M. Francis Delattre. Bonne question !
M. Pierre Laurent. La France doit cesser de se fourvoyer et reprendre l’initiative politique et diplomatique. Cela est encore possible, mais il y a urgence.
On voit d’ailleurs le niveau élevé des réticences politiques et des rejets populaires de la guerre en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Italie, dans toute l’Europe, et même aux États-Unis.
Non, il n’y a pas de consensus pour la guerre !
La France, monsieur le ministre, a mis jusqu’ici son énergie dans l’option militaire. Nous vous demandons de l’investir dans la recherche d’une issue politique. Au lieu d’imposer la guerre, il faut, avec détermination, avec vos alliés, avec la Russie, emmener les protagonistes syriens aux conditions d’un règlement politique, avec un calendrier et de vraies décisions qui puissent constituer une réelle avancée dans la voie de la transition démocratique attendue par le peuple syrien. La France se grandirait en agissant ainsi, même si, nous le savons, le chemin est difficile.
Le G20 doit être utilisé pour une première et urgente concertation multilatérale, en particulier avec la Russie, les États-Unis et les autres puissances concernées.
La crise géopolitique syrienne sollicite donc, avec insistance, la France et le rôle qui devrait être le sien dans le monde d’aujourd’hui. Car cette crise majeure fait surgir immédiatement d’autres questions de grande portée internationale, en particulier l’enjeu global de la sécurité internationale, celui du désarmement et de l’élimination des armes non conventionnelles ou de destruction massive.
Il n’y a pas, en effet, que les armes chimiques. Il y a aussi, notamment dans la région, les armes nucléaires et la question, cruciale, de la prolifération.
Lors de la Conférence des ambassadeurs, voilà seulement quelques jours, le Président de la République, à propos de la crise sur le nucléaire iranien, a explicitement affirmé : « Le temps presse […], la menace grandit et le compte à rebours est d’ores et déjà enclenché. » Nous souhaitons, monsieur le ministre, que cette grave formulation, visant le principal allié de la Syrie, ne soit pas l’annonce que la crise iranienne devrait, elle aussi, le moment venu, passer par l’inacceptable et dangereuse phase d’une nouvelle opération militaire.
On dit, en effet, à Paris comme à Washington, que « toutes les options sont sur la table ». Y compris, de nouveau, la guerre ? Jusqu’où irons-nous encore ? Je souhaite, monsieur le ministre, que vous répondiez à cette question.
Le traité de non-prolifération doit être respecté par tous ses signataires. Il faut aller vers un désarmement nucléaire multilatéral et contrôlé. Et ni les États-Unis, ni la France, ni d’autres puissances ne peuvent se permettre d’envisager le règlement de toutes les crises par la force. C’est impensable ! Ne nous engageons pas dans un tel engrenage !
Construire une sécurité collective et humaine sur le plan international appelle tout autre chose que la guerre et les ambitions de domination qui vont avec. La France ne doit pas suivre Washington sur ce fil qui mène aux déstabilisations et aux désastres que nous connaissons déjà. Un changement sur le fond de politique internationale et de conception de la sécurité s’impose, avec un effort indispensable pour le désarmement concernant toutes les armes de destruction massive, et la nécessité de lier cette option essentielle au règlement des conflits, notamment la crise sur le nucléaire iranien, la politique israélienne et la question de la Palestine, la politique de la Turquie et la question kurde…
L’urgence n’est pas de faire la guerre ; elle est de construire un avenir commun pour tous les peuples dans cette région cruciale de la Méditerranée et du Proche-Orient. Saurons-nous, en Syrie et ailleurs, commencer à relever ce formidable défi ? Nous pensons, pour notre part, que la France, si elle le décide, en a la force. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC. – MM. Jean-Pierre Chevènement et Robert Hue applaudissent également.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC.)
M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, la guerre civile qui secoue la Syrie représente un drame humain depuis près de deux ans et demi maintenant. Selon les services de l’ONU, ce conflit meurtrier a fait à ce jour entre 93 000 et 110 000 morts. Voilà la réalité !
Une nouvelle étape dans l’escalade de la violence semble toutefois avoir été franchie dans la journée du 21 août dernier.
En effet, les preuves d’une utilisation à large échelle d’armes chimiques par le régime syrien de Bachar Al-Assad, et ce à l’encontre de sa propre population, convergent désormais.
La communauté internationale ne peut rester figée sans réponse face à des crimes d’une telle gravité ; elle se doit d’y apporter une réponse appropriée.
