Mme la présidente. La parole est à Mme Leila Aïchi.
Mme Leila Aïchi. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, l’article 6, paragraphe 1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que, pour reprendre les termes du Conseil d’État dans son arrêt Magiera de 2002, les « principes généraux qui gouvernent le fonctionnement des juridictions administratives » posent l’exigence du délai raisonnable de jugement.
Malgré une diminution sensible, et appréciable, visant à une meilleure prise en compte de ce principe, le délai moyen constaté pour les affaires ordinaires, c’est-à-dire hors référés, procédures d’urgence, ordonnances et affaires dont le jugement doit intervenir dans des délais particuliers, s’établissait devant les tribunaux administratifs en 2013 à un an, dix mois et deux jours. Il s’agit du délai le plus évocateur, puisque ces tribunaux traitent l’essentiel du contentieux administratif.
En effet, la justice administrative, en soumettant la puissance publique au droit, est l’une des principales garanties d’un État de droit digne de ce nom. Or, lorsqu’une décision intervient aussi longtemps après l’acte administratif litigieux, sa portée effective s’en voit diminuée.
Certes, depuis la loi du 30 juin 2000, des procédures de référé efficaces qui permettent au juge administratif de se prononcer en temps utile ont été mises en place. Toutefois, elles ne concernent que certains contentieux et s’inscrivent par nature dans le provisoire, les ordonnances de référé étant dépourvues de l’autorité de la chose jugée. Bien que l’efficacité de ces procédures mérite d’être saluée, je m’intéresserai donc ici uniquement au juge administratif en tant que juge du fond.
La préoccupation de célérité de la justice administrative a suscité des réformes récentes, concernant notamment les contentieux dits « de masse », parmi lesquelles le recours élargi à un juge unique ; la possibilité élargie de statuer par ordonnance, à juge unique, sans conclusions du rapporteur public et sans audience, notamment pour des requêtes mal étayées ou relevant d’une série ; la possibilité de dispenser le rapporteur public de prononcer ses conclusions devant les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel ; la suppression de l’appel pour certains contentieux.
Compte tenu de l’augmentation du flux contentieux et des moyens finis dont dispose la collectivité, le principe de réalité justifie de tels aménagements.
Il convient cependant d’être prudent : la logique gestionnaire ne doit pas l’emporter sur les valeurs et les spécificités de la justice. Le contentieux de masse ne doit pas être synonyme de justice à la chaîne. De telles réformes conduisent, en effet, à priver le justiciable de certaines garanties, comme l’examen collégial, le prononcé public des conclusions qui offrent une analyse développée du litige, le possible réexamen en appel par des juges plus expérimentés ou encore l’audience publique.
Compte tenu des litiges concernés, ces réformes risquent fort de se faire au détriment des justiciables les plus fragiles, d’autant que leurs effets tendent à se conjuguer, puisqu’elles concernent essentiellement les mêmes contentieux. L’extension de telles procédures ne me semble donc pas souhaitable, et l’évaluation de leur incidence sur la qualité des jugements apparaît nécessaire.
À l’égard de ces aménagements, je rejoins les préoccupations de Mme Elsa Costa, juge administratif, qui, dans un article au titre évocateur, Des chiffres sans les lettres, publié à l’AJDA en octobre 2010, s’inquiète des conséquences de telles réformes sur la qualité de la justice administrative et l’application de la logique de performance au travail des juridictions.
Intervenir en amont, par l’élargissement des recours administratifs préalables obligatoires, nous semble être une voie intéressante. Elle offre à l’administration une possibilité de revoir sa position. C’est une solution peu coûteuse pour le justiciable, qui ne le lie aucunement quant aux moyens qu’il développera au cours d’un éventuel recours contentieux. Il nous semblerait donc opportun d’engager une réflexion sur l’extension des matières où est exigé un recours administratif préalable.
