compte rendu intégral
Présidence de M. Thierry Foucaud
vice-président
Secrétaires :
M. Jean Boyer,
Mme Marie-Noëlle Lienemann.
1
Procès-verbal
M. le président. Le compte rendu analytique de la précédente séance a été distribué.
Il n’y a pas d’observation ?…
Le procès-verbal est adopté sous les réserves d’usage.
2
Fin de la mission temporaire d’un sénateur
M. le président. Par lettre en date du 16 janvier 2014, M. le Premier ministre a annoncé la fin, à compter du même jour, de la mission temporaire sur une nouvelle évaluation de l’application de la loi du 3 août 2009 relative à la gendarmerie nationale, confiée à M. François Pillet, sénateur du Cher, auprès de M. Manuel Valls, ministre de l’intérieur, dans le cadre des dispositions de l’article L.O. 297 du code électoral.
Acte est donné de cette communication.
3
Candidatures à un organisme extraparlementaire
M. le président. Je rappelle que M. le Premier ministre a demandé au Sénat de bien vouloir lui faire connaître le nom de quatre sénateurs désignés pour siéger au sein de la commission pour la modernisation de la diffusion audiovisuelle, en application de l’article 18 de la loi n° 2013-1028 du 15 novembre 2013.
La commission de la culture, de l’éducation et de la communication a fait connaître qu’elle propose les candidatures de Mme Catherine Morin-Desailly et de M. David Assouline.
Pour sa part, la commission des affaires économiques a fait connaître qu’elle propose les candidatures de M. Bruno Retailleau et de M. Yannick Vaugrenard pour siéger au sein de cet organisme extraparlementaire.
Ces candidatures ont été affichées et seront ratifiées, conformément à l’article 9 du règlement, s’il n’y a pas d’opposition à l’expiration du délai d’une heure.
4
Organismes extraparlementaires
M. le président. M. le Premier ministre a demandé à M. le président du Sénat de lui faire connaître le nom de quatre sénateurs – deux titulaires et deux suppléants – désignés pour siéger au sein du Conseil national du développement et de la solidarité internationale, en application du décret n° 2013-1154 du 11 décembre 2013 créant cette instance.
Conformément à l’article 9 du règlement du Sénat, la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées a été saisie de ces désignations.
Les nominations au sein de cet organisme extraparlementaire auront lieu ultérieurement, dans les conditions prévues par l’article 9 du règlement.
Par ailleurs, M. le Premier ministre a demandé à M. le président du Sénat de lui faire connaître le nom d’un sénateur représentant les Français établis hors de France, désigné pour siéger au sein de la commission permanente pour la protection sociale des Français de l’étranger, conformément à l’article 3 du décret n° 92-437 du 19 mai 1992.
Conformément à l’article 9 du règlement du Sénat, la commission des affaires sociales a été saisie de cette désignation.
La nomination au sein de cet organisme extraparlementaire aura lieu ultérieurement, dans les conditions prévues par l’article 9 du règlement.
5
Décision du Conseil constitutionnel
M. le président. M. le président du Conseil constitutionnel a communiqué au Sénat, par courrier en date du 16 janvier 2014, le texte d’une décision du Conseil constitutionnel qui concerne la conformité à la Constitution de la loi garantissant l’avenir et la justice du système de retraites.
Acte est donné de cette communication.
6
Communication du Conseil constitutionnel
M. le président. M. le président du Conseil constitutionnel a informé le Sénat, le 17 janvier 2014, qu’en application de l’article 61-1 de la Constitution, la Cour de cassation avait adressé au Conseil constitutionnel dix décisions de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les articles L. 943-4 et L. 943-5 (Pêche maritime et aquaculture marine ; 2014-375 QPC, 2014-376 QPC, 2014-377 QPC, 2014-378 QPC, 2014-379 QPC, 2014-380 QPC, 2014-381 QPC, 2014-382 QPC, 2014-383 QPC, 2014-384 QPC).
