M. Philippe Bas, rapporteur. Tout à fait !
M. Pierre Charon. Pour finir, mes chers collègues, je voudrais vous faire partager un point de vue plus personnel. J’estime que le projet de loi ne constitue pas la refonte de la politique de renseignement dont la France a besoin. En effet, cette refonte devrait s’accompagner de dotations et de moyens budgétaires accordés aux besoins en ressources humaines et technologiques. Sous ce rapport, il ne s’agit pas de recruter massivement des analystes : les données et les analyses ne sont rien si elles ne peuvent être utilisées et justifiées dans la légalité.
Ainsi donc, même si le projet de loi permet de pallier une situation « a-légale », il convient de ne pas être naïf quant à la réalité de la menace et à l’ampleur de la mission des services. Ni la loi ni la science ne pourront se substituer à l’intelligence et à l’expérience humaines. Tâchons donc que nos services disposent de conditions optimales pour exercer pleinement la mission de service public que les Français méritent !
Pour ma part, je voterai le projet de loi : il permettra d’améliorer les conditions de travail de nos services, qui, agissant dans la légalité, verront leur légitimité confortée. C’est aussi cela, la démocratie ! (Applaudissements sur les travées du groupe Les Républicains, ainsi que sur quelques travées de l'UDI-UC.)
M. Jean-Pierre Raffarin, rapporteur pour avis. Bravo !
M. le président. La parole est à M. Jean-Pierre Sueur.
M. Jean-Pierre Sueur. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, une partie de l’opinion publique pense que la menace terroriste passera vite. C’est une erreur profonde.
Les chiffres dont M. le Premier ministre a fait état à cette tribune sont vrais : le nombre de Français qui partent pour la Syrie ou pour l’Irak ne cesse de s’accroître, de même que le nombre de ceux qui meurent dans ces pays, notamment dans des attentats suicides. De plus en plus nombreux sont aussi les réseaux, très sophistiqués, qui incitent les jeunes et les moins jeunes à s’engager pour des œuvres de mort. Telle est la réalité, qui nous commande de nous engager et de nous mobiliser.
On a fait observer que tous les dispositifs qui existent n’ont pas permis d’empêcher les attentats du mois de janvier dernier. Cela est vrai, mais quelles conséquences faut-il en tirer ? Qu’il ne faudrait rien faire, qu’il faudrait se résigner, que rien ne serait utile ? Je ne suis pas du tout d’accord. Nous savons bien, pourtant, que c’est grâce aux services de renseignement français que des attentats ont été déjoués !
De même que nous devons affirmer que la sécurité est une liberté, et que pour cette raison nous devons faire preuve de la plus grande vigilance, de même nous devons affirmer, comme nombre d’orateurs viennent de le faire, qu’un juste équilibre doit être trouvé entre la sécurité nécessaire et les indispensables libertés. Car la plus grande victoire des terroristes serait que nous renoncions à nos libertés !
Un travail important a été accompli, successivement, par le Gouvernement, l’Assemblée nationale et la commission des lois du Sénat. Nous sommes d’accord avec nombre des amendements que M. le rapporteur Philippe Bas et M. le rapporteur pour avis Jean-Pierre Raffarin ont présentés.
Madame la garde des sceaux, je me réjouis profondément que notre commission ait adopté un amendement présenté par le groupe socialiste, et par d’autres en même temps, à l’effet d’exclure le ministère de la justice du champ des services de renseignement, à quelque titre que ce soit. Ce principe est très important, car, comme vous l’avez fort bien expliqué, c’est l’identité du ministère et ses missions qui sont en cause. Il ne sera pas dit que Mme la garde des sceaux aura été mise en minorité sur ce point par la commission des lois du Sénat, comme elle l’a malheureusement été dans l’autre assemblée.
Il n’y a que deux ou trois amendements de M. le rapporteur avec lesquels nous sommes en désaccord. En particulier, monsieur Bas, nous regrettons que la commission des lois ait, sur votre initiative, inséré à l’article 1er un alinéa 21 aux termes duquel l’administration pénitentiaire pourrait demander aux services de renseignement de mettre en œuvre une technique de renseignement.
