M. le président. La parole est à M. Jean-Yves Leconte.
M. Jean-Yves Leconte. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, la biométrie est vieille comme le monde. Comme l’a signalé Virginie Klès, les progrès de l’informatique ont permis le traitement de données multiples, parfois collectées à l’insu de la personne. Je pense en particulier à la reconnaissance faciale, développée grâce à de nouveaux algorithmes : conjuguée à la vidéosurveillance, elle peut porter atteinte à la vie privée.
Il est donc particulièrement opportun de préciser quelles doivent être les finalités de l’usage de la biométrie. Comme le soulignait M. Hyest, la protection du droit au respect de la vie privée est un combat que mènent depuis longtemps le Sénat et sa commission des lois.
Les tentatives de certains gouvernements pour aller plus loin, qu’il s’agisse de la carte d’identité biométrique ou des modalités de collecte des empreintes destinées au fichier des passeports, ont été à chaque fois bloquées, par le Conseil constitutionnel dans le premier cas ou par le Conseil d’État dans le second.
Toutefois, compte tenu des évolutions technologiques, il est important aujourd’hui de s’interroger sur les usages de la biométrie ; je tiens, à cet égard, à saluer l’initiative de notre collègue Gaëtan Gorce.
Les protections que nous pouvons assurer à nos citoyens en ce domaine sont incertaines, dans la mesure où toutes ces données circulent en ignorant les frontières. Telle est la nature de la société de l’information. Par conséquent, il ne saurait y avoir de protection totale sans maîtrise de l’innovation et sans règlements européens et internationaux.
Vous avez évoqué, madame la secrétaire d’État, les élections récemment organisées au Mali, mais ce n’est pas, à l’évidence, en instituant un fichier biométrique de l’ensemble de la population que nous parviendrons à protéger nos données personnelles et les libertés individuelles en France. Cela irait à l’encontre de nos valeurs.
Dans le même esprit, un Français en voyage à l’étranger peut se trouver confronté aux conséquences de l’application de législations autorisant la collecte de données personnelles par le biais de sociétés privées, ces données pouvant ensuite être utilisées en France.
La manière dont nous exploitons un certain nombre de fichiers, tels que AGDREF2 – le fichier d’application de gestion des ressortissants étrangers en France –, EURODAC ou SIV, le système européen d’identification des visas, pose aussi question. Si nous voulons que les données personnelles et la vie privée de nos concitoyens soient protégées, il convient d’apporter les mêmes garanties aux étrangers présents au sein de l’espace Schengen. Dans la mesure où nous externalisons de plus en plus le traitement des demandes de visa déposées à l’étranger, il convient de s’interroger sur les moyens d’assurer une protection satisfaisante des données recueillies à cette occasion.
Par ailleurs, il faudrait se montrer un peu plus audacieux quant à certains usages de la biométrie. En particulier, une plus grande coopération au sein de l’espace Schengen serait souhaitable afin de rendre compatibles les pratiques des différents pays en matière de biométrie, ce qui permettrait que les passeports puissent être délivrés à nos compatriotes résidant à l’étranger ailleurs que dans les consulats français. De même, il serait utile de rendre biométriques les certificats de nationalité française, car cela permettrait d’écarter de nombreuses suspicions de fraude.
En résumé, dans ce domaine, il n’y aura pas de protection sans échanges entre la France et les autres pays, sans coopération européenne et sans respect du droit des étrangers.
Comme vous l’avez dit, madame la secrétaire d’État, la banalisation de l’usage de la biométrie pour les plus jeunes est un danger pour la société. Il faut avoir bien conscience des risques qu’elle emporte.
Bien sûr, rien ne se fera sans un cadre national approprié ; la présente proposition de loi, qui vise à en instituer un, est donc tout à fait bienvenue. Cela étant, sans maîtrise technologique, nous ne pourrons faire respecter la loi et protéger nos concitoyens comme nous le souhaitons. Cela implique de favoriser l’effort d’innovation des sociétés françaises dans ce domaine.
