivent les victimes.
Les associations qui accompagnent ces victimes doivent également voir leurs subventions maintenues, voire augmentées. Ce n’est malheureusement pas la voie suivie par le Gouvernement… (M. le garde des sceaux marque sa surprise.)
Pour toutes ces raisons, je propose de supprimer cet article.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. Yves Détraigne, rapporteur. Cet amendement est conforme à la position adoptée par la commission. Aussi, j’émets un avis favorable.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Sur le fond, comme je l’ai expliqué dans mon intervention, le Gouvernement rejoint la position exprimée par les auteurs de cet amendement. Cependant, la conclusion de Mme Bonnefoy est contraire à la vérité. Pour cette raison, le Gouvernement s’en remet à la sagesse du Sénat.
Mme la présidente. La parole est à Mme Corinne Bouchoux, pour explication de vote.
Mme Corinne Bouchoux. Pour des raisons identiques à celles qui ont été avancées par Mme Bonnefoy, le groupe écologiste est défavorable à cette proposition de loi et votera donc cet amendement de suppression de l’article 1er.
Mme la présidente. La parole est à Mme Muguette Dini, pour explication de vote.
Mme Muguette Dini. Je ne reviendrai pas sur les arguments que j’ai développés lors de la présentation de cette proposition de loi, et je remercie notre collègue Laurence Cohen de les avoir si bien complétés.
Monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, je peux comprendre les raisons techniques que vous mettez en avant pour vous opposer à l’adoption de ce texte, en particulier la déstabilisation du régime des prescriptions. Reste que ne pas répondre aux questions que j’ai posées représente une vraie douleur et une vraie injustice pour les personnes concernées.
Mesdames, mes chères collègues, à celles d’entre vous qui auront décidé de voter l’amendement de suppression de l’article 1er, cœur de la présente proposition de loi, je demande ce que vous répondrez aux associations de lutte contre les violences faites aux femmes quand elles vous interrogeront sur votre vote.
Messieurs, mes chers collègues, à ceux d’entre vous qui voteront également cet amendement, je veux dire que, au fond, me semble-t-il, vous ne croyez pas à ces traumatismes considérables que connaissent les victimes.
Il n’est pas important qu’une femme – puisque, on le sait, ce sont majoritairement des femmes qui sont victimes d’agressions sexuelles – se sente atteinte dans son intégrité, se sente salie. D’ailleurs, est-ce qu’elle ne l’a pas cherché en portant une jupe trop courte ou en laissant voir le haut de son string au-dessus de son jean ? Et cette adolescente victime d’agression sexuelle de la part d’un membre de sa famille, n’y a-t-elle pas pris un peu de plaisir ?
Imprégné de ce mépris ancestral, l’agresseur, auteur d’un viol ou d’une agression sexuelle, se sent toujours innocent. D’ailleurs, il ne prend pas grand risque : 1 % de condamnations !
Vous parlez de preuves et, je le reconnais, elles sont très difficiles à apporter, quelle que soit la situation, mais cette difficulté ne doit pas nous faire renoncer à aborder ces questions.
Des centaines de milliers de femmes ou d’enfants, et, parmi les enfants, je n’oublie pas les petits garçons et les adolescents, sont victimes chaque année d’agressions sexuelles.
Des centaines de milliers d’agresseurs se sentent autorisés à poursuivre leurs minables et coupables pratiques puisqu’il ne se passe rien.
Reconnaissez que cela ne peut pas durer !
Si cette proposition de loi n’est pas la bonne solution, il faudra trouver autre chose.
Monsieur le garde des sceaux, l’État se doit de protéger toutes les victimes. Vous avez évoqué les dispositions nouvelles qui apportent des solutions partielles à la question que je pose. Mais elles ne règlent pas le problème des victimes qui sont dans l’impossibilité psychologique de parler avant trois ans et qui ne seront donc jamais entendues.
Il ne s’agit pas seulement de protection individuelle ; il s’agit d’un véritable problème de société.
Toutes ces victimes traumatisées ont du mal à retrouver leur place dans leur famille, dans leur emploi, dans la vie de tous les jours. Leur mal-être peut avoir, tout au long de leur vie, des répercussions sur leur entourage, répercussions dont les professionnels de la santé mentale vous diront qu’elles sont gravissimes.