Soyons très clairs : si j’estime normal que les personnels du ministère de la justice, particulièrement ceux de l’administration pénitentiaire, puissent signaler des faits aux services de renseignement, nous considérons qu’il n’est pas de leur rôle de solliciter ou de mettre en œuvre une technique particulière. Je crains en effet que le maintien de cette disposition ne ruine les effets de la suppression de la référence au ministère de la justice à l’alinéa précédent.
Le renseignement pénitentiaire, le rapport de la commission d’enquête sur l’organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe en affirme clairement la nécessité. Seulement, cette activité ne doit aucunement porter atteinte à la spécificité des personnels pénitentiaires, garantie par la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009, que le Sénat a adoptée. Ce qui, bien entendu, n’interdit nullement des coopérations et des échanges d’informations en vue du bien commun. Nous reviendrons sur ces questions.
Pour le reste, nombre d’amendements touchent aux données personnelles ; ils sont précieux pour le respect de la vie privée et visent à préciser que la finalité du projet de loi est la lutte contre le terrorisme, à l’exclusion de toute autre finalité.
M. Aymeri de Montesquiou. C’est faux !
Mme Sylvie Goy-Chavent. En effet, c’est faux !
M. Jean-Pierre Sueur. Le groupe socialiste, au nom duquel je prends la parole, a déposé quarante-quatre amendements, qui tous tendent à protéger les libertés ou à accroître les contrôles.
Il n’y a pas lieu d’opposer les Français entre eux : nous sommes tous attachés à la sécurité et nous devons tous être attachés aux libertés. À cet égard, je dis clairement que les associations de citoyens qui ont présenté des critiques et des propositions, et dont certaines ont été citées à cette tribune, méritent le respect. Au reste, un certain nombre de leurs propositions ont été entendues, par la commission des lois ou par le groupe socialiste qui les défendra sous la forme d’amendements. Je suis persuadé que, en définitive, le travail du Sénat permettra des avancées.
Nous avons également présenté des propositions en ce qui concerne les pouvoirs de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. En particulier, nous proposons que deux membres de cette commission puissent demander une nouvelle délibération. La commission des lois a déjà souhaité que trois de ses membres puissent saisir le Conseil d’État, ce qui est très important.
Mme Catherine Troendlé, vice-présidente de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du règlement et d'administration générale. En effet !
M. Jean-Pierre Sueur. Nous avons aussi présenté un amendement tendant à assurer à la commission un accès aux renseignements « direct, complet et permanent ».
La commission des lois a longuement débattu de la centralisation des données, à laquelle certains sont attachés. M. Cazeneuve, en particulier, a fait valoir qu’une centralisation de l’ensemble des données était impossible, pour des raisons liées aux techniques mises en œuvre, qui sont multiples et complexes. En réponse à un certain nombre d’interrogations, nous avons donc voulu, quelle que soit la réalité géographique – encore que le terme ne convienne pas très bien –, que la commission ait un accès direct aux données, sans intermédiaire, complet, exhaustif, permanent, 365 jours par an et vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Je remercie M. le ministre Jean-Yves Le Drian d’avoir accepté ce contrôle complet, y compris sur l’ensemble des éléments techniques : plateformes, pôles, etc. Je tiens à le dire publiquement, car trop souvent par le passé on s’est réfugié derrière le secret-défense. Si celui-ci doit bien évidemment être respecté, dès lors que l’on crée une commission de contrôle qui a d’amples pouvoirs, il faut que celle-ci puisse les exercer dans toute leur plénitude.