Le texte de ces décisions de renvoi est disponible à la direction de la séance.
Acte est donné de cette communication.
7
Géolocalisation
Adoption en procédure accélérée d’un projet de loi dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion du projet de loi relatif à la géolocalisation (projet n° 257, texte de la commission n° 285, rapport n° 284).
Dans la discussion générale, la parole est à Mme la garde des sceaux.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice. Monsieur le président, monsieur le président de la commission des lois, mesdames, messieurs les sénateurs, c’est avec plaisir que je vous retrouve. Nous nous sommes quittés au mois de décembre dernier. J’ai adressé à la plupart d’entre vous une carte de vœux personnelle, mais je tiens à vous souhaiter à tous, ainsi qu’à l’ensemble des personnels du Sénat, une très belle année 2014 ! Nous nous retrouvons pour débattre en procédure accélérée du projet de loi relatif à la géolocalisation.
Comme le disait Rousseau, « il n’y a pas de liberté sans lois ». Le sujet qui nous occupe concerne à la fois la liberté, la sécurité et la sûreté. Dans une démocratie, l’État doit garantir les libertés individuelles et les libertés publiques, mais il doit également assurer la sûreté, c'est-à-dire veiller à ce que tous les citoyens se sentent en sécurité, et même à ce qu’ils ne soient victimes d’aucune agression. Toutes les politiques publiques convergent afin que, pour reprendre une formule de Montesquieu, « un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen ».
Le présent projet de loi traite à la fois de la liberté et de la sécurité, dans une logique de sûreté. Il s'agit de créer un cadre juridique pour le recours à la géolocalisation, autrement dit de consacrer une technique policière indispensable à l’élucidation des affaires et à l’arrestation des auteurs d’infractions. En effet, en octobre dernier, la Cour de cassation a déclaré que la géolocalisation constituait une atteinte grave à la vie privée et annulé deux décisions de recours à cette technique, dont l’une avait été prise par le parquet.
Commençons par définir précisément la géolocalisation, afin de bien comprendre ce dont nous discutons cette après-midi.
Il s'agit d’une technique utilisée par la police, la gendarmerie et les douanes dans le cadre d’enquêtes pénales. Elle peut également servir à la recherche d’un mineur, d’un majeur protégé, lorsque sa disparition a été récemment signalée, ou encore d’un majeur dont la disparition paraît inquiétante. Cette technique permet un suivi dynamique en temps réel, via un téléphone portable ou une balise posée sur un objet – valise, colis, etc. – ou sur un véhicule. De fait, les balises sont de plus en plus souvent placées à l’intérieur des véhicules, car il est ainsi plus facile de les dissimuler.
Que s’est-il passé ces dernières années ? Le recours à la géolocalisation a connu une croissance exponentielle. En 2011, on estimait à environ 4 600 le nombre des balises posées ; en 2012, ce nombre dépassait 5 500. Cela représente une croissance de près de 25 % en un an. Pour ce qui est de la géolocalisation par des téléphones portables, nous sommes passés d’une fourchette – nous n’avons pas de chiffres précis – de 1 000 à 3 000 utilisations en 2009 à 20 000 utilisations environ en 2013, pour un coût de 10 millions d'euros.
Quel est le cadre juridique du recours à la géolocalisation ? Le problème est justement qu’il n’y en a pas ! C'est la raison pour laquelle ce recours pèse à la fois sur les magistrats et sur les enquêteurs de police judiciaire.
Aucune loi n’encadre expressément le recours à la géolocalisation. Le procureur de la République peut recourir à cette technique sur la base de l’article 41 du code de procédure pénale, aux termes duquel il « procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale ». Le juge d’instruction ne dispose pas d’un texte plus précis ; l’article 81 du même code lui confère seulement des pouvoirs équivalents à ceux du procureur de la République : il « procède, conformément à la loi – en l’espèce, il n’y a pas de loi –, à tous les actes d’information qu’il juge utiles à la manifestation de la vérité ».
