M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. Cela nuit à la lisibilité et à la prévisibilité de notre droit. En outre, il faut moderniser certaines règles et, par exemple, intégrer une partie relative aux avant-contrats, en grande expansion. Enfin, vous l’avez souligné, par cette réforme, il faut prendre pied dans les réflexions en cours au niveau européen.
Ces arguments sont pertinents, et je les partage, pour conclure à la nécessité de la réforme. Néanmoins, cela ne dit rien de la façon dont elle doit être conduite. Or il ne semble pas qu’une réforme de cette importance, d’une partie aussi essentielle du droit civil, doive échapper à l’examen du Parlement. J’observe que la règle a longtemps été de toujours passer par la loi pour de telles réformes. Il n’y a eu que deux exceptions : la réforme du droit de la filiation,…
M. Thani Mohamed Soilihi, rapporteur. … mais les modifications que la commission des lois a dû y apporter lors de la ratification montrent que cette exception n’a sans doute pas été heureuse, et la réforme du droit des sûretés, ratifiée à la va-vite dans un texte sur la Banque de France, procédé que Jean-Jacques Hyest avait vigoureusement dénoncé à l’époque.
L’argument selon lequel une telle réforme serait trop technique pour le Parlement, que nous avons pu entendre lors des auditions que nous avons menées, n’est tout simplement pas recevable. Il est contredit par le travail que nous avons conduit sur le droit des successions en 2005 ou sur celui des prescriptions en 2008. De plus, il obère le fait que le présent projet de loi pose de véritables questions politiques. Je ne citerai que deux exemples pour illustrer mon propos.
Premièrement, il y a un équilibre à trouver entre l’impératif de justice dans le contrat, qui peut justifier une plus grande intervention du juge ou une modification de ses termes, et celui qui s’attache à l’autonomie contractuelle et à la sécurité juridique du contrat, qui peut justifier qu’une partie reste tenue par ses engagements, même si ceux-ci lui deviennent défavorables.
Deuxièmement, la question se pose de la préférence donnée à la survie du contrat, pour en forcer l’exécution, ou à la sortie facilitée du contrat, par la sanction pécuniaire de l’inexécution. Faut-il autoriser la résiliation unilatérale du contrat ? Quels moyens donner à l’exécution des obligations ?
Les arguments que je vous livre sont des arguments de principe. Mais il me semble aussi que des considérations pratiques militent pour rejeter la demande d’habilitation et privilégier la voie d’un projet de loi.
Tout d’abord, la perspective d’une ratification n’est pas une garantie suffisante. Outre qu’elle n’intervient pas toujours, en dépit des engagements pris – je n’ai pas de raisons de douter de votre parole, madame la garde des sceaux, mais je parle de façon générale –, il n’est pratiquement pas possible au législateur, lors de la ratification, de remettre en cause les grands équilibres du texte, puisque l’ordonnance est déjà en vigueur depuis sa publication, ce qui cantonne son examen à un ajustement limité.
Ensuite, la voie de l’ordonnance n’est pas forcément plus rapide que celle du projet de loi ou de la proposition de loi. La réforme du droit des successions, comparable, par sa dimension, à celle du droit des obligations, en fournit un exemple parlant. Il s’est seulement écoulé un an entre le dépôt du texte par le Gouvernement, le 29 juin 2005, et son adoption définitive, le 13 juin 2006. Seuls deux jours de séance dans chaque chambre ont été nécessaires à son adoption en première lecture, puis une nuit à l’Assemblée nationale pour l’adoption définitive. À l’inverse, sept mois se sont écoulés entre l’habilitation du Gouvernement à procéder à la réforme de la filiation et la publication de l’ordonnance, le 5 juillet 2005, et plus d’un an pour l’examen du projet de loi de ratification, adopté le 6 janvier 2009. Le délai important entre le dépôt du projet de loi de ratification, le 22 septembre 2005, et la ratification elle-même fait que cette réforme aura attendu plus de quatre ans pour être définitivement fixée.