Pour ce qui concerne les algorithmes, qui suscitent des réactions d’extrême méfiance, vous savez qu’il existe des sites d’apologie du terrorisme très sophistiqués, très cryptés et très décryptés. Ces sites sont dangereux, parce qu’ils recrutent des jeunes et des moins jeunes pour ces activités d’horreur et de mort. Or les algorithmes permettront justement aux services d’identifier les personnes qui se connectent fréquemment à ces sites. Est-ce une atteinte aux libertés ? Une telle atteinte – si atteinte il y a – est nécessaire si l’on veut lutter contre le terrorisme. Néanmoins, ces algorithmes doivent avoir un objectif précis et ne pas ressembler aux dispositifs qui existent dans d’autres pays, qui consistent à capter des milliards et des milliards de données sans aucune finalité.
Nous avons déposé un amendement, j’espère qu’il sera retenu, visant à interdire toute reproduction durable, provisoire, transitoire ou accessoire des informations ou documents traités par algorithmes. Autrement dit, veillons à assurer la sécurité de manière efficace, mais soyons rigoureux, stricts, vigilants et intransigeants en ce qui concerne le respect des libertés publiques ! Les interceptions et les intrusions ne pourront donc avoir lieu qu’en cas de nécessité absolue, justifiée et motivée.
Par ailleurs, nous préconiserons, à travers l’un de nos amendements, que l’inscription au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes se fasse uniquement à la suite d’une décision de justice. Nous proposerons également de supprimer l’alinéa qui vise à inscrire dans ce fichier les personnes ayant fait l’objet d’une décision d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental. Les associations qui s’occupent des personnes ayant des troubles psychiques y tiennent. En effet, ce n’est pas parce qu’un citoyen a des troubles psychiques qu’il doit être considéré comme un terroriste en puissance. Nous devons débattre de ce point, car il s’agit d’une question de fond.
Pour terminer,…
Mme Éliane Assassi. N’oubliez pas que l’on souhaite réduire le temps de parole…
M. Jean-Pierre Sueur. … je dirai que nous avons encore beaucoup de travail à faire, mais je pense que nous sommes sur une voie qui est utile à ce pays. En tout cas, une chose est sûre : jusqu’à présent, il n’existait pas de dispositif législatif en France pour encadrer les services de renseignement. La délégation parlementaire au renseignement a d’ailleurs souligné dans de nombreux rapports à quel point cela était anormal. Cette anormalité doit prendre fin. En tant que Républicains – le mot a un certain succès ces jours-ci –, nous devons œuvrer pour que le renseignement ne soit pas absent de la loi et qu’il trouve toute sa place au sein de nos institutions républicaines. (Applaudissements sur les travées du groupe socialiste et au banc des commissions.)
M. le président. La parole est à Mme Michelle Demessine.
Mme Michelle Demessine. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collèges, l’un des principaux reproches formulé par notre groupe à l’encontre du projet de loi est qu’il reste encore profondément déséquilibré entre les nécessités opérationnelles des services et les exigences de protection des libertés, notamment celles qui ont trait à la vie privée. En outre, nous estimons que la légalisation de nouvelles techniques de recueil de renseignements, avec un champ de collecte qui n’a cessé de s’élargir, porte en elle le risque de dérives vers une collecte massive. À cet égard, le régime de renouvellement des autorisations mériterait d’être plus strictement encadré.
Une collecte massive et indifférenciée débouche inéluctablement sur une surveillance généralisée de la société. Cela est d’autant plus dangereux que le monde du renseignement est, par nature, comme on le sait, tenté d’obéir à ses propres règles et de s’affranchir d’un véritable contrôle politique. Ce sont autant de risques contre lesquels il faut se prémunir, ce que le projet de loi ne fait pas suffisamment.
À la suite des avis, pour le moins réservés, rendus par quelques autorités administratives indépendantes, en particulier celui de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, les risques de surveillance massive ont certes été atténués, aussi bien dans le projet de loi initial que par les travaux de l’Assemblée nationale, mais ils n’ont pas totalement disparu, loin s’en faut. L’ensemble du dispositif a néanmoins été affiné et plus strictement encadré. Il est par exemple positif que l’usage de ce qu’on appelle dans le langage courant les « boîtes noires » ait été réservé au seul objectif de la lutte contre le terrorisme. De la même façon, avec une définition plus précise de la notion d’entourage des personnes susceptibles de faire l’objet d’une surveillance, il est appréciable que le périmètre des écoutes téléphoniques ait été limité.
