M. le président. La parole est à Mme Chantal Jouanno.
Mme Chantal Jouanno. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant d’entrer dans le débat sur la présente proposition de loi, je souhaite vous alerter sur l’état de notre société. Nous ne sommes pas des moralisateurs, mais il me semble nécessaire d’en avoir conscience et connaissance pour jouer notre rôle de responsables politiques.
À l’occasion de la préparation de mon rapport sur l’hypersexualisation des enfants, j’avais été choquée par les chiffres que j’ai découverts, et par la déliquescence de notre relation à la sexualité. Ainsi, 82 % des enfants âgés de onze à treize ans ont été confrontés à des images pornographiques violentes ; or entre 50 % et 80 % des agresseurs adultes commencent à commettre des infractions à l’adolescence. Ce sont là de véritables motifs d’inquiétude.
Mon collègue Jean-Pierre Godefroy et moi-même avions également été choqués, lors de notre travail sur la prostitution, par l’acceptation, la tolérance dont fait preuve notre société à l’égard des violences que subissent les personnes prostituées.
Nous constatons un certain oubli des principes fondamentaux : la sexualité doit être consentie ; elle ne doit s’exercer ni au sein de la famille ni avant la puberté.
Nous pouvons fermer les yeux et nous lamenter sur le coût de telles pratiques pour la société. Mais nous pouvons aussi fixer des limites.
Notre droit, la Constitution, notre bel ordonnancement juridique et la belle architecture du principe de prescription ne peuvent pas être pensés en dehors de la société et des hommes. Tout à l'heure, Muguette Dini a rappelé les chiffres colossaux : 383 000 personnes victimes de violences sexuelles, 26 000 dépôts de plainte, dont 6 000 pour viols sur mineurs. À côté de tous les discours que l’on entend sur les accidents de la route, on parle bien ici, je le répète, de 6 000 viols sur mineurs !
De surcroît, comme l’a rappelé Muguette Dini, ces chiffres sont doublement minorés : d’une part, il n’y a pas d’enquête sur les mineurs et, d’autre part, les petites victimes n’ont pas toujours conscience du caractère criminel de l’acte commis. Les violences sexuelles ne sont pas conscientisées comme telles par l’enfant dont le parent – père ou mère – lui explique que c’est normal et qu’il agit ainsi pour son bien. Dès lors, comment l’enfant peut-il avoir conscience qu’il s’agit d’un crime ? Comment peut-il même assumer ce conflit de loyauté ?
Par ailleurs, à la suite de ces violences sexuelles, qui sont décrites par les victimes comme une torture, peut se développer une amnésie post-traumatique, qui est nécessaire à la survie de la victime et est reconnue sur le plan médical.
Nous parlons donc de milliers de cas potentiels de violences sexuelles. Aussi ai-je été choquée de lire dans le rapport de la commission des lois que la présente proposition de loi s’inspirerait d’un fait divers et qu’elle aurait même été déposée sous la pression de lobbies sécuritaires !
M. Philippe Kaltenbach, rapporteur. Ce n’est pas dans le rapport !
Mme Chantal Jouanno. Certes, mais les lobbies sécuritaires sont là ! Quand sont en cause plusieurs milliers de cas, il s’agit non pas de faits divers, mais d’un fait de société.
Cela étant, nous devons évoluer parce que nos connaissances ont progressé. La réalité des viols est mieux documentée et révélée.
L’amnésie post-traumatique ne cesse pas en fonction de la loi ; elle peut prendre fin après le délai de prescription.
Oui, le délai de prescription est nécessaire à notre société pour sa stabilité, pour le droit à l’oubli et, surtout, au pardon. Mais quand l’amnésie prend fin, la victime se retrouve à la case départ, c'est-à-dire très exactement dans la peau de la petite fille ou du petit garçon qu’elle était, avec la peur. Elle ne peut commencer son travail de reconstruction, de pardon ou de recherche de vérité qu’à compter de ce moment.
Aussi, le délai de prescription, tel qu’il est – vous l’avez d’ailleurs très bien souligné dans votre rapport, monsieur Kaltenbach –, est inadapté. Il constitue même presque une source d’inégalité.
J’ai également lu dans les comptes rendus de la commission des lois que l’agresseur pouvait avoir reconstruit un nouvel équilibre social qu’il ne fallait pas bouleverser trop longtemps après. Mais qui peut croire qu’un adulte qui viole un enfant, qui l’oblige à la fellation ou à la sodomie est un adulte normal ? Qu’il pourra, même très longtemps après les faits, retrouver, sans traitement, sans accompagnement, une vie normale ? Qu’y a-t-il de plus inconcevable et d’ignoble que ces actes de torture physique et morale sur des enfants, qui ont d’ailleurs bien souvent lieu au sein des familles ?