Toutefois, chers collègues, le principal levier pour accélérer les délais de traitement du contentieux est bien évidemment l’octroi de moyens supplémentaires, notamment en personnel.
En tendance longue, le nombre de recours augmente fortement, 20 000 au début des années soixante-dix contre environ 200 000 aujourd’hui. Des efforts ont été consentis en termes de recrutement, qu’il s’agisse d’agents ou de magistrats, de nouvelles juridictions ont été créées, mais ce mouvement ne suit que difficilement l’augmentation du flux contentieux. Le recrutement d’assistants de justice, au demeurant mal rémunérés et sans possibilités d’évolution, ne saurait être une solution viable dans la mesure où ces personnels ne disposent d’aucune garantie d’indépendance et n’ont évidemment pas vocation à se substituer aux magistrats.
Il semble ainsi nécessaire d’intensifier l’effort de recrutement de magistrats, notamment dans le corps des conseillers des tribunaux administratifs et cours administratives d’appel, corps qui traite l’essentiel du contentieux, puisque le Conseil d’État n’a plus que des compétences limitées en première instance, et est désormais essentiellement un juge de cassation. En ce sens, augmenter le nombre de personnes recrutées à l’occasion du concours annuel dédié, qui est le mode principal de recrutement du corps, serait de nature à apporter une solution pérenne à l’encombrement du prétoire du juge administratif.
Il n’est en effet pas possible d’augmenter indéfiniment la productivité des magistrats sans remettre en cause la logique de la justice, à savoir l’examen dépassionné, impartial et collégial d’un litige.
Nous sommes conscients du cadre budgétaire contraint qui est le nôtre. Il faut toutefois rappeler que la France accorde à sa justice un budget moindre que ses partenaires, et ce qu’il s’agisse de l’ordre administratif ou de l’ordre judiciaire, d’ailleurs : 61 euros par an et par habitant en 2012, contre 89 euros en Belgique, 114 euros en Allemagne et 125 euros aux Pays-Bas.
L’État de droit n’est pas qu’un coût, c’est avant tout la condition de notre liberté. La justice administrative étant l’une des garanties essentielles de cette construction, il importe de ne pas sacrifier ce qui fait son office même à une logique purement comptable et quantitative occultant les valeurs de justice et de démocratie.
Mme la présidente. La parole est à M. Christian Favier.
M. Christian Favier. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, le débat inscrit à l’ordre du jour par le groupe du RDSE aujourd’hui nous amène à nous interroger sur la question de la justice administrative, de ses moyens et de son efficacité. Vaste programme qui mériterait sans doute plus qu’un débat ! Je vis cependant tenter d’apporter quelques réflexions dans le temps qui m’est imparti.
La maîtrise des délais de jugement, alliée au maintien de la qualité des décisions rendues, demeure la préoccupation majeure de la juridiction administrative, bien que l’objectif de ramener à un an les délais de jugement devant le Conseil d’État, les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs, fixé par la loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002, ait été pour la première fois atteint en 2011seulement. Cependant, ces résultats demeurent fragiles.
La poursuite de la montée en puissance des contentieux de masse – droit au logement opposable, DALO, revenu de solidarité active, RSA, ou droit des étrangers – qui ont respectivement crû de 44 %, de 77 % et de 25 % entre 2010 et 2013 – ils continuent d’ailleurs à augmenter – ont contribué à alimenter l’engagement du contentieux dans les juridictions administratives.
Face à cette progression du contentieux administratif, force est de constater que la juridiction manque de moyens pour statuer dans des délais plus rapides. Alors que les gains de productivité dus notamment à l’informatisation des procédures ont atteint leur limite, d’autres solutions doivent être discutées.
Lors de son audition au Sénat par la commission des lois en octobre 2012, Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, avait bien exposé la situation : « Nous avons épuisé les mesures de simplification envisageables. Se pose à présent la question de la réduction des contentieux. »
Le préalable incontournable ici réside bien évidemment dans l’accroissement des moyens humains et budgétaires alloués à la juridiction. Un rapport du Sénat notait déjà en 1991 que « l’administration ne dispose pas toujours des moyens de sa politique contentieuse ».