Pour ce qui est du contrôle des services, un premier pas dans l’harmonisation des modalités de contrôle de la CNCTR a aussi été effectué. En revanche, il reste beaucoup à faire sur la composition de cette commission pour éviter qu’elle soit pratiquement entre les seules mains du Premier ministre.
Le point sur lequel j’insisterai plus précisément concerne le déséquilibre sur lequel repose le système de collecte de renseignements qui sera mis en place.
Dans une démocratie telle que la nôtre, lorsque l’on introduit de nouvelles techniques de renseignement en décuplant leurs capacités, il est nécessaire de mettre en place des garde-fous démocratiques. Ces garde-fous résident dans l’accroissement des modalités de contrôle de ces techniques. Faute d’un tel contrôle par des institutions garantes du respect des lois votées au nom du peuple français, les organismes qui les mettent en œuvre continueront, à coup sûr, de fonctionner suivant leur logique propre.
La marque de ce déséquilibre est ainsi très nette en ce qui concerne la collecte du renseignement lui-même. Si celle-ci est précisément encadrée en amont, bien que certains critères de sélection soient contestables, les choses sont en revanche très floues sur la manière dont ces données alimenteront par la suite divers fichiers. Par qui et avec quels moyens ces fichiers seront-ils concrètement contrôlés ? C’est l’une des grandes faiblesses du projet de loi.
À cet égard je partage pleinement, et je les reprends à mon compte, les critiques pertinentes faites sur cette question par la présidente de la CNIL, Mme Falque-Pierrotin. En l’état actuel du texte, il n’existe, par exemple, aucun moyen de vérifier avec exactitude que ces fichiers seront tenus conformément aux objectifs et à la durée de conservation fixés par la loi. Il est d’ailleurs significatif que le texte lui-même ne fasse pas référence au rôle que devrait jouer la CNIL dans ce domaine. En effet, à la différence du régime auquel sont actuellement soumis tous les autres fichiers, qu’ils soient publics, privés ou de police, il n’est pas envisagé que la CNIL puisse exercer des pouvoirs d’inspection et de contrôle sur ces nouveaux fichiers.
Le contrôle effectif de la destination des renseignements recueillis dans ces fichiers est donc une question fondamentale. Ce contrôle doit aussi s’exercer sur la problématique de la durée de conservation des données. Ainsi, pour apprécier de façon crédible le respect de la durée définie par la loi, il serait nécessaire d’en confier la vérification à un organisme qui ait de réels moyens en la matière.
De la même façon, comment vérifier efficacement que les renseignements obtenus sur les téléphones mobiles à partir des IMSI catchers se limiteront bien à ce qui aura été prévu par la loi ?
Ce sont autant de questions auxquelles le projet de loi n’apporte pas de réponses. À l’heure où les parlementaires des États-Unis s’interrogent eux-mêmes sur le bien-fondé de la surveillance de masse opérée par l’une de leurs agences de renseignement, il serait paradoxal que nous n’en tirions pas tous les enseignements. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC et du groupe écologiste.)
M. le président. La parole est à M. Jean-Marie Bockel.
M. Jean-Marie Bockel. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, permettez-moi d’emblée de saluer le travail de nos services de renseignement, intérieurs comme extérieurs, qui veillent au quotidien à la sécurité des Français et à la défense de nos intérêts vitaux. Les attentats de janvier dernier, la montée plus générale de la menace terroriste, le départ de centaines, peut-être bientôt de milliers, de Français pour combattre dans les rangs de Daech réaffirment la nécessité pour la France d’être dotée de services de renseignement efficaces avec des moyens à la hauteur de leurs objectifs.
Je considère que le projet de loi relatif au renseignement va dans la bonne direction, dans la mesure où il vise à moderniser les moyens de ces services et à placer leurs missions dans un cadre légal. S’il suscite des débats aussi animés dans l’opinion publique et au Parlement, c’est pour la simple et légitime raison qu’il touche à des enjeux très sensibles : notre liberté et notre sécurité.