Enfin, j’ajoute que le choix du Gouvernement de passer par ordonnances conduit à une incohérence : il exclut du champ de la réforme le droit de la responsabilité civile, qu’il entend soumettre plus tard au Parlement. Ce faisant, le Gouvernement se contraint à faire la réforme du droit des contrats sans faire celle de la responsabilité contractuelle. Cela est d’autant plus dommage que l’avant-projet que le Gouvernement a eu l’amabilité de me communiquer est solide et pourrait faire l’objet d’une discussion parlementaire dans un avenir proche. Je ne doute pas que la commission des lois du Sénat se mobiliserait pour un tel projet.
Convaincue de la nécessité de soumettre ce projet à une discussion publique éclairée, que seul permet l’examen parlementaire, la commission a donc supprimé l’habilitation demandée par le Gouvernement. Loin de signifier le refus de cette réforme, ce vote est un appel insistant au Gouvernement pour qu’il inscrive rapidement ce texte à l’ordre du jour du Sénat, afin que celui-ci reçoive l’écho que sa qualité mérite.
Je souhaite, mes chers collègues, appeler votre attention sur une deuxième question. Elle a trait à l’article 11 relatif aux professions autorisées à donner des consultations juridiques et concerne plus particulièrement la pratique du démarchage en matière juridique, que j’ai souhaité soumettre solennellement à l’examen parlementaire. En effet, la question du démarchage juridique a fait l’objet d’un examen précipité dans le cadre du projet de loi relatif à la consommation, où il avait été réglé par un amendement tardif déposé par le Gouvernement en première lecture. Cela n’avait pas permis à la commission des lois, qui n’était pas saisie au fond du texte, d’en connaître. Les débats, rapides sur ce point au Sénat comme à l’Assemblée nationale, attestent de cette précipitation. Je souligne ce point de procédure, parce qu’il me semble qu’il aurait été opportun et légitime qu’une telle question fasse l’objet d’un débat plus ouvert.
Tout vient d’une décision de la Cour de justice de l’Union européenne en date du 5 avril 2011, qui a déclaré contraires à la directive Services les interdictions absolues de démarchage en matière juridique. Le Gouvernement a souhaité régler cette question rapidement, par le biais du projet de loi relatif à la consommation. Toutefois, la rédaction retenue fait débat, puisqu’elle réserve aux seuls avocats la possibilité de réaliser des sollicitations personnalisées, interdisant ainsi aux autres professionnels du droit, exerçant à titre principal ou accessoire, de procéder aux mêmes démarchages. Ainsi, demain, un avocat pourra démarcher un client pour lui proposer de rédiger un contrat de bail, mais un administrateur de biens, un agent immobilier ou un géomètre-expert ne pourra faire de même, alors que ces professionnels sont par ailleurs autorisés à rédiger de tels actes à titre accessoire.
Le dispositif adopté dans le projet de loi relatif à la consommation pourrait donc être perçu comme constitutif d’une rupture caractérisée d’égalité entre les professions autorisées à pratiquer le droit. Le risque d’inconstitutionnalité aurait dû être examiné, comme celui de contrariété avec le droit communautaire. À cet égard, on ne peut que regretter que les autres professionnels du droit n’aient pas été associés à la rédaction d’un dispositif qui, pourtant, les concernait par le monopole qu’il instituait.
Ce n’est pas la seule insuffisance du dispositif précédemment adopté, qui soustrait aussi les avocats à toute répression pénale, même en cas de démarchage abusif, en ne les soumettant plus qu’à leur discipline ordinale. En outre, il renvoie à un décret le soin de préciser l’encadrement nécessaire.
Or, pour contenir les excès possibles, il apparaît souhaitable de n’autoriser que le démarchage par voie écrite, afin de permettre aux personnes sollicitées de se constituer aisément une preuve de la démarche effectuée par le professionnel. De la même manière, il serait pertinent de renvoyer aux principes essentiels d’exercice de ce métier, pour garantir que le démarchage se déroulera dans le respect de la déontologie de cette profession.