Néanmoins, le déclenchement d’une éventuelle intervention militaire à l’encontre du régime syrien, même ciblée et ponctuelle, ne peut, le cas échéant, se faire dans la précipitation, sans que l’on prenne en compte les multiples implications géopolitiques qu’elle pourrait avoir et la complexité de la situation, particulièrement dans cette région du monde.
Le rejet d’une motion présentée par le premier ministre britannique, David Cameron, et tendant à autoriser le recours à la force devant la Chambre des communes a ainsi démontré que des interrogations subsistaient quant à une opération dans ce pays, qui fut souvent un allié sur le plan militaire. En France, un récent sondage a confirmé que nos compatriotes se posaient les mêmes questions.
Dans les grands pays démocratiques, à l’instar des États-Unis, où le président Obama a suspendu sa décision au vote du Congrès américain, c’est une logique politique qui prévaut, au-delà des mécanismes institutionnels. Il s’agit en définitive d’obtenir le soutien du Parlement, même si celui-ci n’est pas constitutionnellement indispensable, afin de forger une position nationale plus forte, quelle qu’elle soit.
Dès lors, monsieur le ministre, mes chers collègues, il apparaît aux sénateurs du groupe UDI-UC qu’il est politiquement impensable de prendre la décision d’engager nos forces armées en Syrie sans que le Parlement puisse préalablement s’exprimer sur le sujet par un vote.
Certes, nous ne contestons pas que le Président de la République demeure chef des armées et qu’il lui appartient d’engager nos forces armées de manière discrétionnaire et dans l’urgence quand nos intérêts nationaux sont en danger, comme ce fut le cas au Mali. Mais force est de constater que la situation est différente en l’espèce. Aussi, une consultation du Parlement permettrait de rechercher le consensus national tout en apportant des réponses aux multiples questions que nous nous posons. Ce débat est nécessaire.
Car il est clair qu’une telle opération militaire ne peut être envisagée, le cas échéant, sans que l’on ait pesé attentivement ses conséquences et délimité ses objectifs. Sinon, nous risquons de nous retrouver prisonniers d’une mécanique infernale qui pourrait conduire à l’embrasement de la région, et au-delà.
Le Président de la République a évoqué l’idée d’une intervention « punitive » qui aurait vocation à mettre un coup d’arrêt à la sauvagerie des actes perpétrés par le régime de Damas. Mais posons-nous les bonnes questions, il est encore temps : une telle opération permettrait-elle de marquer réellement un coup d’arrêt à l’escalade de la violence en Syrie ? Contribuerait-elle efficacement à la protection de la population civile, alors qu’un exode massif s’amplifie chaque jour un peu plus ? Quelles en seraient les objectifs ? Pourquoi ne pas envisager la mise en place de couloirs humanitaires, voire d’une zone d’exclusion aérienne, dans un premier temps, pour protéger efficacement les populations civiles ?
En outre, n’y a-t-il pas un risque d’exacerbation du conflit et de fragilisation de la région tout entière, d’autant que la crise syrienne s’est déjà propagée à certains pays voisins ? Une déstabilisation des équilibres de la région, où de multiples acteurs, étatiques ou non, se côtoient, pourrait déclencher une machine infernale que nul ne pourrait arrêter, au moment même où nous pouvons déjà observer une transposition des termes du conflit sur le territoire du malheureux Liban.
En somme, la définition d’objectifs stricts et précis doit nous garder du risque réel d’un embrasement généralisé de cet « Orient compliqué », qui aurait sans nul doute des répercussions immédiates dans tout le pourtour méditerranéen, dont la France fait partie.
Le cadre légal – plusieurs orateurs l’ont rappelé – est également fondamental. Comment inscrire une opération militaire dans la légalité internationale en dehors de tout mandat des Nations unies ? Le critère humanitaire est-il suffisant ? Cette question est d’autant plus délicate à appréhender que le schéma du conflit est particulièrement complexe. En effet, l’analyse simpliste des « bons » et des « méchants » ne résiste pas à l’épreuve des faits, avec des forces de l’opposition fragmentées, dont certains de ses membres, proches de l’islam radical, comme chacun le sait, sont loin d’être des « enfants de chœur » !