Bien entendu, le groupe socialiste votera la présente proposition de loi, qui tend à préciser les finalités de l’usage de la biométrie. Elle prolonge le combat mené de longue date par notre assemblée sur ces questions, mais son adoption n’aura d’utilité que si le Gouvernement relaie nos préoccupations à l’échelon européen, afin que la société européenne dans son ensemble se mobilise. Cela passe, bien sûr, par la réciprocité. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste, ainsi que sur certaines travées du RDSE.)
M. le président. La discussion générale est close.
Nous passons à la discussion du texte de la commission.
proposition de loi visant à limiter l’usage des techniques biométriques
Article 1er
Après le II de l’article 25 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, il est inséré un II bis ainsi rédigé :
« II bis. – Pour l’application du 8° du I du présent article, ne peuvent être autorisés que les traitements ayant pour finalité le contrôle de l’accès physique ou logique à des locaux, équipements, applications ou services représentant ou contenant un enjeu majeur dépassant l’intérêt strict de l’organisme et ayant trait à la protection de l’intégrité physique des personnes, à celle des biens ou à celle d’informations dont la divulgation, le détournement ou la destruction porterait un préjudice grave et irréversible. »
M. le président. L’amendement n° 1, présenté par le Gouvernement, est ainsi libellé :
Alinéa 2
Rédiger ainsi cet alinéa :
« II bis. – Pour l’application du 8° du I du présent article, ne peuvent être autorisés que les traitements dont la finalité est la protection de l’intégrité physique des personnes, la protection des biens ou la protection d’informations dont la divulgation, le détournement ou la destruction porterait un préjudice grave et irréversible et qui répondent à une nécessité ne se limitant pas aux besoins de l’organisme les mettant en œuvre. »
La parole est à Mme la secrétaire d’État.
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. Le présent amendement démontre tout l’intérêt du Gouvernement pour le sujet qui nous occupe et sa volonté de nourrir le débat que M. Gorce a voulu engager.
Par cet amendement, le Gouvernement souhaite clarifier le texte établi par la commission des lois sur deux points.
Il s’agit d’abord de préciser la finalité de sécurité pour laquelle les techniques biométriques pourraient continuer à être utilisées. Le texte retient en effet deux types de finalité : le contrôle d’accès physique ou logique, d’une part, et la protection des personnes, des biens et des données, d’autre part.
Le présent amendement tend à préciser que c’est bien la finalité de sécurité – c’est-à-dire la protection des personnes, des biens et des données – qu’il faut viser. L’objectif est également de s’assurer que la loi n’interdit pas certains usages de ces techniques, comme l’authentification d’un paiement par biométrie, par exemple.
Ensuite, afin d’atteindre l’objectif de limiter le recours à la biométrie aux cas pour lesquels il est nécessaire, le Gouvernement propose de retenir une rédaction plus facilement utilisable par le juge et par la CNIL. Celle-ci doit pouvoir recourir, quand elle est saisie d’une demande d’autorisation de traitement de données biométriques, à des outils pertinents, semblables à ceux qu’elle utilise habituellement, mais aussi à des outils plus nouveaux, comme l’analyse des risques pesant sur les données personnelles.
Cet amendement, s’il est adopté, ne modifiera qu’à la marge le dispositif prévu par le présent texte, mais il en affinera la définition juridique, de manière à renforcer la clarté de la loi.
M. le président. Le sous-amendement n° 2, présenté par M. Pillet, au nom de la commission, est ainsi libellé :
Amendement n° 1, alinéa 3
Remplacer les mots :
ne se limitant pas aux besoins
par les mots :
excédant l’intérêt propre
La parole est à M. le rapporteur, pour présenter ce sous-amendement et pour donner l’avis de la commission sur l’amendement n° 1.
M. François Pillet, rapporteur. Madame la secrétaire d’État, nous nous rejoignons sur un regret et sur un accord.
Le regret, c’est que l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information n’ait pas fourni son avis sur ce texte. Ce n’est pas la faute du rapporteur ni de la commission des lois : l’ANSSI n’a pas répondu à notre demande d’audition. Nous partageons avec vous ce regret, madame la secrétaire d’État.