Convaincue de la nécessité d’ouvrir le débat, la commission des lois a adopté un premier amendement, intégré au texte qui vous est soumis, posant directement la question du monopole. Il s’agit de remédier aux défauts que je vous ai présentés et d’ouvrir un débat public sur ces questions, que l’examen précipité du mois de septembre a trop vite refermé.
Dès le début, j’ai tenu à associer à mes travaux la profession d’avocat, dont j’ai reçu les représentants à trois reprises. Deux amendements très inspirés de leurs positions ont été déposés par plusieurs de nos collègues ; ils reconnaissent d’ailleurs la justesse de certains points, comme le fait d’inscrire dans la loi la limitation du démarchage aux seules sollicitations effectuées par voie écrite ou la référence aux principes essentiels d’exercice de la profession. La commission a adopté un sous-amendement à ces amendements, et elle vous proposera de les voter ainsi sous-amendés.
Au bénéfice de ces observations liminaires et sous réserve de l’adoption de ses amendements, la commission vous propose d’adopter le présent texte, pertinent et utile, dans les limites que nous lui avons fixées. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, du groupe CRC et du groupe écologiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE. – M. Henri Tandonnet applaudit également.)
M. le président. La parole est à M. le président de la commission.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. Madame la garde des sceaux, vous nous avez parlé avec sincérité et humour. Vous avez bien fait !
Notre collègue Thani Mohamed Soilihi – vous savez que, à Mayotte, on l’appelle « maître Thani » ; c’est le signe de la sagesse qui le caractérise – a montré les difficultés devant lesquelles nous nous trouvons, que vous connaissez parfaitement. Franchement, faut-il céder à ce rituel qui consiste à protester avec force et véhémence contre les ordonnances dans certains domaines quand on est dans l’opposition et à convenir benoîtement que, après tout, il faut bien en passer par là quand on est dans la majorité ? Je n’en suis pas sûr.
Les ordonnances sont prévues par l’article 38 de la Constitution. Elles peuvent incontestablement être utiles – nous allons d’ailleurs en accepter certaines dans ce projet de loi – lorsqu’elles permettent d’effectuer des modifications à caractère technique et n’empêchent pas les débats fondamentaux, qui doivent relever de la loi. La commission des lois, hier comme aujourd'hui, a toujours eu cette position, comme elle a une position constante sur les lois mémorielles. Nos collègues Patrice Gélard et Jean-Jacques Hyest peuvent en témoigner.
Nous nous sommes élevés contre les ordonnances hier ; nous étions dans l’opposition, tandis que d’autres collègues siégeaient dans la majorité. Nous nous élevons à nouveau contre le fait de recourir aux ordonnances dans le cadre de l’article 3 – tous les groupes politiques ont été unanimes sur ce point – et d’autres articles que M. Mohamed Soilihi a mentionnés. Sur d’autres dispositions, en revanche, il n’y a pas de problème ; je n’y reviens donc pas.
Rappelons-nous des grands anciens. Lorsque Portalis, qui est ici et nous observe,…
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. … a présenté devant l’assemblée de l’époque son projet de code civil, que vous avez évoqué avec éloquence, il a dit ceci : « Le plan que nous avons tracé de ces institutions remplira-t-il le but que nous nous sommes proposé ? Nous demandons quelque indulgence pour nos faibles travaux, en faveur du zèle qui les a soutenus et encouragés. Nous resterons au-dessous, sans doute, des espérances honorables que l’on avait conçues [du résultat] de notre mission : mais ce qui nous console, c’est que nos erreurs ne sont point irréparables ; une discussion solennelle, une discussion éclairée les réparera. »
En présentant ce projet de code civil, qui aura la postérité que nous savons, voilà que Portalis parle avec une infinie modestie et indique que le texte, pour atteindre le statut qui doit être le sien, a besoin du travail du Parlement, ce travail auquel nous tenons tant.