Oui, c’est certain, notre texte n’est pas parfait. Oui, il prend le parti des victimes, précisément parce qu’on ne l’a peut-être pas assez fait jusqu’à présent.
Oui, les conditions proposées pour exercer l’action publique sont peut-être incertaines pour être légales. Et encore ! L’amnésie post-traumatique peut être médicalement constatée et être intégrée à l’expertise d’une autorité judiciaire. En l’espèce, je veux bien prendre le risque de voir cette proposition de loi frappée d’inconstitutionnalité. Il est cependant étrange de constater que, pour certains textes, on n’hésite pas à prendre ce risque...
J’ai lu que cette proposition de loi crée une imprescriptibilité de facto. L’enquête permettra peut-être d’éviter ce risque, un risque qui, d’ailleurs, ne semble pas avoir posé de problème pour les abus de biens sociaux…
Certains s’inquiètent des difficultés probatoires. Or les techniques ont évolué. Est-ce plus difficile d’apporter la preuve d’un fait trente ans après que vingt ans après ? Non !
Je sais que vous auriez préféré une remise à plat de l’ensemble des régimes de prescription. Nous aussi ! Voilà un sujet qui a d’ailleurs été brillamment examiné lors de la rédaction d’un rapport sénatorial remis en 2007. Il y a deux ans, j’ai entendu qu’on allait procéder à cette remise à plat, qu’elle était imminente. Les promesses sont identiques. Mais, sept ans après, rien n’a bougé !
M. Charles Revet. C’est vrai, malheureusement !
Mme Chantal Jouanno. Pourtant, dans le rigoureux édifice de la prescription, bien des brèches ont, il est vrai, été ouvertes : j’ai cité l’abus de biens sociaux, mais je pourrais tout autant évoquer les trafics de stupéfiants, le terrorisme. Il semble donc que certaines brèches dans l’ordre juridique soient plus acceptables que d’autres.
Nous sommes tous désireux d’un changement du régime de prescription, mais encore faut-il que nous soyons assurés de délais clairs, précis et sincères. Nous pourrions même finalement poser la question de l’imprescriptibilité des crimes commis à l’encontre d’enfants.
Nous n’avons pas totalement confiance dans ces promesses. C’est pourquoi nous préférons vous proposer d’agir au lieu d’attendre.
Je tiens à remercier Muguette Dini de sa constance et de son combat. Je vous remercie également, monsieur le rapporteur, car je sais que, à l’origine, vous n’aviez pas les mêmes orientations que nous. Or vous êtes aussi aujourd'hui un défenseur de nos propositions. En tout cas, vous avez reconnu la véracité des faits. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, de l'UMP et du groupe écologiste. – Mme Michèle André applaudit également.)
M. le président. La parole est à Mme Cécile Cukierman.
Mme Cécile Cukierman. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, permettez-moi, tout d’abord, de saluer le travail de Muguette Dini qui, loin de chercher à mener une politique d’affichage, a fait, avec d’autres élus, de la lutte contre les violences sexuelles un combat.
Le texte qui nous est proposé pose une véritable question. En effet, son analyse nous a conduits à reconnaître les réelles difficultés d’application du régime de prescription en matière d’infractions sexuelles. Mais, en poussant l’analyse un peu plus loin, nous avons aussi constaté que les difficultés liées à la prescription en matière pénale dépassent les cas d’infractions sexuelles, comme le révèlent de récentes décisions rendues par la chambre criminelle de la Cour de cassation, et appellent une réforme plus globale.
Avant de développer ce point, je voudrais nuancer les arguments ayant motivé le rejet du texte en commission.
S’agissant des difficultés probatoires, elles sont réelles, et le dépérissement des preuves est l’un des fondements traditionnels qui justifient la prescription. Toutefois, je tiens à réfuter l’argument selon lequel le non-lieu prononcé faute de preuves suffisantes serait douloureusement ressenti par la victime, car il n’est pas certain qu’un refus d’instruire pour cause de prescription soit mieux perçu par cette dernière.
M. le rapporteur a lui-même nuancé cet argument : il a soutenu que les difficultés en matière de preuves ne doivent pas forcément être un obstacle à l’instruction d’une affaire. Donner la possibilité à une personne se disant victime de voir son affaire instruite peut aussi conduire à délier la parole. D’autres victimes du même suspect pourront alors se manifester et, par conséquent, de nouvelles agressions pourront être évitées.
