M. Jean-Pierre Chevènement. Monsieur le ministre, il ne faut pas effacer la brillante réussite malienne, qui nous doit beaucoup, par une erreur qui serait gravissime pour l’ensemble de notre politique étrangère et pour nos intérêts dans le monde. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, de l'UDI-UC et de l'UMP, ainsi que sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Vial.
M. Jean-Pierre Vial. Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, en tant que président du groupe d’amitié France-Syrie du Sénat, je me félicite que nous ayons ce débat.
La France a choisi très tôt la reconnaissance de l’opposition syrienne et, dès lors, l’équilibre de l’ensemble de la région et les intérêts de notre pays ne peuvent laisser place aux jeux partisans.
Lors des premières manifestations de ce qui allait devenir le « printemps arabe », peu de chancelleries imaginaient un soulèvement en Syrie et les analyses ne cesseront d’être continuellement en décalage par rapport à une réalité qui aura fini par déboucher sur un état de guerre civile.
La Syrie qui, certes, n’était pas l’exemple de la démocratie avec la toute-puissance d’un parti Baath, parti socialiste, laïc et nationaliste créé en 1953, avait su pourtant préserver la liberté des minorités et de multiples populations et religions en étant un des seuls États arabes a avoir inscrit la laïcité dans sa constitution et à garantir un égal accès aux fonctions publiques et privées.
Si les premiers soulèvements populaires et pacifiques pouvaient laisser entrevoir et espérer une ouverture institutionnelle du régime, très rapidement hélas ! la répression enclenchera son processus inexorable d’escalade.
L’excuse des groupes radicaux, qui marqua le début du processus répressif, devint hélas encore ! la réalité d’une présence croissante de djihadistes et d’extrémistes qui ne cessèrent de progresser, renforçant l’escalade et la déstabilisation du pays, tout en concourant à l’affaiblissement des mouvements d’opposition et à leurs difficultés à se donner la légitimité et la force nécessaires.
Aux frontières de cette poudrière, Israël, de façon constante, ne cessera de revendiquer le respect de son territoire et d’affirmer sa ferme résolution à s’opposer à tout débordement.
Le Liban, dont on connaît la situation particulière avec la Syrie, verra son gouvernement adopter très rapidement une position, qui a pu surprendre certains, consistant à considérer que la situation syrienne était extérieure, comme pour dire qu’elle ne le concernait pas : une façon de s’isoler par les mots et de ne pas être entraîné dans un conflit, même si le Hezbollah a fini par l’y amener.
À l’intérieur, les Kurdes, après avoir obtenu la reconnaissance de droits réclamés depuis longtemps, engagèrent une réaction vigoureuse contre les djihadistes qui tentaient de s’installer sur leur territoire.
Sans aller plus loin dans la complexité, cette situation n’est pas sans rappeler les propos du général de Gaulle qui, dès 1945, précisait : « L’Orient, dont fait partie la Syrie, se trouve en présence de populations qui ont toujours constitué pour le monde un problème très délicat. »
Oui, c’est dans ce contexte et dans une région au sujet de laquelle le spécialiste du Moyen-Orient Antoine Sfeir a très tôt évoqué le risque d’un nouveau conflit mondial pouvant résulter d’une confrontation entre les chiites et les sunnites qu’il convient d’apprécier la position de la France.
Si la non-intervention militaire de la France a été rapidement affichée, elle doit être réaffirmée fortement, au moment où le Parlement est saisi de la question de la réaction de notre pays à l’usage des armes chimiques.
Au risque de surprendre, monsieur le ministre, et alors que je suis fermement opposé à toute intervention militaire sur le sol syrien, je le dis très clairement : une réaction immédiate concertée et ferme à l’usage d’armes chimiques aurait eu mon assentiment total. Oui, l’usage d’armes chimiques, par qui que ce soit, doit être une ligne rouge.
Or force est de constater que le trouble grandissant de l’opinion publique, comme des politiques, d’ailleurs, n’est pas sans lien avec la confusion, les hésitations et le flou qui ont progressivement entouré ce qui a été qualifié très tôt d’« action coup de semonce ».