Leur reconnaissance par la justice ou au moins la possibilité pour elles de porter plainte après trois ans est l’un de ces éléments de reconnaissance et de soin.
Il est malsain d’ignorer tous ces aspects et de ne pas essayer de faire mieux.
Bien entendu, avec l’ensemble des membres de mon groupe qui ont cosigné ce texte, je voterai contre l’amendement de suppression, qui met complètement à bas ma proposition de loi. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et sur les travées du groupe CRC.)
Mme la présidente. La parole est à Mme Catherine Génisson, pour explication de vote.
Mme Catherine Génisson. Le débat qui nous réunit cet après-midi traite d’un sujet grave.
Force est de constater que les agressions sexuelles autres que le viol sont aujourd’hui injustement prises en compte. Au reste, le faible nombre de plaintes déposées témoigne de la grande complexité du problème, tant est fort le sentiment de honte, de culpabilité et de peur souvent ressenti par la victime, en particulier quand l’acte a été commis au sein du couple, conduisant à un sentiment partagé d’amour et de haine.
Plusieurs orateurs ont estimé que le délai de prescription de l’action publique de trois ans des faits d’agressions sexuelles autres que le viol n’était peut-être pas adapté. Ainsi, outre les arguments d’ordre psychologique avancés par Mme Dini, on peut aussi mettre en avant l’impossibilité pour une victime de déposer plainte et de se reconstruire avant qu’elle n’ait obtenu sa mutation quand l’agression s’est produite en milieu professionnel.
Aussi, nous devons réfléchir à un véhicule juridique permettant à ces victimes d’agressions sexuelles, femmes ou hommes, même si les femmes sont majoritaires, d’obtenir justice, démarche indispensable pour leur permettre de se reconstruire.
Ce passage devant la justice, la plupart des orateurs l’ont souligné, doit aussi permettre de lutter contre la banalisation de ces délits, de mieux les prévenir, notamment afin d’éviter que certains agressés ne deviennent à leur tour des agresseurs, phénomène qui est loin d’être secondaire.
Cela étant, j’ai écouté avec attention les arguments juridiques qui ont été opposés à cette proposition de loi selon lesquels celle-ci serait imparfaitement motivée et susceptible, si elle devait être votée, d’entraîner plus d’inconvénients pour les victimes qu’elle n’apporterait d’améliorations à leur situation. Ce débat doit donc être la première pierre d’une action urgente pour traiter cette question.
D’abord, au-delà de l’adoption d’une loi, il est essentiel de sensibiliser l’ensemble de nos concitoyens à ce problème.
Comme cela a été rappelé au cours des auditions organisées par la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes, l’année 2012 est consacrée à la lutte contre les violences sexuelles au travail. Qui le sait ? Presque personne ! Qui communique sur ce sujet ? Personne ! Cet exemple est significatif.
Ensuite, même si beaucoup de progrès ont déjà été accomplis dans ce domaine, il est très important d’assurer une meilleure formation des professionnels qui sont confrontés à ces questions, que ce soient les professionnels de la santé, les professionnels de la justice, les professionnels de la sécurité, les assistants et assistantes sociaux.
Enfin, nous l’avons tous souligné, les moyens sont insuffisants pour permettre le suivi des victimes : les budgets diminuent, les crédits et les moyens humains accordés aux associations qui accompagnent les victimes sont réduits. Il n’est qu’à observer le triste sort réservé aux déléguées régionales aux droits des femmes et à l’égalité !
Cette question des moyens est prioritaire.
Pour ma part, je ne soutiendrai pas l’amendement de suppression de l’article 1er, car je ne peux pas voter contre votre proposition de loi, madame Dini. Reste que les arguments développés par M. le garde des sceaux et M. le rapporteur sont pertinents. Dans la mesure où il est important de traiter le sujet, mais parce que la solution que vous proposez est imparfaite, je m’abstiendrai.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Michel, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Michel. Madame Dini, nous pourrons répondre aux associations de victimes que votre proposition de loi est une illusion qui consiste à faire croire que l’allongement du délai de prescription réglera tout. En fait, rien ne serait réglé, parce que, dans ce domaine, les moyens sont insuffisants, parce que la parole des victimes – hommes, femmes, enfants – n’est pas prise en compte.