Concernant la nécessité d’envisager toute réforme de la prescription de manière globale, il n’est pas absurde de considérer que la spécificité des infractions sexuelles par rapport à d’autres crimes ou délits mérite une prise en compte particulière de la législation relative à la prescription. Des exceptions ont d’ores et déjà été prévues et des réformes parcellaires adoptées. Je pense au trafic de stupéfiants, au terrorisme, comme vient de le rappeler notre collègue Chantal Jouanno, ou encore aux infractions d’affaires.
En effet, si le mutisme des victimes rend difficiles les études des violences sexuelles, les médecins et les spécialistes en victimologie insistent sur la spécificité de ces violences par rapport à d’autres crimes ou délits.
Cependant, certaines études ont été menées, ainsi que vous l’avez relevé, madame Dini. L’une d’entre elles, conduite sur cent patients – 88 femmes et 12 hommes –, montre que la conscientisation des agressions sexuelles s’est faite chez 40,7 % des patients au-delà du délai de prescription et que, dans 90 % des cas, la possibilité de parler n’est survenue qu’après un long, voire très long, travail thérapeutique de réparation.
Quant au parallélisme établi entre les infractions sexuelles et les infractions clandestines, toute extension du champ de ces infractions doit être envisagée avec attention, sous peine de mettre en péril le régime juridique déjà fragile des infractions clandestines, qui, parce qu’il est de source prétorienne, fait l’objet de nombreuses critiques.
Il est en effet reproché à cette jurisprudence, qui s’applique surtout aux délits d’affaires, d’être contraire au principe de légalité. Malgré cette critique, la solution adoptée par la jurisprudence est, dans la pratique, cohérente ; elle permet notamment de sanctionner la « criminalité des cols blancs » et de poursuivre un type de criminalité très technique.
Cette théorie relève d’une idée qui n’est pas fausse, qui correspond à la philosophie de la prescription. Cependant, l’absence de définition législative a rendu difficile la détermination d’un critère objectif caractérisant les infractions clandestines. Aussi, la solution du report du délai de prescription pour certains délits peut paraître arbitraire en ce qu’elle ne concerne qu’une partie des infractions, comme le souligne en filigrane nos collègues Muguette Dini et Chantal Jouanno dans leur proposition de loi.
Pour autant, doit-on considérer que les agressions sexuelles relèvent des infractions clandestines ? Pour le déterminer, il faut tenter d’identifier les critères que retiennent les juges pour évaluer ce qui dépend de cette catégorie ou non.
La plupart du temps, le caractère de « clandestinité » concerne l’acte incriminé lui-même, c’est-à-dire son élément matériel. Cet acte, cet élément matériel, a fait l’objet de manœuvres de la part de l’auteur pour dissimuler l’infraction. Dès lors, on peut considérer que les infractions sexuelles ne relèvent pas de la catégorie des infractions clandestines, car l’occultation liée souvent aux agressions sexuelles ne relève pas de l’acte répréhensible lui-même ; elle dépend de la victime, comme cela a été rappelé.
La référence à la clandestinité, notamment pour ce qui concerne les délits d’affaires, faite dans l’exposé des motifs ne peut donc être retenue, mais il est vrai que l’idée se conçoit tant l’absence de définition législative engendre des confusions.
Et la confusion figure parfois même dans la législation. En effet, la loi du 14 mars 2011 a introduit un article dans le code de procédure pénale disposant que, s’agissant des personnes vulnérables, le délai ne court qu’« ’à compter du jour où l’infraction apparaît à la victime dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique » pour certains délits.
En l’occurrence, la vulnérabilité, qui ne se trouve pas dans l’élément matériel de l’infraction mais concerne la victime, conditionne bien la clandestinité au prix d’une certaine dénaturation de cette dernière. Les infractions clandestines tiennent donc à l’ignorance de leur existence par la victime et le ministère public.
Comme je vous le disais, de nombreuses affaires révèlent les difficultés des différents régimes de prescription en matière pénale. Ces difficultés dépassent, mais englobent aussi, les infractions sexuelles.
Voilà quelques jours, une cour d’appel, statuant sur renvoi après cassation, a tenu tête à la haute juridiction concernant le report du point de départ du délai de prescription dans une affaire d’infanticide. Les juges de la cour d’appel, qui ne doutent pas qu’ils seront censurés une seconde fois, appellent implicitement à une réforme.