Comment se fait-il que, quelques mois après une première alerte, qui aurait exigé d’ailleurs plus de transparence déjà, la communauté internationale n’ait pas été capable d’arrêter une position qui lui aurait permis d’agir immédiatement et non de se discréditer dans des débats où l’argument juridique devenait l’excuse à l’absence de décision en semant le trouble dans une opinion déjà dubitative ?
Oui, la définition et les contours d’une doctrine d’intervention nous auraient épargné les difficultés rencontrées aujourd’hui et nous auraient permis de nous interroger sur l’étape suivante.
Hélas ! la communauté internationale n’ayant pas de doctrine, elle ne peut avoir de stratégie. Et, quand on n’a pas de stratégie, on n’a pas prise sur les événements ; ce sont les événements qui ont prise sur vous.
Voilà la question.
Je me garde bien de parler, en le regrettant d’ailleurs, du silence assourdissant de l’Europe, elle qui avait pourtant laissé entrevoir sa volonté de s’investir fortement sur les enjeux de la Méditerranée.
Dès lors, faut-il aujourd’hui que le Parlement se prononce par un vote ? Si la question pouvait se poser hier, la réponse s’impose aujourd’hui : elle s’impose pour des questions tant d’ordre juridique que d’ordre politique.
Au sujet du conflit de 2003, qui est devenu pour l’opinion le syndrome irakien du mensonge d’État, François Hollande, à l’époque, réclamait à l’Assemblée nationale un vote par respect « de la primauté du droit » et du « rôle des Nations unies ».
Comment pourrait-on priver le Parlement de l’expression de ce droit, alors qu’aujourd’hui nous nous trouvons privés du soutien des Nations unies, que les deux principales puissances occidentales, les États-Unis et la Grande-Bretagne, se sont engagées à saisir leur parlement et que le premier ministre canadien vient de faire savoir que son pays n’entendait pas participer à une telle frappe militaire ?
Or c’est bien le sens de l’article 50–1 de la Constitution, qui précise très clairement que le Gouvernement « peut, de sa propre initiative […], faire, sur un sujet déterminé, une déclaration qui donne lieu à débat et peut, s’il le désire, faire l’objet d’un vote sans engager sa responsabilité ».
Il va sans dire que la France ne peut agir seule, mais la coalition, dont on parle de plus en plus, est-elle davantage une garantie ?
Quelle est la cohérence, monsieur le ministre, entre le Canada, qui a dit très tôt ne pas vouloir intervenir militairement, et la Turquie, pour qui la frappe correspond de toute évidence à une notion bien différente puisque, pour le chef du gouvernement turc, cette frappe doit être conduite de façon ferme et résolue avec pour seul objectif la chute de Bachar Al-Assad ?
Mais ce vote s’impose davantage encore pour des raisons politiques.
Si l’origine des tirs semblent aujourd’hui se confirmer, force est de constater que, lorsque la mission des Nations unies rendra ses conclusions, les frappes, qui devaient être dissuasives, vont devenir des frappes aléatoires sur des objectifs incertains et perdre leur effet militaire pour devenir un risque politique.
Hier, le coup de semonce devait être un avertissement ; aujourd’hui, le coup de semonce risque de devenir une déclaration de guerre.
Oui, monsieur le ministre, le risque de cette réaction est aujourd’hui trop grand pour qu’il n’y ait pas l’expression du vote du Parlement, face à une population nationale qui s’interroge et à une population syrienne qui exprime également de plus en plus son inquiétude devant une telle initiative.
Puis-je d’ailleurs souligner que, à ce jour, plus de 12 000 ressortissants français continuent de vivre en Syrie et nous écoutent avec l’attention que vous imaginez ?
Bien évidemment, monsieur le ministre, je ne vous poserai pas la question sur l’Irak : combien y a-t-il eu de morts avant l’intervention, combien de morts pendant l’intervention et combien de morts depuis ?