La juridiction administrative représente un petit corps du ministère de la justice : les 1 133 magistrats pourraient être augmentés de quelques dizaines de recrues. À cet égard, nous resterons attentifs à la création annoncée de trente-cinq emplois en 2015, ce qui reste malgré tout très faible.
Cependant, aujourd’hui, alors que les marges de manœuvre budgétaires sont limitées, se pose la question des outils procéduraux ou organisationnels qui peuvent être mis en place pour éviter la dégradation de la situation de la juridiction administrative.
À ce titre, les procédures de règlement alternatif des litiges, par exemple les « recours administratifs préalables obligatoires », apparaissent comme de bons moyens de résorption du contentieux.
Pourtant, instaurées en 2000, soit il y a déjà quinze ans, les commissions de recours administratifs préalables obligatoires n’ont jamais été mises en place, la loi du 30 juin 2000 censée renouveler profondément les procédures d’urgence devant le juge administratif n’ayant, elle-même, jamais été appliquée, à l’exception des recours formés par les militaires.
Le Conseil d’État a rendu dans le courant de l’année 2008, à la demande du Premier ministre, un rapport destiné à envisager les possibilités de développement de ces recours préalables. Ses réserves viennent confirmer les difficultés qu’éprouve depuis toujours le droit public français à concevoir la nature et la fonction juridiques exactes des recours exercés par les particuliers devant les autorités administratives.
Pourtant, de plus en plus, les citoyens saisissent la justice administrative, comme en témoigne la montée en puissance des contentieux de masse. Par exemple, dans mon département, la délivrance de cartes de stationnement pour personnes en situation de handicap a entraîné en une seule année plus de 150 recours.
Ces recours exercés par les justiciables seuls, sans avocats, sont, hélas, souvent « mal ficelés » et contribuent à l’engorgement des tribunaux administratifs.
Or, dans deux tiers des cas, il est de l’intérêt du justiciable que ces contentieux se règlent à l’amiable, sans passer par le tribunal administratif.
Dans ce contexte, nous défendons l’idée de la création des commissions de médiation. D’ailleurs, certains dispositifs existent déjà, mais ne sont pas toujours mis en application. À l’instar de la gestion du contentieux du RSA, la médiation entre le département et la caisse d’allocations familiales devrait être systématisée. J’ai moi-même mis en place, dans le Val-de-Marne, une médiation pour résoudre en amont des contentieux entre nos concitoyens et notre administration départementale.
Bien entendu, ces recours amiables ne doivent en aucun cas empêcher les justiciables de poursuivre au contentieux si la solution ne les satisfait pas.
Dès lors, cet outil procédural apparaît potentiellement efficace pour réduire les délais de la justice administrative, désengorger les tribunaux et, surtout, donner une réponse effective aux justiciables.
En parallèle, l’idée d’un outil organisationnel peut être avancée pour mieux répartir les charges de travail entre les tribunaux administratifs. Car le problème n’est pas tant que tous les tribunaux administratifs soient engorgés, mais que certains d’entre eux le sont réellement – je pense à celui de Montreuil –, quand d’autres connaissent une activité moindre – celui de Clermont-Ferrand, par exemple.
Se pose ainsi la question d’une forme de péréquation des moyens humains, avec la mise en place d’un système de « magistrats volants » dans une zone géographique donnée. Des remplacements ponctuels pourraient ainsi être mis en place, tout en assurant, en parallèle, des garanties pour les magistrats, notamment à travers une souplesse accrue en matière de détachement, par exemple.
Il est important de souligner que ces outils procéduraux ou organisationnels ne doivent être mis en œuvre ni au détriment des magistrats ni au détriment des justiciables.