Enfin, nous mesurons encore mal les implications qu’une telle opération pourrait avoir vis-à-vis de pays comme la Russie ou la Chine, qui, jusqu’à aujourd’hui, soutiennent peu ou prou le régime de Damas. Ces pays, qui bloquent déjà depuis près de trente et un mois toute adoption de résolution sur le sujet par le Conseil de sécurité, pourraient continuer de soutenir le régime de Damas en cas d’intervention militaire, notamment à travers la livraison d’armes supplémentaires, avec à la clé un risque d’escalade. À cet égard, un surcroît d’efforts diplomatiques pour conforter l’entente internationale est très certainement préférable, à ce stade.
La prudence s’impose donc. La précipitation n’est pas une méthode d’action et nous ne pouvons envisager, le cas échéant, une option militaire sans une meilleure appréciation de la situation et de ce que nous attendons d’une intervention armée éventuelle.
Alors que l’exacerbation du conflit entraîne une accélération de l’exode des populations civiles, je tiens à attirer votre attention, monsieur le ministre, mes chers collègues, sur la question humanitaire, qui est bien réelle.
J’étais il y a quelques jours seulement dans la région au titre de la commission des migrations, des réfugiés et des personnes déplacées de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, une assemblée au sein de laquelle nous sommes plusieurs ici à siéger. À cette occasion, je me suis rendu dans différents camps, formels ou informels, de réfugiés au Liban et en Turquie, à quelques kilomètres de la frontière syrienne, où j’ai pu recueillir, comme d’autres, le témoignage poignant de ces populations, qui ont bien souvent tout perdu et qui vivent dans le dénuement le plus total.
Appelons les choses par leur nom ; c’est bien à un drame humanitaire que nous assistons en Syrie et dans les pays voisins. Le bilan de la guerre civile syrienne est d’ores et déjà accablant, et près de 2 millions de Syriens, dont 1 million d’enfants, ont d’ores et déjà trouvé refuge dans les pays limitrophes. Les drames humains dépassent les logiques comptables. Il est là aussi, le véritable « crime contre l’humanité ».
Pour António Gutteres, le Haut-commissaire des Nations unies pour les réfugiés – je salue au passage le rôle remarquable joué dans cette crise par le HCR et certaines ONG –, « La Syrie est devenue la grande tragédie de ce siècle, une calamité humanitaire indigne avec des souffrances et des déplacements de population sans équivalent dans l’histoire récente. »
Pouvons-nous rester sans réagir, alors que l’aide pâtit d’un sous-financement chronique ? Qu’attendons-nous pour renforcer notre soutien humanitaire aux pays de la région ? Voilà un engagement immédiat que nous pourrions prendre.
La France et, surtout, l’Europe entendent-elles rehausser leurs engagements à cet égard, alors que l’amplification du conflit va inéluctablement entraîner un afflux supplémentaire de réfugiés ?
Dans le petit Liban de 3,5 millions d’habitants, en l’espace de onze mois, les réfugiés qui s’entassent dans des camps non-formels sont passés de 25 000 à près de 700 000, et l’on pense qu’ils seront 900 000, voire 1 million à la fin de l’année. Telle est la réalité !
La période de consultation et de réflexion que nous vivons en ce moment doit par ailleurs nous permettre de définir une méthode d’action pour répondre à l’ensemble de ces enjeux.
De nombreux orateurs l’ont dit, une éventuelle intervention ne peut être envisagée totalement en marge des Nations unies. Certes, le Conseil de sécurité est paralysé, mais ne fermons pas la porte aux tractations diplomatiques, y compris avec les Russes, afin de maintenir une démarche inclusive : eux aussi voient ce qui se passe, eux aussi sont témoins des horreurs actuelles, eux aussi ont une opinion publique.
D’autres voies diplomatiques pourraient aussi être étudiées, notamment l’adoption de résolutions par l’Assemblée générale des Nations unies. Une telle démarche permettrait d’accroître la pression internationale sur Damas.
Par ailleurs, cette intervention éventuelle devrait se faire dans le cadre diplomatique le plus large possible. La mise en place d’une « coalition des volontaires », si elle aboutissait, ne saurait se limiter à quelques pays occidentaux, au risque de donner des arguments fallacieux aux adeptes du « choc des civilisations ». Une fois de plus, on en verrait les conséquences, qui se traduiraient par des difficultés à constituer une nécessaire coalition internationale.
Et quid des positions de la Ligue arabe, certes divisée, mais incontournable, ainsi que des grands pays limitrophes ? Je pense à la Turquie, qui est une puissance régionale tout aussi incontournable, mais aussi à l’Iran, acteur-clé de la région, s’agissant d’un conflit qui, à bien des égards, ressemble à une guerre de religion de notre temps.