Ainsi, en cas de harcèlement sexuel sur le lieu de travail, la preuve est très difficile à établir. Il faut que de nombreuses conditions soient remplies, et j’espère qu’elles pourront l’être, pour que la parole s’exprime, que le coupable soit jugé, qu’il reconnaisse les faits qu’il a commis, qu’il comprenne leur gravité. Le coupable doit prendre conscience de la trace indélébile qui marque sa victime, de la déstructuration dont elle est l’objet, et dont nous recevons tous témoignage dans nos permanences.
Je me souviens de la lutte des associations de femmes, des avocates, voilà une trentaine d’années, pour que le viol soit enfin criminalisé, et non plus correctionnalisé, pour qu’il soit jugé en cours d’assises. Ne le banalisons pas !
Si les raisons de droit ne doivent pas dominer, on ne peut pas ne pas en tenir compte. Le pire serait sans doute de donner des illusions aux victimes. Comme l’a indiqué Mme Génisson, il y a autre chose à faire.
Pour ma part, je voterai l’amendement même si je comprends l’abstention de nos collègues, notamment de celles qui sont membres de la délégation aux droits des femmes et à l’égalité des chances entre les hommes et les femmes.
Mme la présidente. La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat, pour explication de vote.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Je ne suis pas membre de la délégation aux droits des femmes, mais j’appartiens, de longue date, à la commission des lois.
Je suis, comme mes collègues de la commission, attachée à la stabilité du droit, à la cohérence de la chaîne pénale et à la hiérarchie des peines, qui est bien évidemment liée au délai de prescription. Je constate toutefois que le législateur, en instaurant récemment les peines planchers, a bouleversé la chaîne pénale sans pour autant revoir la hiérarchie des peines. Il ne faut donc pas qu’il se croie soudain tenu par la nécessité de respecter la cohérence des prescriptions, alors qu’il n’hésite pas, dans certains domaines, à la modifier allègrement.
Cela dit, le droit doit évoluer pour s’adapter à la réalité. Or, dans notre pays – et dans d’autres –, il subsiste un tabou très fort en matière d’agressions sexuelles, dont les victimes sont en majorité des femmes, et qui ont lieu surtout dans la sphère conjugale, intrafamiliale et intrarelationnelle. Le très faible nombre de femmes qui portent plainte en témoigne.
Notre société reste à domination masculine, quoique certains en pensent. Certes, le monde de la justice s’est féminisé, mais, aujourd’hui encore, les décideurs, que ce soit en politique ou dans la justice, sont en majorité des hommes.
Donc, le tabou existe, il n’y a pas de honte à le reconnaître, y compris pour un homme. Il reste un long chemin à parcourir avant que les femmes portent plainte pour les agressions sexuelles qu’elles subissent, surtout lorsque ces dernières sont commises dans la sphère des relations sociales et professionnelles.
Conscient de cette situation, le législateur a voté la loi relative aux violences faites spécifiquement aux femmes, aux violences au sein des couples et aux incidences de ces dernières sur les enfants. Cette loi, intéressante, a permis des avancées, même si les moyens consacrés à son application restent insuffisants.
Nous ne pouvons être que favorables au soutien psychologique des victimes, à leur accompagnement pour qu’elles portent plainte. Mais il ne faut pas noyer le poisson : le facteur temps est très important. Il peut s’écouler un temps très long, bien souvent supérieur à trois ans, entre le moment où une femme est agressée et celui où elle a le courage de porter plainte, et ce pour des raisons psychologiques, professionnelles, conjugales ou familiales.
Il ne s’agit pas de banaliser les agressions les plus affreuses, de banaliser le viol, puisque l’on ne propose pas que la peine soit égale. Mais il faut avoir conscience que les femmes victimes d’une agression sexuelle et celles qui ont subi une tentative de viol sont dans des situations psychologiques très proches. Le délai de prescription doit donc être appréhendé de manière similaire.
Il est bien difficile pour une femme, a fortiori pour un juriste, de faire la différence entre une agression sexuelle et une tentative de viol. Alors, faisons confiance aux femmes !