L’efficacité de la justice administrative, comme celle de la justice judiciaire, d’ailleurs, ne réside pas uniquement dans la diminution des contentieux ou dans la réduction des délais. Il s’agit là de moyens pour parvenir finalement à rendre une justice « profitable » aux citoyens.
En ce sens, il faut faire preuve d’une extrême vigilance quant à la tendance à expédier les dossiers. La réforme du droit d’asile en cours d’examen au Parlement en est l’illustration parfaite : la multiplication des procédures accélérées souhaitée par le Gouvernement se fera malheureusement, nous le savons, au détriment des demandeurs d’asile.
La demande tacite de passer de moins en moins de temps sur les dossiers en première instance sous prétexte que le recours se chargera de l’étude approfondie, n’est pas acceptable, pas plus que les rejets par ordonnance, de plus en plus fréquents, avant que la requête ne soit jugée irrecevable. L’évacuation des dossiers pour satisfaire à des statistiques ne peut évidemment devenir la règle. Je vous rappelle, à cet égard, que l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales dispose que tout citoyen a droit à un « procès équitable ».
S’il est nécessaire de réduire les délais de traitement, cela doit se faire avec l’objectif d’améliorer la qualité de la décision et, bien entendu, dans le strict respect des droits des justiciables. (Applaudissements sur les travées du groupe CRC, du groupe socialiste et républicain, du groupe écologiste et du RDSE.- M. François Bonhomme applaudit également.)
Mme la présidente. La parole est à M. Jean-Claude Requier.
M. Jean-Claude Requier. Madame la présidente, madame la garde des sceaux, mes chers collègues, permettez-moi de m’inscrire dans la suite logique de l’excellente présentation du président Mézard et d’insister plus particulièrement sur certains points qu’il m’apparaît important d’aborder.
En effet, les délais de jugement administratifs ne sont pas qu’une question théorique destinée à satisfaire la curiosité intellectuelle des spécialistes de droit public, dont les compétences reconnues sont par ailleurs respectées. C’est une préoccupation éminemment concrète pour nos concitoyens et pour nos élus, qui se trouvent parfois confrontés à des situations locales délicates, voire dramatiques, sans être nécessairement bien armés pour faire face à leur dimension technico-juridique. Parfois, des enjeux propres aux territoires, notamment des enjeux de développement économique, ne peuvent supporter des délais de jugement excessivement longs.
Bien qu’elles soient amenées à statuer sur des affaires qui engagent des projets aux retombées potentiellement importantes en termes d’aménagement, d’activité et d’attractivité, les juridictions administratives peuvent apparaître relativement éloignées de ces préoccupations, déjà occupées comme elles le sont, il est vrai, par d’autres sujets réputés plus urgents.
Les retards pris dans le jugement d’affaires à caractère économique ou industriel peuvent avoir des conséquences bien réelles et lourdes pour des régions entières lorsqu’elles conduisent à différer de plusieurs années, voire de faire échouer, à force d’usure et de découragement, qui, un projet de nouvelle infrastructure, qui, un projet d’aménagement commercial, qui, la création d’activités agricoles ou industrielles…
Trop d’entrepreneurs et de maires ont renoncé à mener à bien des projets à cause d’une procédure administrative trop longue, donc coûteuse en temps et en moyens financiers ! Ce n’est un secret pour personne, les lenteurs administratives peuvent parfois être utilisées dans une intention dilatoire, afin de faire échouer des projets pourtant utiles aux habitants, notamment dans les territoires ruraux et enclavés.
Faut-il que les habitants de tel ou tel département ou commune renoncent aux bienfaits d’une société et d’une économie avancées à cause d’une lenteur excessive, par manque de moyens de la justice administrative ?
Loin de moi l’idée de souhaiter la disparition de l’escargot breton, du scarabée pique-prune, du crapaud sonneur à ventre jaune ou de tel ou tel oiseau rare. (Sourires.) Mais enfin, il faut savoir raison garder ! Savez-vous que, pour réaliser la déviation de Figeac, dans le Lot, il a fallu installer des clôtures permettant aux fameux crapauds sonneurs à ventre jaune de quitter le chantier sans pouvoir y revenir ?