Par ailleurs, l’accord porte sur la création d’un groupe de réflexion, que vous avez suggérée tout à l’heure. Je me réjouis de cette proposition, en espérant que ce groupe fonctionnera au-delà de la navette parlementaire, compte tenu des textes qui seront bientôt soumis à notre examen.
J’en viens à un point qui a été évoqué par plusieurs collègues, notamment par Esther Benbassa. Il ne s’agit pas, avec cette proposition de loi, de freiner l’initiative économique et industrielle ou l’innovation dans ce domaine. La biométrie représente un immense progrès pour l’humanité, comparable à celui qui fut permis par l’invention de l’écriture. Or, en inventant l’écriture, on a également inventé la lettre anonyme : on n’a pas interdit, pour autant, l’usage de l’écriture ! De même, l’écriture peut servir à diffuser des idées repoussantes ; dans ce cas, c’est le livre en cause que l’on interdit, et non pas l’écriture elle-même.
C’est donc à certains usages des techniques biométriques que ce texte tend à apporter des limites, dans des conditions souples et précises et dans le respect des principes qui fondent notre société. Ce faisant, nous n’interdisons absolument pas les progrès techniques.
L’amendement du Gouvernement fait suite à une réflexion que nous avons eue après l’élaboration du texte de la commission des lois, dont la rédaction, je l’admets, était un peu « proustienne », comme l’a relevé le président de la commission des lois…
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. C’était un compliment, monsieur le rapporteur ! (Sourires.)
M. François Pillet, rapporteur. Je le prends comme tel, monsieur le président !
Il fallait donc simplifier la rédaction. J’avais prévu de déposer un amendement en ce sens, dont j’ai communiqué le texte au Gouvernement voilà deux jours. C’est sur cette base que vous avez vous-même déposé l’amendement que vous venez de présenter, madame la secrétaire d’État, et qui reprend pour l’essentiel le dispositif de la commission, avec en particulier le caractère cumulatif des deux conditions, auquel nous sommes très attachés, et la finalité de sécurité, que vous définissez comme « la protection de l’intégrité physique des personnes, la protection des biens ou la protection d’informations dont la divulgation, le détournement ou la destruction porterait un préjudice grave et irréversible ». En outre, la rédaction se trouve affinée conformément à notre souhait, allégée sans que sa signification et l’objectif visés soient altérés : tout cela nous convient parfaitement.
Reste un point purement rédactionnel, qui a motivé le dépôt d’un sous-amendement par la commission, visant en quelque sorte à passer d’une formulation négative à une formulation positive, en réintégrant la notion d’intérêt propre de l’organisme. Sous réserve de l’adoption de ce sous-amendement, la commission a donné, de façon unanime, un avis favorable à l’amendement du Gouvernement.
M. le président. Quel est l’avis du Gouvernement sur le sous-amendement n° 2 ?
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. Le sous-amendement vise donc à réintroduire la notion d’intérêt propre de l’organisme, que le Gouvernement n’avait pas souhaité conserver parce qu’elle n’est pas définie en droit et parce que le recours à la biométrie peut parfois être utile indépendamment de l’intérêt de l’organisme, par exemple quand il est dans l’intérêt de l’usager lui-même.
J’ai évoqué tout à l’heure, à cet égard, les transactions commerciales avec paiement authentifié par le biais d’un lecteur de données biométriques. Dans ce cas, il est de l’intérêt du consommateur que la transaction soit sécurisée au maximum, sans pour autant que les données biométriques soient stockées ailleurs que dans le matériel utilisé par ce dernier.
Il y va aussi de l’intérêt de l’économie en général que le plus haut niveau de sécurité possible soit assuré sur les marchés.
C’est pourquoi le Gouvernement était réticent à l’emploi de la notion d’intérêt propre de l’organisme. Je crois que le débat entre nous sur ce point se poursuivra.
M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois. Il y aura la navette !
Mme Axelle Lemaire, secrétaire d’État. En attendant, je vous remercie d’avoir attrapé au vol ma suggestion de créer un groupe de travail sur le sujet. C’est là un engagement sérieux du Gouvernement, dont la portée va au-delà du calendrier législatif. Pour l’heure, nous ne savons pas quand le projet de loi sur les libertés numériques sera examiné par le Parlement.