Le doyen Carbonnier, quant à lui, a parlé du code civil comme de la « Constitution civile de la France ». C’est dire l’importance de ce texte.
Je pourrais en citer d’autres ; il en est tant. Je me permettrai simplement de me référer à un ami qui m’était cher, avec qui j’ai eu l’occasion de cheminer pendant quelques décennies : Guy Carcassonne. Dans son ouvrage commenté de la Constitution, il écrit en 2004 : « Décidément, pour faire de bonnes lois, on n’a pas encore inventé mieux que le Parlement. Les ordonnances, en effet, sont exactement comme des projets de loi qui deviendraient directement des lois. Ce sont généralement des textes défectueux, dont les malfaçons ne se révèlent qu’a posteriori, là où il se serait sans doute trouvé un parlementaire pour soulever, fût-ce innocemment, le problème qui ne s’est découvert qu’après, à l’occasion de contentieux multiples. Le tamis parlementaire a des vertus intrinsèques. À qui pourrait les oublier, cette législation de chefs de bureau que sont les ordonnances le rappelle utilement. Elles sont donc à n’utiliser qu’avec modération. »
Si Guy Carcassonne était là – peut-être est-il parmi nous par la force de l’esprit –, je lui dirais que, dans cette citation, il n’a pas été sympathique à l’égard des chefs de bureau, pour lesquels nous avons tous un très grand respect… Reste qu’il faut aborder clairement la question qui est sous-jacente. Je crois que, bien souvent, au sein du pouvoir exécutif, certains soirs, la fatigue ou le harassement aidant, on arrive à considérer que passer devant le Parlement finit par être une contrainte. Cela irait tellement plus vite, ce serait tellement plus simple si l’on ne devait pas, de jour en jour, de nuit en nuit, de commission en séance publique, de navette en commission mixte paritaire, venir devant le Parlement…
La procédure des ordonnances a été inventée pour traiter de sujets qui requièrent assurément des procédures rapides, plus simples. Il est bien que cela existe. Mais lorsque de grands sujets du code civil que sont le droit des contrats et le régime des obligations sont en cause – M. le rapporteur a rappelé combien ces matières étaient complexes et le fait que des problèmes devaient être tranchés, même si vous avez rédigé un avant-projet d’ordonnance –, le travail du Parlement est irremplaçable. Il faut le dire et le répéter !
La commission des lois a décidé de faire une réunion sur l’écriture de la loi. Vous connaissez bien ce travail, madame la garde des sceaux, que ce soit hier comme parlementaire ou aujourd'hui comme ministre, dans lequel vous excellez. C’est un travail lent, laborieux, mais tellement intéressant. Il consiste à passer au tamis de tous les amendements venant de tous les groupes toute ligne du texte.
La République a voulu que la loi fût écrite non pas par des juristes, si brillants et si compétents soient-ils, mais par les représentants de la nation. C’est un processus au sein duquel tous les groupes s’expriment. Chaque parlementaire intervient dans le feu du débat et, de débat en débat, on arrive peu à peu à écrire un texte, poli et repoli au fil des navettes ; c’est pourquoi nous n’aimons pas la procédure accélérée. De cette manière, s’ébauche peu à peu, puis se perfectionne cette loi dont tous les mots, toutes les lignes, tous les alinéas s’appliqueront à l’ensemble du peuple français, souvent pour des décennies, voire des siècles ; dois-je évoquer à nouveau Portalis et le code civil ?
Si je suis monté à cette tribune, c’est tout simplement pour soutenir les propos de notre rapporteur, prendre acte du fait que, ce que je dis ici, vous le saviez déjà – d’une certaine manière, votre discours en témoigne – et vous faire une proposition concrète dont nous avons parlé en commission.