M. Pierre-Yves Collombat. Avec ou sans casque ? (Sourires.)
M. Jean-Claude Requier. Coût pour le conseil général ? Près de 100 000 euros ! (Exclamations.)
Chers collègues, sur ces sujets, gardons-nous des émotions excessives. Regardons plutôt avec discernement les situations concrètes sur le terrain afin de déterminer où réside le véritable intérêt des populations. Ne soyons pas complaisants, mais ne soyons pas suspicieux non plus. Posons simplement les questions dans les bons termes.
Ainsi, la justice administrative est compétente dans le jugement de projets d’aménagement importants, tels que le Center Parcs de l’Isère. Cette affaire oppose les acteurs économiques chargés de la réalisation du projet de parc de loisirs, avec un certain nombre de retombées attendues en termes d’activité, d’emploi et d’attractivité, à des groupes de défense de l’environnement qui considèrent ce projet au contraire comme un repoussoir néfaste pour le territoire, son écosystème, et donc in fine pour son attractivité.
Cela nous amène à une question de fond : la véritable attractivité réside-t-elle dans une nature revenue à l’état sauvage ou bien dans les aménagements réalisés par l’homme ?
On voit bien le lien avec le juge administratif et le rôle que ce dernier doit jouer dans ce domaine. Cependant, a-t-il en la matière les capacités matérielles et les outils juridiques pour statuer dans des délais raisonnables ? Ne faudrait-il pas revoir certaines procédures et en permettre l’accélération ?
Nous le voyons, madame la ministre, mes chers collègues, ici non plus, l’enjeu n’est pas mince. Il s’agit, au fond, de savoir ce que nous voulons pour le futur de nos territoires et comment nous envisageons leur développement. Le juge administratif, dans ce domaine, a un grand rôle à jouer. En a-t-il la pleine conscience ? En a-t-il les moyens ? Saura-t-il instaurer un dialogue constructif avec les élus, à la fois pour les accompagner, en amont, en matière juridique et pour rendre des décisions qui correspondent aux réalités du territoire ?
C’est au politique et au législateur qu’il appartient de faire évoluer les choses. C’est pourquoi, madame la garde des sceaux, nous attendons de connaître votre appréciation et les éventuels remèdes envisagés par l’exécutif. Si nous déplorons le trop grand nombre de procédures accélérées au Parlement, madame la ministre, nous vous demandons, en revanche, d’accélérer les procédures devant les tribunaux administratifs ! (Sourires et applaudissements.)
M. Jacques Mézard. Excellent !
Mme la présidente. La parole est à M. François Bonhomme.
M. François Bonhomme. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, « Ce qui, à l’heure actuelle, déconcerte le plaideur et déconsidère la justice, c’est la lenteur. Il y a une lenteur nécessaire pour que le procès soit sérieux, mais il y a aussi une lenteur abusive ». Tel était déjà le constat dressé par le professeur Jean Rivero, voilà plus de vingt-cinq ans.
La question des délais de jugement n’est donc pas neuve. L’accroissement de la capacité de jugement des juridictions administratives reste l’un des objectifs affichés dans le rapport de notre confrère Albéric de Montgolfier, rapporteur spécial de la mission « Conseil et contrôle de l’État » de la loi de finances pour 2015.
L’enveloppe budgétaire de cette mission a crû cette année de moins de 1 % par rapport à 2014, mais le programme « Conseil d’État et autres juridictions administratives » a vu ses crédits progresser de 2,2 %, pour se porter à 383,3 millions d’euros.
Si l’objectif principal de ce programme en matière de performance est bien la réduction des délais de jugement, pourtant, aux yeux de beaucoup, la justice administrative reste compliquée et, en tout cas, bien trop lente.