Au bénéfice de ces observations, le Gouvernement s’en remet à la sagesse du Sénat sur le sous-amendement n° 2.
M. le président. Je mets aux voix l’article 1er, modifié.
(L’article 1er est adopté.)
Article 2 (nouveau)
Les responsables de traitements de données à caractère personnel dont la mise en œuvre est régulièrement intervenue avant l’entrée en vigueur de la présente loi disposent, à compter de cette date, d’un délai de trois ans pour mettre leurs traitements en conformité avec les dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, dans leur rédaction issue de la présente loi.
Les dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 précitée, dans sa rédaction antérieure à la présente loi, demeurent applicables aux traitements qui y étaient soumis jusqu’à ce qu’ils aient été mis en conformité avec les dispositions de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 précitée, dans leur rédaction issue de la présente loi, et, au plus tard, jusqu’à l’expiration du délai de trois ans prévu à l’alinéa précédent – (Adopté.)
M. le président. Personne ne demande la parole ?...
Je mets aux voix l’ensemble de la proposition de loi dans le texte de la commission, modifié.
(La proposition de loi est adoptée.)
M. François Pillet, rapporteur. À l’unanimité !
M. le président. Mes chers collègues, nous allons maintenant interrompre nos travaux ; nous les reprendrons à vingt et une heures.
La séance est suspendue.
(La séance, suspendue à dix-huit heures trente, est reprise à vingt et une heures cinq, sous la présidence de M. Jean-Léonce Dupont.)
PRÉSIDENCE DE M. Jean-Léonce Dupont
vice-président
M. le président. La séance est reprise.
6
Charte de l'environnement
Adoption d'une proposition de loi constitutionnelle dans le texte de la commission modifié
M. le président. L’ordre du jour appelle la discussion, à la demande du groupe UMP, de la proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour exprimer plus clairement que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, présentée par M. Jean Bizet et plusieurs de ses collègues (proposition n° 183, texte de la commission n° 548, rapport n° 547, avis n° 532).
Dans la discussion générale, la parole est à M. Jean Bizet, auteur de la proposition de loi constitutionnelle.
M. Jean Bizet, auteur de la proposition de loi constitutionnelle. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, « À chaque époque sa vérité, à chaque génération sa nature. » C’est par ces mots empruntés à Lamartine que je souhaitais débuter mon propos et exprimer ainsi mon attachement à la Charte de l’environnement, cette Charte qui, en 2005, est venu répondre aux préoccupations de notre époque.
Personne n’a oublié ici ce qui allait nous conduire au début des années 2000, sous la présidence de Jacques Chirac, à lui donner une valeur constitutionnelle, par l’adoption de la loi constitutionnelle du 1er mars 2005. Dans l’ensemble, la Charte devait symboliser la haute importance accordée par les pouvoirs publics à l’environnement : d’une part, pour répondre à un devoir vis-à-vis de nos concitoyens, celui de préserver leur milieu de vie et leur santé ; d’autre part, pour répondre à une réalité économique qui nous conduit à penser globalement le développement durable et la préservation de nos richesses naturelles.
Cette volonté, engagée par notre majorité à l’époque, nous imposait de réfléchir à la question du principe de précaution, avec un texte équilibré autour de droits et de devoirs clairs. Il nous était alors apparu nécessaire de repenser la prévision des risques pour mettre fin à un certain « attentisme » des pouvoirs publics, qui appréhendaient le risque seulement de deux manières : par le principe de prudence ou de prévention lorsqu’il était avéré ou bien, comme dommage, par le principe d’indemnisation lorsqu’il s’était réalisé.
Pour cela, nous avons constitutionnalisé le principe de précaution, qui n’était alors présent dans notre droit interne que dans certaines mesures législatives codifiées ou qui ne se manifestait indirectement qu’au travers du respect de nos engagements internationaux, comme le principe 15 de la déclaration de Rio ou l’article 174 du traité de Maastricht. Ainsi, par cette constitutionnalisation, nous réaffirmions notre volonté de protéger l’environnement et la santé de nos concitoyens, largement traumatisés, notamment par les affaires de l’amiante, de la vache folle ou du sang contaminé.