Si la liberté est en tête de notre devise républicaine, la sûreté est, comme la liberté, consacrée au rang de droit naturel et imprescriptible de l’homme par l’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Trouver le bon équilibre permettant de consacrer ces deux droits n’est pas chose facile. C’est pourtant l’objectif que doit, in fine, atteindre ce texte.
En plaçant les activités des services de renseignement dans un cadre légal, le projet de loi renforce leur légitimité et leur efficacité, garantes de notre sécurité. En effet, le spectre légal des techniques pouvant être mises en œuvre par les services a été élargi, leurs missions plus clairement définies et la protection des agents renforcée.
Alors même que la France est l’une des dernières démocraties occidentales à ne pas disposer d’un tel cadre légal et que les menaces auxquelles notre nation est confrontée sont de plus en plus diverses et transnationales, un tel renforcement me paraît nécessaire. Outre le terrorisme, nous devons faire face aux dangers posés par les États faillis, la prolifération nucléaire, le crime organisé, les cyberattaques, pour ne citer que quelques exemples.
Un tel dispositif est d’autant plus nécessaire que la France est aujourd’hui, rappelons-le, le pays européen réellement engagé sur des théâtres d’opérations extérieures. Cet engagement fait de nous un acteur important et crédible sur la scène internationale, mais aussi une cible privilégiée, voire une cible de premier rang par rapport à d’autres pays.
Vient alors la question de notre liberté. Il est essentiel que les citoyens français aient confiance en nos services de renseignement ; il est essentiel qu’ils sentent leurs droits, leurs libertés et leur vie privée protégés autant que faire se peut. Cette liberté est essentielle à notre démocratie, consacrée par l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme. Il est du rôle du Parlement de veiller à ce que ces droits soient respectés. Pour ce faire, nous devons nous assurer que les activités des services de renseignement respectent deux principes essentiels : la nécessité et la proportionnalité.
Si la rédaction initiale du projet de loi n’était pas satisfaisante sur ce point, les débats parlementaires, tant à l’Assemblée nationale qu’au Sénat, sont allés et vont dans le bon sens. Aussi je salue à mon tour le travail du rapporteur pour avis de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées et du rapporteur de la commission des lois.
Le recours aux différentes techniques de renseignement est désormais mieux encadré, répondant ainsi aux craintes de nombreux citoyens, par exemple s’agissant de l’utilisation d’algorithmes ou du recueil des données de connexion par les IMSI catchers. Je ne crois pas, à ce titre, que le texte instaure la « surveillance de masse » souvent annoncée. S’il est vrai que davantage de données seront recueillies par les services, leur exploitation est limitée et encadrée. Le débat parlementaire permettra en outre d’apporter des clarifications. Soyons nets : nos services n’ont de toute façon ni les moyens d’établir un scénario à la Orwell ni intérêt à le faire.
Les travaux parlementaires ont également permis de renforcer les modalités de contrôle du recours à ces techniques par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement et par le Conseil d’État. L’indépendance, la légitimité et l’efficacité de ce contrôle ont en effet été renforcées. Sur ce point, la proposition de loi organique de nos collègues Jean-Pierre Raffarin et Philippe Bas relative à la nomination du président de la CNCTR permettra de renforcer, à juste titre, le pouvoir législatif.
Ainsi, sur le sujet essentiel et sensible que représente l’activité de nos services de renseignement, je considère que le projet de loi, sous le bénéfice des amendements qu’auront adoptés nos deux assemblées et des compléments et améliorations qu’elles y auront apportés, est acceptable. Le débat qui l’accompagne est nécessaire. Néanmoins, il doit s’agir non pas de choisir entre notre liberté et notre sécurité, mais bien d’établir un juste équilibre entre ces deux droits, tous deux essentiels à notre démocratie. (Applaudissements sur les travées de l'UDI-UC, ainsi que sur certaines travées du groupe Les Républicains et du groupe socialiste.)