Cette réduction des délais de jugement est encouragée par la Cour européenne des droits de l’homme, qui exige « un délai raisonnable de jugement ». Ce principe a d'ailleurs été repris par le législateur dans la loi du 9 septembre 2002 d’orientation et de programmation pour la justice ; l’objectif était alors de ramener ce délai à un an maximum.
Cet objectif peut être considéré comme atteint, en 2014, avec un délai moyen de huit mois et quinze jours devant le Conseil d’État, de six mois et dix jours devant la Cour nationale du droit d’asile, la CNDA, de onze mois devant les cours administratives d’appel, et de dix mois devant les tribunaux administratifs.
Pour 2015, des délais moyens de dix mois sont envisagés tant pour les tribunaux administratifs que pour les cours administratives d’appel, ce qui correspondrait à une stabilisation pour les premiers et à une diminution d’un mois pour les secondes.
Certes, des efforts ont été faits en matière de renforcement des moyens humains, avec la création, en 2015, de trente-cinq emplois supplémentaires, principalement en faveur des tribunaux administratifs, avec quatorze postes de magistrats administratifs, et à destination de la CNDA. C’est un bon début !
Cette maîtrise globale des délais est une ambition d’autant plus nécessaire que l’on observe une augmentation du nombre d’affaires enregistrées devant toutes les juridictions administratives. Cette progression s’est établie, pour les seuls tribunaux administratifs, à 15,6 % au premier semestre 2014.
De même, la charge de travail du Conseil d’État a augmenté avec le traitement des questions prioritaires de constitutionnalité.
Bien évidemment, comme les autres juridictions, les juridictions administratives ont été, surtout ces dernières années, victimes d’un engorgement en raison de la judiciarisation de notre société, qui conduit à une multiplication du nombre de litiges portés devant les tribunaux. Il y a donc une forte pression contentieuse qui fragilise les juridictions.
Par ailleurs, parce que cet indicateur de délai de dix mois agrège la totalité des affaires en stock, il ne reflète pas la réalité. Cette présentation est donc quelque peu biaisée. En effet, ces dix mois correspondent à une moyenne entre des contentieux très disparates.
Certains contentieux administratifs sont contraints par des délais très brefs, comme les référés ou le contentieux électoral.
À ce sujet, madame la ministre, si nous n’avions pas eu un redécoupage des cantons aussi baroque et, pour tout dire, un peu incohérent, il est vraisemblable que cela n’aurait pas nourri un contentieux d’une si grande ampleur en 2014. Je le dis d’autant plus facilement, madame la ministre, que vous n’y êtes pas pour grand-chose, puisque ce génial découpage provenait du ministre de l’intérieur. Ma foi, il a produit un résultat assez remarquable, en tout cas sur le plan électoral…
D’autres, contentieux administratifs, portant sur des questions très sensibles et pourtant ordinaires qui intéressent nos concitoyens et les élus, tels l’urbanisme, le tracé des lignes à grande vitesse, les déclarations d’utilité publique, les travaux publics et les permis de construire, sont traités bien plus lentement que la moyenne affichée ne le laisse supposer.
Quel projet n’a pas été compromis par la lenteur des procédures ? Il en va de même pour les dossiers relevant du contentieux fiscal. C’est cette réalité que dénoncent régulièrement nos concitoyens.
Or, force est de le constater, particulièrement en matière de droit de l’urbanisme, un grand nombre de recours abusifs, voire malveillants, sont recensés, qui font obstacle à l’exécution des travaux et alourdissent le travail des juridictions.
De fait, l’introduction d’un recours contentieux suffit, dans la généralité des cas, à bloquer des projets, alors même que rien dans le code de l’urbanisme ne confère un caractère suspensif aux recours. Cette situation trouve sa source notamment dans le refus des financeurs de s’engager sur un projet tant qu’il n’est pas purgé de tout contentieux. C’est même devenu, pour certains, une stratégie de blocage à part entière.