À l’époque, ce travail s’était accompagné, rappelons-le, d’une très large consultation qui avait réuni tout au long des débats plusieurs centaines d’experts : des scientifiques, des juristes, des économistes. Tout était donc réuni pour élaborer un texte équilibré. Pourtant, après dix années d’application, la Charte n’a pas permis de répondre à toutes les interrogations, à toutes les attentes de nos concitoyens. Les débats qui perdurent aujourd’hui encore suffisent à le démontrer. Ces craintes trouvent notamment leur source dans la préoccupation de concilier précaution et innovation. Il est vrai que l’ensemble des travaux préparatoires ont, dès l’origine, très clairement indiqué que l’objectif recherché par le constituant n’était pas d’entraver la recherche et l’innovation, bien au contraire.
Lors de l’examen du texte au Sénat, le rapport de la commission des lois, alors présenté par notre collègue Patrice Gélard, à qui je tiens à rendre hommage – le tandem de l’époque se reconstitue au fil du temps (Sourires.) –, était très clair quand il rappelait que le principe de précaution devait conduire les autorités publiques à surpasser le risque potentiel d’une innovation, en procédant à une évaluation technique et scientifique de ces dangers hypothétiques. L’autorité compétente devait alors prendre toutes les mesures, proportionnelles et provisoires – je le souligne – permettant d’aiguiller la recherche vers les procédés les mieux adaptés, eu égard aux connaissances scientifiques. Ainsi, le principe de précaution, « bien loin de ralentir ou de paralyser la recherche », devait au contraire être « un aiguillon et un moteur susceptibles de favoriser l’approfondissement des connaissances ».
Lors de leurs auditions, Bernard Rousseau, alors président de France Nature Environnement, et Olivier Godard, directeur de recherche au CNRS, estimaient à leur tour que ce principe de précaution permettrait en tant que « filtre et accélérateur » d’encourager la recherche et l’innovation.
Pour reprendre les termes du rapport, le principe de précaution n’a donc « aucune vocation à garantir le "risque zéro" ». Il appelle au contraire à « une prise de risque raisonnable dans un contexte jugé encore incertain ».
Enfin, la jurisprudence pénale et la jurisprudence administrative ont elles-mêmes circonscrit l’application directe du principe de précaution, afin de ne pas inhiber l’action des pouvoirs publics. En effet, conformément à l’interprétation constante du principe de précaution par la jurisprudence administrative, le constituant entendait exclure la responsabilité pénale pour manquement à des obligations de précaution par les autorités publiques.
Comme je l’avais d’ailleurs précisé dans mon rapport pour avis rendu au nom de la commission des affaires économiques, « il résulte des lois du 13 mai 1996 et du 10 juillet 2000 » que la responsabilité pénale « ne pourrait être engagée pour faute de non précaution dans la mesure où, parmi les conditions posées par la loi, figure l’exigence d’une faute caractérisée exposant autrui à un risque qu’on ne pouvait ignorer ». J’ajoutais ensuite : « Le risque incertain est donc exclu. » Quant à la responsabilité administrative, elle était limitée à l’erreur manifeste d’appréciation.
En somme, en appréciant la lettre de la Charte et la jurisprudence, on peut constater clairement que l’interdiction d’un procédé innovant par l’autorité publique doit être subordonnée à l’exigence d’un dommage environnemental potentiel qui serait, le cas échéant, grave et irréversible, mais également que cette limitation provisoire et proportionnelle impose aux autorités publiques de prendre les mesures susceptibles d’informer le public, de prévenir la dégradation de l’environnement et de poursuivre les recherches, afin d’évaluer les risques encourus.