M. le président. La parole est à M. Claude Malhuret.
M. Claude Malhuret. Monsieur le président, madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, mes chers collègues, le 13 mai dernier, la Chambre des représentants des États-Unis a voté, par 338 voix contre 88, l’abolition de la section 215 du Patriot Act, la loi antiterroriste adoptée après les attentats du 11 septembre 2001.
Mme Sylvie Goy-Chavent. Nous, nous faisons l’inverse !
M. Claude Malhuret. Depuis lundi, à zéro heure GMT, la NSA a dû fermer toutes ses boîtes noires. Au même moment, le gouvernement français présente un projet de loi dont la mesure majeure est précisément la même que celle de la section 215 : le traitement de masse des données numériques de l’ensemble de la population.
Mme Sylvie Goy-Chavent. Eh oui !
M. Claude Malhuret. Le vote des représentants américains, républicains et démocrates confondus, et, surtout, les raisons de ce vote permettent de prendre conscience de l’erreur majeure que s’apprête à commettre le gouvernement français.
Le ministre de l’intérieur s’indigne vertement, avec les accents de la bonne conscience outragée, chaque fois que l’on compare son projet de loi au Patriot Act. Pourtant, l’article L. 851-4 du code de la sécurité intérieure, dans sa rédaction issue de ce projet de loi, qui prévoit la surveillance de masse de l’ensemble des Français, est bien la réplique de la section 215 du Patriot Act, qui vient d’être rejetée massivement par les congressistes américains.
Mme Sylvie Goy-Chavent. Et voilà !
M. Claude Malhuret. L’intérêt de l’exemple américain est que la décision des parlementaires découle de quinze ans de mise en œuvre du Patriot Act et que, contrairement aux débats au Parlement français qui ne peuvent s’appuyer sur aucune expérience, elle résulte du constat unanime que quinze ans de recours au traitement de masse des données ont entraîné une formidable régression, à l’exact opposé du résultat recherché.
Mme Michelle Demessine. Eh oui !
M. Claude Malhuret. La première raison de cette régression, c’est bien sûr la formidable atteinte aux libertés publiques qu’entraîne la surveillance généralisée.
Le Gouvernement affirme que le projet de loi ne menace pas la vie privée, car les boîtes noires ne collectent que les métadonnées – adresses IP des ordinateurs, adresses des courriels de l’émetteur et du récepteur d’un message, numéros de téléphone, adresse des pages web consultées –, et non les contenus qui seraient les seuls à permettre l’accès à des données personnelles. Ce raisonnement, auquel beaucoup se sont laissés prendre, est une véritable escroquerie intellectuelle qu’il est facile de démonter à l’aide d’exemples simples.
M. X, marié et père de deux enfants, se connecte tous les quinze jours depuis son ordinateur dont l’adresse IP l’identifie avec certitude à un site de rencontres extraconjugales. Dans les mêmes conditions, M. Y se connecte une fois par semaine à un site de rendez-vous homosexuels. Ceux qui peuvent recueillir ces données n’ont pas besoin de savoir quel est le contenu des pages web visitées ; ils ont connaissance, avec ces seules métadonnées, de détails extrêmement personnels dont il n’est pas difficile d’imaginer les exploitations possibles.
Mme Sylvie Goy-Chavent. Exactement !
M. Claude Malhuret. Des exemples analogues peuvent être facilement trouvés dans les domaines politiques, religieux, ethniques. Ils prouvent ce que le Gouvernement s’évertue à cacher depuis le début du débat parlementaire sur ce texte : les métadonnées sont beaucoup plus intrusives que les contenus eux-mêmes. Elles offrent une information synthétique et déjà catégorisée, alors qu’il est très difficile et, surtout, très long d’extraire automatiquement et de façon fiable de telles informations du contenu des conversations ou des images échangées.