Or, lorsqu’un recours est déposé, il faut bien souvent attendre dix-huit mois pour obtenir un avis. On voit bien que tout cela n’est pas favorable aux projets de nature économique.
À la suite du rapport remis en 2013 à la ministre du logement par M. Daniel Labetoulle, une ordonnance de juillet 2013 apporte des solutions intéressantes contre ces recours abusifs. Elle encadre l’intérêt du requérant à agir dans le temps et dans l’espace, et permet surtout au juge de condamner le requérant de mauvaise foi à verser des dommages et intérêts au bénéficiaire d’un permis de construire s’il estime que celui-ci a subi un préjudice excessif.
Pour réduire les délais de traitement du contentieux, l’ordonnance prévoit qu’un porteur de projet d’urbanisme pourra désormais régulariser son permis de construire en cours d’instance. C’est une amélioration importante.
Ces procédures de simplification contentieuse ont permis à la juridiction administrative de faire face à l’augmentation du contentieux et de réduire quelque peu ses délais de jugement.
Pour autant, il semble que le nombre de recours n’ait pas faibli et, aujourd’hui, les professionnels de l’immobilier estiment qu’ils bloquent la création de près de 35 000 logements sociaux. Tout le monde y perd, qu’il s’agisse de l’impact direct sur le secteur de la construction et de l’impact indirect sur l’emploi.
La question centrale ne tient-elle pas à la complexité de notre droit, à la qualité déclinante de son écriture, qui offre toujours matière à recours ?
Qu’en est-il, madame la ministre, du permis environnemental, qui pourrait contribuer à réduire le nombre des autorisations exigibles et, de ce fait, les possibilités de contentieux ?
De manière générale, ne convient-il pas de redéfinir la fonction et l’objet même du procès administratif, et le considérer non pas seulement comme un procès fait à un acte, mais selon une conception plus triangulaire, où l’intérêt propre du requérant serait examiné ?
Enfin, les requérants seraient sans doute moins nombreux si les risques liés à l’introduction de leurs recours étaient plus prégnants. Il y a là un point d’équilibre qui me semble avoir été parfois perdu de vue, et il n’est pas sûr que l’État de droit en soit le grand gagnant. (Applaudissements sur les travées du RDSE.)
Mme la présidente. La parole est à M. Claude Kern.
M. Claude Kern. Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, je vous prie d’excuser l’absence de Jacqueline Gourault, qui m’a demandé de vous délivrer son message.
Derrière ce véritable sujet de dissertation, qu’il aurait été intéressant de soumettre directement à nos étudiants, parfois plus pragmatiques et sans doute plus imaginatifs, se cache un problème qui n’est pas nouveau, mais qui, en effet, mérite que l’on s’y attarde.
La lenteur de notre justice est un enjeu d’autant plus important que le nombre d’affaires explose, comme l’atteste le dernier rapport du Conseil d’État, du 21 mai dernier : on observe une hausse du nombre de recours de 2,8 % devant les tribunaux administratifs, de 3,2 % devant les cours administratives d’appel, mais, surtout, de 26,8 % devant le Conseil d’État.
Oui, c’est un problème lorsque le droit et la morale nous imposent de garantir à tous un procès équitable. Et oui, c’est un problème quand il s’agit de garantir la confiance de nos concitoyens envers la justice et, par extension, envers notre système républicain et démocratique.
La justice administrative ne fait pas exception et apparaît comme une priorité, tant elle traite du quotidien des Français et de leurs relations avec les administrations et avec l’État.
Le vice-président du Conseil d’État, Jean-Marc Sauvé, lors de son audition au Sénat par la commission des lois, en octobre 2012, avait considéré que « nous avons épuisé les mesures de simplification envisageables ». Pour autant, ne nous résignons pas !
En effet, face à ce phénomène, plusieurs leviers s’offrent encore à nous.
Premier levier, il faut améliorer en interne le délai de traitement de chaque affaire, notamment en accompagnant davantage l’introduction des nouvelles technologies au sein de nos juridictions administratives.