Voilà comment aurait pu être alors appréhendé le principe de précaution. Mais tel n’a pas été le cas, et ce principe a d’ailleurs souvent été dévoyé. En effet, malgré tous les moyens législatifs et jurisprudentiels qui organisent l’application directe du principe de précaution, force est d’admettre que tout dépend en dernier lieu de l’interprétation toute relative qui en est faite par les autorités publiques et les juges saisis dans le cadre du contrôle de légalité. Or, comme le constate dans son rapport la commission pour la libération de la croissance française de 2008, l’article 5 de la Charte de l’environnement « introduit une disposition nouvelle en droit constitutionnel, en faisant référence à un "principe de précaution", déjà présent dans le corpus législatif, et dont la portée normative reste incertaine. Cette référence génère des incertitudes juridiques et instaure un contexte préjudiciable à l’innovation et à la croissance, en raison des risques de contentieux en responsabilité à l’encontre des entreprises les plus innovantes [...]. Si le texte constitutionnel entend prévenir la réalisation de dommages nuisibles à la collectivité, sa rédaction très ouverte laisse place à des interprétations potentiellement divergentes, susceptibles de paralyser l’activité économique et celle de l’administration ».
Ce qui est redouté dans cette perspective par l’administration, c’est donc l’obligation reposant sur elle d’agir dès lors que la réalisation du dommage, non définie par la Constitution, est « incertaine en l’état des connaissances scientifiques ». Une telle logique implique que l’administration soit en mesure de suivre l’ensemble des recherches scientifiques et qu’elle puisse, en conséquence, ériger en règle ultime la maxime « Dans le doute, abstiens-toi », conformément à la théorie du risque zéro.
En raisonnant ainsi, mes chers collègues, nous entretenons une forme de démission des politiques, persuadés, pour certains d’entre eux, que seule la Charte pourra nous prémunir contre tous les aspects négatifs de la mondialisation.
Pour toutes ces raisons, beaucoup d’experts avaient alors préconisé, notamment dans le rapport de la commission Innovation 2030, l’adoption d’un principe d’innovation destiné à équilibrer le principe de précaution. J’ai eu l’occasion d’aborder ce point à plusieurs reprises avec Mme Anne Lauvergeon, présidente de cette commission. À défaut, il leur paraissait nécessaire de préciser dans la Constitution que le principe de précaution ne doit pas nuire à la recherche et l’innovation, toutes deux indispensables à la croissance économique de notre pays. C’est dans cet esprit que j’ai voulu présenter cette proposition de loi, pour mettre un terme, enfin, à une ambiguïté qui n’aurait jamais dû perdurer.
Mes chers collègues, le principe de précaution est aussi un principe d’innovation !
Le 8 juillet 2010, nous avions pris connaissance des recommandations formulées par le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, qui préconisait la création d’une instance susceptible de procéder aux débats relatifs aux travaux mettant en balance le principe de précaution et de les organiser. Évidemment, la création d’une telle instance paraît toujours être la meilleure des solutions, dès lors qu’elle aurait pour fonction de se concentrer sur cette seule tâche. Cependant, c’est tout autrement que j’ai souhaité traiter cette délicate question attachée au principe de précaution.
En effet, sur la base des différents travaux publiés, qu’il s’agisse du rapport d’information de l’Assemblée nationale de 2010, de l’avis de 2011, du rapport de 2013 du Conseil économique, social et environnemental et des nombreux articles de doctrine ayant abordé cette question, j’ai constaté que nous pouvions mettre en place une politique publique articulée autour de deux orientations, que je considère comme les deux jambes nécessaires à une marche équilibrée : d’une part, mettre fin définitivement à toute ambiguïté quant à l’interprétation du principe de précaution, ce qui paraît urgent ; d’autre part, renforcer l’information du public et de promouvoir l’innovation auprès de nos concitoyens, ce qui semble primordial.