Par ailleurs, la pose de balises, qui est considérée comme une aide à l’enquête, n’est pas intégrée à la procédure. Il était donc temps de sortir de cette situation dans laquelle, faute d’encadrement législatif, la responsabilité dont s’est défaussé l’État retombe sur les magistrats et les enquêteurs de police judiciaire.
Dans son arrêt Uzun contre Allemagne de septembre 2010, la Cour européenne des droits de l’homme a indiqué que la géolocalisation en temps réel constituait une atteinte grave à la vie privée au sens de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme et que le recours à cette technique devait donc être encadré par des dispositions législatives suffisamment précises pour éviter les abus.
Malheureusement, aucune initiative n’a été engagée par le précédent gouvernement. Nous avons quant à nous pris nos responsabilités : dès le début de l’année 2013, j’ai demandé à la Chancellerie de travailler sur un projet de loi permettant de combler le manque de cadre juridique pour cette technique indispensable à un certain nombre d’enquêtes, notamment en matière de lutte contre la délinquance et la criminalité organisées.
Nous avions beaucoup avancé. Nous avions travaillé en interministériel, bien entendu, avec les ministères de l’intérieur et de la défense. Nous étions pratiquement au terme du processus lorsqu’ont été rendus les deux arrêts de la Cour de cassation qui, comme je le disais, annulent une procédure décidée par un procureur et comportant un acte de géolocalisation. Ces deux décisions, qui visent le même article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, indiquent que la géolocalisation constitue une atteinte grave à la vie privée, justifiant que cette technique soit employée sous le contrôle d’un juge.
Nous avons donc accéléré le travail sur l’ouvrage, tout en le reprenant sur une base différente. En effet, nous travaillions jusqu’alors en nous fondant sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme qui faisait injonction, si je puis dire, d’adopter une loi visant à encadrer la géolocalisation. Or nous avons été confrontés à deux arrêts de la Cour de cassation qui restreignent davantage la marge du législateur, puisqu’ils établissent clairement que la géolocalisation doit se faire sous le contrôle du juge.
Nous avons donc repris notre travail sur le projet de loi et poursuivi nos échanges avec le ministère de l’intérieur, dans le souci très clair d’assurer la protection des libertés individuelles, auxquelles nous sommes tous attachés, de l’ensemble des citoyens pouvant être exposés, d’une façon ou d’une autre, à cette géolocalisation, mais également dans le souci de ne pas porter atteinte à l’efficacité des enquêtes. En d’autres termes, nous veillons à ce que la protection du plus grand nombre ne favorise pas ceux qui se mettent en infraction à la loi pénale.
Par ailleurs, j’ai demandé aux services de la Chancellerie – cabinet et administration – de travailler avec les enquêteurs de l’OCRTIS, l’Office central de répression du trafic illicite des stupéfiants, ainsi qu’avec la BRI, la Brigade de recherche et d’intervention, vouée à la délinquance organisée. Je me suis rendue moi-même au 36, quai des Orfèvres, c'est-à-dire à la direction de la police judiciaire de la préfecture de police de Paris, pour y tenir une séance de travail. En effet, je voulais examiner dans quel cadre s’effectuait cette géolocalisation, quels en étaient les outils, l’organisation matérielle et la doctrine d’emploi, enfin, bien entendu, à quelles contraintes étaient confrontés les officiers de police judiciaire.
Sur la base de ce travail réalisé en interministériel et avec les services spécialisés, nous avons pu produire un texte qui à la fois prenne en compte le souci de protection des libertés individuelles et contienne les dispositions pragmatiques nécessaires à l’efficacité des enquêtes. C’est ainsi que nous avons pu, moins de deux mois après les arrêts de la Cour de cassation que j’ai évoqués, soumettre au Conseil d’État le projet de loi qui vous a été transmis, mesdames, messieurs les sénateurs.