Il est en effet de notoriété publique que la rébellion syrienne est composée en partie de mouvements salafistes extrémistes, souvent extérieurs, jouant sciemment la carte de l’affrontement entre les différentes branches de l’islam. Nous ne saurions laisser la Syrie aux mains de tels groupes sans déstabiliser l’ensemble de la région pendant plusieurs décennies.
Il nous faut donc trouver le moyen d’œuvrer, autant que faire se peut, le plus unis possible, à une sortie de crise par le haut, préservant les minorités religieuses, notamment chrétiennes, sans faire le jeu de ces groupuscules extrémistes.
Enfin, et c’est un vœu solennel que je prononce devant vous, au nom de notre groupe, mes chers collègues, il serait impensable que l’Europe ne se saisisse pas davantage de la question, dans son volet humanitaire – on peut faire mieux et on peut faire plus ensemble –, mais aussi dans sa dimension politique. Quelle formidable occasion de démontrer que l’Europe politique est capable, devant une telle crise, devant un tel enjeu géopolitique, de se mettre en mouvement ! La Syrie est membre de l’Union pour la Méditerranée, dont font partie les pays de l’Union européenne. C’est donc bien de notre voisinage immédiat qu’il est ici question !
Certes, le Royaume-Uni s’est retiré pour le moment du processus, mais quelle est la position de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Espagne et de l’ensemble des pays européens ? Que fait Mme Ashton ? Il faudrait que les chefs d’État et de gouvernement européens se réunissent au plus vite sur cette question, pour définir une approche commune et une stratégie d’action, que l’on trouve ensemble un dénominateur commun ! Une fois de plus, la crédibilité de l’Europe est en jeu.
M. Gérard Longuet. C’est vrai !
M. Jean-Marie Bockel. Nous en avons tous conscience, monsieur le ministre, mes chers collègues, le Président de la République a de graves décisions à prendre. Notre rôle, en tant que sénateurs, représentants du peuple français, est de nous assurer que sa décision sera prise au nom d’objectifs réalistes, atteignables et utiles, respectueux de la sécurité de la France comme de la légalité internationale.
Cela n’a rien d’une impossible quadrature du cercle ! Ne gâchons pas l’occasion de trouver une solution pérenne et durable à la crise syrienne et revoyons-nous prochainement pour un nouveau débat, suivi d’un vote ! (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC et de l'UMP.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Chevènement. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE et de l’UMP.)
M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le ministre des affaires étrangères, j’ai eu l’occasion à plusieurs reprises de vous exprimer, ainsi qu’au Président de la République, ma préoccupation, et ce depuis le mois de juin 2012, quant à la définition de notre politique à l’égard de la Syrie.
Dès le départ, cette politique, dont vous avez d’ailleurs hérité, puisque notre ambassade à Damas avait été fermée dès le mois de mars 2012, a été dictée par l’émotion.
Plaçons-nous dans une logique de paix et non dans une « logique de guerre », pour reprendre une expression fameuse. Je n’exprime pas ici une préoccupation qui me serait propre. Elle est aussi celle de Robert Hue et de plusieurs autres sénateurs du groupe du RDSE.
L’exigence, avant une quelconque transition, du départ d’Assad, déclaré assassin de son peuple, affaiblissait évidemment toute démarche de négociation visant à faire pression sur le régime de Damas.
En réalité, c’est la nature même de la guerre engagée en Syrie qui faisait et fait encore problème. Tentons de nous délivrer des manichéismes trompeurs ! C’est une guerre civile et, plus que cela, une féroce guerre interconfessionnelle. Assad, dictateur brutal, défend les prérogatives d’une minorité, celle des alaouites, qu’il sait soutenus par d’autres minorités, chrétiennes, par exemple, mais aussi par une fraction de la majorité sunnite, qui a longtemps bénéficié de la stabilité des courants d’affaires.
La seule issue de cette guerre civile barbare était et reste une issue négociée entre les deux camps.
Les sunnites, ou du moins une majorité d’entre eux, veulent l’effacement des alaouites. Ils doutent d’y réussir par la force et comptent sur une intervention extérieure, à l’exemple de ce qui s’est passé en Libye. Mais que savons-nous de la situation qui prévaudra après la chute du régime de Bachar Al-Assad ? Regardons ce qui se passe en Irak ! Encore 1 000 morts au mois de juillet à Bagdad. En Libye, les milices tribales, le plus souvent islamistes, se sont rendues maîtresses du terrain. Le port de Derna est aux mains d’Al-Qaïda, le Mali a été déstabilisé. Sans l’intervention de la France dans le cadre des résolutions de l’ONU, intervention que j’ai soutenue fortement, le Mali serait aujourd’hui un sanctuaire de l’islamisme radical, dominé par des groupes terroristes djihadistes.