Mes chers collègues, il faut savoir faire acte de courage, même si nous devons veiller à ne pas déséquilibrer la chaîne des peines, laquelle devrait d’ailleurs, selon moi, être entièrement revue. Si nous la révisions, nous pourrions procéder à toutes les adaptations nécessaires.
Pour l’heure, il convient de reconnaître qu’une victime d’agression sexuelle, c’est-à-dire dans la majorité des cas une femme, de par la place de celle-ci dans la sphère familiale, sociale et professionnelle, doit disposer d’un temps plus long pour porter plainte. Pour toutes ces raisons, nous voterons contre l’amendement de suppression.
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Pierre Godefroy, pour explication de vote.
M. Jean-Pierre Godefroy. Il me semble que l’on se cache derrière des arguments techniques pour ne pas accepter de poursuivre le débat. Or, dans bien des cas, dans cet hémicycle ou à l’Assemblée nationale, ces mêmes arguments techniques ont été jugés irrecevables et des dérogations ont été votées.
Adopter l’amendement de suppression de l’article 1er reviendrait à interrompre le débat : il n’y aura pas de navette et la proposition de loi n’ira pas à l’Assemblée nationale.
M. Jean-Pierre Godefroy. J’ai déjà connu pareille mésaventure, et je puis vous assurer que c’est extrêmement désagréable. En votant cet amendement, nous commencerions une année qui est censée être consacrée à la lutte contre les violences faites aux femmes et à la condition des femmes en refusant de débattre d’un texte qui vise à mieux reconnaître les droits des femmes. Réfléchissons, mes chers collègues ! Est-ce un message positif que nous envoyons aux centaines de milliers de personnes, femmes ou hommes, victimes d’agressions sexuelles ? Certes, la majorité des victimes d’agressions sexuelles sont des femmes, Mme Borvo Cohen-Seat l’a souligné à juste raison, mais il ne faut pas oublier que les hommes sont aussi touchés, ne serait-ce qu’en milieu carcéral.
Cela a été rappelé tout à l’heure, une personne mineure au moment d’une agression peut porter plainte à sa majorité. Eh bien, interrogeons-nous justement sur le nombre de jeunes qui portent plainte après leur majorité et qui, pendant tout le temps où ils étaient mineurs, n’ont pas osé se manifester, parce qu’ils étaient contraints par le milieu familial, parce qu’ils avaient peur ; peur de nuire à des parents qui sont violents à leur égard.
Je considère qu’il en est de même pour les victimes d’une agression sexuelle. Interrogeons-nous sur le faible nombre de femmes qui portent plainte dans les premières années après les faits. Demandons-nous quelles raisons les incitent à ne pas le faire.
Si l’agression a eu lieu dans le milieu familial, il se peut que le souci de préserver l’équilibre des enfants pèse le plus lourd dans la balance. Mais, après deux ou trois ans, une séparation ou un autre événement peut permettre à cette femme de se manifester et d’exprimer alors le ressenti de toute la violence subie.
Trois ans, c’est court aussi pour les violences commises dans le milieu professionnel. Tant que la victime d’une agression ou de harcèlement sexuels sur son lieu de travail n’a pas réussi à trouver un autre emploi – et Dieu sait si c’est difficile aujourd’hui ! – ou obtenu une mutation, la peur de porter plainte peut l’emporter, car elle craint de perdre son travail, elle redoute des agressions encore plus violentes, qui pourraient devenir moralement insupportables. En qualité de président de la mission d’information sur le mal-être au travail, je puis vous affirmer que cela vaut non seulement pour les femmes, mais aussi pour les hommes.
Je ne nie pas la pertinence des arguments techniques, mais en les faisant prévaloir, nous fermons la porte à l’expression d’un malaise social, comme si nous ne voulions pas l’entendre. Si nous voulons l’entendre, il faut en débattre. Pour cela, il faut que la proposition de loi puisse vivre, donc être discutée à l’Assemblée nationale.
Je vous avoue mon embarras en cet instant. Dans mon for intérieur, je voudrais voter contre cet amendement de suppression. Toutefois, je ne veux pas désavouer mes camarades. C’est pourquoi je m’abstiendrai, mais avec regret.