Or, monsieur le ministre, nos concitoyens se posent cette question.
Est-ce la voie du renoncement ? Non. Nos amis syriens nous disent : « Soit vous n’avez rien à dire, et vous vous taisez, soit vous avez quelque chose à dire, et vous l’assumez ! »
Deux messages nous sont ici adressés.
Le premier message est humanitaire : c’est d’abord la nécessité impérieuse d’une aide massive et urgente, sur le plan humanitaire et sanitaire, en faveur des populations déplacées ou réfugiées qui, selon le Haut-Commissaire de l’ONU, seraient passées en un an de 230 000 à 2 millions, dont plus de la moitié d’enfants.
La Syrie est un pays en ruine, avec une économie anéantie, un patrimoine historique et archéologique dévasté.
Nous sommes à quelques semaines de l’hiver dans une région, monsieur le ministre, où le climat est rigoureux. La communauté internationale ne peut pas laisser des centaines de milliers de Syriens démunis.
Cette question humanitaire est tout autant brûlante en ce qui concerne l’afflux des réfugiés syriens, qui peut devenir un facteur de déstabilisation des pays voisins. Nous pensons tous au Liban et à la Jordanie.
Le second message est politique : il y a quelques jours, le Président de la République affirmait que l’action de la France ne pouvait pas consister, dans un premier temps, à chasser Bachar Al-Assad. Recevant le chef de la coalition nationale syrienne, il précisait : « Tout doit être fait pour une solution politique, mais elle ne le deviendra que si la coalition de l’opposition est capable d’apparaître comme une alternative avec la force nécessaire. »
Oui, après plus de deux ans et demi de conflit, le moment est venu pour que toutes les grandes puissances, dont la France, usent de leur vraie capacité pour imposer à toutes les parties syriennes de se rencontrer.
Le moment n’est plus à poser comme préalable les questions qui doivent être l’objet même des discussions et de la reconstruction de la Syrie.
Oui, si les morts des armes chimiques demandent justice, les 100 000 morts et plus demandent tout autant de ne pas être morts pour rien. C’est un appel qui doit être entendu avant tout par la communauté internationale.
Permettez-moi, pour conclure, de rappeler cette règle de la médecine de la Méditerranée d’il y a plus de 2 000 ans, qui serait l’expression d’Hippocrate : « Être sûr avant d’agir de ne pas nuire par son intervention. » (Applaudissements sur les travées de l'UMP et de l'UDI-UC. – M. Jean-Pierre Chevènement applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées. Monsieur le président, monsieur le ministre des affaires étrangères, cher Laurent Fabius, mesdames, messieurs les ministres, mes chers collègues, intervenir ou ne pas intervenir, là est la question d’importance.
M. Jean-Jacques Hyest. Eh oui !
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. La question est facile à poser, la réponse est plus difficile à formuler. Et nous sommes précisément ici pour en débattre et en délibérer.
Aujourd’hui, mes chers collègues, chaque groupe a pu exprimer publiquement son point de vue. Hier, les membres de la commission des affaires étrangères et de la défense, que j’ai l’honneur de présider, ont pu assister à une présentation à huis clos par le ministre de la défense des éléments probants déclassifiés et classifiés.
J’ai pensé qu’il était tout à fait légitime que ces parlementaires accèdent à cette connaissance.
Chacun a pu s’exprimer librement, dans un débat sans formalisme qui a renoué, me semble-t-il, avec la meilleure tradition parlementaire.
Nous avons donc pu peser et soupeser les arguments. Oui, mes chers collègues, délibérer, c’est savoir, mais délibérer, c’est aussi choisir.
Alors, rationnellement, cher Jean-Pierre Chevènement, c’est-à-dire animés pas le doute méthodique, que savons-nous ? Que savons-nous ne pas savoir ? Et que devons-nous décider ?
Afin d’apporter une réponse, qui sera une réponse personnelle, j’ordonnerai brièvement mes idées autour de sept séries de considérations.