Une réflexion a déjà été menée : un rapport d’information sur la prescription, fait au nom de la commission des lois, a été déposé le 20 juin 2007, ainsi que l’a évoqué M. le rapporteur. Je vous propose, mes chers collègues, de nous en saisir, afin de trouver des solutions pérennes, rationnelles et rassurantes à l’ensemble de ces situations.
En attendant, vous l’aurez compris, les membres du groupe CRC s’abstiendront sur la présente proposition de loi telle qu’elle est rédigée : même si nous partageons le constat, nous doutons du dispositif proposé.
Pour terminer, permettez-moi d’évoquer les trois amendements de la commission dont l’adoption reviendrait à rédiger un nouveau texte.
Les agressions ou crimes sur mineurs sont des actes graves, mais, nous le savons, l’allongement du délai de prescription ne diminuera en rien leur nombre, contrairement à ce que nous avons entendu. Pour parvenir à un tel résultat, il faut en effet agir en matière de prévention et aider à délier la parole. En l’espèce, des progrès sont encore possibles, car, ne l’oublions pas, le viol n’a fait son entrée dans le code pénal qu’en 1992 !
Par ailleurs, le temps nécessaire pour s’émanciper de la cellule familiale qui a été évoqué pour justifier le dépôt de ces amendements peut aussi l’être pour une victime majeure. Je pense au mariage forcé, qui est un viol en soi. Peut-on justifier qu’un mineur âgé de dix-sept ans puisse agir pendant trente ans et qu’une personne âgée de dix-huit ans ne puisse le faire que pendant dix ans ?
Enfin, si l’amnésie traumatique touche très fortement les enfants, elle concerne également les adultes.
L’argument invoqué ce matin par la commission pour rejeter le texte initial – on ne saurait modifier un délai de prescription sans l’intégrer dans une réflexion globale – peut donc aussi être opposé aux amendements qui nous seront soumis ultérieurement.
Au final, même si la réponse apportée est peut-être, nous l’avons dit, maladroite, la question initiale posée par nos collègues est réelle : à partir de quand faut-il faire courir le délai de prescription ? (Applaudissements sur les travées du groupe CRC.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, monsieur le président de la commission des lois, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, la modification du délai de prescription des agressions sexuelles est désormais un sujet que nous connaissons bien. Notre collègue Muguette Dini avait déjà déposé une proposition de loi à ce sujet qui avait été rejetée par le Sénat au mois de janvier 2012.
Une nouvelle fois, je tiens à le dire d’emblée, les membres du RDSE ne voteront pas le texte présenté en l’état. Bien que les intentions de ses auteurs soient louables, nous nous prononçons, entre autres, contre les modifications à tout va des prescriptions en matière pénale, qui créent des prescriptions « à la carte ».
Au final, la non-prescription des crimes contre l’humanité a transformé le sens de la loi de prescription en établissant une sorte d’échelle de gravité concurrente de celle des peines, ce qui n’était pas la fonction première de ce texte.
Le législateur n’a cessé d’introduire des exceptions à la règle, qui était celle du « un, trois, dix » : prescription d’un an pour les contraventions, de trois ans pour les délits et de dix ans pour les crimes. Les années soixante ont vu naître des exceptions à la règle générale relative au point de départ du délai de prescription. Puis, dans les années quatre-vingt-dix, ont été introduites des exceptions aux règles générales relatives aux délais de prescription eux-mêmes.
Les précédents orateurs l’ont souligné, les infractions sexuelles font déjà l’objet d’un régime dérogatoire au titre de la prescription, notamment lorsque les victimes sont mineures. Le point de départ du délai de prescription de l’action publique a été reporté à la majorité de la victime, qu’il s’agisse d’un crime ou d’un délit.
Ainsi, les interventions du législateur se sont succédé à un rythme soutenu. Elles ont créé de réels problèmes d’application de la loi dans le temps sans pour autant parvenir à résoudre les difficultés inhérentes au mécanisme de la prescription.
La suppression de toute prescription en matière pénale peut paraître séduisante à bien des égards. C’est ce vers quoi tendrait in fine la proposition de loi de nos collègues centristes, si elle était votée. Si l’on se fondait sur un critère purement subjectif, à savoir la prise de conscience de la victime, pour faire courir le délai de prescription, les agressions sexuelles deviendraient pour ainsi dire imprescriptibles.