Je dois reconnaître que, après les arrêts de la Cour de cassation, nous avons eu la tentation d’aller plus vite encore, puisque ces décisions établissaient un vide juridique. Ce dernier était déjà réel, mais elles le faisaient apparaître clairement, au point d’entraîner l’annulation de certaines procédures. Dans un premier temps, nous avons même imaginé de rattraper au dernier moment, en deuxième lecture, la loi de programmation militaire, ce qui n’aurait pas forcément plu au Sénat.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale, rapporteur. Oh non ! Vous avez bien fait de ne pas agir de cette façon, madame la garde des sceaux !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Je me doutais bien que le Sénat n’aurait guère apprécié ! (Sourires.)
Nous avons eu cette tentation, car nous craignions que certaines procédures ne soient fragilisées du fait de ces deux arrêts. J’aurais eu beaucoup de mal à accepter qu’elles puissent être annulées et que des truands se retrouvent en liberté en raison de ce vide juridique.
Toutefois, compte tenu de l’écart entre le champ défini par la Cour européenne des droits de l’homme et celui, plus restreint, posé par les deux arrêts de la Cour de cassation, un risque juridique sérieux pesait sur le dispositif que nous allions mettre en place.
J’ai donc pensé qu’il était plus sage et plus raisonnable de prendre un mois de plus,…
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Tout à fait !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. … de mener les travaux de concertation nécessaires avec les ministères de l’intérieur et de la défense, ainsi qu’avec les enquêteurs spécialisés, enfin de tenir moi-même une séance de travail à la direction de la police judiciaire afin d’élaborer un texte de loi bien plus sécurisé juridiquement, plutôt que de faire adopter un amendement qui aurait pu être assez facilement censuré, ce qui nous aurait fait perdre non pas un mois, mais bien davantage. Surtout, des procédures auraient fait apparaître ce dispositif comme absolument insupportable.
Nous avons donc pu soumettre ce projet de loi au Conseil d’État. Les débats y ont été tout à fait fructueux et intéressants.
Mesdames, messieurs les sénateurs, le projet de loi que nous vous présentons définit le dispositif, à commencer, bien sûr, par les cadres procéduraux eux-mêmes, de façon suffisamment précise pour sécuriser les procédures.
Nous indiquons très clairement que, dans le cas d’une information judiciaire ou d’une enquête préliminaire, d’une enquête de flagrance, d’une enquête pour recherche des causes de la mort, d’une enquête pour recherche des causes de la disparition, d’une enquête pour recherche d’une personne en fuite, la géolocalisation est un acte qui peut être décidé dans le cadre des procédures en vigueur.
Il nous a également paru important de définir le champ infractionnel. À cette fin, nous avons lu très attentivement les arrêts. Il apparaît donc qu’il faut tenir compte de la gravité de l’acte – donc de la peine encourue – et veiller au respect du principe de proportionnalité, c’est-à-dire que l’ingérence de l’autorité publique doit être strictement nécessaire à la sûreté publique. Nous avons tenu compte de ces deux éléments pour définir le champ infractionnel.
Nous avons retenu deux quantums de peine : un quantum de trois ans, lorsqu’il s’agit de poser une balise dans un véhicule situé sur la voie publique ou dans un entrepôt, et un quantum de cinq ans pour une intrusion plus forte, c’est-à-dire pour la pose d’une balise dans un lieu d’habitation ou des locaux professionnels.
Nous estimons, en effet, que la pose de ces instruments de géolocalisation constitue une intrusion dans des lieux privés, qui se fait à l’insu de la personne concernée. En ce sens, la géolocalisation s’apparente à la sonorisation, sur laquelle nous reviendrons, bien plus qu’à la perquisition. Les précautions à prendre en matière de sécurité juridique sont donc liées davantage à une intrusion qu’à une situation de perquisition, pour laquelle la personne concernée est présente au moment où l’on pénètre dans son domicile.