Premièrement, nous savons que des armes chimiques ont été utilisées, de façon massive, le 21 août dernier. Il n’y a aucun doute là-dessus. S’agit-il de gaz sarin, de gaz VX, d’ypérite ou, plus vraisemblablement, d’un mélange que d’aucuns appellent « cocktail » ? Nous ne le savons pas. Cela demande des analyses très poussées qui seront effectuées sur les échantillons ramenés par les experts de l’ONU et dont les résultats ne seront connus que dans quinze jours, au mieux.
Qui a donné l’ordre ? Nous n’avons aucune preuve formelle, et je crains qu’il n’y en ait jamais. Du reste, c’est quoi, une preuve formelle ? L’ordre écrit de M. Al-Assad ?
Certes, on pourrait envisager une manipulation de l’opposition, car le drame du marché de Sarajevo est encore dans bien des mémoires. Mais, en réalité, tout désigne le régime. Car c’est bien le régime des Assad – le père comme le fils – qui a fait fabriquer ces armes. C’est encore le régime des Assad qui les a stockées et militarisées. Et c’est toujours le régime des Assad qui a refusé de signer, en 1993, la convention internationale sur les armes chimiques, preuve s’il en est qu’il s’autorisait leur utilisation.
Quant à celle de 1925, cher Jean-Pierre Chevènement, ils l’ont signée, beaucoup plus tard, en 1968.
Cela, mes chers collègues, ce ne sont pas des supputations, ce sont des certitudes, comme sont des certitudes désormais parfaitement établies : premièrement, le fait que ce bombardement était massif et donc supposait la détention d’une grande quantité de composants chimiques ; deuxièmement, le fait qu’il exigeait une haute technicité, un entraînement et une chaîne de commandement hors de portée des forces d’opposition ; troisièmement, le fait qu’il visait des zones tenues par les opposants et occupées uniquement par des civils.
Deuxième série de réflexions : cette utilisation des armes chimiques n’est que le dernier épisode d’une guerre civile qui a déjà fait plus de cent dix mille morts et deux millions de réfugiés. Cela fait deux ans et demi qu’en Syrie l’on massacre, l’on tue, l’on bombarde sans distinction femmes, enfants, vieillards, malades, civils et militaires.
Mes chers collègues, les mots sont impuissants à décrire cet enfer, tant les images sont insoutenables.
C’est une guerre civile de la pire des espèces, car elle est aussi une guerre de religion. Et nous Français, et nous habitants du Sud-Ouest, sommes bien placés pour savoir que ce sont les plus terribles et les plus longues. Il est donc peu probable qu’elle cesse rapidement.
Il faudrait certainement que le Conseil de sécurité de l’ONU intervienne ou puisse aller vers une intervention sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations unies.
Or nous savons, et c’est mon troisième point, que le Conseil des Nations unies ne prendra aucune décision. La Russie et la Chine, pour ne pas les nommer, ne le veulent pas, car ces pays ne veulent pas admettre l’existence d’un droit d’ingérence humanitaire. Et c’est bien de cela qu’il s’agit ici : quel principe doit primer ? Devons-nous admettre qu’au nom de la souveraineté des nations les gouvernants sont autorisés à massacrer leurs populations ? Ou bien devons-nous essayer de faire prévaloir la responsabilité de protéger les populations civiles menacées par des satrapes sanguinaires ?
Je vous pose la question : combien de centaines de milliers de morts supplémentaires faudra-t-il pour que l’on fasse quelque chose ? Que répondrons-nous aux générations futures ? Jusqu’à quand et jusqu’où serons-nous des spectateurs interdits ? Devons-nous attendre qu’il y ait cinq cent mille morts pour en reparler ? Non évidemment. À mon sens, il faut agir, mais agir dans quel but ?
Précisément, c’est mon quatrième point, nous savons que Bachar El-Assad est un dictateur dangereux et sanguinaire, mais nous savons aussi qu’une partie de ses opposants ne valent guère mieux. Certains sont des fondamentalistes proches d’Al-Qaïda. Autant dire que ce ne sont des amis ni de l’Occident ni de ses valeurs.