Voyez-vous, la dernière réforme constitutionnelle a prévu qu’une semaine de séance sur quatre serait désormais consacrée au contrôle parlementaire.
M. Jean-Louis Carrère. Ce n’est pas très bon !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Nous nous posons en effet certaines questions au sujet de cette semaine de contrôle. Comme vient de le souligner Jean-Louis Carrère, il arrive qu’elle donne lieu à de nombreux débats platoniques.
Mme Nathalie Goulet. Inégaux !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Croyez bien que je ne dis pas cela pour porter préjudice à Platon, qui nous a tellement apporté et appris.
M. Jean-Louis Carrère. Cette semaine consomme du temps inutilement !
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Puisque les commissions peuvent, comme les groupes politiques, faire des propositions en matière d’organisation de la semaine de contrôle, nous vous faisons une proposition très simple, madame la garde des sceaux : la commission des lois pourrait – j’ai déjà effectué cette démarche auprès des instances du Sénat – demander qu’une partie d’une semaine de contrôle soit consacrée à l’examen de votre projet de loi.
Nous savons que, avant de déposer votre projet de loi devant le Sénat, il vous faudra le soumettre au Conseil d'État, même si celui-ci a déjà traité de la matière, et le présenter en conseil des ministres. Nous savons également que la discussion en séance d’un projet de loi ne peut intervenir qu’à l’expiration d’un délai de six semaines après son dépôt. Si vous saisissez le Conseil d'État dans les jours qui viennent, nous pourrions envisager d’examiner votre projet de loi en séance au mois de mai ; vous le voyez, le délai ne serait pas très important. Cela nous permettrait de faire prévaloir la nécessité du processus parlementaire d’examen, de débat et de vote.
Madame la garde des sceaux, nous savons très bien ce qu’il en est des ordonnances et de leur ratification. S'agissant des deux exceptions citées par notre rapporteur, Thani Mohamed Soilihi, le droit des sûretés, en 2006, et la filiation, je ne vous donnerai pas lecture des propos tenus par un certain nombre d’orateurs, dont votre serviteur, en séance publique. Dans l’un des deux cas, l’habilitation a été vigoureusement dénoncée par des membres de la majorité comme de l’opposition. La commission des lois avait adopté un amendement visant à supprimer l’habilitation à prendre une ordonnance relative à la filiation, et le champ de l’ordonnance relative aux sûretés avait été considérablement réduit par l’Assemblée nationale. Jean-Jacques Hyest s’était à l’époque élevé contre la méthode employée.
Notre position est constante. Il ne s’agit pas de refuser le débat, mais au contraire de vouloir le débat. Il s'agit également de défendre les prérogatives du Parlement sur des sujets importants. Nous demandons simplement à remplir notre office. Ce sont donc des raisons de fond qui ont conduit la commission des lois à s’opposer unanimement à votre souhait que l’article 3 du projet de loi habilite le Gouvernement à réformer le livre III du code civil par voie d’ordonnances. (Applaudissements.)
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le président de la commission des lois vient de faire un certain nombre de constats que nous partageons toutes et tous au sein de la commission. Étant donné le temps qui m’est imparti, je reprendrai certains éléments de manière plus concise, mais avec la même force.
Je commencerai par saluer le rapport de notre collègue Thani Mohamed Soilihi, qui consacre un certain nombre de pages aux effets du recours excessif aux ordonnances prévues par l’article 38 de la Constitution. Il est devenu commun de dénoncer l’usage abusif de ce mécanisme depuis le début des années 2000. Permettant au Gouvernement de demander au Parlement de l’habiliter à légiférer par ordonnances « pour l’exécution de son programme » et « pendant un délai limité », les dispositions de l’article 38 ont en effet suscité un regain d’intérêt, ce qui a entraîné une accélération inédite de leur fréquence d’utilisation en 2002. Alors que, au début de la Ve République, l’emploi des délégations législatives relevait de l’exception, au point que certains s’étaient même interrogés sur l’utilité de ce dispositif, force est de constater que son usage s’est aujourd’hui largement banalisé. Les chiffres rappelés dans le rapport parlent d’eux-mêmes.