Non seulement cette suppression de la prescription irait à l’encontre de l’équilibre aujourd’hui atteint entre droits des victimes et procès équitable, mais elle emporterait d’innombrables conséquences pratiques, qu’il semble difficile de gérer sans lui substituer d’autres mécanismes juridiques.
En effet, comment rendre la justice quand le dépérissement des preuves empêche toute reconstitution des faits, notamment en matière d’agressions sexuelles ? L’argument est imparable ; il a été invoqué à de nombreuses reprises. À ce titre, la prescription paraît être un mal nécessaire de la procédure pénale. Par ce biais, le législateur parvient à contenir une expansion sans fin de la réponse pénale.
La modification des prescriptions exige un peu plus de réflexion. Cela a été dit en commission des lois, la prescription en matière pénale mériterait une véritable remise à plat, sur la base du rapport de nos collègues Hyest, Portelli et Yung.
Nous ne nions pas les difficultés liées à la prescription en matière d’agressions sexuelles, mais nous contestons le bien-fondé et l’efficacité du dispositif proposé via le présent texte. Comment ne pas laisser les infractions sexuelles tomber dans l’oubli et se banaliser ? Telle est la véritable question qui se pose. La modification des règles de prescription n’est manifestement pas une réponse adaptée à la nature des agressions sexuelles.
Alors que le sujet restait tabou pour les générations précédentes, des études attestent que « la reconnaissance sociale de ces violences contribue à une modification du seuil de rejet à l’égard des agressions sexuelles. »
Toutefois, aujourd’hui encore, seule une minorité des infractions sexuelles – probablement les plus graves – est portée à la connaissance des autorités. Une enquête de l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales montre que seuls 11 % des femmes et 2 % des hommes ont porté plainte pour des infractions à caractère sexuel hors ménage. Ainsi, parce que ces dernières sont le fruit de certaines mentalités et de certains comportements parfois institutionnalisés et normalisés, des moyens supplémentaires doivent être mobilisés pour faire connaître leurs droits aux victimes, les inciter à porter plainte ou leur permettre d’être mieux prises en charge par des professionnels du monde judiciaire et par des psychothérapeutes.
Ce chantier passe également par une sensibilisation du grand public à la violence des agressions sexuelles.
L’agression survenue dans le métro de Lille au mois d’avril dernier montre combien il est urgent d’agir. Poursuivie sur le quai puis dans la rue, une jeune femme a subi pendant une trentaine de minutes les assauts d’un jeune homme alcoolisé, avant d’aller chercher elle-même du secours, et ce devant une dizaine de témoins impassibles et indifférents.
C’est cette indifférence-là qu’il faut désamorcer, afin que le taux des agressions sexuelles diminue.
C’est également cette indifférence qui rend parfois difficile une dénonciation de tels faits.
En l’occurrence, le droit à l’oubli mis en jeu dans la prescription est moins en cause que l’inadaptation des réponses pénales vingt ou trente ans après les faits d’agression sexuelle.
Dans ces conditions, je le répète, les membres du RDSE ne pourront apporter leur soutien à ce texte, car il constitue, à leurs yeux, une fausse bonne réponse juridique.
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Michel.
M. Jean-Pierre Michel. Monsieur le président, madame la secrétaire d’État, mes chers collègues, avant tout, je tiens à saluer l’initiative des signataires – notamment Mme Dini – de la proposition de loi que nous examinons qui nous permettent de débattre cette après-midi d’un sujet important, horrible : les crimes commis sur des mineurs, garçons ou filles, par des membres ou des amis de leur famille, par des proches, par des éducateurs ou par des ministres du culte.
Nous connaissons ces réalités – de loin – pour avoir entendu des victimes exprimer leurs plaintes dans nos permanences parlementaires, très longtemps après les faits et ne sachant parfois plus à qui s’adresser. Il s’agit, en pareil cas, non de réparer mais de dire ce qui s’est produit des années auparavant.
Pour tenter de faire face à de telles situations, les auteurs du présent texte nous proposent d’allonger le délai de prescription pour ces crimes et délits.
Je souligne d’emblée que la prescription en vigueur en la matière est déjà exceptionnelle : elle court vingt ans après la majorité des victimes, qui peuvent donc porter plainte jusqu’à leurs trente-huit ans. Pourquoi cette exception a-t-elle été introduite dans l’échelle des prescriptions ?
On le sait très bien : dans un premier temps, ces victimes restent sous l’emprise des auteurs des faits, particulièrement lorsqu’il s’agit de membres de leur famille, d’éducateurs, de professeurs ou de maîtres d’internat, comme on l’a vu récemment. Elles éprouvent, de longues années durant, un sentiment de culpabilité extrême.