Donc, le but de notre action ne peut être de vouloir faire tomber le régime. Il s’agit de donner un coup d’arrêt aux violences perpétrées par ce régime en réduisant sa capacité de nuisance et, ce faisant, montrer à tous les régimes dictatoriaux qu’ils ne peuvent utiliser des armes de destruction massive impunément.
Mes chers collègues, il n’y aura pas de solution politique au conflit tant que les partisans du régime accepteront d’avoir un criminel de guerre à leur tête, qui avilit le nom même de la Syrie.
Alors, proposons un début de solution politique. Oui, créons une espérance européenne à côté des grandes puissances, avec la Russie. Proposons, comme l’a suggéré le ministre des affaires étrangères russe, la constitution d’un gouvernement de transition. Mais, chacun le comprend, ce gouvernement de transition ne pourra se constituer qu’en dehors de la tutelle de Bachar Al-Assad.
Cinquièmement, quelle sera la réaction de la Syrie et de ses principaux alliés, le Hezbollah et l’Iran ? Personne ne le sait, mais on peut l’imaginer sans peine, et donc s’y préparer. Je crois être autorisé à vous dire que le gouvernement français l’a fait et est en train de peaufiner cette préparation.
Sixièmement, qu’ont décidé nos alliés ?
Le Royaume-Uni a fait son choix, et il faut le respecter. Il nous faut aussi en comprendre les raisons. Pour moi, il ne fait guère de doute que David Cameron a dû régler la facture impayée par Tony Blair et George Bush. Je le dis sans détour. Mais ce n’est pas parce que l’on nous a menti en 2003, cher Jean-Pierre Raffarin, que l’on nous ment en 2013.
Quant au Président des États-Unis, il a fait son choix, et ce choix sera vraisemblablement confirmé par le Congrès dans les jours qui viennent.
La Ligue arabe a demandé une intervention, et je ne doute pas que ses membres sauront prendre leurs responsabilités – même si je les sais divisés –, de même que la Turquie.
Bien évidemment, la France n’est pas seule ; elle n’ira pas seule. Le pourrait-elle ? Peut-être, mais elle ne doit pas le faire, car il faut un minimum de consensus pour forger la légitimité internationale.
Dernier point : que devons-nous faire ? Dans le doute, dans la confusion, dans l’incertitude, la première des choses à faire est de rester unis. J’apprécie que certains avant moi l’aient proposé. C’est tout le sens de mon engagement depuis que j’ai été élu à la présidence de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat. C’était aussi celui de mon prédécesseur, Josselin de Rohan. Je ferai tout pour préserver notre unité, dans la tradition sénatoriale.
Cherchons donc ensemble, dans les traits fondamentaux qui dessinent notre identité, dans le fond et le tréfonds de notre histoire, les réponses que nous dictent notre conscience et notre raison. Pour ce qui me concerne, ce que me disent et mon cœur et mon cerveau est sans ambiguïté : on ne peut pas laisser gazer des hommes, des femmes et des enfants, sans rien faire.
On ne peut pas laisser, sans rien faire, un dictateur semer la terreur, répandre la désolation et massacrer sa population.
Que répondrons-nous à nos enfants et à tous ceux qui nous diront demain : vous saviez, vous pouviez et vous n’avez rien fait ? On nous dit qu’il ne faut pas répéter les erreurs du passé. C’est bien vrai. Alors ne répétons pas l’erreur du Rwanda et ne laissons pas commettre impunément des massacres. Il faut que cela cesse, mes chers amis ! Il faut que cela cesse maintenant !
Entre agir sans savoir et savoir sans agir, je prends résolument le parti d’agir.
En effet, si nous intervenons en Syrie, c’est d’abord et avant tout dans l’intérêt du peuple syrien et pour des raisons éminemment humanitaires. Mais c’est aussi, mes chers collègues, et j’y tiens par-dessus tout, pour nous-mêmes, pour ce qui fait notre humanité, nos valeurs, et qui fait que nous sommes fiers d’être Français !