Les ordonnances, qui contribuent à l’inflation et au désordre normatifs, touchent aux domaines législatifs les plus divers. Comme le relevait le secrétaire général du Conseil constitutionnel, Marc Guillaume, en 2005, « depuis trois ans, il n’est pas de domaine du droit, ou presque, qui n’ait fait l’objet d’habilitation puis d’ordonnance ». Le Conseil constitutionnel n’a cependant pas souhaité encadrer la pratique des ordonnances par sa jurisprudence. Celle-ci s’illustre au contraire par une réelle souplesse dans l’évaluation des conditions de constitutionnalité des dispositions législatives d’habilitation et par une singulière bienveillance à l’égard des justifications du recours à l’article 38.
Une telle position, que le Conseil constitutionnel justifie par l’urgence et l’encombrement de l’ordre du jour parlementaire, n’est pas de nature à encourager la réduction du nombre de projets de loi demandant une habilitation à légiférer par ordonnances, et elle est critiquable dans la mesure où elle permet au Gouvernement, avec la complicité de sa majorité parlementaire, d’enlever au Parlement l’une de ses principales prérogatives : le vote de la loi. Il est vrai que, comme cela a été souligné, nous pourrions de notre côté réfléchir à une autre organisation de nos travaux parlementaires, afin de disposer de plus de temps pour jouer pleinement notre rôle.
Urgence, retard dans la transposition des directives communautaires et simplification du droit sont au nombre des raisons régulièrement invoquées par les gouvernements successifs pour légiférer par ordonnances.
J’estime que certaines dispositions du présent projet de loi se justifient – je vous rejoins, madame la garde des sceaux –, car elles relèvent réellement de la simplification. C’est le cas de la disposition qui prévoit de mettre en place un mode simplifié de preuve de la qualité d’héritier auprès des administrations et des établissements bancaires, de celle qui prévoit d’ouvrir la possibilité aux personnes atteintes de surdité et de mutité de disposer de leurs biens au moyen d’un testament authentique et de bénéficier ainsi de la même sécurité juridique que les autres citoyens, ou encore de celle qui prévoit de simplifier les règles relatives à la gestion par les citoyens des biens de leurs enfants mineurs par une réforme de l’administration légale dont l’objet est notamment d’éviter un contrôle systématique des agissements des parents par le juge des tutelles.
En revanche, je considère, comme notre rapporteur, que la réforme majeure et attendue du droit des obligations ne peut pas être réalisée par voie d’ordonnances. Toute réforme du code civil, qui organise la vie de nos concitoyens depuis plus de deux siècles, revêt une importance telle qu’il n’est pas concevable qu’aucun débat public n’ait lieu au préalable. Je salue donc le choix fait par notre commission de supprimer la disposition prévoyant la mise à l’écart du Parlement sur un sujet de cette ampleur.
Je salue également la suppression d’un certain nombre de dispositions qui n’avaient pas lieu de figurer dans le projet de loi, ainsi qu’un certain nombre d’amendements du Gouvernement, par lesquels celui-ci renonce à demander une habilitation à légiférer par ordonnances pour introduire directement les dispositions correspondantes dans le projet de loi.
Madame la garde des sceaux, j’entends ce que vous dites au sujet de l’utilité de la navette. Je tiens cependant à rappeler – les dernières semaines nous ont quelque peu refroidis – que la navette vise à enrichir les textes, et non à permettre au Sénat d’adopter des textes qui sont ensuite vidés de leur substance par l’Assemblée nationale.
Le projet de loi comporte encore quelques dispositions qui suscitent des interrogations ; nous y reviendrons lors de l’examen des amendements.