Ma première proposition, qui vise d’abord à rappeler que le principe de précaution est aussi un principe d’innovation, s’inscrit dans la continuité des actions menées en faveur de l’environnement, que notre famille politique n’a eu de cesse de porter, que ce soit au travers de la Charte de l’environnement ou du Grenelle de l’environnement. Le Grenelle avait d’ailleurs été l’occasion de réaffirmer l’importance du lien entre précaution et innovation, comme le Président de la République de l’époque, Nicolas Sarkozy, l’avait d’ailleurs rappelé lors de la clôture des discussions en octobre 2007. Il avait en effet déclaré : « Le principe de précaution n’est pas un principe d’interdiction. C’est un principe de vigilance et de transparence. Il doit donc être interprété comme un principe de responsabilité. »
Quant à Nathalie Kosciusko-Morizet, alors ministre de l’écologie, elle affirmait : « Le principe de précaution n’est pas la négation du progrès, il n’est pas la négation de la science. Il est même tout le contraire, car le doute, qu’il soit méthodique ou hyperbolique, mais aussi l’éthique sont partie intégrante de la démarche scientifique […]. Il constitue à mon sens un exemple d’une vision nouvelle de l’écologie : non plus une écologie de l’objection et de l’obstacle, mais une écologie "intégrée" aux processus tant politiques qu’économiques ou scientifiques, une écologie qui les accompagne, les fonde en légitimité et leur donne de la viabilité. »
Pourtant, la frilosité des acteurs publics a trop souvent conduit à l’abandon de choix novateurs et de la recherche. J’ai évoqué en introduction la crainte des acteurs publics de voir engager leur responsabilité, mais il convient également d’insister sur la méconnaissance des fondements du principe de précaution, qui avaient pourtant fait l’objet d’un consensus lors de l’adoption de la Charte. Elle explique la réticence des pouvoirs publics.
Voilà ce qui motive la première de mes propositions, qui vise l’article 5 de la Charte. On pourrait dire, se référant aux propos que je viens de tenir, que l’inscription à l’article 5 de la Charte de la mention « le principe de précaution constitue un encouragement au développement de la connaissance, à la promotion de l’innovation et au progrès technologique » est superfétatoire. J’écarte pourtant cette affirmation.
Tout d’abord, il faut reconnaître qu’une chose superfétatoire n’est pas inutile d’un point de vue législatif lorsqu’elle permet de répondre à l’exigence de lisibilité et d’accessibilité de la loi. Or quand les conflits d’interprétation se perpétuent dans le temps, comme c’est le cas ici, il faut bien admettre qu’il devient urgent de trancher.
Ensuite, nous pensons que, en inscrivant une telle précision dans le texte, nous éclairons la méthodologie qui doit encadrer l’étude du risque potentiel par les pouvoirs publics. Ainsi, lorsqu’elle appréhende un risque potentiel, l’autorité publique doit faire en sorte de promouvoir la recherche et l’innovation, afin de limiter ou surpasser les conséquences négatives qui pourraient potentiellement en résulter.
Dans le cadre d’un tel processus, la recherche appellera l’innovation, laquelle, à son tour, lorsqu’elle présentera des risques potentiels, imposera que de nouvelles recherches soient menées. Le seul doute ne pourra en aucun cas fonder un blocage à l’innovation.
À terme, le doute sera ainsi dissipé : soit le risque n’existe pas et, dans ce cas, la limitation fixée par l’autorité publique devra disparaître ; soit le risque existe réellement, et il devra alors être appréhendé autrement, par le régime de la prévention, de la surveillance ou de l’interdiction.
J’en viens au deuxième objet de la proposition de loi : faire changer les mentalités pour remettre l’innovation au cœur de nos préoccupations. Peut-être cette proposition de loi – j’ignore quel sera son avenir, d’abord au sein de notre assemblée, puis au-delà – permettra-t-elle à nos concitoyens de comprendre qu’ils ne doivent pas avoir peur de l’avenir et de la globalisation de notre économie, qui fait et fera partie – chacun ici partagera cette analyse – de notre quotidien.
Très tôt, nous avons compris que l’opinion publique peut avoir une influence importante sur l’arbitrage des acteurs publics. Or celle-ci s’inquiète moins du risque encouru que du fait de savoir s’il existe ou non.
La solution de simplicité pourrait encore être celle du blocage, mais c’est ce que nous voulons éviter. Pour cela, l’information nous paraît constituer un élément central de nos politiques environnementales, d’une part, parce qu’elle participe au renforcement de la vie démocratique et, d’autre part, parce qu’elle peut désamorcer le blocage de principe, rassurer nos concitoyens et même conduire à l’acceptation d’un risque raisonnable.