Entre mon confort et mon honneur, j’ai choisi mon honneur. Je soutiendrai donc l’intervention que décidera le Président de la République ! (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. le ministre.
M. Laurent Fabius, ministre. Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je voudrais d’abord remercier tous ceux qui sont intervenus, quelle que soit leur position : Jean-Michel Baylet, André Gattolin, Philippe Adnot, Jean-Pierre Raffarin, François Rebsamen, Pierre Laurent, Jean-Marie Bockel, Jean-Pierre Chevènement, Jean-Pierre Vial et, à l’instant, le président Jean-Louis Carrère.
Je les remercie, non seulement parce qu’ils ont élaboré des réponses, pris en considération les arguments, mais aussi, personne ne le contestera, parce que le climat de nos débats est empreint de gravité, de sérieux, d’écoute de l’autre. Cela est extrêmement important sur un sujet comme celui-ci, car si, en définitive, il faut choisir – vous l’avez dit fort bien, monsieur le président de la commission, nous ne sommes pas des commentateurs, des journalistes libres d’écrire ce qu’ils veulent, ni même des citoyens pouvant interpréter la situation comme ils l’entendent –, nous devons regarder les deux côtés – il y a deux colonnes –, mais, à la différence de beaucoup, – c’est cela notre responsabilité politique – nous devons faire un trait en bas des deux colonnes et décider dans un sens ou dans un autre.
À cet égard, il est juste de dire qu’aucune solution n’est parfaite. C’est peut-être le propre de la décision politique. Mais la décision politique supérieure, c’est lorsqu’il existe, pour chaque solution, des inconvénients et des avantages. Il faut faire la balance, qui est très délicate et dépend de la grille d’analyse, de la réflexion de celui qui la fait.
Cela s’applique particulièrement dans une situation aussi complexe que celle de la Syrie aujourd’hui.
Avant de répondre précisément aux orateurs, je voudrais ajouter deux messages qui, j’en suis sûr, seront partagés par beaucoup.
Nous discutons, c’est le propre de notre démocratie. Vos collègues députés le font aussi au même instant. Mais il ne faut jamais perdre de vue qu’il y a d’abord les hommes et les femmes en Syrie et dans les territoires autour, et qu’ils ne sont pas du tout indifférents à nos débats.
Un orateur a dit qu’il avait visité les camps. Je l’ai fait aussi, comme plusieurs d’entre vous. C’est une émotion terrible de voir les images que vous avez vues : des enfants morts dans des linceuls de fortune. Nous avons tous ressenti cette émotion, cette indignation, et il faut en tenir compte. Mais, dans le même temps, nous devons aller plus loin, réfléchir.
Je pense à ces Syriens, en particulier à ceux que nous avons vus dans les camps. Le camp qui m’a peut-être le plus touché est le camp de Zaatari, que certains d’entre vous connaissent sans doute. Le nombre de réfugiés dans ce camp, qui était à l’origine de 10 000, est aujourd’hui de 130 000 ; ils sont dans le désert, sans rien.
Il faut écouter ce que nous disent les Syriens – ce sont des Syriens qui sont partis –, et ne pas être portés uniquement par l’émotion. Ainsi, au moment de prendre notre position, et même s’il faut faire la part de l’émotion et du raisonnement, les choses vont tout de même dans un certain sens.
Je n’ai entendu aucune de ces femmes ou aucun de ces hommes dire autre chose que : « Venez à notre secours ! » Leurs propos sont souvent beaucoup plus forts, et vous le savez.
Je voudrais dire un mot – ce pourrait être un long débat – sur ce qui nous rassemble aussi certainement : l’aspect humanitaire. D’ailleurs, un lien existe entre mes propos précédents et ceux-ci.
Une action humanitaire est menée, et une action humanitaire est à mener, car, plusieurs d’entre vous l’ont dit, les comptabilités macabres du Haut Commissaire Guterres sont malheureusement exactes. C’est le plus grand drame humanitaire depuis le début du siècle, et même depuis plus longtemps !