Votre commission a choisi d’adopter une disposition qu’elle a estimée plus protectrice des libertés individuelles, et qui l’est en effet objectivement. Vous avez retenu un système unique, plus simple, qui repose sur un seul quantum, à savoir une peine encourue de cinq ans.
Monsieur le président de la commission, mesdames, messieurs les sénateurs, nous sommes sensibles à votre souci de préserver des libertés individuelles ; c’est d'ailleurs la vocation première de la Chancellerie. Toutefois, je dois vous dire ce dispositif nous pose problème : nous ne voudrions pas que certaines enquêtes dont l’efficacité reposerait sur la géolocalisation ne puissent utiliser cette technique.
Ainsi, en cas d’atteintes à la personne telles que des menaces de mort, pour lesquelles la peine encourue est de trois ans, ni les parquets, ni les juges d’instruction, ni les enquêteurs n’auraient la possibilité d’effectuer un acte de géolocalisation, alors qu’il est évident que ce dernier pourrait être utile à leur enquête et permettre, éventuellement, d’empêcher la personne ayant proféré des menaces de mort de les mettre à exécution.
De même, avec la décision prise par votre commission, les délits d’évasion, qui sont punis de trois ans, échapperaient à la géolocalisation, alors que, d’évidence, il apparaît souhaitable que celle-ci puisse être décidée en pareil cas.
En conséquence, le Gouvernement vous présentera un amendement visant à retenir, si vous y consentez, mesdames, messieurs les sénateurs, un quantum de cinq ans de peine de prison encourus pour les atteintes aux biens et de trois ans pour les atteintes aux personnes. En effet, tout en protégeant les libertés individuelles, il nous faut aussi protéger les victimes, c’est-à-dire donner aux enquêteurs les moyens d’agir en ce sens. Nous vous avons transmis le texte de cet amendement et dont nous en débattrons tout à l'heure, lors de l’examen des articles.
Par ailleurs, nous avons retenu un régime procédural, car il importait d’en définir un. Pour ce faire, nous avons étudié très scrupuleusement le contenu de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, ainsi que des deux arrêts de la Cour de cassation. Il apparaît que ces derniers n’interdisent pas que les magistrats du ministère public autorisent un acte de géolocalisation. En fait, ils évoquent « le contrôle », et non « l’autorisation ». Par conséquent, si le contrôle du juge est nécessaire, il n’est pas interdit que l’autorisation soit donnée par un magistrat du ministère public.
C’est ainsi que nous avons interprété ces arrêts, d’autant que, lorsqu’ils ont été rendus, il n’existait pas de cadre législatif. Dès lors que, avec ce projet de loi, nous introduisons un tel cadre, nous sommes fondés à considérer que nous pouvons rester dans la logique et l’architecture classiques de la procédure pénale. Or cette dernière retient une gradation dans le niveau de décision, selon la nature de l’acte et l’atteinte éventuelle à un droit ou à une liberté.
Ainsi, les officiers de police judiciaire peuvent prendre l’initiative d’un acte qui ne présente aucun caractère coercitif ni intrusif. S’ils commettent une atteinte limitée à l’exercice d’un droit ou d’une liberté, ils doivent recevoir l’autorisation d’un magistrat ou agir sous le contrôle étroit du ministère public. S’ils commettent une atteinte grave, il faut soit une autorisation, soit le contrôle d’un magistrat du siège. Vous le voyez, le principe de la gradation des atteintes est respecté.
Nous avons donc retenu ces dispositions et estimé que, tels qu’ils ont été rédigés, les arrêts de la Cour de cassation considèrent la géolocalisation non pas comme un simple acte technique de filature, sachant que cette dernière relève de l’initiative des officiers de police judiciaire, mais comme un acte constituant une atteinte grave à la vie privée. Dans la mesure où elle est une filature sans faille et que, pour ce qui est notamment de la géolocalisation par le téléphone portable, il y a non seulement une intrusion, mais aussi un suivi de la personne, y compris dans des lieux clos, la Cour de cassation considère que la géolocalisation est une atteinte à la vie privée.