Madame la garde des sceaux, monsieur le ministre, les métadonnées sont bien des données personnelles, souvent ultrapersonnelles, et vous ne pouvez continuer à prétendre le contraire. Vous allez me répondre que les algorithmes ne vont pas cibler les amateurs de sites de rencontres. J’en suis bien conscient, et il s’agit là d’un exemple parmi cent autres pour illustrer le caractère intrusif des métadonnées. Mais l’usage de ces algorithmes a un autre grave inconvénient : le nombre très élevé de « faux positifs »…
Mme Sylvie Goy-Chavent. Bien sûr !
M. Claude Malhuret. … qui transformeront en suspects – et là je parle du terrorisme, ciblé par l’article L. 851-4 – des milliers de personnes qui n’ont rien à se reprocher. C’est une nouvelle « loi sur les suspects ».
Les IMSI catchers, susceptibles de capter les conversations téléphoniques de tous les utilisateurs situés dans leur rayon d’action, les « boîtes noires » permettant de collecter les métadonnées de millions de Français, les logiciels espions capables d’écouter et de voir dans des lieux privés sont quelques exemples des dérapages – donc des futurs scandales – permis par le texte dans sa version actuelle.
Vous nous affirmez que ces dérapages ne peuvent avoir lieu en France, car vous avez pris toutes les précautions. C’est aussi ce que disaient les promoteurs de la section 215 du Patriot Act.
Mme Sylvie Goy-Chavent. Eh oui !
M. Claude Malhuret. Bien entendu, ces dérapages ont eu lieu aux États-Unis. Ils ont abouti à des scandales de grande ampleur, en premier lieu l’affaire Snowden et la découverte de l’espionnage généralisé par la NSA, au point de donner la nausée à l’opinion publique de ce pays démocratique et à ses représentants.
Ces empiétements majeurs sur les libertés individuelles n’auraient sans doute pas à eux seuls entraîné le vote de rejet du Congrès, tant reste gravé aux États-Unis le traumatisme du 11 septembre 2001. Si les représentants américains ont décidé de remplacer le Patriot Act par le Freedom Act le 13 mai dernier et de supprimer la section 215, c’est parce qu’ils sont désormais convaincus, preuves à l’appui, que la surveillance généralisée n’a entraîné aucune amélioration dans la lutte contre le terrorisme.
Tout d’abord, les scandales de toute nature liés aux abus considérables ont fortement décrédibilisé les services de renseignement américains. Ils ont également entraîné une crise profonde entre les États-Unis et leurs principaux alliés qui entravera pendant longtemps la lutte commune contre le terrorisme. Enfin, la mise en œuvre du Patriot Act n’a pas empêché l’attentat de Boston ou d’autres dangers, qui n’ont été évités que grâce à d’autres moyens ou même parfois par le simple hasard.
Il est frappant de constater, lorsqu’on lit les comptes rendus des commissions de la Chambre des représentants, que ce qui a le plus fortement déterminé leur vote, ce sont les auditions des responsables du renseignement, qui ont été dans l’impossibilité de leur démontrer quelque efficacité de l’énorme dispositif mis en place depuis dix ans. Pis, les documents révélés par Edward Snowden montrent une pléthore de notes internes à la NSA – qui n’étaient pas rendues publiques à l’époque – se plaignant de la difficulté sans cesse croissante de trier dans une masse de données devenues ininterprétables et asphyxiant les services chargés de leur analyse.
Une grave menace pour les libertés, des inconvénients majeurs et l’absence de résultats positifs, il n’en faut pas plus, me semble-t-il, pour refuser sans état d’âme et sans être traité de laxiste, sempiternel argument des partisans du quadrillage, plusieurs dispositions du texte de loi présenté par le Gouvernement.
Je ne voudrais pas qu’il y ait de méprise : le projet de loi relatif au renseignement est un texte nécessaire, destiné à fixer un cadre légal cohérent et complet aux activités des services de renseignement. Mais, sous sa forme actuelle, il comprend quatre dispositions qui ne peuvent décemment figurer dans le corpus législatif d’une démocratie sans qu’en soient fixées les limites et les conditions d’application beaucoup plus précisément qu’elles ne le sont aujourd’hui.