De surcroît, l’entourage connaît bien souvent l’auteur des faits et s’en rend complice : nous avons tous en tête l’exemple de mères couvrant un père incestueux, ne serait-ce que parce qu’il doit rapporter de l’argent à la maison, pour que le ménage tourne.
Qui plus est, la parole de l’enfant, souvent dénigrée, est rarement entendue, sans compter qu’il est très difficile de se rendre auprès des services de police ou de gendarmerie.
Ces facteurs constituent autant d’obstacles majeurs. Voilà pourquoi la loi permet déjà d’attendre que la victime ait atteint un stade de sa vie auquel sa maturité, les changements survenus dans son existence – elle a pu se marier ou avoir des enfants à son tour – lui permettent de révéler ce qui, quelques années plus tôt, relevait encore de l’indicible.
Le présent texte va encore plus loin : selon sa rédaction actuelle, il fait courir le délai de prescription à partir du moment où la plainte a été déposée ou de l’instant où la victime est à même de réaliser ce qui s’est passé, pour mettre en mouvement l’action publique.
Cette proposition se justifie par une raison qui est aujourd’hui médicalement connue et reconnue, et qui s’ajoute aux difficultés que je viens d’énumérer : c’est le phénomène d’amnésie traumatique, par lequel les victimes enfouissent ce qui s’est passé au fond d’elles-mêmes et le nient. Peut-être s’agit-il pour elles de se reconstruire. Hélas, elles mènent souvent une vie chaotique, parfois faite d’addictions. Dans certains cas, il faut attendre une analyse, une psychanalyse, voire des séances d’hypnose pour que l’horrible souvenir resurgisse tout d’un coup. En cet instant, la victime est en quelque sorte atteinte ou violée une seconde fois. C’est ce qu’expliquent les psychiatres et les médecins spécialistes de ces questions.
Ce moment peut bien entendu survenir après l’âge de trente-huit ans qui, en l’état actuel, marque la limite de la prescription. C’est la raison pour laquelle nos collègues ont déposé la proposition de loi qui nous est soumise.
J’en suis certain, nous toutes, nous tous dans cet hémicycle souscrivons au constat dressé par Mmes Dini et Jouanno, et voudrions apporter une réponse à ce problème.
Néanmoins, plusieurs orateurs l’ont déjà dit, cette proposition de loi, en l’état, n’est pas acceptable, ce pour plusieurs raisons.
Au premier chef, elle tend à l’imprescriptibilité des actes commis. Or seuls les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles.
Ensuite, elle vise à suggérer que c’est la victime qui exerce l’action publique, ce qui est impossible – même si nous avons quelque peu corrigé cette rédaction. (Mme Muguette Dini acquiesce.)
De surcroît – ce motif est, à mon sens, plus important encore – il faut s’interroger sur ce qu’est la prescription. Pour quelle raison existe-t-elle en droit pénal ?
En théorie, on pourrait concevoir que l’on puisse dénoncer les crimes et les délits dont on a été victime jusqu’à la fin de sa vie. Mais dans les faits, il faut ménager un équilibre entre, d’une part, le droit à l’oubli, qui assure la stabilité sociale, et, de l’autre, la répression des coupables et la réparation pour les victimes. Cet équilibre se traduit par les délais de prescription plus ou moins longs. Je le rappelle à mon tour, en matière criminelle, le délai normal est de dix ans. Mais plusieurs exceptions ont été ajoutées au fil des ans pour un certain nombre de situations.
Madame Dini, la commission des lois s’est penchée à plusieurs reprises sur cette question – il faut bien dire que vous l’avez un peu bouleversée, je ne peux pas employer un autre terme. Dans un récent rapport, MM. Hyest, Portelli et Yung ont proposé de revoir totalement le régime de la prescription, pour mieux l’adapter à l’échelle des peines. Ce critère est l’une des raisons pour lesquelles la rédaction que vous proposez ne serait pas acceptée par le Conseil constitutionnel, s’il était saisi du présent texte – je note qu’il pourrait l’être, après son éventuelle entrée en vigueur, par le biais d’une question prioritaire de constitutionnalité. Bien entendu, la commission des lois a eu du mal à accepter la rédaction proposée.
Au surplus, le parallèle que vous tracez avec les infractions occultes ou dissimulées n’est pas acceptable. Cette catégorie regroupe l’abus de biens sociaux, l’abus de confiance, etc.