Nous nous sommes demandé si les magistrats du ministère public pouvaient autoriser un acte de géolocalisation. Du point de vue constitutionnel, ils font partie de l’autorité judiciaire. Le Conseil constitutionnel a réitéré à plusieurs reprises cette interprétation. Vous le savez, je suis moi-même très fortement attachée à l’appartenance des magistrats du ministère public à l’autorité judiciaire, qui fonde leur légitimité au sein de la direction de la police judiciaire.
Nous en avons débattu à plusieurs reprises, et récemment encore à l’occasion de l’examen de la loi du 25 juillet 2013, qui redéfinissait les attributions du garde des sceaux, ainsi que les relations entre la Chancellerie, les parquets généraux et les parquets. Par conséquent, appartenant à l’autorité judiciaire, les magistrats du ministère public sont parfaitement fondés à autoriser une géolocalisation.
C’est ainsi que ce texte prévoit que les procureurs puissent décider d’une géolocalisation et que cet acte a une durée de quinze jours, dans le cadre d’une enquête préliminaire ou d’une enquête de flagrance. En l’espèce, nous nous sommes fondés sur la durée d’une enquête de flagrance prolongée. Au terme de ces quinze jours, c’est le juge des libertés et de la détention qui peut décider de la prolongation éventuelle de cette mesure.
Nous avons évidemment tenu compte, comme je l’indiquais tout à l’heure, de la gradation des atteintes : lorsqu’il s’agira de procéder à une intrusion dans un lieu d’habitation, a fortiori de nuit, y compris dans le cadre d’une information, il faudra une décision du juge des libertés et de la détention. En effet, étant extérieur à l’enquête, celui-ci constitue à ce titre une autorité impartiale.
Enfin, sachez que, dans le cas d’une enquête préliminaire ou de flagrance, la durée de la géolocalisation est d’un mois renouvelable, tandis que, dans le cas d’une information judiciaire, elle est de quatre mois, renouvelables également. Bien entendu, le renouvellement se fait après un réexamen du dossier.
De ce point de vue, nous avons donc construit un système équilibré, après des discussions très riches avec le Conseil d’État. Cependant, nous avons constaté que la commission des lois du Sénat avait choisi d’introduire des modifications qui, à nos yeux, ont quelque peu déséquilibré ce dispositif. En effet, monsieur le président de la commission, vous avez choisi de permettre aux officiers de police judiciaire de décider d’une géolocalisation sans autorisation des magistrats.
Certes, dans certaines situations, un officier de police judiciaire doit pouvoir très rapidement procéder à la pose d’une balise en raison d’un risque de dépérissement des éléments de preuve ou une d’urgence incontestable. Nous avons donc abordé et traité ce point, qui a été soulevé très vite par le ministère de l’intérieur, de façon tout à fait sérieuse, au regard de la sécurité juridique, en prévoyant la possibilité pour le magistrat du ministère de public de donner son autorisation par tout moyen, y compris verbalement. Or, nous le savons bien, pour l’avoir vérifié à l’occasion de la préparation de ce texte, un parquetier est joignable à tout moment et dans toutes nos juridictions pour donner oralement une autorisation.
Je le répète, la commission des lois a choisi d’aller plus loin en permettant que la décision de recours à la géolocalisation soit prise par l’officier de police judiciaire sans l’autorisation d’un magistrat.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Pour douze heures !
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. En effet, monsieur le président de la commission.
Mesdames, messieurs les sénateurs, j’entends parfaitement cette nécessité de l’urgence, mais j’attire votre attention sur un point : nous sommes obligés – et vous plus que d’autres, puisque le pouvoir exécutif, même s’il a une part importante dans l’écriture des projets de loi, s’incline devant le législateur – d’être de plus en plus vigilants dans la rédaction de la loi, en raison des contrôles effectués.