Notre message sera certainement mal perçu par les représentants des associations que nous avons rencontrés, voilà une semaine, lors des travaux de la délégation aux droits des femmes sur ce sujet. Pourtant, ils étaient unanimes, je le rappelle. Nous avions le temps de la loi. La navette pouvait avoir lieu et le débat s’instaurer. Les difficultés techniques soulevées par nos collègues de la commission des lois ne sont pas insurmontables. Elles le sont moins, en tout cas, que les souffrances endurées par les victimes. (Applaudissements sur certaines travées du groupe socialiste et sur les travées du groupe CRC. – Mme Christiane Kammermann applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Claude Domeizel, pour explication de vote.
M. Claude Domeizel. Je m’en tiendrai à l’objet de cette proposition de loi, c’est-à-dire à la durée de la prescription – trois ans ou dix ans –, même si je comprends que l’on puisse s’attacher à d’autres questions.
Combien de femmes, combien d’hommes fuient avant de raconter ce qu’ils ont subi ? Pendant combien de temps et pour quelles raisons refusent-ils de livrer à d’autres ce qu’ils ont enduré ?
J’ai entendu des victimes. Pendant un certain temps, elles veulent effacer ce qu’elles ont subi de leur mémoire. Elles fuient, un peu comme l’auteur d’un accident fuit le lieu de son accident, si vous me permettez cette comparaison. Puis, trois, cinq ou dix ans plus tard, un déclic se produit – peu importe sa cause : un événement familial ou, peut-être, d’autres agressions – et la victime éprouve l’envie de parler. Or, pour celle-ci, la durée de la prescription n’a pas une grande signification : l’agression demeure. Elle a envie d’être entendue, lavée et reconnue comme victime.
Telles sont les raisons pour lesquelles mon premier mouvement était de voter contre l’amendement de suppression. En effet, comme l’a dit notre collègue Jean-Pierre Godefroy, son adoption mettrait un terme au débat, alors que le problème demeure. Pour permettre à ce débat de se poursuivre, devant le Sénat puis à l’Assemblée nationale, j’ai donc envie, moi aussi, de voter contre l’amendement n° 1.
Par solidarité à l’égard de mon groupe, qui a décidé de le soutenir, je ferai cependant un pas en arrière en m’abstenant. Mais je le ferai avec beaucoup de regret et en continuant de m’y dire plutôt hostile.
Mme la présidente. Je mets aux voix l'amendement n° 1.
J'ai été saisie de trois demandes de scrutin public émanant, la première, du groupe CRC, la deuxième, du groupe socialiste et, la troisième, du groupe de l'UCR.
Je rappelle que l'avis de la commission est favorable et que le Gouvernement s’en remet à la sagesse du Sénat.
Il va être procédé au scrutin dans les conditions fixées par l'article 56 du règlement.
Le scrutin est ouvert.
(Le scrutin a lieu.)
Mme la présidente. Personne ne demande plus à voter ?…
Le scrutin est clos.
J'invite Mmes et MM. les secrétaires à procéder au dépouillement du scrutin.
(Il est procédé au dépouillement du scrutin.)
Mme la présidente. Voici le résultat du scrutin n° 88 :
Nombre de votants | 328 |
Nombre de suffrages exprimés | 321 |
Majorité absolue des suffrages exprimés | 161 |
Pour l’adoption | 264 |
Contre | 57 |
Le Sénat a adopté.
En conséquence, l’article 1er est supprimé et les amendements nos 4 et 3 n’ont plus d’objet.
Pour l’information du Sénat, je rappelle que l’amendement n° 4, présenté par Mme Dini, était ainsi libellé :
Alinéa 2
Rédiger ainsi cet alinéa :
« En dehors des cas prévus au précédent alinéa, le délai de prescription de l'action publique du délit défini à l'article 222-28 du code pénal est de dix ans. »
Quant à l’amendement n° 3, présenté également par Mme Dini, il était ainsi libellé :
Alinéa 2
Après la référence :
222-31
insérer les mots :
du code pénal
Article additionnel après l’article 1er
Mme la présidente. L'amendement n° 2, présenté par Mme Borvo Cohen-Seat et les membres du groupe communiste républicain et citoyen, est ainsi libellé :
Après l’article 1er
Insérer un article additionnel ainsi rédigé :
Le dernier alinéa de l’article 226-14 du code pénal est ainsi rédigé :
« Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire, y compris lorsque les faits signalés n’ont pas donné lieu à l’engagement de poursuites ou à une condamnation prononcée par une juridiction pénale. »
La parole est à Mme Nicole Borvo Cohen-Seat.