Ma démarche se trouve donc fondée par la volonté de renforcer le droit à l’information. Je propose à cette fin de modifier l’article 7 de la Charte, en prévoyant, tout d’abord, que l’information du public et l’élaboration des décisions publiques s’appuient sur la diffusion des résultats de la recherche et sur le recours à une expertise pluridisciplinaire, ensuite, que la loi définit les conditions de l’indépendance de l’expertise scientifique et de la publication des résultats.
Toutefois, j’aimerais appeler votre attention sur un dernier point, qui explique l’importance que j’accorde à l’indépendance des expertises. Elle justifie la dernière modification que je préconise et qui concerne l’article 8 de la Charte. Je veux parler du droit absolu à l’information.
Parfois, la volonté d’être informé de nos concitoyens peut suivre un cycle négatif. On veut tout d’abord connaître les risques potentiels, ce qui conduit ensuite à la recherche d’une nouvelle expertise, destinée à s’assurer de la pertinence de la première. Enfin, un nouveau désir d’information de type contestataire discrédite le fondement scientifique de la gestion des risques et débouche sur la stigmatisation d’un procédé innovant. À ce moment-là, l’aspiration à l’information sort du champ de l’étude rationnelle pour aller vers celui de la phobie irrationnelle ou du blocage contestataire.
J’ai donc également voulu nous prémunir contre ces phénomènes. Il s’agit tout d’abord de modifier l’article 7 de la Charte relatif à l’indépendance des expertises, afin d’éviter une remise en question des travaux menés lors de l’examen d’un risque potentiel. La proposition de loi tend ensuite à retoucher l’article 8 de la Charte, pour promouvoir non plus uniquement l’environnement, mais aussi la culture scientifique, ce qui permettrait de mettre fin à une défiance parfois instinctive et déraisonnable sur ces sujets.
Mes chers collègues, le Sénat a toujours eu une culture d’avenir, j’aime à le rappeler, et nous aurions tort de rester au milieu du gué. Il nous faut au contraire continuer l’œuvre que nous avons engagée voilà dix ans et dont nous pouvons être fiers. En effet, au-delà des bonnes intentions et des déclarations-chocs, nous avons permis, pour la première fois, une véritable synergie entre l’action des pouvoirs publics et l’environnement. Pour notre famille politique, c’était un acte fort qui marquait l’universalisme des questions liées à l’environnement, dont finalement aucun parti n’a le monopole. Pour tous ceux qui s’étaient engagés pour faire de ces questions une préoccupation majeure, c’était une victoire sans précédent.
Aujourd’hui, le deuxième acte de ce chantier consiste à envoyer un message aux chercheurs et aux entreprises qui mettent l’innovation au cœur de leur travail, alors même que la France se caractérise en Europe par le faible taux d’investissement de ses entreprises dans le domaine de la recherche.
Enfin, puisque nous visons toujours l’avenir, le troisième acte de ce chantier consistera dans la réconciliation des partisans de la recherche et de l’innovation et de ceux qui militent en faveur de la protection de l’environnement, tous associés dans la croissance. C’est certainement là le cœur de la différence entre écologistes et environnementalistes.
Notre objectif n’est pas d’imposer un principe par rapport à un autre. Il ne s’agit pas de privilégier l’innovation au détriment de l’environnement ni même de créer impérativement un équilibre qui serait de fait rompu au gré des changements politiques. Par ce texte, nous voulons démontrer que ces deux principes, précaution et innovation, peuvent ne faire qu’un. La recherche conduit à l’innovation, l’innovation conduit à la recherche en faveur du développement durable, cette dernière permettant de nouvelles innovations. J’ai la certitude que, par ce cercle vertueux, l’innovation préservera l’environnement et que l’environnement encouragera la recherche. Tel est ce que je crois et ce à quoi je vous invite, très modestement, à croire. (Applaudissements sur les travées de l'UMP, ainsi que sur plusieurs travées de l’UDI-UC et du RDSE.)