Le travail que nous avons effectué avec le Conseil d’État visait justement à prémunir les procédures au regard de la jurisprudence tant de la Cour européenne des droits de l’homme que de la Cour de cassation et du Conseil constitutionnel. Ayons bien à l’esprit que le législateur écrit de plus en plus sous la vigilance de toutes ces instances, qui peuvent constamment opérer un contrôle a posteriori de nos lois, notamment, en ce qui concerne le Conseil constitutionnel, au moyen de la question prioritaire de constitutionnalité.
Ces règles qui nous viennent non seulement de la jurisprudence européenne, mais aussi du contrôle qu’effectue le Conseil constitutionnel sur l’initiative de tout justiciable, tendent à protéger de plus en plus les libertés individuelles et, à ce titre, peuvent avoir des effets redoutables sur la procédure pénale.
Pour notre part, nous avons eu le souci de veiller à la sécurité juridique en ayant toujours à l’esprit que, dorénavant, un acte doit être conforme à la loi, laquelle doit elle-même respecter à la fois la Constitution et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Telles sont les raisons pour lesquelles je m’autorise très humblement et très respectueusement à attirer l’attention de la commission des lois sur les risques qui pourraient éventuellement peser sur la disposition qu’elle a introduite dans le dispositif. Vous savez d’ailleurs que nous avions introduit une mesure similaire dans notre texte original.
M. Jean-Pierre Sueur, rapporteur. Nous le savons.
Mme Christiane Taubira, garde des sceaux. Vous avez également souhaité que, sur décision du juge des libertés et de la détention, certains éléments relatifs à la date, à l’heure et au lieu d’actes de géolocalisation ne soient pas versés à la procédure.
Il s’agit également d’un point sur lequel nous avions été alertés, et nous avions introduit, dans un premier temps, une disposition se rapprochant du témoignage sous anonymat, qui aurait permis que ces éléments ne soient pas versés à la procédure afin de protéger l’intégrité physique des témoins et d’éviter les représailles sur les personnes appelées à fournir des renseignements aux services d’enquête de police judiciaire.
Cependant, cette mesure doit être appréciée à l’aune du respect des droits de la défense, du droit au procès équitable, tel qu’il résulte de l’article 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que du principe du contradictoire. Sur la base de ces éléments, je pense que nous aurons tout à l’heure un débat pour y voir un peu plus clair et juger si l’écriture actuelle du projet de loi est conforme au souci que nous partageons tous de la sécurité juridique.
Il importe de se rappeler que, dans le cas du témoignage sous anonymat, aux termes du droit en vigueur, le prévenu peut demander à être confronté à la personne qui le met en cause, et le juge peut décider de la levée de l’anonymat s’il estime que c’est indispensable à l’exercice des droits de la défense.
Nous devons donc travailler sur ces éléments en ayant en tête le triple objectif que j’ai déjà indiqué et qui nous a guidés constamment, ligne par ligne, lors de la rédaction de ce texte de loi : préserver les libertés individuelles, veiller à l’efficacité des enquêtes et assurer la sécurité juridique des procédures.
En d’autres termes, il s’agit en même temps de protéger le citoyen ordinaire et de donner aux officiers de police judiciaire les moyens d’effectuer des enquêtes efficaces et d’être réactifs pour faire face à différentes situations. Enfin, il est important, dans l’intérêt de ces derniers, de ne pas fragiliser des procédures en les exposant à des risques d’annulation. Les truands ne doivent pas pouvoir profiter d’un scrupule peut-être excessif de notre part dans l’écriture de ce texte de loi !
Mesdames, messieurs les sénateurs, je pense que nous aurons un débat riche et fourni, comme le Sénat en a le secret. (Applaudissements sur certaines travées du RDSE, ainsi que sur les travées du groupe écologiste, du groupe socialiste, du groupe CRC et de l'UDI-UC.)