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. On va m’objecter que mon amendement constitue un cavalier…
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je ne l’ai pas encore dit, mais il est vrai qu’il a peu de rapport avec l’objet de la proposition de loi !
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Cet amendement porte pourtant sur une question importante, dont je sais qu’elle préoccupe beaucoup de nos collègues sur différentes travées : la position dans laquelle se trouvent les médecins qui signalent des agressions sexuelles.
Le médecin est souvent le mieux placé pour détecter les agressions et les maltraitances, en particulier celles commises contre des mineurs. Or chacun, même s’il n’est pas médecin, peut convenir que signaler est difficile : la certitude n’est pas toujours absolue, sans compter que les conséquences sociales et judiciaires d’une telle décision sont importantes.
Le fait est que, à l’heure actuelle, de nombreux médecins font l’objet de poursuites après avoir signalé une présomption de maltraitance sexuelle sur mineur.
Ainsi, les médecins se retrouvent pris entre deux feux : s’ils procèdent au signalement en application de l’article 226-14 du code pénal et de l’article 44 du code de déontologie, ils s’exposent à être poursuivis pour dénonciation calomnieuse par la personne désignée comme l’agresseur, comme cela est fréquent ; s’ils ne le font pas, ils sont susceptibles d’être poursuivis pour non-assistance à personne en danger, comme un exemple récent l’a montré.
Certes, les condamnations sont rares. Le poursuivant doit en effet prouver que les éléments constitutifs de l’infraction sont réunis. Mais les professionnels de santé n’en ont pas moins l’impression d’être soumis à une double pression juridique, la menace de poursuites les empêchant de procéder sereinement aux signalements.
C’est la raison pour laquelle il est urgent, comme beaucoup de personnes le réclament, de remédier aux lacunes de notre législation sur ce sujet.
Dans cet esprit, l’amendement n° 2 tend à modifier la rédaction de l’article 226-14 du code pénal afin de garantir aux médecins une immunité totale sur le plan disciplinaire – car l’Ordre des médecins se mêle souvent de ces affaires.
Dans sa rédaction actuelle, le dernier alinéa de cet article prévoit que « le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l’objet d’aucune sanction disciplinaire ». Nous proposons d’ajouter la précision suivante : « y compris lorsque les faits signalés n’ont pas donné lieu à l’engagement de poursuites ou à une condamnation prononcée par une juridiction pénale ».
J’ai voulu m’en tenir à cela, pour ce qui concerne le contenu de cet amendement, afin de ne pas modifier la loi de manière plus importante.
Mme la présidente. Quel est l’avis de la commission ?
M. Yves Détraigne, rapporteur. Cet amendement tend à préciser que les dispositions du code pénal protégeant les médecins et les personnels de santé qui signalent aux autorités compétentes les mauvais traitements qu’ils ont constatés dans l’exercice de leur fonction s’appliquent aussi lorsque les faits signalés n’ont pas donné lieu à l’engagement de poursuites ou à une condamnation prononcée par une juridiction pénale.
L’article 226-14 du code pénal prévoit déjà que les dispositions relatives au secret professionnel ne sont pas applicables « au médecin qui, avec l'accord de la victime, porte à la connaissance du procureur de la République les sévices ou privations qu'il a constatés ». Il précise en outre que, lorsque la victime est un mineur ou une personne vulnérable, son accord n’est pas nécessaire. Enfin, il dispose que « le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l'objet d'aucune sanction disciplinaire ».
Certes, la question peut se poser de la manière dont cet article est appliqué. À ce propos, je dois dire que, lors des auditions auxquelles nous avons procédé, la présidente du Collectif féministe contre le viol m’a alerté sur l’existence de procédures disciplinaires engagées contre des médecins ayant signalé des mauvais traitements aux autorités.