En plus des solutions que nous devons apporter à la cause, il faut que nous nous impliquions toujours davantage pour apporter un soutien aux populations victimes de ces drames humanitaires.
De ce point de vue, l’un d’entre vous a évoqué la question des couloirs humanitaires, des zones d’exclusion, etc. Ce sont des sujets qui ont bien sûr été examinés, et on ne peut pas lancer cette « solution » sans en étudier les conséquences. Nous souhaiterions évidemment tous que cela puisse être installé.
Prenons l’exemple de la zone d’exclusion. D’après les examens des militaires, une telle zone requerrait, en troupes au sol – il n’est pas question d’installer ces éléments d’exclusion sans qu’il y ait des éléments au sol –, en artillerie et autres, six fois ce qui a été déployé pour la nuit.
Dans le contexte géographique qui est celui de la Syrie, la communauté internationale a malheureusement jugé que, pour l’heure, cette solution n’était pas possible. C’est un crève-cœur.
Mesdames, messieurs les sénateurs, j’ai regroupé en sept ou huit points les principaux éléments de vos interventions auxquels je répondrai brièvement.
Tout d’abord, en reprenant ce que de nombreux orateurs ont dit, je souligne qu’il y a, au total, peu de contestations sur les faits. Bien sûr, plusieurs d’entre vous considèrent qu’il faut attendre la remise des travaux des inspecteurs. Reste le constat global, qui est très important. En effet, lorsqu’on regarde le concert international, ce qui retient ou empêche de très grands pays – je pense à la Russie ou la Chine – de permettre une réaction, c’est la contestation des faits. Il y a quelques heures encore, le président Poutine a déclaré que, si les faits étaient avérés, il n’excluait pas non seulement de soutenir une action contre le régime syrien, mais aussi de la soutenir militairement.
M. Jean-Louis Carrère, président de la commission des affaires étrangères. Oui, mais qui va apporter la preuve ?
M. Laurent Fabius, ministre. Cela étant, je constate, en la matière, une différence de perception très forte.
Des éléments nous ont été apportés, non par des agents de l’extérieur mais par nos propres services, qui – un orateur l’a très justement rappelé –, lors de l’affaire d’Irak, ne se sont pas trompés ! Je reviendrai sur la comparaison avec l’Irak, au sujet de laquelle il y a beaucoup à dire. De plus, nous disposons de nombreux éléments de conviction.
Certains répliquent, ce que je comprends tout à fait : « D’accord, nous ne mettons pas en cause ce qu’affirment les services de renseignement, d’autant qu’il y a une logique à tout cela, mais il faudrait attendre le rapport des inspecteurs. »
Cette solution pose problème face aux nécessités du terrain. Dimanche dernier, je me suis encore entretenu avec le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon. Je lui ai demandé des précisions sur deux points.
Premièrement, quand pourrons-nous disposer des éléments qu’ont rapportés les inspecteurs ? Il m’a répondu : « C’est compliqué, des examens en laboratoire sont nécessaires. Un délai de trois semaines sera peut-être nécessaire. » (M. Alain Gournac s’exclame.) Je le répète, cette conversation a eu lieu dimanche !
Deuxièmement, je lui ai posé cette question que chacune et chacun d’entre vous lui aurait soumise : les inspecteurs ont achevé leur mission vendredi soir, ils se sont penchés sur la matérialité des faits. Mais vont-ils étudier ce que les spécialistes nomment, en termes techniques, l’imputabilité, c’est-à-dire déterminer qui a commis ces faits ? La réponse a été non.
Mesdames, messieurs les sénateurs, je ne suis pas plus que vous spécialiste en la matière. Serait-il possible, dès lors que le constat aura été massif, d’en tirer des conclusions sur l’auteur des faits ? Nous l’espérons tous, mais là n’est pas la mission des inspecteurs. Dire cela, ce n’est pas faire du juridisme.
Il s’agit d’une question très importante. À mon sens, il est difficile de conditionner la décision qui devra être prise à des éléments que les intéressés eux-mêmes affirment ne pas nous fournir.