Mes chers collègues, la récurrence des critiques à l’encontre de l’excès de la législation déléguée et l’absence de réelle mesure visant à y remédier illustrent finalement le paradoxe du mécanisme prévu par l’article 38 : bien qu’il soit dénoncé de toutes parts, comme cela vient d’être fait et comme, je n’en doute pas, cela sera fait par les prochains orateurs, son emploi itératif démontre que les membres des gouvernements successifs, qui ont pourtant critiqué son utilisation à outrance lorsqu’ils étaient parlementaires, n’ont pas su s’en défaire une fois arrivés aux responsabilités.
À rebours des déclarations du Président de la République, qui a récemment souhaité que le Gouvernement recoure à cette formule pour légiférer plus rapidement, notre groupe continuera à dénoncer l’usurpation du droit des parlementaires par le Gouvernement. En attendant, au regard du travail fait par notre commission pour ne conserver dans le projet de loi que les dispositions pour lesquelles le recours aux ordonnances se justifie – dans certains cas précis, ce recours peut être mis en discussion –, nous pensons que nos débats d’aujourd'hui et de jeudi lèveront les inquiétudes et les craintes politiques qui subsistent sur plusieurs points et conforteront le texte de la commission. Nous espérons donc que nous pourrons voter le projet de loi. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, ainsi que sur certaines travées du groupe socialiste et du RDSE.)
M. le président. La parole est à M. Stéphane Mazars.
M. Stéphane Mazars. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, le projet de loi que nous examinons aujourd’hui répond à un impératif de sécurité juridique bien connu, qui est celui de la modernisation et de la simplification du droit. La modernisation de l’action publique a été engagée par le Gouvernement dans une volonté affirmée de « choc de simplification ». Un programme de simplification sera ainsi mis en œuvre entre 2014 et 2016. Ce programme vise à faciliter la vie des particuliers et des entreprises, ainsi que le travail des services dont les tâches peuvent être allégées et recentrées sur leurs missions essentielles.
Il ne s’agit pourtant pas d’une préoccupation nouvelle dans la sphère publique. Le Conseil constitutionnel a consacré un objectif à valeur constitutionnelle d’intelligibilité et d’accessibilité de la loi dans sa décision du 16 décembre 1999, ainsi qu’un principe à valeur constitutionnelle de clarté de la loi. Le Conseil d’État a ensuite affirmé le principe général de sécurité juridique dans son arrêt Société KPMG de 2006. On retrouve également ce principe au niveau européen, depuis l’arrêt Bosh rendu en 1962 par la Cour de justice des Communautés européennes. La Cour européenne des droits de l’homme a quant à elle posé une exigence de stabilité et de prévisibilité de la loi dans ses arrêts Sunday Times contre Royaume-Uni, en 1979, et Hentrich contre France, en 1994.
Certains pays, au premier rang desquels l’Allemagne et l’Angleterre, se sont attelés à la tâche. La France n’a pas dérogé à la règle : la loi du 20 décembre 2007, la loi du 12 mai 2009 et la loi du 17 mai 2011 se sont successivement donné pour objectif la simplification et l’amélioration du droit. Le groupe du RDSE a voté la grande majorité de ces textes.
L’objectif de simplification du droit est incontestable et incontesté sur toutes nos travées. Cependant, il ne doit pas conduire à ce que la simplification ignore la complexité inhérente au droit, qui n’est bien souvent que le reflet de la complexité, ô combien grande, de la réalité des rapports sociaux. Par un retournement, la simplification du droit pourrait rendre encore plus compliqué ce qui l’est déjà bien assez. C’est parce que la complexité est parfois nécessaire que le groupe du RDSE a déposé certains amendements.
La réforme du code civil et du droit des contrats et des obligations ne pouvait faire l’objet d’un simple article tentant de balayer à grands traits un pan entier – et l’un des plus importants – du droit. Sur ce point, nous suivons l’avis de la commission des lois, qui s’est prononcée pour la suppression de l’article en question.