Tout en émettant un avis défavorable sur l’amendement n° 2, par cohérence avec la position de la commission des lois qui a proposé de ne pas adopter la présente proposition de loi, je trouverais bienvenu d’obtenir du garde des sceaux quelques explications sur la manière dont l’article 226-14 du code pénal est appliqué, ainsi que sur d’éventuels manquements dans les suites données aux signalements.
Mme la présidente. Quel est l’avis du Gouvernement ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Comme l’a fort bien dit Mme Borvo Cohen-Seat, cet amendement, sur la forme, est naturellement un cavalier.
Je rappelle que la proposition de loi porte sur le délai de prescription des agressions sexuelles. L’article additionnel qu’il est proposé d’introduire en son sein n’a aucun rapport avec cet objet.
Sur le fond, l’amendement est parfaitement satisfait. Les dispositions de l’article 226-14 sont en effet particulièrement claires : « Le signalement aux autorités compétentes effectué dans les conditions prévues au présent article ne peut faire l'objet d'aucune sanction disciplinaire. »
Ce texte clair doit évidemment s’interpréter en fonction de l’adage potius ut valeant quam ut pereant, dont le sens est absolu. Cela signifie explicitement que, quelle que soit la suite donnée à la dénonciation, son auteur ne peut être poursuivi.
Ensuite, d’autres règles s’appliqueront, comme celle de l’opportunité des poursuites. Le juge se prononcera, mais, je le répète, quelles que soient les conséquences du signalement, son auteur est couvert par cet article du code pénal.
Monsieur le rapporteur, vous nous avez affirmé que des cas contraires vous avaient été signalés lors d’auditions. Nous avons réalisé des recherches et nous n’avons rien trouvé. Toutefois, si vous avez connaissance de faits précis, je suis prêt à prendre toute mesure par voie de circulaire pour vous donner satisfaction et expliquer clairement la règle applicable. Il n'y a aucune divergence entre nous sur ce point.
Madame Borvo Cohen-Seat, je le répète, nous sommes prêts à rappeler ce texte ou l’interprétation qui doit en être donnée par voie de dépêche ou de circulaire. Je vous demande donc de bien vouloir retirer votre amendement.
Mme la présidente. Madame Borvo Cohen-Seat, l'amendement n° 2 est-il maintenu ?
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat. Je vais retirer mon amendement. Cependant, je suis étonnée que vous ne sachiez pas que des médecins ont été poursuivis, monsieur le garde des sceaux. Je vous ferai donc parvenir toute la documentation nécessaire à ce sujet. Mais peut-être ne rangez-vous pas les psychiatres dans cette catégorie ?
M. Michel Mercier, garde des sceaux. Je le répète, je suis prêt à examiner cette question avec vous et à rappeler clairement les règles applicables au travers d’une dépêche ou d’une circulaire !
Mme la présidente. L'amendement n° 2 est retiré.
Article 2
La présente loi est applicable dans les îles Wallis et Futuna, en Polynésie Française et en Nouvelle Calédonie.
Mme la présidente. La parole est à M. le rapporteur.
M. Yves Détraigne, rapporteur. Par cohérence avec les positions qu’elle a adoptées précédemment, la commission émet un avis défavorable sur cet article.
Mme la présidente. La parole est à M. le garde des sceaux.
Mme la présidente. Mes chers collègues, je vous rappelle que si cet article n’était pas adopté, il n’y aurait plus lieu de voter sur l’ensemble de la proposition de loi, dans la mesure où les deux articles qui la composent auraient été rejetés. Aucune explication de vote sur l’ensemble du texte ne pourrait donc être admise.
Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix l'article 2.
(L'article 2 n'est pas adopté.)
Mme la présidente. Les deux articles de la proposition de loi ayant été successivement rejetés, je constate qu’il n’y a pas lieu de voter sur l’ensemble, puisqu’il n’y a plus de texte.
En conséquence, la proposition de loi n’est pas adoptée.
8
Organisme extraparlementaire
Mme la présidente. Mes chers collègues, je vous informe que M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir procéder à la désignation de deux sénateurs appelés à siéger au sein du comité consultatif du Fonds pour le développement de la vie associative.
Conformément à l’article 9 du règlement, j’invite la commission de la culture, de l’éducation et de la communication à présenter des candidatures.