Deuxième levier, sûrement le plus important, il faut faire baisser le nombre de recours pour offrir plus de temps de traitement à chaque affaire. Cette dernière option nécessite une révision globale de notre modèle économique et social.
L’instillation du juge unique, qui représente non plus une exception mais le modèle dominant, du moins en première instance, a été une première réponse à ces enjeux. Face à l’explosion du contentieux administratif, ce recours croissant au juge unique répond directement à la volonté de désencombrer le prétoire des juges administratifs.
D’autres moyens existent pour désengorger les juridictions, comme les nouvelles technologies. Encore faut-il les utiliser !
Le recours aux outils informatiques s’est bien entendu généralisé au sein des juridictions, qui sont aujourd’hui en train d’adopter la dématérialisation des procédures juridictionnelles, permettant d’éviter le maniement du papier et accélérant l’instruction des affaires.
Télérecours, l’application informatique qui permet de gérer la communication dématérialisée des requêtes, des mémoires et des actes de procédure entre les juridictions administratives et les parties, est en effet une avancée majeure. Introduit dans un décret du 21 décembre 2012, ce service est ouvert à l’ensemble des juridictions de France métropolitaine et est accessible à tous les avocats et à toutes les administrations pour l’ensemble des contentieux, quels que soient leur objet et le type de la procédure.
Néanmoins, le travail est encore long, et de nombreuses et nécessaires mesures n’ont pas été prises pour accompagner au mieux la généralisation de ce dispositif.
D’abord, les justiciables sans conseil n’ont pas encore accès à cette application. Ils devraient pouvoir y accéder.
Ensuite, l’utilisation du dispositif par les professionnels n’est pas obligatoire et les formations sont inadaptées. Il nous faut déterminer un calendrier pour que cet usage devienne rapidement obligatoire, et ce dans les meilleures conditions.
Enfin, se pose la question de l’archivage électronique. Il n’a tout simplement pas été prévu !
Vous l’aurez compris, le groupe UDI-UC porte l’ambition d’un « système judiciaire 2.0 », dans lequel serait introduit un mécanisme généralisé de signature électronique, qui garantit, lui aussi, un traitement rapide des dossiers et surtout des économies certaines pour nos juridictions.
Je vois un autre levier pour désengorger notre justice administrative dans la simplification des liens entre l’administration et les administrés afin de réduire les recours. L’illisibilité et la complexité de notre système économique et social sont responsables aujourd’hui des délais de traitement des affaires.
Dans le cadre du débat sur l’application des lois qui se tenait la semaine dernière, l’intervenant du groupe UDI-UC appelait à se poser la question de l’utilité de la loi et des conséquences de chacune des dispositions sur le terrain.
Le constat est ici sans appel : la complexité de notre modèle social et économique a aujourd’hui ouvert des brèches dans lesquels certains s’engouffrent qui freinent considérablement l’efficacité de notre justice.
Ainsi, de nombreuses dispositions ont fait – inutilement, avouons-le ! – exploser le nombre de recours. C’est d’abord le cas du droit opposable au logement, le DALO, introduit en France par la loi du 5 mars 2007, à l’origine de près de 100 000 recours en 2014, dont une grande partie devant le juge administratif. L’année dernière, cette tendance à l’augmentation s’est plus spécialement concentrée sur certains contentieux en première instance. Par exemple, les contentieux sociaux ont bondi de 22 %, du fait d’une hausse de 31 % du contentieux du DALO et de 26,5 % du contentieux du RSA.
Les raisons de cette hausse sont limpides : on laisse parfois croire aux Français que la justice réglera leurs problèmes, et on continue de voter des textes législatifs souvent imprécis qui deviennent autant de nids à contentieux.
J’insiste, la réduction des délais de traitement des affaires doit être considérée comme une priorité, à l’heure où la confiance des Français en notre système démocratique se délite. (Applaudissements.)