Enfin, par l’interprétation qui a été faite en Libye de la résolution 1973, la notion de « responsabilité de protéger » a été malheureusement discréditée aux yeux de la Russie et de la Chine, mais aussi de la plupart des pays émergents, comme l’Inde, le Brésil ou l’Algérie, qui refusent la notion d’« ingérence », elle-même proscrite par la Charte des Nations unies. L’occidentalisme peut se camoufler en « droit-de-l’hommisme ». Celui-ci ignore ou, de manière plus perverse, veut occulter les réalités et les choix politiques.
Or la France doit d’autant plus se placer sur le terrain du droit international qu’elle est elle-même l’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU, qu’elle se veut une « puissance repère », comme le Président de la République et vous-même, monsieur le ministre, l’avez dit.
La résolution de 2005 votée par l’Assemblée générale des Nations unies prévoit bien la responsabilité de protéger, mais, et je vous renvoie au texte, « par l’entremise du Conseil de sécurité, conformément à la Charte, notamment son chapitre VII ». Ce dernier doit donc donner son autorisation. Il n’existe pas de responsabilité de protéger reconnue par l’ONU en dehors de ce cadre juridique. Voilà ce que dit le droit !
Des frappes aériennes sur la Syrie ne pourraient ainsi s’effectuer qu’en dehors du cadre de la légalité internationale. Un homme d’État comme vous, monsieur le ministre, ne peut pas fonder une intervention sur le principe du « on ne peut pas ne pas », même s’il sert à tous les gouvernements, principe en vertu duquel on n’agit pas pour quelque chose, mais on agit parce que l’on ne peut pas faire autrement ! Nous sommes bel et bien dans cette situation.
Vous essayez de vous raccrocher au droit, en vous référant à la convention de 1925, passablement ancienne et aujourd’hui dépassée, interdisant l’utilisation, en temps de guerre, des armes chimiques, dont la Syrie, et pour cause – elle était alors sous mandat français –, ne pouvait pas être partie prenante. Quant à la convention plus récente sur l’interdiction des armes chimiques, signée à Paris le 13 janvier 1993, vous savez pertinemment que ni la Syrie, ni l’Égypte, ni d’ailleurs la Somalie ou le Soudan du Sud ne l’ont signée. D’autres pays, notamment Israël et la Birmanie, ne l’ont pas ratifiée.
Je le répète, la Syrie n’a pas signé cette convention, pas plus que toutes les nations du monde n’ont signé le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires.
Vous évoquez la notion de « crime contre l’humanité », mais j’observe que le Statut de Rome, portant création de la Cour pénale internationale, définit celui-ci très largement dans son article 7, mais ne mentionne pas spécifiquement l’utilisation d’armes chimiques. Dans cette définition, très générale, on peut naturellement ranger l’utilisation d’armes chimiques. Mais quid des utilisateurs de bombes à fragmentation ou de bombes au napalm, quid des pays qui refusent de signer les conventions d’interdiction des armes chimiques, bactériologiques, nucléaires, de ceux qui n’ont pas ratifié le traité d’interdiction des essais nucléaires et de ceux qui répriment par balles leur opposition ? Monsieur le ministre, ne faudrait-il pas les punir, eux aussi ?
Punissons, punissons à tour de bras, et punissons tout le monde ! C’est une logique, une logique morale définie par ceux qui ont les moyens d’exercer des sanctions. Car on n’a jamais vu les faibles faire la morale aux forts et les sanctionner. Cela n’existe pas !
Aussi bien, est-on sûr à 100 % de l’origine des frappes ? J’observe simplement, en exerçant le doute méthodique cher à Descartes, qu’un groupe extrémiste comme le Front Al-Nosra, alimenté par des fournitures d’armes extérieures ou par des stocks qu’il aurait pu détourner, aurait pu perpétrer ce crime abject pour entraîner une intervention occidentale. Cette hypothèse n’a pas été sérieusement examinée.
Je ne reviendrai pas sur les déclarations imprudentes du Président Obama, qui ont provoqué, depuis une année, une surenchère d’accusations, mais je pose la question : quel serait l’intérêt du régime syrien, qui avait pris le dessus par des moyens conventionnels, tout aussi barbares, d’ailleurs ?