Les nominations au sein de cet organisme extraparlementaire auront lieu ultérieurement, dans les conditions prévues par l’article 9 du règlement.
9
Dépôt d'une question orale avec débat
Mme la présidente. J’informe le Sénat que j’ai été saisie de la question orale avec débat suivante :
N° 11 - Le 26 janvier 2012 - Mme Nicole Bricq attire l’attention de Mme la ministre de l’écologie, du développement durable, des transports et du logement sur le devenir des permis exclusifs de recherche d’hydrocarbures conventionnels et non conventionnels après le vote de la loi n° 2011-835 du 13 juillet 2011 visant à interdire l’exploration et l’exploitation des mines d’hydrocarbures liquides ou gazeux par fracturation hydraulique et à abroger les permis exclusifs de recherche comportant des projets ayant recours à cette technique.
Elle fait observer que, sur les soixante-quatre permis exclusifs de recherche octroyés, seuls trois ont été abrogés. Or le groupe pétrolier Total, qui avait exclu de recourir à la fracturation hydraulique, a déposé le 12 décembre 2011 un recours contentieux auprès du tribunal administratif de Paris demandant l’annulation de l’abrogation de son permis de Montélimar. À cela s’ajoute le fait que la loi votée l’été dernier, outre qu’elle est permissive à l’exploration et à l’exploitation des hydrocarbures non conventionnels en n’interdisant pas le recours à des techniques alternatives, est aussi contraire au droit de l’environnement – non-respect des procédures de transparence, de consultation et de participation publiques, d’études d’impacts, d’enquête publique...
Le rapport d’Arnaud Gossement qui a été remis à la ministre le 12 octobre 2011 recommande pourtant précisément « de faire évoluer le droit minier dans le sens d’une meilleure information et participation du public et d’une évaluation environnementale renforcée ». Il souligne la nécessité d’assurer une participation « continue, directe et indirecte à tous les échelons territoriaux pertinents », et ce, en amont des projets.
Or le Gouvernement a prévu un chantier de dix-huit mois pour « la refonte et la modernisation » du code minier. Et il ne souhaite pas non plus inscrire à l’ordre du jour du Parlement le projet de loi de ratification de l’ordonnance portant codification de la partie législative du code minier qui instaure pourtant, bien que a minima, une procédure de consultation du public.
De leur côté, les industriels qui ont déclaré ne pas avoir recours à la technique interdite demeurent détenteurs de leur permis et rien ne les empêche d’utiliser d’autres techniques de fracturation de la roche-mère qui seraient pourtant tout aussi dommageables pour l’environnement. Tout récemment, on apprenait encore qu’une demande de prolongation d’un permis de recherche d’hydrocarbures liquides ou gazeux au large des côtes de Marseille et de Toulon serait en cours d’instruction et ce, à nouveau, sans que le public y ait été associé.
Aussi, le groupe socialiste, apparentés et rattachés a déposé le 27 juillet 2011 une nouvelle proposition de loi visant à interdire l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures de roche-mère et à abroger les permis exclusifs de recherche de mines d’hydrocarbures, n° 775 rectifié. En effet, à travers ces questions de transparence et d’association des citoyens, c’est bien aussi un choix de société, celui de s’engager, ou non, dans une nouvelle phase d’exploitation de ressources fossiles, qui est ici posé.
Pour toutes ces raisons, elle souhaite connaître les intentions du Gouvernement à l’égard de l’ensemble des permis exclusifs de recherche d’hydrocarbures conventionnels et non conventionnels qui n’ont pas été abrogés ou qui font l’objet d’une demande de prolongation.
10
Ordre du jour
Mme la présidente. Voici quel sera l’ordre du jour de la prochaine séance publique, précédemment fixée au lundi 23 janvier 2012, à quinze heures et le soir :
Proposition de loi, adoptée par l’Assemblée nationale, visant à réprimer la contestation de l’existence des génocides reconnus par la loi (n° 229, 2011-2012).
Rapport de M. Jean-Pierre Sueur, fait au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d’administration générale (n° 269, 2011-2012).
Personne ne demande la parole ?…
La séance est levée.
(La séance est levée à dix-huit heures vingt.)
Le Directeur du Compte rendu intégral
FRANÇOISE WIART