La suppression de l’action possessoire et son remplacement, peu ou prou, par une action en référé sont un exemple de cette fausse simplicité qui est parfois à l’œuvre dans les textes de simplification et de modernisation. Même si elle est peu utilisée, l’action possessoire prévue par l’article 2279 du code civil contribue à la paix de nos voisinages et au maintien de l’ordre public, car elle permet d’éviter que, en cas d’éviction du véritable propriétaire, celui-ci ne se livre à des voies de fait pour récupérer son bien. A contrario, son remplacement par une action en référé ne permettrait pas l’écoulement de cette temporalité favorable au règlement, parfois amiable, des différends possessoires.
De même, la disparition de l’obligation d’un titre exécutoire, lorsque l’huissier de justice s’adresse à l’administration, permettrait, certes, de fluidifier l’œuvre des huissiers, mais à quel prix ! L’exigence d’un tel titre permet de contrebalancer les éventuelles atteintes à la vie privée et de ne pas donner un caractère par trop intrusif aux procédures civiles d’exécution. Ces « ingérences légitimes », pour reprendre la terminologie de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, paraissent opportunes, l’ordre public étant en jeu. L’huissier est en effet celui qui protège l’exécution des décisions de justice et, finalement, le droit au recouvrement de la créance pour celui qui a obtenu un titre exécutoire la constatant. Toutefois, je le répète, si les procédures civiles d’exécution ont effectivement besoin d’être efficaces, elles ne doivent pas être intrusives à l’excès.
Le travers de la fausse simplicité se manifeste également avec la suppression de l’avis conforme du conseil municipal pour les budgets des CCAS. Les emprunts des CCAS sont soumis au jeu des articles L. 2131-1 et L. 2121-34 du code général des collectivités territoriales, ce dernier subordonnant les délibérations des CCAS concernant un emprunt exécutoire à un avis conforme du conseil municipal lorsque les conditions suivantes sont réunies : la somme à emprunter ne dépasse pas, seule ou réunie au chiffre d’autres emprunts non encore remboursés, le montant des revenus ordinaires de l’établissement et le remboursement doit être effectué dans le délai de douze années, sous réserve que le projet en ait été préalablement approuvé par l’autorité compétente, s’il s’agit de travaux quelconques à exécuter.
Bien évidemment, nous sommes très attachés aux libertés territoriales, mais quelle est la réalité concrète des CCAS ? Dans beaucoup de communes, plus particulièrement dans les plus petites d’entre elles, cet organisme ne se réunit pas. Cependant, les CCAS peuvent disposer d’un budget élevé : pour exemple, une subvention de 1 million d’euros a été accordée au CCAS d’Aurillac, cher au président de notre groupe, en 2012, par la commune.
Leurs ressources proviennent également des versements effectués par les organismes d’assurance maladie, d’assurance vieillesse, les caisses d’allocations familiales ou tout autre organisme ou collectivité au titre de leur participation financière aux services gérés par le CCAS. L’engagement et le risque liés aux prêts contractés par ces structures concernant donc la commune de manière directe, ainsi que l’État en dernier ressort, ceux-ci doivent continuer à être soumis à un avis conforme du conseil municipal, compris comme une garantie essentielle du service public et de l’équilibre des finances locales.
Enfin, nous vous proposerons un amendement visant à établir la mixité des sexes dans la composition de la formation collégiale mentionnée à l’article L. 213-4 du code de l’organisation judiciaire. Le juge aux affaires familiales peut renvoyer à la formation collégiale du tribunal de grande instance qui statue comme juge aux affaires familiales, et ce renvoi est de droit, à la demande des parties, pour le divorce et la séparation de corps. Les promotions de l’École de la magistrature étant composées de près de 80 % de femmes, chaque année, les tribunaux entièrement féminisés, de la greffière à la procureur, sont donc amenés à se multiplier. Notre amendement tend ainsi à équilibrer les jugements en les faisant procéder de regards masculin et féminin, et ce pour une meilleure justice.