La morale remplace le droit : ce n’est pas un progrès, car seul le droit protège tous les pays, tandis que la morale, d’où procède la sanction, est à l’appréciation des plus forts. À mon avis, la France a intérêt, du point de vue de l’esprit de défense, à ne pas confectionner un droit à sa mesure, en marge du droit international reconnu par l’ONU.
M. le président. Mon cher collègue, il vous faut songer à conclure.
M. Jean-Pierre Chevènement. Je vais conclure, monsieur le ministre, parce que je sens que M. le président s’impatiente, en espérant toutefois qu’il voudra bien permettre au dernier survivant des acteurs du congrès d’Épinay d’achever son propos. (Rires et applaudissements sur certaines travées de l'UMP, de l'UDI-UC, du RDSE, du groupe écologiste et du groupe CRC.)
Quel est le cadrage politique, monsieur le ministre, quel est l’objectif politique ?
L’opposition syrienne démocratique est divisée. La guerre l’a marginalisée au profit de groupes extrémistes. Le cours des révolutions arabes en Tunisie et plus encore en Égypte doit nous rendre prudents. Quelle cohérence y a-t-il entre notre combat justifié au Mali contre les groupes djihadistes armés et la complaisance dont nous ferions preuve à l’égard de ces mêmes groupes dans la guerre civile qui déchire la Syrie ?
La France doit soutenir partout non pas l’islamisme politique, mais la démocratie, inséparable des valeurs républicaines, au Mali, au Niger, en Libye, en Tunisie, en Égypte, en Syrie, en Arabie saoudite, au Qatar, à Bahreïn, dans le respect du principe de non-ingérence, bien sûr, et sous le contrôle du Conseil de sécurité des Nations unies. Ce serait là le sens d’une stratégie d’influence, dans le droit fil de la dernière Conférence des ambassadeurs, que vous avez d’ailleurs très brillamment conclue, je veux au passage vous en féliciter, monsieur le ministre.
Quel effet des frappes américaines et françaises auront-elles ? D’ores et déjà, la menace des frappes a gonflé le flot des réfugiés aux frontières du Liban et de la Jordanie. On ne pourra pas éviter les dommages collatéraux, surtout si les stocks d’armes chimiques sont visés, comme je l’ai entendu dire. C’est très grave ! Que se passera-t-il le jour d’après ? D’autres frappes ? Sur la Syrie ? Ou sur l’Iran ? Encore une fois, restons fidèles à Descartes et traitons séparément des dossiers dont la solution doit rester distincte – la Syrie, la Palestine, l’Iran.
La « fabrication d’un ennemi » est chose facile. Elle sert rarement la cause de la paix.
J’ai entendu l’accusation de « passivité ».
M. le président. Veuillez conclure, mon cher collègue.
M. Jean-Pierre Chevènement. Je conclus, monsieur le président !
Ce ne serait pas être passif que de faire pression pour que l’opposition syrienne désigne ses représentants à la conférence de Genève II, afin que celle-ci puisse se réunir dans les prochaines semaines. Cette négociation peut se faire par des rencontres bilatérales dans les couloirs du G20, à Saint-Pétersbourg. Mais le G20 n’a pas vocation à remplacer le Conseil de sécurité des Nations unies. C’est dans le cadre de celui-ci que nous pouvons obtenir une trêve dans la guerre civile et un compromis qui préserve l’unité de la Syrie. Sa balkanisation serait la source de malheurs encore plus grands. Mettons un peu de cohérence dans notre politique et défions-nous de l’occidentalisme.
La France ne se définit pas, comme le disait M. Sarkozy, par son appartenance à la famille des nations occidentales, elle appartient avant tout à la grande famille des nations humaines. La Révolution de 1789 visait à l’universalité. La France doit servir de pont entre toutes les nations et ne pas se couper des pays dits « émergents ».
Le Président de la République souligne à juste titre la nécessité de préserver notre souveraineté.
M. le président. Cher collègue, je vous prie de conclure. (Sourires sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC – Murmures sur les travées du groupe socialiste.)
M. Jean-Pierre Chevènement. Mais qu’en est-il, dans la situation présente, de l’autonomie même de la France par rapport aux États-Unis ? Où sont passés nos alliés européens ? On les cherche ! (Marques d’impatience sur les travées du groupe socialiste.)
M. le président. Monsieur Chevènement, il faut maintenant conclure !